B. UNE APPROCHE PLUS FINE DU PHÉNOMÈNE LAISSE ENTREVOIR UNE PAUPÉRISATION DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE

1. Certains segments de la population française sont particulièrement exposés

La stabilité apparente du taux de pauvreté monétaire en France masque en premier lieu certains effets de composition .

La situation face à l'emploi constitue le déterminant clé de la pauvreté en France puisque en 2018 le taux de pauvreté des chômeurs de plus de 18 ans s'élève à 37,8 %, ce qui correspond à près d'un million de personnes , contre 8,4 % pour les personnes en emploi. Ce constat est d'autant plus problématique que la France se caractérise par un taux de chômage structurellement élevé en comparaison européenne depuis plusieurs décennies .

La composition du ménage influe également : on observe que la pauvreté monétaire touche particulièrement les personnes seules, les familles nombreuses avec trois enfants ou plus, et encore plus fortement les familles monoparentales 9 ( * ) . Enfin, une tendance lourde de l'évolution de la pauvreté en France sur longue période est son « rajeunissement » . En 2018, le taux de pauvreté des jeunes de 18 à 29 ans s'élevait ainsi à 19,7 % (contre 14,8 % pour l'ensemble de la population).

Cette observation n'est d'ailleurs pas sans lien avec les précédentes puisqu'elle peut s'expliquer notamment par des difficultés d'insertion prononcées et en particulier un taux de chômage nettement plus élevé 10 ( * ) , ainsi que par les caractéristiques du ménage (étudiants « décohabitants », parents précoces, etc .)

Ces constats sont riches d'enseignement sur les politiques de lutte contre la pauvreté à mettre en oeuvre, qui doit ainsi être centrée sur l'accès à l'emploi, en plaçant l'insertion des jeunes au rang des priorités, et en soutenant davantage les familles.

2. Une contrainte de plus en plus forte sur le budget des ménages modestes, à l'origine de privations matérielles importantes
a) Le budget des ménages français, et singulièrement celui des personnes pauvres et modestes, est de plus en plus contraint

L'analyse des phénomènes de pauvreté et de précarisation des Français ne saurait se limiter à celle de la pauvreté monétaire relative fondée sur le revenu disponible des ménages. L'expérience de la paupérisation est en effet aussi celle qui consiste à se trouver de plus en plus contraint financièrement dans ses choix de consommation, et à ne disposer, après s'être acquitté de ses « charges », que d'un « reste-à-vivre » modeste, ne permettant que difficilement d'accéder aux loisirs ou de mettre de l'argent de côté.

Or, les données disponibles montrent que les budgets des ménages français sont de plus en plus contraints, et que cette évolution affecte encore plus fortement les plus fragiles.

En se fondant sur l'enquête Budget de familles de l'Insee, la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) a conduit en 2018 11 ( * ) une étude sur les « dépenses pré-engagées » des ménages, qui résultent d'engagements contractuels : les dépenses de logement (loyers, charges, remboursements d'emprunts), les abonnements téléphoniques et internet, les assurances (logement, santé, transports, etc. ) et services financiers, la cantine scolaire, la redevance télévisuelle et les abonnements aux chaînes payantes. Cette étude a plus récemment été mise à jour par France stratégie 12 ( * ) .

Il en résulte qu' entre 2001 et 2017, la part des dépenses pré-engagées dans l'ensemble des dépenses a progressé de 10 points pour les ménages pauvres (31 % à 41 %) contre 5 points pour l'ensemble de la population (27 % à 32 %). Celles-ci représentent ainsi, en 2017, 60 % du revenu disponible des ménages pauvres , et ces résultats n'intègrent pas encore les dépenses de première nécessité (alimentation, habillement, santé, transport, etc. ).

Comme cela sera développé dans le III de la présente partie, les inégalités sont particulièrement nettes en matière de logement. L'ensemble de la population française fait en effet face à forte une augmentation des dépenses de logement, dont la part dans la consommation totale des ménages a progressé de 6,6 points entre 1986 et 2016.

