C. QUELLE INCIDENCE SUR L'ABSTENTION ?

La non-distribution de la propagande électorale porte atteinte à la sincérité du scrutin en réduisant l'information des électeurs, en ne leur permettant pas de préparer sereinement leur vote et en mettant à mal l'égalité entre les candidats. En l'occurrence, elle a peut-être également contribué à la très faible participation. Rappelons qu'au niveau national, l'abstention s'est élevée :

- aux élections départementales, à 66,7 % au premier tour et 65,7 % au second tour (contre respectivement 49,8 % et 50 % en 2015) ;

- aux élections régionales, à 66,7 % au premier tour et 65,3 % au second tour (contre respectivement 50,1 % et 41,6 % en 2015).

Certes, il ne saurait être question d'imputer aux défaillances de la distribution de la propagande électorale, à elles seules, la progression de l'abstention, qui a de multiples facteurs. Y sont-elles pour autant étrangères ? Rien n'est moins sûr .

En l'état de l'information disponible, tout effort pour établir une corrélation statistique serait hasardeux, puisque les seules données chiffrées existantes encore sont celles, déclaratives, des opérateurs postaux, dont on a vu qu'elles étaient sujettes à caution.

Certains faits n'en restent pas moins troublants.

Pour s'en tenir au cas des élections régionales , et si l'on se fie aux statistiques fournies par les distributeurs, on observe une assez nette corrélation entre la proportion d'électeurs n'ayant reçu aucune propagande électorale et la hausse de l'abstention entre les scrutins de décembre 2015 et juin 2021, au second tour sinon au premier tour . À titre d'exemple, l'abstention a progressé au second tour de 29 points en Indre-et-Loire et en Meurthe-et-Moselle, où 81 % des électeurs n'auraient reçu aucune propagande ; la Côte-d'Or, l'Eure-et-Loir, l'Orne affichent des chiffres très semblables.

Corrélation entre la non-réception des documents de propagande (selon les chiffres des opérateurs) et la hausse de l'abstention aux élections régionales

Premier tour

Second tour

Source : commission des lois du Sénat, d'après les données des opérateurs postaux
Fait avec Khartis

En outre, alors qu'il semble désormais établi que les dysfonctionnements dans la distribution de la propagande ont été beaucoup plus nombreux et massifs dans les départements et régions où cette mission avait été confiée à la société Adrexo , on constate également que l'abstention a progressé dans une proportion nettement plus importante sur ces mêmes territoires, au premier et plus encore au second tour .

Corrélation entre l'identité du distributeur de la propagande électorale
et la hausse de l'abstention aux élections régionales

Premier tour

Second tour

Source : commission des lois du Sénat - Fait avec Khartis

Les résultats du sondage déjà cité organisé par le CEVIPOF et l'AMF (organisé en France métropolitaine hors Corse) établissent eux aussi, pour le premier tour des élections et au niveau régional, un degré de corrélation entre la non-réception des documents de propagande, la hausse de l'abstention et l'identité de l'opérateur.

Corrélation entre l'identité de l'opérateur postal, la non-réception des documents de propagande (selon le sondage CEVIPOF-AMF) et la hausse de l'abstention aux élections régionales

Source : commission des lois du Sénat, d'après les résultats d'un sondage CEVIPOF-AMF
Fait avec Khartis

En tout état de cause, il apparaît certain que jamais les électeurs n'ont été privés, dans de telles proportions, de l'information individuelle qui leur est due sur « l'offre électorale » avant d'exercer leur droit de suffrage à des élections politiques. Cette défaillance d'information majeure n'a, bien évidemment, pas été compensée par la plateforme numérique mise en place par le ministère de l'intérieur pour publier en ligne les professions de foi des différents candidats qui, selon les déclarations devant la mission d'information, de Jean-Denis Combrexelle, président du comité de suivi pour les élections départementales et régionales de juin 2021, n'a reçu que 186 000 visites... à comparer avec les quelque 47,9 millions d'électeurs français.

Pour autant, ce panorama général, aussi accablant soit-il, ne permet pas de tirer des conséquences juridiques globales sur la validité des scrutins tenus dans de telles conditions, la jurisprudence administrative en la matière étant empreinte de casuistique et de pragmatisme. C'est donc en fonction des considérations propres à chaque élection départementale ou régionale, dans chaque circonscription considérée, que le juge sera amené à trancher, soit en tant que juge de l'élection, soit en tant que juge de la réparation du préjudice.

Quelles conséquences contentieuses ?

Les dysfonctionnements dans la distribution de la propagande électorale peuvent donner lieu à deux types d'actions contentieuses :

- des protestations électorales (actions en annulation ou en réformation des résultats des opérations électorales) qui doivent être portées devant le juge de l'élection 20 ( * ) ;

- des actions en réparation du préjudice causé par les dysfonctionnements allégués, devant le juge administratif de droit commun .

