N° 871

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2020-2021

Enregistré à la Présidence du Sénat le 29 septembre 2021

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur le nouveau Pacte sur la migration et l' asile ,

Par MM. André REICHARDT et Jean-Yves LECONTE,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-François Rapin , président ; MM. Alain Cadec, Cyril Pellevat, André Reichardt, Didier Marie, Mme Gisèle Jourda, MM. Claude Kern, André Gattolin, Henri Cabanel, Pierre Laurent, Mme Colette Mélot, M. Jacques Fernique , vice-présidents ; M. François Calvet, Mme Marta de Cidrac, M. Jean-Yves Leconte, Mme Catherine Fournier , secrétaires ; MM. Pascal Allizard, Jean-Michel Arnaud, Jérémy Bacchi, Mme Florence Blatrix Contat, MM. Philippe Bonnecarrère, Pierre Cuypers, Laurent Duplomb, Christophe-André Frassa, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. Daniel Gremillet, Mmes Pascale Gruny, Véronique Guillotin, Laurence Harribey, MM. Ludovic Haye, Jean-Michel Houllegatte, Patrice Joly, Mme Christine Lavarde, MM. Dominique de Legge, Pierre Louault, Victorin Lurel, Franck Menonville, Mme Catherine Morin- Desailly, M. Louis-Jean de Nicolaÿ, Mme Elsa Schalck, M. Richard Yung .

L'ESSENTIEL

L'Union européenne et ses États membres sont confrontés aujourd'hui à un défi : divisés sur les enjeux migratoires depuis la crise migratoire de 2015-2016, vont-ils parvenir à surmonter ces divisions pour mieux coopérer et apporter une réponse commune aux personnes qui affluent aux frontières extérieures de l'Europe ?

L'Europe est en effet aujourd'hui une destination importante des flux migratoires dans le monde. Dans quelques pays de l'Union, des migrations successives ont participé à l'histoire de ces États membres. Près de 23 millions de ses habitants (soit 5,1 % de la population totale de l'Union européenne) sont des citoyens non-européens. Parmi ceux-ci, 8,7 millions travaillent sur le marché du travail des États membres de l'Union européenne.

Depuis une dizaine d'années, l'Union européenne et ses États membres, qui ont une compétence partagée en matière migratoire, font face à une « crise migratoire larvée », qui a atteint son paroxysme en 2015-2016 avec la crise syrienne qui a eu des conséquences sur l'ensemble du Moyen-Orient, en particulier les voisins de la Syrie qui ont fait face à l'arrivée de réfugiés en nombre bien supérieur à ceux qui ont été accueillis en Europe. En Europe, ceci s'est traduit par des arrivées incontrôlées de migrants irréguliers fuyant certaines régions du monde pour rallier le continent européen - soit parce que leur vie et leur sécurité étaient en danger, soit parce qu'ils voulaient concrétiser un « rêve d'Europe » économique.

En réalité, cette crise a agi comme un révélateur des insuffisances des politiques de migration et d'asile européennes. Elle a été surmontée par une plus grande coopération européenne entre les pays européens et entre l'Union européenne et ses voisins.

Mais la situation actuelle reste instable et témoigne d'une absence de coordination entre les États membres malgré les nombreux efforts qui ont permis depuis 2016 1 ( * ) de renforcer le contrôle des frontières extérieures (entrée en vigueur du mandat élargi de l'agence Frontex ; adoption du code frontières Schengen révisé ; institution d'un système européen d'information et d'autorisation concernant les voyages (ETIAS)) 2 ( * ) .

Cette crise a en effet souligné les difficultés des États membres et de l'Union européenne à s'accorder sur un régime d'asile commun ou sur une politique de retours effective ainsi que la tentation du « chacun pour soi » face à des migrations aux caractéristiques très différentes suivant les pays.

