C. UN SECTEUR DE L'ÉDITION EN ÉBULLITION

L'annonce du rapprochement entre les groupes Lagardère et Vivendi a été analysée dans la deuxième partie du présent rapport.

L'attention s'est alors très largement focalisée sur ses conséquences pour le secteur de l'édition , les deux entités étant propriétaires de la première et de la deuxième maison d'édition en France, respectivement Hachette et Editis.

La commission d'enquête a décidé de modifier le programme de ses auditions pour inclure une table ronde le 16 février consacrée à cette question, au vu des inquiétudes nombreuses qui s'exprimaient alors dans la presse.

1. Un secteur français de l'édition déjà très concentré

L'édition française se caractérise par l'existence de très nombreux acteurs, petits groupes ou maisons d'édition indépendantes, aux dimensions variables, dont la production contribue à la diversité éditoriale. On dénombre ainsi en août 2021 plus de 8 339 éditeurs, dont 1 000 exercent une activité économique significative. Pour autant, le secteur apparaît comme extrêmement concentré : selon le classement annuel établi par Livres Hebdo , les dix premiers groupes réalisent en 2020 88 % du chiffre d'affaires cumulé des 200 premiers éditeurs français.

Le paysage éditorial français est cependant marqué par un « duopole », formé par les groupes Hachette et Editis . Cette configuration a sensiblement évolué avec l'apparition d'un troisième groupe, Madrigall , puis d'un quatrième, Media Participations-La Martinière-Le Seuil, mais était toujours d'actualité jusqu'à l'annonce de la fusion.

a) Hachette Livre, premier groupe d'édition en France

Hachette Livre, détenu depuis 1980 par le groupe Lagardère , s'est assuré de longue date la première place dans l'édition française. Comptant 7 755 salariés répartis dans 70 pays dont 2 956 en France, il figure au sixième rang de l'édition mondiale .

Il a réalisé en 2020 un chiffre d'affaires mondial de 2,4 milliards d'euros , soit 54 % du chiffre d'affaires du groupe Lagardère ; 66 % provient de l'étranger à travers ses filiales, notamment aux États-Unis et au Canada, au Royaume-Uni et en Australie (21 %), en Espagne et en Amérique latine (5 %). La France représente 34 % de l'activité d'Hachette avec un chiffre d'affaires de 807 millions d'euros .

Après avoir renoncé à l'achat de Simon & Schuster, repris par Penguin Random House (groupe Bertelsmann), le groupe a acquis aux États-Unis Workman Publishing (jeunesse, pratique, etc.) pour 240 millions de dollars en 2021.

Hachette est ainsi en première position pour l'édition scolaire (Hachette Éducation, Hatier) et les ouvrages de référence et pratiques (Larousse, Dunod, Armand Colin, Le Routard, etc. ) Il est fortement présent en littérature générale (Fayard, Grasset, Calmann-Lévy, Stock, JC Lattès...), en poche (LGF/Le Livre de Poche), en jeunesse (Hachette jeunesse, Hatier jeunesse, etc. ), en bande-dessinée (Éditions Albert-René avec les droits d'Astérix notamment), en beaux livres et livres d'art (Le Chêne, Hazan...).

Enfin, sa filiale Hachette Distribution distribue des éditeurs tiers (Glénat, Albin Michel, Delcourt, etc. )

b) Editis, un deuxième groupe déjà issu en partie d'Hachette

Editis est le deuxième groupe éditorial français avec un chiffre d'affaires de 725 millions d'euros en 2020 et 2 500 salariés.

Editis a été créé en 2004 lors du partage de Vivendi Universal Publishing (ex-groupe de la Cité) imposé à Vivendi par la Commission européenne lors de la cession du groupe entre les 40 % d'actifs repris par le groupe Lagardère et les 60 % restants - le groupe Editis -, remis sur le marché et acquis par le groupe Wendel .

Entre fin 2008 et début 2019, Editis a été la propriété du groupe espagnol Planeta. Ce dernier a cédé l'ensemble de ses parts à Vivendi, sur la base d'une valeur d'entreprise de 900 millions d'euros et après autorisation de l'Autorité de la concurrence du 2 janvier 2019. Vivendi souhaite par ce rachat renforcer les synergies entre l'édition et d'autres industries culturelles.

Editis, à travers plus de 50 maisons d'édition, est notamment présent dans les secteurs des ouvrages scolaires et de référence (Nathan, Bordas, Le Robert, La Découverte, etc. ), de la littérature générale (Plon-Perrin, Robert-Laffont, Le Cherche-Midi, Solar, Belfond, XO, Éditions Héloïse d'Ormesson), du livre illustré, du livre pratique (Solar, First-Gründ, Lonely Planet...) ainsi que du livre de poche (Pocket, 10/18, Fleuve noir, etc. )

À travers sa filiale Interforum , il distribue notamment Michel Lafon, Taschen et le groupe Libella.

Interforum est un pôle majeur de distribution en France, en concurrence avec Hachette Distribution .