Évolution de la part de la consommation finale en logement
dans la dépense de consommation finale des ménages

(en pourcentage)

Source : mission d'information, d'après les données de l'Insee

Cette tendance affecte plus fortement les personnes les plus modestes. Aussi, si l'on constate une certaine convergence dans la structure de consommation des 20 % des ménages les moins aisés et des 20 % des ménages les plus aisés pour ce qui concerne l'alimentation, les transports ou la santé, l'écart a fortement crû pour ce qui concerne les dépenses de logement. Le poids de celles-ci dans le budget des ménages est supérieur de 10 points en moyenne dans le premier quintile en 2017, contre seulement 1,5 point en 1979. Il est à noter que l'écart se creuse aussi, quoique dans une moindre mesure, s'agissant des dépenses de loisirs.

Écarts de structure de consommation entre les 20 % des ménages
les plus modestes et les 20 % les plus aisés en 1979 et 2017

(en points de pourcentage)

Source : mission d'information, d'après les enquêtes Budget de famille de l'Insee de 1979 et 2017

b) La pauvreté « en conditions de vie » : une situation moins favorable en comparaison européenne

Pour mesurer les privations ou difficultés auxquelles sont confrontés les ménages dans leur quotidien, les statisticiens font appel à des indicateurs complémentaires dits « en conditions de vie ».

L'indicateur français désormais utilisé, harmonisé au niveau européen, est l'indicateur de privation matérielle et sociale (PMS) . Contrairement à la pauvreté monétaire relative, celui-ci mesure une pauvreté « absolue » (il ne fait pas référence à la distribution des revenus) et, en ce qu'il vise une mesure plus fine du ressenti des ménages, comporte une dimension plus subjective.

La comparaison européenne en matière de privation matérielle et sociale est nettement moins favorable à la France : la proportion de personnes en situation de privation matérielle et sociale (12,5 % en 2018) se trouve dans la moyenne de l'Union européenne et est bien supérieure à celle qu'on peut observer en Allemagne (+ 5 points) ou au Royaume-Uni (+ 2,9 points).

L'indicateur de privation matérielle et sociale (PMS)

L'indicateur PMS est calculé par Eurostat et mesure la part de la population incapable de couvrir les dépenses liées à au moins cinq éléments de la vie courante sur treize considérés comme souhaitables, voire nécessaires, pour avoir un niveau de vie acceptable.

La liste de ces éléments de la vie courante sont :

1° avoir des arriérés d'impôts, loyers, emprunts ou factures d'eau/gaz/électricité ;

2° ne pas pouvoir maintenir le logement à bonne température pour des raisons financières ;

3° ne pas pouvoir se payer une semaine de vacances dans l'année hors du domicile ;

4° être dans l'incapacité de remplacer des meubles abîmés pour des raisons financières ;

5° ne pas pouvoir s'acheter de vêtements neufs ;

6° ne pas pouvoir manger de la viande, du poulet ou du poisson (ou équivalent végétarien) tous les deux jours pour des raisons financières ;

7° ne pas pouvoir se réunir avec des amis ou de la famille autour d'un verre ou d'un repas au moins une fois par mois pour des raisons financières :

8° ne pas posséder deux paires de chaussures pour des raisons financières ;

9° ne pas pouvoir faire face à des dépenses imprévues d'un montant d'environ 1 000 euros ;

10° ne pas pouvoir se payer une voiture personnelle ;

11° ne pas pouvoir dépenser une petite somme pour soi-même sans avoir à consulter les autres membres du ménage ;

12° ne pas pouvoir avoir une activité de loisirs régulière par manque de moyens financiers ;

13° ne pas avoir accès à Internet pour un usage privé par manque de moyens financiers.

Taux de privation matérielle et sociale dans l'Union européenne en 2018

(en pourcentage)

Source : mission d'information, d'après les données Eurostat

3. Les sentiments de pauvreté et de déclassement gagnent du terrain

Parce que la pauvreté est avant tout une condition vécue « à la première personne » , les indicateurs de pauvreté « subjective » sont également riches d'enseignements sur la dynamique à l'oeuvre de paupérisation de la société. Comme l'a expliqué le sociologue Serge Paugam, entendu par la mission, le sentiment de pauvreté s'accompagne en effet d'un « sentiment de honte, de dévalorisation, d'être rabaissé socialement, de ne pas être reconnu, voire d'être rejeté. Cela renvoie à l'articulation entre une condition sociale - l'insuffisance de revenus pour vivre au quotidien - et une position sociale - subalterne, inférieure, stigmatisée. (...) Ce sentiment est double, celui de ne plus pouvoir compter sur personne et celui de ne plus compter plus pour personne, un manque de protection et un manque de reconnaissance ».