Comme le constatait elle-même la Commission européenne, le 23 septembre 2020, « le système actuel ne fonctionne plus ». Présenté ce même jour, son projet de nouveau Pacte sur la migration et l'asile, ensemble de textes contraignants et d'orientations stratégiques, assume donc une « approche globale » bienvenue qui vise à donner une cohérence aux efforts déployés pour le contrôle aux frontières, la migration et l'asile et à rétablir une confiance mutuelle au sein de l'Union européenne.

La Commission vise l'instauration d'un « système de gestion de la migration prévisible et fiable » :

- par une efficacité accrue des procédures de contrôle aux frontières extérieures, avec l'instauration d'un filtrage (« screening ») permettant l'identification des migrants irréguliers, la mise en place d'une procédure européenne d'asile à la frontière et la refonte de la base de données Eurodac (qui enregistre les empreintes digitales des demandeurs d'asile et des migrants irréguliers) afin de garantir son interopérabilité avec les autres bases de données de l'espace Schengen ;

- par une harmonisation des règles du droit d'asile dans l'Union européenne, avec le « toilettage » du règlement dit « Dublin III », qui détermine l'État membre responsable de l'examen d'une demande d'asile, l'introduction d'un mécanisme de solidarité entre États membres, qui imposerait à ces derniers, en cas de pression migratoire ou de crise, de prendre en charge des relocalisations ou des retours de demandeurs d'asile, un renforcement des droits des mineurs et des familles, et la reprise des acquis des négociations du « paquet asile » de 2016, qui n'avaient pu aboutir ;

- par un effort spécifique destiné à améliorer le nombre de retours de migrants irréguliers dans leur pays d'origine (mise en place d'une procédure de retour à la frontière ; nomination d'un coordinateur de l'Union européenne pour les retours ; signature de partenariats renouvelés avec les pays d'origine et de transit dans lesquels la bonne coopération de ces derniers pourrait conditionner le soutien financier et la politique des visas de l'Union européenne).

Si l'ambition de ce Pacte est grande, son adoption, pour l'heure, est menacée, faute de dynamique de négociation depuis sa présentation par la Commission européenne. En effet, ses orientations générales ne tiennent pas suffisamment compte des contraintes des pays de première entrée, sans répondre pour autant aux volontés des pays d'Europe centrale.

Le contexte migratoire, alliant une reprise nette des flux migratoires irréguliers vers l'Union européenne (+64 % sur les 8 premiers mois de 2021 par rapport à 2020) et de nouveaux foyers de tensions migratoires aux portes de l'Europe (crise afghane ; frontière biélorusse ; crispations franco-britanniques sur les traversées de la Manche par des migrants), est troublé, mais ce sont surtout les divisions persistantes entre acteurs du jeu institutionnels européen qui menacent l'adoption du Pacte.

En effet, alors que les États membres du « groupe de Visegrad » (Hongrie ; Pologne ; Slovaquie ; République tchèque) s'opposent à toute solidarité obligatoire pour l'accueil des demandeurs d'asile, les États membres de « première entrée » (Grèce ; Italie ; Espagne) considèrent que cette prise en charge va excessivement reposer sur eux.

Un troisième groupe d'États membres, dont la France fait partie, souhaite trouver un compromis permettant d'abord de lutter contre les mouvements secondaires de demandeurs d'asile (demandes d'asile formulées par des migrants ayant déjà effectué une demande d'asile dans un autre État membre ou en provenance de pays de première entrée et enregistrés dans ce pays sur Eurodac).

Quant au Parlement européen, qui critique une vision trop intergouvernementale du Pacte, il s'interroge sur la compatibilité de certaines de ses dispositions (procédure d'asile à la frontière ; interopérabilité d'Eurodac et des bases de données Schengen) avec le respect des droits fondamentaux des demandeurs d'asile.

Au final, alors que la France doit prendre la présidence du Conseil au 1 er janvier 2022, l'adoption du Pacte est très incertaine. La France souhaite donc poursuivre en priorité les négociations sur les dispositions législatives les plus consensuelles entre les États membres, en particulier Eurodac, en privilégiant une approche technique, et progresser autant que possible sur la dimension extérieure de la politique migratoire.