2. Les questions posées par la fusion
a) Quelle logique pour le futur groupe ?

Le nouveau groupe rassemblerait, selon Antoine Gallimard, 52 % du top 100 des ventes en France, 78 % de la littérature générale et 74 % dans le domaine scolaire. Son chiffre d'affaires le placerait au troisième rang mondial dans l'édition grand public et l'éducation avec un chiffre d'affaires de 3,1 milliards d'euros, encore loin cependant de Bertelsmann (4,1 milliards d'euros).

Deux options sont évoquées pour mener à bien cette opération au regard des exigences communautaires en matière de concurrence :

? première option : céder Editis . Vivendi « échangerait » alors en bloc le deuxième éditeur le plus important contre le premier. Il s'agit de l'option la plus simple à mettre en oeuvre, car elle ne poserait pas de problèmes en matière de concurrence ;

? seconde option : réaliser des ventes ciblées de certaines maisons d'édition pour répondre a minima aux exigences posées par les autorités européennes.

Aucune partie prenante n'a encore fait part de ses intentions . Cependant, Vincent Bolloré, lors de son audition devant la commission d'enquête le 19 janvier, a livré un constat et deux orientations essentielles, déjà rappelés dans la deuxième partie du rapport :

« Permettez-moi ensuite de vous donner un exemple très parlant de concentration horizontale. Aux États-Unis, Hachette et Editis étaient trop petits pour acheter les éditions Simon & Schuster. Ils auraient pu le faire ensemble, mais c'est finalement Bertelsmann qui l'a racheté. Même si Hachette et Editis se mariaient, ce qui n'arriverait pas sans que des mesures soient prises en France , nous ne serions encore que les troisièmes, loin derrière les premiers en termes de valeur et de profitabilité . »

De ces propos du principal actionnaire du futur ensemble, on peut retenir :

? un argument « économique » déjà évoqué pour justifier les concentrations, à savoir la nécessité de se regrouper pour parvenir à un groupe de taille mondiale , sur le modèle de Bertelsmann. Le même Vincent Bolloré a ainsi indiqué au cours de la même audition : « Dans le monde de l'édition, à l'exception de quelques personnes gagnant beaucoup d'argent, les auteurs ne s'en sortent pas avec leurs droits d'auteur. Un groupe capable de proposer à un auteur français de traduire son oeuvre à l'étranger, de l'adapter en série ou en plus petits éléments digitaux pour les passer sur Dailymotion, Canal ou autre, me semble être un sujet passionnant pour ce fameux softpower, qui reste très important pour la France » ;

? le fait que l'option d'une simple vente d'Editis soit écartée, puisqu'elle n'est absolument pas évoquée ;

? corrélativement, la reconnaissance de la nécessité pour Vivendi de se séparer d'actifs , tant une fusion pure et simple sans obligations paraît peu probable.

Les conséquences de cette opération sont donc extrêmement sensibles pour le secteur de l'édition.

b) Les inquiétudes du monde de l'édition

Le monde de l'édition, en dehors des deux groupes concernés, n'a pas manqué d'exprimer sa très vive préoccupation face à ce rapprochement.

Le Syndicat des libraires a émis dès le 21 septembre un communiqué de presse à la tonalité non équivoque : « Les libraires sont convaincus qu'au-delà des risques pour leur profession, c'est l'ensemble des équilibres du marché du livre qui s'en trouverait bouleversé, impactant la création, la diversité et le maintien d'acteurs indépendants. »

Le titre d'une tribune parue le 4 janvier dans le quotidien Le Monde par des associations d'auteurs est encore plus explicite : « Péril sur la biodiversité littéraire ».

Enfin, les éditeurs, hormis les deux groupes concernés, ont à leur tour fait part de leur préoccupation, par la voie de l'ancienne ministre de la culture Françoise Nyssen et d'Antoine Gallimard. Ce dernier a indiqué devant la commission d'enquête : « La concentration dans les médias peut aller de pair avec une concentration sur le marché de l'édition. C'est le cas pour l'OPA que s'apprête à lancer Vincent Bolloré sur le groupe Lagardère, qui pourrait aboutir à la fusion des deux premiers groupes d'édition français, Editis et Hachette, au sein d'un même groupe de médias et de communication. Cette perspective est une menace réelle pour tout le secteur. Elle peut mettre dans les mains d'un seul d'importants catalogues et les moyens effectifs de les exposer très largement . »

Les inquiétudes semblent relever de quatre catégories distinctes .

(1) Première catégorie, la crainte d'une politique éditoriale moins favorable à la diversité avec un nouvel acteur dominant

Les craintes sont focalisées sur la capacité du futur groupe à imposer des choix éditoriaux dans un sens contraire aux valeurs qui fondent l'économie globale du livre , constituant une forme de compensation entre ouvrages à fort tirage et publications destinées à une vie plus longue dans les catalogues.

