II. PROMOUVOIR ET FACILITER L'EXERCICE DANS LES ZONES SOUS-DENSES

La commission, sur proposition du rapporteur, a souhaité porter une attention toute particulière aux mesures spécifiques aux territoires à la démographie médicale la plus préoccupante, qui concentrent les handicaps en matière d'accès aux professionnels de santé et où les habitants rencontrent les difficultés les plus grandes pour le bon déroulement de leur parcours de soins.

Comment sont définis les territoires où l'accès aux soins est insuffisant ?

Les zones caractérisées par « une offre de soins insuffisante ou par des difficultés dans l'accès aux soins » (dites zones « sous-denses ») sont définies par les agences régionales de santé (ARS), qui déterminent un zonage régional par arrêté en s'appuyant sur une méthodologie nationale définie par arrêté ministériel. Cette classification des zones sous-denses permet d'y mobiliser les mesures destinées à maintenir ou favoriser l'installation de professionnels de santé :

- les zones d'intervention prioritaire (ZIP) : ce sont les zones les plus fragiles en termes d'offre de soins. Dans ces zones, les médecins sont éligibles aux aides conventionnelles et aux exonérations fiscales ;- les zones d'action complémentaire (ZAC) : ce sont des zones fragiles, mais à un niveau moins préoccupant que les ZIP. Dans ces zones, les médecins sont éligibles notamment aux aides des ARS et des collectivités territoriales.

L'arrêté ministériel du 1 er octobre 2021 a fait évoluer la méthodologie pour la délimitation du zonage régional, en associant les acteurs locaux pour une meilleure prise en compte de la dégradation de l'offre de soins dans certains territoires. Cet arrêté reprend les grands principes de la méthodologie zonage issus de l'arrêté de 2017 (maille de territoire de vie-santé [TVS], mise à disposition de l'indicateur APL, classement des zones sous-denses en ZIP et ZAC) en renforçant la place des décisions locales et davantage de souplesse au profit des ARS : de cette manière, aucun classement de zones n'est imposé par la méthodologie nationale.

Au terme de la dernière actualisation issue de l'arrêté ministériel d'octobre 2021, la population située en zone d'intervention prioritaire est passée de 18 % à 30,2 % : près d'un tiers des Français résident donc dans un « désert médical » ! Contrairement à l'intuition, c'est l'Île-de-France qui est la région la plus touchée : 62,4 % de la population francilienne est concernée par une offre de soins insuffisante ou des difficultés dans l'accès aux soins. Les données et les analyses sont convergentes, qu'elles émanent des organismes publics ou des chercheurs : l' accessibilité aux soins continue à se détériorer , quel que soit l'indicateur retenu pour appréhender la situation. Les écarts de densité médicale sont particulièrement marqués entre départements, ainsi que le montre le graphique ci-dessous.

Les travaux du professeur Emmanuel Vigneron, géographe de la santé entendu par la mission d'information, ont montré que le nombre de médecins généralistes (libéraux exclusifs et exercice mixte) par rapport à la population a diminué en moyenne de 1 % par an en France entre 2017 et 2021 . Les trois quarts des départements français subissent une érosion de leur densité médicale, dix-sept parviennent à la maintenir et seuls huit voient la situation s'améliorer.

Carte publiée dans Le Monde du 15 mars 2022.

Sources : Recensements de la population, Insee ; ASIP-Santé RPPS - Drees, ministère de la santé.

Données au 1 er janvier du millésime

Conception et calculs : Emmanuel Vigneron, professeur honoraire des universités,
Infographie
Le Monde

Une étude de la Dress de septembre 2021 19 ( * ) a, quant à elle, mis en évidence que l'accessibilité géographique aux médecins s'était dégradée de - 6 % entre 2016 et 2019, tandis que celle des infirmiers, masseurs-kinésithérapeutes et sages-femmes s'améliore (respectivement + 9 %, + 9 % et + 16 %), ce qui conforte les solutions préconisant une meilleure coordination des soins entre les professions médicales et paramédicales. L'étude souligne qu'« environ 3 % de la population, soit 1,7 million de personnes, font partie des moins bien lotis en termes d'accessibilité à la fois aux médecins généralistes, aux infirmiers et aux masseurs-kinésithérapeutes. Les trois quarts de ces personnes vivent dans des territoires ruraux. » La typologie de ces territoires est la suivante : 17 % de territoires isolés, 17 % au sein des petites et moyennes aires urbaines et 41 % au sein des grandes aires urbaines.

Afin d'appréhender les disparités territoriales à l'échelle départementale au 1 er janvier 2021, le tableau ci-après récapitule les 10 départements les mieux et les moins bien dotés en médecins.