I. DEPUIS LA CRISE DE 2015, LA PARALYSIE DE LA POLITIQUE MIGRATOIRE DE L'UNION EUROPÉENNE

A. LA CRISE DE 2015, RÉVÉLATRICE DES DIVISIONS ET DES INSUFFISANCES DE L'UNION EUROPÉENNE SUR L'IMMIGRATION ET L'ASILE

1. L'espace de libre circulation a conduit l'Union européenne à intervenir pour coordonner a minima les politiques migratoires et de l'asile des États membres
a) Le fait migratoire, une réalité tangible pour l'Union européenne

La question migratoire est une réalité ancienne pour l'Union européenne . Après avoir longtemps connu des phénomènes migratoires « intra-européens », l'Union européenne est apparue comme un espoir de vie meilleure pour les populations d'autres régions du monde, en raison de la paix et de la prospérité relative dont elle jouit. Cette attractivité relative n'explique toutefois pas tout. Les mouvements migratoires sont de plus en plus forts, et, logiquement, se répercutent sur l'Europe.

Au 1 er janvier 2020, l'Union européenne comptait 447,3 millions d'habitants. Parmi eux, 23 millions étaient des citoyens de pays tiers (soit 5,1 % de la population totale de l'UE ; en France, ils représentent 7,5 % de la population).

En 2019, selon Eurostat, 2,5 millions de ressortissants de pays tiers sont arrivés en Europe et ont obtenu un permis de séjour. Selon Eurostat, en 2019 3 ( * ) , les cinq principaux États membres octroyant de tels permis étaient la Pologne (724 416 titres délivrés), l'Allemagne (460 340 titres délivrés), le Royaume-Uni (450 775), l'Espagne (320 037 titres délivrés) et la France (285 086 titres délivrés).

Simultanément, 900 000 d'étrangers ont quitté l'Union européenne : cette dernière enregistre donc un solde positif égal à 1,6 million de personnes.

Une grande part de cette immigration légale rejoint l'Union européenne pour des motifs personnels et familiaux (38 % des titulaires d'un titre de séjour valide en 2019). Le second motif de venue dans l'Union européenne est la migration professionnelle (32 % des titulaires d'un titre de séjour valide en 2019). Dans les faits, en 2019, 8,7 millions de ressortissants de pays tiers occupaient un emploi sur le marché du travail de l'Union européenne, soit 4,6 % du total.

Enfin, tous les États membres de l'Union européenne ont adhéré à la Convention de Genève de 1951 sur le statut des réfugiés et nombre de personnes menacées pour leur sécurité dans leur pays d'origine cherchent à s'installer dans l'Union européenne en effectuant une demande d'asile (472 000 demandes enregistrées en 2020 ; 96 424 pour le total des demandes enregistrées en France). En 2019, selon le Haut-commissariat aux réfugiés de l'ONU (HCR), les réfugiés représentaient 0,6 % de la population de l'Union européenne (soit environ 2,5 millions de personnes).

Simultanément, comme toute zone géographique attractive, l'Union européenne est la destination d'une immigration irrégulière, dont l'ampleur est par nature difficile à évaluer. Il peut cependant être noté qu'en 2020, 125 100 franchissements irréguliers des frontières ont été constatés. Ces chiffres sont les plus bas relevés depuis sept ans mais cette évolution est en partie conjoncturelle et liée aux contraintes sanitaires.

b) Asile, immigration et contrôle des frontières extérieures sont des compétences partagées entre l'Union européenne et les États membres

L'entrée en vigueur de l'accord de Schengen, qui a institué un espace de libre circulation entre ses États parties signataires, a eu pour nécessaire contrepartie la mise en place d'une politique commune de l'Union européenne de gestion de ses frontières extérieures .