Ainsi, le baromètre d'opinion de la Drees met en évidence que si la part de personnes qui se perçoivent comme pauvre était encore proche de celle mesurée par l'indicateur du taux de pauvreté monétaire en 2017 (13 %), elle a fortement augmenté en 2018 et en 2019 pour s'établir à 19 % 13 ( * ) . De même, environ un quart des personnes interrogées déclaraient en 2018 avoir souvent du mal à finir leurs fins de mois, et une proportion équivalente considère avoir beaucoup de mal à faire face à une dépense imprévue de 500 euros 14 ( * ) .

Le sentiment de pauvreté s'accompagne enfin d'un manque de confiance dans l'avenir : parmi les personnes se percevant comme pauvres, 62 % déclarent être pessimistes sur leur avenir et 71 % à se sentent déclassées par rapport à leurs parents 15 ( * ) . Ce sentiment se retrouve d'ailleurs au niveau collectif, puisque près de 9 Français sur 10 penseraient que la pauvreté et l'exclusion ont augmenté depuis 5 ans, et une même proportion que celles-ci vont augmenter à l'avenir. Ces opinions se seraient considérablement répandues ces dernières années, témoignant du profond de déclassement de leur pays ressenti par les Français.

Perception de l'évolution de la pauvreté et de l'exclusion

(en pourcentage)

Source : Drees

4. Des populations « invisibles » parfois en situation de grande pauvreté

L'indicateur communément utilisé pour mesurer la pauvreté monétaire ne prenant en compte que les ménages vivant dans un logement ordinaire, plusieurs catégories de personnes pauvres en sont exclues, dont certaines se trouvent en situation de grande pauvreté . Il s'agit notamment des personnes vivant en centre d'hébergement (établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes, cités universitaires, etc .), en habitation mobile ou encore sans-abri, ainsi que des jeunes étudiants ne vivant plus chez leurs parents.

Selon l'Insee, en prenant en compte ces personnes, le nombre de personnes pauvres s'élèverait à près de 10 millions en France en 2018, soit 700 millions de plus que celles comptabilisées par l'indicateur usuel 16 ( * ) .

Estimation du nombre de personnes pauvres
non comptabilisées habituellement en France métropolitaine

(en nombre de personnes)

Source : mission d'information, d'après les données de l'Insee

Les populations d'outre-mer ne sont pas non plus prises en compte dans l'indicateur utilisé par l'Insee . Dans les seuls départements d'outre-mer 17 ( * ) , le nombre de personnes vivant sous le seuil national de pauvreté est estimé à près de 940 000 .


* 9 Voir infra.

* 10 En 2020, selon l'Insee, le taux de chômage au sens du Bureau international du travail des jeunes de 15 à 24 ans était de 20,2 % contre 8 % pour l'ensemble de la population active.

* 11 Michèle Lelièvre et Nathan Rémila, « Dépenses pré-engagées : quel poids dans le budget des ménages ? », Les dossiers de la Drees n° 25, mars 2018.

* 12 France stratégie, « Les dépenses pré-engagées : près d'un tiers des dépenses des ménages en 2017 », Note d'analyse n° 102, août 2020.

* 13 Drees, « Minima sociaux et prestations sociales - Ménages aux revenus modestes et redistribution » Édition 2020.

* 14 Adrien Papuchon « En 2018, une personne sur quatre a souvent du mal à boucler ses fins de mois », Drees, Études et résultats n° 1149, 2020.

* 15 Contre respectivement 44 % et 54 % parmi celles qui ne se sentent pas pauvres.

* 16 Insee, enquête « Revenus et patrimoine des ménages - Édition 2021.

* 17 Guadeloupe, Martinique, Guyane, La Réunion et Mayotte.

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