Rapport n° 593 (2021-2022) de M. David ASSOULINE , fait au nom de la CE Concentration dans les médias, déposé le 29 mars 2022

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N° 593

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2021-2022

Rapport remis à M. le Président du Sénat le 29 mars 2022

Enregistré à la Présidence du Sénat le 29 mars 2022

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission d'enquête (1) afin de mettre en lumière
les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les

médias en France et d' évaluer l' impact de cette concentration dans une démocratie ,

Président
M. Laurent LAFON,

Rapporteur
M. David ASSOULINE,

Sénateurs

Tome II - Comptes rendus

(1) Cette commission est composée de : M. Laurent Lafon , président ; M. David Assouline, rapporteur ; MM. Jean-Raymond Hugonet, Max Brisson, Mme Else Joseph, M. Michel Laugier, Mme Sylvie Robert, MM. Julien Bargeton, Bernard Fialaire, Mme Monique de Marco, MM. Pierre-Jean Verzelen, Pierre Laurent , vice-présidents ; M. Jean-Baptiste Blanc, Mme Toine Bourrat, MM. Vincent Capo-Canellas, Pierre Charon, Mmes Jacqueline Eustache-Brinio, Laurence Harribey, Évelyne Renaud-Garabedian, M. Rachid Temal, Mme Anne Ventalon.

TRAVAUX EN COMMISSION

Mardi 30 novembre 2021
Audition des experts des médias - Audition de Mme Nathalie Sonnac, professeur des universités, Paris II - Panthéon-Sorbonne-Assas, ancienne membre du collège du Conseil supérieur de l'audiovisuel, M. Olivier Bomsel, professeur à Mines ParisTech, directeur de la chaire sur l'économie des médias et des marques, et Mme Julia Cagé, « Associate professor » d'économie à Sciences Po-Paris

M. Laurent Lafon , président . - Mes chers collègues, nous avons aujourd'hui le plaisir d'ouvrir les travaux de notre commission d'enquête sur la concentration des médias en France qui, je le rappelle, est issue d'une demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, et dont le rapporteur est David Assouline. Je remercie en votre nom nos trois invités, qui vont nous permettre d'entrer dans le vif du sujet.

Madame Nathalie Sonnac, vous êtes professeur à l'université Paris II, spécialiste de l'économie des médias. Vous avez exercé de nombreuses fonctions : vous avez notamment été membre du Conseil national du numérique entre 2013 et 2015 et, bien entendu, membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) entre 2015 et 2021. Votre double casquette d'universitaire et de praticienne permettra d'éclairer très utilement les travaux de la commission.

Monsieur Olivier Bomsel, vous êtes professeur d'économie à Mines ParisTech. Depuis 1998, vous avez orienté une partie de vos travaux sur les médias et vous intervenez très régulièrement à ce titre dans la presse. Vous êtes également, ce qui est peu fréquent pour un universitaire, producteur de cinéma.

Enfin, Mme Julia Cagé, qui nous rejoindra dans quelques minutes, est économiste et Professeure des universités à Sciences Po Paris. Ses travaux portent sur l'économie des médias et le financement de la démocratie. À ce titre, notre commission ne pouvait pas se passer de sa présence, d'autant qu'elle propose, au travers de ses ouvrages - je pense en particulier à l'ouvrage intitulé L'information est un bien public : Refonder la propriété des médias , écrit avec Benoît Huet et publié en février dernier -, une réflexion extrêmement stimulante, hors des sentiers battus sur la thématique centrale de notre commission.

Cette audition est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Nathalie Sonnac et M. Olivier Bomsel prêtent successivement serment.

Mme Nathalie Sonnac, professeur des universités, Paris II - Panthéon-Sorbonne-Assas, ancienne membre du collège du Conseil supérieur de l'audiovisuel . - Le contexte dans lequel nous nous informons et nous nous divertissons aujourd'hui est fragmenté, mondial et pluriel. Si je devais décrire le processus qui a abouti à la concentration industrielle des médias, je mettrais l'accent sur quatre points : la numérisation de l'information, les nouvelles technologies et les nouveaux usages ; l'environnement concurrentiel dans lequel les médias évoluent, avec une fragmentation des audiences et l'hyperpuissance économique et financière des nouveaux acteurs ; le fait que les Français s'informent aujourd'hui principalement en ligne et sur les réseaux sociaux ; le modèle économique des plateformes numériques, qui les conduit à occuper une position hégémonique dans l'espace informationnel, mais aussi communicationnel. Ce dernier aspect représente un danger démocratique, comme j'ai eu l'occasion de le rappeler dans une tribune publiée la semaine dernière.

Pour autant, les médias véhiculent des valeurs démocratiques à la fois en termes de contenu et de sens. Ils génèrent de nombreuses externalités positives pour la société, tant en matière d'accès à la culture et à l'information qu'en matière de divertissement et de formation. Mais ces biens ne sont pas des marchandises comme les autres : ils ne peuvent se limiter au seul bon fonctionnement du marché !

Pour le secteur de l'audiovisuel, c'est la loi de 1986 qui s'applique en matière de concentration, mais elle a déjà été modifiée quatre-vingt-six fois. La dernière révision date du 1 er juillet 2021 et concerne la transposition de la directive Services de médias audiovisuels (SMA), qui élargit le champ de régulation du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Néanmoins, l'actuel dispositif anti-concentration n'a pas été modifié.

Aujourd'hui, le numérique est partout. Nous assistons à une révolution technologique - 70 % des téléviseurs sont connectés -, mais aussi économique et d'usage. L'offre de contenu est très large via la télévision numérique terrestre (TNT), l'ADSL, le câble, la fibre, le satellite, en direct, en différé, etc. Avant de répondre à la question posée relative au phénomène de concentration, il convient de préciser comment s'informe-t-on aujourd'hui ? Quelle est la demande ? Ainsi, 88 % des Français de plus de douze ans déclarent se connecter à internet tous les jours et 63 % utilisent internet pour suivre l'actualité. Par ailleurs, 73 % de la population est multi-équipée. Une personne sur deux possède une tablette numérique. Près des deux tiers des 18-24 ans s'informent uniquement sur internet et les réseaux sociaux via leur smartphone : YouTube, Twitter, Snapchat, Twitch et TikTok ont leur préférence. Nous assistons donc à une réorganisation complète de l'accès à l'information dans le monde numérique ; les Gafa - Google, Apple, Facebook et Amazon -, y occupent une position hégémonique. Surpuissantes économiquement et financièrement, elles imposent les règles du jeu démocratiques.

La mécanique du modèle d'affaires des plateformes dérive véritablement de la façon dont, en 1836, Émile de Girardin, en créant le quotidien « à bon marché » La Presse , s'est appuyé sur le financement par la publicité pour promouvoir la diffusion de masse. L'actuel accès gratuit à l'information, qu'il s'agisse de la télévision, de la radio ou de la presse papier, repose sur ce mécanisme de subvention par les annonceurs (modèle à deux versants). Avec les plateformes, cette mécanique s'applique « puissance n », la valeur du réseau augmentant avec le nombre d'utilisateurs : cette mécanique d'interactions entre annonceurs et lecteurs appelée effet de réseau croisé structure l'économie numérique et conduit l'émergence de plateformes de grandes tailles, c'est ce que l'on appelle : « the winner takes all. » Les plateformes dominantes mettent en place des barrières à l'entrée, ce qui renforce la concentration. Toutes les études économiques mettent en évidence que la maîtrise des données et l'optimisation fiscale renforce le phénomène de concentration.

Le marché de la publicité, qui alimente cette mécanique et est au coeur de l'économie des médias. Le marché de la publicité en ligne pèse environ 6 milliards d'euros, pour un marché global de 14 milliards d'euros tous médias confondus. Les plateformes numériques « siphonnent » les recettes publicitaires des médias traditionnels, qui sont très peu présents sur le marché de la publicité en ligne. Ce marché est dominé par trois acteurs : Google, Facebook et Amazon qui en captent près de 80%. Il est très complexe, avec de nombreux intermédiaires techniques, où .les ventes automatisées pénalisent notamment les acteurs traditionnels. Les plateformes numériques jouent le rôle de gatekeeper , c'est-à-dire des points de passage obligés pour les acteurs traditionnels.

Vous l'aurez compris, selon moi, Facebook, qui compte plus de 2,5 milliards d'utilisateurs, peut être considéré comme un média de masse, une sorte d'agora.

Ces mouvements de concentration des médias s'observent largement aux États-Unis où se multiplient notamment ces dernières années des opérations de fusion. Le marché est très concurrentiel et les acteurs sont de plus en plus puissants, car ils ont besoin de moyens importants pour investir dans l'acquisition de droits devenus de plus en plus chers - films, séries, cinéma, droits sportifs -, ainsi que dans la recherche et le développement. Sur cinq ans, la totalité des dépenses en faveur de la production audiovisuelle et cinématographique de TF1, de M6, de Canal+ et de France Télévisions s'est élevée à 6 milliards d'euros, contre 17 milliards de dollars pour Netflix en un an. C'est dire combien ces acteurs sont surpuissants !

Un certain nombre de groupes européens tentent d'avoir une position forte en Europe. Je pense à Bertelsmann, qui se restructure, au groupe Murdoch et à Mediaset. Il en va de même en France, où la tendance est également aux mouvements de fusion et de concentration, qu'il s'agisse de l'extension du groupe Vivendi-Bolloré ou du projet de fusion entre TF1 et M6.

Autre point important, et pardon de revenir en arrière, les algorithmes et l'intelligence artificielle, sont aussi complètement constitutifs de ce modèle économique à deux versants. Chaque jour de nouveaux services sont offerts pour collecter de la donnée. C'est l'économie du big data : l'offre de nouveaux services et de publicité se trouve enrichie grâce aux millions de traces que nous laissons en navigant sur les différents sites, toujours possédés par les mêmes acteurs. Des travaux intéressants sont d'ailleurs conduits sur la question du consentement.

In fine , l'espace informationnel est de plus en plus large, au risque d'être moins démocratique. Le rapport Stigler Committee on Digital Platforms paru en 2019 est éloquent, et la partie qui concerne la communication et des médias est très pertinente. L'analyse empirique est riche et témoigne qu'il existe une perturbation du marché publicitaire, la presse écrite ayant perdu en dix ans en France entre 50 % et 70 % de ses recettes. La viabilité de son modèle économique est donc fragilisée. Le déplacement de l'imprimé vers les sources numériques diminue le pluralisme et augmente la concentration. Ils constatent un déclin du journalisme local dû à l'émergence de cette nouvelle façon de s'informer. Tout cela tend à réduire la participation électorale et entraîne des changements dans les résultats politiques.

Dès 1954, des travaux avaient mis en avant que si l'information contenue dans le média est un bien public, le support demeurait pour partie marchand. Aujourd'hui, le support marchand étant totalement public et intangible, les règles s'en trouvent modifiées.

M. Olivier Bomsel, professeur à Mines ParisTech, directeur de la chaire sur l'économie des médias et des marques . - Avant toute chose, je vous indique que la chaire que je dirige depuis 2008 a été financée par le groupe Vivendi, puis par le groupe Lagardère. J'ai également obtenu des financements de TF1 et de France Télévisions. Actuellement, cette chaire est financée par Vivendi et par la société de conseil Ekimetrics, spécialisée dans la mesure de l'efficacité des investissements publicitaires.

Par ailleurs, je préside une société de production que j'ai fondée avec ma femme il y a une trentaine d'années et que j'ai reprise il y a deux ans.

Enfin, je tiens à dire que personne ne m'a demandé de faire une déclaration liminaire, je m'attendais de la part de la commission d'enquête à des questions, je suis donc embarrassé.

À mon sens, et de façon très générale, peut être considéré comme un média tout ce qui publie, par opposition à la correspondance qui a vocation à rester privée, voire secrète, c'est-à-dire toute information qui circule d'un émetteur vers des récepteurs pour fabriquer du sens. Il est important de garder cette idée à l'esprit.

Dans l'Ancien régime, la publication n'était pas soumise aux mêmes règles que dans les systèmes institutionnels ultérieurs. Le dispositif institutionnel actuel correspond à ce que les économistes appellent un ordre d'accès ouvert, c'est-à-dire un dispositif dans lequel l'économie de marché permet la libre concurrence et l'apparition de groupes d'intérêt sans cesse différents. Les médias servent à faire fonctionner à la fois les marchés et la démocratie représentative, à tout le moins les organisations qui concourent aux compétitions électorales.

À ce titre, l'évolution des médias est très étroitement articulée à l'évolution des ordres sociaux, singulièrement dans le régime de l'ordre d'accès ouvert dans lequel nous vivons en France depuis 1881, c'est-à-dire depuis la loi qui autorise la liberté de la presse et la liberté d'organisation.

La grande originalité de l'époque est l'apparition de dispositifs qui sont à la fois des dispositifs de correspondance et de publication. Les réseaux sociaux, appelés maintenant médias sociaux, contrairement à ce qui se pratiquait dans le monde « analogique », n'ont plus besoin de système dédié pour séparer correspondance et publication. La publication a toujours été associée à des systèmes techniques très identifiés : l'imprimerie, la presse, ainsi que les outils de radiodiffusion et l'affichage. La correspondance, quant à elle, se faisait grâce au courrier, au télégramme, au télex, etc.

Les réseaux sociaux ont ceci de particulier qu'ils permettent à la fois la création d'organisations absolument essentielles au bon fonctionnement de la démocratie représentative, puisque des groupes d'intérêt vont se former qui auront vocation à être représentés dans le système politique, et une représentation sociale desdits groupes à travers des outils de publication, ce que l'ordonnance de 1945 sur la presse prévoyait de manière beaucoup plus rigide, en associant à chaque fois un organe de presse à une organisation politique et en mutualisant la distribution des journaux par un système collectif de messagerie.

Aujourd'hui, en raison de la concurrence mondiale, l'économie bouge beaucoup plus rapidement. Les groupes d'intérêt apparaissent aussi de manière beaucoup plus rapide que dans l'ancien monde. Les réseaux sociaux sont le reflet de cette situation et concourent, selon moi, à son insertion dans la démocratie représentative.

Que deviennent les anciens médias dans ce dispositif ? Comment sont-ils contournés, voire siphonnés, par les nouveaux médias ? En quoi bénéficient-ils d'externalités positives sur leur audience ? Ces interrogations demeurent entières.

Comme l'a souligné Nathalie Sonnac, les acteurs dominants au niveau mondial dans les nouveaux médias sont américains, excepté en Chine. De ce point de vue, la question du soft power ou de la structuration d'une représentation de la culture et de l'expression française, voire européenne, pose une série de problèmes.

M. Laurent Lafon , président . - Madame Cagé, je vous souhaite la bienvenue. Je dois préciser qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts et conflits d'intérêts en relation avec l'objet de notre commission.

Je vous invite également à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Julia Cagé prête serment.

Mme Julia Cagé, « Associate professor » d'économie à Sciences Po-Paris . - Cette commission, importante, se réunit dans un contexte que nous pourrions qualifier d'urgent. Elle m'apparaît comme un complément nécessaire, mais peut-être un peu tardif, de la mission diligentée par la ministre de la culture et le ministre de l'économie et des finances sur la question de la concentration des médias. Nous pouvons craindre en effet que ses conclusions, comme celles de la mission, n'arrivent trop tard pour résoudre les problèmes importants qui se présentent aujourd'hui.

La question qui se pose porte sur la validité des dispositifs à l'oeuvre en France pour éviter une concentration excessive dans le secteur des médias.

Il existe une loi, qui a évolué lentement depuis sa promulgation en 1986. Vue de 2021, cette évolution me paraît toutefois comparable à un dépoussiérage de chandeliers opéré pour faire face à l'introduction de l'électricité ! En effet, malgré les nombreux amendements dont elle a fait l'objet, cette loi n'est plus du tout adaptée au contexte actuel. En témoignent, d'une part, la fusion qui est en train de se produire entre TF1 et M6 et, d'autre part, l'emprise grandissante de Vivendi dans le secteur des médias.

La loi de 1986 prend l'eau de toutes parts, notamment à trois endroits différents.

Les dispositifs monomédia, ou sectoriels, qui portent sur la concentration dans le secteur de la presse, sont doublement insuffisants. Ils ne concernent tout d'abord que la presse quotidienne d'information politique et générale. À titre d'exemple, la montée annoncée de Vivendi au capital de Lagardère entraînerait une prise de contrôle de Paris Match et du Journal du Dimanche. Or ces deux titres, dont nous pouvons reconnaître l'importance pour le pluralisme, ne sont pas concernés par ce dispositif anti-concentration, puisqu'il s'agit d'hebdomadaires et non de quotidiens d'information politique et générale.

De même, à l'occasion de la prise de contrôle du groupe Prisma Media par Vivendi, validée par l'Autorité de la concurrence au début de l'année, la loi de 1986 n'a pu s'appliquer, car Prisma Media ne comporte que des magazines mensuels - comme GEO , Capital - et hebdomadaires - comme Voici ou Gala . Nous reconnaissons pourtant tous l'importance politique de titres comme Le Journal du dimanche ou Capital.

Indépendamment même de l'arrivée du numérique, la loi précitée, qui ne concerne pas d'ailleurs les sites internet d'information, pèche donc déjà par sa définition étroite de ce qui fait le pluralisme de la presse. Cette définition, sur laquelle nous aurions déjà pu nous interroger en 1986, n'a plus aucune validité aujourd'hui, d'autant que de nombreux magazines quotidiens, mensuels et hebdomadaires rafraîchissent à chaque minute, voire à chaque seconde, le contenu de leur site internet.

En outre, les seuils de concentration inscrits dans la loi sont définis selon un pourcentage de couverture du territoire national, ce qui a rendu possible la constitution de monopoles régionaux dans les secteurs de la presse quotidienne départementale (PQD) et de la presse quotidienne régionale (PQR). Cette tendance, qui s'est accélérée au cours des dernières années, risque de se poursuivre, comme en témoigne l'annonce par NJJ Presse de sa volonté de prendre le contrôle intégral du capital de La Provence .

Sans même évoquer la question du numérique, nous voyons bien que les dispositifs de la loi de 1986 posent plusieurs difficultés.

En ce qui concerne l'audiovisuel, l'interdiction faite aux entreprises de posséder plus de 49 % du capital d'une chaîne de télévision privée dont l'audience moyenne annuelle dépasse 8 % de l'audience totale des services de télévision, décidée pour limiter la concentration dans le secteur de l'audiovisuel, est passée complètement à côté de la notion, pourtant essentielle, d' « actionnaire majoritaire de fait » ou d' « actionnaire de contrôle ». L'actionnaire majoritaire de TF1 est ainsi, aux yeux de tous, Bouygues, alors même que le groupe Bouygues détient moins de 50 % du capital de la chaîne. Le seuil de 49 % paraît donc insuffisant. Toutefois, un nouveau seuil à 40 % ne suffirait peut-être pas davantage. Il faut donc réussir à penser la notion d'actionnaire majoritaire de fait, et l'introduction de règles limitant le droit de vote et le pouvoir de contrôle des actionnaires en place.

En effet, si la volonté à l'oeuvre dans la loi de 1986 était de ne pas permettre à un actionnaire de posséder plus de la moitié du capital, le fait que certains acteurs aient entièrement le contrôle de certains médias montre que cette disposition est relativement inopérante s'agissant du respect du pluralisme de l'information.

La loi de 1986 comporte également plusieurs dispositifs plurimédia, notamment la règle dite du « deux sur trois », qui concerne la radio, la télévision et la presse écrite, et souffre du même problème que la disposition monomédia relative à la presse, puisqu'aucun élément relatif au numérique n'y a été introduit et que seuls les quotidiens sont concernés.

Selon moi, cette loi n'est donc pas à amender, mais à réécrire, en partant de zéro, pour toutes ces raisons ainsi que pour deux raisons supplémentaires. D'une part, seul le hertzien est pris en compte pour la régulation de la télévision. D'autre part, cette loi traite uniquement des problèmes de concentration horizontale et non de la concentration verticale.

Dans l'actualité immédiate se pose la question de la fusion entre TF1 et M6. Selon les dispositions en vigueur, deux autorités indépendantes - l'Autorité de la concurrence et le Conseil supérieur de l'audiovisuel - ont à se prononcer sur cette fusion. Or elles ont des cahiers des charges différents.

Je suis consciente du fait que le paysage médiatique a énormément changé au cours des dernières années, notamment depuis l'arrivée des GAFA et des grandes plateformes de S ubscription Video On Demand (SVOD) comme Netflix, et cette situation appelle à nous interroger sur la loi de 1986. Les partisans comme les opposants à la fusion entre TF1 et M6 s'accordent d'ailleurs sur le fait que cette loi est inopérante. Toutefois, deux problématiques s'opposent : d'un côté, une problématique purement économique, liée à la constitution de géants de l'audiovisuel nationaux, voire européens, et de l'autre côté la question du pluralisme. Or, au nom de la concentration économique - elle devrait pourtant nous interroger sur la menace que font peser les GAFA et les plateformes de vidéos à la demande sur le pluralisme, sur le plan tant de l'information que de la création audiovisuelle -, nous sommes prêts à sacrifier le peu de pluralisme qui nous reste pour résoudre une problématique de surconcentration par la constitution de nouveaux monopoles. Cela me semble tout à fait paradoxal.

M. David Assouline , rapporteur . - Madame Sonnac, dans une tribune publiée dans Le Monde le 20 novembre dernier, vous soulignez que le mouvement de concentration des médias qui s'observe en France tient à la pression exercée par les GAFA, qui passe notamment par l'assèchement des ressources publicitaires. Selon vous, le paysage actuel est-il trop ou pas assez concentré ?

Mme Nathalie Sonnac . - Le paysage médiatique est constitué de télévisions, de radios, de l'affichage, du cinéma, de la presse écrite et de l'ensemble des sites accessibles sur internet, où l'on trouve la déclinaison de l'ensemble des médias existants ainsi qu'une myriade d'autres titres comme Mediapart , accessibles au moyen d'un abonnement.

Le mouvement de concentration des médias existe, puisque des médias divers se trouvent dans le giron d'un seul et même groupe - comme Bolloré ou Murdoch. Mais la mesure utilisée n'est pas idoine. Il y a par conséquent un biais dans la réponse que je pourrais apporter à votre question, car nous manquons d'instruments de mesure sur ce point.

En revanche, il est possible de mesurer la concentration du pluralisme de l'information politique et générale, non avec les instruments de la loi de 1986, qui ne fournissent pas la bonne focale, mais avec des indices de mesure comme la part d'attention, employée par Andrea Prat dans le rapport du centre Stigler. Il s'agit du pourcentage du temps consacré par un individu à une source médiatique, divisé par le temps total qu'il consacre à l'ensemble des sources existantes.

Je ne peux répondre à la question de savoir si un film Disney favorise ou empêche le pluralisme de l'information. En revanche, il s'agit d'un acteur extrêmement puissant dans le champ informationnel et communicationnel.

M. David Assouline , rapporteur . - Au vu de l'importance de l'écart entre les dépenses de production audiovisuelle et cinématographique des grands acteurs de l'audiovisuel français et celles d'une plateforme comme Netflix, considérez-vous que la meilleure façon de résister à ces plateformes passe par le rassemblement des forces capitalistiques et des possibilités d'investissement ?

Mme Nathalie Sonnac . - La constitution de grands groupes industriels français et européens est indispensable dans le monde des médias. Toutefois, la focale doit être plus étroite, elle doit se porter principalement sur le pluralisme. Le champ de l'information et de la communication est en effet très large. Ainsi, par exemple TF1 investit à la fois dans l'information et dans les programmes de fiction. Il faut trouver les outils nécessaires pour garantir le pluralisme. La réglementation et la loi sont indispensables pour protéger les entreprises culturelles. Outre l'utilisation d'un nouvel indice de mesure de la concentration des médias, un remède possible consisterait à chercher « là où cela fait mal », c'est-à-dire sur le marché de la publicité. Pendant longtemps, certains secteurs ont été interdits de publicité à la télévision pour protéger le cinéma. Pourquoi ne pas obliger, de la même façon, les annonceurs à diversifier leurs achats d'espaces publicitaires dans les médias ?

M. David Assouline , rapporteur . - Quel intérêt les grands groupes français comme Bouygues ont-ils à posséder des médias qui ne relèvent pas de leur coeur de métier et ne leur rapportent pas, semble-t-il, autant que leurs autres activités ?

Mme Julia Cagé . - Toute la question est de savoir si l'on parle de rentabilité directe ou indirecte. Tout d'abord, si le retour sur investissement dans le secteur des médias n'est pas aussi important que dans d'autres secteurs, M6 comme TF1 ont très bien surmonté la crise de la covid-19, y compris sur le plan des parts de marché publicitaire.

De plus, une autre forme de rentabilité peut se présenter si l'on interroge les motivations profondes des groupes concernés, qui varient forcément d'un acteur à un autre. C'est une manière d'obtenir de l'accès. Lorsque l'on travaille dans un secteur aussi sensible que le secteur des télécoms, soumis à d'importantes régulations, le fait d'avoir accès aux hommes et aux femmes politiques est loin d'être négligeable. Cela peut donner du pouvoir politique, direct ou indirect. Ainsi, Rupert Murdoch ne s'est jamais caché de financer à la fois les conservateurs au Royaume-Uni et les républicains aux États-Unis, en finançant directement des campagnes électorales mais également aux États-Unis en apportant à certains candidats le soutien de sa chaîne Fox News. De même, nous avons parlé de Vincent Bolloré. Nous savons tous qu'une certaine déclaration de candidature a eu lieu aujourd'hui. Il peut être intéressant d'investir dans le secteur médiatique pour « pousser » un agenda politique.

Il est donc difficile d'avoir une vision globale sur ce sujet, les différents acteurs étant motivés par différents facteurs. Le facteur de l'influence économique est néanmoins très présent. Ainsi, le rachat du Washington Post par Jeff Bezos lui a ouvert des portes à une époque où il était un peu un paria. Or lorsqu'on travaille dans le e-commerce (Amazon), ouvrir les portes du régulateur est loin d'être négligeable !

Cela ne signifie pas pour autant que ce schéma s'applique à chacun. Certains ont sans doute de meilleures motivations que d'autres. Cependant, cette possibilité existe.

S'agissant de Bouygues, il est important de souligner qu'il n'est pas autorisé dans certains pays d'être actionnaire majoritaire d'un média tout en ayant des contrats avec la puissance publique. Ce n'est pas le cas en France, ce qui pourrait également nous interpeller.

M. Olivier Bomsel . - Il existe une tradition française du rôle important de l'État dans l'activité économique et industrielle, qui passe notamment sous la V e République par l'utilisation de la commande publique pour fabriquer des champions nationaux. Ce n'est pas un hasard si Marcel Dassault, qui a monté son entreprise largement sur le développement d'équipements militaires, a cherché une activité dans la presse pour conforter son influence auprès de son donneur d'ordre.

Quand on voit la manière dont s'est constitué le secteur audiovisuel, et singulièrement la télévision, on voit que le général de Gaulle avait voulu que ce fût un monopole d'État, précisément pour contrer le pouvoir politique de la presse, qui était plus diversifiée et indépendante à l'époque. Lorsqu'il s'est agi d'ouvrir le monopole d'État à l'entrée de nouveaux acteurs, le président Mitterrand a choisi celui qui devait devenir son exécuteur testamentaire pour lui confier la première concession de télévision privée - fait très original en France, elle était payante, alors que tous les autres pays du monde avaient libéralisé la télévision en la rendant gratuite.

Les médias ont donc été, au moins dans le régime de la télévision, concédés contre obligations à des amis du pouvoir, qui étaient des industriels puissants dans le pays.

Au fur et à mesure que le paysage s'est complexifié et diversifié moyennant l'apparition de technologies nouvelles, l'organisation industrielle s'est, elle aussi, développée suivant ces conditions initiales.

Mme Nathalie Sonnac . - Le concept d'influence économique et politique me paraît effectivement important. En revanche, je n'ai pas le sentiment qu'il existe un échange privilégié avec les autorités indépendantes de régulation - du moins pour celle que je connais.

Pour répondre plus directement à votre question, on voit bien qu'une possibilité est offerte aux détenteurs de journaux de disposer d'une influence, soit économique - par le biais d'annonceurs publicitaires - soit politique.

M. David Assouline , rapporteur . - Madame Cagé, pouvez-vous développer les exemples des fondations concernant The Guardian et The Irish Times ?

Mme Julia Cagé . - Le secteur des médias vit dans une tension : ses coûts fixes sont élevés et c'est un secteur à rendements croissants ; d'un seul point de vue économique, le modèle parfait serait donc celui du monopole, mais cela ne peut pas fonctionner, car les médias ne sont pas un secteur comme les autres, et cela entrerait en contradiction avec le pluralisme. Il faut donc penser ses fondamentaux économiques en intégrant cette nécessité : assurer l'existence d'un nombre suffisant de médias.

Mme Sonnac a mentionné Andréa Prat ; celui-ci a redéfini la mesure de la concentration dans le domaine des médias aux États-Unis, dans son article Medias Power , et en France, avec Patrick Kennedy, dans leur article Where Do People Get Their News ? Il démontre que, dès lors que l'on prend en compte non seulement la mesure des parts de marché, mais l'attention, on observe des niveaux de concentration plus élevés. En effet, le numérique a conduit à une concentration croissante, comme l'indique la comparaison des parts de marché des journaux sur papier et sur internet. Dans ce dernier cas, l'accès se fait surtout par les réseaux sociaux et les agrégateurs, lesquels mettent en avant les contenus déjà les plus populaires.

S'agissant du modèle de la fondation, il a trois ressorts. Le premier est qu'il permet de sortir les médias de la pure logique de marché. C'est important, dès lors que l'on considère - ce qui est mon cas - que l'information est un bien public. Le principe de base d'une fondation est son but non lucratif. Le deuxième est la protection du capital du média concerné contre toute tentative de rachat, notamment par un actionnaire agressif. C'est inscrit dans les statuts de The Guardian comme de ceux de The Irish Time. Ainsi, aujourd'hui, la seule raison d'être du Scott Trust est de posséder The Guardian. Dans le contexte français, il serait important de veiller à la rédaction de statuts prévoyant que la fondation aurait pour seule raison d'être de protéger le média qu'elle détient. Le Scott Trust a, par exemple, sacrifié beaucoup d'actifs au profit du journal. Enfin, le troisième ressort concerne la gouvernance. Dans ces deux exemples, ceux qui apportent le capital sont séparés de ceux qui détiennent le pouvoir. On peut donc sortir de la logique selon laquelle une action équivaut à une voix ; Google l'a fait au moment de son entrée en bourse : ses fondateurs ne sont plus majoritaires au capital, mais ils le sont en matière de droits de vote. Dans le cas de The Guardian , la gouvernance implique ainsi les journalistes et les salariés.

En droit français, on a connu le cas de La Montagne , mais la régulation en la matière est très peu souple. On a donc autorisé la création de fonds de dotation, dont il existe trois exemples : Mediapart, Libération et Le Monde. Dans les trois cas, l'aspect non lucratif est garanti et le fonds ne verse donc pas de dividendes.

S'agissant de Mediapart , les statuts prévoient que la seule raison d'être du fonds de dotation est de posséder la société qui possède Mediapart. Le capital est complètement incessible et la gouvernance est aux mains de personnalités qualifiées. Si elle n'est pas parfaite, elle tend toutefois vers un modèle positif et implique les salariés.

Libération est un contre-exemple. Le conseil d'administration du fonds de dotation est composé de seulement trois personnes, dont deux sont nommées par SFR, et la troisième par les deux autres. SFR contrôle donc davantage la gouvernance de Libération après le passage en fonds de dotation. De plus, les statuts permettent au fonds de vendre l'actif Libération à tout moment. Notons que le passage en fonds de dotation a sans doute été fiscalement avantageux pour le groupe qui détenait le journal auparavant. Il y a donc détournement du principe de fonds de dotation : ni protection du capital ni gouvernance démocratique.

Le Monde est entre les deux. Sans l'accord du pôle d'indépendance du journal, celui-ci ne peut être cédé, mais la gouvernance pose problème : la majorité des administrateurs sont nommés et révocables à discrétion par M. Xavier Niel, fondateur du fonds de dotation.

Il faut donc des règles précises de gouvernance et d'agrément encadrant l'achat et la vente d'un média d'information politique et générale, qui ne doivent pas relever des possesseurs du média, mais du législateur.

M. David Assouline , rapporteur . - Monsieur Bomsel, vous avez écrit : « L'État a distribué des fréquences de façon discrétionnaire à des acteurs privés, souvent des amis ou des gens d'influence. » Selon vous, « le secteur n'a rien de libéral ou de concurrentiel, aucun autre secteur n'est autant régulé ». Vous semblez déplorer trop de régulation. S'agit-il d'une mauvaise régulation ou d'une régulation trop importante ? Face à la concentration, on est tenté de relever un manque de régulation, vous semblez faire le constat inverse.

M. Olivier Bomsel . - Le secteur audiovisuel est une création de l'État, construit en allouant le spectre hertzien à des concessionnaires, avec un cahier des charges strict. Il fallait notamment acheter à des producteurs indépendants des programmes de télévision, limitant ainsi l'intégration verticale des concessionnaires de fréquences dont les actifs étaient concentrés sur les fréquences distribuées, lesquelles faisaient alors l'objet d'un monopole.

Canal Plus, à sa création, était la seule chaîne privée dépositaire d'une fréquence dont le service de télévision pouvait être vendu. Seule dans sa catégorie, elle a donc pu convaincre en moins de deux ans deux millions de clients. Ceux-ci ont financé une industrie du cinéma qui a connu un renouveau très spectaculaire. L'État a donc concédé une ressource et créé un marché dans lequel il a obligé le concessionnaire à rester concentré sur l'actif concédé et à sous-traiter à des tiers les programmes. Ce dispositif, étendu lors de la privatisation de TF1, a dévié la rente issue des marchés de la télévision vers des officiers de premier rang, les concessionnaires des chaînes, et des producteurs indépendants, qui se sont constitués en corporation. Résultat : au fur et à mesure que de nouvelles chaînes ont été créées, ce dispositif s'est étendu sans jamais pouvoir être réformé. On a ainsi assisté à une première vague de concentration après l'arrivée de la TNT. Des concessionnaires ont été choisis selon la même méthode qu'à l'époque des fréquences hertziennes et on les a laissés revendre leurs fréquences, ce qui a abouti à la situation antérieure à la fusion TF1-M6.

Ce qui est original en France, c'est que l'on a interdit aux chaînes d'être propriétaires des programmes qu'elles finançaient et que l'on a constitué un écosystème industriel dépositaire de la rente. Le secteur est ainsi devenu politiquement impossible à réformer.

M. Jean-Raymond Hugonet . - L'écosystème des médias est puissant et il est en pleine mutation ; pour le réguler, nous ne disposons que d'instruments antiques et très complexes : les lois de 1986, qui n'ont toujours pas été modifiées, et une juxtaposition de règles de droit commun ; nous connaissons une concentration verticale qui ne dérange personne ; et le sacro-saint principe du pluralisme conduit à encourager et à financer par de l'argent public la presse d'opinion, s'agissant de la presse écrite, mais à la critiquer - voire à l'interdire - pour les services d'édition télévisuelle, parce que la diffusion hertzienne repose sur des autorisations de l'État. Selon vous, avec une nouvelle loi, la télévision pourrait-elle suivre le chemin de la presse écrite ?

Mme Julia Cagé . - La question est complexe : faut-il garantir le pluralisme de la télévision de manière interne ou externe ? Pour la presse écrite, les coûts d'entrée sont faibles, un éventail d'opinions y est donc représenté, avec une régulation ancienne, qui date de 1947 par exemple en ce qui concerne la distribution et a permis un grand pluralisme. Il n'en va pas de même en ce qui concerne la télévision, d'abord parce que le nombre de fréquences est réduit. On oppose à cette idée l'existence de la télévision numérique, mais ses audiences sont encore très réduites et elle concerne surtout des jeunes qui ne votent pas. La population qui se déplace aux urnes regarde majoritairement la TNT. Ensuite, les gens zappent chaîne par chaîne, dans l'ordre. On a ainsi pu expliquer le déficit d'audience de France Info TV par sa numérotation. C'est ainsi que l'on consomme encore majoritairement la télévision dans la réalité. On est donc obligé de garantir un pluralisme interne, parce que l'on ne sait pas le faire en externe. Technologiquement, on ne saura pas le faire à court terme. Or, aujourd'hui, il importe de fonder un cadre garantissant le pluralisme dans les conditions actuelles de consommation des médias.

On essaie de préserver le pluralisme interne pour les chaînes de télévision, mais on ne réussit pas toujours. De ce point de vue, les pouvoirs du CSA et l'usage que celui-ci en fait doivent être questionnés. Par exemple, la régulation limitée au temps de parole des personnalités politiques échoue, car des chaînes la contournent, en n'invitant plus de personnalités politiques, mais des chroniqueurs, dont les propos sont plus politiques encore, ou en organisant des rediffusions nocturnes en boucle.

M. Michel Laugier . - Nous connaissons un changement, voire une révolution dans la façon de regarder la télévision et de lire la presse. Il y a quelques années, on évoquait la concurrence entre les journaux, les télévisions, les radios ; aujourd'hui, la concurrence concerne surtout les grandes plateformes internationales. La concentration des médias est-elle, selon vous, inéluctable ? Est-ce un mal nécessaire ?

Dans cet univers, certains médias sont subventionnés, d'autres complètement privés. Comment envisagez-vous l'organisation de ces différents types de financement ?

Enfin, madame Cagé, vous avez évoqué un modèle économique concernant la presse écrite, mais qu'en est-il de la télévision ou de la radio ?

Mme Nathalie Sonnac. - La problématique est complexe. Aujourd'hui, l'information circule mondialement ; les deux tiers des 18-24 ans s'informent sur les réseaux sociaux ou internet ; 73 % des télévisions sont connectées. Même si la numérotation d'une chaîne compte et qu'il faut la prendre en compte, les gens s'informent de moins en moins à la télévision. Les acteurs et les modes de consommation sont donc en train d'évoluer considérablement.

J'ai entendu que le secteur était très concentré, mais qu'il y avait un grand éventail d'opinions. Il faudrait savoir ! Oui les médias sont concentrés et l'information politique et générale l'est trop. Pour autant, les grands acteurs industriels ont besoin de cette concentration pour avoir les moyens d'être à la hauteur de la concurrence. D'un côté, on a donc besoin de beaucoup d'argent ; de l'autre, le pluralisme politique se réduit, certains titres de journaux sont de moins en moins lus. Le groupe Le Monde n'existerait pas aujourd'hui si Pierre Bergé, Xavier Niel et Mathieu Pigasse n'avaient pas investi des millions d'euros. Pourtant, il est indépendant. La régulation par la législation est donc indispensable pour poser les règles en matière d'information politique et générale.

Le cadre de la presse est fondamental. Aujourd'hui, les aides directes et indirectes de l'État s'élèvent à 1,4 milliard d'euros, mais n'atteignent pas leurs objectifs. L'ensemble du processus doit donc être repensé. Certes, la loi de 1986 est pour partie désuète, elle se résume à une juxtaposition illisible, difficile à appliquer et mal comprise par les éditeurs. Sa mise à plat est indispensable, mais il faut appréhender le secteur de la presse dans son ensemble, parce que, aujourd'hui, tous les groupes sont, de fait, plurimédia. Les grands ensembles apparaissent donc comme nécessaires, mais la protection du pluralisme de l'information est indispensable.

Mme Julia Cagé. - Je précise que je suis présidente de la société des lecteurs du Monde, à titre non lucratif. Ce titre est un exemple intéressant. Pourquoi l'investissement de Pierre Bergé, Xavier Niel et Mathieu Pigasse a-t-il sauvé le journal en 2010 tout en préservant son indépendance ? Parce que des règles ont été introduites. Le pôle d'indépendance a été constitué, en partie parce que Pierre Bergé le souhaitait. Il disposait de 33 % du capital jusqu'en 2017. Il est alors tombé à 25 %, mais avec une golden share . Quand M. Kretinsky a souhaité entrer massivement au capital, le pôle d'indépendance a obtenu un droit d'agrément pour l'entrée d'un nouvel actionnaire majoritaire au capital. Enfin, le choix du directeur ou de la directrice de la rédaction doit être validé par une majorité d'au moins 60 % des journalistes. Cela a fonctionné grâce à la bonne volonté des actionnaires, mais ce n'est pas le cas partout ailleurs. C'est la raison pour laquelle il me semble que ce droit d'agrément doit être mieux inscrit dans la loi ; il faut le remettre au goût du jour. Les aides à la presse ne s'accompagnent aujourd'hui d'aucune contrepartie ; la validation du choix de la direction de la rédaction par au moins la moitié des journalistes pourrait en être une. Il ne faut pas laisser ces éléments dépendre de la seule bonne volonté des actionnaires ou du rapport de force.

S'agissant du modèle économique entre presse écrite, télévision et radio, l'équilibre de certains titres de presse écrite s'explique par l'abandon de la gratuité totale en ligne et du « tout publicitaire ». Le choix de ce modèle fut une erreur historique ; on a bien vu que, durant la crise du covid, les titres qui dépendaient le moins de la publicité s'en sortaient le mieux. L'audiovisuel privé, en revanche, dépend pour l'essentiel des recettes publicitaires, et on y retrouve l'influence des GAFA, qui contrôlent une grande partie de ce marché. Cela dit, le marché de la publicité audiovisuelle se porte plutôt bien, après celui de la publicité numérique. La réponse se trouve, à mon sens, du côté de la taxation des recettes des GAFA et de leur déconcentration, plutôt que du renforcement de la concentration du marché audiovisuel en France. En tout état de cause, en concentrant l'ensemble du secteur, le groupe obtenu resterait un nain comparé à Netflix. Il me semble donc inutile de sacrifier le pluralisme.

M. Pierre Laurent . - Face à la crise des différents médias, aux énormes besoins d'investissements - que ce soit pour la presse écrite et l'audiovisuel - et aux Gafam, une réinvention du modèle coopératif ne serait-elle pas plus pertinente que la concentration pour répondre à l'enjeu démocratique et au pluralisme ? Dans la presse écrite, il y avait beaucoup plus de titres à la Libération qu'actuellement, avec des systèmes coopératifs très puissants, notamment pour la distribution, l'achat du papier, et, d'une certaine manière, l'Agence France Presse pour la recherche d'informations...

Le service public audiovisuel propose des coopérations à ses partenaires privés, mais je ne suis pas sûr que la réponse sera positive, avec le projet de concentration entre TF1 et M6...

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Les réseaux sociaux jouent un rôle déterminant dans l'accès à l'information, en particulier pour les plus jeunes. Comment cela va-t-il bouleverser les grands groupes médiatiques, sachant qu'ils ont une capacité plus importante sur ces plateformes que les médias indépendants, en raison de moyens plus importants ? C'est une publicité qui n'est pas régulée - je le regrette - contrairement à la promotion politique.

Mme Nathalie Sonnac . - Sur le modèle coopératif, comparaison n'est pas raison. Actuellement, les médias recherchent désespérément des lecteurs. Lors de la première crise de la presse écrite, celle-ci a recherché une seconde source de financement en raison de la perte de lectorat. C'est un long mouvement. France Soir , dans les années 1970, c'était 1 million de lecteurs par numéro. Libération , journal de qualité, dépasse rarement les 200 000 lecteurs. C'est aussi vrai pour Le Monde, La Croix , Le Figaro ... Tout s'est déplacé sur internet.

La régulation d'un pouvoir hégémonique doit être pensée à l'échelle plurimédia et pour le numérique - endroit où l'on va s'informer.

Certes, il existe quatre à cinq grands acteurs qui possèdent l'ensemble des chaînes de télévision de la TNT, mais on voit la différence entre un secteur régulé qui lutte contre les fake news , qui garantit un certain pluralisme, l'équité - que l'on peut toujours juger insuffisant -, la protection du jeune public ou encore l'obligation de représentation des femmes, et internet où il n'y a pas suffisamment de régulation. Même si la loi de 2018 entend lutter contre les fake news , de même que la directive SMA, qui oblige ces plateformes à conventionner avec le CSA. En même temps, les directives Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA) interrogent sur la responsabilisation des plateformes. Ces outils doivent être envisagés ensemble.

Arrêter la régulation en silo, dépoussiérer la loi de 1986 et les aides à la presse ne peut être pensé indépendamment de la manière dont on fabrique l'information et dont on la consomme.

Mme Julia Cagé. - Depuis le début de cette réunion, nous avons très peu utilisé le terme de « journaliste ». Il n'y a pas moins de personnes qui consomment de l'information, mais elles le font sur des supports différents. Il faut se désintéresser complètement de la question du support - presse écrite, numérique, télévision, radio... -, car ces supports vont fusionner entièrement. Actuellement, les sites internet d'Europe 1 ou de France Télévisions sont en concurrence directe avec les sites du Monde ou du Figaro . Souvenez-vous des débats lors de l'accord entre France 24 et Mashable : on allait financer avec de l'argent public un concurrent des sites d'information politique et générale. Réveillons-nous, cette concurrence existe depuis longtemps ! Le site de France Info concurrence directement, à la fois en audience et en contenu, la presse écrite. On pourrait s'amuser à comparer les pages d'accueil d'Europe 1, de France Télévisions, de France Inter, du Monde , de Libération , en effaçant les logos ; je ne suis pas sûre que vous retrouviez le support hors ligne...

On ne peut pas faire de l'information sans journalistes. Je ne suis pas d'accord sur le fait qu'il n'y aurait jamais eu autant d'informations qu'aujourd'hui. Certes, l'information circule, mais souvent ce n'est pas de l'information originale. C'est une information issue de copier-coller circulant en boucle. Or en démocratie, nous avons besoin d'une information originale.

Le nombre de cartes de presse distribuées diminue. Certes, on pourrait débattre de ce qu'est un journaliste professionnel, et certains journalistes n'ont pas de carte de presse. Mais la baisse tendancielle du nombre de journalistes est là, et cela montre la baisse de la production d'informations originales. Cela devrait tous nous inquiéter, d'autant que les effectifs de l'Agence France Presse se sont réduits, car ses premiers clients - même si le modèle économique change, s'internationalise et dépend de plus en plus des plateformes - sont les médias qui s'appauvrissent et paient des abonnements de moins en moins chers. Cela fait donc moins de ressources pour cette entreprise - qui n'est pas une coopérative mais ressemble à ce modèle de nombreux points de vue - nous alimentant en informations originales.

Les réseaux sociaux et les plateformes tirent actuellement une partie non négligeable de leurs revenus de contenus qu'ils ne produisent pas, et qu'ils ne paient pas. Certes, nous pouvons nous féliciter des avancées sur les droits voisins, mais elles sont insuffisantes. Comparez les pertes infligées aux médias traditionnels par la concurrence de ces plateformes avec les sommes qu'elles sont désormais prêtes à payer... Il y a un problème économique avec ces plateformes et ces réseaux sociaux, indépendamment des fake news . Les réseaux sociaux tirent leurs revenus de la publicité ; or, les fausses informations génèrent davantage de clics ; donc ces plateformes sont incitées financièrement à favoriser la propagation de ces fausses informations par rapport à des contenus plus « ennuyeux », mais plus informatifs. Ayons conscience des contraintes que font peser les plateformes internationales, mais ne partons pas de ce point pour réguler la concentration des médias en France. Sinon, nous serons face à un mur : nous n'aurons jamais assez de concentration face à Netflix ! Revenons à l'objectif constitutionnel de pluralisme. Il ne faut pas amender cette loi, mais la réécrire, sans prendre en compte les supports. Et il faut s'attaquer à la régulation des plateformes, des réseaux sociaux et de ces monopoles, qui ne pourra être faite qu'à l'échelle européenne. Il faut attaquer ces deux problèmes de front.

Oui, les 18-24 ans vont beaucoup sur les réseaux sociaux, mais ce ne sont pas eux qui votent (l'un n'étant pas forcément sans rapport avec l'autre) - et on peut s'en lamenter. Mais la population qui vote encore massivement actuellement, c'est celle qui consomme de l'audiovisuel sur sa télévision, en zappant d'une chaîne à l'autre. On ne peut pas faire fi de trente ans de vie démocratique en régulant directement une consommation audiovisuelle entièrement délinéarisée et numérique.

Mme Nathalie Sonnac . - Il n'est pas possible d'effacer la question du support immédiatement.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Jeudi 2 décembre 2021
Audition de M. Pierre Louette, président de l'Alliance de la presse d'information politique et générale et président-directeur général
du groupe Les Échos-Le Parisien

M. Laurent Lafon , président . - Nous commençons nos travaux de ce jour avec l'audition de M. Pierre Louette, qui sera suivie à 15 h 30 par celle de M. Jean-Baptiste Gourdin, directeur général de la direction générale des médias et des industries culturelles du ministère de la culture, et de M. Ludovic Berthelot, chef du service des médias.

Monsieur Pierre Louette, la commission a souhaité vous entendre à plusieurs titres : d'abord au titre de vos fonctions antérieures de président de l'Agence France-Presse (AFP), que vous avez dirigée de 2005 à 2010 ; ensuite au titre de votre double casquette de président de l'Alliance de la presse d'information générale (APIG) depuis 2020, et de président-directeur général du groupe Les Échos-Le Parisien depuis 2018. Par ailleurs, vous avez récemment publié un ouvrage intitulé Des Géants et des hommes , consacré à l'emprise des GAFA - Google, Apple, Facebook et Amazon - sur l'information, contre laquelle vous menez un combat que vous partagez avec nous tous, et en particulier avec M. le rapporteur David Assouline, auteur de la proposition de loi sur les droits voisins.

Cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête. Je vous invite, monsieur Louette, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pierre Louette prête serment.

M. Pierre Louette, président de l'Alliance de la presse d'information politique et générale et président-directeur général du groupe Les Échos-Le Parisien. - Je vous remercie de votre invitation à contribuer aux travaux que vous menez sur ce sujet important, qui doit être placé dans une perspective à la fois historique et internationale.

Effectivement, j'ai été PDG de l'AFP pendant cinq ans, après en avoir été directeur général. Je suis rentré en 2003 dans le monde des médias. Dès 2006, j'ai commencé à batailler contre Google, pour faire rémunérer les contenus de l'AFP. Après une quinzaine d'années de combats de toutes sortes, j'ai écrit le livre dont vous avez fait mention.

S'il existe un sens à tout cela, c'est que la presse française opère dans un contexte de « plateformisation » des économies. Aujourd'hui, Google, c'est la recherche du monde - 93 % des Français passent par Google pour accéder à une information - et Facebook, c'est l'agora du monde, avec 3 milliards d'utilisateurs.

Les comportements, les modes d'accès à l'information et une partie des modes de rémunération de la presse ont changé profondément depuis dix ou quinze ans. Ils continueront à changer dans les années qui viennent. Je ne sais même pas si nous sommes au milieu du gué de la transformation digitale, laquelle, dans le domaine de la presse, possède un impact extrêmement puissant.

En effet, la place du papier ne cesse de décliner pour accéder à l'information. Certes, il existe certaines exceptions, certaines niches. Toutefois, la possibilité d'accéder au journal papier se réduit de plus en plus. Voilà trois ans, la France comptait 23 000 kiosques, contre 20 000 aujourd'hui.

Si l'on achète moins dans un kiosque, c'est que l'on achète de plus en plus en ligne. Je représente ici le groupe Les Échos-le Parisien et l'APIG, qui est une alliance de la presse d'information générale regroupant 300 titres relevant de la presse quotidienne nationale (PQN), de la presse quotidienne régionale (PQR) et de la presse hebdomadaire régionale.

Dans ce contexte, les modèles d'affaires ont été profondément modifiés. Les revenus liés au papier sont moindres, et la publicité a été divisée par deux en dix ans. Au cours de la même période, la publicité télé n'a pas énormément évolué en France, tandis que celle de la radio a légèrement baissé. Parallèlement, de nouveaux acteurs sont apparus, Google et Facebook, qui captent 60 % à 70 % du total des revenus de la publicité numérique et 82 % de l'incrément de ces investissements.

En 2021, Google et Facebook représentent 35 % du total de la publicité mondiale, soit 225 milliards d'euros, 34 % du marché français et 52 % de la publicité internet dans le monde. En deux ans, la part de marché de Google, Facebook et Amazon a encore crû de 4 points en France. La presse papier représente en 2021 moins de 20 % du total mondial des dépenses publicitaires.

Dans l'industrie de la presse, pour laquelle les charges étaient très lourdes, il y a eu une attrition de l'une des principales sources de revenus, à savoir la publicité.

Aujourd'hui, le groupe Les Échos-Le Parisien regroupe une vingtaine de titres divers. Les plus connus sont bien évidemment Les Échos, Le Parisien et Radio Classique. Il possède également 50 % de la chaîne Mezzo et 50 % de Medici.tv, avec Pâris Mouratoglou, qui est un spécialiste des énergies alternatives et un passionné de musique classique. Le groupe a également des participations dans différentes autres antennes. Le total de revenus se situe un peu en dessous de 400 millions d'euros, 50 % provenant de la diffusion, qu'il s'agisse de la vente en kiosque ou des abonnements, 25 %, de la publicité et 25 %, des diversifications. Ainsi, on retrouve ce groupe, comme beaucoup d'autres groupes de presse, dans des salons et des événements. VivaTech est détenu pour moitié par mon groupe et pour l'autre moitié par Publicis. On fait 80 à 90 événements par an ; on fait de la formation ; d'autres activités qui ne sont pas tout à fait en lien avec la presse, afin de trouver d'autres revenus.

Je reviendrai inlassablement sur ce point, le modèle d'affaires de notre métier premier n'est pas, aujourd'hui, totalement exempt de menaces.

Mon groupe s'efforce de « s'alléger » pour ce qui concerne la chaîne de valeur du papier : nous n'avons plus d'imprimerie et nous sommes en train de sortir de la distribution et du portage, activités largement confiées au groupe Riccobono.

Toutefois, plus de 80 % des revenus du Parisien sont liés au papier. D'un côté, nous nous allégeons ; de l'autre, nous continuons d'investir dans les rédactions. J'ai recruté des journalistes, parfois spécialisés dans de nouveaux domaines, et des personnes qui soutiennent le travail des journalistes ; je pense notamment à l'analyse de données.

Les groupes de presse et les groupes de médias en général ont surtout en tête l'intérêt du consommateur. Il faut en effet capter son intérêt, car c'est de lui que dépendent non seulement les abonnements papier et digitaux, mais aussi la publicité, puisque les annonceurs regardent si vos médias attirent du public.

M. David Assouline , rapporteur . - Monsieur Louette, vous êtes ici à deux titres. Nous vous interrogerons d'abord en tant que président de l'APIG, qui réunit 300 publications, ensuite en tant que président-directeur général du groupe Les Échos-Le Parisien.

Concernant ces 300 titres, connaissez-vous le nombre de propriétaires ?

M. Pierre Louette. - Il doit y avoir une quarantaine de propriétaires.

M. David Assouline , rapporteur . - Certains commentateurs justifient les opérations de concentration dans la presse écrite par la fragilité de son modèle économique, ce qui l'obligerait à constituer de grands pôles intégrés.

Les vrais concurrents, ceux qui assèchent le modèle économique français, sont-ils les Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft - ? Nous partageons en partie une telle analyse, si bien que tout le monde, en France, devrait être uni.

Pensez-vous que la réponse à l'hégémonie des plateformes soit dans une plus grande concentration de la presse en France ?

M. Pierre Louette. - Cela fait trois ans que je fais vraiment partie du monde de la presse. En effet, l'AFP est largement soutenue par l'État, qui en assure 40 % des revenus. Le statut de l'AFP, qui remonte à 1957, reflète la volonté de la puissance publique d'apporter un soutien à une oeuvre qui ne pourrait s'autofinancer complètement sur le marché. C'est la grandeur de notre pays d'avoir toujours soutenu une agence faisant valoir le point de vue français sur l'état du monde. L'État a reconnu qu'il y avait un intérêt quasi régalien ou national à le faire.

Dans le domaine de la presse, on constate que, depuis très longtemps, les investisseurs sont de grands groupes industriels. Ce n'est ni un phénomène récent ni un phénomène français. À cet égard, je pense à l'ancien propriétaire d'Amazon, qui a acheté le Washington Post.

M. David Assouline , rapporteur . - Pourquoi, selon vous ?

M. Pierre Louette. - Depuis longtemps, les journaux cherchent des actionnaires solides et capables de financer des investissements longs et lourds conduisant à la construction de cathédrales industrielles. Ainsi, une imprimerie coûte entre 50 millions et 60 millions d'euros.

M. David Assouline , rapporteur . - Je comprends pourquoi la presse cherche des investisseurs. Quel est, à votre avis, l'intérêt des investisseurs ?

M. Pierre Louette. - Il y a une sorte de devoir citoyen de la part de nombreux investisseurs.

À l'APIG, on trouve un ensemble d'investisseurs. Dans la presse quotidienne régionale, il s'agit souvent de familles. Je pense notamment aux familles Baylet et Hutin. Cette presse est née dans l'immédiat après-guerre. Elle a connu de bonnes années, avec des chiffres de vente très importants et, aussi, des activités annexes.

Par ailleurs, nombre d'investisseurs ont le sentiment que, s'ils n'interviennent pas, c'est la catastrophe. En effet, face à des investissements lourds, il faut avoir envie d'intervenir.

Permettez-moi d'avancer un raisonnement contre-factuel, comme on dit en droit de la concurrence. Que se serait-il passé depuis dix ou quinze ans si tous ceux qui ont accepté de financer ces entreprises dans la durée ne l'avaient pas fait ? Nous serions probablement confrontés à une sorte de grand désert en matière de presse écrite.

Ces investisseurs, dont l'activité principale n'est pas la presse, ont le sens de l'intérêt général, au service de la formation de l'opinion.

Je tiens à votre disposition une étude de 2019 analysant le rapport entre la disparition de journaux locaux aux États-Unis et la diminution du consentement à voter. Les gens, lisant moins les journaux, se sentent moins investis dans la formation d'une opinion démocratique. Nous ne souhaitons pas cela pour notre pays ! Nous avons la chance d'avoir un ensemble d'actionnaires, finalement assez diversifié, ayant envie d'être actionnaires.

M. David Assouline , rapporteur . - D'après vos analyses, les Gafam captent l'essentiel de la publicité, et le modèle économique des journaux en souffre. Pensez-vous que la réponse à apporter soit dans la reconquête d'un marché publicitaire ou bien dans l'invention d'un modèle reposant moins sur la publicité ?

M. Pierre Louette. - Tous les moyens doivent être mobilisés.

Durant l'année 2021, qui a été une année de rattrapage, les recettes publicitaires n'ont pas manqué. Je le rappelle, il existe une épargne de 167 milliards d'euros en quête d'investissements à réaliser. Certes, il convient de reconquérir la publicité. Peut-être pourrait-on imaginer de limiter la part du budget publicitaire qu'un même investisseur peut consacrer à un seul support, en lui interdisant, par exemple, d'investir plus de 25 % dans un même média.

Comme on parle beaucoup d'écosystèmes et de risques pour la diversité, la réponse, parfaitement économique, pourrait être la suivante : ne mettez pas tous vos oeufs dans le même panier ! En effet, par facilité, tel ou tel annonceur peut être amené à mettre beaucoup d'argent dans Facebook, en imaginant qu'il touchera ainsi 80 % des Français quatre fois par semaine.

Cette piste, qui me semble une bonne piste, obligerait à diversifier son investissement. Certains annonceurs le font déjà spontanément dans le cadre de plans média.

M. David Assouline , rapporteur . - La loi permet d'avoir un dispositif anti-concentration d'un média radio, télé et presse. Toutefois, on observe actuellement un contournement de ce dispositif. Il est en effet possible de cumuler des médias radio et télé avec la presse, si celle-ci n'est pas quotidienne. Je pense notamment à Paris Match et au JDD, qui sont des vecteurs d'influence très forts. Certaines opérations commencent à révéler ce problème. Selon vous, convient-il de libéraliser, en supprimant le bordage sur le nombre de secteurs dans lesquels on détient des médias ? Ou bien pensez-vous, au contraire, que, pour éviter les contournements et les opérations entraînant une modification de l'équilibre de la liberté d'expression, il faille encadrer strictement, en prévoyant une présence seulement sur deux des trois supports ?

M. Pierre Louette. - Nous sommes au coeur des enjeux qui se posent au législateur.

La loi de 1986 portant réforme du régime juridique de la presse a été modifiée quatre-vingt-douze fois pour adapter la loi aux contours de de la réalité. Il y eut également une loi en 1984, modifiée en 1986, résultant de la volonté de limiter l'emprise du « papivore » Robert Hersant. Tout cela a-t-il empêché la formation de deux groupes internationaux ? Un petit peu quand même !

On ne peut pas avoir de telles règles, qui n'existent pas dans d'autres pays - je pense aux États-Unis -, et imaginer que puissent naître dans notre pays des groupes médias susceptibles d'aller conquérir des parts de marché dans d'autres pays.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous dites qu'on peut détenir plusieurs supports aux États-Unis ?

M. Pierre Louette. - On peut l'être et conquérir 50 % de l'audience sans aucun problème. Il suffit de penser à Facebook .

M. David Assouline , rapporteur . - Je parlais de la presse .

M. Pierre Louette. - Pour la presse, non .

M. David Assouline , rapporteur . - À ma connaissance, il existe une loi sur les médias. En termes capitalistiques, c'est du sans limites, mais on ne peut pas posséder télévision et presse écrite .

M. Pierre Louette. - Le New York Times fait 50 % de son audience hors des États-Unis. C'est une réalité qui s'impose à nous. Non seulement certaines sociétés américaines disposent d'un marché intérieur très important, mais elles ont aussi tout le marché de langue anglaise. Notre territoire de jeu est plus restreint, sans mentionner les règles anti-concentration.

Je le dis très simplement, je n'ai pas d'opinion tranchée sur ce point. Ces règles n'ont pas empêché les groupes de se développer .

M. Michel Laugier . - À vos yeux, la concentration des médias, en particulier de la presse est-elle inéluctable ? Quels sont les avantages et les inconvénients de faire partie d'un grand groupe ? Un groupe d'une certaine importance peut-il garantir l'indépendance des journalistes ou bien la pression de l'actionnaire principal se fait-elle sentir ?

Avec la baisse des recettes publicitaires et des ventes, peut-on encore créer aujourd'hui un journal ou un magazine complètement autonome ? Quand on appartient à un grand groupe peut-on toujours prétendre aux aides de l'État ?

M. Pierre Louette. - La concentration n'est pas inéluctable. En France, dans les territoires, des sous-ensembles se sont constitués, qui ne débordent pas de leur champ géographique. Certes, Ouest-France est en concurrence avec Le Télégramme , mais c'est une exception. Les groupes régionaux doivent affronter de nombreux autres émetteurs. Ainsi, un Toulousain ne lit pas uniquement La Dépêche. Il va sur Facebook et Google et regarde France 3. Il s'agit d'un marché global, de nombreuses sources formant les opinions. La situation est totalement différente de ce qui se passait voilà quarante ou cinquante ans ! L'efflorescence incroyable du monde des médias et la profusion des sources créent une capacité à s'orienter et à diversifier l'information .

Quel est l'avantage à faire partie d'un grand groupe ? Il y a un très grand avantage à faire partie d'un groupe comme LVMH, qui paie plus d'un milliard d'impôts en France. Il a créé plus de 20 000 emplois cette année et a investi de tous les côtés. Pour autant, la France ne représente que 8 % du total de sa superficie. Ce groupe d'origine française fait son devoir de façon exemplaire en France, mais possède le monde comme terrain de jeu. Dans la mesure où son influence est mondiale, je ne vois pas très bien en quoi il aurait besoin d'avoir une influence spécifiquement française .

Pour quelqu'un qui, comme moi, pilote la petite branche média d'un grand groupe qui fait tout à fait autre chose, je dispose d'un financement assuré, d'un challenge permanent sur la qualité du produit et les plans stratégiques. Par exemple, pour ce qui concerne Le Parisien , qui doit accentuer sa transformation digitale, nous avons la capacité d'investir et de transformer. Nous sommes passés en trois ans de 6 000 abonnés à bientôt 50 000 abonnés : nous sommes en train de décoller !

Il n'y a aucune pression de l'actionnaire, si ce n'est un légitime intérêt pour les produits. Le pire serait qu'il se désintéresse de ce que nous faisons .

On peut encore créer un magazine aujourd'hui. Le groupe So Press témoigne, depuis quelques années, d'une voix singulière .

M. Michel Laugier . - C'est un groupe !

M. Pierre Louette. - C'est un groupe créé par un individu .

M. Michel Laugier . - Aujourd'hui, un indépendant peut-il créer quelque chose ?

M. Pierre Louette. - Même les géants ont commencé petit ! Quand Franck Annese a créé sa société, voilà quinze ans, il était tout seul. Aujourd'hui, la création en ligne, d'une grande diversité, est vivace et passionnante .

Il faut aussi savoir remercier l'État de ce qu'il fait. Dans ce pays, on peut encore créer un magazine et être certain qu'il sera distribué, par le biais de l'une des coopératives de presse .

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - J'aurai deux questions.

Première question, vous défendez avec acharnement une plus grande régulation des GAFA, qui jouent un rôle très important dans l'information et dans la construction des opinions, dans un milieu largement numérisé. Quelles sont vos propositions en la matière ? Celles-ci fonctionnent-elles avec les médias traditionnels ? Sur quels points notre commission d'enquête devrait-elle être particulièrement vigilante ? Je pense notamment à la plateforme Facebook News, qui va voir le jour. Si nous nous intéressons uniquement à la régulation des médias traditionnels, ne passons-nous pas à côté de la véritable concentration ?

Ma seconde question porte sur la publicité, grand enjeu de la presse, puisqu'il s'agit de la principale source de revenus des médias. Comment interagissent la concentration des médias et la publicité ?

Par ailleurs, j'ai personnellement participé à la création d'un journal sportif destiné à être un concurrent de L'Équipe . Le journal a bien marché, mais, au bout de quelque temps, nous avons eu besoin de capitaux supplémentaires et nous n'avons pas pu trouver des investisseurs. Ainsi, en presse écrite, si l'on ne peut pas partie d'un groupe, je ne vois pas comment on peut lancer un journal.

M. Pierre Louette . - De la part des GAFA, il n'y a pas de consentement immédiat à un dispositif législatif national français. Ils se comportent comme des acteurs supranationaux et non simplement multinationaux. Vous vous en souvenez, la France a transposé rapidement la directive sur les droits voisins, presque tout de suite - la moitié des pays européens ne l'ont pas encore fait -, mais, face à nous, il y a des acteurs qui ne souhaitent pas appliquer cette réglementation. Voilà le genre de comportements qu'ont ces acteurs. Néanmoins, je pense que l'on va y arriver, peu à peu.

Quelles propositions peut-on faire en la matière ? Tout ce qui peut contribuer à localiser mieux ces acteurs dans des réalités nationales est à favoriser. Ils commencent à payer plus d'impôts, car de grands progrès ont été accomplis du point de vue de l'assiette fiscale. Il faut également accroître les règles de transparence applicables. Google a été condamné à plusieurs reprises par l'Autorité de la concurrence, non seulement en lien avec les droits voisins, mais également en raison d'un système d'autopréconisation publicitaire. En effet, les clients leur confient de gros budgets, mais ils ne savent pas exactement comment tout est mouliné et il en reste une bonne partie chez eux. Du côté d'Apple, on a réussi à faire baisser la commission que cette entreprise prélevait à chaque passage d'un abonné ; pour fournir un abonné, cette commission passera de 30 % à 20 %. Il y a aussi la question de la récupération des données des abonnés.

On en revient à l'objet des projets de réglementation européenne Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA), à savoir donner un statut particulier à ces plateformes, qui sont des intermédiaires quasi incontournables dans l'économie des réseaux. Il faut donc aller dans le sens des DSA et DMA.

D'autres propositions sont en cours. Aux États-Unis, il est question de faire sauter le système de la « Section 230 », qui exonère ces acteurs de toute responsabilité d'éditeur, afin de renforcer leur responsabilité. C'est important, car ils ne veulent assumer aucune responsabilité.

Enfin, il y a d'autres évolutions en matière de droit de la concurrence, notamment dans l'analyse des opérations d'acquisition, afin d'empêcher la constitution de glacis, au travers desquels on achète le concurrent de demain pour empêcher son émergence.

Mme Sylvie Robert . - Je veux revenir sur l'indépendance des journalistes. Ce modèle de concentration et ses impacts économiques ont-ils modifié la fabrication de l'information ? Nous avons eu un débat sur les sondages. Le titre Ouest-France a décidé de ne plus en publier, pour privilégier le reportage. Pensez-vous que ce modèle a ou peut avoir un impact sur la fabrication de l'information ?

M. Pierre Louette . - Je ne le crois pas.

Quant aux sondages, le journal Le Parisien a décidé, il y a quelques années, de ne pas en publier ; cette année, nous allons en faire avec des enquêtes ; il me semble opportun de faire les deux, du quantitatif et du qualitatif. Si l'on ne faisait que du qualitatif, on nous dirait de faire un peu de quantitatif. En outre, tout citoyen connaît maintenant le fonctionnement des sondages et les marges d'erreur.

Il me semble par ailleurs crucial de développer l'éducation aux médias. Je milite pour cela au sein de l'Alliance. Il faut apprendre ce qu'est un algorithme, il ne s'agit pas d'une « bête » autonome, c'est un outil programmé, donc on doit apprendre que, plus on regarde un contenu, plus on aura de ce contenu. C'est une éducation importante, il est temps de la développer, quand les Français passent six à dix heures exposés aux médias chaque jour. Ce serait une oeuvre d'utilité publique.

En ce qui concerne les rédactions, je ne crois pas du tout que ces évolutions, qui ne sont d'ailleurs plus si importantes depuis quelques années - les choses sont relativement stabilisées -, soient de nature à nuire. Au sein du groupe Le Monde , il y a eu beaucoup de recrutements de journalistes, qui bénéficient, semble-t-il, d'une liberté totale, et c'est tant mieux. Il en va de même au journal Les Échos . Je n'ai pas entendu dire, depuis 2008, que ce journal de 112 ans n'était plus ce qu'il était avant cette date. Il se porte bien et la rédaction est vibrante et très autonome. Il n'y a pas vraiment d'intervention.