À cet égard, l'article 3 (alinéa 2) du traité sur l'Union européenne précise que « L'Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes, en liaison avec des mesures appropriées en matière de contrôle des frontières extérieures, d'asile, d'immigration ainsi que de prévention de la criminalité et de lutte contre ce phénomène. »

La création de l'espace Schengen a induit l'intervention de l'Union européenne dans le contrôle des frontières extérieures

- Le 14 juin 1985, la France, la République fédérale d'Allemagne, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas concluaient un accord en vue de la suppression progressive des contrôles à leurs frontières intérieures afin de permettre la création d'un espace de libre circulation et, en contrepartie, le renforcement des contrôles aux frontières extérieures. La convention d'application de l'accord, signée en 1990, est entrée en vigueur le 26 mars 1995.

- Le traité d'Amsterdam (1997) a intégré le dispositif Schengen dans le cadre juridique de l'Union européenne à compter du 1 er mai 1999.

- L'espace Schengen s'est progressivement et considérablement élargi. En 2021, 22 des 27 États membres de l'Union européenne y participent 4 ( * ) . En outre, l'Irlande, qui bénéficie d'un statut particulier, l'applique partiellement. Enfin, l'espace Schengen intègre quatre États associés à l'Union européenne : Islande ; Liechtenstein ; Norvège ; Suisse.

- Les règles de franchissement des frontières par les personnes dans l'espace Schengen ont été précisées par le « code frontières Schengen », adopté en 2006 et modifié en 2013 et 2016. Ce dernier pose le principe de l'absence de contrôles aux frontières intérieures terrestres, maritimes ou aéroportuaires entre les États membres. Et il définit deux catégories de dispositions : d'une part, les règles relatives au contrôle des personnes franchissant les frontières extérieures de l'Union européenne et, d'autre part, les règles applicables au rétablissement temporaire des contrôles aux frontières intérieures.

En conséquence, le traité d'Amsterdam (1999) a communautarisé les politiques d'asile et d'immigration.

L'intervention de l'Union européenne en matière de politique migratoire est aujourd'hui prévue aux articles 79 et 80 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) : le premier de ces articles indique que « l'Union développe une politique commune de l'immigration » et le second précise que les politiques d'immigration sont « régies par le principe de solidarité et de partage équitable des responsabilités entre les États membres, y compris sur le plan financier. » En pratique, Parlement européen et Conseil peuvent ensemble adopter des mesures selon la procédure législative ordinaire.

La cadre juridique de l'Union européenne en matière d'immigration

En conséquence, l'Union européenne a progressivement harmonisé l'action des États membres dans les domaines suivants :

- les conditions d'entrée et de séjour, ainsi que les normes concernant la délivrance par les États membres de visas et de titres de séjour. Sur cette base, l'Union européenne a, par exemple, mis en place une procédure accélérée pour l'entrée et le séjour des ressortissants de pays tiers amenés à occuper un emploi hautement qualifié dans l'Union européenne (« carte bleue européenne) 5 ( * ) , fixé les règles d'entrée et de séjour des travailleurs saisonniers issus de pays tiers 6 ( * ) ainsi que celles des étudiants et des chercheurs 7 ( * ) et défini le statut des résidents de longue durée dans l'Union européenne ;

- la définition des droits des ressortissants des pays tiers en séjour régulier dans un État membre : dans ce domaine, il faut à titre principal évoquer l'adoption de la directive n°2003/86/CE relative au droit au regroupement familial. En outre, dans le domaine de l'intégration des ressortissants de pays tiers, où la compétence de l'Union européenne est limitée, on peut signaler l'adoption de communications par la Commission européenne et le développement d'un soutien financier aux actions menées par les États membres (fonds asile, migration et intégration ; fonds social européen...) ;

- l'immigration clandestine et le séjour irrégulier, y compris l'éloignement et le rapatriement des personnes en séjour irrégulier, et la lutte contre la traite des êtres humains. Dans ces domaines, en appui aux États membres (qui gardent la primauté), l'Union européenne a adopté des mesures contre les passeurs et le trafic de migrants, prévu les sanctions à appliquer aux employeurs de ressortissants de pays tiers en situation irrégulière, et, dans la directive dite « retour », défini les procédures européennes applicables au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier.