Départements les mieux et les moins bien dotés
en médecins
(généralistes + spécialistes)

Les 10 départements les plus denses

Médecins

Généralistes

Spécialistes

Paris

Hautes-Alpes

Paris

Hautes-Alpes

Paris

Rhône

Rhône

Savoie

Alpes-Maritimes

Alpes-Maritimes

Pyrénées-Atlantiques

Bouches-du-Rhône

Bouches-du-Rhône

Hautes-Pyrénées

Hérault

Hérault

Hérault

Val-de-Marne

Gironde

Haute-Vienne

Gironde

Haute-Garonne

Gironde

Haute-Garonne

Côte-d'Or

Bouches-du-Rhône

Côte-d'Or

Pyrénées-Atlantiques

Finistère

Hauts-de-Seine

Les 10 départements les moins denses

Médecins

Généralistes

Spécialistes

Mayotte

Mayotte

Mayotte

Eure

Eure

Meuse

Ain

Seine-et-Marne

Eure

Mayenne

Eure-et-Loir

Ain

Eure-et-Loir

Val-d'Oise

Mayenne

Meuse

Aisne

Guyane

Seine-et-Marne

Ain

Haute-Loire

Indre

Cher

Lozère

Oise

Oise

Creuse

Cher

Seine-Saint-Denis

Indre

Source : Sénat, à partir des données fournies
par le Ministère des solidarités et de la santé.

Pour appréhender le phénomène au plus près des territoires et permettre des comparaisons spatiales, la Drees et l'Irdes ont développé l'indicateur d' accessibilité potentielle localisée (APL) qui mesure l'adéquation spatiale entre l'offre et la demande de soins de premier recours (hors hôpital). Cet indicateur tient compte notamment de la proximité, de la disponibilité des médecins généralistes et des besoins de la population selon l'âge. Calculé au niveau de la commune, il tient compte de l'offre et de la demande issues des communes environnantes, de façon décroissante avec la distance. Il intègre en outre une estimation du niveau d'activité des professionnels en exercice, sur la base des observations passées, ainsi que des besoins relatifs de soins de la population locale, à partir des consommations de soins moyennes observées par tranche d'âge. Il se lit comme une densité, en équivalents temps-plein (par an) pour 100 000 habitants pour les professions paramédicales et en nombre de consultations accessibles par an et par habitant pour les médecins généralistes et les autres professionnels de santé.

Source : La France et ses territoires, Insee Références, édition 2021.

Au sens de cet indicateur, l' offre médicale est considérée comme insuffisante lorsqu'elle est inférieure à 2,5 consultations par habitant . Une représentation cartographique des résultats obtenus commune par commune permet de représenter les zones où l'accès aux soins est sous tension et leur évolution dans le temps, ainsi que l'illustrent les cartes reproduites ci-dessous.

Par construction, ce seuil de 2,5 consultations par an comporte une part d'arbitraire : le relever ou l'abaisser contribuerait à modifier la perception des difficultés spatiales d'accès aux soins. L'APL est un indicateur sophistiqué qu'il ne faut cependant pas écarter, car il permet une représentation du phénomène de difficulté d'accès aux soins. Il pourrait néanmoins être utile de l'approfondir au moyen d'autres indicateurs, qui permettraient de saisir d'autres aspects du phénomène à l'échelon individuel , étant entendu que l'accès aux soins est lui-même pluridimensionnel ainsi que l'a montré un article fondateur 20 ( * ) publié il y a quarante ans. Les délais d'accès à une consultation programmée et non programmée, la distance qui sépare le patient du professionnel de santé le plus proche, avec l'ajout, par exemple, d'un critère de disponibilité sous trois jours, ou le nombre de médecins par habitant avec une pondération tenant compte de l'âge des patients seraient également pertinents. Aucun indicateur univoque n'est à lui seul suffisant pour englober l'ensemble des inégalités territoriales d'accès aux soins : il est indispensable de croiser les approches cartographiques, les données démographiques, les indicateurs composites et le ressenti des patients.

Proposition 11 : Afin de mieux cerner les difficultés territoriales d'accès aux soins et décliner des objectifs pertinents d'accessibilité dans chaque territoire, instaurer un Conseil national d'orientation de l'accès territorial aux soins et des commissions départementales de la démographie médicale.

A. CORRIGER LES DÉSÉQUILIBRES MÉDICAUX TERRITORIAUX LES PLUS FLAGRANTS EN AGISSANT SUR L'INSTALLATION DES MÉDECINS

L'enquête précitée « Soigner demain » du CNOM fait ressortir que la lutte contre les inégalités d'accès aux soins est une mission prioritaire pour 60 % des médecins interrogés et importante mais non prioritaire pour 32 % d'entre eux. Les étudiants en médecine entendus par le rapporteur témoignent d'une prise de conscience forte de la saillance du problème, même si leur formation ne les sensibilise pas particulièrement à cette problématique.