Antoine Gallimard l'exprime ainsi : « L'exercice d'un monopole sur les best-sellers aurait des effets délétères pour la vitalité éditoriale française et sa diversité, la privant ni plus ni moins de sa capacité d'autofinancement . (...) Le regroupement des titres de Prisma, de Paris Match , du JDD , d'Europe 1, de Canal+, de CNews et peut-être d'autres encore, à l'avenir, a de quoi inquiéter, en particulier si cette concentration s'accompagne de choix idéologiques forts - la promotion d'une culture de masse trop conformiste . »

Cette inquiétude est fortement partagée par Christophe Hardy , président de la société des gens de lettres (SGDL) : « La diversité éditoriale est une réalité économique dont les enjeux dépassent la seule économie. Elle garantit l'expression libre et plurielle des idées, des pensées et des imaginaires . »

(2) Deuxième catégorie, le secteur de la distribution de livres dont les deux acteurs dominants sont Interforum (Editis) et Hachette Distribution

Guillaume Husson, délégué général du syndicat de la librairie française, présente ainsi le mécanisme de distribution : « Ce sont des professions dont on parle moins, mais qui sont stratégiques pour le fonctionnement du marché du livre et du point de vue des relations avec les librairies. Ces deux groupes diffusent et distribuent leurs propres maisons d'édition, mais aussi de nombreux éditeurs indépendants. Le poids d'Hachette et d'Editis est aujourd'hui cinq fois supérieur à celui de leurs principaux concurrents, Média Participations et Madrigall ».

Comme l'indique Antoine Gallimard : « 50, c'est le pourcentage des exemplaires vendus en France qui seraient diffusés par cette même entité, c'est-à-dire régis par des contrats commerciaux négociés et signés par ses filiales de diffusion. Plus grave, en supermarché, ce taux atteindrait 100 % . (...) Ces chiffres suffisent pour démontrer l'impossibilité d'une fusion entre le premier et le deuxième groupe d'édition français . »

Il paraît en effet impossible d'envisager une structure intégrée avec deux distributeurs, et il est apparu lors des auditions qu'il n'était pas possible d'autonomiser la distribution par rapport à l'édition. Il en résulte une situation socialement complexe pour les salariés de ces deux groupes, et potentiellement dangereuse pour les libraires qui seront directement confrontés à un acteur très dominant qui limiterait leur pouvoir de négociation, comme l'indique Guillaume Husson : « Si la fusion d'Hachette et d'Editis devait se réaliser, ce déséquilibre du rapport de forces économique et commercial serait, pour les libraires, considérablement aggravé. Leurs marges seraient encore plus réduites qu'aujourd'hui. »

(3) Troisième catégorie, le risque d'un fort déséquilibre dans la relation entre auteur et éditeur

Comme exprimé par Christophe Hardy, président de la SGDL : « Nous avons plus d'une raison de nous alarmer des risques économiques que ferait peser sur nous un tel mastodonte. La relation entre auteurs et éditeurs est déjà très déséquilibrée . (...) L'apparition d'un acteur surpuissant ne manquera pas d'affaiblir notre capacité à négocier, collectivement et individuellement . »

La table ronde a ainsi été l'occasion, un peu éloignée du sujet de la commission d'enquête, d'un débat sur la relation entre auteur et éditeur, un sujet sur lequel la commission de la culture s'est récemment penchée avec la proposition de loi de Laure Darcos sur l'économie du livre. Pour autant, cette évocation par le président de la SGDL du statut des auteurs est centrale dans l'appréciation des conséquences telles que perçues de la concentration : « Si demain, j'ai face à moi un groupe surpuissant, quelle possibilité aurai-je de négocier ? Le contrat qui me sera proposé ne risque-t-il pas de se présenter comme un simple contrat d'adhésion aux termes duquel j'accepterai de signer toutes les clauses présentées comme non négociables, suivant une logique du "c'est à prendre ou à laisser" ? »

Les auteurs semblent au passage n'accorder qu'une croyance très limitée dans la faculté d'un groupe intégré à mieux valoriser leurs oeuvres par le biais de séries par exemple - une éventualité il est vrai probablement peu fréquente au regard d'une production éditoriale de 70 000 titres par an.

(4) Quatrième catégorie, les incertitudes nées de la recomposition d'un paysage de l'édition

L'édition serait durablement bouleversée non seulement par la fusion, mais également par les cessions qui devront très vraisemblablement la précéder . Si certains éditeurs, comme Antoine Gallimard a pu le reconnaître à demi-mot, pourraient en tirer profit pour se développer, le mouvement est cependant plein d'inconnues pour les auteurs, les salariés et les libraires.

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Il est difficile à la commission d'enquête de formuler une opinion sur une opération en cours, encore très floue dans ses contours et même incertaine dans sa réalisation. On peut cependant souligner qu'un accord de la Commission européenne constituerait un réel changement par rapport à sa décision de 2004 , où elle avait justement procédé au démantèlement partiel de Vivendi Publishing pour une part de marché comprise entre 35 % et 40 %.

Dès lors, il est essentiel de s'assurer que les craintes exprimées de manière assez large par la profession seront entendues et prises en compte, pour ne pas risquer de déstabiliser un secteur de l'édition fragile et qui demeure un vrai succès de notre pays .

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