III. UN OUTIL DONT L'UTILITÉ PEINE À ÊTRE JUSTIFIÉE DE MANIÈRE OBJECTIVE PAR LE GOUVERNEMENT AU REGARD DE L'ÉVOLUTION DE L'ÉPIDÉMIE

A. DES MESURES RESTRICTIVES À L'ASSISE SCIENTIFIQUE INSUFFISAMMENT EXPLIQUÉE

1. Un circuit de la décision qui ne favorise pas l'acceptabilité des mesures

La place prépondérante du conseil de défense sanitaire dans la prise de décision fait d'abord peu pour faciliter la compréhension de la politique menée par un corps social soumis depuis deux ans à un certain stress.

Le seuil des 80 réunions du conseil de défense sanitaire depuis le début de la pandémie a sans doute été franchi début 2022. Paradoxalement, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale a cessé de les décompter dans son dernier rapport d'activité 17 ( * ) . L'appétence pour cette formation a certes précédé la crise sanitaire : la doctrine issue du livre blanc de la défense de 2008 dilatait déjà la notion de « sécurité nationale » jusqu'à englober la protection contre les crises majeures et les nouveaux risques technologiques, environnementaux et sociétaux, et les attentats terroristes ont multiplié la fréquence de réunion de cet organe à partir de 2015. Recourir au conseil de défense pour combattre une épidémie est toutefois singulier ; nul n'y a songé lors de la « première pandémie du XXI e siècle », ni même après 18 ( * ) .

Or un tel mode de gouvernance achève de déséquilibrer les institutions . La présidence de cet organe étant attribuée par l'article 15 de la Constitution au Président de la République au nom de son rôle de « chef des armées », l'article L. 1122-1 du code de la défense peut bien disposer, même aussi cursivement, que « la composition et les modalités de convocation du conseil de défense et de sécurité nationale sont fixées par décret en conseil des ministres », lequel est présidé par le même chef des armées. Dès lors toutefois que son périmètre a été étendu aux « réponses aux crises majeures » 19 ( * ) , il devient plus difficile de justifier un tel pouvoir discrétionnaire dans son organisation, qui n'est pas même dépendante d'une loi organique, et une telle opacité dans son fonctionnement, qui couvre du secret-défense les délibérations qui s'y tiennent.

Le conseil de défense sanitaire

Les Conseils de défense sanitaire sont des Conseils de défense et de sécurité nationale chargés de prendre des décisions de crise dans le domaine sanitaire.

Y siègent le Président de la République, le Premier ministre, le ministre de la Santé, le ministre de la Défense, le ministre de l'Intérieur, le ministre de l'Économie et celui du Travail, auxquels peuvent se joindre des acteurs des grandes institutions publiques du domaine de la santé.

Leurs décisions s'appuient sur les recommandations d'un Conseil scientifique covid-19 créé en mars 2020 à la demande du ministère de la Santé, formation autonome et indépendante composée de treize experts scientifiques, qui nourrissent leur analyse avec les travaux de recherche internationaux, et peuvent convier des experts extérieurs. Le Conseil scientifique siège quotidiennement et émet des avis publics et consultables par tous.

Le conseil de défense sanitaire peut également s'aider des avis d'un second conseil, le Comité analyse recherche et expertise (CARE), également créé en mars 2020 par le Gouvernement français afin de le conseiller dans la lutte contre la pandémie.

Source : Site internet de l'Élysée

Si la communication de l'Élysée présente un fonctionnement du conseil de défense comme un organe de décision ouvert, précisons que le Président de la République préside ce conseil et décide seul de sa composition ; les avis du conseil scientifique sont rarement publiés « sans délai » comme le prévoit la loi ; le comité CARE ne s'est plus réuni depuis le printemps 2020.