L'importance de la lutte contre les zones blanches médicales est aujourd'hui unanimement reconnue : la dégradation de la situation contribue à l'inscription du sujet au plus haut des agendas politiques, notamment par les associations d'élus locaux, régulièrement sollicitées par des collectivités désemparées par les difficultés d'accès aux soins de leurs habitants. Un nombre croissant de jeunes professionnels admettent que des concessions sont devenues indispensables et urgentes, dans le cadre d'une nouvelle politique de répartition depuis les stages d'internat jusqu'à l'installation.

Le sujet de la liberté d'installation des médecins, longtemps tabou, est entré dans le débat public et fait l'objet de propositions d'aménagement. La relative inefficacité des aides à l'installation et le sentiment d'avoir tout essayé contribuent à donner plus de visibilité et de crédit aux partisans de la régulation, voire de la coercition. Les médecins y sont majoritairement hostiles : 66 % des médecins actifs et 88 % des étudiants sont opposés à la limitation de la liberté d'exercice dans les zones bien dotées, d'après l'enquête « Soigner demain ». Plus les médecins sont jeunes, plus ils y sont opposés.

Les leçons des expériences étrangères incitent à la prudence 21 ( * ) , avec de potentiels effets pervers : l'obligation temporaire d'exercice en zone sous-médicalisée est une solution de court terme, qui dans certains cas peut être contre-productive à long terme et si la régulation de l'installation peut conduire à une répartition géographique plus équitable, elle n'évite pas pour autant les pénuries localisées. Une fois encore, il convient de relativiser l'efficacité des mesures isolées et de rappeler la plus grande efficacité de stratégies plus globales.

Sans remettre en cause le principe de liberté d'installation, son adaptation temporaire à court terme dans certaines zones sur-dotées pourrait être envisagée 22 ( * ) , afin d'éviter une accumulation de l'offre là où elle est déjà particulièrement forte et tendre à une meilleure adéquation entre densité médicale et première installation. De son côté, la Cour des comptes avait recommandé dans un rapport de 2017 23 ( * ) l'instauration d'un mécanisme de conventionnement sélectif des médecins spécialistes : dans les zones sur-dotées en spécialistes de secteur 2, en autorisant uniquement des conventionnements en secteur 1 et imposant un plancher d'actes à tarifs opposables aux spécialistes déjà installés en secteur 2 ; dans les zones sous-dotées, rendre obligatoire l'adhésion des médecins s'installant en secteur 2 à l'option de pratique tarifaire maîtrisée.

Dès lors que les mesures de régulation sont susceptibles de générer des effets pervers (recul de l'âge d'installation, préférence pour le statut de remplaçant, déconventionnement, départ à l'étranger, progression du salariat, installation aux frontières des zones sous-denses, etc.) et d'entraîner un désintérêt pour certaines spécialités médicales, il convient d'être particulièrement vigilant au calibrage retenu . Il serait préférable dans un premier temps que la régulation ne porte que sur l'installation dans les zones sur-denses, qui ne pénalisent ni les patients ni les médecins en exercice. Une vigilance particulière devra être accordée aux effets de seuil , pour ne pas pénaliser les territoires à la densité médicale moyenne, en fixant par exemple un seuil supérieur de 15 ou 20 % à la moyenne nationale.

Proposition 12 : Conditionner, dans les zones sur-dotées, l'installation à la cessation d'activité d'un médecin exerçant la même spécialité afin de favoriser une meilleure répartition territoriale des médecins.

Une fois cette mesure évaluée et en fonction des résultats qu'elle permet d'obtenir dans la résorption des inégalités territoriales, il conviendra d'évaluer l'opportunité de la mise en place d'un conventionnement sélectif temporaire pour rééquilibrer les installations dans les zones sous dotées .

Proposition 13 : Instaurer un conventionnement sélectif temporaire pour rééquilibrer les installations dans les territoires sous-dotés.


* 19 Les trois quarts des personnes les plus éloignées des professionnels de premier recours vivent dans des territoires ruraux, Blandine Legendre (Drees), Études et résultats n° 1206, septembre 2021.

* 20 The Concept of Access : Definition and Relationship to Consumer Satisfaction, Roy Penchansky and J. William Thomas, Medical Care Vol. 19, No. 2 (1981). Selon ces auteurs, l'accès aux soins comprend la disponibilité de l'offre, l'accessibilité spatiale, l'organisation des services de santé (les horaires), l'accessibilité financière et l'acceptabilité des soins selon les attentes des patients et leurs caractéristiques.

* 21 Remédier aux pénuries de médecins dans certaines zones géographiques. Les leçons de la littérature internationale , D. Polton, H. Chaput, M. Portela, les dossiers de la Drees n° 89, décembre 2021.

* 22 Comme le propose par exemple la note Trésor-éco n° 247 d'octobre 2019, Comment lutter contre les déserts médicaux ?

* 23 Chapitre 5 : La médecine libérale de spécialité : contenir la dynamique des dépenses, améliorer l'accès aux soins du « Rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale » de septembre 2017.

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