- En outre, l'Union européenne a été autorisée à signer des accords de réadmission avec des pays tiers, afin de reconduire dans ces derniers leurs ressortissants arrivés dans l'Union européenne sans remplir les conditions d'entrée.

En matière d'asile , enfin, domaine initialement réservé à la coopération intergouvernementale, l'Union européenne a aussi acquis progressivement une compétence et a pour objectif d'élaborer une politique commune en matière d'asile, de protection subsidiaire et de protection temporaire (conformément à l'article 67 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne). Cette politique vise à offrir une protection appropriée à tout ressortissant de pays tiers ayant besoin d'une protection et à assurer le principe du non-refoulement dans le respect de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951.

Dans ce cadre, le programme de Tampere (1999) prévoyait l'adoption d'un régime d'asile européen commun (RAEC) en deux étapes : adoption de normes minimales à court terme d'abord puis, in fine, une procédure unique pour les personnes qui se voient accorder l'asile dans l'Union européenne.

Ainsi, le traité de Lisbonne, adopté en décembre 2009, a créé un système commun comportant un statut et des procédures uniformes. Il a en outre posé le principe de solidarité et de partage équitables des responsabilités entre les États membres, y compris les coûts financiers (article 80 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne).

Les règles de l'Union européenne en matière d'asile

Sur cette base, l'Union européenne, là encore selon la procédure législative ordinaire, a adopté un ensemble de règles encadrant les demandes d'asile et la prise en charge des demandeurs d'asile :

- détermination de l'État membre responsable de l'examen d'une demande d'asile avec, en principe, responsabilité de l'État de première entrée dans l'Union européenne (Règlement dit « Dublin III) 8 ( * ) ;

- instauration d'un traitement de données personnelles à l'échelle de l'Union européenne pour relever les empreintes digitales des demandeurs d'asile et des migrants irréguliers (règlement Eurodac) 9 ( * ) ;

- fixation des normes communes pour les procédures d'asile (délais d'instruction, droits procéduraux, situation des personnes vulnérables, affirmation du principe de non-refoulement permettant à un demandeur d'asile de demeurer dans l'État membre examinant sa demande jusqu'au prononcé d'une décision en première instance) (directive « Procédures ») 10 ( * ) ;

- définition des critères à remplir pour bénéficier d'une protection internationale et des modalités que peut prendre cette protection (directive « Qualification ») 11 ( * ) ;

- fixation des normes minimales concernant l'accueil des personnes demandant une protection internationale en matière d'hébergement, d'accès aux soins ou au marché du travail (directive Accueil) 12 ( * ) ;

- création d'un fonds d'assistance aux migrations (FAMI) pour aider les États membres à ses doter des moyens nécessaires à la mise en oeuvre du RAEC ;

- création d'un Bureau européen d'appui en matière d'asile (EASO en anglais) 13 ( * ) .

Cependant, cet ensemble de règles a été fondé sur certaines ambiguïtés qui ont éclaté lors de la crise de 2015.

En particulier, le règlement dit « Dublin III », qui a été conçu dans une période où des afflux de demandeurs d'asile et de migrants irréguliers n'étaient pas envisagés, a fait reposer l'essentiel de la surveillance des frontières et de l'accueil des demandeurs d'asile sur les États membres en première ligne ou « de première entrée » (essentiellement Espagne ; Grèce ; Italie). Ceux-ci n'avaient alors pas mesuré qu'ils devraient systématiquement enregistrer toute personne en situation irrégulière dans le système Eurodac et devraient accepter son retour sur leur territoire dès lors que cette personne se trouverait sur le territoire d'un autre État membre.