L'intérêt du conseil de défense sanitaire n'est pas même manifeste au regard des objectifs poursuivis . La décision y gagne peut-être en célérité, mais la pertinence des arbitrages rendus y est limitée par la restriction de l'éventail des participants ou des consultations préalables, et l'efficacité de la mise en oeuvre des mesures choisies reste tributaire des administrations existantes - Direction générale de la santé, Santé publique France, ARS, etc .-, puisqu'il n'en est pas d'autres. À l'objection selon laquelle rien n'empêche de toute façon le chef de l'État d'organiser des réunions de travail décisionnelles en format restreint en amont ou en marge du conseil des ministres, on répondra que l'institutionnalisation d'une telle pratique n'est pas saine, ni pour le conseil des ministres qu'elle prive d'une partie de sa matière, ni donc pour la décision elle-même, ainsi soustraite au jeu ordinaire des influences et des avis exprimés à toutes les étapes normales du parcours de la décision publique.

La substitution du conseil de défense au conseil des ministres, et donc la soustraction de la décision au jeu normal des institutions, ne trouve sa justification que dans le caractère exceptionnel de la situation. Or l'exception dure depuis deux ans.

C'est ainsi « à la suite du conseil de défense qui [venait] de s'achever sous l'autorité du Président de la République » que le Premier ministre a voulu, le 17 décembre 2021, « partager avec [ses concitoyens] un point de situation sur l'évolution de l'épidémie », avant d'annoncer avoir « décidé avec le Président de la République » de soumettre au Parlement un projet de loi transformant le passe sanitaire en passe vaccinal ; c'est encore « à la suite du conseil de défense sanitaire qui s'est tenu [le matin même] sous l'autorité du Président de la République » qu'il a, le 20 janvier 2022, annoncé, entre autres, la future reprise de « la consommation debout dans les bars ». Ni la pédagogie, dont le porte-parole du Gouvernement dit régulièrement vouloir faire preuve 20 ( * ) , ni la démocratie ne gagnent sans doute grand-chose à l'entretien d'une telle mythologie du noeud gordien tranché en ce conseil.

2. Des annonces qui peinent à être justifiées scientifiquement par le Gouvernement

Prises dans des conditions peu respectueuses de la transparence qui s'attache en principe en démocratie à la décision publique, les mesures récentes sont encore de moins en moins fondées sur des critères objectivables au regard de la situation épidémique et donc compréhensibles par tout un chacun. Il semble ainsi que les objectifs initialement fixés au passe vaccinal aient été successivement modifiés par les dernières annonces officielles.

Le passe vaccinal a d'abord été présenté comme une « fin en soi ». Le 2 février, arguant de ce que « les scientifiques nous disent que pour bénéficier du passe, il faut qu'on ait été exposé au moins trois fois », le ministre de la santé Olivier Véran a déclaré que « vous conserverez le bénéfice du passe vaccinal » si « vous avez eu une injection et deux infections, ou deux injections et une infection - que cette dernière ait eu lieu avant les injections, entre les deux injections ou après -, ou trois injections ».

Le passe vaccinal a ensuite paru servir de justification au relâchement des réflexes prophylactiques. Le 11 février, le ministre de la santé annonçait dans un communiqué, d'une part, l'allègement du dispositif de dépistage des personnes en contact avec une personne positive, « les personnes contacts n'ayant plus à réaliser qu'un seul test à J2 au lieu de trois tests aujourd'hui à J0, J2 et J4 », sans autre forme d'explication, et d'autre part la fin du port du masque obligatoire dans les lieux clos soumis au passe vaccinal.

Le communiqué prétend se fonder sur l'avis du Haut conseil de la santé publique du 11 février, qui pourtant recommande la fin du port du masque selon une casuistique plus fine, selon que les lieux sont confinés ou non, et selon le scénario épidémique constaté, lui-même ne pouvant « se baser uniquement sur des valeurs chiffrées des différents déterminants » 21 ( * ) . Or rien ne justifie que le passe vaccinal serve de prétexte à l'allègement des réflexes prophylactiques de base, surtout quand le HCSP constate que le port du masque est la mesure la plus systématiquement suivie par les Français 22 ( * ) .