En outre, dans la plupart des cas, ceux qui financent ces activités sont extrêmement soucieux - pardon d'employer ce mot, qui ne plaît pas toujours aux journalistes - de la qualité du produit. Si ce produit est dégradé ou s'il perd de sa crédibilité, ce n'est pas bon. Là où la vertu rejoint l'intérêt financier, c'est que vendre un produit de plus en plus mauvais et perturbé par des interventions ne fonctionne pas. C'est donc, au fond, l'une des meilleures protections que l'on peut présenter à ceux qui s'inquiètent d'interventions dans les journaux.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez indiqué que, en ce qui concernait votre groupe, il n'y avait jamais eu d'interventions de l'actionnaire quant à des contenus éditoriaux. Vous dites qu'il est normal que ce dernier ait un point de vue sur la beauté du produit et sur sa fiabilité. Mais ce qui a parfois transparu dans la presse ou ailleurs, sans parler spécifiquement de votre groupe, est une influence plus indirecte. N'avez-vous aucun souvenir d'un reportage pouvant concerner les activités du groupe propriétaire et qui n'ait pas été diffusé pour ne pas gêner l'actionnaire ?

M. Pierre Louette . - La matière est trop grave et le serment trop sérieux pour que je vous réponde de manière affirmative. Je ne sais pas. Le patron d'un groupe qui a autant d'antennes - radios et journaux - et qui publie des centaines d'articles par jour ne peut pas savoir tout ce qu'il se passe.

M. David Assouline , rapporteur . - Cela vous semble impensable ?

M. Pierre Louette . - Cela me semble surtout contredit dans les faits par la prudence et même par la règle selon laquelle, dans les journaux dont je m'occupe, chaque fois qu'il est mentionné une activité concernant l'actionnaire de l'organe, il est indiqué « propriétaire du groupe Les Échos » ou « du journal Le Parisien ». Au cas où un lecteur l'ignorerait, cela lui est rappelé chaque fois. C'est une prophylaxie, une discipline de la rédaction et cela fait partie de notre charte. Cela rejoint la question de jadis « d'où parlez-vous ? » C'est une excellente règle. C'est aussi le cas au journal Le Monde . Cela me semble être une bonne façon d'informer le lecteur de ce lien capitalistique.

En second lieu, je ne crois pas du tout à l'existence de journaux n'étant détenus par personne. J'entends des théoriciens, souvent éloignés du fonctionnement économique d'un journal, affirmer qu'il serait bien que les journaux n'appartiennent à personne, un peu comme l'AFP. Tout le monde connaît la loi de 1957, qui en faisait un ornithorynque juridique - l'AFP ne peut appartenir à personne -, mais le financement a par conséquent été largement assuré par la puissance publique pendant des années, au-delà des abonnements et du financement des GAFA. À un moment, il faut bien que quelqu'un finance le show , il y a toujours un financement.

On évoque ainsi l'idée de fondations se substituant à tous les propriétaires, mais il faut avoir en tête certaines choses. J'ai été un acteur du financement participatif - j'ai été actionnaire, lorsque j'étais chez Orange, de KissKissBankBank - et le financement participatif n'a jamais levé des dizaines de millions d'euros. Or, pour exister, un journal a besoin de 50 millions ou 60 millions d'euros pour une imprimerie, voire 130 millions d'euros pour une grande imprimerie, et des coûts de rédaction représentant des dizaines de millions d'euros par an. Bref, il faut de l'argent, cette activité mobilise des capitaux importants. L'actionnariat éclaté ou la non-détention ne me paraissent donc pas pouvoir fonctionner.

En outre, il existe déjà, et heureusement, bien des protections pour garantir l'indépendance des journalistes. Notre pays peut s'enorgueillir d'avoir institué la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dont on vient de célébrer les 140 ans ; il existe les clauses de cession ou de conscience. Bref, il y a mille façons, pour quelqu'un qui ne serait pas en accord avec la ligne de son journal, de le quitter.

Car les journaux ont une ligne ; le journal Les Échos a une charte éthique précisant qu'il s'agit d'un organe de « tradition libérale ». Si l'on n'a pas cette sensibilité, il vaut peut-être mieux, en effet, ne pas y travailler... Du reste, ceux qui y travaillent savent, je pense, que l'entreprise est un lieu de création de richesse et que le libéralisme a tout son sens.

M. David Assouline , rapporteur . - Comment le groupe agit-il pour rendre le plus clair possible le fonctionnement de sa régie publicitaire, notamment à l'égard des marques du groupe LVMH ? Y a-t-il des tarifs aménagés pour les clients du pôle partenaire, en particulier ceux de la branche Publishing , parmi lesquelles se trouvent Air France, Orange, Lafarge ou BNPParibas ?

M. Pierre Louette . - C'est clair. D'une part, il y a la publicité qui s'insère dans le journal, sous la forme d'une page ou d'une demi-page, à côté du rédactionnel. D'autre part, il y a l'activité de publishing , qui a été inventée par le Guardian , journal anglais de tradition travailliste, et le New York Times , de tradition démocrate et « liberal ». Nous l'avons reproduit non avec des marques du groupe, mais avec des marques externes, comme Rolex, qui souhaitent s'associer à un contenu dont nous sommes entièrement responsables ; la rédaction y veille d'ailleurs scrupuleusement et elle a raison. Ainsi, la marque Rolex souhaite apparaître à côté de contenus relatifs à la planète. Le contenu nous appartient et la contextualisation appartient à ces marques.

Quant à la publicité pour les marques du groupe, je souhaiterais qu'elles soient plus volumineuses et plus importantes dans mes journaux ! Il en va toujours trop, à mon goût, chez mes concurrents. Le groupe LVMH repose sur le principe de l'autonomie des maisons, il n'existe pas de directeur groupe du marketing. Chaque marque décide de son plan Médias et, si elle souhaite injecter de l'argent dans Le Parisien ou Les Échos , elle le fait, mais si elle ne le souhaite pas, elle ne le fait pas. Je vois souvent tel ou tel annonceur chez un concurrent comme Le Figaro , par exemple, mais je ne peux pas le demander pour mon journal...

M. David Assouline , rapporteur . - Je disais que, aux États-Unis, on ne peut pas détenir une chaîne de télévision et un organe de presse écrite. La Cour Suprême, sous l'impulsion de juges nommés par Donald Trump, a très récemment remis en cause cette réglementation. La décision a été rendue et elle autorise une telle intégration. La tradition démocratique américaine consistait à empêcher la détention des médias dans deux types de support, mais, depuis Trump, on s'oriente vers un autre modèle. Ce n'est pas anodin.

M. Michel Laugier . - Monsieur le président du groupe Les Échos-Le Parisien, vous avez parlé des avantages qu'il y a à appartenir à un groupe comme LVMH. Quels en sont les inconvénients ?

Seconde question, quand on fait partie d'un grand groupe, doit-on toujours pouvoir bénéficier des aides de l'État ?

M. Pierre Louette . -Je ne vois que des avantages. Le seul petit inconvénient, s'il devait y en avoir un, serait d'être souvent interrogé sur l'appartenance à un grand groupe... Ce n'est, selon moi, ni un mal ni une tache originelle. Je trouve que l'on a bien de la chance d'avoir de très grands groupes, qui créent de la richesse partout, notamment dans notre pays, et qui paient plus de un milliard d'euros d'impôts par an, pour financer nombre d'activités importantes pour notre pays. Tous ceux qui sont recrutés dans les territoires un peu partout sont très contents d'avoir un job . Heureusement qu'il y a des gens qui créent de la richesse, car c'est l'unité centrale de création de richesse dans le pays. Il y a bien des façons de la dépenser ensuite, mais encore faut-il l'avoir créée.

Sur le second point, je comprends votre question. Il ne faut pas en abuser, mais cela pose un autre problème : empêcher un tel groupe de toucher ces aides entraînerait une véritable discrimination. En outre, il faudrait établir des seuils. On est dans l'économie de la presse ; même si j'ai un actionnaire puissant, je compte chaque euro, pour gérer au mieux les affaires et certaines méritent d'être redressées financièrement. Donc, si l'on peut bénéficier de dispositifs ouverts à tous, je ne vois pas pourquoi on ne le ferait pas.

M. Laurent Lafon , président . - Vous avez indiqué que, dans votre chiffre d'affaires de 400 millions d'euros, les trois quarts provenaient de l'activité de médias et un quart était lié à de la diversification, dont de la formation. Comment ce modèle a-t-il été défini ? A-t-il été imposé par l'actionnaire pour augmenter la rentabilité de cette activité ou cette réflexion procède-t-elle du groupe ?

M. Pierre Louette . - Cela est issu d'une longue tradition du journal Les Échos . Quand on a célébré les 110 ans du journal, il y a deux ans, je me suis penché sur l'histoire de la famille fondatrice et j'ai appris que, dès la création, cette famille a ouvert un hôtel destiné à accueillir les voyageurs de commerce venant déposer des annonces ou investir dans le quartier d'affaires. Ainsi, dès le départ, il y avait l'idée d'avoir un autre business à côté, pour contribuer au financement, parce que ce n'était pas autosuffisant.

Depuis lors, cela s'est beaucoup développé. Quand le groupe LVMH a racheté le journal, il y avait déjà Les Échos Formation, Les Échos Salons, Les Échos Évènements, tout un ensemble d'activités diversifiées, créées à la fondation ou avec le groupe Pearson. J'ai accentué cette diversification, en investissant dans nos points forts : l'économie, la finance, la musique classique et les arts, avec Connaissance des arts et des salons artistiques, et nous avons investi dans d'autres domaines, des « moteurs auxiliaires », qui n'ont pas le même cycle que la publicité, par exemple, donc qui peuvent compléter nos revenus au moment où l'on en manquerait. C'est une stratégie de diversification visant à équilibrer et à financer nos activités.

Il y a même des groupes de presse qui quittent la presse. Ainsi, le groupe norvégien Schibsted a complètement quitté le secteur. Il a investi dans les petites annonces, qui sont devenues tellement importantes pour lui qu'il a vendu son activité de presse.

Il n'en est pas question pour nous, je vous rassure, mais cette stratégie de diversification permet d'apporter des revenus complémentaires et de se diversifier pour, in fine , équilibrer ses risques.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez indiqué que les raisons d'un investissement important par un industriel ou un financier dans la presse tiennent, quand cette activité n'a pas de lien avec son activité principale, à un devoir citoyen. Vous ne voyez jamais de stratégie d'influence politique ou une volonté d'influencer dans le domaine de l'information économique ?

M. Pierre Louette . - LVMH n'a aucun contrat avec la puissance publique, à l'exception, peut-être, de vente de quelques bouteilles de champagne à telle ou telle administration. Il n'y a donc aucune espèce de rapport contractuel. Le marché français représente 8 % des ventes du groupe et l'influence d'un groupe comme LVMH est d'ampleur mondiale et son PDG est reçu par les plus grands chefs d'État, parce que ce groupe jouit d'un prestige incroyable à travers le monde. Il n'y a donc nul besoin d'exercer une influence supplémentaire via la détention de Connaissance des arts ou d'un autre titre. C'est hors de propos.

C'est donc effectivement de l'ordre de l'engagement citoyen. Quand on organise une exposition à la Fondation et que des centaines de milliers de gens voient les plus belles collections du monde, je ne vois pas ce que c'est d'autre que le partage des richesses du monde, puisque l'on en a les moyens.

Je m'en tiendrai à ce que je connais, la stratégie de mon groupe. Je ne connais pas celles des autres sociétés du groupe.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous voyez bien la différence entre le financement d'une exposition artistique et le financement des outils d'information, qui permettent au débat public et à la formation de l'opinion.

M. Pierre Louette . - Je perçois la différence, mais nous formons le regard et le sens de la beauté, d'un côté, et l'opinion de l'autre. Ce sont donc des opinions, esthétiques ou démocratiques.

M. Laurent Lafon , président . - Nous vous remercions de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de MM. Jean-Baptiste Gourdin, directeur général des médias
et des industries culturelles, et Ludovic Berthelot, chef du service
des médias, de la direction générale des médias
et des industries culturelles du ministère de la culture

M. Laurent Lafon , président . - Nous poursuivons les travaux de notre commission avec l'audition de M. Jean-Baptiste Gourdin, directeur général des médias et des industries culturelles au ministère de la culture, et M. Ludovic Berthelot, chef du service des médias.

Monsieur Gourdin, au titre de vos fonctions, vous vous trouvez en première ligne pour mettre en oeuvre les orientations du Gouvernement dans le domaine des médias. À ce titre, un questionnaire écrit vous a été adressé, mais nous avons jugé utile de vous entendre également pour vous permettre de préciser les orientations sur lesquelles vous travaillez.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient d'indiquer, le cas échéant, vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, messieurs, à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Baptiste Gourdin et M. Ludovic Berthelot prêtent serment.

M. Jean-Baptiste Gourdin, directeur général de la direction générale des médias et des industries culturelles du ministère de la culture. - Mon propos introductif sera assez général ; les questions permettront ensuite de rentrer dans le détail, notamment de la réglementation applicable à la concentration. Je me concentrerai donc sur ce sujet général et sur le rôle du ministère de la culture, notamment de ma direction.

Je ne vous l'apprends pas, ce sujet recouvre des réalités très diverses, qu'il faut bien distinguer. On connaît la distinction classique entre, d'une part, la concentration horizontale, mono- ou pluri-médias, d'autre part, la concentration verticale, entre les segments de la production et de l'édition ou entre l'édition et la distribution, et, de troisième part, la concentration diagonale, qui mêle ces deux types de concentration.

Il s'agit naturellement d'un sujet de préoccupation récurrente pour le législateur et pour les pouvoirs publics, depuis au moins quarante ans, c'est-à-dire depuis la fin du monopole étatique de la diffusion audiovisuelle. Il me semble difficilement contestable que l'on vive aujourd'hui une période de recomposition du paysage médiatique, qui est marqué par un mouvement de concentration. Toutefois, il faut resituer ce mouvement conjoncturel dans le cadre de mouvements tectoniques de plus grande portée.

D'un point de vue statique, d'abord, le paysage médiatique français n'est pas aujourd'hui si concentré que cela, par rapport à d'autres secteurs économiques ou à d'autres pays comparables. Nous pourrons entrer dans les détails ultérieurement, parce que tout cela dépend des segments du paysage médiatique auxquels on s'intéresse et de la façon dont on mesure la concentration, c'est très compliqué. Cela dit, notre paysage médiatique n'est pas si concentré que cela, cela a été constaté par plusieurs rapports.

D'un point de vue dynamique, ensuite, on observe, sur le temps long, des mouvements de flux et de reflux, avec des alternances entre des phases de diversification et des phases de concentration du paysage. Je ne surprendrai personne en disant que l'on vit actuellement une phase de concentration. Ces mouvements sont au carrefour d'enjeux très variés, d'ailleurs bien résumés dans les propos introductifs que vous avez tenus à la constitution de cette commission d'enquête.

Schématiquement, on peut distinguer entre des enjeux économiques et industriels d'un côté et des enjeux politiques démocratiques et juridiques de l'autre.

Commençons par les enjeux économiques et industriels. Ces enjeux sont directement liés à la révolution numérique et à ses impacts sur les usages comme sur les modèles économiques des médias. Cela participe d'abord du passage d'un monde de la rareté à un monde de l'abondance et de la disparition, du moins en théorie, des barrières à l'entrée liées au spectre hertzien ou à la distribution papier de la presse. Cela procède également de l'abolition des frontières territoriales, qui s'effacent progressivement, d'ailleurs plus vite dans le domaine de la création audiovisuelle et des sports que dans le domaine de l'information, qui reste largement structurée selon des logiques nationales. Il y a enfin une disparition progressive des frontières entre les différentes catégories de contenus, c'est la fameuse convergence des médias entre l'écrit, la vidéo et le son, qui convergent autour de la notion de média global.

Les conséquences de ces mouvements sont nombreuses. Il s'agit principalement de l'accroissement et de la diversification incontestable de l'offre, de l'accroissement corrélatif de la concurrence pour la captation des audiences et pour l'accès aux programmes, notamment les plus attractifs - séries audiovisuelles ou sport -, de la transformation des modèles économiques et de la remise en cause des deux piliers traditionnels des médias : la publicité et le modèle payant.

Sur longue période, si l'on met de côté l'impact conjoncturel de la crise sanitaire, le marché publicitaire est globalement en croissance, mais il se caractérise par un transfert de valeur des médias traditionnels, dont les recettes publicitaires stagnent, voire, pour la presse, reculent fortement, vers la publicité numérique, qui profite quasi exclusivement à une poignée d'acteurs, notamment au duopole Google et Facebook.

Second volet du modèle économique : le modèle payant sous toutes ses formes - abonnement, vente au numéro ou paiement à l'acte - est bouleversé par la révolution numérique. Dans la presse écrite, le consentement à payer pour l'information recule, sous l'effet de la profusion d'une information gratuite et de qualité inégale, disponible en ligne. Dans l'audiovisuel, c'est le contraire qui se produit, on observe plutôt une croissance des dépenses des ménages, mais qui s'oriente vers une offre de plus en plus fragmentée, centrée sur le cinéma, les séries ou le sport. Cela constitue un véritable bouleversement par rapport au paysage que l'on a connu, dans lequel on avait une offre audiovisuelle payante quasi monopolistique.

Troisième transformation majeure : la réintermédiation, propre à la révolution numérique, c'est-à-dire l'irruption dans la chaîne de valeur de tout un ensemble d'acteurs s'intercalant entre les médias, les éditeurs, et leur public : fournisseurs d'accès, magasins d'applications, moteurs de recherche, opérateurs ou encore systèmes d'exploitation des terminaux connectés. Tout se passe comme si la rareté qui disparaît au niveau de la production et de l'édition se déplaçait le long de la chaîne de valeur pour se concentrer en aval, sur la distribution, comme s'il apparaissait de nouveaux goulets d'étranglement, au niveau de l'accès au public. Cela renouvelle forcément la question de la concentration des médias.

Quatrième fait saillant, enfin : l'élargissement du terrain de jeu. Le marché des médias n'est plus un vase clos. C'est vrai dans le domaine de l'information, puisque les gens, en particulier les jeunes, s'informent désormais largement sur les réseaux sociaux, mais également en matière d'offre musicale, avec la concurrence entre les radios musicales et les plateformes de streaming , et l'on pourrait multiplier les exemples à l'infini.

Ainsi, dans ce contexte en profonde mutation, il n'est pas anormal que les acteurs s'interrogent sur leur stratégie et envisagent des regroupements à l'échelle nationale ou européenne, afin de mieux lutter contre les géants mondiaux, de développer des synergies, d'amortir les risques et de se projeter à l'international. D'un point de vue économique, tout cela s'entend aisément.

J'en viens aux enjeux démocratiques et politiques. La concentration des médias soulève évidemment un certain nombre de questions. Certaines sont d'ordre général - je pense aux questions de concurrence sur le marché publicitaire, sur le marché de l'acquisition des programmes, sur le marché de la distribution, qui relèvent du droit commun de la concurrence - et certaines sont spécifiques au secteur des médias, liées à la nature particulière de cette activité et à son importance pour le débat démocratique. Ces questions relèvent de la régulation sectorielle.

Je vois deux séries de questions à cet égard et il me semble important de bien les distinguer, même si elles sont étroitement liées les unes aux autres.

Il y a d'abord la problématique du pluralisme. Cette notion est consacrée à l'échelon constitutionnel, au travers de l'objectif de valeur constitutionnelle de préservation du caractère pluraliste « des courants d'expression socioculturelle » ou, dans une jurisprudence plus récente, « des courants de pensée et d'opinion » ; la nuance est subtile... Cet objectif découle d'un principe constitutionnel : le principe de libre communication des pensées et des opinions, inscrit dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Je ne me lancerai pas dans un exposé théorique sur le pluralisme, je n'en ai ni le temps ni la compétence, mais je veux souligner plusieurs choses.

D'abord, le pluralisme n'est pas réductible à la concurrence. Le pluralisme bénéficie au citoyen et il a pour objectifs l'effectivité de la liberté de communication et la qualité du débat démocratique, quand la concurrence bénéficie au consommateur et a pour objectif le bon fonctionnement des marchés qui structurent le paysage médiatique.

Ensuite, le pluralisme cible un aspect particulier de l'activité des médias : les courants de pensée et d'opinion et non l'ensemble de l'activité médiatique. Grosso modo , c'est l'information au sens très large qui est visée par la notion de pluralisme. C'est donc distinct de la diversité culturelle, par exemple.

Par ailleurs, le pluralisme s'entend à la fois comme un pluralisme externe et comme un pluralisme interne. Le pluralisme externe s'applique à l'ensemble des médias et le pluralisme interne - une règle propre à l'audiovisuel - est lié au caractère de média de masse de l'audiovisuel et, historiquement, à la rareté du spectre hertzien.

Enfin, le pluralisme constitue le fondement constitutionnel des règles qui encadrent la concentration, mais ces règles ne sont qu'un des outils visant à préserver le pluralisme. Il y en a bien d'autres et je veux en citer quelques-unes : les règles qui encadrent la délivrance et la modification des autorisations hertziennes, qui ont beaucoup occupé les assemblées parlementaires dans une période récente ou encore les règles relatives aux temps de parole et les aides à la presse, qui sont également un instrument de promotion du pluralisme ; on aura l'occasion d'y revenir.

De la question du pluralisme, il faut distinguer celle de l'indépendance des médias, qui lui est liée, mais qui ne lui est pas assimilable. Cette question entretient une relation plus indirecte avec celle de la concentration. En effet, la question de l'indépendance des médias se pose quel que soit le degré de concentration des marchés, mais, plus le marché, le paysage, est concentré, plus la question de l'indépendance se pose avec acuité. Comme le pluralisme, l'indépendance est multifactorielle.

Elle peut s'entendre comme l'indépendance des médias, c'est-à-dire des éditeurs, ou comme l'indépendance des rédactions, des journalistes. Ce sont deux approches différentes.

Ensuite, se pose la question : indépendance par rapport à qui ou à quoi ? On pense évidemment aux actionnaires et à leurs intérêts économiques, en particulier lorsqu'ils ont une activité dans d'autres secteurs, mais cela renvoie également à l'indépendance par rapport aux intérêts immatériels, idéologiques des actionnaires. On pense encore à l'indépendance par rapport aux annonceurs, s'agissant des médias qui vivent de la publicité. Il s'agit aussi d'indépendance par rapport à l'État, j'aurais peut-être dû commencer par là, pour ce qui concerne l'audiovisuel public, mais aussi les autres médias, notamment ceux qui bénéficient de subventions. Enfin, dans une approche très large, on peut penser à l'indépendance par rapport à d'autres puissances économiques, en particulier aux géants du numérique, qui jouent un rôle de plus en plus important dans la diffusion de l'information, ce qui soulève les questions de la modération des contenus et de la rémunération des producteurs de contenus ; c'est le sujet des droits voisins.

M. David Assouline , rapporteur . - Le Gouvernement a institué une mission de réflexion sur la concentration des médias. Pouvez-vous nous résumer l'objectif de cette mission et son calendrier ? Si ses conclusions devaient être mises en oeuvre, pensez-vous possible que cela se fasse avant le renouvellement des autorisations d'émettre de plusieurs chaînes en 2023 ?

Par ailleurs, on peut lire la lettre de mission de deux façons : s'agit-il de définir les moyens de limiter la concentration des médias ou, au contraire, d'assouplir la législation pour permettre une plus grande concentration dans ce secteur ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Un mot sur le statut de la mission : elle a été confiée par les ministres de la culture et de l'économie à deux inspections, l'inspection générale des finances et l'inspection générale des affaires culturelles. Quant à son objet, il est de faire un état des lieux sur la réalité des phénomènes de concentration et sur la pertinence ou l'inadéquation du cadre juridique sectoriel qui encadre ces concentrations. Le droit de la concurrence, lui, ne relève pas du champ de la mission, même s'il faudra bien sûr réfléchir à l'articulation entre les deux régulations.

Le point de départ de cette mission, c'est le constat, unanime et très documenté, de l'obsolescence du cadre actuel. En regard de ce consensus sur l'inadéquation du cadre, on trouve assez peu de propositions sur ce qu'il faudrait faire. La dernière grande réflexion sur le sujet remonte à la commission Lancelot, autrement dit à 2005.

M. David Assouline , rapporteur . - Réflexion très intéressante, au demeurant, confiée à Alain Lancelot par Jean-Pierre Raffarin...

M. Laurent Lafon , président . - Les questions posées étaient les mêmes qu'aujourd'hui !

M. Jean-Baptiste Gourdin. - La réalité à laquelle on applique cette réflexion a malgré tout beaucoup changé ; une mise à jour du diagnostic et des propositions est donc nécessaire. Depuis 2005, le dispositif a beaucoup été retouché, mais sur un mode paramétrique : on a fait bouger les curseurs - ainsi, dernièrement, dans le cadre de la loi relative à la régulation et à la protection de l'accès aux oeuvres culturelles à l'ère numérique, avec l'actualisation des plafonds de concentration applicables à la radio et aux réseaux de chaînes de télévision locale.

Mais la grande réforme de remise à plat que l'Autorité de la concurrence ou le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) ont appelée de leurs voeux n'a pas eu lieu. L'objet de cette mission est donc bien de mener une réflexion très large de remise à plat des règles. La commande, telle que je la comprends, n'est pas faite dans un sens ou dans un autre : il ne s'agit ni d'assouplir les règles pour permettre davantage de concentrations ni de les durcir pour les empêcher. La question est plutôt la suivante : puisque ces règles sont obsolètes, elles ne protègent pas efficacement le pluralisme, qui est un objectif de valeur constitutionnelle ; leur mise à jour peut conduire à considérer que certaines règles sont inutilement rigides...

M. David Assouline , rapporteur . - Un exemple ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Il ne m'appartient pas de préempter les conclusions de la mission. Néanmoins, la question peut se poser de savoir si les règles qui encadrent de façon assez stricte, sur le plan quantitatif, les autorisations hertziennes sont encore nécessaires. Dans un monde où les réseaux hertziens n'ont plus le monopole de la diffusion audiovisuelle, on peut légitimement s'interroger. À l'inverse, on peut se demander si l'on peut protéger le pluralisme en ignorant le monde « non hertzien ».

Je ne m'aventurerai pas à dire ce qu'il faudrait faire - tel est justement l'objet de cette mission. Sur certains aspects, des assouplissements peuvent être légitimes quand, sur d'autres, il faut plutôt renforcer les règles.

M. David Assouline , rapporteur . - Un exemple de renforcement possible ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Le rapport Lancelot avait mis sur la table la question d'un encadrement des concentrations fondé sur un critère d'audience ; ce serait un durcissement par rapport aux règles actuelles - encore une fois, je ne dis pas que c'est ce qu'il faudrait faire.

M. David Assouline , rapporteur. - On connaît le dispositif anti-concentration de 1986 et la règle des « deux sur trois », fondée sur une typologie des supports. Considérez-vous que cette règle doive aujourd'hui être précisée ? J'espère qu'il n'est pas prévu de la remettre en cause... Actuellement, elle est déjà contournée, dans son esprit, dans le cadre d'opérations en cours. La règle est la suivante : aucun opérateur ne peut posséder à la fois une chaîne de télévision, un média de presse écrite et une station de radio, mais au maximum deux des trois. Mais, aux termes de la loi de 1986, la « presse écrite », en l'espèce, c'était la presse quotidienne. Or, aujourd'hui, certains opérateurs sont présents sur les trois supports en contournant la presse quotidienne, dont l'influence n'est pas nécessairement supérieure à celle d'une certaine presse hebdomadaire du type Paris Match ou Le Journal du dimanche . Faut-il réfléchir à préciser les choses et à élargir la règle au-delà de la presse quotidienne d'opinion ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Loin de moi l'idée de me dérober à vos questions, mais si je savais ce qu'il faut faire, la mission d'experts qui a été installée n'aurait jamais vu le jour. Il ne m'appartient pas de préempter les conclusions de cette mission.

Je ne crois pas qu'on puisse parler de contournement de la règle.

M. David Assouline , rapporteur . - Contournement de l'esprit de la règle, pas de la règle elle-même !

M. Jean-Baptiste Gourdin. - On peut s'interroger sur la pertinence de la règle, mais la règle est explicite et très claire dans la loi. Nulle interprétation du régulateur ou du pouvoir réglementaire : c'est dans la loi que la règle est définie dans les termes que vous avez rappelés. La règle des deux sur trois ne considère, pour ce qui est de la presse écrite, que les quotidiens d'information politique et générale qui représentent plus de 20 % du tirage total. Ce critère, très restrictif, n'est quasiment jamais rempli, d'ailleurs, ce qui veut dire qu'on peut faire à peu près ce qu'on veut au sein des deux autres types de médias.

Qu'il faille réinterroger la pertinence non pas de la règle des deux sur trois en elle-même, mais des critères sur lesquels elle repose, c'est tout à fait incontestable. Ensuite se pose une question sous-jacente : la concentration plurimédias est-elle souhaitable ? Faut-il encourager ce mouvement de convergence entre les contenus, écrit, vidéo, audio, et s'intéresser plutôt à la concentration « monomédias » ? C'est là un choix éminemment politique.

Concernant le calendrier, nous allons vous communiquer la lettre de mission ; elle prévoit une remise du rapport pour la fin de cette année. Il se trouve que la mission a démarré un peu plus tardivement que prévu et que le mois de décembre n'y suffira pas, vu l'ampleur des questions posées, si bien qu'on envisage une remise du rapport dans le premier trimestre de l'année prochaine.

M. David Assouline , rapporteur. - Comme notre commission d'enquête...

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Quant à l'interférence possible avec les opérations de concentration en cours, la lettre de mission dit explicitement que l'objet n'est pas d'interférer : si des modifications du cadre juridique sont proposées par cette mission et mises en oeuvre sur la base des préconisations de cette mission, elles ne devront pas s'appliquer aux opérations déjà lancées, pour une raison de sécurité juridique : on ne saurait modifier les règles du jeu en cours de route.

M. David Assouline , rapporteur . - Bien que cette mission ait été installée précisément parce que des opérations de concentration soulevant un certain nombre de questions étaient en cours, vous nous confirmez qu'il n'y aura aucune interférence et que les opérations d'ores et déjà engagées se dérouleront à droit constant ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Les préconisations issues de la mission, si elles devaient être mises en oeuvre, ne s'appliqueraient pas rétroactivement à des opérations déjà lancées. Quant à savoir si ce sont ces opérations en cours qui ont déclenché le lancement de la mission, je ne saurais ni le confirmer ni l'infirmer.

Si préconisations il y a, elles seront de niveau législatif ; en vertu de l'amendement que vous avez fait adopter à l'occasion de la révision constitutionnelle de 2008, toutes ces questions relèvent en effet de la compétence du législateur. Quid du vote d'un projet de loi avant la fin des autorisations, en mai 2023 ? Je ne saurais le dire.

M. David Assouline , rapporteur. - Le système des aides à la presse mérite à tout le moins d'être interrogé. Vous savez que nous soutenons la presse, qu'elle soit détenue ou non par de grands industriels. Nous avons oeuvré à ce que la presse puisse vivre dans ce pays, via par exemple la création d'un droit voisin au profit des agences et éditeurs de presse, les prémunissant contre le pillage qu'ils subissaient de la part de Google et consorts.

Reste que ce système ne donne qu'aux riches - on savait déjà qu'on ne prête qu'aux riches... Pourquoi laisse-t-on prospérer un système dans lequel de grands groupes très riches, qui possèdent de nombreux médias, captent l'essentiel des aides d'État ? Une réflexion est-elle menée sur l'élaboration d'une régulation différente permettant d'aider les émergents, rendant possible la naissance de nouveaux médias, indépendants, dans un environnement difficile ? N'est-il pas temps de remettre à plat un système d'aides qui peine à favoriser le pluralisme ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Il faut commencer par être précis sur ce dont on parle quand on évoque les aides à la presse. Mettons de côté la dépense fiscale liée au taux réduit de TVA qui, mécaniquement, profite aux titres qui se vendent ; si l'on se concentre sur les aides directes, il existe plusieurs catégories de dispositifs dont certains ont spécifiquement vocation à soutenir le pluralisme quand d'autres sont des aides à la distribution et au portage ou des aides à l'investissement, via le Fonds stratégique pour le développement de la presse. La répartition de ces aides économiques, qui est publiée chaque année par le ministère de la culture et abondamment commentée, ne donne rien d'autre qu'une photographie du secteur : par construction, ces aides à la distribution et à l'investissement vont aux groupes que vous évoquez à proportion de ce qu'ils pèsent sur le marché.

La question que vous soulevez concerne donc essentiellement les aides au pluralisme : c'est sur ce segment que la question peut se poser. Actuellement, les critères d'attribution de ces aides n'intègrent pas de considérations liées à l'activité de l'actionnaire, au fait par exemple qu'il détienne d'autres intérêts économiques. La question de la rentabilité à l'échelle du groupe n'est pas posée. En revanche, ces aides reposent sur d'autres critères inhérents à leur objectif, qui est le pluralisme : on aide les titres à faibles revenus publicitaires ou à faibles ressources de petites annonces. C'est la part des recettes publicitaires dans le chiffre d'affaires qui constitue le critère d'éligibilité aux aides, et non la profitabilité globale du groupe auquel appartient le média.

Les aides à la presse ont tendance, dites-vous, à entretenir la reproduction du système existant et à empêcher l'émergence de nouveaux acteurs. Or il existe plusieurs dispositifs directement tournés vers ce type de problématique : le Fonds de soutien à l'émergence et à l'innovation dans la presse finance exclusivement des médias récents non détenus par des groupes ; le Fonds de soutien aux médias d'information sociale de proximité cible des médias indépendants. Nous venons par ailleurs de créer deux nouvelles aides au pluralisme : l'une réservée aux titres ultramarins, l'autre aux services de presse en ligne, cette dernière ayant pour objet de garantir la neutralité technologique des aides à la presse et de favoriser la partie émergente du secteur.

J'ajoute que certains dispositifs d'aide, pas tous, prévoient des règles empêchant qu'un même groupe accapare plus d'une certaine fraction de l'enveloppe globale. Une dernière précision : un système fiscal que vous connaissez bien favorise la souscription des individus au capital des sociétés de presse, ce qui est aussi un moyen de répondre à la préoccupation que vous exprimez.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Monsieur le directeur, je suis ravi de vous retrouver - nous vous avons auditionné récemment dans le cadre de l'examen du dernier projet de loi de finances.

Les opérations de fusion auxquelles nous assistons interviennent dans une période très agitée. L'écosystème est totalement bousculé parce que l'attente des clients, comme le business model , évolue. Les contenus - je parle surtout d'audiovisuel - sont devenus rois, et ils sont de plus en plus chers. On voit bien qui les achète - ceux-là n'ont que faire des engagements que nous prenons en matière de pluralité. Au sein de cet écosystème, ils avancent leurs pions à une vitesse très élevée.

Pensez-vous que notre réflexion puisse cheminer hors de ces réalités de marché avérées ? Et comment percevez-vous la situation à l'aune de l'organisation de notre secteur audiovisuel, qui marche sur trois pieds, le gratuit, le payant, l'audiovisuel public ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Je ne pense pas qu'une réflexion sur la concentration des médias puisse s'abstraire des éléments de contexte économique que vous mentionnez. La bataille des contenus n'a jamais été aussi vive qu'aujourd'hui ; elle se concentre sur un petit nombre de contenus extrêmement premium que sont, pour le dire vite, les séries audiovisuelles à gros budget et les droits sportifs. Cette situation peut en partie expliquer pourquoi certains acteurs estiment nécessaire de se regrouper : il s'agit de conserver la capacité à attirer à soi ces contenus sur lesquels de grands acteurs internationaux mettent beaucoup de moyens.

À l'inverse, on peut aussi considérer que la concentration des médias risque de renforcer ce mouvement et, à terme, de polariser le paysage entre quelques acteurs très puissants qui cannibalisent le marché des contenus, les droits des événements sportifs d'importance majeure notamment, et une multitude de petits acteurs qui doivent faire avec le reste. Notre système de régulation du financement de la production, qui est très « franco-français », se traduit notamment par des clauses de diversité : les grands acteurs ont l'obligation de ne pas concentrer leurs investissements sur un nombre trop restreint de genres ou de catégories de production.

Vous l'avez dit, l'audiovisuel public, dont on ne saurait ignorer le rôle éminent, est l'un des leviers majeurs dont nous disposons pour faire en sorte que les modalités de financement des contenus ne compromettent pas la diversité des productions. Mais il est lui-même confronté à cette concurrence, à cette inflation des coûts sur les programmes les plus attractifs, les programmes sportifs notamment.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Je souhaite rebondir sur l'une des questions que M. le rapporteur vous a posées : votre direction est-elle oui ou non associée à la mission demandée par le Gouvernement ? Allez-vous formuler des propositions en vue de modifier les règles que vous considérez comme obsolètes ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Il est écrit dans la lettre de mission adressée aux deux inspections, auxquelles je ne saurais évidemment donner aucune instruction, qu'elles peuvent s'appuyer sur plusieurs services compétents, dont ceux que je dirige, parmi beaucoup d'autres. Cette mission nous a déjà entendus et auditionnés et continuera de le faire tout au long de ses travaux afin de recevoir un éclairage essentiellement économique et juridique.

Quant au travail de proposition, c'est à la mission qu'il revient de le faire. Nous pouvons nourrir sa réflexion, émettre des suggestions, mais non orienter ses travaux dans un sens ou dans un autre.

M. Michel Laugier . - Je voudrais revenir sur ce qu'a dit David Assouline à propos des aides directes : un titre appartenant à un groupe dont les marges sont gigantesques doit-il vraiment pouvoir bénéficier d'aides à la presse ? Les processus de concentration vous paraissent-ils inéluctables face à l'essor des grandes plateformes internationales ?

Savez-vous, au passage, si Google a versé le moindre centime de l'amende de 500 millions d'euros dont il a écopé pour avoir négocié de mauvaise foi avec la presse française sur les droits voisins ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Le recouvrement des amendes ne relevant pas des compétences de ma direction, je ne suis pas en mesure de répondre à votre dernière question.

M. Michel Laugier . - Il semble que personne ne sache me répondre.

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Le ministre des comptes publics pourra le faire.

M. Michel Laugier . - Heureusement qu'il s'agit de lui ! Son collègue de Bercy vient beaucoup moins souvent au Sénat...

M. Laurent Lafon , président. - Nous ne manquerons pas de l'auditionner dans le cadre de cette commission d'enquête...

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Vers qui doivent aller les aides directes à la presse ? Cette question est parfaitement légitime. Dans les règles actuellement en vigueur, qui sont tout à fait transparentes, il n'existe aucun critère permettant de tenir compte de la profitabilité du bénéficiaire de l'aide, qu'il s'agisse du titre de presse lui-même ou du groupe auquel ce dernier appartient.

La question n'est pas simple à résoudre : si l'on devait n'aider que ceux qui perdent de l'argent, on pourrait s'interroger sur l'efficacité du dispositif... Il faut distinguer deux choses : la profitabilité du titre lui-même, d'une part - de ce point de vue, ne pas aider un titre dès lors qu'il gagne de l'argent, c'est courir le risque d'une inefficacité des aides à la presse -, et l'appartenance de ce titre à un groupe plus large dont d'autres activités sont source de rentabilité, d'autre part.

J'ajoute une remarque : si l'on devait aller dans cette direction se poseraient immédiatement des questions qui, sans être insurmontables, sont très techniques quant à l'appréhension de ces groupes dont le schéma capitalistique est parfois extrêmement complexe.

M. Vincent Capo-Canellas . - Premièrement, comment le contrôle du respect des textes en vigueur s'organise-t-il ? Ces textes sont anciens, voire obsolètes, dit-on ; l'Autorité de la concurrence semble davantage en mesure d'effectuer ce contrôle que ne le sont le CSA ou votre direction.

Deuxièmement, quels pourraient être nos objectifs législatifs ? Étant entendu que les textes sont obsolètes, quelles sont les grandes familles d'options qui sont ouvertes au législateur ?

M Jean-Baptiste Gourdin. - Vous me demandez qui est chargé du respect des règles ; la réponse est assez simple : le droit de la concurrence relève de l'Autorité de la concurrence et le droit sectoriel des concentrations, pour ce qui concerne l'audiovisuel et le plurimédias, du CSA ou, désormais, de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), cette dernière appliquant les règles fixées dans la loi de 1986. La direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC) n'est compétente que pour veiller au respect d'une règle spécifique au secteur de la presse écrite dont M. le rapporteur a rappelé qu'elle n'avait plus aucune portée concrète : elle est exprimée en des termes si peu contraignants qu'en vérifier le respect est assez facile, aucun titre ne s'approchant de près ou de loin du plafond de concentration monomédias applicable à ce secteur.

Quid des grandes familles d'options ? La première question à se poser est celle de savoir s'il est nécessaire de conserver, à côté du droit commun de la concurrence, des règles spécifiques de protection du pluralisme. En la matière, ma conviction est faite : oui, nous avons besoin de telles règles. Le pluralisme n'est pas réductible à la concurrence et le Conseil constitutionnel ne laisserait de toute façon pas le législateur abolir ces règles de défense du pluralisme au motif qu'il existe par ailleurs un droit de la concurrence.

Sur la nature des règles spécifiques au secteur des médias, il faut commencer par poser au moins deux questions centrales.

Tout d'abord, sur quel périmètre, ou à quelle échelle, raisonne-t-on ? J'évoquais la neutralité technologique en relevant l'incongruité que représentent des règles liées à la distribution papier ou à la diffusion hertzienne et ignorant la diffusion numérique. En d'autres termes, de quels médias on parle ? Le pluralisme, c'est le pluralisme des courants de pensée et d'opinion. Or tous les médias ne contribuent pas pareillement au pluralisme, selon la nature des programmes qu'ils proposent, à cette difficulté s'ajoutant la localisation d'une partie des acteurs concernés hors de France.

Qu'en est-il, ensuite, des indicateurs ? Le droit actuel repose sur une hétérogénéité d'indicateurs qui s'avère illisible, comme le montrait déjà le rapport Lancelot. Pour la télévision, le critère est le nombre d'autorisations, avec l'idée peut-être discutable qu'une autorisation en vaut une autre, quelle que soit la puissance de la chaîne en cause. Pour la radio, c'est la desserte, en nombre d'habitants, que permet le service, qui sert de critère - c'est la notion de couverture, et non d'audience, qui compte ici : le nombre potentiel d'auditeurs que vous pouvez atteindre. Pour la presse, enfin, c'est le tirage qui entre en ligne de compte, notion déjà plus proche de celle d'audience - si l'on met de côté les invendus, tirage et audience correspondent à peu près.

Ces trois critères coexistent ; or ils ne signifient pas du tout la même chose. Peut-on construire des critères communs à l'ensemble des catégories de médias et respectueux de la neutralité technologique ? Le rôle de la mission est d'y parvenir.

M. Laurent Lafon , président . - Concernant la publicité, pensez-vous qu'imposer aux annonceurs des règles de diversification des annonces auprès de différents supports pourrait-il être pertinent ?

Quant aux procédures d'autorisation à émettre telles qu'elles existent, trouvez-vous qu'elles aient encore un sens ? Imaginez-vous par exemple qu'en 2022 le CSA puisse ne pas accorder d'autorisation à émettre à TF1 ou à M6 ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Les réflexions auxquelles vous faites allusion sont moins liées à la concentration des médias à proprement parler qu'à la question de savoir comment on régule le transfert de valeur qui s'opère sur le marché publicitaire entre médias traditionnels et secteur digital. Le point de départ de ces réflexions est le suivant : ce n'est pas tout à fait la même chose que les investissements publicitaires des annonceurs aillent vers des médias qui financent des contenus, rémunèrent des journalistes, achètent des droits, ou qu'ils aillent vers des plateformes qui, bien que contribuant massivement à la diffusion des contenus, ne les financent pas, cela dit abstraction faite des espoirs que l'on peut fonder dans les droits voisins.

Notre règlementation sectorielle de la publicité a longtemps reposé sur une logique de « secteurs interdits » : on a protégé la radio et la presse du média dominant de l'époque, la télévision, en interdisant à cette dernière certains types de publicité, grande distribution ou cinéma par exemple.

Ces règles qui protègent le petit contre le gros perdent de leur sens lorsque le gros devient un moyen face à un très gros. Faut-il se contenter de transposer ce raisonnement en interdisant certains secteurs au numérique ? Cette voie me paraît difficile à emprunter compte tenu de la complexité de la chaîne de valeur de la publicité digitale. Il est possible de raisonner différemment. L'objectif, in fine , est que les investissements publicitaires aillent vers les médias, non par patriotisme ou par défense d'intérêts catégoriels, mais parce que ces médias financent la production d'information, de contenus, d'oeuvres.

De ce point de vue, l'idée que vous évoquez, celle d'une responsabilité des annonceurs quant aux supports sur lesquels ils placent leurs messages, me semble très fertile. Il n'y a cependant pas de travaux spécifiques à ce sujet.

Vous m'interrogez également sur les procédures d'autorisation. Elles conservent évidemment tout leur sens, puisqu'il s'agit d'allouer une ressource rare, qui appartient au domaine public - la ressource hertzienne -, ce qui ne saurait se faire de manière opaque ou discrétionnaire. Le droit européen, d'ailleurs, ne le permettrait pas : le paquet Télécom, par exemple, oblige à mettre en oeuvre des procédures transparentes et ouvertes d'attribution de ces ressources.

J'ai travaillé au CSA : je suis bien placé pour savoir combien sont lourdes ces procédures ; mais cette lourdeur est inhérente à ce qu'il s'agit de garantir, à savoir une égalité d'accès à la ressource publique et une juste compétition entre ceux qui veulent obtenir une fréquence. De ce point de vue, le principe en vertu duquel ces autorisations sont accordées à titre précaire, c'est-à-dire pour une durée déterminée, me paraît parfaitement sain. Le principe même d'une procédure ouverte exige, en toute logique, que l'autorisation ait une durée limitée.

En filigrane de la question que vous posez, on trouve la question du devenir à long terme de la télévision numérique terrestre (TNT). Y a-t-il un sens à faire entrer de nouveaux acteurs dans le paysage de la TNT alors que certains doutent de son avenir ? Tout d'abord, je ne crois pas que l'avenir de la TNT soit scellé. L'affectation de la bande ultra haute fréquence (UHF) à la TNT est garantie par la loi jusqu'en 2030 ; décréter maintenant la mort de la TNT serait très hasardeux. Quant à savoir, ensuite, s'il faut ou non y faire entrer de nouveaux acteurs, ma position est la suivante : laissons les règles fonctionner normalement, quoi qu'il en soit de la pérennité de la TNT à long terme. Le rôle du CSA, ou plutôt de l'Arcom, est de départager les acteurs existants qui demanderaient une nouvelle autorisation et d'éventuels nouveaux entrants en fonction des critères que le législateur lui a assignés, parmi lesquels la diversité des opérateurs et la capacité à amortir les investissements.

M. David Assouline , rapporteur . - Bientôt nous aurons tous pris l'habitude de donner au CSA le nom d' « Arcom »...

On défend, sur la place publique, l'idée selon laquelle les concentrations capitalistiques permettraient aux opérateurs d'atteindre un seuil critique de puissance leur permettant de faire face à la concurrence. L'argument n'est pas totalement infondé, après tout... Mais comment cette puissance est-elle régulée ? Il s'agit d'information et de culture, donc de contenus qui façonnent un peuple ! En d'autres termes, on n'a pas affaire à un bien comme les autres.

Le CSA délivre, au nom de l'État, des concessions : des droits d'émettre. Ces concessions sont régies par des conventions. C'est cela, le garde-fou : vous avez beau être puissant, vous êtes tenu à un certain nombre d'obligations qui pourraient empêcher les abus. Or, relisant, par hasard !, la convention qui lie le CSA à CNews, j'y ai trouvé un paragraphe qui est tout à l'honneur de l'État : en gros, le média s'engage à promouvoir la lutte contre les discriminations en fonction de l'orientation sexuelle, de la religion, de la culture, de l'origine, etc. Cela signifie qu'un certain système de valeur encadre la concession ainsi délivrée. Le président du CSA, lorsque nous l'interrogions, nous disait que c'était à nous, législateurs, de lui donner les moyens d'une rupture de la convention quand de façon répétée ou permanente une autre orientation est clairement promue. Par quels moyens peut-on sanctionner, jusqu'au retrait de concession ? Pensez-vous qu'une réflexion doit être menée sur ce point ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Je commence par rappeler qu'il ne m'appartient pas de porter un regard sur la façon dont l'Arcom met en oeuvre ses pouvoirs. La question est plutôt de savoir si ces pouvoirs sont suffisants. Elle s'adresse au ministère de la culture et au législateur, puisque nous contribuons à la production normative sur ces thèmes.

Le législateur a souhaité renforcer les pouvoirs du CSA en la matière dans le cadre de la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, précisant une mission qui existait déjà à l'article 3-1 de la loi de 1986 : l'Arcom « s'assure que les intérêts économiques des actionnaires des éditeurs de services de communication audiovisuelle et de leurs annonceurs ne portent aucune atteinte » aux principes d'honnêteté, d'indépendance et de pluralisme de l'information. Le CSA s'est appuyé sur cette rédaction plus précise pour adopter, en 2018, une délibération de portée générale, qui s'applique à toutes les chaînes conventionnées.

Sur le terrain des pouvoirs de sanction, l'Arcom dispose d'une gamme très large, de l'amende à la résiliation de la convention.

Plus fondamentalement, ce qui est en cause dans votre question, c'est la capacité du régulateur à se saisir non pas de manquements ponctuels à la convention, assez faciles à caractériser - quand survient un dérapage qui contrevient à tel ou tel principe de la convention, l'Arcom sait faire -, mais, question beaucoup plus délicate, de quelque chose de beaucoup plus diffus, qui traverse toute la ligne éditoriale d'une chaîne. La convention définit la nature des programmes diffusés ; la ligne éditoriale est une notion plus subtile... Un glissement qualitatif de ligne éditoriale sur l'ensemble de la programmation de la chaîne n'est pas chose aisée à appréhender. Quand l'Arcom apprécie le respect du pluralisme par une chaîne, elle peut constater que les temps de parole ne sont pas respectés ou que, sur un sujet donné, la diversité des points de vue n'a pas été présentée ; en revanche, appréhender le fait que s'y exprime d'une manière générale une vision biaisée ou orientée, c'est beaucoup plus difficile pour le régulateur.

M. David Assouline , rapporteur. - Soyons précis. Dans la convention dont je parle, il est écrit par exemple : « à promouvoir les valeurs d'intégration et de solidarité qui sont celles de la République et à lutter contre les discriminations, à ne pas encourager des comportements discriminatoires en raison de la race, de l'origine, du sexe, de l'orientation sexuelle, de la religion ou de la nationalité. » C'est dans la convention ; cela s'apprécie, tout de même ! Le régulateur peut-il selon vous apprécier si de façon permanente et éditorialisée on contrevient à ces principes ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - La question ne s'adresse pas à la DGMIC, mais, précisément, au régulateur. À titre personnel, il me semble beaucoup plus difficile de porter une appréciation globale sur la ligne éditoriale d'une chaîne que de caractériser un manquement ponctuel.

M. Laurent Lafon , président . - Nous aurons l'occasion de poser la question à Roch-Olivier Maistre, président du CSA, que nous recevrons mardi prochain.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Mardi 7 décembre 2021
Audition d'associations en lien avec les médias - M. Mathias Reymond, co-animateur du site de critique des médias Action-Critique-Médias et M. Nicolas Vescovacci, journaliste, président de l'association Informer n'est pas un délit

M. Laurent Lafon , président . - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête consacrés à la concentration des médias en France. Elle a été constituée, je le rappelle, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Nous entendons aujourd'hui les représentants de deux associations, dont les centres d'intérêt recoupent largement ceux de notre commission d'enquête.

Monsieur Mathias Reymond, en visioconférence, vous représentez l'association Action-Critique-Médias, dite « Acrimed », créée en 1995. Votre objectif est notamment d'informer sur les conditions de production de l'information et d'alerter sur sa marchandisation. Acrimed publie également une carte du paysage médiatique français qui nous intéresse et qui est largement diffusée. Ce document est assez unique en son genre. Vous êtes vous-même maître de conférences en économie à l'université de Montpellier et vous avez écrit plusieurs livres consacrés aux médias.

Monsieur Nicolas Vescovacci, vous êtes président de l'association Informer n'est pas un délit (INDP), créée en 2015, initialement pour porter la parole des journalistes sur la question du secret des affaires, et vous avez élargi votre spectre à l'ensemble des questions touchant aux médias, dont les concentrations. Vous êtes également journaliste d'investigation. À ce titre, vous avez travaillé pour Canal Plus, ce qui vous a inspiré un livre publié en 2018 sur lequel vous reviendrez peut-être. Vous avez également travaillé pour le service public.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Vescovacci et M. Mathias Reymond prêtent serment.

M. Mathias Reymond, co-animateur du site de critique des médias Action-Critique-Médias . - Notre association a été créée en 1996, après le mouvement de grève de 1995. Elle comprend trois salariés et plus d'un millier d'adhérents bénévoles venus de plusieurs horizons, universitaires, journalistes ou simples usagers des médias. Notre mission est d'observer les médias, de critiquer les mécanismes journalistiques et les processus de production de l'information, et de formuler des propositions de transformation.

Cette commission d'enquête vise à aborder l'enjeu démocratique majeur de la concentration des médias et les conséquences que celle-ci peut avoir sur le travail des journalistes et sur l'information que les citoyens reçoivent.

Un bref retour sur la chronologie s'impose. En effet, contrairement à ce que l'on peut croire, la concentration des médias est réglementée par la loi du 30 septembre 1986, dite « loi Léotard », qui est restée inchangée depuis trente-cinq ans, hormis quelques actualisations, dont la plus récente date de 2014 sur l'égalité entre les hommes et les femmes dans les médias.

L'efficacité de cette loi contre la concentration reste douteuse, car elle semble avoir plus conforté qu'empêché le phénomène de se développer. Faisant suite à la libéralisation des radios et à la privatisation de certaines chaînes de télévision, elle avait pour objectif de réglementer la concentration capitalistique et territoriale pour empêcher la constitution d'empires sur le modèle de celui de Robert Hersant. Or elle ne prend en compte ni l'évolution du secteur des médias ni les mutations dans le mode de consommation des médias, avec l'émergence d'internet et des réseaux sociaux qui ont transformé les habitudes des usagers, ni la diversité des concentrations.

Il existe trois types de concentration. La première est horizontale, lorsqu'un même propriétaire possède plusieurs médias d'un même secteur ; la deuxième est transversale, lorsqu'un même propriétaire possède des médias de secteurs différents, comme le groupe Bolloré qui possède des chaînes de télévision, une radio et des organes de presse écrite ; la troisième, verticale, est la plus récente - elle date d'il y a vingt ans -, lorsqu'un même propriétaire possède des médias ainsi que des activités en amont ou en aval de la production des contenus, comme les groupes Bouygues ou Drahi.

Enfin, si les médias appartiennent à plusieurs groupes médiatiques ou industriels et qu'ils touchent des audiences inférieures au seuil maximal autorisé par la loi de 1986, ces médias, notamment les télévisions et les radios privées, sont analogues et appartiennent à un groupe réduit de propriétaires, de sorte qu'on parle en économie d'« oligopoles ».

La concurrence entre les médias devait stimuler les différences et développer le pluralisme. Or la multiplication à l'infini des chaînes et des contenus a surtout homogénéisé les contenus, les formats, et pire encore, l'information. La pluralité ne signifie pas forcément le pluralisme. La concurrence se faisant souvent à moindre coût, le budget des médias publics diminue - environ 60 millions d'euros pour France Télévisions - et la qualité des contenus se tarit. Dans le domaine de l'information sur la télévision numérique terrestre (TNT), des débats peu coûteux, animés par des journalistes interchangeables, occupent l'essentiel de l'espace aux dépens des reportages et des enquêtes.

En réalité, le problème est du côté de la similitude des contenus des productions médiatiques. S'il existe une convergence de formats dans la manière dont les grands médias traitent l'information, c'est en partie parce que leurs structures sont comparables. Contrôlés par l'État pour certains, par de grands groupes médiatiques ou industriels pour d'autres, ils sont dépendants des recettes publicitaires et donc des grands annonceurs.

De plus, les patrons des médias, les directeurs de rédaction et les animateurs vedettes ont des parcours similaires. Comme l'explique le sociologue Alain Accardo, « il n'est pas nécessaire que les horloges conspirent pour donner pratiquement la même heure en même temps. Il suffit qu'au départ elles aient été mises à l'heure et dotées du même type de mouvement, de sorte qu'en suivant son propre mouvement, chacune d'elles s'accordera avec toutes les autres. La similitude des mécanismes exclut toute machination ».

Le phénomène de concentration n'est pas nouveau. Déjà, avant la Deuxième Guerre mondiale, les grandes familles de l'industrie française se disputaient la presse. Puis, après Hersant, dans les années 1980, il y eut Dassault, Lagardère, Bouygues, Drahi et désormais Bolloré, qui tous veulent être les « nouveaux Murdoch » français. Leurs entreprises se partagent les parts d'un gigantesque gâteau.

Notre première proposition serait d'interdire à des groupes capitalistiques qui vivent des commandes de l'État ou des collectivités de posséder des médias. Il s'agit là, en effet, d'un levier d'influence très puissant sur les élus nationaux et locaux. François Bayrou, candidat à l'élection présidentielle en 2007, plaidait déjà en ce sens.

En Allemagne, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, les grands groupes qui possèdent des médias sont des groupes médiatiques, culturels ou d' entertainment et non des constructeurs d'avions militaires, des gestionnaires d'autoroutes ou de distribution d'eau, des bâtisseurs du BTP, etc.

Il est aussi temps d'en revenir à l'esprit des ordonnances de 1944, instaurées par le Conseil national de la Résistance : une personne ou une entreprise ne peut pas posséder plus d'un média.

Un autre levier consiste à donner de la place à d'autres modèles de gestion des médias. Lors de l'attribution des canaux de la TNT, par exemple, en 2002, l'équipe de Zalea TV, une petite télévision associative du tiers-secteur a vu rejeter sa demande, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) privilégiant des chaînes telles que NT1, W9, TMC, Match TV, NRJ TV, etc., soit des chaînes formellement interchangeables, qui ne sont que des déclinaisons des médias existants.

Il faut redonner des moyens au service public de l'information, afin qu'il puisse tirer les autres médias vers le haut, comme cela a été le cas pour la BBC anglaise. Les chaînes qui ont le plus d'audience en Grande-Bretagne et en Allemagne sont publiques et dotées de moyens confortables. Le sujet est d'actualité, puisque la concession de TF1 arrivera à expiration d'ici à un an et demi.

Enfin, nous devons nous doter d'un organisme indépendant, qui aurait pour mission d'attribuer les concessions de diffusion. Il pourrait s'agir d'un conseil national des médias, y compris ceux du tiers-secteur, qui serait composé de salariés des médias, d'usagers et de représentants des organisations politiques.

M. Nicolas Vescovacci, journaliste, président de l'association Informer n'est pas un délit . - Je vous remercie d'avoir invité notre collectif. Le sujet dont nous traitons n'est ni technique ni juridique. La concentration des médias touche au coeur de la liberté d'informer, au pluralisme de l'information et à l'indépendance de la presse, pilier de la démocratie.

Le pluralisme de la presse est érigé par le Conseil constitutionnel comme une valeur fondamentale permettant à tous les citoyens d'avoir accès à de multiples sources d'information. Or, depuis quarante ans, il y a eu très peu de règles claires pour protéger la production de cette information indépendante et de qualité que nous devons à nos concitoyens. Le paysage médiatique s'est construit par à-coups sans que l'on s'interroge sur la concentration des médias.

Celle-ci n'a rien de nouveau. Robert Hersant contrôlait 40 % de la presse papier dans les années 1980. Ce qui est nouveau, c'est l'hyperconcentration des médias entre les mains d'une dizaine de milliardaires, que certains nomment les « oligarques ». Cette commission d'enquête n'aurait certainement pas lieu si Vincent Bolloré, autoérigé en corsaire de l'information, parti à l'abordage des médias depuis les années 2010, n'avait pas englouti des chaînes de télévision, des radios, des magazines, des maisons d'édition... Dans le monde de l'édition, Editis qu'il contrôle et Hachette qu'il s'apprête à contrôler dépasseraient 65 % du marché français. Les dégâts sont nombreux, qu'il s'agisse du démantèlement des rédactions ou de leur reprise en main idéologique. Le long conflit avec I-Télé a donné lieu à plus de 100 jours de grève, et j'ai vu les conséquences désastreuses pour Europe 1 de l'arrivée de M. Bolloré à la tête de Lagardère.

L'acmé du système est sans doute d'avoir produit le phénomène Zemmour. En effet, M. Zemmour ne serait pas aujourd'hui candidat à l'élection présidentielle s'il n'avait eu le soutien de plusieurs médias et d'un industriel qui a organisé son ampleur médiatique. Ne nous y trompons pas, il y a danger pour la liberté d'informer et la démocratie.

Toutefois, M.  Bolloré ne doit pas masquer l'intégralité du problème, qui concerne aussi le contrôle, le financement, la gouvernance et la faiblesse capitalistique des médias. Bernard Arnault a pu s'acheter une influence politique importante en acquérant le journal Le Parisien qu'il n'aura payé que 20 millions d'euros. On ne peut plus laisser les journalistes seuls face aux actionnaires puissants que sont les Pinault, Dassault, Kretinsky, Drahi ou bien encore le Crédit Mutuel. Les médias ne sont pas des entreprises comme les autres et ne doivent donc pas être traitées comme telles.

Voilà pourquoi je suis heureux de pouvoir réfléchir avec vous aux solutions à mettre en oeuvre pour contrôler ce phénomène, car il est possible de faire en sorte que les journalistes oeuvrent en toute indépendance et sans pression.

Le Parlement n'a pas toujours été d'une aide précieuse en ce sens. Je pense notamment aux coups de canif portés contre la liberté d'informer par la récente transposition d'une directive européenne sur le secret des affaires, par la loi sur la sécurité globale, ou encore par une disposition de la loi de finances pour 2021 qui permet à tout investisseur de défiscaliser sans plafond 25 % de son investissement dans un média politique ou d'information générale, avec, pour seul verrou, l'obligation de garder son actif pendant cinq ans. Dans le cas où l'investisseur vendrait juste après cinq ans, l'opération se ferait sur le dos du contribuable...

Cette commission d'enquête doit prendre la main sur ces questions. Vous avez le devoir d'intervenir sur la gouvernance, car ce phénomène nuit au pluralisme de l'information.

Nous avons quatre propositions à formuler. Il faut d'abord réformer la loi de septembre 1986, qui est obsolète, illisible et inapplicable. Elle a été promulguée à une époque ou internet n'existait pas.

Il faut ensuite créer un statut juridique des rédactions pour sanctuariser l'indépendance et le travail des journalistes. Certains médias comme le journal Le Monde ont adopté des mécanismes en ce sens.

Il faut aussi créer un délit de trafic d'influence en matière de presse, car la censure n'est pas définie en droit français, de sorte que personne ne peut être poursuivi pour censure. En créant ce délit, on enverrait un signe clair aux propriétaires de médias.

Enfin, il faut réformer les prérogatives des organismes comme l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), en revenant sur le rôle des comités d'éthique qui émanent de la loi Bloche ou même sur celui du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM).

Je représente un collectif de 150 journalistes qui se battent au quotidien afin que s'impose la liberté d'informer et que le débat se fasse pour les citoyens et au service des citoyens.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous vous remercions d'avoir partagé avec nous vos connaissances et vos points de vue. Pourriez-vous nous donner un exemple très frappant où la concentration des médias est intervenue concrètement comme une négation ou un frein à la liberté d'informer et au pluralisme ?

M. Mathias Reymond . - J'aurais de nombreux exemples à donner. Je n'en citerai qu'un qui est un peu ancien, mais loin d'être anecdotique. Lors de la construction du Stade de France, sous le gouvernement d'Édouard Balladur, alors que le choix s'orientait vers l'architecte Jean Nouvel, c'est le projet de Bouygues qui a finalement remporté l'appel d'offres. M. Balladur était Premier ministre et candidat à l'élection présidentielle. On sait désormais que TF1 avait organisé une campagne massive en sa faveur : Claire Chazal avait fait un livre d'entretiens avec lui, et Nicolas Sarkozy était alors l'homme politique le plus invité dans les journaux télévisés. Le niveau de connivence et de promiscuité qui existait alors est un élément très révélateur.

M. Nicolas Vescovacci . - La concentration, c'est aussi la verticalité de la décision. Sans revenir sur les déclarations que M. Bolloré a faites dans la presse à mon encontre ou concernant mes confrères d'I-Télé et d'Europe 1, je prendrai l'exemple de la téléphonie mobile. M. Drahi possède SFR, M. Niel possède Free, et la famille Bouygues possède l'entreprise de téléphonie Bouygues. Or la presse s'est-elle jamais fait l'écho d'un débat citoyen autour de la 5G ? Les journalistes ont-ils développé des points de vue divergents sur ces questions ? A-t-on organisé dans les médias un débat large pour permettre aux citoyens de réfléchir sur cette nouvelle technologie ? Je ne le crois pas. Certaines associations ont pris position, mais il n'y a eu ni débat ni enquête sérieuse sur le sujet.

M. David Assouline , rapporteur . - Le sujet de la concentration porte naturellement l'enjeu de l'offre pluraliste. Cependant, vous savez bien que certains considèrent que c'est en créant des champions français qui concentrent force capitalistique et présence sur l'ensemble des supports que l'on pourra résister à la concurrence des grandes plateformes américaines. Qu'en pensez-vous ?

M. Mathias Reymond . - Considérer qu'il faut constituer des grands groupes comme celui de TF1-M6 pour concurrencer les mastodontes comme Netflix et autres est un leurre. Aussi grands soient-ils, ces groupes ne seront jamais assez puissants en termes de capitalisation, d'audience ou de chiffre d'affaires.

En outre, cela reviendrait à considérer l'information comme un produit au même titre que le gaz ou l'électricité, alors que nous voulons des médias qui produisent une information différente. Dans une telle perspective, à quoi cela servira-t-il que ces grands groupes aient du poids ?

M. Nicolas Vescovacci . - Plus on est gros, plus on est fort ; plus on est puissant, mieux on résistera... En réalité, cela revient à livrer les médias à la loi du marché. Certes, la presse privée a besoin d'investisseurs, mais ce qui importe à notre collectif, c'est que les journalistes qui travaillent pour ces médias puissent le faire en toute quiétude et indépendance, sans devoir slalomer entre les intérêts des industriels qui possèdent les médias et ceux de leurs amis ou clients. Tel est le problème qui se pose dans les rédactions.

Pourquoi n'est-il pas possible, lorsqu'on travaille au journal Le Figaro , de critiquer le Rafale ? Pourquoi n'y a-t-il aucune critique non plus dans les grands journaux à l'encontre de la téléphonie mobile ?

Pour une information de qualité, il faut une indépendance totale des journalistes, qui doivent pouvoir travailler hors de toute pression politique ou financière.

M. David Assouline , rapporteur . - Monsieur Reymond, dans une interview au journal L'Humanité du 24 novembre dernier, vous dénonciez la course à la rapidité qui pèse sur les journalistes et vous l'expliquiez par « le système de financement capitalistique des grands groupes qui possèdent des médias ». Avez-vous des exemples concrets ou chiffrés à nous fournir ? Comment y remédier ?

M. Mathias Reymond . - Je soutiens la plupart des propositions qui ont été formulées par le collectif INDP. Nous sommes favorables à la protection des journalistes.

Cependant, la plupart des grands médias, notamment les chaînes d'information en continu, ont un poids important, car elles sont un levier d'influence auprès des autres rédactions qui veulent les copier. Pour reprendre l'exemple d'Eric Zemmour, il est effectivement le candidat d'un oligarque et d'une chaîne de télévision. Une telle situation s'est déjà vue par le passé. Le problème reste que tous les médias ont suivi CNews et M. Zemmour.

Nous avons observé les matinales des grandes radios. Tous les invités politiques ont été interrogés sur les prises de position de M. Zemmour, notamment la question des prénoms. Le candidat a réussi à imposer son agenda médiatique et politique à toutes les rédactions.

La grande faiblesse des médias est de se copier les uns les autres, dans un entre-soi qui finit par limiter le débat au même périmètre. Voilà ce que nous dénonçons.

M. David Assouline , rapporteur . - Monsieur Vescocacci, au-delà du collectif que vous avez constitué, votre propre expérience de journaliste vous a conduit à vous engager. En 2018, dans le livre intitulé Vincent Tout-Puissant , que vous avez écrit avec Jean-Pierre Canet, vous racontez comment votre documentaire Évasion fiscale, enquête sur le Crédit mutuel réalisée avec le même Jean-Pierre Canet, a été déprogrammé de Canal Plus qui l'avait pourtant financé, en mai 2015, à la demande de Vincent Bolloré et à celle de la banque concernée, avant d'être diffusé sur France 3 quelques mois plus tard. Le service public serait-il le seul refuge pour le journalisme d'investigation ?

M. Nicolas Vescovacci . - Heureusement que le service public est là pour diffuser ce type d'enquête, même si cela n'a pas été facile à obtenir. La diffusion a été programmée à vingt-trois heures trente, mais le reportage a été vu par plus d'un million de téléspectateurs. C'est grâce au service public qu'on peut continuer d'enquêter. Il existe encore une émission d'envergure à la télévision, Cash Investigation , pour laquelle j'ai travaillé et qui a les moyens de mener des enquêtes sur des sujets d'intérêt général.

Il ne faut pas oublier que le service public manque énormément de moyens. Je le constate chaque jour. Une dotation publique et des réformes internes visant d'abord les financements plutôt que les restructurations seraient salutaires.

M. Julien Bargeton . - Il me semble que L'Obs a publié un dossier étoffé sur la 5G, il y a un an.

On distingue souvent les régulations interne et externe, le pluralisme interne et externe. Pour définir le pluralisme externe, Julia Cagé prend l'exemple de la numérotation des chaînes. Au niveau interne, l'enjeu porte sur l'organisation des chaînes pour faire vivre le pluralisme. Par exemple, certaines chaînes choisiront de diffuser la nuit des émissions dont les intervenants plaisent moins. Qu'est-ce qui vous paraît le plus important ? Quelles sont les mesures les plus efficaces pour garantir les deux types de pluralisme ?

M. Mathias Reymond . - Le pluralisme interne intervient à l'intérieur d'un même média. Je ne crois pas qu'il soit gênant qu'il y ait des médias d'opinion. Ils existent dans la presse écrite : L'Humanité ce n'est pas Le Figaro , et Le Monde , ce n'est pas Libération . Ce qui importe, c'est qu'il y ait un pluralisme externe.