Ces deux types de contentieux sont indépendants l'un de l'autre. Par exemple, le Conseil constitutionnel, juge des élections législatives, se déclare incompétent pour connaître de conclusions à fins d'indemnisation adossées à des protestations électorales 21 ( * ) .

1. Le juge électoral ne sanctionne les irrégularités dans la distributions de la propagande électorale que dans la mesure où elles ont altéré la sincérité du scrutin.

Les irrégularités substantielles ou les manoeuvres de nature à affecter la sincérité d'un scrutin peuvent justifier son annulation totale ou partielle.

Afin d'apprécier l'incidence d'irrégularités constatées sur la sincérité du scrutin, le juge électoral met en regard leur gravité, leur ampleur et leurs répercussions potentielles avec l'écart des voix .

Ainsi, saisi par une liste de candidats aux élections régionales qui avait obtenu au premier tour un nombre de voix légèrement inférieur au seuil de 5 % exigé pour fusionner avec une autre liste au second tour, le Conseil d'État a rejeté la requête, considérant qu'il ne résultait pas de l'instruction « que les difficultés d'acheminement de ces documents de propagande électorale (...) aient entravé leur distribution à un nombre d'électeurs suffisamment significatif, eu égard au nombre d'inscrits et à l'écart séparant la liste conduite par lui du seuil 5 pour cent, pour que la sincérité du scrutin puisse être regardée comme en ayant été altérée 22 ( * ) ».

Le Conseil constitutionnel, en tant que juge électoral, adopte la même approche. Alors que le contentieux des élections législatives de 2017 s'était singularisé par de nombreuses requêtes dénonçant l'absence de réception par les électeurs, ou bien une réception incomplète ou tardive, des documents de propagande électorale, le Conseil constitutionnel n'a pas fait droit aux griefs en cause, « dans la mesure où les faits dénoncés, qui n'étaient pas toujours établis, n'avaient pas pu, eu égard aux écarts de voix entre les candidats, avoir d'incidence sur les résultats des scrutins contestés 23 ( * ) ».

2. La faute de l'État dans la distribution de la propagande électorale peut ouvrir droit à indemnisation du préjudice financier lié au non-remboursement des dépenses de campagne ou du préjudice lié à la perte d'audience électorale.

L'existence d'une faute de l'État dans la distribution de la propagande électorale est également susceptible d'engager sa responsabilité si elle a causé un préjudice.

Si le requérant impute à un tel manquement le fait de n'avoir pas atteint le seuil de suffrages exprimés nécessaires pour obtenir le remboursement intégral de ses dépenses de propagande ou le remboursement forfaitaire de ses autres dépenses électorales , il est fondé à demander à l'État réparation du préjudice financier résultant de cette « perte de chance » 24 ( * ) .

La jurisprudence reconnaît aussi un préjudice « moral » lié à la perte d'audience électorale provoquée par la non-distribution des documents de propagande. Le Conseil d'État a ainsi jugé que « l'absence de distribution par la commission de propagande d'une partie de ses circulaires et bulletins de vote » était de nature à priver le requérant « d'un moyen d'expression essentiel à sa campagne et d'une possibilité de faire davantage connaître ses idées et propositions et, le cas échéant, d'obtenir davantage de suffrages 25 ( * ) ».


* 20 À savoir, pour les élections régionales, le Conseil d'État en premier et dernier ressort, et pour les élections départementales, les tribunaux administratifs en premier ressort et le Conseil d'État en appel.

* 21 Conseil constitutionnel, décision n° 97-2273 AN du 10 juillet 1997.

* 22 Conseil d'État, 17 novembre 2010, Élections régionales d'Alsace , n° 338089.

* 23 Conseil constitutionnel, décision n° 2019-28 ELEC, 21 février 2019, Observations relatives aux élections législatives des 11 et 18 juin 2017 .

* 24 Conseil d'État, 22 juin 2001, Élections cantonales de l'Isle-Adam , n° 220052. Voir aussi, tout récemment, Cour administrative d'appel de Marseille, 7 avril 2021, M. Bou, n° 19MA05186 : « Compte tenu de la proportion des électeurs n'ayant pas reçu les documents électoraux de M. Bou et du très faible nombre de voix ayant manqué à ce dernier pour recueillir au moins 5% des suffrages exprimés, la faute commise par l'État a été de nature à le priver d'une chance sérieuse d'obtenir le remboursement forfaitaire des dépenses électorales prévu à l'article L. 52-11-1 du code électoral ». En revanche, le seul fait d'avoir engagé des dépenses pour l'impression de bulletins ou de circulaires non distribués ne constitue pas un préjudice financier indemnisable, puisque la loi prévoit le remboursement de ces dépenses aux candidats et aux listes ayant dépassé un certain nombre de voix (Conseil d'État, 8 juillet 2020, Ministre de l'intérieur c/ M. Morel et l'Union centriste démocrate , n° 438228).

* 25 Conseil d'État, 8 juillet 2020, n° 438228, décision précitée.

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