Le passe vaccinal a enfin semblé un pur gadget. Le 17 février, le ministre de la santé a estimé pouvoir faire dépendre la levée de l'obligation de port du masque et du passe vaccinal à la mi-mars de « deux critères indispensables » : le nombre d'hospitalisations et le taux d'incidence, auxquels s'ajoute « le temps nécessaire pour vérifier qu'il n'y a pas d'impact négatif de la levée des mesures de freinage » : « La mi-mars correspond à la croisée de ces trois paramètres : des hôpitaux en état de fonctionner normalement, un virus qui circule mais très faiblement, et suffisamment de recul par rapport au 28 février, date à laquelle on pourra enlever les masques, là où il y a le passe [vaccinal], pour pouvoir ensuite supprimer le masque en intérieur et supprimer le passe vaccinal avec la possibilité de le conserver dans certaines situations à risques » 23 ( * ) .

Le premier critère est même affecté d'une valeur, déterminée - elle aussi - par calcul théorique : « Les conditions réunies, ça veut dire que l'hôpital est en état de fonctionnement normal, qu'on est plus obligés de déprogrammer des soins, que la charge sanitaire en réanimation, elle n'excède pas 1 000-1 500 malades , ce que nous disent les modélisations aujourd'hui, et ça veut dire que la circulation du virus se poursuit, mais qu'elle est très faible dans notre pays, ce que nous disent aussi les modélisations aujourd'hui » 24 ( * ) . Le ministre a confirmé devant la commission 25 ( * ) ce niveau retenu comme indicateur principal pour juger de la situation et des capacités de l'hôpital .

Or non seulement l'efficacité du passe vaccinal sur ces indicateurs reste difficile à établir, mais la couverture vaccinale de la population ne fait pas même partie des critères considérés pour envisager la levée du passe.

Devant la commission, le Pr Alain Fischer ajoutait pourtant aux deux premiers indicateurs un troisième : « D'abord, il faut que le taux d'incidence ait diminué. Il est actuellement à 2 500. Il faut qu'il soit divisé par dix ou vingt. Surtout, il faut que la surcharge hospitalière actuelle ait disparu et que les hôpitaux soient revenus à un état de fonctionnement habituel, c'est-à-dire que les patients n'ayant pas le covid-19 soient traités sans délai, sans retard et de façon efficace. Enfin, il faut que la couverture vaccinale de rappel ait atteint un niveau très élevé » 26 ( * ) .


* 17 SGDSN, rapport d'activité 2019-2020, mis en ligne le 15 novembre 2021. Les précédents rapports d'activité indiquaient le nombre de réunions dans l'année du conseil de défense et de sécurité nationale.

* 18 La grippe A (H1N1) : Retours sur « la première pandémie du XXIe siècle », rapport n° 685 (2009-2010) de M. Alain Milon, fait au nom de la commission d'enquête sur la grippe A, déposé le 29 juillet 2010.

* 19 Article R. 1122-1 du code de la défense, issu du décret n° 2009-1657 du 24 décembre 2009.

* 20 Ainsi le 6 août 2021 sur LCI, le 29 août 2021 au Grand Jury RTL/Le Figaro/LCI, le 21 novembre 2021 sur LCI, ou encore le 19 décembre 2021 dans Le Parisien.

* 21 Haut conseil de la santé publique, Avis relatif à l'évolution de la doctrine de test et d'isolement des cas et des personnes contact dans le contexte de la décroissance de la diffusion du variant Omicron du virus SARS-CoV-2, 11 février 2022.

* 22 Par 73 % des personnes suivies par l'enquête Coviprev de Santé publique France.

* 23 M. Olivier Véran, à Nice, le 17 février 2022.

* 24 M. Olivier Véran, le 16 février 2022, sur Francetvinfo.

* 25 Réunion du 22 février 2022.

* 26 Audition du 9 février 2022.

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