À l'intérieur du service public, le pluralisme interne est essentiel. Des enquêtes portant sur Radio France ont montré un manque de pluralisme dans les catégories socioprofessionnelles des invités. Quelque 175 invités sur 177 sont des cadres ou exercent des professions intellectuelles ou libérales. Seuls deux invités de la matinale de France Inter sont issus des classes populaires.

Il peut y avoir un pluralisme politique, mais le sujet principal reste celui du pluralisme des catégories socioprofessionnelles dans les médias. Le pluralisme externe reste une priorité dans les médias privés. Dans le service public, il doit s'exercer surtout en interne.

M. Nicolas Vescovacci . - Il faut renforcer le pluralisme, qu'il soit interne ou externe. Le manque de pluralisme vient du manque de moyens, de journalistes et de préparation. Toutes ces failles portent à la facilité, c'est-à-dire que le même intervenant peut revenir trois ou quatre fois dans la même journée.

Le deuxième facteur pour renforcer le pluralisme est de poser des garde-fous en interne. Nous recommandons la structuration des rédactions sous une forme juridique quelle qu'elle soit pour sanctuariser le travail des journalistes et éviter l'intervention directe des actionnaires ou de leurs relais sur le contenu d'un média.

Quant aux médias d'opinion, ils ont toujours existé et cela continuera. L'expérience Zemmour est celle de la construction d'un candidat poussé par un média.

M. Michel Laugier . - La concentration des médias est-elle, selon vous, un mal nécessaire ?

Estimez-vous que, dans le monde « d'avant », un journaliste de L'Humanité était plus indépendant qu'un journaliste du Figaro , ou l'inverse ?

Quelle est à vos yeux la différence entre le public et le privé en termes d'impartialité des journalistes ?

M. Nicolas Vescovacci . - La concentration existe depuis de nombreuses années, mais elle n'est pas un mal nécessaire. Je ne suis pas contre les investissements de M. Bolloré, de la famille Dassault, de M. Drahi, ni même de M. Kretinsky dans la presse. Ce qui nous importe, à mes collègues du collectif et à moi-même, c'est d'avoir la possibilité de travailler dignement, avec des moyens et sans subir de pression.

Après ma mésaventure avec Bolloré, il m'a fallu continuer à travailler comme journaliste indépendant. Cela ne veut pas dire que je suis plus libre qu'un journaliste en CDI du Monde ou de BFM. Je ne le revendiquerai jamais. De fait, il est très difficile de dire si un journaliste est plus libre qu'un autre.

M. Mathias Reymond . - Comme je l'ai indiqué, dans de nombreux pays voisins pourtant bien plus libéraux que nous, les médias ne sont pas détenus par des groupes industriels tels que Bouygues ou Lagardère, mais par des groupes culturels. Il est étonnant que nous acceptions cela.

Il n'est pas dérangeant, en soi, que des journalistes travaillent pour L'Humanité ou pour le Figaro parce que les choix éditoriaux de ces journaux leur conviennent. Il est davantage problématique d'observer une homogénéité et une promiscuité entre les propriétaires des médias, car il en résulte une pression, qui n'est certes pas exercée directement par le grand patron sur les journalistes, mais de manière plus diffuse, par des intermédiaires.

Le documentaire de Canal Plus sur les violences exercées par le journaliste Pierre Ménès sur des femmes a d'abord été coupé, puis Pierre Ménès a été invité sur C8, une autre chaîne du groupe, où il a pu se défendre.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer le phénomène d'autocensure.

M. Michel Laugier . - Vous ne m'avez pas répondu sur la différence entre le public et le privé...

M. Mathias Reymond . - J'ai récemment entendu l'animateur de la « Matinale » de France Culture, Guillaume Erner, énoncer les trois règles que la rédaction de ce média s'est fixées : ne commenter ni le sport, ni les faits divers, ni les sondages. Imaginez le temps que les autres médias pourraient consacrer à l'ensemble des autres sujets s'ils en faisaient autant ! C'est une différence majeure entre le public et le privé.

M. Laurent Lafon , président . - Cela limite aussi l'information !

M. Nicolas Vescovacci . - Pour avoir beaucoup travaillé dans le public et dans le privé, je peux vous dire que ce sont deux univers régis par des contraintes fortes. À Canal Plus, sous l'égide de Maxime Saada, nous pouvions enquêter sur tout, sauf sur le sport et le cinéma. Dans un groupe comme France Télévisions, il est très difficile de mener une enquête politique lors d'une campagne électorale. Le temps de parole est un totem parfois bien utile pour éviter des sujets politiques...

Pour autant, j'ai pu faire de nombreux reportages passionnants, notamment économiques, lorsque j'ai travaillé pour Spécial Investigation : sur la famille Mulliez, sur Bernard Arnault, sur LVMH... C'était l'honneur de cette émission qui a été retirée de l'antenne par M. Bolloré.

Mme Monique de Marco . - Pourriez-vous développer le quatrième axe que vous avez proposé : « protéger le pluralisme en réformant l'Arcom » ?

M. Nicolas Vescovacci . - Au regard de mon expérience personnelle, il m'apparaît que l'Arcom, ex-CSA, n'a jamais été proactive en matière de protection de la pluralité et de défense de la liberté d'informer, qui font pourtant partie de ses prérogatives. Les quelques amendes que C8 a été condamnée à payer ne suffisent pas.

La loi Bloche a permis la création de comités d'éthique. Mais qui connaît le contenu des chartes de déontologie des médias ? Leur rédaction est laissée à la liberté des médias. Par exemple, la charte de Canal Plus autorise les journalistes à faire ce que l'on appelle vulgairement des « ménages », c'est-à-dire à animer des conférences, des débats, en général pour des intérêts privés.

L'INDP a participé aux travaux qui ont présidé à la constitution du Conseil de déontologie journalistique et de médiation. Ce conseil n'a hélas aucune prérogative et aucun pouvoir de sanction.

Il est temps de clarifier les choses, afin de savoir qui défend quoi, avec quelle volonté et quelles armes. Personne ne comprend rien à la loi de 1986. Personne ne comprend rien aux chartes de déontologie. Nous avons besoin de repères pour travailler en toute sérénité.

Mme Sylvie Robert . - L'Arcom a tout de même évolué. Est-ce par manque de moyens qu'elle ne va pas plus loin ? Et jusqu'où doit-elle aller ? Nous avons créé les comités d'éthique et nous nous sommes efforcés d'encadrer les chartes afin de protéger les journalistes. Jusqu'où faut-il aller pour que ce soit efficace ?

M. Nicolas Vescovacci . - Au moment de l'affaire du Crédit mutuel, nous avons alerté le CSA et nous lui avons fourni un dossier complet comprenant tous les éléments de preuve dont nous disposions sur l'intervention de M. Bolloré. Le CSA n'a rien fait. Les contacts que nous avions au sein du CSA, conscients que le Conseil ne ferait rien, nous conseillaient de faire du bruit à l'extérieur.

Les prérogatives de l'Arcom ont été étendues, mais elles ne sont pas respectées. L'Arcom reste une institution politique qui ne va pas assez loin dans la protection de la liberté d'informer.

S'agissant des comités d'éthique, tant que nous ne disposerons pas d'une charte unique rédigée avec l'ensemble des journalistes et qui s'applique à tous, tous médias confondus, nous n'y verrons pas clair. Il faut qu'il y ait une contrainte à l'écriture de ces chartes : il vous appartient de trancher la question de la forme qu'elle doit prendre.

Dans un journal comme Le Monde , des mécanismes d'agrément permettent d'associer les journalistes à des décisions telles que la validation du directeur de la rédaction. Comment ces mécanismes peuvent-ils être adaptés à d'autres médias ? La réponse n'est pas simple ; y répondre demandera un peu de temps.

M. Mathias Reymond . - Les journalistes sont contraints de travailler plus vite et cela a des conséquences, notamment la propagation de fausses nouvelles ou d'informations non vérifiées. L'Arcom pourrait disposer de moyens pour sanctionner un média qui diffuse de fausses nouvelles telles que l'arrestation de M. Dupont de Ligonnès ou l'attaque de l'hôpital de la Pitié Salpêtrière par les « gilets jaunes ».

Les « ménages » sont assez répandus dans le monde journalistique. Par exemple, des journalistes de France Inter - Isabelle Giordano, Stéphane Paoli - ont longtemps animé des événements pour des entreprises privées moyennant une forte rétribution. Lorsque les patrons sont ensuite invités dans les émissions des journalistes concernés, cela pose un évident problème de déontologie.

J'évoquerai enfin la situation du journaliste Julian Assange, qui encourt une peine de 175 ans de prison. Après avoir vécu reclus près de dix ans, il est actuellement emprisonné au Royaume-Uni. Je m'étonne que la France n'ait pas nettement pris position en sa faveur, car les informations qu'il a diffusées étaient certes embarrassantes, mais elles étaient vraies et elles ont eu de lourdes conséquences, notamment sur le déclenchement du Printemps arabe.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Lorsque vous parlez de média « indépendant », entendez-vous cette indépendance au sens financier ou dans la manière de penser et de poser des questions ? Vous n'êtes indépendant ni des gens qui vous lisent ni du nombre de clics.

Par ailleurs, vous souhaitez modifier la loi de 1986. Mais comment trouver l'argent pour financer la presse sans le secteur privé ?

M. Nicolas Vescovacci . - L'indépendance tient d'abord à la manière dont on conçoit son métier. Elle découle aussi des moyens qu'on vous octroie, de la qualité de la communication au sein de la rédaction et de la liberté dont on dispose en son sein.

Quels que soient les investisseurs, quelles que soient les sommes investies - et elles sont nécessaires - il faut garantir une capacité d'enquête sans entrave pour produire une information de qualité et indépendante. À défaut, les médias d'opinion prendront encore davantage de place, car il est plus facile de faire du buzz et d'organiser des clashs.

Je suis favorable aux investissements privés, mais je suis encore plus favorable à la liberté d'informer. Il est capital de permettre aux journalistes de travailler en toute indépendance. Malheureusement, ce n'est pas toujours facile dans certaines rédactions.

M. Mathias Reymond . - Il existe de nombreuses aides publiques à la presse. Le privé investit dans l'information, mais le public aide aussi le privé : Le Figaro , Le Point , Télé 7 jours bénéficient d'aides publiques.

On pourrait aussi imaginer un financement des médias qui ne soit pas exclusivement capitalistique, fondé sur des cotisations ou sur une mutualisation des coûts de production de l'information, par exemple une imprimerie commune. Cela permettrait d'avoir des médias issus du secteur associatif, dit le tiers-secteur.

Enfin, il existe de nombreux médias sur internet qui ont davantage de succès que les quotidiens. Les interviews du site internet Thinkerview réunissent plusieurs millions d'internautes. Ce sont de nouvelles formes d'information qu'il faut prendre en compte.

M. Bernard Fialaire . - Pourquoi est-il toujours aussi tabou d'envisager la constitution d'un ordre des journalistes doté d'une charte de déontologie et de chambres disciplinaires ?

M. Nicolas Vescovacci . - Nous avons beaucoup réfléchi à la question de ce qu'est un acte journalistique déontologique. J'estime que la déontologie infuse « comme le sachet de thé dans une tasse ». Elle doit être le coeur de notre métier, et c'est le cas pour la grande majorité des journalistes.

Le renvoi des journalistes vers un ordre nous rappelle des heures sombres que nous n'avons pas envie de revivre.

Nous n'avons pas besoin d'un tribunal. Le travail doit se faire par la base ; il ne doit pas venir d'en haut et participer d'une verticalité que nous dénonçons dans la concentration des médias.

M. Pierre Laurent . - La presse a besoin de beaucoup plus d'argent - public ou privé - qu'elle n'en a aujourd'hui. La concentration est-elle le bon moyen de permettre cela ?

Par ailleurs, il me paraît important de souligner que si le bien commun des journalistes est leur rapport à leur travail et à la recherche de la vérité, l'opinion est aussi une dimension du pluralisme.

M. Nicolas Vescovacci . - Vous avez raison, la presse, qu'elle soit publique ou privée, manque d'argent. Les aides à la presse, qui s'élèvent environ à 400 millions euros par an, ne sont pas conditionnées. À mon sens, la question des conditions d'obtention des aides à la presse doit être posée. Est-il normal que le groupe que M. Arnault récupère 20 millions d'euros par an pour Le Parisien , sans contrepartie, sachant la fortune de ce monsieur ?

M. Mathias Reymond . - Dans Le Monde diplomatique , Pierre Rimbert propose un mode de financement de la presse d'intérêt général fondé sur une « cotisation information » qui serait payée par les entreprises ou même prélevée sur les salaires. Cela permettrait de financer un service mutualisé de production, d'administration, de distribution de la presse. Il s'agirait d'une sorte de système de sécurité sociale de l'information, complété par les ressources tirées des ventes.

Mme Laurence Harribey . - Monsieur Reymond, pourriez-vous nous en dire plus sur les pratiques de ces pays voisins où certaines activités seraient incompatibles avec l'investissement dans la presse ?

S'agissant de la notion de trafic d'influence, le risque n'est-il pas de marginaliser ce qui pourrait s'appeler une rédaction ?

M. Mathias Reymond . - En Allemagne, les chaînes publiques enregistrent des audiences bien supérieures à celles de France Télévisions, et les groupes qui financent les chaînes privées ne produisent pas d'avions de chasse et ne construisent pas de ponts.

M. Nicolas Vescovacci . - Si nous n'y prenons garde, nous risquons de nous retrouver dans la situation australienne, où tous les médias privés sont contrôlés par deux groupes, notamment le groupe de M. Murdoch. Par ailleurs, je crois au contraire que la sanctuarisation des rédactions permettrait de protéger le travail des journalistes.

M. David Assouline , rapporteur . - Les médias privés exercent en vertu de concessions publiques fondées sur des conventions par lesquelles ils s'engagent, notamment sur le contenu. Quel rôle doit, selon vous, jouer l'Arcom en matière d'octroi et de renouvellement des concessions ?

M. Mathias Reymond . - Certaines des concessions n'ont pas forcément besoin d'être renouvelées. Pourtant, il faudrait peut-être remettre un certain nombre de concessions sur la table. Les règles ont-elles toujours été respectées par TF1 ? Et que penser de la coexistence, sur la TNT, de plusieurs chaînes très formatées ?

M. Nicolas Vescovacci . - Les chaînes sont des biens publics. C'est pourquoi elles doivent respecter les conventions qu'elles signent avec l'Arcom. Il appartient à cette instance de faire respecter les règles. Moi qui milite pour la liberté d'informer, je n'ai eu de cesse, aujourd'hui, de vous demander plus de règles. Mais loin de nous empêcher de travailler, les règles nous mettent au même niveau et nous permettent de savoir où on va.

En matière de fréquence, il est certain que le CSA aurait pu frapper plus fort ces dernières années. Les conditions d'exercice du journalisme, mais aussi le non-respect de la dignité humaine, auraient pu motiver le retrait de certaines fréquences.

Encore une fois, il est nécessaire de clarifier chaque niveau de la réflexion pour voir comment on peut avancer. Il faut des règles claires, que les journalistes respecteront s'ils ont le sentiment qu'on avance vers davantage de liberté d'informer. Il faudrait également - mais je n'ai plus l'âge de croire au père Noël - que le public comme le privé disposent de davantage de moyens.

M. Laurent Lafon , président . - Messieurs, je vous remercie de nos échanges.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de M. Roch-Olivier Maistre,
président du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA)

M. Laurent Lafon , président . - Nous accueillons aujourd'hui M. Roch-Olivier Maistre, président du CSA depuis 2019 et bientôt président de l'Arcom, organisme créé par la loi du 25 octobre 2021.

Vous avez occupé les fonctions de président de l'Autorité de régulation de la distribution de la presse entre 2016 et 2019 et vous avez mené différentes missions sur les aides à la presse que nous avons abordées à plusieurs reprises dans notre commission d'enquête.

Comme président du CSA, vous êtes évidemment en première ligne pour faire respecter la lettre comme l'esprit de la loi de 1986. Nous avons de nombreuses questions à vous poser sur cette loi, sur sa pertinence au regard de tous les changements intervenus depuis sa promulgation, sur les évolutions que vous constatez, notamment un glissement progressif de certaines chaînes vers des lignes éditoriales plus orientées, sur la pertinence de modifier les règles d'encadrement des temps de parole des formations politiques et peut-être d'intégrer celui des éditorialistes et enfin sur les moyens du CSA et dans quelques semaines de l'Arcom pour l'application de la loi de 1986 ou d'un nouveau cadre législatif.

Je vous donnerai la parole pendant une dizaine de minutes pour un propos liminaire puis nous vous interrogerons.

Je rappelle que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14, 434-15 du code pénal. Je vous précise aussi qu'il vous appartient, le cas échéant, de préciser vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Roch-Olivier Maistre prête serment.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie et je vous donne la parole.

M. Roch-Olivier Maistre . - Je vous remercie de m'accueillir. Comme vous le savez, le CSA a appelé à plusieurs reprises de ses voeux l'engagement d'une réflexion sur l'adaptation du dispositif anti-concentration prévu par la loi du 30 septembre 1986. Nous l'avons évoqué dans nos avis sur les projets de loi sur l'audiovisuel en 2019 et en 2021, tout comme l'a fait l'Autorité de la concurrence dans un avis de février 2019.

C'est un sujet complexe, sur lequel un juste équilibre doit être recherché, entre d'une part les logiques économiques et la nécessité d'accompagner nos opérateurs et nos industries culturelles dans leurs efforts d'adaptation aux transformations de leur environnement face aux effets massifs d'une concurrence mondialisée, et d'autre part un impératif de valeur constitutionnelle de préservation du pluralisme des courants de pensées et d'opinion dont le respect est consubstantiel à notre débat démocratique.

Cet exercice a souvent suscité plus de positions de principes que de propositions. Le CSA ne peut que se réjouir que la représentation nationale comme les services de l'État se saisissent de ce sujet.

Pour essayer de simplifier le débat, je distingue ce que sont les réalités actuelles et les tendances de notre paysage audiovisuel et la pertinence et les limites du dispositif anti-concentration en vigueur.

Le paysage audiovisuel est aujourd'hui infiniment moins concentré qu'en 1986. Notre pays compte actuellement plus de 1 000 radios, publiques, privées ou associatives, nationales ou locales, généralistes ou musicales et une infinité de webradios dont l'écoute ne cesse de se développer, en même temps que se diversifient les usages, les modalités de diffusion et les formats, avec les enceintes connectées, les assistants vocaux, le streaming musical ou encore les podcasts.

Au niveau de la télévision, il existe 30 chaînes nationales diffusées sur la TNT et plus de 230 services conventionnés par le CSA pour une diffusion sur les réseaux non hertziens.

L'offre a donc connu une indéniable expansion que la généralisation des téléviseurs connectés, dont 81 % des Français sont désormais équipés, la multiplication des écrans, six par foyer, l'accès direct par internet et le streaming ont amplifiée.

Près de 40 ans après l'adoption de la loi, l'ambition d'un paysage audiovisuel « ouvert à l'initiative privée dans un climat de concurrence et de pluralisme » est largement atteinte. La diversité de l'offre et les sources d'accès au savoir, à la connaissance et à l'information n'ont cessé de se démultiplier.

Pour autant, je ne crois pas que le débat sur la concentration soit clos. Si le nombre d'opérateurs s'est élargi, des réalités historiques ou nouvelles s'imposent à nous. L'audience reste concentrée sur un nombre limité d'opérateurs. France Télévisions et TF1 ont capté en 2020 56 % de l'audience de la TNT et Radio France et RTL 50 % de l'audience radio. Par ailleurs, si le nombre d'éditeurs sur la TNT s'est élargi grâce aux procédures et aux dispositifs anti-concentration mis en oeuvre par le CSA, le nombre de nouveaux entrants (NRJ, M6, Lagardère, L'Équipe, Vivendi) demeure relativement limité. Enfin, le développement de la sphère numérique se caractérise par la présence d'acteurs internationaux extrêmement puissants, sur les usages comme sur la chaîne de valeur.

Le spectaculaire mouvement de consolidation à l'oeuvre aux États-Unis, avec des géants qui rivalisent sur le marché des droits audiovisuels, cinématographiques ou sportifs bouscule nos acteurs, aussi bien publics que privés. Cette tendance à la concentration s'est aussi exprimée dans notre pays, avec des rapprochements entre radios et télévisions, la reprise du groupe Canal+ par Vivendi, la reprise de télévisions locales, plus récemment le projet de rapprochement de TF1 et de M6 et le lancement d'une OPA de Vivendi sur Lagardère. Le CSA est régulièrement mobilisé sur ces questions et utilise les outils que le législateur lui a confiés.

Dans ce contexte, quels sont les atouts et les limites de notre dispositif anti-concentration ? Ma première conviction est que malgré toute son importance, le droit commun de la concurrence ne peut répondre à lui seul aux enjeux. Le contrôle du respect du pluralisme se différencie de la pure approche concurrentielle. Son objectif n'est pas seulement économique mais participe du fonctionnement démocratique, de la préservation de l'état de droit en garantissant que différents courants d'expression de pensée puissent se faire entendre dans le débat public. C'est pourquoi il nous semble souhaitable de maintenir une régulation sectorielle assurée par le dispositif anti-concentration et une régulation concurrentielle. Ne tenir compte que du pluralisme ou du bien-être économique, sans tenir compte des effets de l'un sur l'autre serait dépourvu de sens. C'est pourquoi nous écartons un scénario de libéralisation complète et nous privilégions le maintien d'un dispositif anti-concentration spécifique. Je note que l'Union européenne s'inscrit dans la même logique, comme l'illustrent les grands textes en cours d'élaboration par la commission comme le Digital Services Act (DSA) ou le projet porté par le commissaire Thierry Breton d'un European Media Freedom Act dont l'ambition est de défendre l'indépendance des médias.

Ma deuxième conviction est que nombre de dispositions anti-concentration conservent aujourd'hui leur pertinence. Le CSA est favorable au maintien de seuils de concentration mono médias dans les prochaines années. La diffusion hertzienne demeure le seul mode d'accès à la télévision pour 21,2 % des foyers et cette télévision joue un rôle prescripteur majeur en matière d'information. Des millions de Français regardent chaque jour les journaux de TF1 et de France Télévisions. Par ailleurs, les règles qui sont en vigueur sont des leviers d'action puissants sur le pluralisme en permettant de redistribuer les droits d'accès à une ressource publique rare, les fréquences. Nous soutenons également le principe des appels réguliers à candidature pour l'attribution de fréquences, les obligations fixées par la loi, les cahiers des charges et les conventions conclues avec les éditeurs. Ces outils sont très précieux pour agir sur la structure du champ audiovisuel en permettant l'arrivée de nouveaux entrants et en renforçant le pluralisme. Le plafonnement à hauteur de 20 % des capitaux extra-européens pour les chaînes de la TNT reste toujours pertinent à l'heure où la question de la souveraineté culturelle et industrielle est au coeur du débat public.

Enfin, d'autres dispositions mises à jour par le législateur, notamment par votre assemblée, gardent tout leur intérêt si nous voulons conserver un paysage pluraliste et diversifié, comme les seuils de populations qui ont été relevés dans les secteurs de la radio et de la télévision locale.

En revanche, nous nous demandons si la limitation à 49 % du capital ou des droits de vote d'un service national de télévision diffusé par voie hertzienne que peut détenir une personne physique ou morale conserve aujourd'hui son sens au regard du pouvoir d'un éditeur autorisé par le CSA. De la même façon, l'interdiction qui est faite à un éditeur titulaire d'une autorisation nationale de détenir plus de 33 % d'un service local nous apparaît très largement inopérante.

Si nombre d'outils restent pertinents, le dispositif se heurte à certaines limites que le rapport Lancelot de 2005 avait déjà bien identifiées. C'est ma troisième conviction. Les règles actuelles n'ont qu'un périmètre limité, puisqu'elles ne s'appliquent qu'aux services diffusés par voie hertzienne, qu'ils proposent ou non de l'information, sans aucune distinction en fonction de leur impact ou de leur audience. La réception par internet ne cesse de progresser, y compris pour la radio, et l'accès aux contenus emprunte des voies multiples. Dans ces conditions, le dispositif anti-concentration ne couvre que partiellement la réalité de consommation des contenus, qui transitent par d'autres vecteurs, y compris les réseaux sociaux, les moteurs de recherche et certains services de médias audiovisuels à la demande. Par ailleurs, l'information disponible sur internet est aujourd'hui maîtrisée par un nombre restreint d'intermédiaires qui référencent des contenus dans des conditions parfois opaques. De même, les règles applicables à la presse écrite ne prennent pas en compte des titres dont l'influence est pourtant significative.

Ainsi, le dispositif actuel se révèle en partie en décalage avec l'évolution des usages, des vecteurs et des supports et donc avec la diversité des offres.

Enfin, les seuils plurimédias nous paraissent s'éloigner de la réalité du paysage médiatique, notamment avec le concept du média global qui s'affirme de plus en plus.

Comme l'avait déjà souligné la commission Lancelot, il faut trouver un nouvel équilibre entre les seuils fixés par la loi et un pouvoir d'appréciation confié, de manière plus large, au régulateur sectoriel. Celui-ci devrait, au cas par cas, comme le fait l'Autorité de la concurrence, déterminer les remèdes les plus appropriés pour répondre aux enjeux économiques et sociétaux d'une opération. Cela reviendrait à privilégier pour l'avenir, face à un univers en transformation toujours plus rapide, une orientation visant à renforcer la capacité d'intervention du régulateur, en lui permettant de s'autosaisir et d'imposer des remèdes aux acteurs au-delà des seuils fixés par la loi.

Quelles que soient les évolutions législatives à venir, la boussole du CSA demeurera celle que vous lui avez confiée, garantir la liberté de communication et assurer le respect du pluralisme des courants de pensée et d'opinion.

M. David Assouline , rapporteur . - Je suis très heureux que notre commission vous reçoive. Vos propos sont toujours précis et couvrent l'ensemble du champ qui nous intéresse aujourd'hui.

Vous savez que vous allez être encore plus victime de votre succès. L'Arcom est très attendue et suscite déjà des attentes gigantesques dans le monde des médias, sur l'exercice de la démocratie et par les fantasmes que certains peuvent avoir sur un certain nombre d'enjeux. Pointent des critiques parce que des acteurs ont le sentiment que ce qu'ils attendent de vous n'est pas fait, n'est pas fait assez rapidement, parce que vous n'en avez pas les moyens ou parfois parce que vous n'en avez même pas les prérogatives.

Pensez-vous vous disposer des moyens d'agir quand un acteur contrevient aux règles que vous avez édictées pour octroyer une concession ou pour la renouveler ?

M. Roch-Olivier Maistre . - Sans hésitation, oui ! Le CSA dispose d'une panoplie très large que lui a donnée le législateur, avec des procédures très encadrées puisque nous agissons dans le champ d'une liberté publique fondamentale. Nos procédures peuvent paraître longues mais ces délais sont justifiés par les règles du procès équitable.

Le CSA a la possibilité de mettre les chaînes en demeure pour les rappeler à leurs obligations législatives, réglementaires ou conventionnelles. Les sanctions vont de l'obligation de publier un communiqué jusqu'au retrait de l'autorisation en passant par des sanctions pécuniaires. Nous les prononçons avec la plus grande vigilance puisque nous disposons de 40 ans de jurisprudence. Je rappelle que le CSA oeuvre sous le contrôle du juge administratif, le Conseil d'État en direct pour la plupart de ses décisions. Le juge a balisé le chemin que le CSA peut emprunter. Si nous suivions quotidiennement l'ensemble des saisines qui nous sont adressées, il n'y aurait plus de radios ni de télévisions dans notre pays. Notre mission première est de défendre la liberté d'expression et de permettre le débat. Une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme est très claire sur ce sujet. Elle dit que la liberté d'expression c'est aussi ce qui heurte et ce qui choque.

M. David Assouline . - Vous êtes aussi le garant de cette liberté d'expression et de la liberté de la presse qui ont une grande force dans notre pays.

Dans la convention de CNews, qui est la plus récente, vous écrivez que l'éditeur doit veiller dans son programme à ne pas inciter à des pratiques ou des comportements dangereux, délinquants ou inciviques, à respecter les différentes sensibilités politiques, culturelles et religieuses du pays, à ne pas encourager des comportements discriminatoires à raison de la race, de l'origine, du sexe, de l'orientation sexuelle, de la religion ou de la nationalité et doit promouvoir les valeurs d'intégration et de solidarité qui sont celles de la République et à lutter contre les discriminations.

Comment décidez-vous si ponctuellement dans une émission, si un acteur d'une émission ou si globalement un éditeur contrevient à sa convention ? Quelles explications demandez-vous ? La liberté d'opinion est encadrée par des lois punissant le racisme ou les actes de délinquance.

M. Roch-Olivier Maistre . - Le CSA n'intervient qu' a posteriori. Il n'est pas une autorité de censure. Quand il est alerté sur un programme, il visionne la séquence pour remettre dans leur contexte les propos qui lui sont signalés et voir s'il y a eu maîtrise de l'antenne ou si une contradiction a été apportée. Par la suite, une analyse juridique est menée, à la lumière de la jurisprudence du Conseil d'État puis le collège délibère.

Le CSA a déjà adressé plusieurs mises en demeure à la chaîne que vous avez citée, la dernière vendredi 3 décembre 2021, sur un sujet de pluralisme. Si la chaîne réédite le manquement pour lequel elle a été mise en demeure, elle est passible d'une procédure de sanction. Par ailleurs, elle a déjà fait l'objet d'une sanction du CSA, la première prononcée contre une chaîne d'information en continu.

Le CSA n'est donc pas défaillant mais il ne contrôle pas la ligne éditoriale des chaînes. Il contrôle leur format mais il ne compose pas les plateaux des émissions de télévision, ni ne choisit les journalistes ou les éditorialistes. Nous intervenons quand nous constatons des manquements clairement identifiés mais nous ne sommes pas les juges de la ligne éditoriale d'une chaîne.

La phrase que vous avez citée figure dans toutes les conventions du CSA et reprend de grands principes. Le titulaire d'une autorisation doit en effet veiller à promouvoir dans ses programmes les valeurs d'intégration et de solidarité qui sont celles de la République.

Nous avons déjà mis en demeure RTL sur le fondement de cette disposition pour les propos d'un éditorialiste sur lequel vous m'avez souvent interrogé, qui ont pu heurter et qui nous semblaient constituer un manquement sur le fondement de cette disposition. Le Conseil d'État, dans un arrêt du 15 octobre 2018, a jugé que cette disposition n'imposait pas à l'éditeur du service de prohiber sur son antenne toute critique des principes républicains que je viens de citer.

La loi de 1986 que nous mettons en oeuvre est fondamentalement une loi de liberté. Elle est intitulée « loi pour la liberté... » et constitue le pendant pour l'audiovisuel de la loi relative à la liberté de la presse pour la presse écrite. Son premier article affirme la liberté de communication et la liberté éditoriale des chaînes. Toutes les limites fixées par la loi doivent se lire au regard de ce principe premier.

Depuis que je suis président, il m'est arrivé de saisir le procureur de la République puisque notre action ne couvre que la responsabilité des éditeurs et pas les personnes qui s'expriment. Le CSA utilise donc ses pouvoirs tout en préservant et en défendant la liberté d'expression.

M. David Assouline . - Je prends note de votre réponse et de la position du Conseil d'État mais je suis assez choqué que contrevenir à l'ensemble des valeurs quasi-constitutionnelles qui figurent dans vos conventions soit considéré comme de la liberté d'expression.

M. Roch-Olivier Maistre . - Il faut bien peser ce que voudrait dire une autorité administrative indépendante qui commencerait à se faire le juge du beau et du bien, qui dirait quels journalistes ou quels éditorialistes ont leur place dans tel ou tel débat. Je ne connais pas de démocratie qui fonctionne ainsi.

C'est l'honneur du CSA de défendre la liberté d'opinion comme le lui a confié le législateur. Pour autant, quand il constate un manquement, il n'hésite pas à mettre l'éditeur concerné en demeure comme il l'a fait vendredi 3 décembre sur un sujet de pluralisme. Il a considéré que la chaîne ne respectait pas les équilibres des temps de parole en couvrant plusieurs familles politiques entre minuit et 6 heures du matin.

Nous remplissons pleinement notre mission en respectant la valeur fondamentale de la liberté d'expression.

M. David Assouline . - Des millions de Français, parce qu'ils n'ont pas la bonne religion ou la bonne couleur, sont insultés dans leur quotidien. Il est insupportable que ces propos soient acceptés sur une chaîne bénéficiant d'une concession de l'État, ce qui est différent des journaux d'opinion.

À l'occasion des 15 e Rencontres de l'UDECAM qui se sont tenues au mois de septembre, vous avez jugé que le projet de rapprochement de TF1 et de M6 était « naturel » et « compréhensible ». Vos propos ont suscité un certain émoi et vous avez été amené à les préciser. Le CSA est-il d'ores et déjà favorable à ce projet ? Sur quels critères vous baserez-vous pour rendre votre avis ? Quel est le calendrier envisagé avec l'Autorité de la concurrence qui est saisie sur un autre aspect du projet ?

M. Roch-Olivier Maistre . - Je n'ai jamais dit que la fusion de TF1 et de M6 était « naturelle » et « compréhensible ». J'ai dit qu'il y avait des logiques économiques à l'oeuvre et un paysage qui changeait. Aux États-Unis, en quelques mois, Disney a fusionné avec Fox, Warner avec Discovery, les studios MGM ont été rachetés par Amazon et Netflix a consacré 19 milliards de dollars à la production audiovisuelle et cinématographique. En comparaison, l'accord que Canal+ vient de signer avec le cinéma porte sur environ 200 millions d'euros.

Face à ces bouleversements, il n'est pas incompréhensible que les acteurs économiques cherchent à adapter leur organisation.

Le CSA n'a pris à ce stade aucune position. L'instruction du dossier est en cours et le régulateur ne statuera au plus tôt qu'au mois de septembre ou octobre 2022, au terme d'une délibération collégiale.

Je rappelle que l'Arcom sera composée de 9 membres désignés par 5 autorités différentes dont le président du Sénat, le président de l'Assemblée nationale, le vice-président du Conseil d'État et la première présidente de la Cour de cassation. Ces 9 membres seront renouvelés par tiers tous les deux ans. Je ne connais pas d'autorité administrative dont le mode de désignation soit aussi pluraliste, confortant d'autant son indépendance.

En présidant le CSA, je mesure chaque jour ce qu'est la diversité des points de vue et ma mission est d'essayer de les fédérer pour dégager les positions de l'institution sur chaque dossier.

L'Arcom délibérera en toute indépendance, après une longue instruction. Nous avons adressé des questionnaires à l'ensemble des acteurs de la filière concernés (les éditeurs concurrents, les producteurs, les sociétés d'auteurs, les annonceurs, etc.). Nous rendrons fin mars un avis à l'Autorité de la concurrence qui vient de nous saisir comme la loi l'y contraint. Par ailleurs, nous examinons la demande d'agrément, procédure qui sera précédée d'une étude d'impact rendue publique. Nous avons déjà organisé un premier cycle d'auditions en septembre et en octobre.

Je démens avec force les propos que vous me prêtez et je rappelle que je suis tenu à un devoir d'impartialité auquel je suis, comme magistrat, très attaché.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Les auditions se suivent et ne ressemblent pas. Je vous remercie pour vos propos toujours très précis et équilibrés.

Le seul point convergent de nos auditions est que tous nos interlocuteurs reconnaissent que les lois de 1986 sont datées.

La lenteur, l'incapacité ou le refus de l'exécutif actuel et du précédent de réformer ces lois s'expliquent-ils par le choix de laisser l'Europe se prononcer avant la France ?

Je constate une confusion entre les valeurs de la République précisées dans notre constitution et au nombre de 3, la liberté, l'égalité et la fraternité et d'autres principes comme la laïcité.

M. Roch-Olivier Maistre . - Comme vous le savez, je travaillais au sein du cabinet du ministre de la Culture en 1986 et je suis plus indulgent que vous sur le caractère obsolète de la loi de 1986. Les principes qui la fondent demeurent pleinement pertinents en affirmant en particulier la liberté de communication. Avant 1986, la télévision était contrôlée par l'État. Il suffit de lire les mémoires d'Alain Peyrefitte pour revisiter l'époque où le journal télévisé était préparé dans le bureau du ministre de la Communication. Cette loi a posé le principe de la liberté de communication, assortie de règles de protection dans l'intérêt du public. Par ailleurs, elle a fait la preuve d'une certaine plasticité car le législateur l'a régulièrement modifiée pour l'adapter aux évolutions du marché. Pour autant, le débat n'est pas épuisé et la réforme de l'audiovisuel méritera d'être poursuivie. Votre assemblée avait fait des propositions, dont certaines n'ont pas été retenues en raison de la décision du Conseil constitutionnel sur le dernier projet de loi, notamment sur la modernisation de la TNT.

Je reconnais que les procédures du CSA sont un peu longues mais je rappelle que la loi nous impose de prononcer en premier lieu, après avoir constaté un manquement, une mise en demeure. C'est après un deuxième manquement qu'un rapporteur indépendant, un conseiller d'État, est saisi du dossier pour en assurer l'instruction. Il rédige un rapport présenté devant le collège qui doit auditionner les parties avant de statuer. La loi prévoit désormais que le rapporteur puisse avoir des adjoints afin d'accélérer les procédures.

Des procédures de sanction sont en cours d'instruction mais je ne peux évidemment rien en dire devant vous.

Enfin, je me réjouis que l'Europe ait enfin pris des initiatives dans notre secteur : réforme du droit d'auteur, directive SMA qui prévoit des obligations nouvelles pour Netflix, Amazon, Disney+ et toutes les plateformes, le règlement DSA en cours d'examen sur la régulation des grands acteurs d'internet, qui permettra de mieux lutter contre les contenus illicites et qui donnera aux régulateurs des pouvoirs de sanction et enfin l' European Media Freedom Act porté par Thierry Breton pour mieux préserver l'indépendance des médias.

M. Laurent Lafon . - La presse écrite est organisée comme une presse d'opinion avec différents courants. Jusqu'à maintenant, la télévision n'était pas organisée en courants d'opinion. Percevez-vous un glissement de certaines chaînes vers de la télévision d'opinion ? Si tel est le cas, comment organiser le pluralisme entre les différentes chaînes ?

Les temps de parole sont aujourd'hui calculés sur les formations politiques. Quelle est la position du CSA sur prise en compte des éditorialistes dans ce calcul ?

M. Roch-Olivier Maistre . - La loi de 1881 sur liberté de la presse a constitué l'un pilier de la République naissante. Elle a posé un principe fondamental qui a permis une floraison extraordinaire de la presse, avec une presse d'opinion couvrant l'ensemble des sensibilités politiques, que personne n'envisage de remettre en question, tout en permettant de sanctionner la diffamation ou l'injure.

Notre paysage audiovisuel ne s'est pas construit de la même façon. Après un long monopole d'État, la régulation voit le jour dans les années 1980 avec la libération de la bande FM au début du premier mandat de François Mitterrand, l'apparition d'acteurs privés avec Canal+ en 1984 et la privatisation de TF1 en 1987. D'emblée, le législateur a imposé un principe de pluralisme, l'audience de TF1 étant à l'époque considérable. Il n'était pas envisageable que cette chaîne devienne une chaîne d'opinion qui aurait pu déséquilibrer notre vie politique. Ce principe vaut pour tous les opérateurs. Il est d'autant plus justifié qu'ils émettent sur des fréquences qui appartiennent au domaine public. Il s'impose également aux chaînes qui ne sont pas diffusées par voie hertzienne. Ainsi, RT doit communiquer chaque mois au CSA les temps de parole des personnalités politiques invitées. En revanche, nous n'appliquons pas cette règle aux chaînes créées par les partis politiques et diffusées sur YouTube.

Nous constatons effectivement une évolution des lignes éditoriales de certaines chaînes d'information et nous pouvons nous interroger sur la façon dont nous rédigerons demain les conventions qui lient les éditeurs au régulateur, tout en préservant la liberté d'expression.

Le contrôle des temps de parole est une mission très ancienne du CSA. Nous avons des relations très fluides avec les rédactions. En dehors du temps électoral, les chaînes de télévision sont tenues de nous communiquer chaque mois les temps de parole des personnalités politiques et nous en tirons un bilan chaque trimestre.

Faut-il aller au-delà des personnalités engagées dans l'action politique ? Je ne vous cache pas ma réticence même si ce choix appartient au législateur. Comptabiliser le temps de parole des éditorialistes présente de grands risques. Où dresser la frontière, comment les classer politiquement, est-ce le rôle d'une autorité administrative de prendre ce chemin ? Je pense qu'il est risqué de s'aventurer dans cette voie. La loi qui cible spécifiquement les personnalités politiques nous laisse une certaine latitude. Nous avons pris début septembre une décision sur un éditorialiste après avoir constaté qu'il avait changé de statut, qu'il n'était plus dans le commentaire de la vie politique mais dans l'action politique. Cette approche me semble plus sage que de fixer une règle générale.

Mme Monique de Marco . - Comment améliorer le respect de la pluralité d'expression sur certaines chaînes de télévision ?

M. Roch-Olivier Maistre . - Le pluralisme, c'est d'abord la pluralité des acteurs. Nous disposons de quatre chaînes d'information, dont une chaîne de service public et trois privées. J'ajoute que France 24 est également une chaîne d'information publique qui couvre l'actualité internationale. La première liberté, c'est la liberté de choix des auditeurs et des téléspectateurs. Dimanche dernier, les trois chaînes privées ont fait le choix de couvrir les différents meetings politiques mais pas la chaîne publique.

Les règles du pluralisme politique s'imposent à toutes les chaînes, y compris à celle que vous avez évoquée monsieur le rapporteur.

Nous nous sommes également appuyés sur la loi Bloche, dans une délibération de 2018, pour rappeler que la pluralité des points de vue devait être respectée. Une chaîne avait récemment organisé deux débats, avec des plateaux identiques sur un sujet polémique et nous l'avons rappelée à l'ordre au titre du respect du pluralisme des points de vue.

M. Michel Laugier . - Vous nous avez dit que le CSA disposait des moyens juridiques de conduire ses missions. L'Arcom disposera-t-elle des moyens financiers et humains pour mener ses propres missions ? Par ailleurs, comment envisagez-vous de résoudre l'équation pluralité, concentration et indépendance des journalistes ?

M. Roch-Olivier Maistre . - Il est toujours difficile pour moi de parler de dépenses supplémentaires.

Au Royaume-Uni, notre homologue, l'OFCOM, qui couvre également les télécoms, devrait s'engager dans la régulation des plateformes en ligne. Il a annoncé la création de 300 emplois pour cette nouvelle mission. Dans le même temps, la CSA a créé cette année une direction des plateformes en ligne avec 6 emplois. Je sais le soutien du Sénat sur ces sujets et nous solliciterons certainement la représentation nationale sur le projet de loi de finances 2023.

La fusion avec Hadopi nous permettra de dégager quelques ressources sur l'exercice 2022 dans le cadre de notre plafond d'emplois. Je rappelle que l'Arcom disposera en 2022 de 355 agents alors que l'OFCOM peut compter sur environ 1 000 agents. Il assume les compétences de l'ARCEP mais celle-ci ne dispose que de 160 agents. Il y a donc un décalage important entre les deux organismes.

Depuis trois ans que je suis président du CSA, je suis confronté au septième texte de loi élargissant ses compétences. C'est un signe de la confiance du Parlement mais nous aurons besoin de ressources pour poursuivre nos missions.

Sur l'indépendance des journalistes, la loi impose que les rédactions soient indépendantes des actionnaires des entreprises et le régulateur y est attentif.

M. Vincent Capo-Canellas . - Nous avons bien compris ce que le CSA pouvait faire ou ne pas faire, que le droit de la concurrence ne suffisait pas et que vous souhaitiez le maintien d'un dispositif spécifique.

Quelles sont les voies d'amélioration de ce dispositif spécifique ? Nous entendons que le chemin de crête est difficile entre le principe de la liberté d'expression, le pluralisme et le refus de conditionner l'opinion.

Nous entendons également que les questions de ligne éditoriale sont difficiles à appréhender et que le régulateur n'est juridiquement pas appareillé pour les traiter. Pensez-vous que les médias seront segmentés, chaque chaîne vendant une opinion ? Si chacun développe sa ligne éditoriale se posera alors la question du financement du pluralisme.

M. Roch-Olivier Maistre . - J'ai clairement indiqué dans mon propos introductif que nous utilisons la panoplie d'outils que nous a donnée le législateur. Nous avons récemment examiné la reprise d'une télévision locale par un titre de presse dans le sud-ouest ou la création d'antennes locales de BFM.

J'ai donné une piste d'évolution, inspirée des pratiques de l'Autorité de la concurrence. Au-delà des seuils quantitatifs fixés par la loi, j'ai suggéré que la loi donne au régulateur une capacité d'autosaisine pour qu'il puisse évaluer l'impact d'une opération et imposer des remèdes aux acteurs pour respecter le pluralisme.

Par ailleurs, toujours sur le pluralisme, il me semble difficile de changer la règle du jeu en cours de partie. Des règles vont entrer en vigueur le 1 er janvier et je veux dire devant vous que le CSA sera extrêmement vigilant sur le respect de l'équité entre les candidats à l'élection présidentielle, la mise en demeure que nous avons prononcée la semaine dernière le confirme. Nous utiliserons tous les outils à notre disposition pour cette élection, comme pour les législatives.

Après les élections à venir, le CSA est disposé à ouvrir une concertation avec l'ensemble des formations politiques pour examiner une éventuelle adaptation du dispositif.

Je dialogue régulièrement avec les responsables des partis politiques et j'ai le sentiment que les règles fonctionnent correctement.

Vous avez compris ma réticence à aller plus loin avec les journalistes et les éditorialistes mais si le législateur fait ce choix, le régulateur le mettra en oeuvre. Notre feuille de route quotidienne, c'est la loi !

M. Pierre Laurent . - Vous avez affirmé que le droit de la concurrence ne permettait pas de traiter la question du pluralisme. J'ajoute qu'il peut porter atteinte au pluralisme. Créer un journal n'est accessible qu'à peu d'acteurs économiques ce qui crée de fait un déséquilibre sur la question du pluralisme.

Je constate que vous prononcez souvent des mises en demeure mais que l'étape suivante est rarement franchie. Sur le respect du pluralisme, un certain nombre de critères sont laissés à la libre appréciation des médias, comme la représentation parlementaire ou les sondages. Or, un média peut décider de ne tenir compte que des sondages et abuser de ce seul critère. C'est pourtant un sujet sensible car des médias ont déclaré qu'ils ne commenteraient plus les sondages. Je pense que nous devrons rendre ces critères plus opérationnels.

Par ailleurs, le sujet du chef de l'État n'est toujours pas traité. Vous avez décidé de sortir un candidat de la catégorie des éditorialistes car tout le monde savait qu'il déclarerait sa candidature mais nous savons également que le président de la République sera candidat à un nouveau mandant et son temps de parole n'est pas comptabilisé.

Quels moyens proactifs envisagez-vous de mettre en place pour garantir le pluralisme ou garantir que de nouveaux entrants puissent accéder au marché ?

Je sais que vous n'étiez pas favorable à la disparition de l'autorité de régulation de la distribution de la presse car vous estimiez qu'elle ne pouvait pas relever uniquement du droit de la concurrence.

M. Roch-Olivier Maistre . - Notre paysage audiovisuel est très riche, très diversifié et propose une offre très abondante. Les éditeurs connaissent globalement les règles du jeu même si le régulateur est amené de temps à autre à les rappeler. Il ne le fait pas souvent mais ses interventions sont remarquées. La mise en demeure que nous avons prononcée vendredi dernier sur un sujet de pluralisme en termes de temps de parole a eu un impact sur l'ensemble des chaînes de radio et de télévision. Nos interventions ont un effet jurisprudentiel qui nous permet de ne pas utiliser tous les jours l'ensemble de l'arsenal des sanctions.

Sur les temps de parole, les sondages ne sont pas le seul critère pris en compte. La représentation des forces politiques au Parlement est intégrée à la pondération des temps de parole. Par ailleurs, à compter du 1 er janvier, les temps de parole des candidats seront comptabilisés, comme les temps d'antenne consacrés à chaque candidat.

La question du traitement du temps de parole du chef de l'État a été tranchée par le Conseil d'État en 2009. Jusqu'à cette date, son temps de parole n'était pas comptabilisé. Depuis, les rédactions distinguent les interventions régaliennes du chef de l'État qui ne sont pas comptabilisées et ses interventions au titre du débat politique qui le sont.

Les temps de parole sont publiés sur le site du CSA et à partir du 1 er janvier, le temps de parole du président de la République, qui peut être considéré comme un candidat présumé, sera comptabilisé au même titre que celui des candidats déclarés. L'équité sera donc respectée.

Sur les nouveaux entrants, il est aujourd'hui très facile de créer une chaîne YouTube sur internet. Sur la TNT, la ressource est rare et la règle interdisant à un opérateur de disposer de plus de 7 fréquences est importante. Si l'opération de rapprochement entre TF1 et M6 devait aboutir, le nouvel ensemble devrait restituer 3 fréquences permettant à de nouveaux entrants d'être candidats.

Enfin, les GAFA constituent un chantier à part entière que l'Union européenne commence à traiter et auquel nous nous intéressons au niveau national.

M. David Assouline . - Toutes les questions ont été abordées et je regrette que nous ne puissions pas les approfondir.

La presse s'est librement développée à la fin du XIX e siècle tant qu'elle restait dans un cadre républicain.

Aujourd'hui, les « mass media » bénéficient de la liberté de communication mais cette liberté reste encadrée.

Le paysage de demain permettra-t-il d'acheter des médias pour fabriquer des présidents de la République ou resterons-nous dans un cadre pluraliste ?

J'ai compris que le CSA était très attentif à la préservation de la liberté mais elle n'est pas complètement préservée dans les médias où des éditorialistes soutiennent toute la journée des candidats et dont le temps de parole n'est pas comptabilisé.

La loi de 1986 ne pouvait pas prévoir les concertations verticales puisque internet et la téléphonie mobile n'existaient pas.

Que souhaiteriez-vous ajouter à la loi sur les concentrations verticales, sans engager le CSA ?

M. Roch-Olivier Maistre . - Je le redis très clairement : chaque fois que le CSA constatera un manquement caractérisé à une obligation législative, réglementaire ou conventionnelle, il interviendra et utilisera tous les outils dont il dispose.

Je vous confirme que je suis viscéralement attaché à la liberté d'expression. Les outils de communication n'ont jamais été aussi nombreux mais paradoxalement, les appels à la censure et à l'intolérance des points de vue n'ont jamais été aussi grands. Ce paradoxe est très bien relevé dans le récent livre Sauver la liberté d'expression de Monique Canto-Sperber.

Je pense qu'on ne protège jamais assez la liberté d'expression et je serai, en accord avec le collège, toujours vigilant sur ce point. Cependant, notre main ne tremblera pas chaque fois que nous constaterons des manquements caractérisés de la part d'un éditeur.

Je répète également que nous devons conserver des règles anti-concentration sectorielles, en plus du droit de la concurrence. Il faut donner au régulateur une faculté d'intervention plus importante en s'inspirant des pouvoirs dont dispose l'Autorité de la concurrence.

Enfin, nous devons mener une réflexion vis-à-vis des acteurs du numérique et l'élargissement des compétences du régulateur sur la sphère numérique milite pour lui donner une capacité d'intervention plus forte que celle dont il dispose aujourd'hui.

M. David Assouline . - Parfois, nous disposons de pouvoirs sans avoir les moyens de les exercer. Demandez-vous plus de moyens pour l'Arcom afin d'accroître sa crédibilité ?

M. Roch-Olivier Maistre . - Le régulateur s'est profondément transformé en l'espace de trois ans. La naissance de l'Arcom le 1 er janvier prochain soulignera cette évolution et l'extension de ses compétences aux plateformes de vidéos par abonnement internationales, aux réseaux sociaux sur les sujets de manipulation de l'information, de haine en ligne et de protection de la jeunesse.

Le CSA travaille avec les moyens qui lui sont donnés et l'Arcom demandera des moyens supplémentaires dans le cadre du budget 2023.

Enfin, nous vous transmettrons un dossier très complet répondant aux questions que vous nous avez envoyées et je reste bien entendu à votre disposition.

M. Laurent Lafon . - Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Vendredi 10 décembre 2021
Audition de M. Emmanuel Poupard premier secrétaire général,
et de M. Alexandre Buisine membre du bureau national,
du Syndicat national des journalistes

M. Laurent Lafon , président . - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête consacrés à la concentration des médias en France, constituée, je le rappelle, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et dont le rapporteur est David Assouline.

Nous avons souhaité consacrer une journée aux conditions de production de l'information par les journalistes, dans un monde marqué à la fois par des mouvements de concentration, que nous cherchons à évaluer, et par la place toujours plus grande prise par les réseaux sociaux dans la diffusion de l'information.

Nous recevons donc les représentants du Syndicat national des journalistes (SNJ) : M. Emmanuel Poupard, premier secrétaire général, et M. Alexandre Buisine, membre du bureau national.

Messieurs, votre syndicat est la première organisation représentative de la profession, avec plus de 3 000 adhérents. Nous vous sommes reconnaissants d'avoir pu vous rendre disponible pour nous éclairer sur la manière dont les journalistes eux-mêmes envisagent ce sujet.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Poupard et M. Buisine prêtent serment.

M. Emmanuel Poupard, premier secrétaire général du Syndicat national des journalistes. - Le SNJ a en effet été conforté aux dernières élections, organisées il y a quelques jours, comme première organisation de la profession, avec plus de 55 % des voix. Je laisse la parole à mon collègue pour un propos liminaire.

M. Alexandre Buisine, membre du bureau national du Syndicat national des journalistes . - Les questions autour de M. Bolloré reviennent souvent sur ce sujet. On peut ainsi rappeler ce qui s'est passé à Europe 1, avec les départs d'une soixantaine de journalistes et la cannibalisation d'une partie de l'antenne par CNews. C'est une illustration de ce que donnent la concentration, la baisse du pluralisme et la mutualisation éditoriale. Cet exemple a déjà été largement évoqué et il n'épuise pas le sujet de la concentration, qui est bien plus ancien.

Rappelons ainsi le cas de Reworld Media, devenu le premier groupe de presse magazine française en 2019 en rachetant 45 magazines à Mondadori : 198 journalistes sont partis, soit 60 % des effectifs, car les méthodes de Reworld étaient connues. Le problème est que cela ne tombe pas sous le coup de la loi du 1 er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse, laquelle ne cible que les quotidiens. Les méthodes de Reworld sont donc connues : il engage des chargés de contenus qui ne sont pas des journalistes, qui n'ont plus de droits d'auteur, mais sont seulement des fournisseurs de contenu, éventuellement auto-entrepreneurs. L'objectif du groupe est de réaliser des magazines sans journalistes. Souvenons-nous, par exemple, de la démission de la quasi-totalité de la rédaction de Sciences & Vie en pleine crise du covid. Le problème était que les déclinaisons web du magazine, lequel était connu et réputé, échappaient à la rédaction et diffusaient n'importe quoi. Le Monde avait alors sorti une tribune signée par 300 universitaires, qui dénonçait la publication de fausses informations sous un titre qui avait normalement pignon sur rue. Il y avait tromperie entre le site web et un magazine reconnu. Des articles sont réutilisés dans les différents supports du groupe, au mépris du pluralisme et de l'identité de chacun des titres, sur les différents sujets couverts par ces publications. Ainsi, 90 % des articles sont communs à tous les magazines de télévision que possède le groupe. Cet abandon total du pluralisme se double du développement de tous les types de partenariats, particulièrement dans les magazines féminins, au mépris de toute notion de journalisme indépendant.

On pourrait également évoquer le Crédit mutuel, qui a totalement mutualisé l'information générale et sportive sur la façade est de la France, avec le groupe EBRA ; dans le nord de la France, il devient difficile de trouver un titre de presse écrite qui n'appartienne pas au groupe Rossel, qui vient d'ailleurs de racheter L'Indépendant du Pas-de-Calais, un journal né en 1849.

Pour nous, il existe deux manières principales de lutter : par le haut et par le bas. Par le bas, d'abord : face à la concentration, nous savons que nous ne reviendrons pas à une presse indépendante après un démantèlement qui se produirait du jour au lendemain. Nous demandons donc la reconnaissance juridique de l'équipe rédactionnelle, qui aurait alors un droit d'opposition collectif pour équilibrer le pouvoir entre actionnaire et rédaction au sein de chaque média ; cela permettrait d'équilibrer les droits et les devoirs de chacun ; la rédaction serait ainsi saisie de la nomination de son responsable, des questions déontologiques, etc. Elle pourrait ainsi être garante de l'identité éditoriale d'un titre. Nous portons cette idée depuis plus de quinze ans ; en 2007, nous avions même rédigé une proposition de loi clé en main sur le sujet.

Par le haut, ensuite, c'est-à-dire par une réforme de la loi de 1986. Aujourd'hui, à l'ère du numérique, la division entre presse écrite quotidienne, magazine, radio et télévision nous semble hors de la réalité. Il faudrait prendre en compte l'audience cumulée au niveau national, mais aussi au niveau départemental. Je citais le cas du Nord et du Pas-de-Calais, où la presse appartient presque intégralement à Rossel. On parle beaucoup de la visibilité nationale aujourd'hui avec Vincent Bolloré, mais il existe aussi des monopoles locaux, comme sur la façade ouest du pays avec le groupe SIPA Ouest-France. Il convient, à notre sens, de limiter le contrôle des titres à ce niveau-là aussi.

Nous souhaitons que les questions de pluralisme puissent être assumées par un organisme officiel qui vérifie la bonne application des dispositifs existants. Aujourd'hui, la segmentation n'a plus d'intérêt ; ceux qui demandent une fréquence s'adressent au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) ; pour un numéro de commission paritaire, c'est la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP) ; des aides à la presse, encore autre chose. Tout cela devrait passer par un seul organisme qui serait à même de contrôler la réalité et l'effectivité du respect des règles existantes. Il nous faudrait une sorte de loi Bichet, relative au statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques, mais adaptée au XXI e siècle.

Les aides à la presse devraient également être réformées, car elles vont toujours aux mêmes et n'aident que très peu à la création ou au développement d'une presse nouvelle indépendante, alors que les moyens techniques existants permettent de lancer à moindre coût de nouveaux médias. Il nous semble donc nécessaire de leur adjoindre une conditionnalité et de réviser leurs critères d'attribution, en ajoutant, par exemple, l'adhésion du média concerné à une instance de déontologie, comme le Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM), créé en 2019.

Nous militons enfin pour la création d'une taxe « Google » afin d'alimenter les aides à la presse et ainsi de favoriser le développement d'une presse indépendante en dehors des concentrations existantes.

M. David Assouline , rapporteur . - De manière générale, trouvez-vous qu'il existe des différences dans le travail des rédactions, que le média soit indépendant, qu'il soit intégré au service public ou qu'il appartienne à un grand groupe ? Avez-vous connaissance d'exemples précis d'interférences dans un sens favorable à l'actionnaire, de pressions ou d'interventions pour que des enquêtes ne soient pas réalisées ou que des papiers soient édulcorés dans des rédactions ?

M. Emmanuel Poupard . - C'est une question intéressante qui sous-tend celle de l'autocensure. Quelles pressions peuvent s'exercer au sein du même groupe, alors que les titres sont distincts ? J'ai à l'esprit plusieurs exemples de pratiques un peu trop fréquents : les groupes de presse écrite ont avalé leurs concurrents, il y a donc une perte d'émulation et l'on est contraint de rester dans « la ligne du groupe », quelle que soit la volonté de ce dernier de faire valoir une liberté éditoriale des titres. Dans mon groupe, SIPA Ouest-France, je me souviens qu'un article devait paraître concernant une société appartenant au groupe, il a été « caviardé » par la rédaction en chef, car il ne fallait pas froisser l'actionnaire. J'imagine que ce genre de choses arrive dans d'autres groupes. L'indépendance juridique de l'équipe rédactionnelle pourrait répondre à ce type de problèmes et éviter que l'actionnaire ne bride l'information.

En Maine-et-Loire, où je vis, il y avait trois journaux indépendants au début des années 2000 : Ouest-France , Le Courrier de l'Ouest , appartenant au groupe Hersant Socpresse, et La Nouvelle République du Centre-Ouest . Il y avait donc une forme d'émulation : nous nous « tirions la bourre » et nous cherchions à sortir les papiers avant les autres. Cela nous donnait un moyen de pression au sein des rédactions, car, sachant que les concurrents avaient l'information, nous devions sortir notre papier très vite. Cette concurrence saine s'est effacée avec le rachat des titres et l'extension des groupes.

M. Alexandre Buisine . - Je travaille à Lyon et comme lecteur, je m'étonne toujours de constater que Le Progrès, qui appartient au groupe EBRA, donc au Crédit mutuel, couvre systématiquement les assemblées générales locales de ce groupe bancaire, mais pas celles de ses concurrents. De même, le festival d'art lyrique d'Aix-en-Provence, pourtant en dehors de la zone de diffusion du journal, fait également l'objet d'articles, parce qu'il est sponsorisé par le Crédit mutuel. Il y a quelques années, le Crédit mutuel a lancé des actions humanitaires en Haïti, qui ont été largement couvertes, avec un envoyé spécial sur place. En revanche, quand Le Canard enchaîné a révélé un problème de porosité des services informatiques entre la presse et la banque dans le groupe Crédit mutuel, pas une ligne n'y a été consacrée dans Le Progrès ou dans Le Journal de Saône-et-Loire au motif que « cela n'intéresserait pas les lecteurs ». J'en suis étonné : je pense qu'un lecteur ayant ses comptes dans cette banque serait intéressé par une information relative à d'éventuelles failles informatiques. C'est un problème de concentration : le groupe possède les journaux de toute la façade est de la France ; s'il investit dans ces titres, c'est parce qu'il est présent dans ce secteur comme banque. Il n'aurait pas racheté Ouest-France, car il est beaucoup moins présent dans cette partie du pays. Le groupe fait l'essentiel de son argent ailleurs que dans la presse, c'est donc cet intérêt qui prime. Les exemples de ce type sont nombreux, ils sont souvent plus subtils, mais ils jouent un rôle dans le quotidien des journalistes.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous nous dites donc qu'il ne s'agit pas forcément d'interventions grossières, mais d'une pression à l'autocensure : on sait que, si l'on travaille dans tel journal, il vaut mieux ne pas aller chercher des enquêtes qui touchent à certains intérêts.

Estimez-vous que les règles protectrices du métier de journaliste, notamment les clauses de cession et de conscience, mais également le dispositif issu de la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, comprenant les chartes déontologiques, soient suffisantes pour garantir votre indépendance et le pluralisme des rédactions ? Là encore, avez-vous des exemples précis de situations où ces moyens apparaîtraient comme insuffisants ? Vous demandez un statut juridique pour les rédactions, en quoi cela vous paraît-il nécessaire ? Cela m'intéresse, car le législateur avait jugé en 2016 que ces dispositifs étaient satisfaisants.

M. Alexandre Buisine . - La clause de conscience ou de cession est importante, c'est une reconnaissance de la conscience professionnelle, mais c'est aussi l'arme nucléaire, la dissuasion. Vous la faites valoir, vous partez dans les conditions d'un licenciement et vous n'avez plus d'emploi. Ainsi, 198 personnes dans l'ancien groupe Mondadori ont fait ce choix parce qu'ils savaient ce qui les attendait, mais beaucoup n'ont pas retrouvé de travail dans la presse depuis.

La reconnaissance juridique de l'équipe rédactionnelle est plus protectrice, parce que c'est un dispositif collectif. Dans notre secteur, la précarité est galopante ; un journaliste en contrat à durée déterminée (CDD), un pigiste ou un stagiaire aura beaucoup plus de mal à refuser une demande non déontologique. Reconnaître un droit collectif sur ces sujets évite de faire peser ces pressions individuellement sur les plus faibles. Ensuite, il s'agit d'équilibrer les pouvoirs et non de se substituer au propriétaire ou à l'actionnaire. La clause de cession, ce n'est pas une discussion, c'est seulement la possibilité de quitter l'entreprise, c'est différent. Avoir un directeur de la rédaction validé par une majorité de la rédaction, c'est important pour la bonne marche de l'entreprise, Le Monde procède ainsi et cet équilibre nous semble bienvenu. Cela n'enlève rien aux instances représentatives du personnel, mais garantit l'autonomie et la ligne éditoriale d'un média.

M. Emmanuel Poupard. - Les clauses de cession et de conscience sont le socle commun du statut des journalistes ; nous y tenons, tout comme à la commission arbitrale, qui peut être saisie en cas de faute, car, en fait, elle protège les journalistes.

La loi Bloche est mal rédigée. La négociation des chartes internes était parfois chaotique, car la notion de « représentants des journalistes » est trop floue : est-ce une société de journaliste (SDJ) qui peut être à la solde d'un patron, ou un syndicat ? Ce sont les chartes de la profession, comme la charte d'éthique professionnelle des journalistes dite charte du SNJ ou la Déclaration de Munich, qui s'imposent.

Enfin, les comités d'éthique ne sont pas tous mis en place dans les médias et les chaînes ; c'est regrettable.

M. David Assouline , rapporteur . - Peut-être qu'il vous revient d'exiger la mise en place de ces comités partout ?

Une coordination est nécessaire, par exemple pour les aides à la presse, car les groupes interviennent dans l'ensemble des formes de médias : presse, radio, télévision. L'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) devrait-elle intervenir dans la régulation de la presse écrite ?

Concernant les aides à la presse, quels critères permettraient une répartition plus équitable ?

M. Alexandre Buisine. - Je précise que nous souhaitons une instance paritaire, c'est essentiel. Employeurs, journalistes et publics devraient être représentés. Les instances actuelles ne proposent ni transparence ni visibilité, notamment pour les aides à la presse. Le site internet FranceSoir a ainsi reçu son agrément, ce que même la ministre de la culture a critiqué : comment un média qui propage tant de fake news peut-il recevoir des aides ? Si les instances ne sont pas paritaires, il n'y aura pas de solution.

Les entreprises devraient commencer par respecter la loi, par exemple en respectant les règles de recrutement des journalistes. Une entreprise qui touche de l'argent public devrait être exemplaire en matière de parité professionnelle ou de taux de contrats précaires. Le législateur devrait déjà contrôler la bonne application de la loi. Les quotas de photos publiés par les photojournalistes pourraient aussi être revus ; nous faisons appel à des banques d'images, ce qui ruine le métier. Il n'y a aucune conditionnalité aux aides.

M. Julien Bargeton . - Nous avons auditionné le directeur général de la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC). Il distinguait indépendance des médias, donc des éditeurs, et indépendance des rédactions, donc des journalistes. De plus, les formes d'indépendance sont nombreuses : vis-à-vis de l'actionnaire, de l'annonceur, de l'État, des acteurs du numérique. Quelles sont les formes d'indépendance les plus fragiles et comment les renforcer ?

M. Emmanuel Poupard. - Cette question mériterait des heures de débat. Nous devons protéger l'indépendance à l'égard des actionnaires et de la publicité. La publicité, qui nourrit les médias, exige que nous soyons consensuels.

De plus, l'importance des annonceurs influe sur l'orientation journalistique même des rédactions. Par exemple, le traitement journalistique est beaucoup plus faible pour le volet social que pour le volet économique. Voyez la pléthore de suppléments économiques dans la presse, dans lesquels on caresse les annonceurs dans le sens du poil pour arracher des revenus publicitaires.

M. Alexandre Buisine. - L'indépendance juridique des équipes rédactionnelles est un outil utile d'indépendance vis-à-vis des actionnaires et des annonceurs. Voilà les formes d'indépendance à préserver absolument.

M. Emmanuel Poupard. - Instaurer un collège des journalistes à partir d'un certain seuil leur permettrait de se faire entendre. Souvent, les journalistes sont dilués dans des instances représentatives où leur voix n'est pas entendue.

M. Michel Laugier . - Vous avez parlé des suppressions de postes à la suite de rachats de journaux par de grands groupes. D'autres ont fait jouer leur clause de conscience. Quels sont les retours de ceux qui sont restés ? À la suite de leur départ, des journalistes ont-ils créé leur propre média ?

Enfin, selon vous, le pluralisme existe-t-il dans les médias publics ?

M. Emmanuel Poupard. - Je n'ai pas d'exemple de journalistes qui soient restés. Les journalistes de Science & Vie ont créé Epsiloon , mais Science & Vie semble leur mettre des bâtons dans les roues. La création de sociétés coopératives d'intérêt collectif (SCIC) ou de sociétés coopératives et participatives (SCOP) devrait être favorisée, pour encourager l'indépendance.

M. Alexandre Buisine. - Mediapart ou Rue 89 sont de bons exemples. Les journalistes de Mediacités viennent de L'Express . Des journalistes de Science & Vie étaient restés après le rachat du groupe, mais ils sont partis quand ils ont vu les conséquences. Dans l'ensemble, les retours de ceux qui sont restés ne sont pas positifs.

M. Emmanuel Poupard. - La disparition de France Ô est dommageable pour le pluralisme du service public. Contrairement à ce qui avait été décidé, les journaux télévisés des chaînes publiques ne relaient pas plus ce qui se passe dans les outre-mer.

M. Jean-Raymond Hugonet . - À la fin des années 1970, l'arrivée des boîtes à rythmes a fait craindre la disparition des batteurs. Les plus grands ont dû se remettre en question, mais ils n'ont pas disparu pour autant. Il en va de même pour la presse écrite, n'est-ce pas ?

Quel est l'intérêt pour un investisseur de perdre de l'argent en investissant dans les médias ?

À la lecture du rapport Lancelot de 2005, intitulé Les problèmes de concentration dans le domaine des médias , je me demande si le concept de pluralisme n'est pas subjectif. Voyez les réactions au récent article du Figaro Magazine sur la pseudo-indépendance du service public. Les journaux s'adressent à des lecteurs, qui sont aussi des clients.

M. Alexandre Buisine. - Les grands patrons achètent une influence ! Voyez Patrick Drahi : quand il a racheté L'Express et Libération , il a été vu d'un autre oeil par le pouvoir politique. Dans Les patrons de la presse nationale : Tous mauvais , Jean Stern montre bien que les patrons n'ont aucun intérêt à ce que les journaux soient rentables ; en effet, un journal déficitaire est un journal dépendant, ce qui est plutôt avantageux pour des groupes qui font leurs profits ailleurs.