De ce fait, la construction du droit d'asile européen est restée à mi-chemin d'un véritable régime d'asile européen commun, qui supposerait un contrôle des frontières extérieures par un corps de garde-frontières de l'Union européenne et un traitement des demandes d'asile selon une procédure indépendante de l'État membre où elle est émise.

En effet, les demandes d'asile restent examinées par un seul État membre, qui a aussi la responsabilité du demandeur d'asile au cours de cet examen etc...

Cette « européanisation » est ainsi demeurée partielle du fait des différences d'approche entre les États membres sur les obligations et la manière de respecter la convention de Genève.

2. La crise migratoire de 2015 est apparue comme un révélateur des divisions et des insuffisances de l'Union européenne en ce domaine

Tout comme les flux migratoires, les tensions migratoires ne sont pas nouvelles dans l'Union européenne.

Cependant, notamment depuis les « printemps arabes » de 2011, ces tensions ont pris une dimension nouvelle en raison de l'intensification épisodique des mouvements de demandeurs d'asile et de migrants irréguliers vers l'Union européenne, et de l'insuffisante coordination entre les États membres dans la réponse à ces mouvements.

Pour rappel, en 2011, à la suite de la chute du régime de Ben Ali en Tunisie, des milliers de migrants, principalement originaires du Maghreb, avaient gagné irrégulièrement l'Union européenne par la Méditerranée centrale et l'Italie, engendrant tout d'abord des tensions entre la France et l'Italie, puis une réforme des règles applicables à l'espace Schengen, deux ans plus tard (permettant, dans des cas restreints, le rétablissement temporaire des contrôles aux frontières intérieures).

Ces flux persistèrent (45 000 arrivées par la Méditerranée centrale en 2013) puis connurent une augmentation notable, en raison du conflit syrien (arrivée de 170 000 personnes sur les côtes italiennes et de 43 518 personnes sur les côtes grecques en 2014).

L'Union européenne tenta alors de s'adapter à cette nouvelle donne migratoire par des financements d'urgence pour aider les États en première ligne, par la sollicitation de l'agence Frontex pour relayer l'Italie dans la surveillance maritime et par la présentation de « l'agenda européen en matière de migration », en mai 2015, afin d'envisager la création de centres d'accueil, d'identification et d'enregistrement des migrants (« hotspots ») sur leurs principaux lieux d'arrivée dans l'Union européenne (îles grecques ; île italienne de Lampedusa...).

Mais la hausse brutale des arrivées de réfugiés et de migrants, courant 2015 (1 011 712 personnes, dont 853 650 sur les côtes grecques et 153 842 sur les côtes italiennes) prit de court l'Union européenne et les États membres . Faute d'un contrôle suffisant aux frontières extérieures et de capacités d'accueil, ces derniers furent vite débordés.

Si l'aggravation du conflit syrien et ses conséquences régionales furent à l`origine des flux arrivant alors en Grèce (avec 56 % de ressortissants syriens, 24 % d'Afghans et 10 % d'Irakiens), les arrivants en Italie étaient, pour l'essentiel, des ressortissants de pays africains (plus de 39 000 Erythréens, 22 000 Nigérians, 12 000 Somaliens...), attirés par l'espoir d'une vie meilleure en Europe.

Début 2015, face à l'absence de solidarité européenne, les États membres de première entrée, qui étaient rarement les pays de destination, laissèrent les personnes entrer et s'orienter dans l'Union européenne. Face à l'importante croissance des entrées irrégulières, les pays de destination s'en remirent au règlement Dublin III, ce qui engendra d'importantes tensions.

Le 31 août 2015, face à une situation intenable, la chancelière allemande, Angela Merkel, annonçait que l'Allemagne allait faire face à la situation.

Ainsi, une majorité des migrants arrivés en Grèce emprunta à pied la « route des Balkans » pour rallier l'Allemagne et les pays d'Europe du nord, aux conditions d'accueil plus favorables (579 518 de ces migrants furent ainsi enregistrés lors de leur passage en Serbie).