La notion de pluralisme est certes subjective. Quand j'ai commencé à exercer mon métier, à Lyon, les titres étaient très nombreux ; pour la presse écrite, aujourd'hui, il n'y a plus qu'une seule voix. D'autres médias se sont développés, mais sous d'autres formes, au service d'une réelle émulation des idées. Dans tous les cas, plus les médias sont nombreux, avec des propriétaires différents, plus le lecteur peut voir les opinions s'affronter.

Mme Sylvie Robert . - Les médias créés actuellement ne sont que des médias en ligne. La question de la fabrication de l'information en tant que telle pose question.

La gouvernance interne influe-t-elle sur l'organisation même d'un groupe ? Des évolutions de gouvernance encouragent-elles des formes plus coopératives ?

M. Alexandre Buisine. - Plus une presse est consensuelle, plus elle veut plaire, plus les lecteurs partent. Jamais les lectorats ne s'additionnent. Le pluralisme est donc aussi un signe de vigueur économique. De plus, quand plusieurs médias coexistent, nous savons que l'information finira par sortir quelque part.

Concernant les liens entre la gouvernance et la structure économique de la presse, l'aspect éditorial et l'aspect capitalistique doivent rester séparés ; c'est bien ce que nous souhaitons, au service de notre indépendance.

M. Emmanuel Poupard. - Si vous voulez détruire le pluralisme, augmentez le prix du papier. La Voix du Nord va devoir réduire ses tirages de 30 %. À la veille d'une élection présidentielle, cela est particulièrement grave.

M. Rachid Temal . - Comment élargir le lectorat, notamment vers les plus jeunes ? Avez-vous des propositions concernant l'aide à la création de titres ?

M. Alexandre Buisine. - Si nous avions la solution, nous ne serions pas ici aujourd'hui ! Attirer les jeunes est très compliqué, car ils ne sont pas des lecteurs réguliers. De nouveaux titres se développent à destination des plus jeunes, les initiatives foisonnent, mais la presse est chère, notamment la presse papier. Avec internet, nous sommes partis du principe que l'information était gratuite... c'est une conséquence dommageable de l'ère numérique.

La réforme de l'aide à la presse est une solution pour aider les nouveaux titres : actuellement, ces aides vont avant tout aux grands groupes, qui restructurent et licencient, alors que les aides devraient encourager la création de nouveaux médias.

M. Emmanuel Poupard. - Malheureusement, la réforme en cours ne change pas grand-chose.

M. Laurent Lafon , président . - Pourriez-vous nous en dire plus sur la précarisation du métier de journalistes ?

M. Emmanuel Poupard. - Le débat est vaste. On voit des agences de presse fleurir, qui ont pour seul client un grand journal. C'est le cas à La Dépêche du Midi , avec des conditions d'emploi moins-disantes. Il ne s'agit que de diminuer les coûts.

M. Alexandre Buisine. - C'est une façon de contourner la loi. Grâce au suivi des données sur les cartes de presse, le phénomène de précarisation est assez bien documenté. Environ un quart de la profession subit une forme de rémunération précaire. Le phénomène de précarisation est donc évident. Mais certaines personnes ne peuvent même plus obtenir la carte de presse ! La sociologue Christine Leteinturier l'a montré : certains font encore du journalisme, mais ils échappent aux radars. Beaucoup quittent la profession, car ils n'ont plus les moyens de l'exercer.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez dénoncé des prises de position de certains directeurs de rédaction à la suite de décisions de justice, par exemple concernant Nicolas Sarkozy et Brigitte Barèges. Avez-vous recensé les ingérences et les pressions dont vous pouvez faire l'objet ?

M. Emmanuel Poupard. - Nous avons des éléments à disposition. Nous pourrons les transmettre.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition des directeurs de rédaction des chaînes d'information en continu - Mme Céline Pigalle, directrice de la rédaction de BFMTV, MM. Thomas Bauder, directeur de l'information de CNews et Bastien Morassi directeur de la rédaction de LCI

M. Laurent Lafon , président . - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission, consacrés à la concentration des médias. Après avoir reçu le Syndicat national des journalistes, nous recevons les directeurs de la rédaction et de l'information des trois grandes chaînes privées d'information en continu.

Madame Céline Pigalle, vous êtes directrice de la rédaction de BFM TV depuis 2016. Vous aviez d'ailleurs exercé cette fonction chez I-Télé et LCI, ce qui vous donne un panorama relativement complet des chaînes d'information en continu. Vous êtes également vice-présidente de l'École supérieure de Journalisme de Lille. Je précise que BFM et ses déclinaisons nationales et locales font partie du groupe Altice, qui comprend également RMC et dont l'actionnaire principal est Patrick Drahi, est à l'origine de la mise en place du fonds de dotation qui possède le journal Libération.

Monsieur Thomas Bauder, vous avez été directeur délégué à l'information puis, depuis 2020, directeur de l'information de la chaîne I-Télé, devenue CNews en 2017. Vous avez donc vécu aux premières loges l'évolution de la chaîne, qui appartient maintenant au groupe Canal Plus, lequel appartient lui-même au groupe Vivendi, avec comme actionnaire principal monsieur Vincent Bolloré.

Enfin, monsieur Bastien Morassi, vous êtes directeur de la rédaction de LCI depuis 2020, une rédaction que vous avez rejointe en 2000, au sein de laquelle vous avez exercé de multiples fonctions. La chaîne LCI appartient au groupe TF1, dont l'actionnaire de référence est monsieur Martin Bouygues.

Je vous remercie tous les trois d'être venus devant notre commission d'enquête. Je vais vous laisser un temps de parole de huit minutes chacun, afin que nous puissions avoir des échanges, car le rapporteur et les membres de la commission auront des questions à vous poser. Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et fera l'objet d'un compte-rendu qui sera publié.

Je rappelle pour la forme qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vais vous inviter successivement à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites « je le jure ».

M. Thomas Bauder, directeur de l'information de Cnews . - Je jure de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Mme Céline Pigalle, directrice de la rédaction de BFMTV . - Je jure de dire toute la vérité, rien que la vérité.

M. Bastien Morassi, directeur de la rédaction de LCI . - Je jure de dire toute la vérité, rien que la vérité.

M. Laurent Lafon , président . - Merci. Je vous donne la parole et propose de commencer par madame Pigalle.

Mme Céline Pigalle . - Je travaille comme journaliste depuis vingt-cinq ans. J'ai été salariée de plusieurs grands groupes de l'audiovisuel privé du paysage français, comme vous l'avez rappelé, quinze ans pour Europe 1, dans le groupe Lagardère, quatre ans et demi pour Canal Plus puis I-Télé dans le groupe Vivendi, quelques mois pour LCI (groupe TF1-Bouygues) et depuis cinq ans pour BFM TV, désormais Altice, en tant que directrice de la rédaction. Je considère avoir toujours eu des conditions d'exercice satisfaisantes dans ces différents environnements.

Je voudrais faire trois remarques préalables sur les sujets qui nous occupent. Je suis légèrement étonnée du format retenu pour nous recevoir et du choix que vous avez fait de nous associer tous les trois, alors que nous avons des histoires, des offres, des places très différentes pour ces chaînes au sein de nos groupes respectifs. BFM TV emploie près de 300 journalistes, si l'on additionne les CDI, les CDD et les pigistes qui contribuent à la chaîne, ce qui fait de cette rédaction l'une des plus importantes de France. Nous produisons de l'information en continu, des informations exclusives mais aussi des informations politiques en prime time, du reportage, des formats longs et même des séries documentaires. BFM TV dégage des bénéfices. C'est la chaîne la plus puissante de son Groupe. Ce n'est donc pas une chaîne adossée à un autre ensemble plus solide. C'est une chaîne qui s'emploie à proposer une information fiable, consolidée, en laissant une place à tous les points de vue. Si j'insiste sur ce point, c'est parce que j'ai pu mesurer que se trouver au sein d'une rédaction bénéficiaire, nombreuse, influente, constitue un élément fondateur pour travailler dans des conditions sereines et peser dans les décisions.

Je formulerai ma deuxième remarque en parlant au nom du Groupe que je représente. Il existe un projet de fusion en cours entre TF1 et M6. Nous sommes très soucieux et je suis très soucieuse, en tant que directrice de la rédaction, que l'union de ces forces ne tourne pas à l'écrasement de plus petits qu'elles ni à la captation d'une part trop importante du paysage de l'information, du marché publicitaire et par là même des recettes disponibles pour financer l'activité des rédactions. Je suis donc très soucieuse que l'offre alternative à ces propositions existantes, l'offre de notre Groupe, qui s'est imposée ces vingt dernières années, ne soit pas entamée et plus globalement que le pluralisme ne soit pas entamé, que toutes les informations puissent être publiées sur divers supports.

Ma troisième remarque est la suivante. Je suppose que vous êtes soucieux des sujets de concentration car se pose aujourd'hui la question du nouvel encadrement, de nouvelles lois éventuelles et de la réglementation qui pourrait être nécessaire pour mieux contrôler ces mouvements. Au fond, le sujet consiste à savoir qui possède, avec quelles intentions. Il n'y a pas seulement le sujet de la concentration. Stopper les assauts de tel ou tel sur la liberté éditoriale de ses journalistes, ce n'est pas seulement le fait d'une nouvelle loi : cela passe aussi par le fait d'exprimer son mécontentement, d'apporter son soutien aux journalistes, de tenter de créer un rapport de forces, d'utiliser les moyens déjà disponibles pour sanctionner d'éventuelles fautes, le respect des conventions, des chartes signées. Cela passe même, parfois, par le choix des médias auxquels on s'adresse.

M. Bastien Morassi . - Permettez-moi, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs, de saisir cette occasion pour souligner mon attachement aux journalistes et au rôle important qu'ils jouent pour la démocratie, pour la liberté d'opinion, face au poids croissant du complotisme. Je suis persuadé que nous sommes tous, autour de cette table, attachés à l'indépendance des journalistes et à ce qui fait la noblesse de notre métier, c'est-à-dire la recherche des faits, lesquels doivent ensuite être mis en perspective, analysés et portés dans le débat contradictoire. Telles sont les missions que nous nous assignons au quotidien à LCI.

LCI est effectivement une maison que je connais très bien. J'y ai débuté en 2000 en stage, avant de passer à peu près par tous les postes, d'abord assistant, à la pige, comme souvent dans ce métier, puis rédacteur avant de passer au management, avec un poste de rédacteur en chef, etc.

J'ai connu LCI en tant que première et seule chaîne d'information du paysage audiovisuel. J'ai découvert la façon dont on traitait l'information sur une chaîne d'information en continu, notamment au moment des attentats du 11 septembre. J'ai également connu LCI en difficulté, lorsque le passage en clair semblait s'éloigner. Au fil des vingt et une années passées dans cette maison, j'ai appris sur le tas le métier de journaliste parce qu'on m'a fait confiance. J'y ai appris la rigueur, le sérieux, comment utiliser des outils pour recueillir l'information, la vérifier. Il y a un an et demi, j'ai effectivement eu la fierté de me voir confier le poste de directeur de la rédaction. Ce sont ces méthodes de travail et ces intentions que je m'efforce à mon tour de transmettre.

J'imagine que c'est surtout la façon dont nous travaillons au quotidien qui vous intéresse ici. LCI est une rédaction qui compte environ 130 cartes de presse. C'est une rédaction plutôt jeune (avec une moyenne d'âge de 40 ans), qui contribue à produire 18 heures de direct par jour. C'est aussi une rédaction fidèle : nous avons une ancienneté d'un peu plus de dix ans.

Au quotidien, nous avons un découpage autour de tranches d'info de deux ou trois heures, avec des cellules autonomes pour chaque tranche. Ces cellules sont portées en coulisse par un rédacteur en chef adjoint et un chef d'édition, notamment, et à l'antenne par des journalistes exigeants. Je mentionnerai par exemple David Pujadas, Ruth Elkrief, Darius Rochebin. Les porteurs de tranches ont évidemment un rôle très important. Ce sont ces cellules qui conçoivent chaque jour leur émission, définissent les angles, « challengent » les invités. J'ai constaté, en préparation de cette audition, que LCI recevait chaque année près de 5 000 invités (scientifiques, médecins, experts, grands patrons, représentants de la société civile, etc.). La réflexion éditoriale part des tranches d'info, ce qui permet à chacune d'elles d'avoir sa liberté et son identité. Darius Rochebin ne va pas traiter l'actualité exactement comme David Pujadas. Nous avons également des points de rencontre. Les plus importants sont naturellement les conférences de rédaction, portées par les rédacteurs en chef. Lors de ces conférences de rédaction, on définit les angles, on partage, on échange... Il y a deux conférences de rédaction quotidiennes.

Face au développement des fake news et du complotisme, notamment sur les réseaux sociaux, nous avons développé une sorte de label d'informations vérifiées, depuis plus de deux ans. Une trentaine de journalistes ont été formés aux outils de vérification de l'information, notamment sur les réseaux sociaux. Cela nous a notamment permis de mettre en place, lors des débats organisés pour Europe-Écologie-Les Verts et pour Les Républicains, une vérification en direct, via un QR code que les téléspectateurs pouvaient scanner pour disposer d'une information sourcée faisant écho aux propos de tel ou tel candidat. Nous avons aussi été les premiers à lancer une émission (« Anti-complot »), entièrement dédiée à la lutte contre le complotisme, portée par Bénédicte Le Chatelier et Thomas Huchon, expert en la matière, car nous pensions qu'un effort était à produire dans cette lutte contre les fake news.

LCI souhaite offrir aux téléspectateurs une information indépendante, rigoureuse, sérieuse. Une enquête conduite en interne, auprès d'un panel assez large de téléspectateurs, a d'ailleurs fait ressortir ces éléments : LCI était perçue comme une chaîne de qualité, variée et une chaîne de confiance.

M. Thomas Bauder. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie pour votre invitation et pour cette initiative. Ce n'est pas la première fois que j'ai l'occasion d'être auditionné par le Sénat et je suis honoré de pouvoir participer modestement à vos réflexions et travaux aux côtés de mes confrères.

Je suis journaliste depuis vingt-cinq ans. J'ai eu trois moments dans la carrière, d'abord dans le domaine du cinéma et de la culture, à Canal Plus, au Journal du Cinéma, à l'agence Capa puis chez Elephant & Compagnie avec Anne Sinclair pour France 3. Ensuite, j'ai eu un moment politique. J'ai été grand reporter et co-enquêteur avec John-Paul Lepers pour Canal Plus, via la société de production 17 juin, puis Dimanche Plus, qui était présenté à l'époque par Laurence Ferrari et produit pour Canal Plus par l'agence Capa. Le troisième moment a trait à l'information. J'ai eu l'honneur d'être recruté par Céline Pigalle, qui était alors sur I-Télé, comme rédacteur en chef adjoint, notamment de la pré-matinale. J'ai fait un léger crochet par LCI où j'ai rencontré Bastien Morassi, puis ai rejoint I-Télé pour rejoindre le projet de transformation d'I-Télé en CNews, d'abord en tant que rédacteur en chef puis comme directeur de l'information.

En tant que directeur de l'information, mon rôle est de superviser le traitement de l'actualité dans toutes nos éditions, particulièrement l'articulation entre l'actualité news et les débats d'actualité. J'organise donc au mieux la couverture quotidienne de l'actualité générale, politique, économique, sociétale, mais aussi du « hot news », en cas de « break info ».

CNews est une chaîne qui a revu son modèle pour s'inscrire durablement dans le paysage français, avec une rédaction de talents, soucieuse de diversité. Je veux rendre hommage au travail considérable de cette rédaction, qui n'est pas la plus nombreuse (120 cartes de presse), avec une diversité femmes/hommes et une diversité de journalistes et de talents. Vous connaissez certains d'entre eux, Laurence Ferrari, Sonia Mabrouk (que vous connaissez ici au Sénat), Jean-Pierre Elkabach, Pascal Praud, Christine Kelly. C'est une chaîne qui fonctionne en s'appuyant sur des intervenants, de Laurent Joffrin à Charlotte d'Ornellas en passant par Jean-Claude Dassier, Julien Dray, Elisabeth Levy et Olivier Dartigolles. Je ne peux que me réjouir du succès d'audience de CNews, qui témoigne de la reconnaissance, par les Français, du traitement de l'information par la chaîne. Nous avons réalisé une montée spectaculaire d'audience en un an : nous sommes devenus la deuxième chaîne d'information de France et la nouvelle référence en la matière.

CNews reste cependant une source d'accès à l'information mineure, par rapport à d'autres vecteurs. D'abord, CNews n'est pas la seule chaîne d'information du groupe Canal Plus, qui distribue l'ensemble des chaînes d'information en continu et des chaînes généralistes. LCI, BFM et CNN, notamment, sont distribuées et disponibles sur MyCanal. Surtout, CNews, contrairement à BFM, est une chaîne d'information au sein d'un groupe de contenus globaux et généraux (cinéma, sport, séries, flux, etc.). CNews participe au pluralisme de l'information matérialisé en France par l'existence de quatre, voire cinq chaînes d'information en continu en clair, ce qui est une situation inédite en Europe. Il faut savoir que même si l'accès à l'information s'effectue principalement, en France, par la télévision, il s'opère essentiellement via les chaînes de télévision généralistes et seulement à hauteur de 16 % via les chaînes d'info, si l'on en croit le baromètre La Croix-Kantar Public 2021.

La télévision constitue une voie d'accès à l'information parmi d'autres, de même que d'autres voies d'accès historiques telles que la radio et la presse. Ces supports sont aujourd'hui largement concurrencés par internet et par les smartphones. Les moins de 35 ans affichent clairement leur préférence pour internet, qui constitue la principale source d'information pour 66 % d'entre eux, loin devant la télévision (26 %) et les chaînes d'info (13 %). Pour autant, CNews ne faillit pas à ses missions et reste soucieuse de respecter, dans le cadre normatif national, son occupation de la fréquence nationale. Des règles sont fixées par la loi et le régulateur. Nous les respectons. Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. David Assouline , rapporteur . - Merci d'avoir répondu à notre invitation. Il est vrai que le format peut être discuté. Si l'on considère qu'il y a besoin, en face-à-face, d'approfondir certaines questions, nous sommes ouverts. Nous avons voulu, dans cette première phase de nos travaux, entendre un maximum d'intervenants afin de construire la suite de nos travaux en janvier et février. Ce format nous paraît tout à fait intéressant.

Le sujet de notre commission d'enquête est la concentration dans les médias et les problèmes que cela peut poser pour l'exercice de la démocratie. Vous avez exposé vos activités mais ce n'est pas tellement notre sujet. Celui-ci porte davantage sur les problématiques qui peuvent se faire jour entre ce que vous faites, la production d'informations, et le phénomène des concentrations dans notre pays.

L'information en continu a pris une place très importante dans la formation de l'opinion dans notre pays. Vous représentez les trois chaînes d'information en continu, hors du service public. LCI est adossée à un groupe puissant, TF1, lequel a pour actionnaire un groupe puissant, Bouygues, dont le métier n'est pas les médias. BFM TV fait partie d'un groupe concentré sur la presse, notamment la radio et la télé, avec pour actionnaire Monsieur Drahi. C'est également un groupe dont le métier principal n'était pas l'information mais plutôt la téléphonie, notamment. De la même façon, CNews est adossée à un groupe, Vivendi, avec pour actionnaire principal Monsieur Bolloré, dont le métier principal n'est pas l'information ni les médias, même s'il détient maintenant plusieurs journaux, voire même des sociétés d'édition. C'est là-dessus que je voudrais vous interroger.

Dans l'exercice de votre métier, en tant que producteurs d'informations, pouvez-vous nous assurer, l'un après l'autre, que vous n'avez jamais subi d'interventions pour que des informations ne soient pas traitées ou le soient d'une certaine façon, selon la volonté de l'actionnaire principal qui détient votre média ?

M. Bastien Morassi . - Je vous l'assure. Je n'ai subi aucune intervention d'actionnaires.

M. David Assouline , rapporteur . - Je précise que j'entends des interventions directes de l'actionnaire ou par le biais du patron de votre média.

M. Bastien Morassi . - Cela ne modifie pas ma réponse. Je n'ai pas reçu de directives particulières, de façon directe ou indirecte. J'ai indiqué comment se fabriquait l'information et comment nous concevions celle-ci. Il n'y a pas d'intervention ni de tabou dans les sujets que nous traitons. J'ai écouté avec attention les précédentes tables rondes. Il était question par exemple de la 5G. Je ne sais plus lequel de vos interlocuteurs affirmait que nous l'avions mise sous le tapis et que nous n'avions pas traité ce sujet. Je puis vous affirmer ici qu'en ce qui concerne LCI, c'est faux. Nous avons traité la 5G sur notre antenne. Nous en avons fait des sujets. Des débats ont eu lieu, y compris chez David Pujadas, c'est-à-dire dans l'émission phare de la chaîne, qui représente notre pic d'audience. Il n'y a donc aucune volonté d'occulter telle ou telle actualité au motif que cela gênerait tel ou tel. Je prendrai un autre exemple plus récent, concernant le projet de rachat d'Equans par Bouygues. Nous avons traité ce sujet sur notre antenne, dans les rubriques d'économie. Je note que le président-directeur général de Bouygues, Olivier Roussat, est venu présenter ce rachat, non pas sur une chaîne du Groupe mais sur une chaîne concurrente, en l'occurrence BFM Business.

Mme Céline Pigalle . - Je pense qu'il y a énormément de fantasmes autour de ce sujet. Comme j'ai tenté de le souligner dans mon propos liminaire, on travaille beaucoup mieux, dans les groupes privés, que ce qu'on veut bien dire.

Je n'ai jamais reçu personnellement de directives spécifiques venant de l'actionnaire, ni d'un directeur ou directeur général. Je pense que lorsque des situations plus compliquées se font jour, les choses sont plus subtiles que ce qu'on imagine. J'entendais un précédent interlocuteur de cette commission dire : « il faut qu'on puisse dire du mal du Rafale dans Le Figaro ». Je crois qu'il faut surtout que l'on puisse écrire sur le Rafale dans un espace pluriel où tout peut être dit. Est-il absolument nécessaire que ce soit Le Figaro qui s'en charge ? Les journalistes du Figaro seront-ils parfaitement à l'aise pour le faire ? Au fond, quoi que vous fassiez, sur ce sujet, en étant journaliste du Figaro, on lira toujours votre travail avec un regard suspicieux, pour le moins.

Le sujet essentiel est donc dans l'existence de titres indépendants, qui soient capables de faire émerger certaines confrontations. Il peut s'avérer utile, pour cela, d'avoir différents groupes de presse, dont des acteurs plus puissants que certains groupes indépendants et il faut que tout cela circule, au point qu'un certain nombre de choses finissent par être écrites, y compris dans un journal qui n'avait pas forcément, en première intention, une envie massive de s'en emparer. Tel me paraît plutôt être notre enjeu.

Pour le reste, comme j'ai eu l'occasion de le dire, j'ai reçu une fois, dans un groupe que j'ai ensuite, quitté, une demande formelle visant à traiter un sujet dont le traitement sur l'antenne d'I-Télé n'avait, de mon point de vue, aucun sens.

M. David Assouline , rapporteur . - Pouvez-vous nous en dire plus ?

Mme Céline Pigalle . - Je travaillais alors à I-Télé, vers la toute fin de mon expérience sur cette chaîne. Il m'était demandé de rendre compte des activités de salles de spectacle, de type Olympia, qui devaient se développer en Afrique. Cela ne me semblait pas directement le sujet de mon antenne.

M. Thomas Bauder . - Je reprendrai l'expression qu'a utilisée ma consoeur : il y a beaucoup de fantasmes. C'est particulièrement le cas chez nous, à CNews. Il arrive souvent, lorsque je croise quelqu'un, qu'on me demande : « alors, est-ce que Vincent Bolloré t'appelle tous les jours ? ». Non, je n'ai jamais eu d'appels de Vincent Bolloré ni de qui que ce soit pour me dire ce qu'il fallait faire à l'antenne de CNews. J'ai vu Vincent Bolloré, six mois avant d'être embauché. Je l'ai croisé, un jour, alors qu'il passait présenter ses voeux à l'ensemble des salariés du Groupe, et c'est tout. Je n'ai jamais reçu de demandes spécifiques, directes ou indirectes, visant à traiter ou ne pas traiter telle ou telle information.

Nous traitons les informations. Il est vrai qu'il y a une responsabilité consistant à savoir comment et quelle importance on donne aux informations. Cela va du bandeau aux breaking news. Parfois les informations sont au bandeau. Parfois, elles sont en breaking news. Parfois, on les traite dans une émission de débat, parfois dans les JT. Nous avons ainsi une palette de traitements de l'actu, qui nous permet de faire des choix éditoriaux comme le ferait un titre de presse écrite qui choisit de faire une brève ou une « une ». Je n'ai jamais eu de demandes du groupe Canal Plus ni de qui que ce soit visant à traiter ou au contraire ne pas traiter une actualité particulière.

M. David Assouline , rapporteur . - Comment l'indépendance de vos rédactions est-elle garantie vis-à-vis de vos actionnaires ? Des choses sont mises en place dans toutes les rédactions.

Avez-vous une opinion à propos d'une proposition qui circule, consistant à donner un statut juridique aux rédactions, pour aller plus loin et laisser des grands groupes prospérer tout en protégeant les rédactions ?

M. Thomas Bauder . - Nous sommes soumis à la loi Bloche, que nous respectons. Nous avons une charte qui a été signée entre le Groupe et la société des rédacteurs de CNews. Cette société des rédacteurs de réunit mensuellement avec moi-même, en tant que directeur de la rédaction. Nous échangeons sur le traitement de l'actualité, les difficultés ou les interrogations que peuvent avoir les journalistes. Ce travail s'effectue de façon continue, régulière et exigeante.

Par ailleurs, nous avons au sein du groupe Canal Plus un comité d'éthique au sein duquel siège notamment monsieur Richard Michel, que j'ai déjà rencontré. Ce comité nous a fait deux recommandations principales, notamment concernant l'émission Face à l'info. Il nous a notamment recommandé de diffuser cette émission en léger différé, afin d'augmenter notre capacité à contrôler les propos qui ne seraient pas diffusables. Nous avons appliqué ce principe. Il nous a également alertés quant à la façon dont nous traitions les manifestations au début de la période des Gilets Jaunes. Il nous a fait « baisser la voilure » sur les Gilets Jaunes, pour le dire trivialement, alors que nous avions, avec nos confrères, tendance à relayer systématiquement les images des samedis de manifestations, de façon non filtrée. Le comité d'éthique nous a dit que nous faisions bien notre travail mais que nous pouvions prendre un peu plus de recul. Tel est le dispositif qui est mis en place au sein du groupe Canal Plus. Je pense que le même dispositif existe chez nos confrères.

M. Bastien Morassi . - Nous avons les mêmes dispositions suite à la loi Bloche, avec une charte de déontologie évidemment signée par tout journaliste qui rejoint LCI. Elle est annexée à son contrat. Il existe aussi un comité d'éthique et deux SDJ (sociétés des journalistes) au sein du Groupe, l'une qui est propre à LCI et l'autre qui est propre à TF1.

La société des journalistes de LCI est composée de nombreux journalistes politiques, car LCI est un peu plus sur l'information politique que nos concurrents. Nous avons également des partenariats avec des instituts de formation des journalistes et nous y attachons une importance particulière. Nous avons mis en place un prix pour encourager cela. Nous remplissons une mission d'éducation à la formation avec la Fondation TF1. Nous tenons beaucoup à ce travail qui est effectué en amont.

Mme Céline Pigalle . - Je ne vais pas revenir sur le fait que nous avons une SDJ très active, que nous rencontrons très régulièrement, soit à l'occasion de rendez-vous inscrits au calendrier, soit lors de moments particuliers de l'actualité où elle nous sollicite. Il existe aussi un comité d'éthique dans le Groupe. Comme j'ai eu l'occasion de le dire, je pense que la principale force d'une rédaction, c'est sa solidité, son nombre et sa capacité à produire de l'information et à être reconnue comme telle. Cette reconnaissance devrait valoir, au moins pour partie, protection et devrait permettre de faire savoir d'éventuelles difficultés. Ce que vous proposez, concernant un statut juridique particulier, pour les rédactions, constitue en effet un point sur lequel nous pouvons réfléchir et travailler.

M. David Assouline , rapporteur . - J'avais été marqué d'entendre, à l'époque, sur France Culture, Stéphane Soumier, alors ancien directeur de la rédaction de BFM Business, faire part de la difficulté à traiter les sujets « business » depuis que Patrick Drahi avait racheté BFM. Avant, il n'y avait aucun problème. Depuis lors, c'était très difficile, disait-il. Pouvez-vous nous dire pourquoi il a pu dire cela ?

Mme Céline Pigalle . - Il a quitté le Groupe et peut-être avait-il des raisons de dire cela que j'ignore. BFM Business est une chaîne distincte de BFM TV. Les enjeux « business » sont traités de façon beaucoup plus approfondie que ce que nous pourrions faire sur BFM TV, qui est une chaîne généraliste. Il parle de sujets que je n'ai peut-être pas eu à traiter. Nous avons évidemment fait des sujets sur la 5G, sur ceux qui s'inquiètent de ses effets et sur la question de l'accès, d'une façon générale, aux réseaux. Je ne peux pas vous dire avoir jamais été confrontée à une difficulté sur ce sujet. Peut-être d'aucuns ne souhaitent-ils pas particulièrement s'engager sur certains sujets afin de ne pas se trouver en difficulté. Cela doit exister.

M. David Assouline , rapporteur . - Si je comprends bien, vous pratiquez une autocensure.

Mme Céline Pigalle . - Ce n'est certainement pas ce que je dis. Je dis qu'à travers les propos que vous rapportez, c'est peut-être ce dont Stéphane Soumier se faisait le relais. Je n'ai pas cette difficulté. Encore une fois, il parle d'enjeux « business » qui ne sont pas directement les considérations de BFM TV. Je ne sais pas quelles difficultés il dit avoir rencontrées. Pour ma part, vous pourrez vérifier que les sujets grand public liés à la téléphonie sont largement évoqués sur BFM TV sans difficulté.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous avons déjà eu à auditionner monsieur Bolloré, il y a plusieurs années. C'était à un moment particulier, celui du passage d'I-Télé à CNews. Il y avait alors une « charrette » assez importante de personnes débarquées, d'abord à Canal Plus (présentateurs, les Guignols, etc.) et ensuite dans la rédaction. Cela représentait quand même plus de 100 journalistes. Aujourd'hui, le même type de phénomène se produit lorsque Monsieur Bolloré rachète Europe 1 : encore une soixantaine de journalistes, je crois, ont été débarqués. Comment vivez-vous cela ? Faut-il avoir un certain format, penser de telle ou telle manière pour pouvoir être journaliste à CNews ?

M. Thomas Bauder . - De quel format parlez-vous ? À quoi faites-vous allusion ?

M. David Assouline , rapporteur . - Faut-il penser comme ceci ou comme cela pour être journaliste à CNews ?

M. Thomas Bauder . - Absolument pas. Nous avons une rédaction diverse, riche. C'est effectivement une plus petite rédaction que celle que dirige Céline, qui compte 300 journalistes. Elle est beaucoup plus petite que le pôle info du groupe TF1 qui, si je ne m'abuse, compte autour de 400 journalistes. Nous sommes 120 journalistes, avec une répartition paritaire hommes/femmes, une rédaction assez jeune et une diversité d'origines sociales, culturelles, que peu de gens peuvent imaginer.

Parfois, il peut être aisé de faire un raccourci et de coller à la rédaction de CNews l'image de certains des chroniqueurs ou des intervenants de CNews. La réalité est très différente. Il ne faut pas avoir de format ni penser de telle ou telle manière. Les opinions et avis, à l'intérieur de la rédaction de CNews, sont divers et à mon avis conformes à l'état des forces politiques et idéologiques dans notre pays, avec des personnes qui sont plutôt d'un bord et des personnes plutôt de l'autre. Je ne le sais pas. Ce sont des journalistes. Je ne sais pas pour qui les gens votent. Ils expriment des points de vue de journalistes professionnels et c'est tout ce que je leur demande. Quant à Europe 1, ne dirigeant pas cette rédaction, je me garderai bien de répondre.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez, à plusieurs reprises, reçu des mises en demeure, des remontrances, des sanctions, pour l'expression assumée, dans certaines émissions, de propos racistes, par exemple et dernièrement pour avoir contrevenu à l'expression pluraliste des partis politiques en contournant les règles, puisque vous reléguiez la nuit certains partis politiques, tandis que d'autres pouvaient s'exprimer le jour. Qu'avez-vous à dire à ce sujet ?

M. Thomas Bauder . - Vous faites allusion, Monsieur le rapporteur, à deux choses différentes. Il s'agit d'abord de la prise de parole d'un chroniqueur, qui a été sanctionné. Cette sanction est contestée devant le Conseil d'État dans la mesure où Christine Kelly a fait, selon nous, son travail de journaliste, de modératrice et d'animatrice de cette tranche en intervenant plus de neuf fois pour reprendre Éric Zemmour. Je ne suis pas juriste. Je laisse la procédure suivre son cours.

Les temps de parole seront comptabilisés au 31 décembre et nous serons au rendez-vous. Je dois vous avouer que nous sommes surpris d'être les seuls à faire l'objet d'une mise en demeure préventive. Nous avons des relations régulières avec le CSA. Ce n'est pas mon cas à titre personnel. Je parle des personnes qui s'occupent, au service juridique, du décompte des temps de parole. Effectivement, nous pouvons être régulièrement alertés sur les déséquilibres qui pourraient exister du fait d'une actualité concernant un parti politique ou l'expression de personnalités politiques. Bien entendu, nous revenons généralement « dans les clous » très vite. J'en citerai un exemple très simple. Il est vrai que l'actualité politique récente était plutôt à droite. Il y avait de nombreux intervenants de droite et un temps de parole important pour les représentants de cette sensibilité. Il y a deux jours, la candidate du Parti Socialiste a émis le souhait d'organiser une primaire à gauche et a relancé en quelque sorte l'actualité à gauche. Nous avons invité ce matin la vice-présidente des sénatrices PS, madame Rossignol. Il y a un mouvement de balancier. Les périodes sont longues. Il est vrai que nous faisons tout pour les équilibrer.

S'agissant du temps de parole de nuit, c'est transparent vis-à-vis du CSA. Le temps de parole de nuit n'est pas un temps de parole caché. Le CSA en a connaissance. C'est réglementaire. Les autres chaînes d'info le font. Il est vrai qu'il y a pu y avoir une sorte d'excès, par souci de bien faire et de rattraper du temps de parole. Nous avons un objectif, que nous tiendrons, à l'horizon du 31 décembre, à savoir inverser la proportion entre le temps de parole en journée et le temps de parole de nuit. Nous avons deux objectifs, cet équilibre jour/nuit et l'équilibre entre les partis politiques et l'exécutif. Comme vous le savez peut-être mieux que moi, chaque fois que nous avons trois minutes de temps de parole pour une représentation politique, nous devons accorder une minute de temps de parole à l'exécutif. Symétriquement, lorsque nous accordons une minute de temps de parole à l'exécutif, nous devons accorder un temps de parole de trois minutes aux différents courants politiques, dans le respect des proportions.

J'imaginais que vous me poseriez la question donc j'ai vérifié les chiffres de ce matin, qui m'ont été remis. Le tiers pour l'exécutif, nous y sommes. Ce matin, nous étions à 32,67 %. Nous sommes donc dans les clous. En ce qui concerne la droite et les « divers droite », nous sommes également dans les limites définies par le CSA. Bien sûr, le décompte des temps de parole fait l'objet d'un échange avec le régulateur. L'intervention, hier, du président de la République n'est pas considérée, dans sa majeure partie, comme un temps de parole de l'exécutif dans la mesure où il évoquait des sujets régaliens, supranationaux. L'heure et demie de l'intervention du président de la République n'est donc pas comptabilisée au titre de l'exécutif.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Comme vous l'avez rappelé de façon assez consensuelle, vous avez des conditions d'exercice satisfaisantes du point de vue professionnel. Vous avez également attesté, avec vos mots, du pluralisme des rédactions. Roch-Olivier Maistre est lui-même venu devant cette commission d'enquête il y a 48 heures et a estimé qu'il n'y avait jamais eu autant de pluralisme, si l'on considère l'évolution des choses.

Ne pensez-vous pas qu'aujourd'hui, plutôt de s'obstiner à parler de concentration, dont il était déjà question dans le rapport Lancelot de 2005, il faudrait plutôt considérer la question économique et le rôle de l'influence dans cette économie ? Trois « épouvantails » (Monsieur Drahi, Monsieur Niel et Monsieur Bolloré) ont été cités lors de chaque commission. La recherche d'influence passe par l'économie et tout ceci est très lié, notamment, aux télécom et aux contenus qui transitent par ces réseaux. La cible de notre commission d'enquête ne devrait-elle pas être, dès lors, la régulation de l'influence, plutôt que la concentration des médias ?

Mme Céline Pigalle . - Les deux sujets s'additionnent, ou se complètent. On peut exercer une grande influence avec un média modeste. S'il y a des positions très fortes, la question consistant à savoir qui décidera ou non de les relayer deviendra un enjeu. À mes yeux, on ne peut pas complètement désolidariser ces deux questions. Nous avons calculé que le futur groupe TF1-M6 détiendrait, sur la tranche d'information de la mi-journée, une part de marché de 62 %. On peut toujours dire qu'il se passe d'autres choses par ailleurs, sur internet, mais on arrive tout de même à des niveaux problématiques, d'autant plus que France Télévisions, à la même heure, a une part de marché de 34 %. Il reste donc 3 % pour les autres.

L'influence constitue indéniablement un enjeu et représente une nouvelle manière de lire le paysage, dans la mesure où l'on peut avoir une très grande influence sans avoir un poids considérable. Cependant, plus des acteurs auront un poids considérable, plus ils seront tentés de ne pas laisser vivre ceux qui font émerger des contenus de façon indépendante. Les deux sujets sont donc liés.

M. Bastien Morassi . - La question de l'influence relève davantage de la stratégie et ne constitue pas vraiment mon domaine. Le fait d'être adossé à un groupe, dans le cas de LCI, présente plutôt des avantages. S'il y en a un qu'il faut retenir, c'est notamment le message très fort envoyé par le Groupe durant la crise sanitaire, selon lequel il n'y aurait aucun licenciement et affirmant le maintien de l'offre d'information sur l'antenne de LCI. Il avait aussi été souligné que la chaîne continuerait, dans cette période difficile, d'informer le public et de diffuser les conférences de presse des autorités sanitaires ainsi que les spots d'information gouvernementaux.

En outre, une information sérieuse, vérifiée, présente un coût. Être adossé à un groupe puissant permet de lutter contre les fake news. C'est ma marotte mais j'y tiens beaucoup.

Mme Sylvie Robert . - Merci, madame et messieurs, pour vos propos. Je voudrais évoquer la fabrication de l'information. Madame, vous êtes vice-présidente de l'ESJ à Lille. Vos parcours montrent que vous avez une forme de distance, dans la diversification de vos expériences professionnelles. Ces dernières années, du fait d'enjeux économiques et liés à la modification des usages, notamment parmi les jeunes mais pas seulement, et du fait de la présence des plateformes et du numérique, observez-vous une évolution réelle dans la fabrication de l'information ? Je parle de la qualité de l'information, du traitement de l'information, du choix de mettre deux journalistes au lieu d'un, car on est dans le commentaire, ou encore de la rapidité qui prévaut dans nos sociétés, qui impose souvent de réagir. Êtes-vous satisfaits de ces évolutions, si vous les constatez et le contexte de notre société actuelle, son évolution, vous font-ils dire qu'il faut changer de braquet, compte tenu notamment de la défiance de nos concitoyens vis-à-vis de l'information ?

Mme Céline Pigalle . - Je ne déteste pas le terme de fabrication de l'information même si je sais les connotations qu'on peut lui donner. Le journalisme est un petit métier d'artisan et, de ce point de vue, il a peu changé. Des moyens techniques nouveaux et importants font leur apparition mais le travail lui-même n'a guère changé : il consiste à se rendre sur place, à parler à ceux qui savent, en recoupant leurs propos. C'est la rapidité du monde, et non celle des chaînes d'info, et la rapidité permise par les moyens techniques dont nous disposons désormais, qui nous invite à prendre en charge un certain nombre de choses que nous n'avions pas à prendre en charge, et encore moins avec cette rapidité.

Pour cette raison, il faut effectivement des journalistes. Il faut qu'ils soient nombreux, qu'ils puissent se rendre là où cela se passe, et qu'ils soient en mesure de parler à ceux qui sont susceptibles de leur livrer ces informations. Cela veut dire qu'ils doivent entretenir des liens et une discussion avec différents interlocuteurs qui eux-mêmes ont confiance dans le fait que leur parole sera justement restituée. La question du modèle économique est évidemment fondamentale.

M. Thomas Bauder . - Au cours de mes 21 ans de carrière, j'ai effectivement vu évoluer la fabrication de l'information. J'ai connu, lors de contrats à France Télévisions, l'époque où l'on partait en tournage avec un rédacteur, un cameraman, un éclairagiste, un ingénieur du son, un stagiaire et un assistant, c'est-à-dire une équipe de six personnes, avec une pause à 13 heures, même si l'interview avait lieu, pour prendre un sandwich. J'ai aussi connu et ai moi-même, pour France 3, à l'époque où j'étais grand reporter de l'émission produite par Rachel Kahn (« Avant-première »), tourné mes propres reportages avec un smartphone, qui me permettait d'être beaucoup plus agile, d'écrire différemment mes reportages et me donnait plus de souplesse et de réactivité.

Il existe toujours des équipes « lourdes » de télévision. On ne peut organiser un débat politique avec trois iPhone. Il nous faut des moyens techniques, une régie, beaucoup de caméras, des décors et un savoir-faire qui se maintient à l'intérieur des groupes comme le nôtre. Il faut aussi pouvoir bénéficier des avancées technologiques afin que le journaliste, qui doit être le plus réactif possible, soit autonome dans cette fabrication, et puisse faire son métier le plus rapidement possible, c'est-à-dire sans avoir besoin d'une infrastructure lourde ni avoir besoin d'attendre que les « troupes » arrivent. Je suis un fervent défenseur du smartphone pour tous les rédacteurs de la rédaction. Le déploiement se fait progressivement. À mes yeux, cet appareil est le bloc-notes vidéo d'aujourd'hui. Il est devenu indispensable pour les journalistes.

Certes, la fabrication de l'information évolue. À l'agence Capa, un JRI (journaliste reporter d'images) travaillait seul avec sa Betacam, c'est-à-dire une caméra assez lourde. Il était autonome pour la prise d'images et de son et n'avait pas besoin d'un ingénieur du son. Il pouvait donc aller très rapidement sur des lieux d'actualité à l'étranger, là où les autres équipes ne pouvaient pas aller. Cette évolution de la fabrication de l'information a effectivement eu lieu. Elle n'est pas dangereuse. La difficulté serait de tout faire selon un seul modèle.

Monsieur le rapporteur, vous indiquiez tout à l'heure que 80 personnes avaient été débarquées d'I-Télé qui devenait CNews. Personne n'a été « débarqué ». Ils sont partis car ils n'étaient pas en accord avec le projet qui leur avait été présenté. Je venais d'arriver. Le matin, j'avais une équipe. À midi, des gens me disaient « j'arrête, je m'en vais » et le soir aussi. L'objectif était de garder tout le monde. Il n'y avait pas de volonté de débarquer les gens. Parmi les personnes qui sont parties, certaines ont essayé de lancer un nouveau modèle de chaîne de télé avec des iPhone, autour de débats. Cela n'a pas fonctionné. Il n'y a pas de règles. Nous faisons de l'artisanat. C'est une usine d'information mais en même temps, nous expérimentons toujours de nouvelles façons de traiter l'actualité. Globalement, ce sera la même forme mais si nous parvenons à trouver quelque chose de neuf, nous le faisons. Si cela reçoit l'assentiment du public, on continue. C'est ainsi que la fabrication de l'information évolue.

M. Bastien Morassi . - Il y a un point important dans cette évolution et vous avez eu raison de le souligner : c'est le lien de confiance avec les téléspectateurs et le public. De ce point de vue, il existe un véritable enjeu. Nous avons un rôle à jouer et nous avons tout à gagner à être dans la transparence afin d'accompagner le téléspectateur dans une forme d'éducation aux médias, en lui montrant comment nous travaillons, comment nous recueillons telle ou telle information. C'est important pour redonner confiance au public. Nous devons mettre en place ce type de format d'éducation aux médias et rechercher de nouveaux formats. Nous essayons de nouveaux formats, plus jeunes, sur les réseaux sociaux, par exemple sur TikTok, afin de redonner confiance dans une information fiable, certifiée.

M. Michel Laugier . - On a beaucoup parlé de l'indépendance des journalistes. Est-il plus facile pour vous d'être indépendant lorsqu'on est dans la rédaction d'un groupe privé ou dans une rédaction de l'audiovisuel public ? Quels sont aussi les avantages et inconvénients de l'appartenance à un grand groupe, lorsqu'on est journaliste ?

Mme Céline Pigalle . - Je pense qu'il y a des avantages et des inconvénients au fait d'avoir un actionnaire privé ou public. Les interrogations qui peuvent exister à propos des actionnaires privés peuvent exister à propos des actionnaires publics et de la réunion avec l'État ou le gouvernement. Comme j'ai eu l'occasion de le dire, l'indépendance est d'abord un sujet qui concerne journaliste lui-même, sa capacité à fédérer autour de lui d'autres journalistes, éventuellement dans une société des rédacteurs, pour faire savoir les choses et éventuellement se défendre. Il y a toujours cette idée que quelque chose arrive soudainement, alors qu'en fait tout se passe toujours dans des discussions. Des conférences de rédaction ont lieu tous les jours. Un dialogue s'y noue. On n'impose pas des choix. Une forme de surveillance mutuelle permanente s'y exerce, dans le cadre d'une discussion.

Je crois que nous avons répondu à votre deuxième question tout à l'heure. Il me paraît important qu'il y ait des acteurs de l'information solides, qui soient en mesure de rémunérer leurs journalistes, de développer des propositions, d'investir. Il y a des enjeux en termes de capacité à voyager et sur le plan matériel. Il est donc important qu'il y ait des acteurs solides. Il ne faut pas que cette solidité soit excessive ni qu'elle empêche d'autres acteurs d'émerger ou de faire savoir. C'est une question d'équilibre entre ces deux éléments. Il n'est pas inintéressant, pour moi, que des acteurs privés s'investissent et consolident des groupes. Il ne faut simplement pas qu'il en reste quelques-uns aux dépens de tous les autres.

M. Bastien Morassi . - Je rejoins la réponse de Céline Pigalle, concernant votre première question. La liberté, c'est une question de personne. Que le journaliste soit dans un groupe privé ou public, c'est lui face à sa responsabilité, dans un échange avec la rédaction. David Pujadas a présenté les journaux sur le service public pendant très longtemps. Il nous a rejoints il y a quatre ou cinq ans sur LCI. Il n'a pas changé sa façon de travailler, de concevoir l'information. Je pense qu'il a la même exigence éditoriale lorsqu'il présente 24 heures Pujadas, tous les soirs sur LCI, que lorsqu'il présentait les journaux sur France Télévisions.

Comme je le soulignais, je vois beaucoup d'avantages à l'appartenance à un grand groupe, notamment la solidité du groupe. Nous en avons mesuré l'importance dans le contexte de crise sanitaire : un message très rassurant a pu être diffusé en termes d'emploi et de continuité d'information, dans une période qui n'était pas simple. Fabriquer l'information a un coût et la solidité d'un groupe est également utile de ce point de vue, pour garantir une liberté éditoriale. Cela permet de disposer de garde-fous tels que ceux que prévoit la loi Bloche, dont la mise en place d'une SDJ.

M. Thomas Bauder . - J'ai du mal à vous répondre quant aux avantages et inconvénients d'une rédaction publique par rapport à celle d'un groupe privé. J'ai plutôt travaillé au sein de rédactions appartenant à des groupes privés dans ma carrière professionnelle. Une autre distinction est à établir, entre les rédactions intégrées et celles qui sont externalisées. Les rédactions des agences de presse, accolées à des sociétés de production, n'ont pas le même fonctionnement. À titre personnel, je me suis toujours senti plus en sécurité, avec davantage de liberté journalistique, dans une rédaction intégrée. Même si l'agence Capa rassemble des journalistes au sens majuscule du terme, il y a toujours un lien de sujétion commercial dans l'externalisation, entre la société de production, l'agence de presse qui fournit une prestation d'information et le diffuseur.

Dans les rédactions intégrées, ce lien de sujétion n'existe pas, me semble-t-il : on est journaliste au service du traitement de l'information pour le groupe. Par ailleurs, un grand groupe présente un avantage évident du point de vue des moyens techniques et des fonctions support, qui permettent d'exercer son métier dans de meilleures conditions, par rapport à une petite société de production où on est dans l'artisanat. Cela ne veut pas dire qu'on n'y fasse pas bien son travail mais les liens sont plus complexes entre le producteur et le diffuseur. Sur CNews, nous diffusons notre propre production. Nous sommes beaucoup plus libres de ce point de vue.

M. Laurent Lafon , président . - Mme Pigalle, vous avez débuté votre propos en indiquant que vous faisiez des bénéfices, chez BFM TV. Il est rare, depuis que nous avons commencé les travaux de cette commission, d'entendre ce propos. J'aimerais comprendre la relation entre l'actionnaire et les journalistes que vous êtes. Vous avez indiqué que vous ne receviez pas de directives quant à la nature de l'information.

Y a-t-il des demandes des actionnaires quant à la façon dont est organisée ou traitée l'information ? Sur chacune de vos chaînes, il y a par exemple de plus en plus souvent des tables rondes avec des experts, divers intervenants, ce qui est sans doute bien moins coûteux que la réalisation d'enquêtes longues qui prennent du temps et mobilisent des équipes. Y a-t-il des orientations de vos actionnaires, visant à privilégier telle ou telle façon de traiter l'information, notamment au travers de tables rondes, pour des raisons économiques ?

Par ailleurs, nous demandions l'autre jour à Roch-Olivier Maistre, lorsque nous l'auditionnions, s'il percevait un glissement, dans l'audiovisuel, des chaînes de télé vers la télévision d'opinion (ce qui existe de longue date dans la presse écrite). Percevez-vous ce glissement ? Estimez-vous que la chaîne sur laquelle vous travaillez est devenue une chaîne d'opinion ? Je vous pose la question individuellement à chacun.

Mme Céline Pigalle . - Il y a, au fond, un consensus, sans que cette chose-là ne soit répétée régulièrement, quant à l'objet de la chaîne et son modèle éditorial. S'agissant de BFM TV, elle s'inscrit dans la dynamique d'une grande chaîne populaire, s'adressant au plus grand nombre sur les sujets d'intérêt général qui concernent plus particulièrement la France ou ayant une résonance pour notre pays, dans le cas d'évènements se déroulant à l'étranger. Cette ligne éditoriale, qui est répétée de manière diffuse au quotidien, préside aux choix qui sont effectués en conférence de rédaction : l'on peut retenir tel ou tel sujet dès lors qu'il nous ressemble ou au contraire qu'il s'éloigne de cette ligne éditoriale. En ce sens, la chaîne s'est un peu inscrite dans la tradition que représentaient RTL ou le journal Le Parisien . C'est à l'aune de cette ligne partagée que des arbitrages sont effectués au jour le jour.

Il n'y a pas de déclarations d'intention des actionnaires. On ne dit pas, ou rarement, « je suis propriétaire de tel ou tel média pour telle ou telle raison », ou alors il s'agit de déclarations assez générales. Il faut juger sur les faits. Les journalistes sont très nombreux dans cette rédaction. La chaîne a surgi en une quinzaine d'années et certains moments ont fait son image. Néanmoins, le moment principal, pour BFM TV, est la matinale. Celle-ci représente le « prime time » de la chaîne. Elle comporte de très nombreux reportages et ressemble à ce que nous faisions en radio, avec beaucoup de diversité. De la même manière, nous avons développé ces cinq dernières années une politique de documentaires, de longs formats, une politique d'enquêtes et de séries d'information. Une série a notamment été proposée à la rentrée sur la traque des terroristes à l'occasion du procès des attentats du 13 novembre. J'y vois la démonstration de l'engagement dans la production et la fabrication d'informations à travers toutes sortes de formats.

À rebours de l'idée qu'on s'en fait, la dynamique dans laquelle nous sommes ne consiste pas du tout à miser principalement sur des plateaux où interviennent des éditorialistes et des experts mais à être présent sur toutes les formes d'information (une matinale très variée avec de nombreux reportages, des formats longs et divers développements sur le site internet). Nous représentons ainsi une forme d'information à 360 degrés, présente dans tous les registres. Le débat entre Jean-Luc Mélenchon et Éric Zemmour, à la rentrée, a fait l'objet d'une audience importante, ce qui a marqué les esprits. Le quotidien de la chaîne n'en est pas moins marqué par des choses très diverses, ce qui est rendu possible par l'investissement réalisé. Le fait de fabriquer du format long nous assure aussi, en dehors de notre antenne, une place en replay. Développer cette marque d'information permet de s'adresser au public de différentes manières, et non seulement à travers le direct en continu.

Pour répondre à votre dernière question, nous ne sommes pas du tout dans une démarche de télévision d'opinion. Nous sommes attachés à demeurer une grande chaîne d'information, ce qui n'empêche pas que des points de vue s'expriment sur l'antenne. Dans le paysage français, compte tenu notamment des principes de pluralisme et de respect des temps de parole, j'ai toujours entendu Alain Weill, le créateur de cette chaîne, régulièrement interrogé sur ce sujet, souligner qu'on ne pouvait pas faire Fox News en France, dans la mesure où l'on est obligé de donner la parole à toutes les sensibilités.

M. Thomas Bauder . - Je voudrais revenir sur l'expression d'intervenants non payés. Il fut un temps où, effectivement, les intervenants extérieurs n'étaient pas payés. Ils représentaient ès qualités leur organe de presse ou leur centre de recherche par exemple. C'était avant. Je ne dirai pas lequel de nos confrères a commencé à rémunérer les intervenants extérieurs mais nous sommes dans une situation concurrentielle et il a fallu que nous nous alignions.

M. David Assouline , rapporteur . - Qui a commencé ?

M. Thomas Bauder . - Ce n'est pas nous. Toujours est-il que, s'agissant des intervenants réguliers, nous sommes en situation concurrentielle et les intervenants sont généralement payés, sauf les experts sollicités en fonction de l'actualité, par exemple un sismologue sollicité en duplex ou invité sur le plateau pour commenter l'identification d'un risque sismique autour d'une centrale nucléaire. Il ne faut pas penser que les intervenants ne sont pas payés et que, pour cette raison, les plateaux de talk ne seraient pas de très bonne qualité. Nous faisons tout pour qu'ils le soient.

Comme l'expliquait Céline Pigalle, nous proposons différents formats. Sur CNews, il y a le journal et ensuite des débats d'actualité. Tout au long de la journée, je supervise et distribue les thématiques qui vont être débattues, en fonction de l'évolution de l'actualité, dans les différentes tranches d'information et de débat. C'est notre éditorialisation qui nous démarque à mon avis, à CNews, c'est-à-dire le fait de s'intéresser beaucoup plus à ce qui va intéresser nos auditeurs plutôt qu'à ce qui va intéresser nos confrères. Il y a une tendance, chez les journalistes, à faire l'information que les autres vont faire aussi. Ce qui nous intéresse, c'est de traiter l'information différemment. Céline a cité Le Parisien et RTL. On pourrait également citer RMC, qui est une référence dans le débat populaire, avec succès. Notre matinale est animée par Romain Desarbres, qui vient de RMC. C'est une matinale très riche, qui sert de vaisseau amiral, selon le modèle qui existe sur toutes les chaînes d'info. À partir de la matinale, le traitement de l'actualité se déploie, soit dans des moments de JT, soit dans des moments de débat, soit dans des moments de commentaire. Il n'y a pas de télévision d'opinion en France. C'est interdit.

M. Laurent Lafon , président . - En avez-vous le sentiment de travailler pour une chaîne d'opinion ?

M. Thomas Bauder . - Absolument pas. Nous ne travaillons ni pour un parti, ni pour un candidat ni même pour une idée. S'il y avait une opinion exprimée, ce serait celle du drapeau : il y a des opinions bleues, des opinions blanches et des opinions rouges. Elles s'expriment toutes. On peut distinguer des journaux d'opinion et des lignes éditoriales différentes selon qu'on lit Le Figaro, L'Humanité ou Libération. Sur les chaînes d'information, il n'y a pas d'opinion. Sur CNews, il y a des opinions mais ce n'est pas une chaîne d'opinion.

M. Bastien Morassi . - Il n'y a pas d'intervention sur les formats à l'antenne. Je pense que nous avons tout à gagner à avoir une multiplication des formats sur LCI. Plus nous avons une offre riche et variée, plus nous pouvons séduire le téléspectateur. Nous faisons aussi du reportage et du grand format. Cela apporte une autre forme de narration. Nous faisons aussi de grands débats, à l'image de ceux qui ont eu lieu pour Europe-Écologie-Les Verts et Les Républicains. Il n'y a pas d'orientations en faveur de formats plus ou moins coûteux. De ce point de vue, nous avons une liberté totale. Je pense, à titre personnel, qu'il faut élargir tout cela. Nous parlions de la fusion entre TF1 et M6. Je note que tous les groupes, en tout cas ceux représentés autour de cette table, sont adossés à une radio. Le fait d'être adossé à RTL permettrait de pouvoir offrir de nouveaux rendez-vous et de nouveaux évènements. Cela me paraît plutôt une bonne chose. LCI n'est pas du tout une chaîne d'opinion.

M. David Assouline , rapporteur . - En ce qui concerne CNews, vous savez qu'en dehors des propos feutrés que nous tenons ici, certains disent les choses assez brutalement dans la situation actuelle. Il vous est reproché d'avoir fabriqué un candidat à l'élection présidentielle. J'aimerais avoir votre réaction mais je vais aller plus loin. Vous êtes directeur d'une rédaction. Pouvez-vous m'assurer qu'il n'y a aucune consigne, lors des conférences de rédaction, en vue de favoriser telle ou telle idéologie, tel ou tel angle favorisant telle ou telle idéologie ou encore telle ou telle idée politique ? Pouvez-vous m'assurer que ces aspects ne sont jamais abordés, à aucun des moments où vous avez à exercer votre responsabilité ?

M. Thomas Bauder . - Monsieur le rapporteur, je puis vous l'assurer. J'anime personnellement la conférence de rédaction du matin, les conférences de rédaction de prévision et parfois les conférences de rédaction du soir, et celles qui préparent la matinale. À aucun moment je n'ai favorisé ni ne cherche à favoriser un candidat ou un parti plutôt qu'un autre, et personne ne m'a demandé de le faire. Je vous l'assure.

M. David Assouline , rapporteur . - J'ai aussi parlé d'idéologie.

M. Thomas Bauder . - Ma réponse est la même.

Je vois bien à quelle idéologie vous faites allusion. Il y a aussi l'idéologie globale, on pense que les choses sont comme ceci ou cela. C'est une idéologie cachée mais nous avons tous une idéologie, un biais idéologique. Je le sais et j'y fais attention. Je veille à ce qu'il n'y ait aucune idéologie qui soit privilégiée par rapport à une autre.

Nous avons parmi nos intervenants réguliers Laurent Joffrin, Julien Dray (que vous connaissez, monsieur le rapporteur, et qui, récemment encore, sur Radio J, exprimait sa liberté totale de parole sur notre antenne, y compris quant aux thèmes des émissions auxquelles il participe). Je pourrais également citer Olivier Dartigolles, qui a lui aussi une totale liberté de parole. Aucune idéologie n'est favorisée sur CNews, monsieur le rapporteur. Je vous l'assure.

M. David Assouline , rapporteur . - Ce type d'intervenant fait-il partie des intervenants rémunérés ?

M. Thomas Bauder . - Je ne m'occupe pas personnellement de ces aspects. Certains intervenants sont rémunérés, d'autres ne le sont pas. Ceux que tout le monde s'arrache sont généralement rémunérés, sur nos plateaux comme sur ceux de BFM ou de LCI.

M. David Assouline , rapporteur . - Qu'en est-il de ceux que vous venez de citer ?

M. Thomas Bauder . - Je l'ignore. Si j'avais besoin d'appuyer l'assurance que je vous apporte, je rappellerais que nous sommes soumis à une charte et à des obligations envers le CSA. L'article 2-3-2 que vous connaissez certainement énonce des obligations (« ne pas inciter à des pratiques ou des comportements dangereux, respecter les différentes sensibilités politiques, culturelles, religieuses, ne pas encourager les comportements discriminatoires, promouvoir les valeurs d'intégration, de solidarité, prendre en considération la diversité des origines et des cultures ... »). Ces articles, je les ai encore lus il y a deux jours en conférence de rédaction. Je suis personnellement responsable de leur respect, dans l'esprit et à la lettre.

M. David Assouline , rapporteur . - Il est une question que nous ne vous avons pas posée, alors qu'elle se trouve au coeur des problématiques de concentration. Madame Céline Pigalle s'est inquiétée de ce que pouvait signifier la fusion TF1-M6 en termes d'audience mais aussi pour le marché publicitaire, pour les autres, qu'il s'agisse du service public ou de plus petites chaînes d'information. Un tel groupe va imposer des règles de prix de production et se trouver en situation de grand monopole. Quelle est votre réflexion, Monsieur Morassi, en tant que directeur d'une rédaction, à propos des fusions de rédactions qui vont devoir s'opérer avec M6 ? Qu'est-il envisagé ? Avez-vous des craintes quant à d'éventuelles économies concomitantes en termes de coûts de production de l'information, par exemple, concernant votre rédaction de LCI ?

M. Bastien Morassi . - S'agissant du projet de fusion lui-même, des garanties assez fortes ont été prises en termes d'emploi et d'indépendance des rédactions. Je suis très attaché à l'indépendance et à la singularité des rédactions. La fusion n'est pas du tout quelque chose que je souhaite. Je pense que nous sommes plus forts avec une variété de formats, avec une offre riche et surtout singulière.

M. David Assouline , rapporteur . - Êtes-vous en train de dire qu'il n'y aura pas de fusion des rédactions dans le cadre des projets envisagés ?

M. Bastien Morassi . - Je ne m'occupe pas de la stratégie mais les engagements qui ont été pris, en termes d'indépendance des rédactions, sont assez forts. Olivier Roussat avait participé à une interview (je crois que c'était au lendemain de l'annonce du projet) dans laquelle il prenait des engagements assez forts en termes de maintien de l'emploi et d'indépendance des rédactions. C'est quelque chose que j'appelle de mes voeux. Je pense qu'il faut conserver cette singularité des différentes rédactions.

Avoir l'opportunité d'être adossé à une radio, par exemple, me paraît également très intéressant pour LCI. Cela peut apporter de nouveaux rendez-vous, de nouveaux formats et enrichir encore notre offre d'information. Je n'ai donc pas d'inquiétude particulière.

M. Laurent Lafon , président . - Merci à chacun d'entre vous d'avoir répondu à nos questions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition des sociétés de journalistes (SDJ) - Mme Frédérique Agnès, présidente de la société des journalistes de TF1, MM. Julien Fautrat, président de la société des journalistes de RTL et Nicolas Ropert, président de la société des journalistes de RMC

M. Laurent Lafon , président . - Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête consacrés à la concentration des médias en France. Après avoir entendu ce matin le Syndicat national des journalistes (SNJ) et les directeurs de rédaction des trois chaînes d'information en continu que sont BFM TV, CNews et La Chaîne Info (LCI), nous poursuivons notre journée consacrée aux conditions de production de l'information avec les représentants des sociétés de journalistes de trois grands médias. Je rappelle que ces organisations rassemblent les journalistes d'une rédaction pour en garantir l'indépendance et la déontologie.

Madame Frédérique Agnès, vous représentez la SDJ de TF1. Cette chaîne fait elle-même partie d'un grand groupe industriel, Bouygues, qui aspire à devenir encore plus présent dans les médias avec le projet de fusion avec M6.

Monsieur Julien Fautrat, vous représentez la SDJ de Radio Télé Luxembourg (RTL). En 2016, votre radio a été rachetée par le groupe M6, déjà très présent dans les médias audiovisuels et radios avec la chaîne éponyme, mais également W9, Paris Première et Fun Radio. J'ajoute que M6 appartient au groupe Bertelsmann, qui, comme je viens de le dire, a pour projet d'opérer une fusion avec TF1.

Enfin, monsieur Nicolas Ropert, vous représentez Radio Monte-Carlo (RMC). Depuis 2001, votre radio a été successivement propriété du groupe NextRadioTV, également propriétaire de BFM TV, puis, à partir de 2018, du groupe SFR, devenu Altice Media, dont le principal actionnaire est Patrick Drahi. Ce dernier est également, en 2014, présent au capital du journal Libération , qu'il a constitué en société à but non lucratif en 2020.

Pour résumer, vous évoluez dans de grands groupes ayant déjà fait l'objet de concentrations et peut-être en passe, pour certains, de devenir encore plus importants. Dès lors, nous sommes très intéressés par vos témoignages de journalistes professionnels travaillant au coeur des rédactions de ces différentes entités.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite successivement à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Julien Fautrat, Mme Frédérique Agnès et M. Nicolas Ropert prêtent successivement serment.

Mme Frédérique Agnès, présidente de la société des journalistes de TF1 . - Merci de me donner la possibilité de venir devant vous pour expliquer comment se pratique l'information au sein de TF1. Je suis présidente de la SDJ depuis un an et travaille dans le groupe depuis vingt-quatre ans. Après cinq ans passés à LCI, je suis devenue reporter à TF1. La SDJ de TF1 compte à l'heure actuelle 125 adhérents.

Une SDJ est une association qui défend les principes déontologiques au sein d'un média. Cela va du principe de vérification de l'information, par exemple, jusqu'à l'autonomie de la pratique de chaque journaliste au sein dudit média.

Un travail est mené en interne. Nous discutons avec les adhérents qui nous sollicitent pour des questions déontologiques qui les concernent ou qu'ils ont observées à l'antenne. Nous discutons aussi, à l'occasion de rendez-vous, avec les représentants de nos trois éditions que sont le 13 heures, le 20 heures et l'édition du week-end - qui regroupe les éditions de 13 heures et 20 heures du vendredi au dimanche -, ainsi qu'avec des représentants de la direction.

Nous menons également un travail en externe, qui vise à des échanges assez nourris - surtout ces derniers temps - avec nos collègues des autres SDJ, aboutissant à la rédaction de tribunes et de messages sur les réseaux sociaux pour défendre la liberté d'informer.

J'ai été auditionnée par le Sénat, en tant que présidente de la SDJ, lors du projet de loi sur la sécurité globale. Une communication du ministère de l'intérieur a été publiée cette semaine concernant le schéma national du maintien de l'ordre (SNMO) et la manière dont les journalistes, quels que soient les médias, pourront couvrir des manifestations où les forces de l'ordre sont présentes. Il s'agit d'une avancée très importante, qui n'a pas forcément été très visible, pour laquelle les SDJ des différents médias se sont mobilisés. En effet, le schéma national a été rerédigé par le ministère de l'intérieur, ce qui n'est pas si courant, de façon que nous puissions, nous, journalistes de tous médias, couvrir correctement, normalement, librement, des manifestations publiques.

Nous avons publié hier une tribune avec une trentaine de médias, intitulée Des sociétés de journalistes demandent de préserver la « santé démocratique » de notre pays . Relayée sur notre réseau ainsi que sur d'autres, cette tribune vise à engager les partis politiques, en cette année d'élection présidentielle, à nous permettre, nous, journalistes, de couvrir librement et normalement les réunions et meetings politiques, comme on se doit de le faire dans un pays démocratique.

Notre activité en externe peut aussi prendre la forme de soutiens à des confrères. Cela a été le cas notamment lorsque la société des rédacteurs (SDR) d'Europe 1 s'est émue de la reprise en main de son antenne par CNews. La SDJ de TF1 a pu, comme d'autres, publier officiellement sur ses réseaux son soutien aux journalistes d'Europe 1.

J'en viens à l'indépendance et à la pluralité de l'information. À TF1, nous avons réalisé une charte de déontologie de l'information. J'ai participé, en 2015, aux travaux préalables à sa rédaction, qui ont fait l'objet de nombreuses réunions. L'indépendance et la pluralité de l'information forment le chapitre 1 de cette charte de déontologie. On m'a demandé de vous la fournir : je vous l'enverrai par courriel la semaine prochaine.

Nous savons tous, nous journalistes, où et pour qui nous travaillons. En premier lieu, nous travaillons pour le public. Nous sommes journalistes, nous travaillons dans un groupe privé, mais nous revendiquons notre mission de service public. Informer, c'est ce que l'on doit au public. L'information de TF1 se doit donc d'être rigoureuse, vérifiée, recoupée, complémentaire d'autres médias. Nous sommes concurrents, par exemple, de France 2 à 13 heures et à 20 heures. Cependant, il me semble que chaque journal, du service public ou privé, a sa coloration informative, sa ligne éditoriale. Cela en fait non pas un média d'opinion, mais un média qui porte une proposition différente d'un autre média sur les mêmes horaires.

On a pu d'ailleurs s'inspirer de TF1 par le passé. Ainsi, la ligne éditoriale créée par Jean-Pierre Pernaut pour le 13 heures, qui se voulait proche des territoires et des régions, a pu inspirer ailleurs, y compris dans le service public, et c'est tant mieux.

Nous sommes, bien sûr, dans un groupe privé, dont l'actionnaire est Martin Bouygues. Nous savons quels sont les enjeux industriels de M. Bouygues, dans le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) comme dans la téléphonie. Pour autant, nous ne nous interdisons pas d'aborder ces questions à l'antenne. Ainsi, contrairement à ce que j'ai pu entendre affirmer devant cette commission, un journaliste du service économique a proposé à TF1 deux reportages de 4 à 5 minutes - donc de long format, les reportages durant en moyenne 1 minute 40 secondes dans un journal télévisé - sur la 5G. Or ces sujets ont été non seulement acceptés, mais diffusés.

De même, récemment, un annonceur a pu s'émouvoir d'un sujet critiquant le montant des frais bancaires. Ce n'est pas pour autant que l'on ne traite pas ce sujet de manière indépendante, sans pression.

En revanche, on peut nous demander si l'on a bien mené l'enquête. À nous, en ce cas, de défendre notre travail journalistique. Après tout, questionner, c'est le principe même de tout journaliste. Pourquoi ne répondrions-nous pas nous-mêmes à des questions ?

J'en viens à la fusion entre TF1 et M6, avec les réserves de mise, car nous disposons de peu d'informations. À ma connaissance, de ce que j'ai pu lire ou entendre, il me semble que le projet principal concerne plus les programmes que l'information - notamment le streaming . Pour autant, il faut parler d'information. On peut se demander notamment s'il y aura un rapprochement des rédactions, des lignes éditoriales, etc. À titre personnel, je ne vois pas bien l'intérêt qu'il y aurait à le faire, puisque les journaux de TF1 et M6 ont des audiences assises, stabilisées et importantes, avec des cibles différentes et des manières de présenter l'information différentes, donc complémentaires.

Il est évidemment nécessaire qu'il y ait des vigies - à cet égard, c'est très bien que cette commission existe. Il y en a, à mes yeux, et il faut qu'il y en ait.

M. Julien Fautrat, président de la société des journalistes de RTL . - Merci de cette invitation à venir éclairer vos travaux. Je m'adresse à vous au nom de la société des journalistes de RTL, dont je suis membre et président depuis six mois. Nous sommes 10 journalistes, élus tous les deux ans, avec le souci d'être représentatifs de l'ensemble de la rédaction. RTL rassemble environ 110 cartes de presse.

Notre mission quotidienne est de parler avec notre direction de questions éditoriales, de déontologie et d'éthique. Il existe également un comité d'éthique, que nous pouvons saisir le cas échéant.

Notre objectif est d'être un organe de vigilance et d'alerte si une question susceptible de venir altérer la qualité de l'antenne se pose.

RTL a changé de propriétaire en 2016-2017, devenant une filiale de M6. Cela a été un point de vigilance. La direction nous a toujours dit qu'il n'y aurait jamais d'interférences dans notre travail. À ce stade, nous pouvons constater que c'est le cas. La crainte d'une fusion des rédactions de RTL et M6, que nous avions à l'époque, n'était pas à l'ordre du jour. La direction nous l'a toujours assuré.

Ce qui est important pour nous, c'est de garder notre ligne éditoriale, qui est différente de celle des journaux télévisés de M6.

Il est important pour nous qu'il n'y ait pas de révolution. La radio est un média d'habitude, qui correspond au moment où l'on rentre du travail ou où l'on grille ses tartines. On a l'objectif de ne jamais bousculer nos auditeurs, a fortiori lorsqu'un média présente une audience importante. Un collègue compare cela à la conduite d'un Airbus : il ne faut pas de geste brusque ni de changement d'habitude, lesquels s'avèrent souvent néfastes.

L'indépendance des lignes éditoriales et l'autonomie des rédactions sont donc importantes.

Il existe toutefois des passerelles entre la rédaction de RTL et celle de M6, même si cela reste à la marge. Certains collaborateurs ont pu avoir envie de s'intéresser à la télévision en venant de la radio et inversement, et se former en ce sens. Néanmoins, M6 a sa ligne, et RTL a la sienne. Les deux sont appréciées, je l'espère, par les téléspectateurs et les auditeurs. Notre travail à la SDJ de RTL est de veiller au jour le jour à ce que ces lignes restent ce qu'elles sont.

M. Nicolas Ropert, président de la société des journalistes de RMC . - Je travaille chez RMC depuis quatre ans et suis à la tête de la SDJ depuis septembre 2020.

Nous, représentants des SDJ, avons tous à peu près le même rôle dans nos médias respectifs. Nous pouvons être saisis en cas de questionnement déontologique, pour veiller à leur indépendance.

RMC fait partie d'un groupe de médias, l'un des premiers à s'être organisé ainsi. La radio RMC a en effet été rachetée en 2000 par Alain Weill, qui a ensuite créé BFM TV, avec le succès que l'on connaît - elle est devenue la première chaîne d'information de France.

La question qui se pose à RMC est d'arriver à exister malgré tout, malgré les passerelles qui existent et dont nous avons été un peu les précurseurs.

Nous travaillons en étroite collaboration avec les autres entités du groupe. Ainsi, notre matinale, à partir de 6 heures, est diffusée sur RMC Story, sur la télévision numérique terrestre (TNT), comme le reste de la grille jusqu'à 15 heures. Nous sommes une rédaction bimédia, qui rassemble 70 journalistes et 95 contrats à durée indéterminée (CDI) au total. Nous avons grandi dans un groupe. Nous échangeons avec nos collègues de BFM TV et avons également des rapports avec les chaînes de BFM Régions. Nous pouvons être amenés, en outre, à travailler pour une autre entité que notre entité d'origine si l'actualité le demande.

Compte tenu de la petitesse de notre rédaction - par rapport à celle de RTL, par exemple -, nous nous servons également du groupe pour pouvoir être présents de manière plus large. Ainsi, pour couvrir les départements placés cette nuit en vigilance orange dans le sud de la France, nous nous sommes « reposés » sur nos collègues de BFM TV qui étaient sur place. Il faut ensuite adapter leur travail à notre production. Nous récupérons donc des éléments que nous adaptons à notre radio. C'est ce que l'on appelle « desker ».

La stratégie du groupe a été conçue ainsi. Des passerelles sont intervenues rapidement, l'interview politique de Bourdin ayant été diffusée simultanément sur RMC et BFM TV à partir de 2007.

À la SDJ, nous défendons notre identité. Nous défendons le fait que RMC est une rédaction à part entière, même si les rédacteurs en chef des différentes entités se parlent. Notre rôle, en tant que journalistes - mais les rédacteurs en chef en ont aussi conscience -, est d'arriver à exister malgré tout à côté d'une grosse machine comme BFM TV.

Nous sommes parfois, en tant que journalistes de RMC, un peu associés malgré nous aux autres entités du groupe, notamment BFM TV. Ainsi, les Gilets jaunes que nous croisions sur le terrain comprenaient très vite que nous étions du même groupe. Or BFM TV a été particulièrement ciblée pendant cette crise. Nous avons passé beaucoup de temps, en tant que reporters, à expliquer que nous étions une rédaction indépendante et que, si nous appartenions au même groupe, nous avions nos propres sources et notre propre diffusion - indépendantes de celles de BFM TV. C'est un travail quotidien.

Il se crée aussi des « flous ». Ainsi, depuis un an, nous partageons une matinale le week-end avec BFM TV. De 6 heures à 9 heures, nos programmes sont communs.

Nous avons bien en tête la question de l'indépendance du travail journalistique et le souci de faire vivre notre radio, et en discutons régulièrement avec la direction, avec laquelle nous nous réunissons toutes les quatre à six semaines. La SDJ s'est battue, à l'époque, contre cette mutualisation des antennes opérée pour la matinale commune du week-end. CNews et Europe 1 ont choisi le même modèle de matinale commune depuis quelque temps. Nous nous efforçons de rendre les contenus intelligibles en radio et diffusables à la télévision. Cela fait partie des sujets qui existent chez nous.

M. David Assouline , rapporteur . - La commission d'enquête se focalise sur la concentration des médias et ses possibles effets. Sans préjuger de rien, TF1 et RTL risquent de partager prochainement un même actionnaire majoritaire. S'agissant de RMC, la question de la concentration est liée à un historique que vous avez rappelé, en vous arrêtant avant le rachat du groupe par Patrick Drahi.

Les SDJ ont un rôle spécifique, qui est de défendre l'indépendance des rédactions et le travail des journalistes.

Avez-vous eu connaissance de pressions exercées par l'actionnaire majoritaire de vos groupes, par des responsables politiques ou par des annonceurs ? Avez-vous reçu des plaintes sur le fait que ces pressions auraient conduit soit à ne pas traiter un sujet donné, soit à le traiter différemment de ce qu'aurait voulu le journaliste ?

M. Julien Fautrat . - Concernant RTL, je n'ai pas eu connaissance de pressions, ni de la part des publicitaires ni de la part d'actionnaires.

Mme Frédérique Agnès . - Je n'en ai pas eu connaissance non plus. Je peux toutefois vous livrer une anecdote personnelle. Je devais faire un sujet pour le journal de 20 heures, comprenant une prise de parole d'Emmanuel Macron, il y a environ deux ans. Je travaille au service news de TF1, et pas au service politique. Je n'ai donc pas l'habitude de cette matière. L'adjoint au chef du service politique est venu me trouver pour me demander quel extrait sonore je comptais utiliser. Je n'ai pas vécu cela comme une pression et j'ai choisi moi-même l'extrait de la prise de parole que je souhaitais faire figurer dans mon sujet. On m'a donc laissé travailler comme je l'entendais, me semble-t-il. Une autre personne aurait peut-être analysé la situation de manière différente.

Les annonceurs ne sont pas les seuls qui peuvent être susceptibles d'exercer une pression. Certaines personnes, dans les cabinets ministériels, ont aussi pu me faire part de leur mécontentement sur tel ou tel sujet. Dans ce cas, je n'ai fait que défendre mon travail de journaliste. Je n'ai pas eu connaissance de rectificatif qui serait intervenu consécutivement à une diffusion sous la pression d'un actionnaire ou d'une personne politique d'envergure.

M. David Assouline , rapporteur . - Ma question portait à la fois sur l'explicite et l'implicite, incluant des phénomènes d'autocensure. Dans le cas où des gens qu'un reportage ou un sujet a mécontentés vous appellent, que faites-vous ?

Mme Frédérique Agnès . - Bien entendu, je ne cède pas.

M. David Assouline , rapporteur . - C'est effectivement votre rôle que de défendre la déontologie. Cependant, en amont, n'y a-t-il jamais eu des pressions pour éviter que certains sujets soient traités ?

Mme Frédérique Agnès . - En ce qui concerne TF1, j'ai évoqué l'exemple de la 5G, qui est révélateur, me semble-t-il.

M. Nicolas Ropert . - Au sein de mon média, j'ai eu connaissance de deux sujets qui ont posé problème, en quatre ans, sans jamais remonter jusqu'à la rédaction.

L'un portait sur l'addiction aux sites de paris sportifs et a fait l'objet de plaintes de la part d'un de nos gros annonceurs, après sa diffusion. La situation a été gérée et l'annonceur ne s'est pas retiré.

Quant à l'autre, il est lié au fait que nous faisons désormais partie du groupe Altice Media, qui appartient à SFR. Or nous devions diffuser un sujet sur un plan de licenciement chez SFR. Nous l'avons traité à l'antenne en faisant venir le représentant d'un syndicat de SFR et un autre de la direction. Le sujet a été pesé et a fait l'objet d'une réécoute particulièrement attentive de la part du rédacteur en chef. Il a été diffusé, et c'est là ce qui importe.

Nous essayons d'être les garants de la possibilité de diffuser ce genre de sujets. À mon sens, les deux situations ont été traitées correctement.

M. Julien Fautrat . - À RTL, nous sommes assez protégés de ce genre de problème. Aucun cas de ce genre ne m'est revenu.

Mme Frédérique Agnès . - Quand nous traitons à l'antenne un sujet qui concerne Bouygues, notre ligne de conduite est de toujours préciser qu'il s'agit de l'actionnaire principal de TF1.

M. David Assouline , rapporteur . - Venons-en au phénomène des concentrations. Si le processus de fusion aboutit, vous serez peut-être amenés à travailler dans la même maison. Quelles interrogations avez-vous sur les conséquences de ce processus, en matière sociale, en termes de rationalisation des rédactions et des effectifs, ou encore quant au devenir de l'identité de chacun de vos médias ? Êtes-vous inquiets à l'idée de devoir rapprocher vos lignes éditoriales ?

M. Julien Fautrat . - Pour ce qui est de RTL, nos interrogations portent exclusivement sur l'éditorial : pourrons-nous toujours traiter les sujets politiques ou les faits divers comme nous le faisons et aurons-nous toujours les moyens de faire notre travail ? Tel est le point où s'exerce notre vigilance.

M. David Assouline , rapporteur . - Le processus a-t-il commencé ?

M. Julien Fautrat . - Non, mais nous avons l'assurance qu'il n'y aura pas de fusion des rédactions et que nous garderons notre direction de l'information.

Mme Frédérique Agnès . - Je ne vois pas quelles économies l'on pourrait faire sur le rédactionnel en cas de fusion. M6 et TF1 ont une manière propre de fabriquer l'information. À TF1, nous sommes davantage sur une ligne de reportage, ce qui n'est pas forcément le cas de M6. Opérer un changement profond de notre métier de journaliste n'est guère souhaitable.

En matière de coût social, je ne vois pas bien où l'on pourrait mutualiser les moyens, hormis sur l'archivage, mais, bien évidemment je ne suis pas dans le secret des dieux...

Concernant l'identité de nos chaînes, nous y avions réfléchi lors de la création de LCI, en 1994. LCI a une identité propre de chaîne de débats, représentant la pluralité des opinions politiques et soumise aux contraintes du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), tout comme TF1, notamment sur le temps de parole. Je ne vois pas l'intérêt qu'il y aurait à transformer ces identités.

M. David Assouline , rapporteur . - Pourtant, si l'on prend l'exemple des fusions dans la presse écrite, il apparaît que la préservation des identités éditoriales finit toujours par glisser vers le développement d'une ligne unique, même quand les titres restent séparés. Je vous souhaite, bien évidemment, de pouvoir continuer à imposer ce dont vous êtes garants.

Monsieur Ropert, votre expérience dans le service public vous conduit-elle à établir une différence en matière d'indépendance avec ce que vous vivez à RMC ?

M. Nicolas Ropert . - J'ai travaillé pendant six ans à Radio France internationale (RFI). Je ne me suis jamais posé la question depuis que je travaille à RMC, ce qui vous donne sans doute la réponse... Il semble parfois plus facile d'investir de l'argent, quand il y en a besoin, dans les médias privés, car il peut y avoir certaines lourdeurs dans le secteur public.

Au niveau de ma pratique du journalisme, je n'ai pas senti de différence particulière. Lorsque je travaillais à RFI, j'aurais pu subir des pressions de la part du ministère des affaires étrangères, mais cela n'a pas été le cas.

M. Vincent Capo-Canellas . - Pensez-vous que le fait d'appartenir à un groupe crée des difficultés supplémentaires en matière d'indépendance rédactionnelle ? Faudrait-il un corpus de règles différentes ? Si oui, de quel niveau ?

Mme Frédérique Agnès . - Il m'est difficile d'énoncer des difficultés « supplémentaires », car j'ai toujours travaillé pour le groupe Bouygues, de sorte que je n'ai pas de point de comparaison.

Sans doute faut-il pérenniser ce qui existe. TF1 est une chaîne de programmes. L'information est une entité au sein d'un groupe qui a une diversité de supports et de fonctions. Peut-être faut-il renforcer encore la sanctuarisation de l'information ? Au sein d'un groupe, les rédactions constituent des entités spécifiques, qu'il faut préserver. A-t-on besoin d'outils supplémentaires pour cela ? Je ne sais pas. Des comités d'éthique ont été mis en place, dont il faudrait examiner le rôle et le pouvoir.

M. Laurent Lafon , président . - Faut-il un statut juridique des rédactions ?

Mme Frédérique Agnès . - C'est une bonne question, mais je l'ignore.

M. Julien Fautrat . - L'assurance de pouvoir conserver son indépendance, sa ligne éditoriale et ses moyens est essentielle. C'est le travail quotidien de la société des journalistes que d'y veiller, au moment des rapprochements. Des précautions s'imposent, mais je ne vois pas de « difficultés supplémentaires ».

M. Nicolas Ropert . - Le groupe de médias pour lequel je travaille n'était pas initialement adossé à un empire industriel, tel qu'il l'est depuis 2018. Quand NextRadioTV a été racheté par Altice, le CSA est intervenu parce qu'il y avait une trop grande concentration de médias. Le groupe a dû faire des aménagements. Libération a créé une fondation dotée d'un fonds à but non lucratif et L'Express a été revendu.

Être membre de ce groupe de médias est à la fois une force et une faiblesse. C'est une force, car, plus on est de journalistes, plus on peut être présent pour couvrir un sujet, ce qui est essentiel dans certains cas, notamment les affaires judiciaires. Nous travaillons beaucoup par boucles d'e-mails dans le groupe pour nous échanger l'information et l'enrichir.

C'est une faiblesse, car nous devons oeuvrer à maintenir l'indépendance des rédactions qui ont des publics différents : RMC, ce n'est pas BFM TV, de même que RTL, ce n'est pas M6.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Le sujet de la concentration des médias n'a rien de neuf. Le rapport Lancelot de 2005 est toujours d'actualité.

Ce qui est nouveau, c'est la rapidité de l'évolution du business model des médias, notamment dans l'audiovisuel, et la transformation des attentes des clients. Les contenus sont de plus en plus chers, les revenus baissent et la sacro-sainte durée d'écoute des individus augmente au-delà de 50 ans, mais s'effondre en deçà. Plus que le pluralisme auquel nous tenons, n'est-ce pas le problème économique qui prend le dessus ?

Madame Agnès, quand des dirigeants réfléchissent à une fusion, telle que celle qui se profile, ne croyez-vous pas qu'un navire amiral comme TF1 pourrait pérenniser ce qui existe ? Cette fusion n'est-elle pas une condition sine qua non pour maintenir un modèle qui, dans le contexte concurrentiel actuel, pourrait disparaître rapidement ?

Croyez-vous qu'il y aura toujours un talent pour respirer l'air du temps et anticiper les attentes du public ?

À la fin des années 90, par exemple, RMC n'était pas dans une situation très brillante. Mais voilà que Luis Fernandez est arrivé pour la sauver ! C'est à partir de là que l'on a mesuré, en France, combien le football pouvait avoir d'influence sur les médias. D'ailleurs, ce soir, nous serons tous là pour écouter le sélectionneur national se défendre contre les anciens joueurs, devenus animateurs, qui l'éreintent dans toutes leurs émissions... C'est là à mon sens une preuve de pluralisme. Pourra-t-on le conserver ou bien ces fusions feront-elles tomber une chape de béton sur les médias et l'information de manière irrémédiable ?

M. Nicolas Ropert . - RMC et BFM TV sont des médias qui gagnent de l'argent, ce qui n'est pas le cas de tous les médias en France. Leur modèle a été développé par Alain Weill, inspiré de certains médias américains. Ce confort financier nous donne notre indépendance, car nous n'avons pas à nous battre pour avoir un annonceur publicitaire dont nous dépendrions à tout prix. Nous avons réussi à passer la crise du covid.

Le fait que RMC puisse être partie prenante dans un débat n'a rien d'extraordinaire. C'est aussi le cas de TF1, où rien n'interdit qu'on lance telle ou telle petite pique au Gouvernement. C'est la marque de notre indépendance. Notre groupe multiplie les entités avec la création des chaînes BFM en régions. Il y a des enjeux de marchés publicitaires à récupérer derrière ce développement.

Mme Frédérique Agnès . - L'essence même du métier de journaliste est de savoir respirer l'air du temps. Que l'on soit ou non titulaire d'une carte de presse, la fonction de journaliste nous oblige au-delà de nous, quel que soit le média pour lequel nous travaillons. Informer est une lourde responsabilité, quels que soient l'audience et le nombre de téléspectateurs. Nous avons une fonction importante au sein de la société. Telle est, du moins, ma vision du journalisme.

Voilà pourquoi nous continuerons de proposer des reportages qui témoignent de l'air du temps. Nous observons le monde dans notre vie quotidienne.

Comme journalistes, il nous faut rendre compte de l'évolution de notre société, de questions sociétales, économiques, politiques. C'est particulièrement vrai en cette année électorale, où il y a beaucoup de pédagogie à faire. Être journaliste, c'est faire preuve de pédagogie, en particulier dans les matières économiques et politiques, pour s'adresser à un public qui méconnaît souvent les textes de loi.

Je ne suis pas sûre, ensuite, d'avoir compris votre question relative à la pérennité du modèle économique du « navire amiral » qu'est TF1...

M. Jean-Raymond Hugonet . - Dès lors que la fusion serait motivée moins par des motifs strictement économiques que par volonté d'accroître son influence, l'une des chaînes ne risque-t-elle pas de disparaître, en l'occurrence la plus petite ?

Mme Frédérique Agnès. - Je suis loin d'être une spécialiste de ces questions. Il me semble que le levier économique passe par les programmes, parce que, même si, face aux GAFA et aux plateformes, nous ne serons toujours que des nains, nous devons produire plus de contenus pour continuer à exister.

M. Julien Fautrat. - Depuis que je suis à la société des journalistes, je n'ai pas été confronté au problème consistant à devoir renoncer à traiter une information faute de moyens. Quant à la chape de plomb, il n'y en a pas ; la mission du journaliste est de comprendre l'air du temps. Notre travail a un aspect très simple : il s'agit de comprendre le fait d'actualité et de le retranscrire de la façon la plus simple possible. Tant qu'on pourra le faire et présenter l'information avec le plus d'honnêteté, notre travail sera préservé.

M. Michel Laugier . - Vous parlez d'air du temps et je vous comprends d'autant mieux qu'en tant que maires, lorsque nous pouvions encore être sénateur et maire, nous avions la même approche dans la gestion de notre collectivité territoriale : chaque matin, en arrivant à la mairie, il nous fallait prendre l'air du temps, de sa ville, et prendre nos responsabilités en tranchant dans le sens de l'intérêt général, quelles que soient nos idées ou nos écuries politiques.

À mesure que vos groupes ont grossi, par fusions et rachats, des journalistes ont-ils fait jouer la clause de conscience pour partir ? À périmètre constant, diriez-vous qu'il y a plus ou moins de journalistes qu'avant ?

M. Nicolas Ropert. - Nous avons été rachetés il y a quelques années. Je crois que les salariés ont pu faire jouer la clause de cession, mais les départs ont concerné peut-être le dixième des journalistes qui, pour autant que je sache, sont partis - avec une indemnité - pour faire d'autres projets ou pour raisons personnelles ; ils ont été remplacés grâce à de nouvelles embauches. Ensuite, nous avons subi un plan de départs volontaires en 2020, contre lequel nous nous sommes battus en tant que société de journalistes. Nous avons perdu 7,5 postes de journalistes en information générale à RMC, ce qui représente environ le dixième des postes - nous avons réaménagé notre organisation et nous avons aussi dû recourir à la matinale commune avec BFM TV.

Mme Frédérique Agnès. - Il me semble que la clause de conscience peut jouer lorsque la ligne éditoriale change, comme cela peut arriver lors d'un rachat, mais cela n'a pas été le cas à TF1 : notre ligne a évolué dans le temps. Nous faisons moins d'international qu'il y a vingt ans, plus de proximité, mais ce n'est pas un changement de ligne éditoriale : nous restons une rédaction d'information généraliste, et pas d'opinion.

Quant aux effectifs, TF1 compte 250 journalistes. Ce sont les chiffres de la direction des ressources humaines (DRH). Je ne connais pas la proportion en CDI ni l'évolution des effectifs dans le temps.

M. Julien Fautrat. - Je ne suis pas certain que la clause de conscience ait pu être déclenchée lors du changement de propriétaire, mais il me semble que cela n'a pas été le cas. Nous sommes 110 journalistes à RTL. Les effectifs sont constants.

Mme Frédérique Agnès. - Quand les journalistes d'Europe 1 se sont mobilisés, j'ai cru comprendre que la faculté d'actionner la clause de conscience avait fait l'objet d'une discussion avec les services juridiques et la DRH.

Mme Sylvie Robert . - Les SDJ ont-elles toutes un statut associatif ? Dans le mouvement de concentration, considérez-vous que vous disposez des moyens de vos missions ? Sinon, que faudrait-il faire ?

Quel est votre avis sur les fusions en cours et leurs modalités ?

Mme Frédérique Agnès. - Votre question porte-t-elle sur nos moyens d'action en tant que SDJ ?

Mme Sylvie Robert . - Oui, en tant que SDJ : je vise les moyens associatifs, matériels, mais également juridiques.

M. Nicolas Ropert. - Nous sommes tous structurés en association loi 1901. Notre activité est pleinement bénévole, sur notre temps libre, sans statut protégé ni aucun détachement particulier. Nous n'avons donc clairement pas les moyens de nos missions. Nous regardons avec envie nos collègues délégués syndicaux qui ont du temps dévolu et qui sont inclus dans un cadre de négociation sociale. Pour ma part, participer à la SDJ, c'est un choix volontaire de m'engager dans la vie de ma rédaction, pour la défendre.

M. Julien Fautrat. - Avoir plus de moyens, ce serait avoir plus de temps. Nous avons des discussions très régulières avec notre direction, au quotidien, et il nous serait utile de disposer de plus de temps - davantage que de moyens financiers ou qu'une protection juridique.

Mme Frédérique Agnès. - Je souscris entièrement à ce qui vient d'être dit, tout en posant cette question : pourquoi ne pas prévoir un temps dédié aux SDJ, un temps pour se poser alors que l'on est généralement saisi dans l'urgence ? Je crois qu'un temps dédié serait une bonne chose. Il nous manque un temps pour réfléchir, pour évoquer des sujets plus généraux. Ce serait utile de passer, par exemple, une journée par mois sur ces sujets.

Quant à la protection juridique, elle peut être également utile si elle encourage les candidatures aux SDJ, si certains aujourd'hui hésitent à s'engager parce qu'ils craignent les échanges virulents avec la direction.

M. David Assouline , rapporteur . - Avez-vous des exemples d'échanges virulents que vous mentionnez ?

Mme Frédérique Agnès. - Nous faisons un métier de passionnés... Je peux être très virulente moi-même. Je n'ai pas d'exemple à citer en particulier, mais je me souviens d'un échange où le ton était monté et où j'ai mis l'échange en pause, proposant que l'on reprenne plus tard parce qu'il n'est pas sain qu'on se parle mal.

M. Laurent Lafon , président . - Il y a des fusions qui visent la mutualisation, donc un avantage pour tous, et d'autres qui tendent à uniformiser l'offre. On le voit avec la matinale commune entre BFM TV et RMC. Comment cette matinale commune vous a-t-elle été présentée : par des motifs économiques, c'est-à-dire pour réduire les dépenses, ou bien par des objectifs de notoriété ?

Si le regroupement se poursuit, craignez-vous l'extension des émissions communes ?

M. Nicolas Ropert. - Voici comment les choses se sont passées. La direction décide d'abord d'un plan de départs volontaires, qu'elle annonce à l'été 2020, ce qui déclenche le premier mouvement de grève depuis vingt ans à RMC, avec des perturbations d'antennes. Le plan de départ est revu à la baisse, passant de 450 à 270 salariés toutes entités comprises. À RMC, les départs sont ciblés et l'on nous dit que nous ne pourrons plus, dans les nouvelles conditions, assurer seuls la matinale du week-end - d'abord seulement celle du week-end. Nous nous battons pour dire qu'il est important que RMC continue d'assurer seule cette matinale, mais la direction nous présente la matinale commune comme une chance pour RMC, compte tenu de l'aura de notre « grande soeur » BFM TV, qui est pourtant arrivée dans le paysage bien après RMC... On nous dit que RMC pourra continuer à produire un reportage par heure, que nous disposerons aussi d'une partie du temps pendant lequel il y a de la publicité à BFM, et pas sur RMC... Nous nous sommes battus contre, mais nous n'avons pas gagné.

Pour l'avenir, nous continuons à nous battre, mais nous ne savons pas ce qui adviendra. Nous craignons que le regroupement aille plus loin. Nous travaillons en maintenant notre présence sur le terrain et en démontrant l'utilité d'une telle présence, contre l'idée que la radio pourrait se faire seulement depuis un studio, en piochant des contenus sur des bases multiradios. Nous sommes protégés par des règles, par exemple l'interdiction de diffuser un même programme sur plusieurs chaînes. En cela, la diffusion sur BFM TV nous protège à RMC.

M. David Assouline , rapporteur . - J'ai lu dans la presse que l'on évoquerait une matinale commune de LCI et RTL en cas de fusion entre TF1 et M6 : qu'en est-il ?

M. Julien Fautrat. - La direction de RTL dit qu'il ne s'agit que d'une rumeur.

M. David Assouline , rapporteur . - Très bien ! On verra ce qu'il en adviendra...

Avez-vous été consultés sur le projet de fusion lui-même et les conditions de son déroulement ? Vous a-t-on demandé votre avis ? Le CSA lui-même vous a-t-il auditionnés sur le projet ou, même, en cours de fusion ?

M. Julien Fautrat. - Nous n'avons pas été consultés. Le CSA n'a pas pris date ni contact avec la société des journalistes de RTL.

Mme Frédérique Agnès. - Même chose à TF1.

M. Laurent Lafon , président . - Merci pour toutes ces précisions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Lundi 13 décembre 2021
Audition de Mme Isabelle de Silva, conseillère d'État,
ancienne présidente de l'Autorité de la concurrence

M. Laurent Lafon , président . - Nous poursuivons nos travaux en accueillant Mme Isabelle de Silva, conseillère d'État et ancienne présidente jusqu'au 13 octobre dernier de l'Autorité de la concurrence.

Madame de Silva, vous connaissez bien le Sénat où vous vous êtes rendue à de nombreuses reprises dans le cadre de vos précédentes fonctions. Je me souviens en particulier de votre audition devant la commission de la culture, de l'éducation et de la communication le 7 avril dernier, durant laquelle vous nous aviez présenté un large panorama du droit de la concurrence appliqué au secteur des médias. Je crois pouvoir dire, au nom de tous mes collègues, que nous avons toujours grandement apprécié la clarté et la franchise de vos propos auprès de la représentation nationale et, de façon plus générale, la manière dont vous avez présidé l'Autorité de la concurrence.

À cet égard, je citerai, aux côtés du rapporteur David Assouline, la décision prise sous votre présidence d'infliger une amende de 500 millions d'euros à Google pour non-respect de ses obligations en matière de droits voisins. Ce sujet, qui n'est pas sans lien avec celui de la concentration, a d'ailleurs été évoqué la semaine dernière lors de l'audition de Jean-Baptiste Gourdin, et je peux, à ce propos, apporter une précision que nous avons eue depuis lors : Google a bien réglé l'amende à la mi-novembre...

Vous avez également eu à traiter, au moins dans ses prémices, le sujet épineux et au coeur de nos travaux de la fusion TF1/M6. La commission de la culture a d'ailleurs auditionné il y a une dizaine de jours le président-directeur général du groupe Bouygues, Olivier Roussat.

Madame de Silva, la commission est donc impatiente de vous entendre évoquer, avec, je l'espère, votre franchise habituelle et peut-être une parole plus libre que précédemment, votre expérience à la tête de l'Autorité de la concurrence dans le secteur des médias.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, madame de Silva, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Isabelle de Silva prête serment.

Mme Isabelle de Silva, conseillère d'Etat, ancienne présidente de l'Autorité de la concurrence . - Je suis ravie d'échanger de nouveau avec vous sur le sujet des médias qui nous a occupés au cours de mon mandat. Comme vous l'avez indiqué, je m'exprimerai en tant qu'ancienne présidente de l'Autorité de la concurrence, et non pas au titre de mes fonctions au Conseil d'État, et sans engager l'Autorité dans sa formation actuelle.

Permettez-moi au préalable de revenir sur la façon dont l'Autorité de la concurrence a eu à connaître au cours des cinq années écoulées, du sujet de la concentration dans le secteur des médias.

L'Autorité a pour mission essentielle de protéger le bon fonctionnement concurrentiel des marchés, dans tous les secteurs de l'économie, tout en tenant compte des spécificités de chaque secteur. Pour exercer son contrôle, elle se fonde sur les produits et services spécifiques offerts par le secteur ainsi que les réglementations applicables qui s'y attachent. L'impact des réglementations est très fort dans le secteur audiovisuel.

L'Autorité dispose des prérogatives qui lui sont conférées par le législateur et elle a consacré des efforts importants au secteur des médias au cours des années écoulées, notamment parce qu'il a été affecté de manière très sensible par la révolution numérique. Dans ses analyses, elle a constaté l'émergence de grandes plateformes - Google et Facebook dans le secteur de la publicité en ligne, mais aussi ainsi que de grandes plateformes OTT - Over-the-top - comme Netflix, ou encore Apple ou Amazon, également présents dans d'autres segments du marché -, et différents types de production de contenus.

Cette révolution s'est appuyée sur une révolution technologique bien sûr, avec la présence de réseaux très performants, les débits, le téléphone portable.

Comment l'Autorité a-t-elle appréhendé ces problématiques, au travers de ses trois grandes missions que sont le contrôle des concentrations, le contrôle des pratiques anticoncurrentielles et le pouvoir d'avis et de recommandation ?

Sa première prérogative, particulièrement importante dans le secteur des médias, touche au contrôle des concentrations : celui-ci s'exerce quand les seuils des chiffres d'affaires sont remplis, et dans une étroite articulation avec la Commission européenne : certaines opérations, les plus importantes, peuvent être examinées par l'une ou l'autre de ces deux institutions. Un débat a ainsi été engagé pour savoir quelle autorité serait saisie pour examiner l'opération de fusion TF1/M6.

Lorsque l'autorité est saisie d'une opération de concentration, elle cherche à savoir si celle-ci est de nature à dégrader la situation concurrentielle. Il s'agit de prévenir les effets indésirables sur le fonctionnement du marché. Parfois, elle exerce ce pouvoir avec d'autres autorités sectorielles, en matière bancaire ou d'assurance, par exemple, et particulièrement dans le domaine de l'audiovisuel, avec le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). L'Autorité peut également être conduite à porter des appréciations plus qualitatives, en lien avec le pluralisme. En effet, elle doit s'attacher à savoir si, du fait de la concentration, l'offre est réduite pour le consommateur. Elle examine ainsi l'impact d'une opération sur le consommateur, le lecteur de journaux, l'auditeur de chaînes audiovisuelles, le spectateur, mais aussi sur plusieurs acteurs de l'écosystème, tels que les producteurs audiovisuels ou de films, ou les éditeurs de chaînes télévisées.

Je prendrai quelques exemples pour illustrer mon propos.

Au cours des dernières années, de nombreuses opérations de rachat ont eu lieu dans la presse quotidienne régionale (PQR), mais aussi dans la presse magazine. Alors que certaines opérations conduisaient à former des formes de monopoles locaux, l'Autorité a conditionné certaines opérations au maintien de rédactions séparées pour éviter que le lecteur n'ait plus accès qu'à un seul quotidien régional. Dans la presse magazine, elle a conditionné son autorisation favorable à l'opération consistant à racheter les titres de la presse automobile au fait que l'un des deux titres soit revendu pour éviter l'apparition d'un monopole. Nous faisons donc un examen très fin de la situation.

Dans le domaine audiovisuel, dans le cadre de la fusion Canal+/TPS, l'Autorité a soumis cette opération à toute une série de conditions, par exemple en matière de distribution, afin de protéger les chaînes qui figuraient dans les bouquets. Elle avait notamment pris en compte le rôle de Canal+ dans le financement du cinéma français comme facteur de diversité culturelle.

Cette grande révolution numérique dont je parlais au début de mon propos et l'évolution de la concentration des droits concernant le cinéma américain nous ont notamment conduits à alléger les contraintes qui pesaient sur certains opérateurs. En 2019, nous avons ainsi levé une partie des contraintes qui pesaient sur Canal+. Le contrôle des concentrations peut donc évoluer lorsque la contrainte concurrentielle, elle-même, évolue.

Pour prendre un autre exemple, nous avons autorisé le rapprochement entre TF1, M6 et France Télévisions pour créer la plateforme de vidéo à la demande par abonnement - Subscription Video On Demand (SVoD) - Salto parce qu'il était de nature, non pas à dégrader la concurrence, mais à faire apparaître un nouvel acteur dans ce secteur.

Lors de ces différentes opérations, nous avons examiné chacun des marchés affectés, et ce après avoir identifié les différents marchés pertinents et interrogé les acteurs pour apprécier la situation. Concernant la fusion TF1/M6, nous analysons le marché de la publicité gratuite, celui de l'acquisition des droits du cinéma et des programmes audiovisuels, tout particulièrement, ainsi que le marché de la distribution des chaînes. Il s'agit également de savoir si les entreprises qui achètent des espaces publicitaires à la télévision seront affectées en termes de prix et de conditions et d'apprécier le risque de dégradation de la situation concurrentielle. Bien souvent, pour des opérations aussi larges et complexes, les conséquences doivent être appréciées de manière horizontale - entre les deux chaînes de télévision qui se regroupent et les autres chaînes de la télévision numérique terrestre (TNT) -, de manière verticale - sur les producteurs audiovisuels ou de cinéma - et en aval - sur les entreprises qui achètent de la publicité et sur les spectateurs.

Vous avez parlé des droits voisins. L'Autorité est très vigilante sur les pratiques anticoncurrentielles dans le secteur audiovisuel. Au cours de ces dernières années, nous avons été destinataires d'un certain nombre de saisines portant sur l'accès aux droits des films ou des oeuvres d'expression originale française (EOF) ou encore sur les sujets de la publicité - TF1 était puissant sur ce marché. L'émergence des Gafa - Google, Apple, Facebook et Amazon - nous a conduits à intervenir dans de nombreuses situations pour prendre en compte cette nouvelle forme de puissance et définir la façon dont le droit de la concurrence doit s'appliquer à ces plateformes. Ces affaires me semblent avoir un lien assez direct avec le sujet des médias. Nous avons condamné Google pour non-respect des règles en matière de publicité. Demain, une telle appréciation pourrait concerner les sujets d'accès à des magasins d'applications.

Concernant les droits voisins, il s'agissait d'apprécier la façon dont cette loi, qui avait pour objectif de rééquilibrer le partage dans la chaîne de valeur, avait été ou non correctement appliquée par Google. S'en est suivie la mesure conservatoire que vous connaissez, qui n'a pas été respectée et nous a conduits à condamner cette entreprise à une amende de 500 millions d'euros.

Enfin, je mentionnerai la décision Google-News Corp Inc. Trois groupes de presse - Le Figaro, News Corp Inc et le groupe Rossel La Voix - nous avaient saisis pour abus de position dominante concernant la vente des espaces publicitaires en ligne. Nous avons sanctionné fortement Google, qui a pris un certain nombre d'engagements en la matière. Ce type de décision peut permettre aux acteurs de la presse de faire valoir leurs droits, y compris sur le plan indemnitaire.

Pour conclure, j'évoquerai les recommandations de l'Autorité de façon plus générale, en citant deux avis, l'un sur la publicité en ligne et l'autre sur le secteur audiovisuel.

Le premier avis, sur la publicité en ligne, que nous avons rendu en 2018 illustrait le nouveau contexte que nous connaissions avec la puissance des plateformes et ce nouvel univers qui concurrence fortement les médias traditionnels. S'agissant du second avis, sur l'audiovisuel (rendu à la demande de la commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale) nous avons eu la satisfaction de constater que certaines de nos recommandations avaient été reprises par le Gouvernement, puis par le Parlement ; je pense, par exemple, à la grande réforme de la publicité, des secteurs interdits et des jours interdits, ainsi qu'à une amorce de rééquilibrage de la régulation. Ce rééquilibrage, s'il est amorcé, n'est pas achevé. Le panorama que nous avions alors décrit dans notre avis - un secteur des médias traditionnels extraordinairement réglementé et sujet à une réglementation souvent très datée - souffre de la comparaison avec le monde des plateformes, non régulé, sur un certain nombre de points, notamment en matière de règles sur la publicité ciblée ou des obligations de production, partiellement corrigées par la directive Services de médias audiovisuels (SMA), pour ne prendre que ces deux exemples.

Nous avions indiqué que l'un des chantiers urgents était celui de la réglementation de l'audiovisuel. Le régime du contrôle des concentrations mérite une profonde remise à jour, car il nous semblait très daté. Ce sujet est encore d'actualité, et c'est tout l'objet de votre commission d'enquête.

M. David Assouline , rapporteur . - Je veux tout d'abord souligner que, en tant que présidente de l'Autorité de la concurrence, ont été saluées quasiment à l'unanimité votre très grande rigueur, ainsi que vos relations avec la Commission européenne reposant sur l'écoute et le respect. Vous avez travaillé, avec beaucoup de courage, à réguler un secteur où des géants très influents, souvent plus puissants que des États, agissent et cherchent à influer. Au travers de la décision prise à l'encontre de Google, alors que certains considèrent que seule la puissance financière peut dicter la marche à suivre, vous avez montré que les États sont là pour dicter les règles ; et je vous en remercie.

J'aimerais vous interroger sur un article du Monde , qui a annoncé que votre mandat ne serait pas renouvelé, deux semaines avant l'échéance, soulignant sa grande surprise au regard de vos qualités. Le Monde écrit : « Celle qui avait succédé à Bruno Lasserre en 2016 était candidate à un nouveau mandat. Selon nos informations, elle a appris qu'elle n'était pas renouvelée il y a une quinzaine de jours, et ce sans explication. » Depuis lors, avez-vous eu une explication ?

Mme Isabelle de Silva . - On a pu lire dans la presse que les autorités n'ont pas renouvelé mon mandat, car elles veulent avoir un nouveau profil, plus économique. Je respecte totalement le libre choix et l'appréciation des autorités en la matière. Nul n'est maître de son mandat. Je respecte entièrement cette décision et je souhaite beaucoup de succès à celui ou celle qui me succèdera dans les prochains jours.

M. David Assouline , rapporteur . - Permettez-moi de citer de nouveau l'article du Monde : « Le ministère de l'économie salue d'ailleurs "l'excellent travail" de Mme de Silva, mais indique se plier à cette décision, qui résulte d'une "volonté de changement". » Voilà qui conforte votre propos. Il ajoute : « Le secteur s'interroge sur les raisons de cette éviction. Isabelle de Silva travaille actuellement sur le projet de fusion porté par TF1 et M6, une opération politiquement explosive, à six mois de l'élection présidentielle. À tel point que certains font le lien entre son départ et ses prises de position sur le dossier. En public comme en privé, elle a averti qu'il s'agissait d'un projet juridiquement très difficile à valider. » Que pensez-vous de cette interrogation ?

Mme Isabelle de Silva . - Je ne m'en suis pas cachée, je souhaitais voir mon mandat renouvelé. Compte rendu des enjeux et des opérations en cours, je pensais que cette solution aurait été la plus simple. Pour autant, je ne crois pas que cette opération soit à l'origine de mon éviction, si c'est la question très précise que vous me posez. Je crois fermement en la permanence des institutions. Quel que soit le président qui me succédera, le droit applicable restera le même et les appréciations de l'Autorité seront identiques.

M. David Assouline , rapporteur . - J'entends bien vos propos. Peut-être que ce choix ne tient pas seulement à cette question...

Mme Isabelle de Silva . - Il m'est difficile de commenter les raisons du choix qui a été fait. J'ai indiqué que je respectais ce choix pleinement et entièrement. La raison qui m'a été donnée est clairement le choix d'un nouveau profil.

Par ailleurs, lorsque l'on exerce des fonctions comme les miennes, il importe d'être transparent sur les dossiers en cours. C'est pourquoi j'ai toujours été très claire sur les enjeux de cette fusion.

Au printemps dernier, j'avais indiqué lors de mon audition devant le Sénat la façon dont nous examinerions cette opération. On peut savoir quelle sera la grille d'analyse, mais on ne saurait avoir des a priori sur les résultats de cet examen. C'est le marché qui donnera les éléments de réponse. Je l'avais souligné, une telle opération nécessite des entretiens très poussés avec plusieurs acteurs ; et c'est ce qui est en train de se dérouler avec les tests de marché menés par l'Autorité. Aujourd'hui, personne ne peut préjuger de l'issue de cet examen. Ce sont ces éléments de réponse qui permettront de dire si l'opération peut être autorisée, et à quelles conditions.

J'ai bien noté que la presse avait émis diverses théories ou explicitations de la décision de non-renouvellement de mon mandat. Pour ma part, je me tourne résolument vers l'avenir et, je le répète, j'exprime ma plus grande confiance en mon successeur par intérim Emmanuel Combe, qui poursuit de façon très sérieuse l'examen de ce dossier, et il en sera de même avec le futur président de l'Autorité.

M. David Assouline , rapporteur . - Notre échange permet d'éclairer l'article du Monde . J'observe que votre successeur par intérim a reçu, quelques jours après sa nomination, la décoration de l'ordre national du Mérite par le Président de la République.

À votre connaissance, un autre président ou une autre présidente a-t-il déjà vu son mandat non renouvelé ?

Mme Isabelle de Silva . - Les présidents de l'Autorité et du Conseil de la concurrence ont été peu nombreux. Seul Bruno Lasserre, que je salue, a exercé trois mandats. Précédemment, les autres titulaires n'avaient pas souhaité voir leur mandat renouvelé.

J'ai choisi la carrière de fonctionnaire pour servir l'État. Je le redis, on n'est jamais possesseur de son mandat ; on l'exerce du mieux possible, et les autorités compétentes exercent pleinement leur pouvoir de nomination. Je suis confiante dans la façon dont Emmanuel Combe exerce ses fonctions depuis mon départ, et il ne faut pas voir malice dans le fait qu'il ait été reconnu par la République au travers de l'ordre national du Mérite.

M. David Assouline , rapporteur . - Vos réserves sur la fusion entre TF1 et M6 concernaient en premier lieu les incidences d'une telle opération sur le marché publicitaire. Vous souhaitiez « regarder comment ces marchés fonctionnent » et interroger à cet effet les annonceurs, les agences d'achat d'espace et les agences de publicité.

Je relève qu'une telle inquiétude ne s'était pas exprimée lors de l'examen par l'Autorité de la concurrence, en avril 2021, des conditions du rachat par Vivendi du groupe Prisma Media, alors même que celui-ci crée les conditions d'offres publicitaires groupées entre Prisma et Canal+ et que de surcroît le rôle que pourrait jouer Havas, également filiale de Vivendi, pose question.

Comment expliquez-vous une telle différence de traitement entre les cas TF1/M6 et Vivendi/Prisma Media ?

Mme Isabelle de Silva . - J'ai moins exprimé une réserve qu'indiqué qu'il y avait là, sans doute, le sujet le plus difficile de ce dossier. En l'état des délimitations de marchés, les autorités de concurrence française et européenne reconnaissent l'existence d'un marché de la publicité sur la télévision gratuite. La part de marché de l'entité qui résulterait d'un rapprochement entre TF1 et M6 serait très considérable, de l'ordre de 70 % ; une telle opération serait donc d'une ampleur sans précédent dans l'audiovisuel français depuis l'adoption de la loi de 1986.

La décision Prisma Media, quant à elle, conduisait à des parts de marché beaucoup plus réduites, sur des marchés différents qui plus est, Canal+ n'étant pas un acteur majeur du marché publicitaire sur les chaînes de télévision gratuite - il est essentiellement présent sur les chaînes payantes, ce qui est un marché distinct.

Pour autant, nous avons bel et bien analysé ce que nous appelons un « effet congloméral », lorsqu'une entreprise est présente sur plusieurs marchés différents mais connexes. On peut en effet imaginer des offres couplées entre un espace publicitaire « presse » et un espace publicitaire « télévision », même s'il faut reconnaître qu'un tel cas de figure n'est pas très fréquent. Havas étant une agence médias extrêmement puissante, nous avons pris en compte également les effets éventuels d'une telle intégration verticale.

Compte tenu de la structure des parts de marché résultant d'une telle opération - c'est le premier indice qui permet de savoir si se pose concrètement une difficulté -, nous avons pu lever très facilement ces doutes, à l'issue d'une analyse malgré tout très approfondie. Comme ce fut le cas pour d'autres opérations - j'ai cité des rachats nombreux dans la PQR au cours des mois écoulés -, lorsque les parts de marché restent limitées sur le marché pertinent, les opérations peuvent être autorisées assez facilement. Cela dit, l'opération Prisma Media a suscité un examen assez poussé de la part de l'Autorité.

M. David Assouline , rapporteur . - Résumons ce projet de fusion pour les citoyens, qui trouvent probablement la situation assez opaque - c'est précisément pour nourrir le débat public que nous avons demandé cette commission d'enquête : 70 % du marché publicitaire de la télévision gratuite serait capté par un seul acteur si l'opération de fusion allait à son terme, ce qui, à l'évidence, dérogerait aux règles que vous étiez en devoir de faire appliquer lorsque vous présidiez l'Autorité de la concurrence.

Si une interrogation reste pendante dans un dossier qui devrait très vite se clore, elle a trait à l'idée, qui est en train d'être explorée, d'un élargissement - au numérique, en particulier - du marché pris en compte ; ainsi 70 % deviendraient 30 %.

Pensez-vous qu'on puisse sans débat public confier à une autorité le soin de trancher une question aussi importante d'une manière qui contreviendrait à toute la jurisprudence sur laquelle elle a travaillé depuis sa création ?

Mme Isabelle de Silva . - À supposer que l'opération soulève de grandes difficultés, elle ne saurait très vite se clore : pour refuser une opération de concentration, il faut ouvrir une phase 2, c'est-à-dire une période d'examen approfondi, soumise à une procédure particulière, une audition devant le collège étant notamment prévue.

Les parties sont venues présenter l'opération devant l'Autorité de la concurrence ; mesurant bien cette difficulté, elles ont soutenu que le marché devait être élargi. Cette question mérite d'être examinée, vu la substitution voire la convergence possibles entre télévision, d'une part, et plateformes et univers numérique, d'autre part.

Dans l'affaire Fnac-Darty, souvent citée, nous avions estimé que l'on pouvait « fusionner » les marchés de la vente en magasin et de la vente en ligne, mais au terme d'un examen très approfondi prenant en compte un grand nombre d'éléments, le prix de vente, le service après-vente, les usages des consommateurs. Un tel examen est précisément en train d'être réalisé par l'Autorité.

Faudrait-il, parce qu'il s'agit de la télévision et des médias, une autre procédure que celle qui est actuellement appliquée ? Ce n'est pas ce que dit la loi. Lorsqu'une décision concerne une opération très sensible comme celle-là, elle est souvent contestée devant le Conseil d'État. C'est par exemple ce qui s'est passé avec Salto : certains opérateurs comme Free contestaient notre appréciation, pensant que nous avions fait preuve de trop de souplesse en autorisant cette plateforme. Le Conseil d'État, examinant les moyens invoqués, a confirmé récemment la décision de l'Autorité.

Un recours est donc disponible : le recours contentieux, y compris par voie de référé, si l'on estime que les conditions d'urgence sont remplies. En l'état, la procédure ne prévoit pas d'ouverture à un « débat public », et ce notamment parce que de telles opérations sont soumises à des délais : le droit français, comme la plupart des droits nationaux, considère qu'il faut aller relativement vite - dix-huit mois, en l'espèce. Mais l'Autorité consulte largement et peut recevoir toute contribution.

M. David Assouline , rapporteur . - J'ai bien compris que l'Autorité de la concurrence appréciait les marchés globaux, mais aussi les marchés spécifiques. Personne ne peut nier que le marché publicitaire s'élargit sur le net ; cela dit, la prise en compte du numérique, en faisant passer de 70 % à 30 % la part de marché du groupe fusionné sur le marché global, ne changerait pas le rapport de puissance entre cette nouvelle entité et les autres acteurs, publics ou privés, de l'audiovisuel.

Mme Isabelle de Silva . - Vous avez raison : les pourcentages ne conduisent jamais à une solution de façon nécessaire et absolue. Dans certains cas, même avec 30 % de part de marché, l'Autorité a pu considérer qu'une entreprise était dominante, si par exemple tous les autres acteurs étaient à moins de 2 %.

Si une évolution s'avérait nécessaire, quel autre marché remplacerait le marché publicitaire de la télévision gratuite ? Plusieurs options assez différentes sont sur la table. À supposer qu'un tel mouvement soit justifié, encore faut-il savoir comment définir très précisément ce marché alternatif qui servirait de nouvelle référence, ce qui rend l'examen complexe.

En droit français des concentrations, une fois sa décision rendue par l'Autorité, celle-ci peut être contestée devant le juge. Mais il existe aussi une possibilité pour le ministre de l'économie de modifier une décision d'autorisation pour des motifs qui n'ont pas trait à la concurrence. Le ministre s'était saisi de cette faculté, voilà quelques années, dans l'affaire Cofigeo, en prenant en compte la situation du secteur alimentaire.

M. Michel Laugier . - Avez-vous subi des pressions « amicales » de la part de dirigeants de grands groupes de médias ou de leurs amis politiques ?

Les décisions rendues par l'Autorité sont-elles vraiment pérennes, ou certains groupes ne préfèrent-ils pas payer une amende pour être tranquilles et libres de leurs mouvements pendant un certain temps ?

Mme Isabelle de Silva . - S'agissant de sujets aussi sensibles pour les actionnaires et les entreprises, nous sommes habitués à de fortes sollicitations, mais celles-ci restent dans l'ordre normal des choses. Les chefs d'entreprise souhaitent ardemment faire aboutir leur opération ; je ne qualifierais pas cela de pression anormale ou indue.

Lorsqu'on exerce les fonctions que j'ai exercées, on est apte à faire la part des choses. Je me suis toujours attachée, au cours de mon mandat, à dialoguer avec les entreprises avant d'exercer les prérogatives qui m'appartenaient, soit seule, pour les opérations de phase 1, soit, pour ce qui est des décisions de concentration de phase 2, avec le collège de l'Autorité.

Les sanctions sont-elles par ailleurs suffisantes pour empêcher les infractions au droit de la concurrence, ou certaines entreprises ne préfèrent-elles pas se contenter de payer des amendes pour continuer d'agir à leur guise ? La question est légitime. C'est un reproche que l'on fait parfois au droit de la concurrence : il suffirait de payer les amendes pour continuer à « vivre sa vie ».

Malgré tout, les amendes ont un rôle important : une fois qu'un comportement a été sanctionné, l'entreprise ne peut plus le rééditer. Non seulement elle peut recevoir une amende pour réitération, mais l'Autorité peut lui enjoindre de modifier son comportement. Elle peut même désormais, grâce à la directive visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en oeuvre plus efficacement les règles de concurrence, dite ECN+, enjoindre à une entreprise de revendre une partie de son activité, pouvoir extrêmement puissant qui, me semble-t-il, fait réfléchir les entreprises...

Voilà quelques années, certaines entreprises adoptaient peut-être, à l'égard du droit de la concurrence, un comportement de franc-tireur. Aujourd'hui, avec d'autres autorités, comme la CNIL, la Commission nationale de l'informatique et des libertés, nous contribuons à faire respecter le droit - je pense aux plateformes, notamment. Il faut s'en réjouir. Nous sommes dans une phase de transition ; des décisions comme celle que nous avons prise en matière de droits voisins sont importantes pour que ces entreprises comprennent qu'elles ne sont pas en dehors du droit et des règles édictées par les législateurs nationaux et européen. À cet égard, le dossier des droits voisins est emblématique ; plusieurs plateformes avaient fortement lutté contre le projet de directive.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Vous avez dit combien l'indice de vétusté des lois de 1986 était important. Ce constat fait consensus parmi les personnes que nous avons auditionnées, si j'en excepte le président du CSA, qui trouve pas mal de vertus à ces belles endormies...

Olivier Roussat, le directeur général du groupe Bouygues, nous a expliqué très clairement que selon lui la fusion envisagée entre TF1 et M6 était une stratégie à caractère défensif, étant entendu que le statu quo n'est pas une option.

Vous avez clairement indiqué, quant à vous, que le périmètre de votre ancienne action, en tant que présidente de l'Autorité, consistait à « protéger le bon fonctionnement des marchés en tenant compte des spécificités du secteur » et à « prévenir les effets indésirables ».

Sur la base de ce que nous a dit M. Roussat, pensez-vous que l'effet indésirable que représenterait une concentration trop importante du marché publicitaire puisse être de nature à prendre le dessus sur la réalité du marché, laquelle, à défaut de fusion, menacerait à moyen terme, selon M. Roussat - quatre ans, nous a-t-il dit -, l'avenir même de TF1 ?

Mme Isabelle de Silva . - C'est vraiment la question principale que l'Autorité aura à trancher : si elle finissait par estimer que les délimitations de marchés actuelles doivent être maintenues, donc que l'opération conduit à créer une position dominante de l'ordre de 70 %, pourrait-elle passer outre cette réserve au motif que la réussite de l'opération serait la seule solution pour que les groupes concernés se maintiennent dans le jeu économique ? Normalement, l'Autorité raisonne plutôt de la façon suivante : lorsqu'il est établi qu'une opération emporte une dégradation concurrentielle, l'examen s'arrête et l'opération doit être refusée, sauf à ce que l'on démontre qu'elle produit des résultats bénéfiques pour les consommateurs.

TF1 et M6 sont plutôt des entreprises en bonne santé, grâce notamment à la bonne reprise du marché publicitaire en dépit de la pandémie - chacun peut s'en féliciter pour les entreprises en question. Nous avons bien noté l'argumentaire qu'elles mettaient en avant ; et je reconnais que le débat est difficile. Mme Julia Cagé le disait devant vous : si l'objectif est d'être aussi gros que Netflix ou que Google, comment y parvenir ? Un acteur gigantesque rassemblant tous les médias français n'aurait toujours pas la taille voulue... C'est bien toute la difficulté : comment lutter efficacement ?

Je souhaitais redire devant vous, puisque vous réfléchissez pour l'avenir, combien l'action sur la règlementation me paraît importante. On mesure désormais bien l'effet délétère qu'ont eu sur les groupes français toutes les règles de diffusion audiovisuelle qui ont été prises pour protéger le cinéma, l'édition, la PQR (secteurs interdits, jours interdits ...). Or, une fois en place, il est souvent très difficile de faire évoluer ces protections. Au moment du débat sur la publicité télévisée, on a bien vu que les groupes de la PQR, très inquiets d'une éventuelle dégradation de leur chiffre d'affaires, se sont manifestés pour que les choses ne bougent pas.

Toutes ces règlementations de protection d'autres acteurs, cinéma, édition, ne souhaitant pas que la publicité se développe à la télévision, ont contribué à dégrader la position concurrentielle des chaînes télévisées, en leur barrant l'accès aux ressources publicitaires de la grande distribution, mais aussi - j'avais été très sensible à cet argument - en limitant leur capacité à disposer du contrôle des droits de diffusion des programmes qu'elles financent, des films par exemple, comme elles le souhaitent. D'un point de vue qualitatif, ces règles ont en outre pour effet de brider un peu les formats. Le débat sur le conventionnement par l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), ex-CSA, n'est pas non plus sans rapport avec ces questions, quoique la rigidité, en la matière, me paraisse vertueuse.

Il existe donc des marges de manoeuvre très importantes de ce côté-là. Nous avons beaucoup insisté - et été critiqués pour cette raison - sur la réforme de la production. Il nous semblait problématique que les chaînes de télévision françaises ne puissent pas pleinement tirer bénéfice de leurs droits lorsqu'elles produisent des séries à succès. Parmi beaucoup d'autres, l'exemple du Bureau des légendes est souvent utilisé par Maxime Saada. En France ont été fixées d'importantes obligations de diffusion de films d'expression originale française (EOF). Il faut s'en féliciter : il y va de l'identité culturelle française. Reste que ceux qui investissent ne peuvent pas ensuite tirer réellement profit des contenus qu'ils produisent ; cela les dissuade d'investir, par exemple, dans des séries qui pourraient avoir du succès y compris à l'étranger.

Mme Monique de Marco . - Vous aviez souligné, lorsque vous présidiez l'Autorité de la concurrence, que la fusion pouvait être conforme au droit de la concurrence à condition que le marché de la publicité soit redéfini, c'est-à-dire que la publicité audiovisuelle et la publicité en ligne soient considérées comme un seul marché.

Du point de vue du droit, quels sont les arguments pour ou contre cette « manoeuvre » ? Et cette question des marchés publicitaires entre-t-elle seule en ligne de compte ? Quid des marchés des contenus, c'est-à-dire des programmes proposés ?

Vous aviez indiqué également qu'une telle manoeuvre pourrait avoir des effets pervers en réduisant artificiellement le poids des Gafam dans les marchés publicitaires. Pourriez-vous expliquer ce point ?

Mme Isabelle de Silva . - La méthode du marché pertinent, que l'Autorité applique, découle largement du « droit souple » et de la jurisprudence : elle ne figure pas dans la lettre du code de commerce, mais dans les lignes directrices de l'Autorité, document d'environ 200 pages, et dans la jurisprudence des juridictions de contrôle, Conseil d'État ou juridictions européennes, ainsi que dans notre « pratique décisionnelle ».

Le critère essentiel pour qu'un marché soit considéré comme pertinent est l'homogénéité des conditions de concurrence, et notamment la substituabilité des produits entre eux. C'est ce qui conduit l'Autorité à faire des appréciations très concrètes et très différentes selon les marchés en cause.

Dans l'affaire Siemens-Alstom, qui avait défrayé la chronique pour d'autres raisons, la Commission européenne avait délimité les frontières de toute une série de marchés. Il existe ainsi des rapports de concurrence relativement distants entre des marchés qui n'en demeurent pas moins distincts - voitures et trottinettes, pour prendre un exemple caricatural, ne sont pas sur le même marché aux yeux de l'Autorité de la concurrence. Le consommateur navigue entre la chaîne YouTube, la télévision, Netflix ; pour autant, pour conclure qu'il s'agit là, à chaque fois, d'un seul et même marché, il faut beaucoup plus d'éléments : il faut regarder, entre autres, le prix et les habitudes de consommation. Et, pour savoir s'il existe un marché unique entre publicité télévisée et publicité en ligne, il faudra se demander si les prix sont similaires, si l'on peut accéder de part et d'autre à la même surface de marché - combien de consommateurs touche-t-on ? -, si les usages diffèrent, s'il existe des segments irremplaçables - la jurisprudence a ainsi retenu des seuils permettant de qualifier de « puissants » certains écrans publicitaires.

J'ai évoqué un effet de la décision sur l'appréhension de la puissance des Gafam. La jurisprudence actuelle, élaborée par la Commission européenne et par l'Autorité de la concurrence, établit par exemple que Google est en position dominante sur un certain nombre de marchés, celui, par exemple, de la publicité sur la recherche en ligne, via Google Search. Sur ce fondement, ont été prises des sanctions à l'encontre de Google. Si nous devions demain définir un grand marché englobant publicité en ligne et publicité télévisée comme nouveau marché pertinent, Google ne serait peut-être plus dominant : son comportement ne serait plus apprécié à la même aune. Des comportements qui sont jugés aujourd'hui illégaux au regard du droit de la concurrence ne pourraient plus, demain, être sanctionnés.

Je partage tout à fait votre sentiment : la publicité n'est pas seule en jeu. Cette opération créerait en particulier d'importantes difficultés sur les marchés amont de l'acquisition des droits de diffusion de films et de programmes audiovisuels, mais aussi sur les marchés de la distribution de chaînes. Il se peut par exemple qu'une fusion pose des problèmes de concurrence sur le marché de la diffusion des chaînes de télévision gratuites. Beaucoup de conflits ont ainsi dû être instruits soit par l'Autorité de la concurrence soit par le CSA quant aux tarifs demandés par TF1 et par M6 pour leur reprise sur les box des fournisseurs d'accès à internet (FAI). Si demain ces deux chaînes appartiennent au même groupe, quel sera l'impact sur ces box ou sur d'autres plateformes telles que Molotov ?

Les services de l'Autorité auront à défricher d'autres dossiers, comme celui des liens entre télévision et radio, puisque le groupe M6 comprend des stations de radio, mais l'examen des marchés que je viens d'évoquer promet d'être particulièrement délicat.

M. Pierre Laurent . - Ne touche-t-on pas ici aux limites de l'exercice consistant à approcher cette matière extrêmement sensible, à la fois économique, culturelle et démocratique, par le prisme unique du respect ou non du droit de la concurrence ?

Les appréciations que vous portez en témoignent : une approche qualitative est nécessaire sur cette question. On voit d'ailleurs des acteurs plaider un jour pour la concurrence pure et dure et demander ensuite l'assouplissement des règles afférentes. C'est qu'il y va, dans ce dont nous parlons, du respect des principes de liberté, sachant que le périmètre de la concurrence, avec l'essor des plateformes, a considérablement évolué.

Comment pourrait-on enrichir les critères d'appréciation en vigueur en sorte de ne pas s'enfermer dans une logique trop restrictive pour la matière concernée ? Je pense à un exemple que j'ai eu à connaître de près : le débat qui a eu lieu pendant longtemps sur la nécessité ou non qu'existent, au nom de la concurrence, deux opérateurs de distribution de la presse, a fini par déboucher sur un désastre généralisé. Résultat : la distribution est devenue inaccessible, d'un point de vue économique, pour tout un tas de titres de presse, ce qui dégrade très profondément l'application du principe ancien de libre accès des titres de presse à la distribution.

En d'autres termes, les principes du droit de la concurrence sont peut-être un peu courts pour affronter les défis actuels. Comment élargir notre regard ?

Mme Isabelle de Silva . - On peut attendre beaucoup du droit de la concurrence, mais il ne peut pas répondre à tous les problèmes ou à tous les objectifs. Sa grande force est d'être transversal et de concerner tous les secteurs de l'économie, ce qui garantit une cohérence. Il faut en attendre qu'il fasse respecter l'objectif de bon fonctionnement des marchés.

Pour autant, je l'ai dit, on ne se limite pas à des approches strictement économiques, c'est-à-dire que l'on prend en compte toutes les dimensions du bien-être du consommateur, donc aussi la qualité, la quantité et la diversité.

Les exemples que j'ai cités dans le secteur de la presse, où nous avons imposé des rédactions séparées lorsque la fusion de titres de la PQR aurait conduit à un monopole, montrent qu'il peut exister des solutions innovantes pour éviter une dégradation.

Par ailleurs, c'est le législateur qui définit les grands équilibres en matière de médias. Si, en France, nous avons un double contrôle, celui de l'Autorité et celui du CSA, qui intervient au titre des rachats de chaînes de télévision, c'est bien que le législateur a défini un contrôle spécifique en matière de médias audiovisuels. Plus généralement, et je crois que c'est tout à fait dans l'objet de votre commission, le législateur peut aussi, à ce niveau, définir des garde-fous ou des limites s'il l'estime pertinent.

Enfin, il me semble important de rappeler, y compris en ne considérant que le droit de la concurrence, la soupape que constitue le droit d'évocation du ministre, qui peut mettre en avant une série d'intérêts légitimes - ces objectifs sont limitativement énumérés par la loi -, par exemple en matière de souveraineté ou d'investissement.

L'Autorité de la concurrence ne prétend pas pouvoir répondre à toutes les interrogations lorsqu'elle est saisie d'opérations de concentration dans les médias, mais, à travers l'examen fin et minutieux que j'ai tenté de présenter, elle peut quand même voir beaucoup de choses. En tout cas, son contrôle peut aller assez loin et protéger une série d'éléments intéressants.

Comme vous l'avez signalé, nous voyons beaucoup d'entreprises qui rachètent des titres ou des médias, mais aussi beaucoup qui contestent des opérations, ce qui permet de connaître la perception que l'on en a. Par exemple, dans l'affaire Salto, nous avions rendu une décision positive, avec un certain nombre d'engagements assez exigeants. Après un examen très minutieux par le Conseil d'État, cette décision a été confirmée.

En tout état de cause, lorsque nous rendons une décision sur des sujets aussi complexes - à cet égard, je crois que l'affaire TF1/M6 sera encore beaucoup plus compliquée que l'affaire Salto -, nous essayons vraiment de prendre en compte tout l'éventail des objectifs de la concurrence, mais nous ne pouvons aller au-delà du mandat que nous a confié le législateur.

M. Laurent Lafon , président . - C'est l'Autorité de la concurrence qui traitera le dossier de la fusion de TF1 et de M6. Aura-t-elle des contacts, sur ce dossier, avec les autorités européennes ? Ces dernières pourraient-elles formuler des demandes de nature à impacter la décision de l'Autorité ?

On voit bien que les autorités de régulation nationale ont de plus en plus d'importance et sont confrontées à des dossiers de plus en plus complexes et lourds.

Estimez-vous que l'Autorité de la concurrence dispose de suffisamment de moyens ? Peut-elle réaliser son travail en toute indépendance ou faudrait-il lui garantir encore plus d'autonomie ?

Mme Isabelle de Silva . - Sur le dossier TF1/M6, il y a eu des échanges approfondis pour vérifier que l'autorité nationale était bien compétente. C'est tout à fait habituel pour des opérations de grande envergure qui, au regard des seuils de chiffres d'affaires, auraient dû relever de la Commission européenne s'il n'y avait pas eu l'application de la « règle des deux tiers ».

Sur un sujet aussi important, il y aura, bien sûr, des échanges réguliers avec les équipes de la Commission européenne, mais c'est bien l'autorité française qui traitera le dossier jusqu'au bout. La Commission n'aura pas à intervenir dans le processus.

Cependant, la décision de l'Autorité pourrait impacter l'appréciation des autres pays européens : elle pourrait servir de précédent, même en n'ayant pas de valeur juridique directe et alors que l'on sait que certains actionnaires présents dans l'opération française peuvent aussi l'être dans d'autres États européens. C'est là que le réseau européen de concurrence prend tout son sens, dans ces échanges très réguliers des responsables d'agence, des équipes dédiées à l'examen des concentrations, qui discutent quotidiennement de ces sujets pour parvenir à des visions communes.

Par exemple, un grand travail est en cours actuellement avec la Commission européenne pour mettre à jour tous les modes d'appréciation du marché pertinent. Comme je l'ai expliqué, cet exercice n'est pas simple, il est très subtil et repose sur toute une série de critères, mais nous sommes très attachés à apporter ces appréciations dans un cadre cohérent au niveau européen, parce qu'il ne serait pas justifié que l'on raisonne d'une façon et que l'autorité allemande, par exemple, raisonne de manière complètement différente. Nous recherchons toujours cette convergence avec la Commission européenne et nos homologues, car il serait fâcheux que, demain, nous ayons des visions différentes sur une opération très semblable. Cela fait donc partie des dossiers qui seront certainement abordés très régulièrement au niveau européen.

Pour ce qui concerne les moyens de l'autorité, les cinq années de mon mandat m'ont montré que les opérations de concentration sont extrêmement complexes. À cet égard, je crois vraiment que l'Autorité mériterait de voir ses moyens renforcés - ils l'ont été à la marge -, notamment pour traiter des enjeux numériques de façon générale, mais particulièrement en matière de concentrations. Lorsque je suis partie, une équipe de quatre rapporteurs travaillait sur ce sujet à plein temps, mais les dossiers de concentration sont tellement lourds, tellement complexes, que l'équipe est souvent un peu à la limite de ses capacités de travail. Si j'avais un conseil à donner à celui ou celle qui me remplacera, ce serait de plaider pour un renforcement des moyens. Il faut savoir donner à ces sujets les ressources humaines qu'ils méritent.