En réaction, certains États membres fermèrent rapidement l'accès à leur territoire par l'établissement de « clôtures » (Hongrie ; Autriche ; Slovénie...).

En 2015 et 2016, le niveau d'enregistrement des premières demandes d'asile atteignait un pic (environ 1,2 million), même si la France était alors modérément touchée par rapport à ses partenaires européens (70 570 demandes enregistrées en 2015 et 75 590 en 2016). Néanmoins, les efforts d'accueil des demandeurs d'asile furent importants dans un grand nombre d'États membres. Ainsi, selon Eurostat, en 2015, 148 215 demandes d'asile furent acceptées en Allemagne, 34 470 en Suède, 29 635 en Italie et 26 015 en France..., mobilisant les services compétents mais également les collectivités territoriales, les associations...

Source : Eurostat

Par la suite, face à l'ampleur persistante des flux, plusieurs États membres, dont l'Allemagne et la France, rétablirent les contrôles à leurs frontières nationales 14 ( * ) .

De fait, ces décisions entraînèrent la suspension de la libre circulation de l'espace Schengen .

Cette crise a brutalement démontré plusieurs faiblesses structurelles de l'Union européenne :

- l'inadaptation du règlement « Dublin III », qui imposait en principe à la Grèce et à l'Italie, en tant qu'États membres de « première entrée », d'enregistrer et d'accueillir l'ensemble des migrants, ce qui est apparu impossible humainement et matériellement ;

- les lacunes dans la coordination européenne, tant sur les contrôles aux frontières extérieures que dans l'accueil et la prise en charge des demandeurs d'asile ;

- la fragilité de l'espace de libre circulation et sa dépendance à un contrôle efficace aux frontières extérieures ;

- enfin, et c'est sans doute le plus grave, une profonde crise de confiance entre États membres et entre eux et la Commission européenne, et un défaut de solidarité européenne.


* 1 Conseil européen des 20 et 21 octobre 2016.

* 2 Voir encadré en II, B, 1, c.

* 3 Ces données d'Eurostat concernent toute autorisation valide pour au moins trois mois émise par les autorités d'un État membre et permettant à un citoyen ressortissant d'un pays tiers de séjourner légalement sur son territoire. En sont donc exclus les visas de court séjour (inférieurs à trois mois) et les renouvellements.

* 4 Allemagne ; Autriche ; Belgique ; Danemark ; Espagne ; Estonie ; Finlande ; France ; Grèce ; Hongrie ; Italie ; Lettonie ; Lituanie ; Luxembourg ; Malte ; Pays-Bas ; Pologne ; Portugal ; Slovaquie ; Slovénie ; Suède ; République tchèque.

* 5 Directive 2009/50/CE du Conseil du 25 mai 2009 établissant les conditions d'entrée et de séjour des ressortissants de pays tiers aux fins d'un emploi hautement qualifié.

* 6 Directive 2014/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 établissant les conditions d'entrée et de séjour des ressortissants de pays tiers aux fins d'un emploi en tant que travailleur saisonnier.

* 7 Directive (UE)2016/801 du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2016 relative aux conditions d'entrée et de séjour des ressortissants de pays tiers à des fins de recherche, d'études, de formation, de volontariat et de programmes d'échanges d'élèves ou de projets éducatifs et de travail au pair.

* 8 Règlement (UE) n°604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l'État membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

* 9 Règlement (CE) n°2725/2000 du Conseil du 11 décembre 2000 concernant la création du système « Eurodac » pour la comparaison des empreintes digitales aux fins de l'application efficace de la convention de Dublin.

* 10 Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale.

* 11 Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d'une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection.

* 12 Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale.

* 13 Règlement UE n°439/2010 du 19 mai 2010.

* 14 Allemagne ; Belgique ; France ; Italie ; Malte ; Pologne ; Slovaquie ; République tchèque.

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