Pour ce qui concerne l'indépendance, je crois que le cadre législatif français est suffisant. Cependant, je me réjouis que la directive ECN+ de 2019, qui a renforcé les autorités de concurrence, comporte un volet très important sur leur indépendance, les conditions de nomination des présidents et des membres des collèges. C'était un point important, car les autorités de certains petits pays s'inquiétaient de l'intervention des gouvernements dans leur fonctionnement. Il y a donc eu un accord très large au niveau européen pour que ces garanties soient renforcées. Ce cadre européen de protection comporte des obligations très larges de déport des membres en cas de conflit d'intérêts et l'impossibilité, par exemple, de mettre fin au mandat d'un membre en dehors de cas strictement délimités.

Le statut de l'autorité française me semble, à cet égard, tout à fait suffisant. Nous n'avons pas à craindre de remise en cause de l'indépendance de son pouvoir de décision, lequel est toujours plus nécessaire.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez déclaré que, si le critère de 70 % du marché était retenu, la seule façon d'autoriser la fusion de TF1 et M6 serait de considérer que leur survie économique est en jeu, ce que vous contestez a priori . Il faudrait même relativiser la pertinence de l'échelle à l'issue de la fusion, puisque la puissance financière ainsi obtenue ne serait pas de nature à inquiéter les grandes plateformes américaines.

La question de Pierre Laurent concerne aussi l'Autorité de la concurrence, puisque, comme vous l'avez dit dans votre propos introductif, vous vous attachez non seulement à l'effectivité du caractère concurrentiel du marché sur le plan économique, mais aussi, quand il s'agit de médias, à la diversité, si bien que vous avez pu imposer des rédactions différentes en cas de fusion, etc. Compte tenu de votre connaissance du dossier, considérez-vous que cette fusion est susceptible d'être mise en cause au nom du maintien de la diversité de l'offre, qui était l'objet fondateur de la TNT ? Il est important que vous puissiez répondre à cette question, que nous aurons du mal à poser à ceux qui sont en fonction aujourd'hui - ils refuseront d'évoquer un dossier en cours d'instruction.

Il n'y a pas de raison a priori de considérer que l'institution ne va pas travailler de façon impartiale. Vous qui avez démontré votre liberté dans toutes vos actions, pouvez-vous nous dire si vous trouvez normal que l'on en change la présidente, qui reçoit louanges et approbation de la part de tous les acteurs, au bout de cinq ans seulement, alors qu'elle est disposée à continuer à occuper le poste et alors même que l'on cherche encore celui qui pourrait la remplacer ? On voulait, initialement, trouver une autre femme ; j'ai l'impression que l'on se résigne déjà à nommer un homme...

M. Laurent Lafon , président . - C'est une façon de renouveler les louanges...

Mme Isabelle de Silva . - Monsieur le rapporteur, je suis très sensible à l'appréciation que vous avez exprimée. Je suis restée en poste durant cinq ans, soit la durée habituelle d'un mandat. Cela a été une expérience extraordinaire et une grande fierté pour moi de pouvoir affronter ces défis. J'en tire une très grande satisfaction. Je crois que nous avons accompli de belles choses. De fait, une reconnaissance internationale a pu m'être témoignée pendant mon mandat et à l'issue de celui-ci. J'aurais bien aimé continuer, mais la page est maintenant tournée. J'espère que j'aurai d'autres occasions de servir l'État.

On reproche parfois aux autorités indépendantes d'être trop autonomes. Leur statut donne aux autorités gouvernementales ou présidentielles la capacité de désigner régulièrement leur président ; c'est une prérogative importante. Quoi qu'il en soit, ce furent cinq années très denses, et je ne regrette pas d'avoir exercé cette belle mission.

Je répète ce que j'ai indiqué à M. Hugonet : lorsqu'une opération conduit un opérateur à occuper 70 % d'un marché, l'Autorité de la concurrence doit normalement la refuser. C'est la conséquence normale ou, en tout cas, la plus courante. En tout état de cause, considérer qu'il s'agit de la seule façon pour un groupe d'acquérir une envergure mondiale ne correspond pas aux modes de raisonnement habituels de l'autorité française ou des autorités européennes.

C'est l'une des raisons qui a conduit l'opération Siemens-Alstom à achopper. Pour les promoteurs de cette opération, il s'agissait de la seule façon de créer un champion européen ou mondial. Peu de temps après, une autre opération, Bombardier-Alstom, a pu être autorisée, qui, sans dégrader la concurrence sur les marchés européens, a conduit à la constitution d'un très grand opérateur, là encore d'envergure mondiale, mais sans constitution de monopole ou de position dominante en Europe.

Dans l'opération TF1/M6, l'Autorité aura-t-elle les moyens de maintenir la diversité de l'offre sur la TNT ? Le législateur a voulu un double contrôle, celui de l'Autorité et celui du CSA. Il me semble que le CSA aura aussi des prérogatives à faire jouer sur l'examen des autorisations d'utilisation des chaînes de la TNT, et je crois qu'il sera aussi dans son office d'examiner l'effet de l'opération sur la diversité de l'offre sur la TNT, mais, là encore, je crois que cette une question diffère quelque peu de celle sur la publicité. Effectivement, la publicité a un impact majeur sur les acteurs économiques, notamment les annonceurs, qui sont dépendants de la publicité télévisée pour diffuser un certain nombre d'annonces.

L'Autorité aura certainement à connaître du sujet plus large de la diversité dans les médias télévisés, mais cette appréciation sera, d'une certaine façon, partagée avec le CSA, dans le cadre de ses prérogatives.

Le législateur a été bien inspiré de prévoir cet avis obligatoire du CSA. L'autorité sera certainement très instruite par l'avis que celui-ci doit lui remettre, qui porte sur toutes les questions dont nous avons débattu cet après-midi.

Nous portons la plus grande attention à ces avis du CSA. Par exemple, dans la décision de 2019 relative à la revue des engagements Canal Plus/TPS, l'avis très riche du CSA a beaucoup éclairé les délibérations du collège quand il s'est agi de définir jusqu'où les obligations qui pesaient sur Canal Plus pouvaient ou non être levées au vu du nouveau contexte des plateformes OTT. Je pense que, là encore, l'avis du CSA sera extrêmement précieux.

M. Laurent Lafon , président . - Merci, madame la conseillère d'État, des réponses très précises que vous nous avez apportées.

Nous allons évidemment prendre en compte un certain nombre de vos remarques dans la poursuite de nos travaux.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition des représentants de la presse écrite - M. Alain Augé, président du Syndicat des éditeurs de la presse magazine, M. Laurent Bérard-Quélin, président de la Fédération nationale de la presse d'information spécialisée, et Mme Cécile Dubois, coprésidente du Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne

M. Laurent Lafon , président . - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec une table ronde rassemblant des représentants de la presse écrite.

Nous accueillons M. Alain Augé, président du Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) et, jusqu'à une date récente, directeur général de Bayard Presse ; M. Laurent Bérard-Quélin, président de la Fédération nationale de la presse d'information spécialisée (FNPS), directeur général délégué de la Société générale de presse ; et Mme Cécile Dubois, coprésidente du Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (SPIIL) et rédactrice en chef de 94 Citoyens , quotidien en ligne d'information sur le Val-de-Marne et le Grand Paris, qui parle droit au coeur du sénateur du Val-de-Marne que je suis...

Madame, messieurs, notre commission d'enquête, dont le rapporteur est David Assouline, s'intéresse aux mouvements de concentration des médias - de tous les médias. Si l'attention est souvent focalisée sur la télévision, avec le rapprochement TF1/M6, nous n'oublions pas, loin s'en faut, la presse écrite, sur papier ou en ligne, dont la diversité et la proximité avec nos concitoyens participent pleinement de la démocratie.

C'est pourquoi nous avons souhaité vous entendre, afin de bénéficier de vos regards à travers les différents types de presse que vous représentez. Nous avons déjà eu l'occasion de débattre avec vous il y a peu de temps sur le sujet des droits voisins, qui n'est pas sans lien, d'ailleurs, avec la question des concentrations.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, monsieur Augé, madame Dubois, monsieur Bérard-Quélin, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alain Augé, Mme Cécile Dubois et M. Laurent Bérard-Quélin prêtent successivement serment.

M. Alain Augé, président du Syndicat des éditeurs de la presse magazine . - Votre commission d'enquête sur ce sujet important passionne évidemment tous les professionnels ou anciens professionnels que nous sommes.

Je n'ai pas de conflit d'intérêts à vous signaler. J'ai toujours été assez libre dans ma tête, et je suis désormais retraité. J'étais dirigeant de Bayard Presse. Ma seule attache est donc d'être président du SEPM, présidence que j'essaie d'assurer avec coeur et conviction.

Je vais évoquer trois points.

S'agissant, tout d'abord, du périmètre immédiat du SEPM, paradoxalement, celui-ci est provisoirement dans une double phase de non-concentration et de « refrancisation ».

Prisma Presse, le premier groupe de presse magazine, qui n'a pas de quotidien, mais qui a des magazines d'information politique et générale (IPG), dont Capital , a été racheté par le groupe Bolloré. L'ancienne filiale de Mondadori a été rachetée par un groupe d'investisseurs qui est dans le digital et la presse, le groupe Reworld, qui s'appelle désormais Reworld Media. Enfin, le groupe Lagardère a été coupé en deux, avec une partie qui a été achetée par le groupe CMI et une autre qui, pour l'instant, est restée dans le giron du groupe. Au reste, de petits indépendants continuent d'émerger aujourd'hui - notre métier est étonnant, en ce qu'il y a toujours des candidats pour se lancer sur des idées, sur des niches. Nous n'assistons donc pas pour l'instant à un phénomène de concentration ou d'alignement, mais plutôt à une certaine biodiversité de la presse magazine, qui nous paraît évidemment très heureuse et avec laquelle nous sommes très à l'aise.

Nous sommes, au SEPM, assez contents de l'équilibre actuel. Entre la surprotection et la sous-protection, compte tenu des travaux qui ont été réalisés - je veux citer ceux auxquels avait participé l'ancien président de Bayard, Bruno Frappat, notamment sur l'émergence des chartes éditoriales -, nous considérons que nous sommes aujourd'hui à une bonne distance. S'il ne faut pas affaiblir la protection des journalistes, la renforcer trop, par des systèmes surprotecteurs et verrouillants, nuirait très fortement au dynamisme et à la liberté d'entreprendre.

Comme sur la loi de 1881 sur la liberté de la presse, nous sommes aujourd'hui parvenus à un équilibre qui me semble satisfaisant. Celui-ci se traduit par le maintien d'une biodiversité et d'une indépendance réelle les rédactions - en trente-cinq ans de carrière chez Bayard, je n'ai pas connu d'oukases et je ne pense pas que l'on puisse aujourd'hui demander à un journaliste d'écrire un papier sur commande, y compris en presse magazine, même si l'on trouve forcément des contre-exemples.

Il y a évidemment des débats d'idées : en tant que dirigeant de Bayard Presse, il m'est arrivé de me disputer fortement avec Guillaume Goubert, le patron de La Croix , parce que je ne suis pas sur la même ligne politique, mais c'étaient des débats comme il y en a tant, et ce n'est pas parce que j'étais membre du directoire de Bayard que mon avis comptait plus qu'un autre. La tradition de l'indépendance des rédactions est très forte et chevillée au corps dans la presse.

Un autre élément joue en ce sens : si, en presse télévision ou radio, l'importance des Anchormen - ces vedettes qui tiennent le micro - est très forte et peut conduire à des biais, un journal, c'est des dizaines d'articles. Il est donc compliqué de faire régner du caporalisme sur des contributions très variables et très variées. Cette richesse, cette diversité sont, du reste, l'un des grands avantages de la presse magazine. On n'aligne pas un magazine et encore moins un journal comme on aligne un régiment blindé.

Deuxièmement, renforcer la concentration ne nous effraierait pas : cela permettrait à différents groupes - magazines, quotidiens, radios et télévisions - de se rejoindre. Ce qui est important pour nous, c'est que le marché ne soit pas saturé par un monopole ou un oligopole.

Il nous semble tout à fait raisonnable de pouvoir associer des radios, des télévisions qui ne soient pas dominantes à des groupes de presse de magazines ou de quotidiens. Les dispositions législatives me semblent aujourd'hui un peu sévères.

Troisièmement, il faut se poser la question du marché pertinent. Le digital nous y contraint. Les frontières de spécialisation entre les médias sont en train de s'effondrer. Tout devient éminemment fongible. En réalité, le seul grand marché pertinent est celui de l'audience, de l'impact sur le public.

Autant il faut pouvoir élargir et desserrer la contrainte de la concentration horizontale, autant il faut être attentif à ce qu'un groupe de médias n'accapare pas une part de marché trop importante. Le seuil de 30 % est sans doute un peu élevé. Il faut s'intéresser au marché global, radios, télévisions, sites internet, et trouver le plafond idoine qui empêcherait des concentrations verticales trop importantes. Aujourd'hui, on en est loin, à deux exceptions redoutables près : Google et Facebook, qui sont les deux acteurs dominants du marché de l'audience, capturent la recette publicitaire. Le vrai danger aujourd'hui ne se trouve pas dans la surconcentration des médias traditionnels, mais dans leur étouffement par ces deux acteurs.

Mme Cécile Dubois, coprésidente du syndicat de la presse indépendante en ligne . - Trois principes ont guidé notre réflexion : encourager la constitution d'entreprises suffisamment robustes pour se développer et innover ; éviter l'émergence d'une position dominante ; favoriser le pluralisme de l'information, indispensable à la démocratie.

Nous partageons tous le même constat : la loi de 1986, même largement actualisée, a été conçue à une époque où internet n'existait pas et n'a donc pas anticipé l'évolution numérique. De ce point de vue, elle est quelque peu obsolète.

Il ne nous semble pas superflu de repenser le sujet, mais à condition de ne pas légiférer de manière précipitée, et surtout pas à l'aune du contexte immédiat - fusion entre TF1 et M6, appétits de Vincent Bolloré... Il faut prendre le temps de mener une réflexion de fond.

Autre constat partagé, celui du rapport de force complètement asymétrique avec les plateformes. Aujourd'hui, la diffusion de l'information passe majoritairement par internet. Or ce canal n'a pas échappé à l'intermédiation des grandes plateformes, à commencer par Google, moteur de recherche totalement hégémonique, mais aussi par les réseaux sociaux, qui diffusent largement l'information.

Pour faire face à ces plateformes qui font la pluie et le beau temps, il nous paraît absolument nécessaire de disposer de groupes de médias suffisamment puissants. Or nous ne disposons pas de tels groupes aujourd'hui. Nous ne pensons pas du tout que la limite ait été dépassée. Au contraire, la France souffre d'un manque de grands groupes de médias indépendants. Nous n'avons pas d'équivalent de Bertelsmann, par exemple, qui a capitalisé à 18 milliards d'euros. À cet égard, on ne peut pas dire que notre secteur souffre d'un excès de concentration horizontale.

Notre paysage médiatique plutôt éclaté reflète assez bien cette diversité avec beaucoup de petits médias et de petites entreprises assez fragiles. Il faut absolument prendre garde de ne pas aggraver cette situation. En revanche, il faut être vigilant en ce qui concerne les concentrations verticales, susceptibles parfois de biaiser la concurrence. Je pense, par exemple, aux groupes qui disposeraient à la fois d'agences de communication et de médias, à savoir des tuyaux et le contenu pour aller dans ses tuyaux. Sur ce point, nous invitons plutôt à un durcissement de la doctrine de l'Autorité de la concurrence, sans que cela ne passe forcément par une évolution législative.

Un autre point nous alerte, celui de l'acquisition des principaux médias par des groupes dont la presse ne constitue pas le coeur de métier. C'est le cas de quasiment tous les grands quotidiens nationaux, d'une bonne partie de la presse quotidienne régionale et de la majorité des télévisions privées. Cette situation est assez spécifique à la France, même si on la rencontre aussi en partie en Italie.

Cela pose un certain nombre de problèmes. Tout d'abord en termes de développement. En effet, les actionnaires de ces groupes gèrent les médias comme des outils d'influence, sans optique de développement : ils renflouent quand c'est nécessaire et investissent assez peu. Il ne s'agit pas pour eux d'en faire un vrai business, car ce n'est pas leur business. Sur le long terme, cette situation pose problème.

En outre, cette tentation d'influence peut conduire à exercer des pressions sur une rédaction. C'est assez rare, mais il suffit que cela arrive de temps en temps pour être absolument inacceptable. Nous sommes favorables à l'ouverture d'une réflexion pour empêcher que la ligne éditoriale soit impactée par les intérêts non médiatiques des groupes. Nous n'avons pas de proposition toute faite sur la question. Nous ne sommes pas forcément favorables, par exemple, à l'indépendance d'une rédaction, car cela pourrait poser d'autres problèmes. Nous sommes ouverts à la définition de garde-fous pour éviter les pressions qui existent, même si elles sont rares.

Dernier constat : l'accès au financement est particulièrement difficile pour les médias. L'innovation tient aujourd'hui une grande place dans le paysage médiatique. Environ une cinquantaine de nouveaux médias nous rejoignent chaque année : très innovants, ils choisissent des angles complètement nouveaux, des formats éditoriaux originaux. Le problème est qu'ils ont beaucoup de mal à se développer dans la durée, parce qu'il leur est extrêmement difficile de trouver des financements. Les investisseurs privés et publics sont assez méfiants par rapport à ce secteur qui n'est pas tellement rentable. En définitive, beaucoup d'entreprises vivotent, sont structurellement dépendantes des aides à la presse et finissent par tomber dans le giron d'un grand groupe quand elles arrivent à atteindre une taille critique.

Cette question du financement des entreprises de médias indépendantes pourrait, par exemple, prendre la forme d'un taux d'intérêt préférentiel. De même, BPIfrance pourrait s'ouvrir davantage à des prises de participation dans les entreprises de presse de médias indépendants. Peut-être encore faudrait-il fixer le taux de subvention des aides à la presse, notamment celui du Fonds stratégique pour le développement de la presse (FSDP), en fonction du critère d'indépendance de l'entreprise. Sur ce dernier point, les groupes industriels ou de services que j'évoquais, dont la presse n'est pas l'activité principale, et qui s'offrent des médias, aspirent une grosse partie des aides à la presse. Roselyne Bachelot a récemment souligné, à l'Assemblée nationale, que 50 % des aides à la presse revenaient à des entités incluses dans des groupes plus vastes, c'est-à-dire dans des groupes dont ce n'est pas l'activité principale. Il nous semblerait assez sain de limiter cette aide à l'influence.

M. Laurent Bérard-Quélin, président de la Fédération nationale de la presse d'information spécialisée . - La FNPS regroupe 527 services de presse en ligne, 1 206 publications, 426 éditeurs et 4 400 journalistes. Ces chiffres montrent combien nous représentons la diversité. Or il n'y a pas de pluralisme sans diversité. Le pluralisme ne concerne pas que l'information politique et générale. Il est fort probable que les problématiques sanitaires ou que la réforme de la politique agricole commune (PAC) jouent un rôle au moins aussi important que d'autres problématiques plus générales sur la détermination du vote d'un agriculteur, par exemple. Ne focalisez pas toute votre attention sur la presse d'information politique et générale, beaucoup de citoyens s'informent sur d'autres supports.

La meilleure garantie de l'indépendance et de la non-concentration, c'est la rentabilité. Or nos éditeurs sont fragiles, très majoritairement sous-capitalisés et beaucoup ont des marges très réduites. Il est souvent très difficile de trouver un acheteur en cas de cession. Pourtant, comme dans tous les autres secteurs, la presse a besoin d'entrepreneurs pour innover.

La rentabilité se construit autour d'une ligne éditoriale, qui se discute avec une rédaction : aucun éditeur ne peut faire un titre sans rédaction et aucune rédaction ne peut faire un titre rentable sans éditeur.

Dès lors, nous nous inquiétons de la création d'un statut d'indépendance des rédactions. Le rôle de l'éditeur est indissociable de la définition et de l'élaboration de la ligne éditoriale : son rôle est de rappeler que l'on ne fait pas un titre pour soi, mais pour ses lecteurs. Il s'agit de la rencontre d'une offre et d'une attente. Il faut laisser cette possibilité aux entrepreneurs qui sont en capacité d'investir dans les médias. La loi ne doit pas les amener à se confronter à un pôle rédactionnel avec lequel la discussion serait difficile.

Mme Dubois vient de souligner que trois cas reviennent systématiquement. Il s'agit de cas isolés. Je vous en prie, ne faites pas une loi de circonstance, qui bouleverserait inutilement l'ensemble d'une filière déjà fragile.

Je rappelle enfin que le statut de salarié est obligatoire pour les journalistes, lequel suppose un lien de subordination - c'est la nature même du salariat.

Par ailleurs, et je vais peut-être en faire bondir certains, nous croyons nécessaire de renforcer la clause de conscience et de faire évoluer la clause de cession. En effet, la façon dont cette dernière est mise en oeuvre est extrêmement destructrice de valeur ; pis, dans de nombreux cas, elle n'est pas - ou plus - légitime, son exercice n'étant pas limité dans le temps.

Je pense, par exemple, à L'Infirmière magazine , qui s'est retrouvé devant le tribunal de commerce après l'activation de plusieurs clauses de cession. Après le rachat de M. Niel, avez-vous constaté un changement de ligne éditoriale du Monde susceptible de heurter la conscience d'un journaliste ? De même du Midi Libre après son rachat par La Dépêche ? La réponse est non.

Dans notre secteur, la clause de cession constitue très souvent une double peine : on finance le départ des journalistes, qui vont ensuite monter un titre concurrent. Ce dispositif non seulement entame largement l'attractivité du secteur de la presse pour les investisseurs, mais aussi entraîne un risque et une incertitude qui obèrent la capacité d'investissement de celui qui rachète. En outre, la clause de cession engloutit directement ou indirectement une part des aides à la presse en créant un besoin de financement.

Notre proposition est simple : maintenir en l'état la clause de conscience, actionnable à tout moment, et qui suppose que le journaliste démontre qu'il n'y a plus adéquation entre la ligne éditoriale et sa conscience professionnelle. En cas de cession, nous proposons une clause de conscience inversée : il reviendrait alors à l'éditeur de faire la preuve que son changement de ligne éditoriale, s'il existe, n'est pas de nature à heurter la conscience professionnelle, l'honneur et la considération du journaliste. Dans un cas, la charge de la preuve incombe au journaliste, et c'est difficile ; dans l'autre cas, la charge en incombe à l'éditeur, et c'est tout aussi difficile.

Je voudrais encore dire un mot des aides à la presse. Si la TVA bénéficie à l'ensemble des éditeurs, nous constatons une hyper concentration des aides. Nous avions obtenu, voilà une dizaine d'années, en collaboration avec le SPIIL, une réelle transparence. Le décalage de parution de quelques mois des tableaux qui vous sont communiqués ne change rien.

Nous sommes très satisfaits du taux de subvention du FSDP, bonifié pour les entreprises indépendantes de moins de vingt-cinq salariés. Il s'agit d'un très bon axe de réflexion.

De même, l'aide à l'émergence, mise en place à la demande du SPIIL, est une très bonne chose.

Toutefois, je tiens à mettre en garde sur l'enchaînement des aides - à l'émergence puis à l'investissement -, qui représentent 50 % du chiffre d'affaires cumulé de certaines entreprises au bout de quatre, cinq ou six ans. À un moment donné, l'éditeur doit pouvoir vivre par lui-même. À défaut, on entre dans un cycle de subventions perpétuel qui crée des distorsions de concurrence.

En ce qui concerne le marché publicitaire, plusieurs de vos interlocuteurs ont évoqué le fait d'orienter les investissements. Nous ne sommes pas du tout opposés à cette mesure, mais il faut prendre garde de ne pas focaliser les annonceurs uniquement sur des titres d'IPG. Il faut tenir compte de la diversité des éditeurs, notamment les titres spécialisés et professionnels.

Dans cet esprit, je voudrais évoquer rapidement la communication publique au travers d'un exemple : Bpifrance a communiqué abondamment pendant la crise sanitaire sur les prêts garantis par l'État (PGE), mais aucun titre de la presse professionnelle, pourtant à destination des chefs d'entreprise, c'est-à-dire les premiers intéressés par ce dispositif, n'a été destinataire de cette campagne de publicité...

M. David Assouline , rapporteur . - Madame Dubois, si j'ai bien compris votre propos, la concentration horizontale ne constitue pas un risque. Il en va autrement de la concentration verticale ou du rachat d'entreprises de presse par des groupes étrangers aux médias. Pourriez-vous préciser votre pensée ? Ne trouvez-vous pas étonnant que Bouygues soit plus susceptible d'absorber Bertelsmann que l'inverse ? La question se pose également pour la presse quotidienne régionale : ne pensez-vous pas que la constitution de grands groupes possédant une multitude de titres dans des territoires importants puisse poser problème, alors même que la presse est bien leur coeur de métier ?

Mme Cécile Dubois . - Je ne dis pas qu'il ne faut pas réguler les concentrations entre médias. Toutefois, on ne trouve pas aujourd'hui, en France, de mastodontes ayant une démarche monopolistique qui empêcherait toute concurrence.

Nous ne disons pas qu'il faille alléger ou assouplir le cadre de régulation actuel. Nous pensons plutôt qu'il est nécessaire d'encourager la constitution de grands groupes. Avoir quelques groupes comme Ouest-France, qui se sont construits autour des médias, est positif. Même s'ils possèdent plusieurs titres, ils ne sont pas dans une démarche monopolistique.

M. David Assouline , rapporteur . - La presse d'opinion est une tradition de la presse écrite. Il n'existe aucune réglementation particulière à cet égard, sinon la liberté. Il n'en va pas de même de l'audiovisuel : des concessions sont accordées à partir de critères de respect du pluralisme. Le pluralisme est-il resté vivace dans la presse écrite, au sens large ?

Que pensez-vous de la loi de 1986 ? Vous avez tous souligné son obsolescence. Le président du CSA, que nous avons auditionné, a d'ailleurs rappelé que les principes de la loi de 1986 restaient fondamentaux, mais que leur application au monde d'aujourd'hui supposait bien évidemment certaines modifications. Que changeriez-vous ?

Enfin, monsieur Bérard-Quélin, pouvez-vous préciser ce que vous reprochez au statut juridique des rédactions ? En quoi est-ce un danger ?

M. Alain Augé . - Je modifierais sans doute la référence au marché pertinent de la loi de 1986. Le digital a apporté une fongibilité telle que le seul critère à retenir est celui de l'audience et du chiffre d'affaires publicitaire. En ce qui concerne la concentration verticale, le seuil de 30 % est sans doute un peu élevé : personne ne l'atteint aujourd'hui si l'on met côte à côte télévisions, radios et organes de presse.

Retenir l'audience globale et le chiffre d'affaires global permettrait de mesurer l'hégémonie des plateformes et la façon dont elles abusent de leur position. Cela nous inciterait à prendre de la hauteur par rapport aux fusions entre différents médias, qui sont aujourd'hui très compliquées à réaliser. Je ne serais pas choqué, par exemple, de voir La Croix rejoindre un groupe possédant une télévision. On gagnerait à voir se former des groupes cultivant les différents métiers des médias.

Mme Cécile Dubois . - Je partage en partie les propos de M. Augé : il faut redéfinir le marché pertinent de l'audience à l'aune du paysage actuel.

Je ne me prononcerai pas sur la publicité.

M. Laurent Bérard-Quélin . - Il faut effectivement pouvoir appréhender le marché à 360 degrés, c'est ce que demandent et les annonceurs et les lecteurs.

Il s'agit de capter l'attention sur le numérique, de concrétiser l'abonnement papier avec un rythme de lecture différent et de prolonger l'ensemble avec de l'événementiel. Il faut permettre aux entreprises d'être présentes sur l'ensemble de ces dispositifs auxquels peuvent s'adjoindre de la radio et de la télévision. Cette approche à 360 degrés, c'est la vraie vie des médias.

Nous manquons de chiffres sur ce sujet. En préparant cette audition, un chiffre m'a sidéré : un site comme Brut, par exemple, c'est 20 milliards de vidéos vues chaque année dont 20 % en France, et 250 millions d'utilisateurs réguliers. Or Brut s'adresse à 70 % aux jeunes de moins de trente-cinq ans. Il faut intégrer ces éléments dans la pertinence du marché. Les citoyens de demain, ce sont les jeunes.

M. Laurent Bérard-Quélin . - Il faut évidemment modifier la loi de 1986 ; cela a été abondamment souligné.

Sur le terme de « concentration », j'attire votre attention sur le marché des annonces légales, normalement destiné à financer la diversité. Depuis l'ouverture aux services de presse en ligne et au numérique, on assiste à une ultra-concentration qui n'est pas en phase avec les objectifs du législateur et de la réglementation.

La concentration n'est pas uniquement le fait des rachats de medias, elle est de plus en plus horizontale avec une intégration des outils : plateformes de collecte de publicité et d'annonces, système d'enchères, outils de distribution, de mesures et de facturation.

M. le rapporteur a évoqué l'indépendance des rédactions. Je représente beaucoup d'éditeurs indépendants. J'en suis moi-même un ; nous sommes une société familiale. L'intérêt pour des entrepreneurs qui s'intéressent à la presse, voire, comme M. Ganz chez Prima, qui touchent le papier ou caressent l'écran et ont « les mains dans le cambouis », est de pouvoir piloter la ligne éditoriale en dialogue avec la rédaction. En mettant des barrières trop importantes, vous allez casser cette dynamique d'entrepreneuriat. L'envie de piloter est partagée dans la presse en ligne.

Cela ne signifie nullement l'absence de collectif. D'ailleurs, il ne peut pas y avoir de presse sans collectif. Le collectif, c'est entre l'éditeur et la rédaction. Ce qui fédère, c'est une ligne éditoriale. Celui qui décide, c'est le lecteur, qui achète ou non. Il ne faut pas casser cette dynamique. Gardons les dispositifs qui existent, comme la clause de conscience, qu'il faut peut-être même renforcer. Et incitons les deux pôles à travailler ensemble, et non pas les uns contre les autres.

M. David Assouline , rapporteur . - Je comprends vos arguments, mais j'ai tout de même l'exemple du journal Le Monde en tête. La propriété peut parfois être pilotée en partie par la rédaction.

Lorsque j'ai évoqué la crise d'I-Télé en parlant de quatre-vingts journalistes « débarqués », le directeur de la rédaction de CNews m'a repris en indiquant : « Ils n'ont pas adhéré au nouveau projet qui leur était proposé ; ils sont donc partis. » Le métier de journaliste a besoin d'être protégé : avec de l'argent, on peut faire partir certains professionnels. D'où mon interrogation sur la clause de conscience.

Au sein de cette commission d'enquête, nous réfléchissons beaucoup sur la protection des rédactions. Il est difficile de revenir sur les concentrations capitalistiques existantes quand la loi n'est pas rétroactive. Nous nous intéressons au modèle économique du journal Le Monde , avec une volonté de sanctuariser l'indépendance des rédactions, si essentielle pour nous et pour la démocratie.

La diversité de l'offre sur la presse spécialisée et les magazines vous paraît-elle satisfaisante ? Si les aides à la presse sont peu adéquates, injustes et mal ciblées, que proposez-vous pour les réformer ?

M. Alain Augé . - Au SEPM, nous cultivons les dialectiques. Certains de nos adhérents bénéficient du statut d'IPG, tandis que d'autres non. Ce statut est le résultat d'une évolution jurisprudentielle. La reconnaissance de l'impact sociétal d'un magazine comme Elle , qui a au moins autant d'importance sur la formation des esprits qu'un journal traditionnel, est un élément intéressant.

À mon sens, il vaudrait mieux différencier deux sujets. D'une part, le travail sur la résilience du modèle papier est soit un accompagnement vers une fin, au moins pour les quotidiens, soit une stabilisation à un niveau significativement plus bas qu'aujourd'hui. D'autre part, il faut encourager la presse et sa traduction digitale. Il faudrait peut-être mieux séparer les dispositifs. Mettons tout le monde sur la même ligne de départ.

Dans la presse papier, ce qui relève ou non de l'IPG est assez évident. Sur le digital, la métonymie gutenberienne du contenant et du contenu étant cassée, il est beaucoup plus difficile de faire une césure nette.

La granularité, c'est l'article. Je ne dis pas qu'il faut commencer à faire « coter » chaque article. Mais, compte tenu de l'enjeu de la francophonie et des liens avec l'Afrique, le développement stratégique de la presse gagnerait à une meilleure séparation entre la variable résilience papier et la variable émergence du digital. Pour le digital, la notion d'IPG doit être vue de manière beaucoup plus extensive.

Mme Cécile Dubois . - Nous déplorons également de longue date la notion d'IPG, qui n'a pas la même réalité dans la presse en ligne et qui crée des distorsions de concurrence. Un média généraliste IPG peut avoir des déclinaisons très thématiques qui bénéficieront du label. En ligne, c'est beaucoup plus segmenté : des sites très spécialisés sont directement en concurrence avec les pages spécialisées de sites liés à des magazines imprimés IPG.

Sur les aides à la presse, la distorsion entre presse en ligne et presse imprimée est édifiante. Certes, il y a eu des améliorations, avec de nouveaux types d'aides, comme le FSDP ou la bourse d'émergence, ainsi que l'ouverture, pour la première fois cette année, de l'aide au pluralisme. Mais des pans majoritaires des aides à la presse, notamment s'agissant de la diffusion, sont encore entièrement dévolus à la presse imprimée. Or la diffusion est un élément capital et stratégique pour la presse en ligne, et nous sommes extrêmement faibles, car totalement intermédiés par les plateformes. Il faut encourager la diffusion numérique en France ; pour l'instant, seule la diffusion de presse imprimée l'est. Nous sommes très favorables à une réforme des aides à la presse. Nous avons formulé des propositions. L'essentiel pour nous est d'avoir des aides sur des projets, plutôt que des rentes. Le FSDP nous semble une des aides les mieux adaptées aujourd'hui.

Nous ne partageons pas la même vision sur les annonces judiciaires et légales (AJL). Ce marché réglementé de 200 millions d'euros a longtemps été réservé en France à la presse imprimée, ce qui constituait une forte distorsion de concurrence pour la presse en ligne. Nous considérons cela comme un impôt déguisé pour les entreprises et comme une aide déguisée à la presse. Nous ne défendons pas forcément cette manne, qui ne nous paraît pas favoriser la diversité. Mais tant qu'elle existe, elle doit concerner tous les médias, qu'ils soient imprimés ou en ligne.

Le problème de la concentration autour des annonces légales, ce sont les intermédiaires, qui font la pluie et le beau temps, car ils ont le client final. Les plateformes font des formalités en ligne, créent des entreprises en ligne et achètent énormément de publicités. Au final, c'est Google, parce que le groupe est en première position, puis ces dernières qui tirent les marrons du feu, en négociant des marges délirantes, de 75 % ou 80 %. Un tel effet pervers n'est pas lié à l'ouverture à la presse en ligne, qui était juste et légitime.

M. Alain Augé . - Je connais la situation difficile des finances publiques et le principe de non-affectation des recettes à des dépenses, mais il ne me semblerait pas absurde d'affecter par exemple 10 % de l'amende que Google vient de verser à l'État au développement du digital ou de la presse...

Mme Cécile Dubois . - Très bonne idée !

M. Laurent Bérard-Quélin . - Notre proposition est parfaitement opérante dans le cas d'I-Télé ; en l'occurrence, il est facile de démontrer que le changement de ligne éditoriale justifie l'exercice de la clause de cession.

Nous visons les cas, nombreux, où la clause de cession s'applique sans que cela se justifie. Par exemple, pour le Journal des infirmiers , il n'y a pas de changement de ligne éditoriale ; c'est juste un effet d'aubaine, qui pèse sur les finances de l'éditeur et les finances publiques.

Concernant Elle , la FNPS s'est effectivement opposée à la reconnaissance IPG pour ce titre. Nous considérons que Elle n'est pas un news magazine ; il suffit de le feuilleter assez régulièrement pour voir quels sujets sont abordés. L'application du statut IPG nous a toujours posé problème. Nous proposons de le circonscrire aux quotidiens, qui ont des impératifs de production et de distribution justifiant une aide spécifique de l'État, contrairement aux autres périodicités.

La seule aide directe à laquelle nous avons accès en n'étant pas IPG est le FSDP. Nous avons accès à la TVA et à l'aide postale, mais deux fois moins que les titres IPG. Le FSDP pose quelques problèmes. On aide de manière récurrente des grands groupes et des start-up qui n'arrivent pas à trouver leur modèle économique. À un moment, il faudra peut-être s'interroger.

La question de la vision à 360 degrés est un peu technique. La presse a toujours été un média de services. Nous avons des difficultés à convaincre le ministère de la culture qu'il faut également aider les éditeurs à investir sur les services entourant la mise à disposition de contenus éditoriaux.

M. Michel Laugier . - Il faut remettre le phénomène de concentration, qui peut avoir des effets positifs ou négatifs, dans son contexte.

La presse écrite est dans une situation difficile, avec 60 % de recettes en moins depuis le début des années 2000, la mutation vers la diffusion en ligne, la disparition de points de vente, la réforme du portage. Je vous renvoie à la lecture de mon avis budgétaire sur le projet de loi de finances pour 2022.

Vous devez vous positionner dans cet univers concurrentiel et vous adapter face à la disparition de 1 000 points de vente chaque année et à la perte des recettes publicitaires.

Le véritable problème est-il la concentration ou la concurrence des plateformes internationales ? Où en êtes-vous par rapport à Google et aux droits voisins ? Concentration et pluralisme dans un groupe font-ils bon ménage aujourd'hui ? Où en êtes-vous de vos négociations face aux grandes plateformes ? Ne vaut-il pas mieux raisonner en termes de recettes nouvelles à trouver plutôt que d'aides à la presse à redistribuer ou augmenter ? Les recettes nouvelles pourraient venir des accords que vous aurez avec Google, puis avec d'autres. N'est-ce pas cela l'avenir ?

M. Alain Augé . - Vos questions sont au coeur du sujet. Il est certain que la concentration est le moyen, via le partage des frais généraux communs, de maintenir la biodiversité éditoriale. Je préfère que la rédaction d'un groupe indépendant rejoigne un grand groupe et continue d'exprimer son talent et sa ligne éditoriale spécifique plutôt qu'elle ne disparaisse. À cet égard, je ne diabolise pas du tout la concentration. Le desserrement de la contrainte entre les différents acteurs des médias pour permettre plus de concentration horizontale aurait même plutôt ma faveur.

Nous sommes très sensibles au souci de notre confrère Laurent Bérard-Quélin que les actifs de presse ne soient pas bradés et restent suffisamment attractifs pour que les entrepreneurs ayant investi, parfois sur plusieurs générations, dans l'outil de travail ne soient pas spoliés par une vente à l'encan.

Avec le droit voisin, c'est une bagarre sociétale contre Google qui est devant nous. Nous sommes très à la pointe sur ce dossier. Nous sommes les mauvais coucheurs. C'est nous qui avons relancé le contentieux auprès de l'Autorité de la concurrence. Nous investissons beaucoup dans cette affaire, qui nous tient tout à fait à coeur, pour de multiples raisons.

D'un point de vue froidement économique, nous avons perdu 2,5 milliards d'euros de recettes publicitaires pour quelque 25 000 journalistes, soit un manque à gagner de 100 000 euros par journaliste en dix ans. C'est beaucoup. Or ni l'argent ni l'audience de la presse n'ont disparu. Il n'y a jamais eu autant de lecteurs de presse, engagée ou non, régulière ou non, en France. Le phénomène concerne même les jeunes générations, sur les médias traditionnels ou les nouveaux médias. Le paysage n'est pas noir. Nous observons un progrès sociétal et culturel. Simplement, aujourd'hui, des rédactions ne sont plus payées, et plus payables par le modèle existant. Des distributeurs font un excellent travail, mais avec le seul petit défaut de prendre 100 % de commission !

Le premier accord qu'avait passé la presse, avec notre ami Marc Feuillée, le patron du groupe Figaro, était à 20 millions d'euros par an. Compte tenu des audiences et de la publicité, cela donne une somme actualisée de 200 millions d'euros. Le SEPM en réclame 70 millions d'euros à Google. Nous en toucherons une petite partie, qui ne sera sans doute pas indigne, contrairement aux propositions initiales de Google. Mais ce sera tout de même une portion misérablement congrue.

Nous serons donc à un carrefour stratégique, et nous devrons nous rapprocher de la puissance publique pour savoir ce qu'il conviendra de faire. Le choix risque d'être un peu cornélien.

Pour Google, les droits voisins, c'est un peu comme l'eau bénite pour le diable ou le travail pour Gaston Lagaffe : un vrai répulsif !

M. David Assouline , rapporteur . - Pourtant, Google les a tout de même reconnus, pour la première fois. Les représentants du groupe nous l'ont d'ailleurs confirmé.

M. Alain Augé . - Certes. Ils sont très polis et dans les clous juridiquement. Mais, à l'éternelle question de Bernard Blier : « Combien tu m'aimes ? », ils répondent en centimes là où il faudrait répondre en milliers d'euros. Le compte n'y est pas. Alors que le manque à gagner est de 100 000 euros par journaliste, eux raisonnent en centaines d'euros par journaliste. Il va falloir combler ce gap . C'est structurel et crucial.

La fongibilité du digital remet tout le monde sur la même ligne de départ. Si l'on peut craindre le mouvement de concentration, le digital permet de relancer des machines, grâce à de nouveaux acteurs ou à la revivification d'acteurs traditionnels.

L'enjeu réside dans notre capacité future à faire admettre aux Gafam qu'ils ne doivent pas accaparer 100 % de la valeur.

Mme Cécile Dubois . - Un travail collectif est en cours sur le partage de la valeur. La création de l'organisme de gestion collective (OGC) est une démarche importante.

Le problème des plateformes, c'est vraiment l'intermédiation. Il devient de plus en plus compliqué d'atteindre son lectorat quand les plateformes ont leurs propres algorithmes, plus centrés sur des informations de faible qualité, mais sur lesquelles on a envie de cliquer, que sur des informations sérieuses, donc plus rébarbatives.

Heureusement, il y a une prise de conscience à l'échelon européen, avec une régulation. On commence à taper sur les abus de position dominante. Tant mieux. Mais c'est aussi, me semble-t-il, aux éditeurs d'essayer de ne pas se laisser complètement intermédier par des plateformes.

Des initiatives collectives intéressantes sont lancées en France, par exemple d'agrégation de news pour faire soi-même sa propre plateforme. Il faut à la fois se prendre en main et taper sur les abus de position dominante. C'est nécessaire, et cela commence à être fait.

M. Michel Laugier . - Outre les droits voisins, vous avez aussi à récupérer une partie de la publicité qui part sur ces grandes plateformes : ce sont des recettes qui vous échappent petit à petit.

M. Laurent Bérard-Quélin . - Le droit voisin est une forme de compensation. Mais le plus important est l'intégration verticale du marché publicitaire en ligne, qui dépend en très grande partie des outils mis à disposition par Google.

Je souhaite évoquer la logique de têtes de gondole. Sur un écran, la tête de gondole est très étroite. Il y a trois ou quatre items visibles sur un téléphone portable, et on regarde en général les dix premiers - ce même pas la totalité de la première page - sur un ordinateur.

Ce qui a été mis sur la table par Google, c'est la marchandisation de ces têtes de gondole. Il faut absolument que la puissance publique s'y intéresse si elle veut maintenir la diversité et l'indépendance des éditeurs, faute de quoi seuls les gros seront visibles. C'est une des problématiques évoquées par le Digital Markets Act-Digital Services Act (DMA-DSA). Il faut absolument que vous vous en saisissiez.

À titre personnel, je pense que l'on n'échappera pas à une réflexion sur un démantèlement. Il est impossible de faire autrement. La personne qui nous a précédés ici a peut-être esquissé quelques réflexions sur le sujet. On ne pourra pas se limiter à la lutte contre des abus de position dominante.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Je vous remercie infiniment de la clarté de vos propos. J'entends parler d'approche à 360 degrés, d'audience. C'est aussi un problème de libéralisme et de régulation.

Comme tout le monde, hormis le président du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), future Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), vous jugez la loi de 1986 obsolète. Pour reprendre les mots de mon maître Bernard Blier, qui a été cité, cette loi est une « vieille seringue ».

Alors que nous sommes à l'arrêt depuis onze ans, y a-t-il un exécutif qui soit encore capable de réformer les médias en France ?

M. Alain Augé . - Je crois à la primauté du politique. Je vous réponds donc : oui.

M. Laurent Bérard-Quélin . - La dernière réforme, engagée sous Nicolas Sarkozy - Les Etats généraux de la presse, a tout de même conduit à un certain nombre d'avancées, dont la reconnaissance de la presse en ligne par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP).

Aujourd'hui, une réforme n'aurait d'intérêt qu'à la condition de prendre en considération l'intermédiation et la plateformatisation de l'accès à l'information. Il faudra donc mettre un G, un A et un F autour de la table.

Mme Cécile Dubois . - Il faut des États généraux de la presse et des Gafam !

M. Alain Augé . - Choisir, c'est renoncer. Présenter et sélectionner, c'est un travail d'éditeur. Les Gafam sont éditeurs, même s'ils ne veulent pas le reconnaître.

M. Laurent Lafon , président . - Monsieur Bérard-Quélin, ne faudrait-il pas distinguer le propriétaire que vous avez évoqué avec sensibilité, c'est-à-dire celui qui touche le papier et impose la ligne éditoriale, du propriétaire investisseur, qui est plus sur une logique économique ?

M. Laurent Bérard-Quélin . - D'une part, la distinction est compliquée ; il faudrait trouver des critères objectifs. D'autre part, l'investisseur qui vient faire de l'argent dans les médias, c'est plutôt l'exception : le problème aujourd'hui, c'est surtout que des titres sont sur le marché et ne trouvent pas d'acquéreur.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez contesté qu'il y ait concentration au nombre de titres dans la presse écrite. Auriez-vous des chiffres ou des éléments à nous communiquer à cet égard ? Combien y a-t-il aujourd'hui de titres dans vos domaines respectifs ? Y en a-t-il plus dans la presse magazine aujourd'hui qu'en 2010 ?

M. Laurent Bérard-Quélin . - Le nombre d'éditeurs et le nombre de titres sont en légère diminution. Dans notre secteur, le passage au numérique tend au regroupement de plusieurs titres qui existaient en presse papier sur un seul, pour avoir plus de visibilité et de force de frappe.

Parfois, des titres papier disparaissent. Cela va s'accentuer cette année. Comme vous le savez, l'augmentation de 50 % des prix du papier conduit beaucoup d'éditeurs à envisager une migration sur le numérique, d'autant que les dispositions environnementales poussent également en ce sens.

M. Alain Augé . - Quand la question porte sur les dix dernières années, la réponse est souvent inspirée par la tendance sur les six derniers mois ou sur la dernière année. Je vais donc examiner sérieusement le sujet avant de vous répondre.

En tout état de cause, ce n'est pas une hécatombe : la hausse ou la baisse est forcément légère. Nous n'avons pas assisté à la disparition de moitié des titres en dix ans. La presse a fait un travail de résilience absolument étonnant.

M. David Assouline , rapporteur . - Il y a eu des avancées. Je pense à la reconnaissance de la presse en ligne et au combat, que j'ai mené un peu seul, pour que cette dernière bénéficie des mêmes avantages fiscaux que la presse imprimée. Mais n'y a-t-il pas eu croissance exponentielle de la presse en ligne ?

Mme Cécile Dubois . - Comme le SPIIL existe depuis dix ans, les chiffres sont mécaniquement plus importants aujourd'hui. Nous avons 230 éditeurs et 300 médias, contre une dizaine de titres lors de notre création.

Nous sommes en croissance, ce qui est assez logique : les médias qui se créent aujourd'hui se créent en ligne. Nous sommes le syndicat des petits médias qui se créent et qui ont besoin d'accompagnement, même s'il y a aussi quelques gros médias chez nous.

M. David Assouline , rapporteur . - Mais auriez-vous des éléments chiffrés sur la presse en ligne en général ?

M. Laurent Bérard-Quélin . - La direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC) du ministère de la culture a relancé son étude. Vous devriez donc disposer des chiffres à plus ou moins brève échéance.

M. Laurent Lafon , président . - Madame, messieurs, nous vous remercions de vos réponses.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Mercredi 15 décembre 2021
Audition de M. Emmanuel Combe, président par intérim, et M. Stanislas Martin, rapporteur général, de l'Autorité de la concurrence

M. Laurent Lafon , président . - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête consacrée à la concentration des médias en France. Elle a été constituée, je vous le rappelle, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Nous accueillons aujourd'hui M. Emmanuel Combe, président par intérim de l'Autorité de la concurrence, et M. Stanislas Martin, rapporteur général. Monsieur Combe, nous avons entendu, voilà quarante-huit heures, Mme Isabelle de Silva, à laquelle vous avez succédé.

Vous êtes professeur d'économie à SKEMA Business School et membre du collège de l'Autorité depuis 2012. Dans l'attente de la nomination du nouveau président, vous exercez l'intérim à ce poste, que nous savons complexe. Pour ce qui concerne le secteur des médias en particulier, l'Autorité va devoir se pencher sur le projet de fusion TF1/M6, dont vous pourrez peut-être nous dire un mot. L'Autorité a également apporté une pierre importante à la réflexion sur le sujet, via l'avis qu'elle a rendu en 2019 à la commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale, qui demeure un document de référence par la profondeur de ses analyses sur le secteur des médias. Nous sommes donc heureux de vous entendre aujourd'hui sur ces sujets.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête. Je vous invite, monsieur Combe, monsieur Martin, à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Emmanuel Combe et M. Stanislas Martin prêtent successivement serment.

M. Emmanuel Combe, président par intérim de l'Autorité de la concurrence . - Merci de me donner l'occasion d'exprimer la position de l'Autorité de la concurrence sur ce sujet crucial de la concentration des médias. Je vais vous exposer, dans le temps qui m'est imparti, une vision unifiée de la situation du secteur des médias - télévision, radio, presse écrite - telle qu'elle s'est exprimée notamment dans son avis audiovisuel de 2019, rendu sur saisine de la commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale. Mais elle reflètera aussi mon propre regard, celui d'un professeur des universités, professeur de sciences économiques à l'université Paris-I et à SKEMA Business School.

Cette vision prend appui sur une réalité statistique qui diffère selon le type de média considéré. Elle s'articule autour d'une notion clé : la disruption.

La disruption, c'est une révolution qui touche à la fois l'offre et la demande, c'est-à-dire les usages. Elle présente quatre caractéristiques.

Tout d'abord, elle conduit à redéfinir les contours des marchés et des produits. L'ambition du disrupteur n'est pas de franchir les barrières existantes pour entrer sur le marché, mais de s'en affranchir en créant de nouveaux marchés et de nouveaux produits.

Seconde caractéristique de la disruption de la disruption : elle révolutionne les usages - nous en faisons l'expérience quotidienne avec le replay , la vidéo à la demande par abonnement (VàDA) permettant de s'abstraire de la contrainte de la simultanéité.

Ensuite, la disruption est souvent portée par de nouveaux acteurs, de nouveaux entrants, qui partent d'une page blanche. Ils ont pour eux l'agilité ; ils ne sont pas dépendants de l'histoire.

Enfin, la disruption est souvent, au départ, un marché de niche : elle est là, sous nos yeux, on ne la voit pas ou on la sous-estime, puis le disrupteur conquiert très vite une grande part de ce nouveau marché selon un processus bien connu de diffusion en « S ».

La disruption dans les médias a pour origine première la technologie ; elle est fille de l'internet et de la 4G. Au travers de ces technologies, de nouveaux modes de diffusion télévisuelle se sont développés, box des fournisseurs d'accès à internet (FAI) ou service par contournement (OTT, over-the-top service ) via nos smartphones, tablettes ou ordinateurs. Cette disruption a un impact fort sur les opérateurs en place. Dans notre avis audiovisuel de 2019, nous faisions à cet égard plusieurs constats.

Nous soulignions en particulier, pour ce qui concerne la télévision payante, une baisse du nombre d'abonnés et une pression sur les prix des abonnements. Pour ce qui est de la télévision gratuite, nous mettions en exergue la fragmentation des audiences, la baisse de la durée d'écoute individuelle (DEI) chez les plus jeunes, ainsi qu'une relative stagnation des recettes publicitaires. Nous pointions également un potentiel effet de ciseaux : d'un côté, une stagnation des revenus ; de l'autre, une hausse des coûts d'achat de contenus audiovisuels premium . Et nous envisagions la possibilité - théorique, à ce stade - d'une spirale négative de l'audience.

Face à cette disruption, quelles pourraient être les réponses des acteurs des médias, si je fais pour l'instant abstraction du cadre règlementaire ?

De mon point de vue, cinq stratégies principales, qui ne sont d'ailleurs pas exclusives l'une de l'autre, pourraient être mises en oeuvre.

Je qualifierai la première stratégie de stratégie frontale. Elle pourrait se résumer par une image : face aux nouveaux géants, devenons à notre tour un géant. Cette stratégie essentiellement horizontale procède plutôt par fusions-acquisitions, pour des raisons de rapidité, et se fonde sur l'idée que la taille critique est un facteur clé de compétitivité. Cet argument n'est pas sans fondement : il s'agit d'une industrie de coûts fixes et la grande taille permet d'obtenir de meilleures conditions à l'achat, pour ce qui est des droits audiovisuels notamment. C'est, me semble-t-il, le projet que portent M6 et TF1, tel qu'il nous est en tout cas présenté.

Deuxième stratégie : la stratégie d'intégration verticale, qui consiste à sécuriser la chaîne de valeur des médias. Il s'agit de faire en sorte que le « pétrole » des contenus exclusifs puisse alimenter en continu les tuyaux du numérique. Cette stratégie passe principalement par deux leviers : développer une production interne, en propre ; acheter des droits exclusifs premium ou des catalogues. On notera à cet égard que les nouveaux géants procèdent actuellement à une telle stratégie : d'un côté, remonter vers l'amont - Netflix, Amazon Prime Video ; de l'autre, redescendre vers l'aval des « tuyaux » - Disney+, HBO Max. Ces nouveaux entrants font montre d'ambitions colossales et dépensent des sommes considérables.

Troisième stratégie : la différenciation ; face au nouvel entrant, au disrupteur, il s'agit de renforcer sa spécificité, de se spécialiser selon ses avantages comparatifs, d'accentuer les niches sur lesquelles on a un avantage. Dans le cas de la télévision gratuite, cela pourrait consister à miser encore davantage sur les programmes de flux, le direct, les journaux télévisés, les émissions de divertissement, les émissions culturelles.

Quatrième stratégie : la complémentarité. Elle consiste à travailler avec et pour ces nouveaux géants, par exemple en les diffusant. Canal+, ainsi, devient un agrégateur. C'est également ce que font certains FAI. Cela peut consister aussi, par exemple, à coproduire des séries avec ces nouvelles entreprises.

Dernière stratégie, bien connue : la diversification des activités, donc des revenus. Pour la presse écrite, il s'agira de monétiser les inventaires publicitaires ou à percevoir des droits voisins. Les médias télévisuels, eux, miseront sur la plateforme OTT - francetv.fr , MYTF1, 6play. Cette stratégie peut consister également à faire payer les FAI pour qu'ils distribuent les chaînes. Quant aux stations de radio, on pourrait imaginer qu'elles monétisent demain les podcasts qui connaissent un vif succès.

Mais, pour se déployer, ces différentes stratégies doivent nécessairement tenir compte de leur environnement juridique. Je fais bien sûr référence à la réglementation sectorielle de l'audiovisuel. L'Autorité de la concurrence a montré, dans son avis de 2019, que le cadre de la loi de 1986, qui fut adapté en son temps aux spécificités de l'époque, à savoir la rareté des fréquences, avait bien atteint son objectif, mais que le monde avait changé, avec l'arrivée du numérique et des plateformes OTT notamment. Nous constations, dans cet avis, une véritable asymétrie réglementaire qui conduit à un déséquilibre concurrentiel entre géants du numérique et opérateurs installés. À mon sens, cette asymétrie est plus marquée dans les médias audiovisuels que dans la radio.

Tout l'enjeu est dès lors de remettre à plat ces règles sectorielles. Il ne s'agit absolument pas de déréguler, mais plutôt de réécrire les règles. En quel sens ? Il n'appartient pas à l'Autorité de la concurrence, mais au législateur de le dire.

Néanmoins, permettez-moi de signaler deux méthodes opposées, mais en réalité assez complémentaires, qui peuvent être retenues. Une première méthode consiste à assouplir les contraintes qui pèsent sur les opérateurs historiques - c'est tout le sens des propositions de réforme que nous avons portées dans notre avis audiovisuel de 2019. La seconde méthode consiste à faire participer les nouveaux acteurs à l'équilibre de notre écosystème - taxe GAFA, Digital Markets Act (DMA). Dans le cas de la production audiovisuelle, cela passe, par exemple, par des obligations de financement de la création ; tel est l'esprit de la directive Services de médias audiovisuels (SMA) transposée en décembre 2020. Dans la presse, cela passe par de nouvelles sources de revenus, et en particulier par la rémunération des droits voisins.

Si nous devons remettre à plat la régulation sectorielle, nous devons dans le même temps continuer à miser fermement sur le droit de la concurrence. Ce droit transversal et plastique a démontré toute son utilité pour lutter contre les abus de position dominante, contre les ententes anticoncurrentielles, mais également pour contrôler les concentrations selon une méthode éprouvée.

M. David Assouline , rapporteur . - Je rebondirai immédiatement sur votre conclusion. Exposant toutes les possibilités de régulation qui s'offrent à nous, vous soulignez que le droit de la concurrence est essentiel. Que peut faire ce droit pour mettre de l'ordre et de la justice dans ce secteur ?

M. Emmanuel Combe . - Le droit de la concurrence a une caractéristique : il s'agit d'un droit transversal, qui s'applique à tous les secteurs et repose sur des concepts plastiques - c'est là toute sa force. Il est donc moins dépendant des circonstances que d'autres droits et sait évoluer en fonction de l'évolution de la réalité économique.

Ce droit a toujours su s'adapter aux nouvelles réalités. Voyez Google et les droits voisins : l'Autorité de la concurrence n'a fait qu'appliquer le bon vieux droit de la concurrence, via la notion d'abus de position dominante, cette catégorie assez générique pour être déclinée en de multiples cas particuliers. Ce peut être en effet un abus d'éviction, mais aussi un abus d'exploitation, lorsque j'impose, par exemple, des conditions discriminatoires, non objectives, non transparentes, à l'un de mes clients. En d'autres termes, ce droit n'a pas besoin d'être réinventé pour « courir » après le réel : il est suffisamment plastique pour appréhender les situations les plus nouvelles, parce qu'il repose sur des concepts très généraux, entente, abus de position dominante, contrôle des concentrations.

Un mot sur les fusions-acquisitions. Lorsque nous avons eu à analyser l'affaire Fnac/Darty, en 2016, une question redoutable se posait à nous : faut-il prendre en compte le fait que les clients achètent aussi sur Amazon, qui n'a pas de marché local, mais, au mieux, un marché national? C'est la notion de marché pertinent, notion assez souple, qui repose sur un principe très simple, le principe de substituabilité, qui nous a permis de faire évoluer notre doctrine eu égard à cette difficulté technique.

Nous avons posé une question simple aux consommateurs : si les prix à la Fnac ou chez Darty venaient à augmenter de 5 à 10 %, que feriez-vous ? Certains nous ont répondu qu'ils achèteraient sur Amazon. Un marché pertinent, c'est toujours une somme d'indices, mais vous voyez qu'à l'aide d'un concept assez élémentaire, celui de substituabilité de la demande, nous avons pu faire évoluer notre jurisprudence. Je parle là, bien sûr, d'un cas très particulier, qui n'a pas vocation à être généralisé : celui de la distribution de produits « bruns » (télévisions et autres produits audio) en magasin physique et en ligne.

La force du droit de la concurrence, c'est paradoxalement sa dimension générale, qui lui permet d'échapper aux contingences du contexte économique.

M. David Assouline , rapporteur . - Mettons les pieds dans le plat. Vous êtes en train d'instruire un dossier relatif à un projet de fusion entre deux grands groupes audiovisuels. La question est : quel est le marché pertinent ? Jusqu'où va aller votre plasticité, eu égard à votre jurisprudence constante en la matière ? Mme de Silva, comme d'autres, évalue à 70 % du marché publicitaire la part de marché résultant d'une telle fusion. Nous confirmez-vous qu'à 70 % il y a abus de position dominante ?

M. Emmanuel Combe . - En vérité, il est prématuré pour moi de vous répondre. Vous répondre que 70 % représentent une part de marché élevée reviendrait à considérer que le marché pertinent est en effet celui que vous avez défini. À ce stade, je rappellerai - c'est très important, ce n'est pas une clause de style, et c'est pourquoi j'ai souhaité que le rapporteur général de l'Autorité de la concurrence soit présent à mes côtés - que nous sommes dans le temps de l'instruction. Des tests de marché ont été envoyés à tout le monde, annonceurs, producteurs, distributeurs, FAI ; nous sommes en train de recueillir les opinions des uns et des autres. Ce serait une faute de ma part que d'exprimer une position sur ce que serait le marché pertinent.

M. David Assouline , rapporteur . - Je comprends et respecte votre prudence. Je formule une simple demande de vérification : sommes-nous tous d'accord que la part de marché résultant d'une telle fusion se situerait autour de 70 % du marché publicitaire de l'audiovisuel ?

M. Emmanuel Combe . - Pour les économistes comme pour la jurisprudence, la part de marché est un critère important, mais n'est pas l'alpha et l'oméga de l'analyse. Je vais le dire autrement, au risque de surprendre : une part de marché de 70 % n'implique pas nécessairement un impact négatif sur la concurrence.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous anticipez ma deuxième question. Commençons par nous mettre d'accord sur une base commune d'information : le résultat d'une telle fusion serait-il bien une part de marché de 70 % ?

M. Emmanuel Combe . - Oui, si vous définissez le marché pertinent comme vous l'avez fait.

M. David Assouline , rapporteur . - À jurisprudence constante, c'est bien le chiffre de 70 % du marché publicitaire de la télévision qu'il faut retenir ?

M. Emmanuel Combe . - C'est en effet le chiffre qui est avancé par les parties ; à ce stade, nous ne l'avons pas vérifié. Il paraît vraisemblable, mais je ne pourrai répondre avec certitude à votre question que lorsque je recevrai le rapport du service d'instruction, à la mi-2022.

M. David Assouline , rapporteur . - À supposer que le chiffre de 70 % soit le bon, eu égard à la jurisprudence de l'Autorité sur ce secteur, la situation de concurrence issue d'une telle fusion serait-elle considérée comme acceptable ?

M. Emmanuel Combe . - Tout dépend des cas. La part de marché est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Vous pouvez avoir 100 % de part de marché sans être pour autant en position dominante. Je vous livre un cas de jurisprudence : en 2000 - à l'époque, c'est le ministre de l'économie qui contrôlait les concentrations -, Air Liberté a fusionné avec AOM.

M. David Assouline , rapporteur . - Je vous parle du marché de l'audiovisuel.

M. Emmanuel Combe . - L'analyse repose sur les mêmes concepts.

Premier concept : il faut évaluer le degré de contestabilité du marché : y a-t-il ou non des entrées possibles sur ce marché ? Si vous arrivez à démontrer qu'une entrée est crédible, probable, dans un laps de temps relativement limité - souvenez-vous de la polémique Siemens/Alstom : tel était bien l'enjeu du débat, abstraction faite des parts de marché -, alors on peut conclure que la concurrence n'est pas affectée négativement.

Second facteur : le contre-pouvoir des clients.

Ce que dit la jurisprudence, c'est qu'il faut regarder en premier lieu - vous avez complètement raison - la part de marché, mais que celle-ci n'épuise pas la totalité du sujet. Il est des cas assez surprenants où des parts de marché tout à fait considérables n'emportent pas d'abus de position dominante, parce que le marché est contestable ou parce que le contre-pouvoir des clients est important.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous nous dites, en vous fondant sur des exemples tirés d'autres secteurs que l'audiovisuel, que la part de marché est un élément déterminant, mais non exclusif de l'analyse.

Dans le secteur de l'audiovisuel, avez-vous des exemples à me donner où le critère de la part de marché a été mis en balance avec d'autres ?

M. Stanislas Martin, rapporteur général de l'Autorité de la concurrence . - Comme l'a dit Emmanuel Combe, la part de marché est le fondement de l'analyse, bien qu'elle puisse être contre-balancée par d'autres éléments. La jurisprudence européenne indique qu'au-delà de 50 % il existe une présomption de position dominante. Elle n'est pas irréfragable : les parties peuvent argumenter en faveur d'un renversement de cette présomption. Et je n'ai pas souvenir de cas dans le secteur de l'audiovisuel.

M. David Assouline , rapporteur . - Le critère décisif retenu à l'appui de vos décisions a donc toujours été, pour ce qui est de ce secteur, la part de marché ?

M. Stanislas Martin . - Les deux contre-exemples que j'ai en tête sont dans le secteur aérien et dans celui des foires et salons - la fusion Paris Nord Villepinte/Porte de Versailles.

M. David Assouline , rapporteur . - Prenez-vous en compte d'autres critères que le critère économique, comme celui de la diversité ?

M. Emmanuel Combe . - À titre principal, nous adoptons plutôt une approche par le prix. Néanmoins, on peut considérer que la qualité, entendue aussi au sens de diversité, est un paramètre de concurrence. Nous l'avons fait notamment dans des décisions relatives à la presse régionale : nous acceptions la fusion-acquisition ou la reprise en imposant comme condition, ou plutôt comme remède, le maintien séparé des rédactions en chef, au motif justement d'éviter la réduction de la diversité de l'offre.

Second exemple, dans le domaine des magazines automobile : la fusion Reworld/Mondadori, au terme de laquelle un opérateur aurait possédé trois des quatre grands titres français. Nous avons estimé, au nom de la diversité éditoriale, que cet opérateur devait revendre l'un de ces titres. Dans ce cas, le remède n'a donc pas été un remède comportemental, mais un remède structurel exigé en contrepartie de l'autorisation.

Nous avons donc bien, dans la presse, quelques exemples de prise en compte explicite de l'argument de la diversité.

Dans le domaine de la télévision, avons-nous de tels exemples ? Je citerai le cas Canal+/TPS, en 2012. Parmi les mesures correctives que nous avons exigées, j'en mentionne deux très intéressantes : la diversité des acteurs de la télévision payante devait être favorisée ; Canal+ avait l'obligation de ne pas remettre en cause le système de financement du cinéma français, qui est structuré autour d'un acteur verticalement intégré. Nous avions écrit : « L'abondance et la qualité de cette production profitent au consommateur final et l'Autorité est soucieuse de ne pas déstabiliser cet équilibre. »

À titre principal, nous regardons l'impact sur les prix et sur les quantités, mais rien n'empêche l'Autorité - c'est bien un paramètre de la concurrence - de prendre en compte l'éventuelle réduction de la qualité du produit ou la diversité des titres, ce qui peut conduire à des remèdes soit comportementaux soit structurels.

M. David Assouline , rapporteur . - Le périmètre pertinent était jusqu'à présent celui de l'audiovisuel tel qu'on le connaît. Nous sommes tombés d'accord : la part de marché du nouvel acteur issu de la fusion serait de 70 % de ce périmètre. Mais certains arguent que le marché pris en compte n'est plus le marché pertinent, puisque de nouveaux entrants ont fait leur apparition.

Quel est l'état de votre réflexion ? Sur quels éléments pourrait reposer un changement de marché pertinent ?

M. Emmanuel Combe . - Nous sommes dans le temps de l'instruction et non du collège ; j'aurais le sentiment de préjuger de cette question si j'exprimais la moindre opinion.

Le droit de la concurrence repose sur des notions si génériques qu'elles s'appliquent à tous les secteurs. Dans le cas que vous évoquez, la question à laquelle il va falloir répondre est la suivante : si, après la fusion, le prix augmente pour les annonceurs, ceux-ci pourront-ils se reporter sur d'autres médias ? On retrouve fondamentalement la question de la substituabilité. Je suppose que les tests de marché qui ont été envoyés aux annonceurs permettront d'y répondre. Nous demandons aux annonceurs : si le spot télévisuel voit son prix augmenter, quelle sera votre réaction ? Vous reporterez-vous sur Google ou sur Facebook ? Ou considérez-vous que les écrans « puissants » de TF1 et de M6 sont incontournables ? Pour quels motifs faites-vous de la publicité à la télévision ? Ces motifs sont-ils les mêmes que ceux qui vous conduisent par ailleurs, peut-être, à faire de la publicité sur Facebook ?

M. David Assouline , rapporteur . - Les tests sont-ils réalisés aussi sur la part restante de l'audiovisuel, qui échappera à cette fusion géante ? Quid de l'effet sur les prix pour les petites chaînes, ou pour l'audiovisuel public ?

M. Emmanuel Combe . - C'est un point fondamental : après la première étape, qui analyse la substituabilité et le marché pertinent, viendra la seconde étape : quels sont les impacts, au pluriel, sur la concurrence ? Je pense aux effets horizontaux de la fusion, à ses effets congloméraux, à ses effets verticaux : l'impact de l'opération sur l'écosystème sera pris en compte dans toutes ses dimensions. Troisième étape : quels sont les remèdes ?

M. Stanislas Martin . - Vous avez pointé le problème principal que pose l'opération. Ce n'est pas le seul ; je pense au marché des achats de droits. La future entité disposera-t-elle, sur certains types de programmes, d'une puissance d'achat telle que les producteurs indépendants deviendront dépendants ? À l'heure actuelle, l'opération n'est pas formellement notifiée, mais, conformément à nos lignes directrices, TF1 nous a donné son accord pour que nous commencions l'instruction, ce qui fut fait au mois de septembre. Nous avons envoyé 150 questionnaires sur l'acquisition de droits, sur la distribution des chaînes TNT via internet, sur la publicité. Un nouveau questionnaire sur la publicité est prêt ; nous l'enverrons en janvier. Nous avons prévu d'interroger 1 000 annonceurs afin d'étudier leurs comportements en tant que clients : quand vous voulez toucher telle cible, Google ou Facebook sont-ils substituables, par exemple, à un écran puissant ? Quel est le coût par personne touchée d'une publicité sur internet ? Sur une chaîne hertzienne ?

La définition du marché pertinent de la publicité télévisée est clairement inscrite dans les jurisprudences nationale et européenne ; nous échangeons à ce propos avec nos collègues de la Commission européenne, bien qu'il s'agisse d'une compétence nationale. Un marché de la publicité digitale a été défini via des décisions concernant Google, sans que ni TF1 ni M6 n'apparaissent dans le paysage. La jurisprudence, donc, est très bien établie. Et TF1 de brandir une thèse : notre vision serait dépassée, les marchés ayant évolué.

Nous prenons cette thèse de façon totalement agnostique : vérifions ! À la fin du premier semestre 2022, nous livrerons au collège de l'Autorité un rapport - des éléments chiffrés, des préconisations. Un débat contradictoire aura lieu, et le collège appréciera. Voilà comment les choses se passent.

Nous sommes dans la phase d'enquête ; nous traitons cette affaire qui suscite beaucoup de passions comme n'importe quelle opération de concentration. Nous y consacrons malgré tout des ressources considérables, à notre échelle : 7 rapporteurs, dont 4 du service des concentrations, qui en compte 20, et 3 du service économique, qui en compte 8, sachant que nous sommes 120 dans les services d'instruction. La dernière fois que nous avions déployé de tels moyens, c'était pour la fusion Canal+/TPS. Décidément, la télévision est gourmande en ressources...

M. Julien Bargeton . - Imaginons que cette fusion ait eu lieu. Quelles sont, d'après vous, les conditions qui permettraient de concilier cette naissance d'un géant français avec le respect du droit de la concurrence ? Quelles sont les garanties qui pourraient rendre tenable une telle fusion ?

M. Emmanuel Combe . - Nous allons analyser, une fois instruite la question du marché pertinent, les impacts sur la concurrence, c'est-à-dire, à titre principal, sur les prix, dont le prix des spots télévisuels. Une fusion qui conduirait à faire monter les prix aurait par définition un effet anticoncurrentiel.

Nous pouvons également prendre en compte des impacts de la fusion sur la diversité et sur la qualité des programmes. C'est bien toujours sous ces angles que nous apprécions une opération.

Dès lors que l'impact est significativement négatif, vous connaissez la réponse : soit il existe des remèdes, structurels - revente de chaîne, par exemple - ou comportementaux - maintien séparé des régies publicitaires ou des équipes qui négocient les droits d'achat en amont, les output deals , comme nous l'avions fait pour Canal+/TPS.

La dernière solution, dans des cas extrêmes, s'appelle l'interdiction. L'Autorité a pour la première fois l'année dernière fait usage de ce pouvoir d'interdire, à deux reprises. Cette faculté n'exclut pas, d'ailleurs, que le pouvoir politique, en fonction d'autres impératifs tout aussi légitimes - la concurrence ne dit pas tout d'une situation -, puisse réviser cette décision. C'est la phase 3, en quelque sorte : le ministre de l'économie a toujours la possibilité, dans les deux sens, d'interdire une fusion qui a été considérée comme compatible avec les règles concurrentielles ou d'autoriser une fusion qui a été interdite, comme il l'a fait en 2018 dans l'affaire Cofigeo/William Saurin.

M. Julien Bargeton . - Si vous autorisez l'opération, cela signifie qu'il n'y aura pas d'impact dommageable sur les prix. Il doit donc être possible de vérifier a posteriori que de tels effets négatifs ont bel et bien été évités.

M. Emmanuel Combe . - Tout dépend de la nature des remèdes : s'il s'agit de remèdes comportementaux, ils sont censés être suivis ; s'il s'agit de remèdes structurels, nous partons du principe qu'ils suffisent par eux-mêmes à faire disparaître le problème.

M. Jean-Raymond Hugonet . - À bien vous écouter, on comprend pourquoi vous êtes professeur. Votre propos est limpide ; merci pour cette séance de formation continue. Vous avez clairement cadré notre objet : substituabilité, contre-pouvoirs.

L'aspect générique du droit de la concurrence devrait être, pour nous, une indication. Nous aimons beaucoup écrire des lois - des lois très bavardes - qui, pour la plupart, sont de circonstance, quand les lois-cadres, elles, nous manquent.

Vous avez identifié la télévision, la radio, la presse écrite. Vous avez évoqué les nouvelles technologies. Faites-vous une différence, s'agissant de la même marque, entre un spot publicitaire télévisé et un spot publicitaire diffusé sur YouTube ?

M. Emmanuel Combe . - C'est l'éternelle question de la substituabilité ; à ce stade, je ne peux pas vous répondre - les tests de marché sont lancés.

À l'évidence, les annonceurs répondront que toute campagne publicitaire n'obéit pas aux mêmes motivations : il peut s'agir de convertir à l'achat ou il peut s'agit d'une campagne de notoriété. Une campagne de notoriété peut-elle se faire aussi bien sur Facebook que sur un écran puissant d'une grande chaîne de télévision gratuite ? La nature du message que l'on veut faire passer est fondamentale.

Nous étudierons également ce que nous répondent les annonceurs quant aux formats : les formats publicitaires sont-ils les mêmes à la télévision et sur Facebook ? Je n'en ai pas l'ombre d'une idée... Sont-ce les mêmes équipes, au sein des agences médias et des régies publicitaires, qui mettent en oeuvre ces programmes de dépenses publicitaires ?

Nous n'aurons les réponses, qui seront très pointues, qu'à l'issue du grand test de marché que nous avons lancé auprès de 1 000 annonceurs.

Mme Monique de Marco . - Selon Isabelle de Silva, pour que l'Autorité de la concurrence donne son accord au projet de fusion TF1/M6, il faudrait qu'elle modifie le marché pertinent - le nouveau groupe serait ultra-dominant sur celui de la publicité télévisée : 75 % de part de marché - pour l'élargir à la publicité en ligne. Suivez-vous cette piste ?

Vous avez dit qu'il fallait réécrire les règles : assouplir les règles et faire participer les nouveaux acteurs. Pouvez-vous développer ?

M. Emmanuel Combe . - Je commencerai par votre seconde question : l'idée de réécrire les règles, c'était là l'esprit même de notre avis audiovisuel de 2019, dans lequel nous formulions plusieurs propositions.

Pour réduire cette asymétrie règlementaire entre les nouveaux géants, auxquels rien ne s'impose, et les opérateurs historiques, nous proposions de faire évoluer les obligations relatives à la production audiovisuelle - la part réservée à la production indépendante, notamment, est de 75 % pour le cinéma - ainsi que les obligations de diffusion - le quota d'oeuvres françaises et européennes, en particulier.

Nous proposions également une réflexion sur la question des jours interdits. Cette réflexion a eu lieu ; en témoigne le décret d'août 2020.

Concernant la publicité à la télévision, il existe toujours des secteurs interdits, ce qui n'est plus le cas au cinéma. Ces secteurs interdits ne le sont pas, je le rappelle, pour les opérateurs numériques.

Nous attirions par ailleurs l'attention du législateur sur le fait que les grands acteurs de la télévision ne pouvaient pas faire de publicité segmentée - c'est désormais le cas. Ne pourrait-on pas imaginer que, demain, ils puissent faire de la publicité ciblée, comme les opérateurs du numérique, ce qui est encore différent ? Cela poserait de redoutables problèmes : comme nous regardons souvent la télévision via notre FAI, à qui appartiendraient les données personnelles ? Un débat juridique épineux aura lieu sur l'usage et la propriété de ces données.

Quelques mots sur le dispositif anticoncentration, qui repose sur trois grands piliers - la règle des 49 % de détention du capital, le nombre maximal de sept autorisations d'émettre, la règle des « deux sur trois » régissant les seuils de concentration plurimédias. Il nous semblait que ce dispositif pouvait être revu, concernant à tout le moins la détention du capital. Cette régulation doit être non pas allégée, mais réécrite, parce qu'elle est figée - alors que l'économie a changé - et défavorable aux acteurs historiques, et notamment à l'intégration verticale vers la production, que les nouveaux géants, eux, pratiquent allègrement. Elle est en outre assez complexe.

Quant à la prise en compte de la publicité en ligne, c'est l'un des sujets principaux du test de marché.

Dans notre avis audiovisuel de 2019, nous évoquions des pistes. Nous mettions en exergue une certaine convergence des caractéristiques : certaines chaînes combinent du linéaire et du non linéaire - on peut regarder la télévision gratuite sur sa tablette, où peuvent s'afficher des publicités ciblées. Néanmoins, nous insistions sur le fait qu'il existait plutôt, en la matière - mais c'était en 2019 -, une complémentarité qu'une substituabilité.

Publicité en ligne et publicité télévisuelle ont des caractéristiques physiques différentes ; appartiennent-elles pour autant à des marchés différents ? Un train n'est pas un avion ; pour autant, on peut considérer que, s'agissant du trajet Paris-Londres, ils appartiennent au même marché pertinent. Des produits différents peuvent appartenir au même marché et, réciproquement, des produits apparemment identiques n'appartiennent pas nécessairement au même marché, si les usages sont différents.

Cette question a irrigué toute notre réflexion depuis le début : celle de la délimitation des marchés pertinents. Attendons le résultat des tests de marché ! Quelque 1 000 annonceurs sont consultés - je l'ai appris aujourd'hui, comme vous, ce qui prouve la séparation entre l'instruction, qui instruit, et le collège, qui, en son temps, prendra ses responsabilités. Nous allons disposer d'un panel de réponses tout à fait considérable qui nous permettra d'y voir clair.

M. Michel Laugier . - Je m'associe aux propos de Jean-Raymond Hugonet : merci pour la qualité de vos explications.

Je voudrais revenir sur le passé : à l'occasion de fusions dans la presse écrite ou dans d'autres médias, vous avez déjà rendu des avis, émis des préconisations, pris des décisions. Où se limite votre pouvoir ? Une fois rendue votre décision, peut-il arriver qu'il y ait des dérapages ? Est-ce à la justice, le cas échéant, d'intervenir ?

Au niveau européen, par ailleurs, comment cela se passe-t-il dans ce genre de cas, celui de grandes fusions donnant naissance à des groupes d'envergure internationale ?

M. Emmanuel Combe. - En réalité, il ne s'agit pas d'un avis, mais d'une décision qui va s'imposer aux entreprises, quelles qu'elles soient. Bien sûr, cette décision est susceptible de recours devant le Conseil d'État et elle est prise sous réserve du pouvoir d'évocation du ministre de l'économie et des finances. D'une certaine manière, elle s'apparente à une décision antitrust. Quand on inflige à Google une amende de 500 millions d'euros, il ne s'agit pas d'un simple avis.

Que va-t-il se passer après la fusion ? C'est une question tout à fait fondamentale. Dans l'hypothèse où la fusion a lieu, on apportera soit des remèdes comportementaux, que l'on pourra suivre notamment via un mandataire - s'ils ne sont pas respectés, il y aura des injonctions -, soit des remèdes structurels, en estimant qu'à eux seuls, par leur nature même, ils résolvent le problème. Dès lors, il n'y aura pas lieu de procéder à une autre analyse, si ce n'est sous un angle totalement différent, qui n'est plus le contrôle des concentrations, mais l'antitrust, pour détecter un abus de position dominante ou - sait-on jamais - un comportement d'entente sur le marché.

M. Stanislas Martin. - Si d'aventure l'entreprise dérive, c'est-à-dire si elle ne respecte pas ses engagements comportementaux, nous disposons d'un pouvoir de sanction. On l'a vu récemment dans l'affaire Google : les injonctions n'ont pas été respectées et une sanction de 500 millions d'euros a été prononcée. Nous avons le pouvoir de faire respecter nos décisions, y compris par des sanctions pécuniaires significatives.

J'en viens aux aspects internationaux. Évidemment, la France n'est pas isolée en Europe : des opérations similaires sont en préparation ou en cours en Belgique et aux Pays-Bas. Nous sommes en liaison étroite avec nos homologues de ces deux pays pour assurer la cohérence de nos analyses. Selon toute vraisemblance, l'Allemagne sera le prochain pays à intervenir. Le sujet part de la France, mais il est potentiellement paneuropéen. À ce titre, nous menons de nombreux échanges avec nos collègues de la Commission européenne, qui suit cette question de manière informelle.

Mme Sylvie Robert . - Vous parlez de marchés pertinents, d'impacts et de remèdes. Or la fusion prévue donnerait naissance à un groupe de dix chaînes. Ce dernier devra donc en restituer au moins trois : savez-vous déjà lesquelles ? Les futurs acquéreurs de ces chaînes sont-ils dans une situation similaire ? Comment se forge votre décision finale ? Prendra-t-elle en compte la restitution de ces trois chaînes ?

En parallèle, à quel moment interviendra la saisine de la future Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ? Comment l'avis de cette instance et votre décision s'articuleront-ils ?

M. Emmanuel Combe. - L'Autorité de la concurrence a l'obligation de saisir la future Arcom, d'abord pour qu'elle rende un avis sur l'opération. Nous avons eu des contacts très précoces, dès le début de la procédure.

La question de la cession des chaînes relève bien de la prérogative du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Normalement, l'Autorité sera informée avant sa propre décision de la cession de ces trois chaînes : c'est nécessaire pour que nous puissions connaître le paysage concurrentiel. Ensuite - je raisonne en théorie, car, pour l'heure, le collège n'a pas commencé l'instruction -, l'Autorité pourrait en déduire que l'on doit céder des chaînes pour apporter un remède structurel.

Il y a donc deux procédures parallèles. Les entreprises vont procéder à la cession de trois chaînes. L'Autorité devra nécessairement prendre en compte ces cessions dans son analyse concurrentielle. Mais, si remède il y a, elle pourra demander des cessions de chaînes supplémentaires.

M. Stanislas Martin. - Nous avons sollicité le CSA pour avis. Grâce à sa connaissance fine du secteur, il va aussi nous apporter des éléments concrets et quantifiés. Cette source neutre et objective est très précieuse, comme l'avis de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) dans d'autres domaines.

En vertu des règles anti-concentration, sinon critiquées, du moins discutées par l'Autorité de la concurrence en 2019, nous prendrons acte des conséquences sur la concurrence de la cession de ces trois chaînes. Cela étant, le sujet, c'est TF1 et M6. Le reste est tout de même un peu périphérique.

Mme Sylvie Robert . - Si un acquéreur possédant d'autres médias est intéressé par l'une des trois chaînes, pouvez-vous faire valoir que son acquisition va déstabiliser le paysage audiovisuel dans son ensemble ?

M. Stanislas Martin. - Le CSA va désigner les trois chaînes qui doivent être cédées ou va se mettre d'accord avec TF1 à ce titre ; ensuite, des acquéreurs seront retenus. En fonction des chiffres d'affaires réalisés, il est possible que ces acquisitions soient de nouvelles opérations de concentration devant être notifiées à l'Autorité de la concurrence. Cela ne reviendra pas à mettre en cause la décision du CSA. En revanche, nous pourrons ainsi dire à TF1 qu'il ne peut pas choisir tel acquéreur.

M. Laurent Lafon , président . - Monsieur Combe, vous avez commencé votre propos liminaire par une description très précise et intéressante du secteur sur le plan économique. Bien sûr, votre décision finale sera de nature juridique ; mais doit-on en déduire qu'elle dépendra aussi des enjeux économiques, voire stratégiques, que vous avez présentés ?

M. Emmanuel Combe. - Comme toujours, la décision sera une conjugaison de droit et d'économie, car le droit de la concurrence est très lié à l'analyse économique. Cela étant, ce sera d'abord une décision de droit, susceptible de recours. L'économie ne prend pas le pas sur l'argument juridique. Nous sommes tenus par un certain nombre de critères juridiques extrêmement stricts.

J'ai évoqué différentes stratégies en faisant abstraction du cadre réglementaire : nous, Autorité de la concurrence, n'avons pas à les intégrer en tant que telles. Il s'agit de stratégies privées, qui peuvent heurter le droit de la concurrence. Je pense notamment à la stratégie frontale, qui procède justement par fusion-acquisition.

Nous devons comprendre ces stratégies dans le cadre d'une analyse positive. Mais ce n'est pas parce que nous les comprenons que nous allons forcément les « bénir ». Ce sont deux sujets différents : nous devons, d'une part, comprendre la motivation de l'opération et, de l'autre, apprécier son impact sur la concurrence. Au fond, c'est toute la question de la discordance entre l'intérêt public et les intérêts privés.

M. Laurent Lafon , président . - Comment et par qui sont désignés les membres du conseil ? Quel est leur profil ?

M. Emmanuel Combe. - Il s'agit là d'une question fondamentale.

Souvent, on pense au collège comme à une entité désincarnée. Or, le collège, c'est dix-sept personnes : un président, quatre vice-présidents et douze membres venant de divers horizons. Pour être parfaitement précis, cinq personnalités sont issues du monde dit « de la production, artisanat, distribution ». Nous comptons donc des représentants du secteur privé, ce qui est nécessaire.

Je suis à l'Autorité de la concurrence depuis 2005 ; à cette époque, on parlait d'ailleurs encore du Conseil de la concurrence.

Cette composition assure la diversité des points de vue. Au sein du collège, siègent à la fois le président d'une association de consommateurs, des représentants des grands corps - Conseil d'État, Cour des comptes -, un professeur de droit de Paris-I et un professeur de sciences économiques. C'est cette richesse qui assure l'impartialité et la qualité des décisions. En effet, les membres ne sont pas toujours d'accord. Le collège n'est pas une chambre d'enregistrement, mais un lieu de débat, et c'est bien lui qui décide.

Mme Sylvie Robert . - Vous votez ?

M. Emmanuel Combe. - Tout à fait et, en cas de voix égales, la voix du président compte double.

Les membres et le président sont désignés par le Président de la République, sur proposition du ministre de l'économie et des finances.

La variété de cette composition a été voulue par le législateur ; elle permet d'assurer la diversité des points de vue et, surtout - j'ai pu le vivre, depuis seize ans -, la qualité des décisions. Le regard d'un président d'association de consommateurs n'est pas nécessairement celui d'un professeur de droit, qui n'est pas non plus celui d'un professeur d'économie.

M. Laurent Lafon , président . - On le sait, le conseil comptera bientôt un nouvel acteur : le futur président. Y a-t-il d'autres membres dont le mandat arrive à échéance d'ici à l'examen du dossier, à la mi-février 2022 ?

M. Emmanuel Combe. - Tout à fait. Non seulement trois membres dont le mandat a expiré demandent à être renouvelés, mais le Président de la République, sur proposition du ministre de l'économie et des finances, doit nommer deux nouveaux membres qui ne peuvent être renouvelés, car ils ont déjà fait deux mandats. Ces membres doivent être nommés dans les semaines à venir.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez conscience que votre instruction va être scrutée de près. La réputation et l'autorité de votre institution dépendront beaucoup de la précision et de l'indépendance de votre travail, quel que soit le sens de la décision prise.

Nous avons auditionné une spécialiste du sujet, Julia Cagé. Selon elle, pour une décision de ce type, on peut interroger l'indépendance de l'Autorité de la concurrence, comme celle du CSA d'ailleurs. Elle ajoute qu'il faudrait aller chercher un avis indépendant auprès de la Commission européenne, hors des pressions auxquelles le pouvoir politique, et donc vos institutions, peuvent être sujets, même si, par leur pertinence, beaucoup de décisions prouvent le courage du collège. Que pensez-vous d'une telle proposition ?

M. Emmanuel Combe. - Mon expérience me permet de vous répondre avec certitude. Peu après mon arrivée en février 2005 au Conseil de la concurrence, devenu Autorité en 2009, nous avons traité de la fameuse affaire du cartel de la téléphonie mobile. À la clef, nous avons prononcé une amende de 534 millions d'euros. C'est la première affaire que j'ai eu à traiter.

En seize ans, je n'ai jamais ressenti la moindre pression ou la moindre interférence. De plus, ce qui prévient toute partialité, c'est la diversité des profils. Excepté de petites affaires, soumises à un juge unique, aucune décision n'est rendue par un individu : cela n'existe pas.

Les grandes affaires sont soumises, sinon à l'ensemble du collège, du moins à un grand nombre de ses membres. Par définition, ces membres jugent et apprécient en leur âme et conscience. Je ne vois pas sur quel fondement l'on pourrait considérer qu'il faut dessaisir l'autorité d'une affaire jugée trop importante.

J'ai été chargé de l'affaire des produits d'hygiène et d'entretien, qui s'est soldée par une amende de 980 millions d'euros. D'autres collègues ont traité l'affaire Apple, qui s'est conclue par 1,2 milliard d'euros d'amende. Il faudrait les interroger : je ne crois pas qu'ils aient le sentiment d'avoir subi la moindre pression de qui que ce soit.

J'ai donc du mal à comprendre l'argument de Julia Cagé, pour laquelle j'ai par ailleurs le plus grand respect. Raisonner ainsi, c'est méconnaître le fonctionnement concret de notre institution.

M. David Assouline , rapporteur . - L'interrogation ne portait pas sur d'éventuelles pressions des acteurs susceptibles d'être sanctionnées. Julia Cagé rappelait simplement que les membres sont nommés par décret du Président de la République et parlait de pressions du pouvoir politique. Cela étant, je prends note de votre réponse.

Au sujet du domaine pertinent, vous nous apprenez que l'enquête porte sur 1 000 annonceurs pour le marché publicitaire et qu'il faut également tenir compte des coûts de production. L'enquête s'étend-elle à cet impact ?

Enfin, le marché des données personnelles semble le plus prisé de notre époque : il faut dire qu'il rapporte beaucoup. Commencez-vous à l'appréhender dans vos travaux ?

M. Stanislas Martin. - Le questionnaire qui sera envoyé au début de janvier prochain est ciblé sur la publicité et va bien couvrir les 1 000 premiers annonceurs. Par ailleurs, nous avons déjà envoyé 150 questionnaires en septembre et en octobre derniers. Nous attendons les réponses. À ce titre, nous nous sommes adressés notamment au volet de production, qui, avec le marché publicitaire, est l'élément principal du dossier.

Nous nous intéressons à d'autres sujets, comme le marché de la publicité à la radio, qui est lui aussi concerné.

À ma connaissance, et sauf erreur de ma part, aucun marché des données personnelles n'a été identifié et délimité comme tel. Le fait de détenir un grand nombre de données confère une puissance de marché, notamment dans le domaine de la publicité, pour la publicité ciblée, que ce soit en search ou en display . Si Google et Facebook ont été qualifiés de puissances de marché importantes, voire considérés comme étant en position dominante, c'est aussi parce que les données personnelles qu'ils détiennent les dotent d'une puissance de feu en matière de publicité ciblée.

Quant à la publicité télévisuelle, telle qu'elle existe aujourd'hui, elle ne laisse pas de place à la publicité ciblée, ou elle ne lui en accorde que très peu. Pour le moment, le sujet est donc moins sensible - c'est moins vrai en matière de replay .

M. David Assouline , rapporteur . - Pourtant, il pourrait être bon de légiférer au sujet de la publicité ciblée.

M. Stanislas Martin. - Tout à fait. Nous l'avons d'ailleurs recommandé dans notre avis de 2019.

M. Laurent Lafon , président . - Messieurs, nous vous remercions de ces éléments très précis ; désormais, nous mesurons mieux l'ampleur du travail que vous attend. Bien sûr, nous suivrons avec attention l'instruction et la décision de l'Autorité.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Lundi 10 janvier 2022
Audition de M. Nicolas Théry, président du Crédit Mutuel Alliance Fédérale, et de M. Philippe Carli, président du groupe EBRA

M. Laurent Lafon , président . - Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, je profite de notre première réunion de l'année pour vous souhaiter une bonne année 2022. Le programme de nos auditions sera particulièrement intense en janvier et février.

Je rappelle que la commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et David Assouline en est le rapporteur.

L'ordre du jour de notre réunion est consacré à la presse régionale. Nous accueillons en effet M. Nicolas Théry, président du Crédit Mutuel Alliance Fédérale, et M. Philippe Carli, président du groupe Est Bourgogne Rhône Alpes (EBRA), avant de recevoir M. Louis Echelard, président du directoire du groupe Société d'investissements et de participations (SIPA) - Ouest-France .

Peu en ont conscience, mais le premier acteur de la presse en France est le Crédit mutuel, actionnaire unique du groupe EBRA. Ce groupe possède en effet dix-huit titres et rayonne sur tout l'est de la France, à travers, par exemple, L'Alsace , Le Bien public, Le Dauphiné Libéré , Les Dernières Nouvelles d'Alsace (DNA) , L'Est Républicain , Le Journal de Saône-et-Loire, Le Progrès , Le Républicain Lorrain et Vosges Matin . En 2019, il représentait 9,4 % des tirages nationaux de presse et près de 18 % de la presse quotidienne. Il s'agit donc d'un acteur majeur de la presse régionale, qui illustre bien la problématique de la concentration des médias au coeur de notre commission d'enquête. Il est en outre le seul groupe bancaire à être fortement présent dans les médias.

Monsieur Théry, monsieur Carli, nous sommes heureux de vous recevoir pour que vous exposiez les racines de l'engagement du Crédit mutuel dans la presse, qui remonte à 2004, date de la vente par le groupe Dassault de ses titres de presse régionale. Vous nous présenterez votre vision de la situation de la presse et vos perspectives pour les années à venir.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Théry et M. Philippe Carli prêtent successivement serment.

M. Nicolas Théry, président du Crédit Mutuel Alliance Fédérale . - Je vous présente tout d'abord mes voeux de bonne année. Je vous remercie de nous avoir invités. C'est pour nous un honneur de nous trouver devant une commission parlementaire et de pouvoir lui expliquer les actions que nous essayons de conduire dans nos rôles respectifs d'actionnaire et de dirigeant, à travers neuf titres de presse régionale.

Je m'exprime ici en qualité de président de Crédit Mutuel Alliance Fédérale, actionnaire du groupe EBRA, et non en tant que président de la Confédération nationale du Crédit mutuel.

Le Crédit mutuel entretient avec la presse une longue histoire qui remonte à 1972, date de l'intégration du journal L'Alsace , journal qui connaissait alors des difficultés, dans le Crédit mutuel Alsace Lorraine Franche-Comté.

Comme vous l'avez souligné, à partir de 2004, pour des raisons conjoncturelles, mon prédécesseur a progressivement proposé la prise de contrôle de neuf titres de la presse quotidienne régionale, via les acquisitions successives de journaux détenus par le groupe Dassault et du groupe L'Est Républicain. Ces titres sont désormais regroupés au sein du groupe EBRA, sous la présidence de Philippe Carli.

Je ne vous parlerai pas des raisons de l'acquisition de ces journaux, car je n'étais pas dans le groupe à l'époque, mais de la raison de la confirmation de la présence des titres de presse au sein du groupe Crédit Mutuel Alliance Fédérale, en 2017.

Au moment de ma prise de fonctions, il y a six ans, la presse régionale constituait un cas dilemme. Elle perdait entre 50 et 60 millions d'euros par an, couverts par les sociétaires, et était marquée par un certain retard en matière de numérisation et de rajeunissement. Une forte pression s'est exercée à l'époque en faveur de la vente ou de la fermeture de ces titres. Or le directeur général et moi-même avons souhaité procéder tout d'abord à un audit de la situation, que nous avons confié à Philippe Carli, alors consultant extérieur, qui avait conduit le redressement remarqué du Parisien et de L'Équipe .

Au terme de cette analyse, rendue en avril 2017, nous avons acquis trois convictions qui ont été soutenues et votées par notre gouvernance mutualiste.

La première est que le redressement était possible. Les activités de presse écrite régionale pouvaient être à l'équilibre moyennant des mesures exigeantes. Celles-ci ont été conduites par un nouveau dirigeant, Philippe Carli, dans le but de parvenir à un équilibre financier fin 2020. Cet objectif a été atteint avec trois mois de retard du fait du covid-19, ce qui constitue une superbe performance. Le résultat d'exploitation du groupe de presse est désormais positif.

La deuxième conviction était que les responsabilités de dirigeant et d'actionnaire devaient être clairement distinguées. Je suis président de Crédit Mutuel Alliance Fédérale, je ne suis pas président du groupe EBRA. Nous avons avec Philippe Carli une relation fondée sur le lien normal qui unit un actionnaire et un responsable d'entreprise, et centrée sur l'idée selon laquelle le groupe de presse et chacun des titres doivent être placés sous une stricte autonomie éditoriale, et disposer de ce point de vue d'une stricte responsabilité. Dans ce cadre, nous avons fait le choix fondamental de maintenir chaque titre.

La troisième conviction est que notre groupe est un groupe mutualiste. Le statut d'entreprise à mission qu'il détient désormais a formalisé son engagement, de longue date, d'être un groupe complètement mutualiste et non coté - engagement dont témoigne la décision prise en 2017 par le directeur général et moi-même de retirer le Crédit industriel et commercial (CIC) de la cote.

L'intégralité de nos résultats est mise en réserve, et ces réserves ont vocation à servir l'économie française, les sociétaires et le développement du groupe.

La presse quotidienne régionale constitue un service de proximité, en ligne avec notre mission d'accompagnement des territoires - inscrite en quatrième position de la liste des missions figurant dans les statuts de l'entreprise à mission Crédit Mutuel Alliance Fédérale -, sa vocation étant d'entretenir le débat démocratique et le lien social dans tous les territoires.

La « saison 1 » du redressement du groupe EBRA a été conduite avec succès. Le Crédit mutuel s'inscrit dans un engagement durable auprès des neuf titres de presse régionale du groupe, l'idée étant de conforter ce redressement et d'assurer leur développement, en ligne avec notre mission de présence dans les territoires, d'information locale et d'entretien de la confiance envers nos titres. La presse quotidienne régionale présente en effet, d'après les enquêtes d'opinion, un taux de confiance élevé, de 62 %. Il s'agit pour nous non seulement d'un témoignage de reconnaissance, mais aussi d'une responsabilité. C'est dans cet esprit que nous souhaitons continuer à agir aux côtés du groupe EBRA.

M. Philippe Carli, président du groupe Est Bourgogne Rhône Alpes (EBRA) . - La presse est importante pour la pluralité politique. Les titres de presse quotidienne régionale du groupe EBRA ont pour objet d'informer le public et mettre en valeur les acteurs du territoire. Nous ne sommes pas là pour avoir des opinions, mais pour apporter des informations importantes.

Par ailleurs, il n'y a pas de pluralité ni de presse sans des équipes de journalistes et des rédactions fortes. C'est pourquoi j'ai souhaité, au lancement de la saison 1 de la transformation d'EBRA, améliorer l'ensemble du fonctionnement de l'entreprise, tout en gardant des rédactions fortes. Nos neuf titres de presse représentent ainsi 1 400 journalistes, sans compter l'ensemble de nos correspondants. Nous aimerions en faire travailler plus mais, malheureusement, avec la crise de la covid et ses conséquences, cela n'a pas été possible. .

La majorité des titres du groupe ne seraient plus là si nous n'avions pas bénéficié du fort soutien de notre actionnaire pour opérer la transformation nécessaire à leur maintien.

La presse quotidienne vit depuis dix ans une transformation sans précédent, liée à la révolution internet, mais surtout aux changements d'usage de l'information. On traite désormais l'information de six heures du matin à vingt-trois heures sous la forme la plus adaptée au moment où le lecteur la consomme.

Nous avons rassemblé nos expertises et nos savoir-faire et mis en oeuvre des synergies pour garder des rédactions fortes. Dans ce but, nous avons rationalisé et mis en commun nos imprimeries, nos studios graphiques et nos centres d'appels clients ainsi que les informations nationales générales et sportives. En revanche, chacun des neuf titres régionaux dispose de sa propre rédaction, les rédactions étant regroupées par territoire - territoires lorrain, alsacien, dauphinois et rhônalpin. Nous avons en outre systématiquement remplacé les journalistes à l'issue des départs.

Nous travaillons à présent sur la « saison 2 » du redressement du groupe. Nos titres ont la capacité de financer eux-mêmes leur croissance. Nous travaillons en particulier dans le but de renforcer les liens de proximité et de confiance avec les citoyens et l'ensemble des acteurs de nos régions. Un vrai problème de confiance se présente en effet à l'égard des institutions et des médias. Nous sommes particulièrement bien positionnés, au travers de nos rédactions fortes, pour répondre à cet enjeu.

J'ajoute que notre groupe vient d'être labellisé « Responsabilité sociétale des entreprises » (RSE) par Positive Workplace et constitue le premier groupe de presse quotidienne régionale à se voir attribuer cette distinction.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous êtes à la tête d'un groupe de presse géant. Or la diversité intrinsèque à la presse quotidienne régionale et son maillage territorial, qui sous-tend la confiance qui lui est accordée par les citoyens, diminuent au fil de la constitution de grands groupes et des mutualisations de moyens décidées par souci de rationalisation économique, qui réduisent la proximité des rédactions, donc l'originalité et la liberté éditoriale de chaque titre. Cette situation soulève des interrogations légitimes.

Quelle part le groupe EBRA représente-t-il dans l'ensemble des activités du Crédit mutuel ?

Pourquoi avez-vous jugé nécessaire de développer l'activité de presse ?

M. Nicolas Théry . - Nous faisons et tenons le pari de la diversité démocratique dans l'unité économique. Ne sont donc mutualisées que les fonctions situées « derrière le comptoir » de la démocratie, relevant de la régie ou de l'imprimerie. En revanche, les 1 400 cartes de presse, les rédactions, les titres et leur identité sont maintenus, dans toute leur dimension d'information régionale et locale.

Cette activité représente un chiffre d'affaires de 470 millions d'euros, sur un chiffre d'affaires total de 14,5 milliards d'euros pour Crédit Mutuel Alliance Fédérale. Il s'agit donc d'une activité significative, mais non majoritaire. Si nous nous réjouissons par ailleurs que le groupe EBRA affiche un résultat d'exploitation positif et sommes très reconnaissants aux équipes d'y être parvenues, l'exigence qui a été fixée est que cette activité soit à l'équilibre et puisse financer son développement, pour que les sociétaires du Crédit mutuel ne se retrouvent pas tenus de combler des pertes. Ce pari économique me semble sain.

Nous avons décidé de conserver cette activité, car elle répondait à la véritable identité de notre groupe, qui est d'être un groupe mutualiste local. Notre groupe rassemble en effet 1 550 établissements de crédit de plein exercice que sont les caisses locales du Crédit mutuel. Nous voulons être très présents auprès du milieu associatif, des citoyens, des professionnels, des commerçants et des artisans, et contribuer également à l'information locale.

Notre choix répond à une mission mutualiste territoriale. Nous l'assumons, car nous croyons à la vitalité territoriale. Mais le corollaire de ce choix, qui répond à la critique consistant à se demander pourquoi une banque contrôle des journaux, est de dire que nous sommes redevables de garanties de gouvernance et de fonctionnement relatives à l'indépendance éditoriale et à l'autonomie de gestion du groupe EBRA.

M. Philippe Carli . - L'indépendance éditoriale est difficile à tenir pour de petits titres comme Vosges Matin ou L'Alsace. Nous avons investi plus de 40 millions d'euros pendant la saison 1 pour remettre à plat nos sites internet, nos applications, produire des contenus adaptés aux usages, etc. Le fait de former un groupe permet de financer ces opérations pour l'ensemble des titres, alors que les petits titres seuls seraient incapables de les assumer - ou le feraient aux dépens de la force journalistique.

M. David Assouline , rapporteur . - Les possessions de votre groupe s'étendent sur presque toute la partie Est de la France, où une diversité de titres est donc détenue par un seul propriétaire.

Un responsable du syndicat national des journalistes (SNJ) que nous avons reçu nous a fait part de son émotion à l'annonce de votre décision de constituer un bureau d'informations générales chargé de produire de l'information censée être reprise localement par tous les titres, qui contrevenait, selon lui, à la liberté éditoriale et allait au-delà du seul objectif de rationalisation logistique. Que répondez-vous à cela ?

M. Philippe Carli . - La principale raison d'être du bureau d'informations générales, basé à Paris, est de traiter l'information nationale, dont beaucoup d'acteurs se trouvent en région parisienne et qui fait beaucoup appel aux dépêches de l'Agence France-Presse (AFP).

Les titres régionaux doivent effectivement reprendre l'information nationale générale et sportive. Ces reprises sont coordonnées par les rédacteurs en chef, qui se réunissent régulièrement pour décider de la façon dont sont traitées les informations. Tout ce qui relève de l'information régionale est en revanche distinct de ce bureau.

Le bureau d'informations générales produit des pages aux formats adaptés à chaque titre, et peut éventuellement proposer un traitement différent à la demande d'un rédacteur en chef local.

M. Nicolas Théry . - Les éditoriaux sont propres à chaque titre. Chaque titre a sa propre ligne éditoriale.

M. Philippe Carli . - La décision de mettre ou non un sujet en avant est prise par le rédacteur en chef du quotidien, non par le bureau d'informations générales.

M. David Assouline , rapporteur . - Le traitement d'une information nationale par une agence centrale fournit un angle de vue, une ligne éditoriale, qui s'applique forcément à tous les titres. De plus, le traitement de l'actualité nationale par le biais local avait son originalité, y compris pour des événements sportifs. Considérez-vous que ces débats de fond sont secondaires, que les mutualisations effectuées ont permis de sauver ces titres et qu'il n'y a pas d'autre modèle possible ?

M. Nicolas Théry . - Il ne s'agit pas d'un débat secondaire. Il nous a conduits à des propositions d'organisation très claires, notamment concernant le maintien de titres, l'articulation des rédactions, et le rôle non hiérarchique du bureau d'informations générales. Nous avons été soucieux d'éviter toute domination du bureau d'informations générales sur les titres. Il s'agit d'un contributeur.

Si la réponse que nous avons apportée peut vous paraître critiquable, cette question importante n'a donc pas été traitée de manière secondaire.

M. Philippe Carli . - Les titres de la presse quotidienne régionale disposent souvent de petites équipes pour l'information nationale. A contrario , le bureau d'informations générales rassemble une équipe de trente journalistes focalisés sur l'information nationale. L'AFP constitue par ailleurs une source d'information importante à la qualité reconnue.

La décision que nous avons prise de disposer d'une force journalistique à Paris pour traiter l'ensemble des sujets nationaux, tout en conservant des forces en région pour traiter les informations concernant directement les territoires, nous a paru un bon équilibre.

M. Laurent Lafon , président . - Cette organisation impliquant la formation d'une équipe dédiée à l'information générale et sportive et le maintien d'équipes au niveau régional constituait-elle un élément important du retour à l'équilibre financier du groupe ?

M. Philippe Carli . - Sans en être l'élément unique, cette organisation participe à l'équilibre des titres. Elle a en outre du sens du point de vue éditorial. Nous traitons beaucoup mieux l'information nationale depuis que le bureau d'informations générales s'en occupe. Nous avons renforcé également les contenus éditoriaux régionaux, et prenons beaucoup plus de temps pour mettre en valeur l'information régionale.

Auparavant, le temps manquant pour envoyer quelqu'un à Paris, les titres se contentaient souvent de reprendre telles quelles les dépêches de l'AFP. Il n'en va plus de même aujourd'hui. Le groupe EBRA lance même parfois des informations nationales avant la presse quotidienne nationale.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous gagnez là ce que vous perdez en traitement de proximité et en vision originale de l'information nationale par la presse quotidienne régionale, qui était complémentaire de ce qui existait par ailleurs.

La presse quotidienne régionale traite donc toutes les questions nationales, qui concernent tous les Français, de manière unique et non plus à travers la diversité de titres qui faisait pourtant son originalité.

Estimez-vous que les conditions imposées par l'Autorité de la concurrence à l'occasion de l'autorisation du rachat par votre groupe de titres de L'Est Républicain - relatives notamment à la diversité des contenus, au maintien de rédactions en chef dédiées et à la garantie de la diffusion des titres de presse quotidienne régionale concernés - sont remplies au moyen de la pratique des mutualisations ?

M. Philippe Carli . - Ces conditions sont respectées. Les informations produites par le bureau d'informations générales sont mises dans chaque journal sur la décision du rédacteur en chef local. En outre, si un sujet national a un impact régional fort, la rédaction locale peut le traiter en lien avec les journalistes du bureau d'informations générales.

M. David Assouline , rapporteur . - Des journalistes ont-ils déjà été incités à ne pas traiter tel ou tel sujet susceptible de concerner le Crédit mutuel ?

M. Philippe Carli . - Le meilleur moyen pour qu'un sujet explose dans la presse est d'expliquer aux rédactions ce qu'elles doivent faire ! C'est quelque chose qui n'existe pas. Du reste, les journaux ont tendance à hésiter à parler de leur actionnaire, plutôt qu'à essayer de valoriser ses actions.

Nous recevons des communiqués de presse de la part d'acteurs de la banque. Lorsque de tels sujets sont traités, c'est la rédaction qui décide de ce qu'elle en fait.

M. Nicolas Théry . - C'est la deuxième fois en six ans que je parle publiquement du groupe de presse. La première fois, c'était à l'occasion d'un entretien que Philippe et moi avons accordé au Figaro , en septembre dernier, pour annoncer que le redressement du groupe EBRA était effectif.

La règle est très claire, et les six années écoulées l'ont fait accepter par tous : je n'interviens pas, je n'ai aucune demande, aucun souhait, aucune remarque, en aucune manière. C'est une question de pratique. Une pratique constante produit aussi une forme d'apaisement de la relation, où chacun fait son métier en toute responsabilité, sans interférence. Je m'en porte mieux, et je pense que les 1 400 journalistes de même que Philippe Carli s'en portent mieux également.

M. David Assouline , rapporteur . - Je prends acte de ce que vous dites. Les témoignages concernant votre prédécesseur faisaient état d'une tout autre réalité.

Mme Sylvie Robert . - Les titres détenus par votre groupe sont très variés, notamment s'agissant de leur implantation - en agglomération, ou rurale. Chaque titre a-t-il une indépendance totale en matière de stratégie à déployer localement, sur le plan du tirage par exemple, ou cette décision est-elle prise au niveau global ?

Tous les journalistes qui traitaient l'information générale dans les titres régionaux avant la création du bureau d'informations générales ont-ils été gardés par le groupe, au moyen, par exemple, d'une reconversion ?

Chaque rédaction dispose-t-elle d'une charte de déontologie ?

Chaque titre a-t-il un fonctionnement totalement indépendant, décidé à la discrétion de son rédacteur en chef et qui diffère forcément de celui des autres titres en fonction de son environnement ?

M. Philippe Carli . - Les titres ne fonctionnent pas complètement indépendamment les uns des autres, sinon ce n'est pas la peine d'avoir un groupe.

Nous travaillons beaucoup ensemble pour les outils informatiques, les plateformes, les studios graphiques, la distribution, etc . Mais nous travaillons également avec les autres titres de la presse quotidienne régionale, notamment à travers la régie nationale 366, qui constitue un interlocuteur unique pour tous les grands donneurs d'ordre souhaitant placer des publicités dans la presse quotidienne régionale.

La presse répond à un marché, comme d'autres environnements économiques. Il existe donc un prix marché pour les abonnements papier. Il faut des méthodes de marketing direct particulières pour aller chercher des abonnements digitaux. Or ces méthodes ne varient pas d'un titre à un autre. Nous échangeons d'ailleurs beaucoup avec le reste de la presse pour identifier les meilleures pratiques. Ces méthodes requièrent en outre des expertises très pointues difficiles à trouver. Or le groupe a l'avantage de nous conférer une attractivité suffisante pour recruter les meilleurs talents dans ce domaine.

Nos titres mettent en oeuvre une stratégie groupe, qui est évidemment adaptée en fonction de leurs particularités. Ainsi, si les DNA comptabilisent 92 % d'abonnés papier, Le Dauphiné Libéré n'en compte que 50 % à 55 %. Ces deux réalités n'appellent donc pas la même stratégie d'approche. Ainsi, en réponse à une baisse de diffusion importante que nous subissions sur la vente au numéro du Dauphiné Libéré , une campagne a été lancée, à l'initiative du journal, pour ouvrir des points de vente supplétifs.

L'approche des marchés varie effectivement selon que l'on se trouve en ville ou à la campagne. Les agriculteurs, les viticulteurs ou les artisans ont ainsi l'habitude de recevoir leur journal en portage avant sept heures du matin, alors que nous avons développé des applications, notamment l'application ASAPP, pour les lecteurs de Strasbourg ou de Lyon, dont les usages de consommation sont différents. Le fait de former un groupe nous a d'ailleurs permis de mener une étude marketing éditoriale dans les grands centres urbains de Strasbourg, Grenoble, Lyon, ou encore Metz, où l'on rencontre des problématiques similaires.

Nous menons aussi des démarches avec les groupes Sipa Ouest-France , Rossel ou encore Sud Ouest. Ainsi, l'information étant aujourd'hui très consommée sous format vidéo, peu connu historiquement de la presse quotidienne régionale, nous avons pris des participations croisées dans des sociétés qui nous apportent ce savoir-faire.

Il y a une indépendance pour mettre en oeuvre la stratégie groupe localement et l'adapter en fonction des réalités des territoires. Le fait d'être un groupe a en outre du sens, car cela nous permet de fédérer nos actions et d'amortir le coût du développement des outils dont nous avons besoin.

Enfin, le côté industriel des métiers de la presse se retrouve en Allemagne et en Italie, où un certain nombre de choses sont progressivement mises en commun. La presse est un métier en grande transformation qui a besoin d'investissements majeurs que les titres n'ont pas la capacité de financer seuls.

M. Michel Laugier . - Que seraient devenus les neuf titres détenus par le groupe EBRA si le Crédit mutuel n'avait pas investi en leur faveur ?

Leurs lignes éditoriales sont-elles très différentes ou finalement assez proches ?

Comptez-vous sur la saison 2 pour parvenir à un retour sur investissement ?

Une saison 3 est-elle prévue ? Avez-vous d'autres ambitions, dans d'autres médias comme la radio ou la télévision ?

M. Nicolas Théry . - Vous nous croyez vraiment sans limites ! Nous ne sommes pas des papivores.

M. David Assouline , rapporteur . - Il y a quand même neuf titres !

M. Nicolas Théry . - Indépendance éditoriale et indépendance financière vont de pair. Nous avons besoin d'une presse régionale vivante, active et diverse, nourrie par des coopérations entre les différents titres, pour maintenir une présence territoriale.

Il faut que l'indépendance et l'équilibre économiques soient assurés pour garantir le maintien de 1 400 cartes de presse et permettre aux neuf titres de se développer.

Nous n'avons pas de saison 3 prévue ni d'ambition de rachat ou d'extension. Nous avons des ambitions de développement du groupe EBRA sur les nouveaux vecteurs - applications, vidéos - appuyées sur des investissements très lourds, et vers de nouveaux publics, notamment les jeunes.

En 2016, à mon arrivée, un grand nombre de personnes plus ou moins intéressées m'ont dit qu'il fallait se débarrasser de l'activité de presse, car elle était source de problèmes. Ma conviction est que trois ou quatre titres auraient réussi à s'en sortir sans notre soutien, quand cinq autres auraient fermé.

M. David Assouline , rapporteur . - Il y aurait peut-être eu d'autres acheteurs.

M. Nicolas Théry . - Les marques d'intérêt ont été très claires à l'époque. Il y avait au moins cinq titres qui n'intéressaient rigoureusement personne.

Il se trouve que le Crédit mutuel était actionnaire de neuf titres. Dans la ligne de notre positionnement de banque territoriale, nous ne souhaitions pas mettre en difficulté cinq d'entre eux. Cela a fait partie du choix que nous avons posé.

M. Philippe Carli . - Nos titres ne sont pas des titres de presse papier, mais des titres de presse plurimédias. Nous distribuons 900 000 exemplaires par jour, sommes lus sur le papier par 3,7 millions de personnes par jour et comptabilisons entre 4,9 millions et 5,5 millions de visiteurs quotidiens sur nos applications et nos sites internet.

Nous avons terminé l'année 2021 avec 80 000 abonnés numériques, alors que nous n'en avions aucun au lancement du plan cette même année. Nous produisons 200 podcasts et 1 500 vidéos par mois, soit une augmentation de 153 % en trois ans. Nous avons en outre augmenté nos audiences de 70 %.

Notre actionnaire nous a donné les moyens de faire les réformes que les titres individuellement n'étaient pas capables de mener. Nicolas Théry n'a pas mentionné le coût que ce plan de transformation de trois ans a représenté pour le Crédit mutuel.

M. Laurent Lafon , président . - Dans Le Figaro , vous mentionnez le chiffre de 115 millions d'euros.

M. Philippe Carli . - Exactement. C'est le montant de l'investissement effectué par le Crédit mutuel pour transformer ces titres. De plus, si le groupe EBRA est bien à l'équilibre, certains titres, notamment les titres lorrains, continuent à perdre de l'argent. Ils partaient en effet d'une telle situation que beaucoup d'actionnaires intéressés par de futurs dividendes auraient depuis longtemps déposé le bilan.

Grâce au Crédit mutuel, nous avons réussi à garder une pluralité de presses quotidiennes régionales, notamment dans l'est de la France. Nos lecteurs parcourent tous les jours nos titres lorrains avec grand plaisir. Pendant la pandémie de la covid-19, particulièrement pendant le premier confinement, la presse quotidienne régionale était le seul lien social existant, car nous nous sommes débrouillés pour continuer à imprimer et distribuer nos titres tout en protégeant nos salariés, notamment les porteurs.

Mme Monique de Marco . - La participation des salariés et journalistes au sein des instances dirigeantes de votre groupe va-t-elle croissante ?

Les rédacteurs ou rédactrices en chef - je ne sais pas si cette profession est très paritaire - sont-ils élus par leurs pairs au sein du comité de rédaction ou désignés par une instance dirigeante ?

M. Philippe Carli . - Toute notre transformation s'est faite sans aucun départ contraint, appuyée sur des accords signés de manière majoritaire par les partenaires sociaux. Cela montre que nous avons su développer un véritable dialogue. L'obtention du label RSE dépendait d'ailleurs du résultat obtenu à l'issue de l'envoi d'un questionnaire à l'ensemble de nos salariés, fournisseurs et clients.

Les partenaires sociaux sont associés à nos actions. Nous avons en outre investi un peu de plus de 2 millions d'euros par an dans la formation sur les trois dernières années et poursuivons cet effort par la création de l' EBRA Academy pour former l'ensemble des salariés et rendre également nos partenaires sociaux encore plus pertinents dans nos discussions.

Nous avons aussi mis en place des mesures pour améliorer la parité. Notre comité exécutif comprend ainsi 40 % de femmes, et le rédacteur en chef du bureau d'informations générales vient d'être remplacé par une femme. Nous poursuivons plusieurs objectifs dans le cadre de la RSE pour rendre l'entreprise représentative de la population française.

Les journalistes ne participent pas à la nomination des rédacteurs en chef. Cette décision de recrutement est prise par le directeur du titre concerné en lien avec la direction des ressources humaines. Je rencontre également les rédacteurs en chef pour me faire ma propre opinion sur leur éthique.

Enfin, nous avons des chartes éditoriales et venons de signer un accord de qualité de vie au travail pour le groupe, incluant une charte de savoir-vivre.

M. Pierre Laurent . - Comment en êtes-vous arrivés au périmètre qui est celui de vos possessions de titres de presse ? Des raisons économiques vous ont-elles conduits à considérer que cette échelle était la bonne ou vous êtes-vous heurtés à la frontière constituée par les possessions d'autres groupes ?

Vous sentez-vous protégés de la concentration ? Pensez-vous que certains pourraient avoir des velléités d'empiétement sur votre groupe ? Selon vous, à quelle échelle la concentration devient-elle nécessaire dans la presse quotidienne régionale ?

Quelles ont été les recettes du succès du retour à l'équilibre pour les titres qui y sont parvenus : s'agit-il des ventes, de la publicité, des abonnés, du portage ou de la vente en kiosque ? De manière générale, d'où vos coûts et vos ressources proviennent-ils ?

Les moyens mutualisés que vous avez évoqués sont-ils utilisés par d'autres que vous ? Avez-vous des rapports avec le reste de la presse quotidienne régionale ou avec la presse nationale, et, le cas échéant, ces rapports obéissent-ils plutôt à une logique de mise en commun ou à une logique de concurrence ?

M. Nicolas Théry . - L'extension des années 2006-2011 a été une affaire d'opportunités, lorsque des groupes étaient cédés. Le Crédit mutuel a décidé au coup par coup.

Les sociétaires du Crédit mutuel ont payé, à coup de prix d'acquisition et de déficits récurrents, 1 milliard d'euros pour ce développement dans la presse. Il fallait soit tirer un trait sur ces activités, soit trouver les moyens d'assurer à ces titres un avenir durable.

Sommes-nous à la bonne échelle ? À mon sens, oui. Grâce à Philippe Carli, aux équipes, aux partenaires sociaux, à la mobilisation collective et au soutien du Crédit mutuel, nous avons trouvé une voie pour arriver à un équilibre durable.

Nous ne nous sentons pas menacés par la concentration. Nous ne sommes pas acheteurs ou en croissance, mais nous voulons développer nos titres, y compris sur des nouveaux publics et avec de nouveaux moyens, notamment en coopérant avec d'autres groupes.

M. Philippe Carli . - Détenir neuf journaux nous donne une taille critique pour amortir efficacement les investissements. La transformation est globale : les sites sont différents, mais l'outil est le même. Lorsqu'on réalise un investissement ou qu'on noue un partenariat avec un fournisseur de contenus comme Taboola ou Outbrain, nous avons la force du groupe. Nous sommes le premier acheteur de papier en France. D'ailleurs, nous sommes fortement impactés par l'augmentation du prix du papier, qui génère un surcoût de 8 millions d'euros pour EBRA.

Lorsque nous développons un outil CRM pour nos équipes de vente, nous l'amortissons sur l'ensemble des titres. Actuellement, nous réalisons 500 millions d'euros de chiffre d'affaires, ce qui donne un fort potentiel de rationalisation.

Nous pouvons réaliser des économies supplémentaires en travaillant avec la presse quotidienne régionale - nous n'avons pas vraiment de concurrence, puisque nous sommes sur des territoires différents - ou avec la presse quotidienne nationale, dans le cadre du plan filières. Nous négocions actuellement sur la mise en commun de l'impression, vers Lyon. Nos imprimeries sont très chargées et ont été modernisées. Pour la diffusion, nous avons commencé à porter des titres de la presse quotidienne nationale, ce qui remplit mieux les véhicules, réduit le coût à l'exemplaire du portage et permet à la presse quotidienne nationale d'être encore distribuée dans de nombreux endroits où elle ne pourrait plus l'être sinon, notamment pour ses abonnés.

M. Nicolas Théry . - Nous sommes très reconnaissants au Sénat pour son action sur les grandes plateformes technologiques. Nous voulons offrir une information diversifiée sans être pillés. La législation sur les droits voisins est un élément très important de l'équilibre durable de la presse écrite, notamment régionale.

M. Laurent Lafon , président . - Pourquoi les grands groupes industriels investissent-ils dans les médias ? Quel retour en ont-ils ?

Vous êtes un peu atypiques, car vous êtes une banque et surtout, dans les autres grands groupes, il y a une logique économique associée à une petite touche personnelle du président du groupe, qui peut être une volonté de reconnaissance ou d'influence.

On ne peut pas vous mettre sur le même plan. Chez vous, la logique économique prédomine, avec une volonté de rationalisation et de mutualisation.

Quel est le retour économique attendu de vos médias ? Plusieurs fédérations régionales sont couvertes par l'un de vos médias, d'autres pas du tout. Y a-t-il une différence en matière de chiffre d'affaires, de public visé dans les fédérations régionales ayant une presse régionale du Crédit mutuel et celles n'en ayant pas ? Quel est l'impact sur les activités des fédérations régionales du Crédit mutuel ?

La clientèle traditionnelle du Crédit mutuel, ce sont notamment les artisans et les associations. Avez-vous établi un lien entre vos titres de presse régionale et ce public ? S'il n'y avait pas d'intérêt commercial du Crédit mutuel, seriez-vous moins intéressé par la presse régionale ?

Vous en êtes à la saison 2 ou 3. L'actionnaire, M. Théry, vous donne-t-il un objectif en matière de bénéfices ? Un taux de rentabilité de 2 à 3 % par exemple ?

M. Nicolas Théry . - Je ne suis pas actionnaire, mais le Crédit mutuel que je préside l'est.

M. Laurent Lafon , président . - C'est une précision importante.

M. Nicolas Théry . - C'est bien un choix collectif, que j'ai proposé et que j'assume. Les instances du Crédit mutuel ont voté le plan de redressement de M. Carli à l'unanimité. En novembre 2021, il a présenté les résultats de cette stratégie. J'ai demandé à tous les administrateurs une minute d'honnêteté, pour savoir qui y croyait vraiment il y a quatre ans. Aucune main ne s'est levée... C'est un choix collectif, important, issu d'un mouvement mutualiste, collectif, estimant, à la fois dans le domaine bancaire, de l'assurance, des services aux concitoyens, qu'il est un acteur des territoires.

À titre personnel, je suis convaincu que tous, nous devrions plus souvent, dans nos choix collectifs, nous demander quel est l'impact de décisions prises au nom d'intérêts consuméristes, financiers, prudentiels, de régulation, etc., sur les territoires. En ce qui nous concerne, le choix pour la presse, c'est de contribuer au maintien d'une presse quotidienne régionale de qualité sur les territoires où nous investissons, reflet de ces territoires, contribuant à leur développement et à leur vitalité.

L'objectif fixé, c'est l'équilibre - y compris les investissements. C'est un objectif ambitieux, compte tenu de la hausse du prix du papier notamment, mais ce n'est pas un objectif conditionnel. S'il faut décaler l'objectif en raison d'un souci de ce type, nous réaliserons un accompagnement en confiance et en exigence.

Il n'y a aucun lien entre les fédérations régionales et les journaux. L'indépendance d'EBRA est totale. Les fédérations régionales sont parties prenantes de Crédit Mutuel Alliance Fédérale qui réunit quatorze fédérations régionales. À ce titre, elles suivent l'ensemble des filiales et des activités, mais sans intervention.

Il en est de même pour les associations ou les artisans : nous n'avons pas de lien commercial, pas d'interférence ou d'intérêt économique en lien avec la presse. Nous veillons, et c'est un choix stratégique assumé, à un objectif d'équilibre des activités de presse, sans excès. Le mutualisme, c'est être capable de tenir des choix stratégiques de changement dans un souci d'efficacité opérationnelle. Voilà l'équilibre que nous recherchons.

L'objectif de l'actionnaire, c'est que les sociétaires du Crédit mutuel portent cette structure sans qu'elle leur coûte comme dans le passé. Cette partie de l'histoire est terminée : depuis cinq ans, c'est une nouvelle aventure. Nous savons désormais pourquoi le Crédit mutuel a souhaité rester actionnaire de ce groupe, et conforter sa présence et son développement dans une contrainte économique, mais dans un accompagnement durable.

M. Laurent Lafon , président . - Je ne parlais pas d'un lien de personnes ou de structures, mais d'un lien géographique : le chiffre d'affaires des fédérations du Crédit mutuel est-il plus important dans les zones géographiques où vous détenez des titres de presse ?

M. Nicolas Théry . - Non, il n'y a aucun impact d'aucune sorte. Le Crédit mutuel est un groupe multiservices. Les activités de presse ne sont pas proposées sur les applications bancaires.

M. David Assouline , rapporteur . - Une commission d'enquête est un outil puissant de contrôle parlementaire, afin d'éclairer le débat public.

Sans être d'un scepticisme absolu, n'avez-vous pas d'autre intérêt que le bien commun, pour posséder tous ces titres ? Si nous acquiescions sans vous interroger, nous ferions preuve de peu de vigilance.

Dans l'ensemble de votre groupe, la valorisation du Crédit mutuel ou de ses activités dans vos titres n'est-elle pas l'objet d'une bienveillance ou d'un regard acritique ? Ce ne serait pas une touche personnelle, mais un intérêt d'influence et de rayonnement du propriétaire, qui investit dans la presse et prend des risques.

Si ce n'est pas le cas dans votre propre groupe de presse, nous avons entendu devant notre commission d'enquête, ici même, une accusation portée contre le Crédit mutuel. En 2015, le Crédit mutuel a été accusé d'avoir fait pression sur Vincent Bolloré et son groupe Canal Plus, et du chantage à la publicité et à des relations apaisées, pour ne pas diffuser un documentaire de Nicolas Vescovacci, consacré à l'évasion fiscale, qui mettait en cause le Crédit mutuel. M. Vescovacci a réitéré ses propos devant nous. Cela avait fait scandale. Canal Plus, après avoir investi dans ce documentaire, l'a retiré de la diffusion. Le service public l'a diffusé. Il se dit - je demanderai confirmation à Delphine Ernotte - que les crédits de publicité de votre groupe vers le service public auraient été supprimés pour sanctionner la diffusion du documentaire sur le service public. Que répondez-vous à cela, sachant que ce n'était pas durant votre mandat, qui a débuté en 2016 ? Tout ceci n'est-il que mensonge ? N'en savez-vous rien, ou le confirmez-vous ?

M. Nicolas Théry . - Je répondrai d'abord à la question la plus pertinente : contribuons-nous au bien commun ? Il n'y a pas que l'argent dans la vie : c'est notre conviction en tant que mutualistes.

Je trouve surprenante l'autre question, dans une institution ayant en charge l'intérêt public. Nous n'avons pas en charge le bien commun ni l'intérêt public, mais une fonction d'utilité collective. Notre décision d'investir dans la presse est une décision d'utilité collective, au même titre que la suppression du questionnaire de santé pour les emprunteurs immobiliers il y a quelques semaines, ou que la soumission de nos portefeuilles de crédits corporate , gestion d'actifs et d'assurance aux accords de Paris, au même titre que nous avons pris des mesures en faveur des clientèles fragiles ou des professionnels, des artisans et des commerçants, lors de la crise du coronavirus - des décisions claires et sans contreparties. Cela vous surprendra peut-être, mais nous n'avons aucun regret et nous sommes même joyeux de faire cela.

Le scepticisme, c'est bien, les interrogations sont nécessaires, le débat est utile. Par contre, le soupçon et le complotisme ne sont pas de mise.

Je suis désolé de vous le dire, mais il n'y a pas de logique complotiste ; il n'y a pas de logique d'influence ; il n'y a pas d'exercice d'un pouvoir caché dans notre décision. Cette décision est collective et assumée. Elle n'a pas été facile à prendre pour un certain nombre d'élus mutualistes. Mais elle a été prise, elle est assumée et elle sera maintenue. Ce n'est pas l'expression d'une personne devant vous, mais l'expression d'une institution qui a une vraie fierté mutualiste et une vraie fierté d'utilité collective. Notre investissement dans la presse peut vous surprendre, dans une logique complotiste ou sceptique, mais il relève bien d'une logique d'utilité collective.

Me concernant, ou concernant Daniel Baal pour les prises de parole, vous constaterez peut-être que nous intervenons beaucoup plus souvent dans d'autres médias que dans ceux du groupe EBRA, justement pour qu'il n'y ait pas de soupçons. En revanche, nous sommes très heureux de répondre aux journalistes du groupe EBRA lorsque nous sommes interviewés, à leur demande. Cette simplicité de relation et de fonctionnement est notre meilleur atout. Quelquefois, faire simple, c'est aussi juste faire démocratique, faire transparent, et faire efficace - je vous le dis avec beaucoup d'engagement et de passion. Ce petit système interne qui consiste à porter les questions et à les faire tourner en se demandant ce que cela cache, ce que cela veut dire... Non ! À un moment, on peut poser les débats de manière simple.

Vous parlez de pressions et de chantage ? Ce n'est pas rien ! J'entends les dires des auteurs du documentaire. Nous avons consulté les faits allégués, qui ne portent pas sur le Crédit mutuel, mais sur une filiale, qui, à l'époque, avait été déjà aux trois quarts cédée : la banque Pasche. Aucun des faits allégués n'a été confirmé nous concernant. Je constate que rien, depuis, n'a modifié ce jugement. Aucune suite judiciaire n'est intervenue sur ces faits. Le groupe Canal Plus a démenti cette réalité. Nous restons l'un des principaux annonceurs du service public. Vous pouvez le vérifier. Nous l'avons été de manière continue.

À un moment, il faut se dire simplement les choses. Ce reportage a eu lieu, je n'ai pas de jugement à porter. Je constate juste que les faits allégués ne sont pas confirmés nous concernant ; à ce stade, ils n'ont pas été repris sur le plan judiciaire. Ils ont été démentis par le groupe Canal Plus. Nous avons eu des conflits du travail avec certains salariés qui s'exprimaient dans ce reportage. Ils ont été déboutés par la justice. Je m'en tiens là, la page est tournée. À un moment, l'ère du soupçon et du « oui, mais quand même » doit avoir un terme. Les choses ont été claires ; nous les avons dites à l'époque, je le répète. Nous avons une part de fierté à contribuer à l'existence d'une presse qui se porte bien.

M. Lafon a bien souligné que nous avons le souci de l'équilibre économique, mais au service d'un engagement durable - j'insiste sur ce point. Personnellement, j'ai constaté que lorsqu'une activité est structurellement et fortement déficitaire, la question de sa pérennité se pose. Je veux éviter cette question dans nos débats, en interne, pour que nous assumions ce choix collectif.

M. David Assouline , rapporteur . - Parlementaire à ce stade de ma vie politique, je déteste le complotisme par-dessus tout. Je sais ce qu'il charrie. J'admire, dans le joyau qu'est le parlementarisme, qu'il nous donne les outils pour combattre les bruits, les allégations non fondées, grâce à l'outil puissant de la commission d'enquête. Celle-ci permet que les choses soient dites, claires et nettes, sous serment. Ensuite, le citoyen peut juger et se faire une opinion le plus précisément possible. Voilà ce à quoi nous travaillons.

Les éléments étaient publics. Il était de mon devoir, justement, dans cette commission d'enquête, de vous interroger sur ce sujet. Vous vous êtes exprimé, ainsi que le documentariste qui a porté cette accusation. Si nous n'avions pas abordé franchement ce sujet, et ne vous avions pas permis de répondre, alors nous aurions laissé les choses circuler, sans débat démocratique.

C'est bien parce que le complotisme, le populisme, et l'antiparlementarisme sont des fléaux actuellement, en France et à l'étranger, que cette commission d'enquête, avec ses questions franches, permet de donner confiance dans nos institutions et dans notre démocratie, où le débat peut être organisé et éclairé de la façon la plus approfondie possible.

M. Laurent Lafon , président . - Merci de votre intervention.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de M. Louis Échelard,
président du directoire du groupe SIPA Ouest-France

M. Laurent Lafon , président . - Après avoir reçu les représentants du premier groupe de presse avec EBRA, nous recevons le deuxième, avec M. Louis Échelard, président du directoire du groupe SIPA Ouest-France, que je remercie de sa venue. Mais peut-être êtes-vous le premier groupe, ai-je lu récemment dans un article de presse ?

M. Louis Echelard, président du directoire du groupe SIPA Ouest-France . - Nous appartenons à la même famille, c'est l'essentiel.

M. Laurent Lafon , président . - Le groupe SIPA Ouest-France rassemble 85 titres, dont le premier tirage de la presse, Ouest France, avec 625 000 numéros chaque jour. Votre groupe représentait 8,7 % des tirages nationaux en 2019 et 14,5 % de la presse quotidienne.

Le groupe SIPA possède une structure originale, sur laquelle vous pourrez peut-être nous éclairer, puisqu'il est détenu en totalité par une association loi 1901, l'Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste, constituée en 1990 autour d' Ouest France. Le démocrate-chrétien que je suis y est sensible.

Le groupe possède des titres dans tout l'Ouest, comme Le Maine Libre, La Presse de la Manche, ainsi que des radios locales.

Nous sommes donc impatients de vous entendre nous exposer la structure et la philosophie d'ensemble de SIPA Ouest-France, un acteur majeur d'une presse régionale qui participe si bien à notre vie démocratique.

Cette audition est diffusée sur le site internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié.

Un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Louis Échelard prête serment.

M. Louis Echelard . - Je vous remercie de votre invitation à contribuer à vos travaux. J'espère que mon témoignage vous sera utile.

SIPA Ouest-France est organisé de manière originale. Il est né autour du journal Ouest France , créé en 1944, à la Libération. Ce groupe, ancré dans la presse écrite, s'est constitué par la voie du développement organique, mais également par des acquisitions, afin de répondre à des sollicitations de dirigeants n'ayant plus de solutions pour poursuivre leur action. Nous avons engagé un processus de rationalisation et de mutualisation de leurs moyens et de leurs activités. L'urgence était de les sauver, et de leur proposer une viabilité économique à moyen et long termes.

Nous détenons 5 quotidiens, 77 hebdomadaires payants, 15 hebdomadaires gratuits, et le quotidien 20 Minutes contrôlé avec le groupe Rossel. Tous ces titres acquis ont conservé leur raison sociale - j'insiste sur ce point. Ils disposent toujours de leur rédaction. Ils sont en équilibre économique ou proches de l'être.

Certes, nous avons été confrontés à l'érosion de la diffusion ; grâce à une politique de portage dynamique, 85 % de nos quotidiens sont portés au domicile de nos lecteurs avant 7 h 30 le matin. Grâce à une politique de prix le plus bas possible et à d'importants investissements commerciaux, nous avons pu limiter cette érosion par rapport à d'autres confrères, mais elle se poursuit.

La prise en compte de l'évolution des usages nous a conduits à engager une politique numérique, et à développer de nouveaux services, complémentaires des journaux papier.

Avec nos deux plateformes Ouestfrance.fr et Actu.fr , nous constatons que la fréquentation cumulée classe cet ensemble au premier niveau dans le paysage numérique français de l'information.

La menace du numérique pourrait s'avérer en définitive une opportunité, surtout si nous savons proposer des informations de qualité, équivalentes à la qualité exigée dans les journaux papiers - j'y insiste. Bien évidemment, il faut convaincre les internautes de s'abonner.

Le défi numérique exige aussi de collecter des revenus publicitaires suffisants pour maintenir le prix des abonnements au niveau le plus bas possible. Nous tenons à notre positionnement populaire, qui exige que l'abonnement soit peu coûteux. Le défi est difficile, car les petites annonces sont parties vers les grands acteurs spécialisés et la publicité commerciale continue d'être ponctionnée par les géants du numérique. Malheureusement, les droits voisins, malgré l'avancée majeure obtenue, monsieur Assouline, sont bien loin de compenser cette perte de revenus.

Le pluralisme, l'accès du plus grand nombre à l'information et l'indépendance éditoriale de la presse écrite ne seront garantis que si les revenus publicitaires participent à l'équation économique. Des garde-fous doivent être prévus ; ils devront tenir compte du profil particulier du modèle économique de la presse écrite, bien différent de celui des grands groupes de médias, notamment de télévision.

C'est dans un contexte compliqué, mais enthousiasmant que nous évoluons. Le groupe SIPA Ouest-France avance.

Qu'est-ce qui nous anime ? Quel sens donnons-nous à notre action ? Nous sommes là par conviction, pour accomplir une mission : elle découle des valeurs de notre actionnaire unique, l'Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste. Cette mission est simple : informer et relier les citoyens, pour faire progresser le bien commun. Pour y parvenir, nous nous sommes dotés d'une structure et d'une gouvernance adaptée, à trois niveaux : l'Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste, association loi 1901, à but non lucratif, dont les membres ne perçoivent aucun dividende : ce sont des bénévoles. Cette association est l'actionnaire du groupe, qui contrôle à 100 % les médias d'information, à l'exception de 20 Minutes . Cette association porte les valeurs et les engagements éthiques du groupe, et garantit juridiquement son indépendance. Dans le paysage juridique français, l'association est un outil très intéressant pour protéger les actifs.

SIPA est la holding du groupe, dont je suis cogérant. Elle s'assure du respect des valeurs promues par l'association actionnaire. Elle garantit l'indépendance économique et s'assure de la réalisation de la mission.

Les médias - dont Ouest France -, entités opérationnelles, déploient leur projet éditorial dans le respect des valeurs de l'actionnaire et dans le respect de leur propre charte éditoriale. Cette organisation a été conçue pour nous mettre à l'abri des convoitises et des pressions. Je dis souvent aux journalistes du groupe qu'ils ont la chance de vivre dans un certain confort pour exercer leur profession, puisque les pressions externes n'ont aucun effet sur nos activités et sur notre manière de présenter l'information.

Notre mission prévoit aussi que nous devons relier les citoyens. Par nos articles dans nos journaux et nos publications numériques, nous contribuons à l'animation des communautés, au premier rang desquelles la commune. Notre rôle consiste aussi à rassembler nos lecteurs et tous les citoyens pour échanger avec eux, et qu'ils échangent entre eux. Les nombreuses invitations que nous lançons tout au long de l'année vont en ce sens. Par exemple, l'événement « Vivre ensemble » rassemble habituellement - hors pandémie - 5 à 6 000 personnes à Rennes, durant deux jours, pour débattre. Nous organisons aussi des événements rassemblant des filières professionnelles : les assises de l'économie de la mer, celles de la pêche, de l'automobile, de l'outre-mer... Nous réunissons, en temps normal, 30 à 40 000 personnes chaque année.

Les engagements éthiques du groupe apportent des réponses concrètes aux intentions suggérées par les valeurs de l'actionnaire. Nous organisons des opérations d'aide aux victimes de conflits ou de catastrophes initiées par Ouest France solidarité, grâce à la générosité de nos lecteurs, lors de collectes, et nous rendons compte de l'utilisation des fonds.

Nous mettons à disposition des journaux gratuits auprès de tous les détenus des prisons de l'ouest, et dans les structures sociales : Secours populaire français, Secours catholique, La Croix-Rouge française, pour que les plus défavorisés accèdent à l'information.

Enfin, mesure importante pour la profession et pour la vitalité démocratique de notre pays, nous faisons de l'éducation aux médias, via l'Association pour les journaux des lycées, qui aide les lycéens à élaborer leur journal avec le soutien de journalistes.

- Présidence de M. Michel Laugier, vice-président -

M. David Assouline , rapporteur . - Merci de cette présentation.

Vous êtes en situation de quasi-monopole sur l'ouest de la France, et êtes un grand groupe de presse. On pourrait imaginer que vous soyez très contestés ; or beaucoup disent du bien de vous - quelles que soient les opinions de votre groupe - pour la qualité du travail fourni par les journalistes et le pluralisme des lignes éditoriales.

Récemment, vous avez eu le courage d'annoncer que vous ne publierez ni ne commenterez les sondages, car les citoyens devront décider. Selon vous, les sondages ne doivent pas influencer l'opinion. C'est à contre-courant de la tendance actuelle, avec un sondage par jour depuis trois mois.

Vous êtes en monopole, on pourrait craindre pour la diversité. Mais vous semblez ne pas abuser de cette situation et rassurer les acteurs locaux. Cependant, la possession de nombreux titres sur de nombreux territoires sans concurrence ne nuit-elle pas à la diversité et à la démocratie ? Que faites-vous pour contrecarrer ou atténuer de tels risques ?

M. Louis Echelard . - Un « quasi-monopole » ? Si l'on prend en compte les journaux physiques d'information, nous avons une position importante, avec, toutefois, un concurrent de qualité, le Télégramme, sur notre territoire. Mais si l'on prend en compte l'accès à l'information des citoyens, quel que soit le support, nous n'atteignons pas plus de six personnes sur dix dans cette région.

M. David Assouline , rapporteur . - C'est énorme !

M. Louis Echelard . - Il en reste encore quatre sur dix éloignées de l'information. C'est important que nous fassions les meilleurs efforts pour aller vers ces personnes. Elles ne nous lisent pas pour plusieurs raisons. J'ai évoqué la question du prix : même un abonnement numérique coûte cher pour un budget difficile à boucler. Peut-être aussi que notre manière d'aborder l'information ou nos sujets ne leur convient pas. En permanence, nous devons nous interroger : pourquoi des citoyens restent-ils éloignés de l'information ? Si nous ne prenons pas toute notre place, vous savez où ils vont et ce qui se passe : les réseaux sociaux atteignent plus de six personnes sur dix, quelle que soit leur formule. C'est un exercice de tous les instants.

Pour éviter un certain endormissement, nous devons tous les jours échanger avec nos lecteurs, et être sur le terrain, partout. C'est pourquoi nous avons toujours un maillage important sur les douze départements de l'Ouest. Nous employons 1 000 journalistes, utilisons les services de 4 000 correspondants de presse, et avons 70 rédactions. Ce maillage nous permet d'être au plus près des citoyens, qui nous critiqueront chaque jour, car ils ne seront pas d'accord avec ce qu'ils ont lu. C'est ainsi que nous bougeons.

M. David Assouline , rapporteur . - Comment faites-vous pour gérer un groupe unique et une diversité de titres ? Êtes-vous satisfait de l'indépendance des rédactions de chaque titre ? Quel lien y a-t-il entre le groupe, à l'échelon central, et la ligne éditoriale, indépendante, de chaque titre ?

M. Louis Echelard . - Chaque titre, qu'il ait été créé par le groupe ou qu'il ait été acquis, est toujours en place avec son nom et sa rédaction. Chaque journal, qui alimente aussi un site internet, a un rédacteur en chef, en relation avec un directeur de la publication. Ce dispositif évolue chaque jour dans le cadre d'une charte éditoriale qui lui est propre.

M. David Assouline , rapporteur . - EBRA a créé un bureau d'informations générales à Paris traitant l'information nationale pour la fournir à chaque titre local. Avez-vous un tel dispositif, ou chaque titre traite-t-il l'information nationale et locale de façon autonome ?

M. Louis Echelard . - Chaque ensemble de titres traite l'information nationale et internationale dans le cadre de son projet éditorial.

M. David Assouline , rapporteur . - Quel est le rôle de la société d'investissement et de participation Sofiouest, dont vous êtes actionnaire majoritaire, et qui investit dans de nombreuses entreprises ? En 2010, un article accusatoire de L'Express la qualifiait de « machine à cash » du groupe. Qu'en dites-vous ?

M. Louis Echelard . - Malheureusement, ce n'est pas une machine à cash ! Sofiouest investit pour conforter l'indépendance économique du groupe ; elle est chargée de constituer un patrimoine pour que le groupe puisse faire face à une difficulté ou réalise un projet important. Historiquement, cette société a reçu la contrepartie du prix du journal Ouest France lorsqu'il est passé sous propriété de l'association. Les actionnaires minoritaires ont été désintéressés et les capitaux provenant de la « vente » à l'association sont gérés par Sofiouest. C'est pourquoi le groupe ne détient que 51 % de cette société ; 49 % sont détenus par les descendants des personnes qui, à la Libération, ont créé Ouest France .

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - J'aurais trois questions. La gouvernance d'Ouest France a été modifiée l'an dernier. Quelles en sont les raisons, et dans quel but ?

Ouest France a toujours revendiqué une grande indépendance. Vous déclarez vouloir vous protéger de l'« entrisme capitalistique ». Qu'entendez-vous par ces termes ?

La presse est un secteur dans lequel l'on perd beaucoup d'argent. Êtes-vous parvenu à un modèle économique équilibré ? Avez-vous des créanciers auxquels vous seriez redevable ?

M. Louis Echelard . - La gouvernance d' Ouest France n'a pas été modifiée l'an dernier, contrairement aux statuts et à la gouvernance du groupe. Le dispositif juridique était mis en place en 1990. Trente ans plus tard, dans un contexte différent, avec des outils juridiques nouveaux, une concurrence nouvelle, nous avons fait le point pour vérifier que cette structure originale pourrait nous accompagner dans les trente prochaines années. Après 18 mois de travaux, avec le concours d'experts, nous avons conforté ce dispositif en allant plus loin sur la formalisation de notre fonctionnement : nous avons mis en place des limites d'âge, des incompatibilités de fonctions. Nous confortons ce modèle. La singularité d'un actionnaire associatif va perdurer, même si nous avons étudié les alternatives possibles : fonds de pérennité, les fonds de dotation, les fondations... Nous allons au bout de notre projet avec cet actionnariat associatif qui n'a qu'un seul objet : l'information. En cas de cessation d'activité, il cèderait la valeur de ses actifs à des oeuvres d'intérêt général.

Notre indépendance est totale. L'entrisme capitalistique n'est pas possible. Aucune personne morale ou physique ne détient une partie du capital du groupe. Lorsqu'il y a des associés capitalistiques, c'est à des niveaux inférieurs, dans des outils ou dans un média, comme au niveau du journal 20 Minutes , partagé avec Rossel.

Si notre modèle économique n'était pas équilibré, nous ne serions plus indépendants. Le premier élément clé pour l'indépendance éditoriale des médias est d'obtenir des résultats pour éviter d'aller vers de généreux donateurs qui vous veulent du bien, avant de vous demander des services. Ces résultats nous permettent de continuer à investir. Nous n'avons jamais autant investi, car il est nécessaire, a fortiori avec le numérique, mais aussi dans nos activités traditionnelles, comme pour toutes les entreprises, d'investir chaque année. C'est pourquoi notre modèle économique est bénéficiaire. Il sollicite parfois des concours bancaires, mais nous permet d'investir en toute indépendance.

Mme Monique de Marco . - J'aimerais mieux comprendre la composition de vos instances dirigeantes. Comment est constitué le holding SIPA ? Quelle est la part des salariés et des journalistes ? La charte des valeurs de l'actionnaire a le mérite d'exister, même si elle n'est pas extrêmement contraignante. N'est-ce pas par la présence massive de journalistes et de salariés dans ces instances dirigeantes que cette charte aurait une valeur plus importante, non seulement symboliquement et éthiquement, mais aussi une portée effective ?

M. Louis Echelard . - Le holding SIPA est une société civile. Elle fonctionne grâce à une gérance. Deux gérants sur trois - dont moi - sont des professionnels. Les membres de SIPA sont des membres de l'association, donc des représentants de la personne morale actionnaire de l'ensemble du groupe. Il n'y a pas des salariés. Selon nos textes, la représentation des salariés se fait dans les structures opérationnelles, comme Ouest France . Il n'y a pas de salariés dans les instances dirigeantes - SIPA - ni comme membres de l'association. L'implication des salariés se fait au niveau des médias.

En revanche, nous avons des échanges réguliers entre membres de l'association et les salariés sur des thèmes de réflexion. Début février, s'il n'y avait pas eu la crise sanitaire, nous aurions dû échanger, durant toute une journée, sur le thème de la confiance, au regard de nos activités.

Mme Sylvie Robert . - Ouest France est mon quotidien régional. Je le connais bien, ainsi que l'association. Nous avons regretté le décès de François-Régis Hutin, modèle atypique d'une histoire familiale, qui a contribué à la création de l'association, où restent des descendants de la famille. On parle d'influence, de modèle spécifique. Je salue la qualité du journal. Quels sont les membres de cette association qui porte les valeurs du journal ?

Vous avez cité l'indépendance éditoriale et économique. Ouest France a parié sur une stratégie visant à développer le numérique, et c'est heureux. Nous échangions précédemment avec les représentants d'un autre groupe. Le coût du papier impacte la presse. Porter chaque matin un journal dans des endroits reculés est aussi une stratégie. Pour garantir votre indépendance, pariez-vous vraiment sur le numérique ? Comment voyez-vous l'évolution de ce quotidien qui a une histoire singulière et un modèle particulier ? Alors que le contexte et difficile, il réussit à garantir cette indépendance.

M. Louis Echelard . - L'association était initialement composée de personnes présentes lors de la création en 1944. C'est le journal Ouest France qui a créé le groupe. Beaucoup de ces personnes sont décédées. Actuellement, c'est plus une famille d'esprit qu'une famille génétique. La cinquantaine de membres de l'association est cooptée ; ils sont intéressés par l'information, réfléchissent sur le sujet, ou ont des activités diverses. Nous veillons à une répartition équilibrée de toutes les spécialités. Ils ont des engagements personnels, sociaux ou autres. Nous ne pouvons pas parler d'actionnariat familial, sauf à parler d'une famille d'esprit.

Nous avons accéléré le développement du numérique, mais il ne s'agit pas d'un pari, qui serait aléatoire. Nous avons apporté des réponses aux demandes de nos concitoyens, dont certains veulent lire leurs articles sur un support papier, ou numérique, tout le temps ou à certains moments... La proposition du numérique à tous nos lecteurs est due à une raison de service.

C'est aussi une raison économique : le modèle économique fondé uniquement sur le papier, compte tenu de l'érosion de la diffusion papier, conduisait à une impasse. Nous devions trouver de nouvelles sources de financement, toujours fondées sur l'abonnement. Il y a eu quelques années d'errements avec la gratuité. Désormais, l'abonnement est au centre de notre stratégie.

La deuxième ressource du numérique, c'est la publicité. Il faut les deux ressources, c'est indispensable.

Lorsqu'on réfléchit à la concentration des médias, il faut évoquer le sujet de la publicité, dans son ensemble, et notamment numérique. Il ne faut pas regarder uniquement ce qui se passe avec les médias français, mais mettre en place des règles nécessaires pour réguler l'activité des géants, arrivant avec de nouvelles règles et sans vergogne.

Mme Laurence Harribey . - Vous avez évoqué l'abonnement, mais votre groupe détient à la fois des titres de presse payants et gratuits. Comment articulez-vous ces deux stratégies différentes ? Y a-t-il une répartition géographique spécifique ? Je viens du Sud-Ouest : je vois bien 20 Minutes, et ce n'est pas toujours pour les beaux yeux de Sud Ouest...

Prenez-vous en compte les risques d'ubérisation des correspondants de presse et du portage, acteurs de la presse, dont le statut est précaire ? Les correspondants locaux sont très utiles pour assurer de la proximité. Cela pose d'autant plus problème quand on a une charte éthique...

Quand on appartient à un groupe, avec les mêmes fondements, on devrait voir émerger au sein du groupe une communauté éditoriale. Y a-t-il vraiment une politique autour de ces valeurs communes ? Y a-t-il une communauté de journalistes passant d'un titre à l'autre, et qui façonnent l'identité ?

Quand on a un objectif de responsabilité sociétale, mener des actions de solidarité ne suffit pas. La responsabilité sociétale se mesure dans la gouvernance interne d'une entreprise, notamment en termes de participation et de conditions sociales.

M. Louis Echelard . - Nous avons une politique d'information fondée sur deux supports : le papier et le numérique, pour lesquels nous proposons du gratuit et du payant. C'est une nécessité pour nous adresser aux personnes éloignées de nos idées et loin de l'information. On ne peut leur demander immédiatement un abonnement payant. Sur le numérique et le papier, nous avons une politique de gratuité qui a pour objet aussi de nourrir le développement des abonnements payants. Par exemple, durant le confinement de 2020, nous n'avions plus de commerciaux dans les galeries marchandes, à domicile ou par téléphone, pour convaincre nos concitoyens de s'abonner. Nous avons continué à recevoir des souscriptions d'abonnement, par la plateforme numérique. Tout cela est complémentaire et ne s'oppose pas.

20 Minutes est un cas particulier, s'intéressant aux jeunes actifs urbains et aux étudiants. Cette population ne dépense pas son budget à la souscription d'un abonnement, et ce n'est pas nouveau ! Nous allons vers elle avec des supports gratuits financés par la publicité. C'est une politique délibérée : ainsi, nous créons une relation avec l'information qui sera utile plus tard.

Mme Laurence Harribey . - C'est un pari sur l'avenir ?

M. Louis Echelard . - Ce n'est pas un pari, mais une politique.

Atout de notre association, actionnaire désintéressé, nous pouvons travailler à long terme, et aborder l'avenir en le construisant pas à pas. Le résultat immédiat est encourageant et crée une forme d'émulation. Mais avec 20 Minutes , nous ne gagnons pas d'argent et en perdons même significativement en ce moment. Il faut appréhender l'ensemble, qui progresse en diffusion : nous atteignons de plus en plus de personnes. Cela génère des résultats et permet de continuer à investir. Nous n'avons pas de dividendes à verser. Nous créons de la richesse pour nous-mêmes.

M. Michel Laugier , président . - Je vous remercie. J'aimerais avoir quelques précisions.

Lorsque nous vous avons interrogé sur la fabrication de l'information et l'indépendance des journalistes, vous avez répondu en parlant d'« ensembles de titres. » Quelle est la différence entre un titre et un ensemble de titres ?

Quels bénéfices faites-vous chaque année ?

Vous avez évoqué les moyens pour faire vivre votre groupe. Dans vos ambitions, vous parlez beaucoup d'investissements. Avez-vous envisagé le rachat de nouveaux titres ? Il y a encore des trous dans la raquette dans l'Ouest.

Durant l'audition précédente, nous avons vu le fonctionnement d'un groupe avec des investisseurs financiers importants. Votre groupe est associatif. Un groupe indépendant est-il encore viable ?

M. Louis Echelard . - Nous n'avons pas d'acquisitions programmées. Nous conduisons une politique de développement qui nous axe fortement sur le numérique, ce qui est une politique de développement organique. Les acquisitions faites sont des outils. Par exemple, notre expertise vidéo et radio était insuffisante. Nous avons acquis de petites structures, partagées avec nos confrères de la presse écrite. Nous n'avons pas d'ambition précise d'acquisition de nouveaux titres.

Des titres indépendants sont-ils viables ? Oui, nous en sommes la démonstration. Nous équilibrons nos comptes et nous continuons à investir, car le résultat de notre excédent brut d'exploitation, en période normale, est d'environ 35 millions d'euros. Par comparaison à des médias audiovisuels, nous sommes à une échelle bien plus réduite, allant de 1 à 15. Mais c'est un résultat suffisant pour maintenir l'indépendance à long terme, car nous continuons à investir.

Notre groupe est organisé avec plusieurs familles de titres : Ouest France , les journaux de Loire, les hebdomadaires et 20 Minutes. Chaque ensemble a sa propre charte éditoriale. Nous n'avons pas cherché à fédérer ou à créer un consensus aboutissant à une seule charte éditoriale, car chacune des familles de presse évolue dans un environnement différent et va vers des publics différents, d'où la multiplicité des chartes ayant toutes un point commun : elles respectent les valeurs de l'actionnaire.

M. David Assouline , rapporteur . - Existe-t-il un bureau d'information nationale pour l'ensemble des titres d'une même famille ? En disant qu'il n'y avait pas de mutualisation de ligne éditoriale entre les différents ensembles de titres, cela signifie-t-il que les différents titres d'une même famille ont un bureau mutualisé ? Votre réponse est donc positive ?

M. Louis Echelard . - Chaque famille de titres a sa charte éditoriale et sa rédaction s'intéressant à l'actualité nationale et internationale. Ouest France est seul, avec sa rédaction nationale et internationale et son réseau de correspondants. Les journaux de Loire ont aussi leur propre bureau. Les hebdomadaires sont seuls avec leur propre bureau d'actualités nationales surtout, plus qu'internationales.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous détenez des journaux à la diffusion très locale comme La Dépêche d'Évreux , Les Alpes Mancelles Libérées , L'Éveil de Lisieux, pour lesquels vous touchez des aides publiques. Quelle est l'importance de ces aides pour ces titres ? Plus généralement, le système des aides à la presse vous semble-t-il juste, ou doit-il être réformé ?

M. Louis Echelard . - Le sujet est souvent débattu. Nous recevons des aides à la presse pour les investissements, mais comme nous sommes dans un groupe, ces aides sont plafonnées : chacun des titres ne peut pas recevoir des aides conduisant à dépasser le plafond.

M. David Assouline , rapporteur . - À combien se monte ce plafond ?

M. Louis Echelard . - Environ 2,5 millions d'euros.

M. David Assouline , rapporteur . - C'est ce que vous touchez ?

M. Louis Echelard . - Ce doit être l'ordre de grandeur. Il y a aussi l'aide au portage, qui vient d'être réformée, et qui aide les organes de presse à développer le portage à domicile.

Nous souhaitons aider le portage, mais surtout aider le citoyen à accéder aux journaux, à l'information et au portage. Nous l'avions proposé, sans que cela ne soit retenu. C'est en aidant le citoyen que la presse écrite se développera. Les budgets des familles sont soumis à des arbitrages entre les différents postes. Il faut trouver des solutions pour rapprocher le citoyen et l'information.

M. David Assouline , rapporteur . - Le système des aides à la presse est-il juste ?

M. Louis Echelard . - Il me semble, mais nous devons centrer nos efforts sur les aides aux citoyens.

M. David Assouline , rapporteur . - Comment ? On avait imaginé un passeport culture pour les jeunes. Envisagez-vous un dispositif fiscal ou une aide pour que le citoyen achète de la presse ?

M. Louis Echelard . - C'est une possibilité. L'Australie est allée dans ce sens. Cela peut être aussi de qualifier le portage de presse à domicile de service à la personne. Des citoyens avec un budget plus serré pourraient souscrire un abonnement à un prix plus réduit.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous acceptez en échange un abonnement à prix réduit, et vous seriez remboursé de la différence par l'État ?

M. Louis Echelard . - Le citoyen serait remboursé par un crédit d'impôt, au titre des services à la personne. On considérerait que le citoyen emploie le porteur, et on l'aiderait lui plutôt que les journaux. Il y a un souci autour du portage. Nous avons de plus en plus de mal à trouver des porteurs. Leurs conditions financières sont insuffisantes. Si nous voulons maintenir l'arrivée du journal tous les matins dans les boîtes aux lettres des Français, nous devons revaloriser les conditions des porteurs.

M. Michel Laugier , président . - Je vous remercie de votre intervention.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Jeudi 13 janvier 2022
Audition de M. Pascal Rogard, directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD)

M. Laurent Lafon , président . - Après avoir traité de la presse régionale lundi, nous allons consacrer notre après-midi à la question tout aussi sensible des auteurs.

Je rappelle que la commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, et a pour rapporteur David Assouline.

Nous commençons donc avec M. Pascal Rogard, directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), fondée, je le rappelle pour l'histoire, par Beaumarchais en 1777.

La SACD protège et répartit les droits de plus de 50 000 auteurs membres dans les domaines du spectacle vivant, de l'audiovisuel, du cinéma et du web. Je tiens, par ailleurs, à rappeler l'action de la SACD au profit des auteurs pendant la première phase de la crise pandémique, action qui avait été saluée à l'époque par notre ancienne collègue Françoise Laborde.

Monsieur Rogard, vous êtes bien connu de la commission de la culture puisque vous avez été délégué général de l'ARP entre 1989 et 2003, et vous êtes depuis 2003 directeur général de la SACD. Cela vous donne donc un incontestable recul sur l'évolution des médias audiovisuels sur une longue période, et sur leurs relations avec les auteurs.

Nous sommes donc très intéressés par vos analyses des conséquences pour vos sociétaires du phénomène de concentration des médias, qui est au coeur des préoccupations de la commission d'enquête, dans un contexte marqué par l'arrivée de nouveaux acteurs, avec les plateformes, et l'entrée en vigueur de la directive sur les services de médias audiovisuels (SMA) après les négociations menées par le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), devenu depuis le 31 décembre l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Je rappelle, d'ailleurs, que la directive prévoit de nouveaux droits pour les auteurs, vous pourrez peut-être nous en dire un mot.

Donc, monsieur Rogard, en un mot : les concentrations, chance ou péril pour les auteurs ?

Je vous propose l'organisation suivante : je vais vous laisser la parole pour dix minutes - et je serai strict sur le respect du temps de parole ! -, puis je donnerai la parole au rapporteur pour des questions plus précises, avant d'ouvrir le débat à l'ensemble des membres de la commission d'enquête.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, monsieur Pascal Rogard, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pascal Rogard prête serment.

M. Pascal Rogard, directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) . - Monsieur le président, vous avez présenté la SACD, ce qui m'épargne d'avoir à le faire. La concentration n'est pas en soi bonne pour les créateurs et les auteurs, qui ont besoin d'une diversité d'intervenants. Mais le système de l'audiovisuel a évolué très profondément grâce à l'action des différents gouvernements - cela a commencé sous le quinquennat de François Hollande et le mouvement s'est poursuivi plus récemment. Les règles européennes ont été modifiées, ce qui a permis à la France et aux autres pays européens qui le souhaitent de soumettre les opérateurs étrangers, en particulier de vidéo à la demande par abonnement qui émettent depuis l'étranger, à des obligations d'investissement dans la création nationale. C'est le résultat de la directive SMA. Les grands opérateurs - Netflix, Disney Amazon, Warner - vont devoir investir dans la création française. Ils seront, par ailleurs, tenus de respecter des quotas d'oeuvres européennes.

Moi, qui signe des contrats pour les auteurs, j'ai actuellement plus d'interlocuteurs que je n'en avais auparavant, notamment des interlocuteurs ayant les capacités financières de rémunérer les auteurs et de faire de la création de haut niveau.

En matière de concentration, les règles actuelles sont obsolètes, car elles n'appréhendent que la diffusion hertzienne. Elles sont lacunaires, car elles ne visent que la concentration horizontale, sans s'intéresser aux cas de concentration des activités de production, de diffusion et de distribution, même s'il y a des règles de protection de la production indépendante.

Une fois établi ce constat d'obsolescence, force est de reconnaître que l'offre audiovisuelle n'a jamais été aussi abondante et diversifiée. Dans le même temps, les offres se sont aussi fragmentées. Il n'y a jamais eu autant de concurrence pour l'acquisition des programmes, en particulier avec le développement de la vidéo à la demande (VAD) par abonnement. Il n'y a jamais eu non plus autant de concurrence pour capter les ressources publicitaires, qui ont été massivement transférées vers les acteurs de la publicité digitale.

Un exemple, le marché de la publicité, qui s'élevait en 2020 à 3 milliards d'euros, a connu une baisse de 11 %. A contrario, celui de la publicité en ligne a connu un développement exceptionnel et est passé de 3 milliards d'euros en 2013 à 8 milliards d'euros en 2021. Les ressources sont captées par trois opérateurs : Amazon, Facebook et Google, qui prennent 80 % de ce marché nouveau de la publicité digitale.

En ce qui concerne la concentration, il est important de distinguer les effets sur l'information - dont on parle beaucoup en ce moment, mais qui ne me concernent pas directement en tant que directeur de la SACD - de ceux sur la création. Je le répète : la concentration, c'est-à-dire l'émergence d'opérateurs puissants, est plutôt favorable à la création.

Lorsqu'on a souhaité multiplier les chaînes de la télévision numérique terrestre (TNT), on a abouti à un émiettement des ressources. Les chaînes non historiques de la TNT, qui représentent à peu près 31 % de l'audience, ne contribuent qu'à hauteur de 3 % au financement de la production audiovisuelle soutenue par le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC). Les petits opérateurs financent moins bien les programmes que les gros opérateurs. De surcroît, le développement des petites chaînes n'a pas favorisé l'amélioration de la qualité des programmes.

Qui dit concentration dit aussi ressources nouvelles pour les auteurs. Les plateformes américaines, dont on pouvait craindre qu'elles déstabilisent complètement le système français pour la création, ont été contraintes, grâce à la nouvelle réglementation, à financer des programmes européens et des programmes d'expression française.

En revanche, les chaînes de télévision sont clairement fragilisées, car elles se retrouvent en concurrence avec des opérateurs mondiaux. La base d'abonnés de Netflix représente plus de 200 millions de personnes. Il en ira de même pour Disney et Warner. La position concurrentielle des opérateurs nationaux s'est dégradée. Or il me semble que nous avons absolument intérêt à garder des opérateurs nationaux forts. De quels garde-fous avons-nous besoin ?

Premier garde-fou - c'est un débat qui a été malheureusement lancé par des candidats d'extrême droite à la présidentielle, dont certains ne respectent pas le droit d'auteur... -, il faut renforcer le service public. Ce qui est capital pour le financement de la création, c'est un service public fort. Je remercie les parlementaires, sénateurs comme députés, qui se sont battus pour le maintien de France 4, car cette chaîne est essentielle pour le développement de l'animation française. La première tâche dans les mois qui viennent sera de renforcer le service public, qui est le pôle d'équilibre à la fois pour l'information et pour les programmes.

Deuxième garde-fou, il faut conforter les obligations de financement dans la création française et patrimoniale. À cet égard, je regrette les dernières décisions du CSA - le conventionnement des plateformes - qui sont en dessous de ce qui avait été prévu par le Gouvernement. Je regrette aussi que nous n'ayons pas été consultés sur ces conventions.

Troisième garde-fou, il faut des centres de décision pluralistes. La loi sur le service public de l'audiovisuel prévoit que, pour France Télévisions en matière de cinéma, il doit y avoir une filiale pour France 2 et une filiale pour France 3.

En conclusion, il importe de ne pas opposer concentration et soutien à la création. Il faut en revanche veiller à ce que les nouveaux opérateurs contribuent le plus possible au financement de la création française. Il faut aussi s'assurer de conserver les opérateurs français, car ces derniers se trouvent forcément affaiblis par l'arrivée de ces mastodontes qui ont une vision mondiale du développement de la création.

M. David Assouline , rapporteur . - Merci de votre éclairage, qui met les pieds dans le plat de la contradiction générale que nos travaux tentent d'éclaircir. Il y a des acteurs puissants sur la place mondiale et ils agissent en France. Nous avons besoin d'acteurs français forts, avec des capacités d'investissement. C'est vrai pour la création, mais c'est aussi valable pour l'information.

Dans le même temps, ces modèles ne sont pas les meilleurs en termes de verticalité et de pluralisme. Ce sont des acteurs très puissants, mais avec un centre de décision unique capable de mettre en coupe réglée un certain nombre de secteurs. Il est par ailleurs nécessaire de faire vivre le pluralisme, qu'il s'agisse de l'information, mais aussi de la création.

En tant que dirigeant d'une société de droits d'auteur, vous êtes plutôt ravi de disposer de nouveaux acteurs, notamment les plateformes, qui renouvellent les possibilités d'expression des auteurs. Mais vous reconnaissez aussi que si ces nouveaux acteurs ne se plient pas aux mêmes obligations que les autres, ce sera la fin du service public, qui demeure en France le pilier essentiel du financement de la création - même si vous ne l'avez pas exactement formulé ainsi. Pour le cinéma, il y a aussi Canal+. Ce n'est ni Netflix ni Disney qui joueront ce rôle. Il importe donc de conforter les piliers qui font vivre la création et les auteurs. Si vous n'êtes pas par principe opposé aux concentrations, vous avez aussi insisté sur les moyens de la réguler pour lui permettre d'être acceptable.

Pensez-vous que la production indépendante soit fragilisée par l'intégration verticale des grands groupes de médias ? En tant que société d'auteur, estimez-vous qu'il est préférable de négocier avec des producteurs indépendants ou des acteurs intégrés, comme les plateformes ou les grands groupes ?

M. Pascal Rogard . - Les problèmes de droits d'auteur que j'ai connus, en particulier ceux de non-paiement des droits d'auteur à la SACD, voire de rupture ou de non- exécution unilatérale des contrats, je les ai connus avec des opérateurs français et non avec les grands opérateurs internationaux. J'ai depuis longtemps un contrat avec Netflix : ça fonctionne. Je leur ai d'ailleurs demandé récemment une amélioration qui consistait à me fournir plus rapidement les vues faites par les oeuvres pour me permettre de rémunérer plus vite les auteurs. Trois mois après cette demande, ils m'ont apporté une réponse favorable.

J'ai rencontré, en revanche, de gros problèmes avec Canal+, qui a suspendu l'exécution du contrat signé avec nous pour faire pression à la baisse sur les rémunérations des auteurs. Je n'ai certes pas cédé, mais ce sont eux qui ont posé problème, pas Netflix. Je rencontre également des difficultés avec certaines chaînes de télévision, mais je n'ai pas de problème avec les grands opérateurs.

En ce qui concerne la production indépendante, les opérateurs américains n'aiment pas forcément notre législation, mais ils la respectent. La personne à l'origine de toute la réglementation visant à protéger la production indépendante a siégé au Sénat, il s'agit de Catherine Tasca. Elle a donné ces droits aux producteurs indépendants pour pouvoir mieux financer le développement et la création, c'est-à-dire les auteurs. Or nous sommes actuellement en discussion avec le CNC à la suite du vote d'une loi obligeant les producteurs à négocier des accords pour encadrer la rémunération des auteurs : la volonté des producteurs de ne pas avancer est évidente. Il aurait peut-être été plus facile pour nous de négocier directement avec les plateformes, je suis désolé d'être aussi franc...

M. David Assouline , rapporteur . - J'aime la franchise et je connais vos positions, parfois décalées. Vous parlez des producteurs et des plateformes. La loi de 1986 n'a pas prévu le phénomène de concentration verticale, c'est pourquoi elle est obsolète. Ne craignez-vous pas, vous qui défendez les auteurs, que les mouvements de concentration se traduisent par une uniformisation des contenus produits ? À terme, cela pourrait réduire la créativité et la diversité auxquelles nous sommes attachés, d'autant que les Américains risquent fort de s'imposer sur le plan culturel, au détriment des Européens.

M. Pascal Rogard . - Les auteurs ont intérêt à avoir une production indépendante vivante, les producteurs indépendants étant sûrement de meilleurs interlocuteurs que des sociétés intégrées. Encore faut-il que ces producteurs indépendants s'inscrivent dans un cadre régulé. Ils ne peuvent pas demander la régulation pour eux face aux chaînes de télévision et ne pas la vouloir pour les auteurs.

M. David Assouline , rapporteur . - J'ai cru comprendre que vous préférez négocier avec Netflix ?

M. Pascal Rogard . - Oui, en ce moment !

En revanche, en matière de diversité, il y a d'abord eu une formidable amélioration de la création et de la fiction, par exemple, sur une chaîne comme TF1. À l'heure actuelle, la fiction française obtient de bons résultats alors qu'auparavant les meilleures audiences étaient réalisées par les formidables capteurs d'audience que sont les fictions américaines. Je ne peux pas me prononcer sur Disney et sur Amazon, qui n'ont pas encore commencé à faire de la production. Mais les productions engagées par Netflix sont relativement diversifiées en ce qui concerne l'audiovisuel.

En matière de cinéma, Canal+ dispose quasiment d'un monopole : tout est d'ailleurs organisé pour que celui-ci perdure, un système de chronologie des médias étant mis en place pour repousser le plus loin possible les nouveaux entrants...

En tout état de cause, en matière de production audiovisuelle, je n'ai pas constaté pour le moment d'uniformisation des productions engagées par Netflix. Il existe même une certaine diversité.

Canal+ a également engagé des productions très diverses, notamment parce que la chaîne s'est libérée de la contrainte de la protection de l'enfance et de l'adolescence qui existe sur les chaînes en clair.

Je pense que les interlocuteurs vont chercher à se positionner de façon différente. Ce que je regrette, c'est que toutes les plateformes soient américaines. Je déplore en effet l'incapacité des Européens à créer une grande plateforme rassemblant le meilleur des services publics européens. Nous avons la chance d'avoir des services publics puissants et bien financés en Europe. Pourquoi, lorsqu'ils produisent un succès, sont-ils obligés de passer par une plateforme américaine pour obtenir une diffusion mondiale ? Tel est, selon moi, le problème.

La France devrait profiter de sa présidence de l'Union européenne pour lancer l'idée d'une grande plateforme européenne, à l'instar de ce qui a été réalisé par MM. Mitterrand et Kohl pour Arte. Car serions-nous capables de rivaliser avec les Américains en termes de programme et non en termes de technologie ?

Quoi qu'il en soit, il n'est pas juste d'opposer création et concentration. La télévision à péage a toujours été concentrée, mais elle était régulée très fortement, avec des obligations de financement du cinéma français. Cela a permis à la fois à Canal+ d'obtenir de bons résultats au niveau des abonnés et au cinéma français de se développer.

M. David Assouline , rapporteur . - Le terme de « concentration » recouvre plusieurs réalités différentes. Il s'agit de réunir des moyens dans un secteur où les financements sont fondamentaux : la production artistique, comme la production d'information, coûte cher lorsqu'elle est de qualité. Comment, en cas de regroupement, voire de fusion ou de collaboration, maintenir la diversité des centres de décision pour éviter tout abus de position dominante ?

Vous avez cité l'exemple de France Télévisions, qui a maintenu des centres de décision différents pour France 3 et France 2. C'est effectivement une solution pour éviter, en cas de regroupement, que les rédactions ne soient menacées, démantelées et uniformisées. Notre commission d'enquête est également amenée à réfléchir sur ces questions. Selon vous, que faudrait-il faire pour maintenir la diversité et les guichets qui la permettent dans le cadre de l'éventuelle fusion entre M6 et TF1 ?

M. Pascal Rogard . - Je n'aime pas le mot « guichet », je préfère parler de centres de décision. Premièrement, il y aurait quelque chose de très simple à faire. M6 a des obligations patrimoniales envers le documentaire, l'animation et la fiction sensiblement moins élevées que TF1. Il faudrait donc, dans le nouvel ensemble, que tout soit aligné par le haut. C'est la clause de la nation la plus favorisée.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous savons bien que la tendance est plutôt d'aligner vers le bas !

M. Pascal Rogard . - On verra, le CSA pourra peut-être se racheter !

Deuxièmement, un auteur ou un producteur peut actuellement s'adresser soit à TF1, soit à M6, c'est-à-dire à deux centres de décision différents : une proposition peut ne pas plaire à l'un, mais plaire à l'autre. Il faut donc maintenir ce pluralisme des centres de diffusion comme on l'a fait très sagement pour le service public dans le cadre du regroupement et de la création du grand pôle public en ce qui concerne le cinéma. Pour la fiction, on a fait l'inverse puisque tout a été regroupé.

Quoi qu'il en soit, il me semble que nous avons les moyens de contrecarrer grâce à une bonne organisation le fait que la concentration, en elle-même, peut réduire le pluralisme.

M. Jean-Raymond Hugonet . - C'est une lourde charge de faire respecter le droit moral, je mesure ce que cela représente en tant que membre de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem). J'apprécie votre pragmatisme et la façon dont vous énoncez des vérités évidentes.

La première audition à laquelle nous avons procédé était celle de M. Roussat, directeur général du groupe Bouygues, dont la vision est aussi pragmatique, mais très tournée business, ce qui n'est pas un gros mot dans ma bouche. Il est étonnant de constater que vos deux auditions sont en parfaite cohérence, chacun restant dans son rôle. Pour reprendre une baseline de l'antenne CNews, c'est en confrontant les opinions qu'on s'en fait une !

Vous l'avez dit clairement, il ne faut pas confondre la concentration et l'uniformisation. Les auteurs ont besoin d'acteurs puissants pour financer leur travail. Le seul acteur avec lequel vous ayez eu des problèmes est français. Mais les grands opérateurs internationaux, qui montent en puissance, ne seront-ils pas tentés, à un moment ou à un autre, de faire comme Canal+, c'est-à-dire de négocier ?

M. Pascal Rogard . - Ils sont peut-être tentés, mais ils ont échoué parce qu'heureusement en France il y a des tribunaux ! Quelques jours avant l'audience, on a pu trouver les bases d'un accord.

M. Jean-Raymond Hugonet . - C'est donc qu'il existe aujourd'hui des régulateurs de droit. C'est la réponse que j'attendais puisque notre commission se penche sur la question du libéralisme régulé. Il existe donc des moyens, y compris juridiques, pour faire respecter le droit des auteurs malgré la concentration.

M. Pascal Rogard . - Ce n'est pas toujours simple, il faut quand même être un peu courageux. Je remercie d'ailleurs les parlementaires et le Gouvernement, qui m'ont apporté leur soutien dans cette période difficile. Le plus important a été fait par les politiques, qu'ils soient de droite ou de gauche. Nous pensions que c'était impossible, mais ils ont mis en place une régulation des opérateurs étrangers qui émettent à partir d'un territoire étranger.

Dorénavant, ces opérateurs étrangers devront contribuer au financement de la création française et financer le compte de soutien du CNC. Il faudra, bien sûr, veiller à ce que les conventions passées soient bien respectées. D'ailleurs, et le président du CSA le sait, je vais saisir le Conseil d'État sur les conventions qui ont été signées, car j'estime que le CSA s'est substitué au pouvoir réglementaire en baissant systématiquement les obligations pour tous les services de vidéo à la demande, sans tenir compte de leur spécificité : le CSA a le droit de moduler, mais il faut tenir compte des spécificités.

M. Michel Laugier . - Vous êtes favorable à l'émergence de grands opérateurs français pour faire face aux géants du numérique. La fusion annoncée de TF1 et de M6 va-t-elle dans le bon sens ? Êtes-vous favorable à d'autres fusions de ce type ? Depuis l'apparition des nouveaux opérateurs, vous nous dites que vous signez de nouveaux contrats. Pouvez-vous les chiffrer afin que nous puissions savoir ce qu'ils représentent au niveau de la création ? Par ailleurs, que se passe-t-il dans les autres pays européens avec les sociétés d'auteurs comme la vôtre ?

M. Pascal Rogard . - J'ai été auditionné par l'Autorité de concurrence sur la fusion entre TF1 et M6. J'ai aussi envoyé mes remarques au Conseil supérieur de l'audiovisuel et j'ai soutenu, sous réserve de certaines conditions, cette opération.

Je suis cohérent avec ce que j'ai dit précédemment sur les nouveaux opérateurs, mais je ne peux pas citer de chiffres : le seul opérateur installé depuis longtemps et avec lequel j'ai des recettes est Netflix ; or les contrats signés sont couverts par le secret des affaires.

J'ai récemment signé un contrat avec Amazon et un autre avec Disney. Quant à Warner, ils se lanceront en 2023. Dans le courant de l'année prochaine, je pourrai vous en dire plus. En tout état de cause, en raison de la crise des recettes publicitaires et de quelques déplacements de ressources du côté du service public, la SACD a passé la période grâce aux recettes apportées par le nouvel opérateur de vidéo à la demande par abonnement. C'est donc bien tombé !

Les opérateurs ne sont pas tous les mêmes. Il va y avoir, pour les opérateurs étrangers, trois vrais opérateurs de vidéo à la demande dont le métier est la création : Disney, tourné vers le cinéma ; Netflix, tourné vers les séries ; et Warner. Il y en a un quatrième dont on a du mal à appréhender les recettes, c'est Amazon. Et la vidéo, chez Amazon, c'est un peu le « cadeau Bonux » au fond du baril de lessive ! Il est donc très compliqué d'appréhender leurs recettes. C'est la raison pour laquelle j'ai signé avec eux un contrat - Beaumarchais va probablement se retourner dans sa tombe - forfaitaire pour ne pas entrer dans leur système de calcul de la recette vidéo. Le CSA a choisi une autre option, mais elle fera bénéficier Amazon d'une sorte d'effet d'aubaine par rapport aux opérateurs qui, eux, sont vertueux parce qu'ils n'exercent que le métier d'opérateur de vidéo à la demande par abonnement.

M. Laurent Lafon , président . - Qu'en est-il dans les autres pays européens ?

M. Pascal Rogard . - La France est la championne de l'obligation ! Le décret sur les services de médias audiovisuels à la demande prévoit que les services de vidéo à la demande devront consacrer au moins 20 % de leur chiffre d'affaires qu'ils réalisent en France à la production cinématographique ou à l'audiovisuel français, obligation portée à 25 % si la plateforme diffuse des films de moins de 12 mois. Aucun autre pays européen ne prévoit une obligation supérieure au taux de 10 %. Les Suisses ont prévu une obligation de dépenser 4 % du chiffre d'affaires pour les productions suisses, mais un référendum d'initiative populaire aura lieu. Nous sommes donc loin devant en matière d'obligations de financement comme de quotas réservés à la diffusion indépendante.

Mme Monique de Marco . - Comment le service public peut-il renforcer son soutien à la production française ? Ensuite, question perfide puisque vous être favorable à une plateforme européenne, que pensez-vous de la plateforme française Salto ?

M. Pascal Rogard . - J'ai eu l'occasion de dire, en effet, que je ne prédisais pas un avenir radieux à Salto. S'il est bon que les chaînes françaises se regroupent pour être présentes sur le numérique, je suis inquiet pour l'alimentation en oeuvres de la plateforme. Je ne suis pas sûr, en effet, que les chaînes françaises, qui sont dans une situation de concurrence, lui réserveront leurs meilleures oeuvres. Face aux grandes plateformes internationales, je crois que la seule solution est la création d'une grande plateforme européenne.

Si les moyens globaux du service public ont été réduits, les moyens consacrés à la création ont, eux, été maintenus. Dans un nouvel élan, il faudrait permettre au service public d'être davantage présent sur le numérique, à l'image des efforts récents faits, à l'initiative de Delphine Ernotte, pour développer la diffusion de cinéma en replay et la programmation numérique sur francetv.fr, à tel point que Canal+ a essayé de limiter le nombre de films en replay sur le site. L'enjeu pour le service public, maintenant que la mise à jour de la réglementation a été faite - et plutôt bien faite, à l'exception du dérapage du CSA s'agissant de la création de langue française -, concerne désormais son financement. Le Gouvernement a fait des annonces positives sur la redevance. L'important est d'augmenter les financements, et non de privatiser le service public, car cela déstabiliserait le paysage audiovisuel français !

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Le CSA a signé des conventions avec les plateformes de vidéo à la demande pour les faire participer au financement de notre création. Vous déplorez le manque de concertation. Qu'auriez-vous changé dans ces conventions ? Vous plaidez pour des opérateurs nationaux forts et un renforcement des moyens du service public : n'est-ce pas un combat perdu d'avance dans la mesure où les moyens des grandes plateformes internationales seront toujours immensément supérieurs ?

M. Pascal Rogard . - Je déplore l'absence de concertation. La vérité est que le CSA était un peu hors délai pour signer les conventions par rapport aux délais fixés par le décret... J'aurais fait pour l'audiovisuel ce qui a été fait pour le cinéma. J'aurais notifié le décret. J'aurais gardé le taux de 100 % pour la part consacrée aux oeuvres patrimoniales, et ne l'aurait pas abaissée à 95 % - ce qui revient à garantir une place à Nabilla ! Je n'aurais pas accepté non plus de baisser à 75 % la part des investissements devant être consacrée par les plateformes aux oeuvres d'expression originale française, part qui est de 85 % actuellement pour tous les opérateurs conventionnés. J'aurais aussi accordé une place plus forte à l'animation, aux documentaires et à la diversité des genres.

Un combat perdu d'avance ? Non, car les plateformes mondiales n'ont pas nécessairement un ciblage précis du public français. Si les opérateurs nationaux sont bien organisés, ils peuvent reconquérir l'audience du public, comme l'a fait TF1, qui a reconquis le public avec des oeuvres françaises, alors que la chaîne réalisait auparavant l'essentiel de son audience avec des oeuvres américaines. Nul combat n'est perdu d'avance !

M. Laurent Lafon , président . - Quid de la concentration dans le secteur de l'édition ?

M. Pascal Rogard . - Je n'en ai pas parlé, car je n'y connais rien ! Je sais que les éditeurs y sont hostiles, mais je ne suis pas un spécialiste.

M. Laurent Lafon , président . - Les groupes concernés possèdent aussi des chaînes de télévision ; un rapprochement pourrait avoir un impact sur la création audiovisuelle.

M. Pascal Rogard . - Oui, il peut y avoir des répercussions : le nouveau groupe concentrant l'édition pourra réserver les meilleurs projets d'adaptation aux chaînes du groupe. Dans l'immédiat, nous sommes préoccupés par les problèmes posés par les plateformes : nous avons soutenu les gouvernements français successifs pour faire en sorte que la loi applicable en matière d'obligations d'investissements soit celle du pays de diffusion, et non celle du pays d'installation. Je veux d'ailleurs rendre hommage à notre Gouvernement, à notre diplomatie, au ministère de la culture, pour leur action. Ils ont réussi à convaincre les autres pays, ce qui n'est pas simple. Nous avons réussi aussi à mieux protéger le droit d'auteur, avec la création d'un droit voisin, et avons obtenu, grâce au soutien du ministre de la culture et du Premier ministre, une transposition ambitieuse de la directive sur le droit d'auteur. Le droit d'auteur et le droit moral ont été renforcés. Je regrette qu'un candidat à la présidentielle ne s'en soit pas rendu compte... La protection du droit d'auteur est meilleure qu'il y a cinq ans.

M. Laurent Lafon , président . - À l'heure où les concentrations se multiplient dans le secteur, ne faudrait-il pas renforcer les pouvoirs du régulateur qui est le principal interlocuteur de ces acteurs ? Estimez-vous que le CSA, devenu l'Arcom, a mené une mauvaise négociation avec les plateformes, ou bien qu'il n'avait pas les moyens de négocier avec elles ?

M. Pascal Rogard . - C'est une mauvaise négociation ! Le CSA pouvait prendre son temps, comme il l'a fait pour le cinéma, c'est-à-dire notifier le décret, puis laisser la concertation avoir lieu.

Or, soudainement, on a appris que des conventions au rabais avaient été signées, très éloignées des objectifs du législateur. Il faudrait donc plutôt diminuer les pouvoirs du régulateur ! Il faut en tout cas encadrer son action, réduire son pouvoir de modulation des obligations décidées par le Gouvernement ou le Parlement : on ne peut pas diminuer brutalement de 10 % les obligations pour la création en langue française. Celle-ci est le socle de notre culture.

M. David Assouline , rapporteur . - Au fond, vous considérez que les fusions sont naturelles, et que l'essentiel est de réguler pour préserver la diversité et la création française. Vous insistez aussi sur la nécessité de renforcer le service public de l'audiovisuel. Mais la tendance n'est pas celle-là : certains candidats à la présidentielle prônent ouvertement une privatisation, tandis que d'autres n'y voient pas de tabou... Pendant ce quinquennat, les moyens du service public ont fortement diminué, y compris, indirectement, dans la création, puisque la modernisation numérique, pour un montant de 200 millions, a dû être financée sur les fonds propres. La priorité, c'est de cesser d'affaiblir le service public.

Selon vous, la bonne échelle face aux grandes plateformes est le niveau européen, je suis assez d'accord avec vous sur ce point. Que pensez-vous du projet de rapprochement entre Lagardère et Bolloré ? Ce projet n'est pas que capitalistique, mais aussi d'ordre idéologique. Le groupe posséderait 30 maisons d'édition, des chaînes d'information, tout en étant le pilier du financement du cinéma. Si un tel groupe en venait à conditionner la production à la soumission à une certaine idéologie, alors ce serait très dangereux. Quels garde-fous pourrions-nous mobiliser pour prévenir un tel scénario catastrophe ?

M. Pascal Rogard . - La réponse, c'est le pluralisme. François Ozon n'aurait pas pu réaliser son film Grâce à Dieu , sur l'Église, si un opérateur à péage, OCS en l'occurrence, n'avait pas accepté de le financer. Le cinéma français s'est mis dans la main de Canal+, alors qu'il aurait pu trouver d'autres sources de financement. Le Gouvernement a instauré des obligations de financement du cinéma pour les plateformes.

Je ne connais pas le secteur de l'édition, mais des regroupements massifs sont évidemment problématiques ; ils risquent de bloquer les relations entre certains auteurs et les éditeurs. André Rousselet, le fondateur de Canal+, disait qu'il s'était fixé comme principe de ne jamais intervenir dans les programmes.

M. Laurent Lafon , président . - C'était un engagement personnel, pas une règle de droit.

M. Pascal Rogard . - Mais il l'a tenu ! Un président de chaîne ne doit pas intervenir dans les programmes.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de Mme Cécile Rap-Veber, directrice générale - gérante de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem)
et M. Hervé Rony, directeur général de la Société civile des auteurs multimédias (SCAM)

M. Laurent Lafon , président . - Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions de l'après-midi consacré aux auteurs avec l'audition de Mme Cécile Rap-Veber, qui est directrice générale de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) et de M. Hervé Rony, qui est directeur général de la Société civile des auteurs multimédia (SCAM).

La Sacem a été créée en 1851 et est aujourd'hui la plus importante OGC de France centrée sur la musique. Elle rassemble plus de 160 000 membres et Mme Cécile Rap-Veber exerce à la direction générale de la Sacem depuis le 22 octobre 2021.

La SCAM a été créée en1981. Elle a depuis considérablement élargi son champ, qui recouvre désormais les réalisateurs, auteurs d'entretiens, écrivains, traducteurs, journalistes, vidéastes, photographes, illustrateurs et dessinateurs, soit près de 50 000 membres. M. Hervé Rony occupe la direction générale de la SCAM depuis 2010.

Notre commission d'enquête est soucieuse d'évaluer les conséquences des mouvements de concentration dans les médias sur l'ensemble des parties prenantes, et notamment sur les auteurs à l'origine de tous les contenus. Nous sommes donc très intéressés d'entendre votre analyse sur cette question spécifique de la concentration.

Je vous laisserai la parole huit minutes chacun. Je serai assez strict sur le temps pour que nous puissions par la suite vous poser des questions, et en premier lieu, celles du rapporteur.

Cette audition est diffusée sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte-rendu, qui sera publié. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre Commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du Code pénal, et je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêt en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous inviterai successivement à prêter serment et de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite et en disant « je le jure ». Je commence par vous, madame Rap-Veber.

Mme Cécile Rap-Veber, directrice générale-gérante de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) . - Toute la vérité, rien que la vérité, je le jure.

M. Laurent Lafon , président . - Merci. Monsieur Rony.

M. Hervé Rony, directeur général de la Société civile des auteurs multimédias (SCAM) . - Toute la vérité, rien que la vérité, je le jure.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie. Je vous donne donc la parole pour huit minutes, Mme Rap-Veber.

Mme Cécile Rap-Veber . - Je vous remercie beaucoup, monsieur le président et monsieur le rapporteur. Je me permets juste de vous indiquer que je suis venue accompagnée de notre directeur général adjoint, David El Sayegh. Je le précise car la situation avec M6 présente deux aspects : un aspect contractuel, sur lequel nous reviendrons sous peu, et un aspect contentieux. Les deux sont extrêmement liés, car nous sommes confrontés à une situation très complexe. Les deux grands télédiffuseurs que sont TF1 et M6 ont rompu à leur initiative les contrats qu'ils avaient signés avec les sociétés d'auteurs, chacun à un an d'intervalle. Tous les accords contractuels entre la Sacem et le groupe TF1 ont été renégociés et resignés dans le respect des droits d'auteurs. La procédure contentieuse qui avait été engagée par TF1 a été retirée.

Nous attendions donc la même attitude de la part de M6, compte tenu du fait que ces deux groupes seraient bientôt associées. Malheureusement, une mise en demeure envoyée à l'ensemble de sociétés d'auteurs nous a fait comprendre la volonté de M6 de renégocier à la baisse l'ensemble des taux. La France étant un pays de libre négociation contractuelle, la discussion entre contractants est compréhensible. Cependant, le cas présent souligne une menace, car une procédure contentieuse est en cours, qui porte sur plusieurs millions d'euros. M6 nous demande de baisser notre rémunération future en contrepartie du fait qu'ils abandonnent leurs actions judiciaires.

Évidemment, nous nous devons de réagir face à une telle pression judiciaire. La Sacem est composée de 180 000 membres, ainsi que de créateurs et d'éditeurs de musique. Nous représentons des réalisateurs de documentaires musicaux, de clips et de concerts, des auteurs, des poètes et des auteurs de doublages et de sous-titrages. De ce fait, que les oeuvres soient françaises ou écrites par des créateurs du monde entier, nous avons mis en place des accords de représentation. L'une des particularités de la Sacem est qu'elle représente le répertoire mondial dans le cadre des contrats négociés avec M6.

Le poids de notre répertoire est très important et les règles sont les mêmes pour tous les télédiffuseurs. Nos conditions sont publiques et peuvent être consultées sur notre site internet.

Nous éprouvons des difficultés à trouver un accord avec M6, qui exige de payer un montant inférieur aux autres chaînes, et notamment à son futur partenaire. Quand ils auront fusionné, ils seront tentés d'étendre la négociation la plus avantageuse aux deux partenaires.

La Sacem comprend le besoin des télédiffuseurs de se renforcer face à une concurrence accrue des nouvelles plateformes. Personne d'autre que la Sacem ne peut mieux comprendre les problèmes liés au téléchargement et au streaming. De ce fait, nous comprenons le besoin de fusion ; elle ne doit cependant pas avoir lieu au détriment du respect du droit des créateurs. Je propose à M. El Sayegh d'aborder le volet judiciaire.

M. Laurent Lafon , président . - Avant de donner la parole à M. El Sayegh, je vous demande de prêter serment.

M. David El Sayegh, directeur adjoint de la Sacem . - Toute la vérité, rien que la vérité, je le jure.

La vérité est également judiciaire. La possibilité de renégocier des contrats avec des sociétés d'auteurs n'est pas acceptable lorsque deux acteurs sont appelés à fusionner et à devenir, à terme, le principal groupe de l'audiovisuel privé financé par la publicité.

Si la fusion se confirme, l'audiovisuel français s'articulera autour de trois pôles : le groupe M6/TF1, le service public et la télévision payante avec Canal +.

Le premier contentieux a été initié à la fin de l'année 2018 par les sociétés du groupe M6 ; ces chaînes sont accessibles uniquement par le biais du câble et du satellite.

En octobre 2020, M6 a résilié l'ensemble de ses contrats, avec une prise d'effet au 31 décembre 2021. Depuis le 1 er janvier 2022, les sociétés du groupe M6 ne possèdent plus de contrat avec la Sacem et, il me semble, avec les autres sociétés d'auteurs.

M6 soutient que, lorsque le signal des chaînes de télévision de son groupe est porté par un opérateur, ces chaînes ne réalisent pas un acte de communication publique. À ce titre, elles ne doivent payer aucune rémunération aux sociétés d'auteurs.

Or l'ADN d'une chaîne de télévision est de diffuser son programme auprès d'un public, quelle que soit la manière dont le programme est acheminé. Les signaux sont reçus par le biais de la TNT, d'Internet et par l'injection directe. M6, comme toutes les autres chaînes, réalise la transmission de ses programmes par la technique de l'injection directe et réalise donc un acte de communication publique. La chaîne doit par conséquent verser des rémunérations à la Sacem.

Jusqu'au 31 décembre 2021, les contrats prévoyaient expressément que les sociétés du groupe M6 s'engageaient à verser ce droit de communication publique. Par ailleurs, depuis avril 2019, la directive « Câble Satellite » n° 2, transposée au droit interne par une ordonnance en juin 2021, détermine que lorsqu'une chaîne de télévision passe par le truchement d'un opérateur pour véhiculer ses programmes, elle se doit d'obtenir une autorisation de la part des titulaires de droits. Cette directive n'est pas une novation en termes juridiques, mais contient un principe de clarification à la suite de jurisprudences contradictoires de la Cour de justice de l'Union européenne.

Il n'existe donc aucun argument juridique valable pour éluder le paiement des droits des créateurs de la part d'une société appelée à devenir l'acteur majeur de l'audiovisuel privé financé par la publicité.

M. Laurent Lafon , président . - Je dois vous interrompre, car nous avons dépassé les huit minutes. Je donne la parole à M. Rony.

M. Hervé Rony . - Merci monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs et sénatrices de nous recevoir. Je souhaite élargir le sujet de la concentration des médias, car il ne concerne pas que TF1 et M6.

Nous sommes présents dans de multiples répertoires, ce qui nous place dans une position de connaisseurs du domaine de l'audiovisuel comme des problématiques de la presse et de l'écrit. Nous représentons des milliers de journalistes et de documentaristes. L'information est au coeur des préoccupations de la SCAM.

Nos préoccupations principales sont liées aux opérations de concentrations en cours, au respect du droit d'auteur et au monde du livre, dans le cadre des opérations menées par le groupe Vivendi.

Nous considérons que le dispositif de la loi de 1986, qui reste adapté pour les médias traditionnels, ne l'est plus compte tenu de la dimension internationale et numérique d'un grand nombre de diffuseurs. Nous devons envisager la réforme de cette loi pour en renforcer les principes et réfléchir à la possibilité de traiter le sujet au niveau européen. De fait, les thèmes abordés sont transfrontaliers. La loi de 1986 ne pourra être modifiée qu'en y associant l'Union européenne.

Ce sujet est d'autant plus important que la question du périmètre des dispositifs anti-concentration dans les médias est assez difficile à gérer. Les réseaux sociaux empiètent sur le domaine de l'information et sont à l'origine de problèmes de déontologie considérables. C'est le problème principal auquel nous avons affaire dans nos sociétés démocratiques.

Le dispositif anti-concentration est désormais obsolète. Une actualisation des dispositifs est nécessaire.

Le Media Freedom Act est un projet de texte de l'Union européenne attendu pour 2022 et qui permet une refonte de ces règles. Il offre des possibilités de consultations et d'échanges intéressants.

Nous ne sommes en principe pas opposés au rapprochement entre deux acteurs majeurs. Nous sommes conscients du fait que les sociétés françaises doivent se renforcer face aux mastodontes internationaux que sont Amazon et Netflix, entre autres. J'inclus également les réseaux sociaux, car ceux-ci agissent comme s'ils étaient des médias, alors qu'ils n'en sont pas.

La SCAM comprend les raisons qui poussent les actionnaires de TF1 et de M6 à souhaiter se rapprocher. Mais, ils deviendront le premier pourvoyeur de droits à la SCAM, devant France Télévisions, ce qui est une conséquence qui appelle notre vigilance. À date, les négociations avec M6 sont au point mort. Nous ne pouvons pas accepter une baisse drastique de nos droits.

Par ailleurs, il est important de veiller à ce que le rapprochement entre ces deux sociétés n'entraîne pas une dérégulation accentuée du paysage audiovisuel. Depuis la création de M6, Nicolas de Tavernost n'a cessé de déclarer que le mode de régulation français empêche l'émergence d'un grand groupe français capable de rivaliser avec d'autres grands groupes européens. Or la régulation a porté ses fruits et ne peut pas être rendue coupable de l'échec de la mise en place d'un groupe audiovisuel puissant.

Par ailleurs, le rapprochement du groupe Vivendi et de Lagardère met en danger le pluralisme et la liberté d'information. Il est important d'être attentifs aux conséquences sur le pluralisme de l'information et au fait que l'indépendance des rédactions doit être renforcée.

La commission des journalistes de la SCAM a signé un document public initié par le collectif Informer n'est pas un délit , lequel propose le renforcement d'un statut juridique des rédactions pour en assurer une meilleure indépendance, la création d'un délit de trafic d'influence en matière de presse et de meilleures garanties pour la protection de l'honnêteté, de l'indépendance et du pluralisme.

De plus, la SCAM adresse des droits à des milliers d'écrivains. De ce fait, je suis très attentif au sujet de la fusion entre Editis et Hachette. J'ai constaté que le syndicat professionnel SNE a publié son propre communiqué pour exprimer ses inquiétudes. Nous partageons ces inquiétudes et devons nous assurer qu'aucune reprise en main éditoriale de collections n'ait lieu dans le domaine de l'édition.

M. Laurent Lafon , président . - Merci M. Rony. Je donne la parole à notre rapporteur, M. David Assouline, pour une première série de questions.

M. David Assouline , rapporteur . - Les lois de 1986 sont obsolètes, notamment du fait des concentrations verticales, qui n'étaient pas prévues à l'époque. Il est donc important de retravailler la question des concentrations, ne serait-ce que pour y inclure les éléments qui n'étaient même pas envisagés à ce moment-là.

Nous pouvons réfléchir à l'éventualité d'assouplir les lois pour permettre les concentrations, et ainsi permettre la création de plus de chaînes. D'autres préféreront aménager les lois pour empêcher que des monopoles se constituent et étouffent les autres.

Quel est, selon vous, le meilleur choix ?

M. Hervé Rony . - Il me semble que les concentrations verticales sont souvent plus inquiétantes que les concentrations horizontales. Nous sommes attachés à une production audiovisuelle indépendante et forte. Les rapprochements entre producteurs sont admissibles. Je prône une production indépendante forte composée de nombreux acteurs, mais je constate également que quand les entreprises indépendantes sont de trop petite taille, elles ne possèdent pas de fonds propres suffisants. Si un producteur dispose de plus de moyens pour investir, il bénéficiera de plus de possibilités.

En revanche, les producteurs dont l'actionnaire principal est un des principaux diffuseurs français peuvent être confrontés à un problème. C'est pourquoi j'ai toujours estimé que les concentrations verticales sont les plus malsaines.

Nous devons envisager les concentrations horizontales, car le sujet des seuils d'audience et de couverture potentielle sont désormais complexes. Une chaîne de télévision peut faire l'objet d'une audience linéaire faible et obtenir d'excellents résultats par le biais du numérique.

Nous devons assurer l'indépendance au sein de la filière et faire en sorte que certains acteurs ne soient pas contrôlés par d'autres. En parallèle, nous devons mener une réflexion sur le bassin d'audience et sur l'influence qui peut être exercée sur le public. Évidemment, il est préférable qu'un plus grand nombre d'acteurs possible assure un rôle dans l'information et la création.

Je suis très prudent sur le sujet de la concentration verticale, car je considère qu'elle donne aux acteurs le pouvoir d'agir comme bon leur semble.

M. David Assouline , rapporteur . - Dans votre introduction, vous avez évoqué le fait que vous soutenez une proposition visant à permettre l'indépendance par le biais du renforcement du statut juridique des rédactions. En vérité, les événements que vous redoutez ont déjà lieu. Les problèmes sont très concrets : la rédaction d'Europe 1 a été renvoyée.

M. Hervé Rony . - Vous avez raison : certains éléments nous inquiètent et je partage probablement certaines de vos préoccupations. Nous avons vécu des difficultés dans un passé récent, et nous les connaissons encore avec le groupe Vivendi.

Je ne fais pas de procès d'intention dans l'absolu. Je me méfie toujours des jugements hâtifs. En revanche, il est évident que des indices de dysfonctionnements sont à l'origine de nos inquiétudes. Mais nous souhaitons renforcer les règles existant au sein des rédactions pour en garantir l'indépendance, pour limiter les possibilités d'interventionnisme des actionnaires et de leurs représentants et pour garantir la participation active des rédactions.

Une telle initiative a été prise dans la rédaction du journal Le Monde . Nous devons structurer des règles que certains organes de presse ont adoptées afin qu'elles deviennent la norme pour toutes les rédactions.

Certains actionnaires interviennent peu ; d'autres interviennent trop. Actuellement, la nature des interventions au sein du groupe de Vincent Bolloré est un motif de préoccupation.

Je rappelle que Patrick Bloche avait tenté de mettre en place une législation, qui n'avait pas abouti de facto à des résultats concrets.

M. David Assouline , rapporteur . - J'ai déposé trois projets de loi sur le sujet. Patrick Bloche a mené une discussion et a fait adopter un projet de loi qui a apporté certaines améliorations, même s'il n'est pas parvenu à établir un statut juridique. De nombreux acteurs s'y sont opposés, notamment dans la presse écrite, parce qu'ils considèrent qu'ils éditent une presse d'opinion et que la clause de conscience suffit.

Or le secteur de l'audiovisuel ne fonctionne pas de la même façon, car il n'est pas composé de chaînes et de radios d'opinion. Les agréments menés par l'Arcom et par le CSA sont différents.

Pendant votre temps de parole, vous avez choisi de plaider sur votre différend avec M6 et Nicolas de Tavernost. Si la fusion se concrétise, nous devrons nous intéresser à la politique adoptée dans le futur. Cela est d'autant plus important que selon les informations dont nous disposons, Nicolas de Tavernost sera le président du groupe.

Vous n'avez pas dévoilé votre point de vue sur les mouvements de concentration et leurs conséquences pour la Sacem. Quels sont vos garde-fous, quelle est votre vision et quelles régulations envisagez-vous ? Par ailleurs, la publicité audiovisuelle est traditionnellement une source de revenus importante pour la musique. Sachant que la publicité en ligne est de plus en plus présente, quelles actions vous semblent être les plus appropriées ? Quelles régulations doivent être mises en place pour préserver les sources de revenus de vos membres ?

Mme Cécile Rap-Veber . - Tout d'abord, je tiens à vous expliquer les motifs pour lesquels j'ai choisi de consacrer ces huit minutes à ce sujet. La musique ne vit que de la gestion collective. Nous ne possédons pas de budget de production en amont.

Par ailleurs, il est de plus en plus souvent demandé aux créateurs de fournir des bandes de diffusion masterisées et prêtes à être diffusées au cinéma. Les producteurs et les diffuseurs demandent souvent à recevoir 50 % des droits d'auteur, sous prétexte qu'ils seraient diffuseurs de l'oeuvre et en feraient la promotion. La captation d'une partie des droits a tendance à réduire la rémunération des créateurs.

Je ne suis pas en train de dire que M6 a recours à ces procédés. Nous menons également des conversations très soutenues avec cette chaîne et je ne sous-entends pas que M6 refuse d'entamer des négociations. En revanche, nous avons besoin d'aboutir à un accord.

M6 a été conventionné par l'ancien CSA en tant que groupe qui doit principalement diffuser de la musique sur ses antennes. Le succès de M6 est principalement dû à l'intelligence de ses dirigeants.

La musique fait partie de leur ADN. Si je vous dévoile notre difficulté à négocier avec eux, c'est parce qu'ils constituent une part majeure des revenus de télédiffusion pour les compositeurs et les éditeurs de musique.

L'accord avec M6 nous tient à coeur. Le groupe doit respecter ses obligations vis-à-vis de la place de la musique sur W9 et M6. Cet élément est fondamental pour la Sacem lorsque le sujet de la fusion est abordé.

La France peut s'enorgueillir de promouvoir la diversité, d'autant plus quand elle est culturelle. Je ne suis pas vraiment inquiète sur le fait que la musique sera toujours diffusée, car elle est profondément attachée à l'intégralité des programmes. Même la publicité est constituée de musique. Cependant, certaines personnes ont tendance à oublier l'importance de la musique dans leurs programmes.

Face à des mastodontes du numérique, et sachant que les consommateurs peuvent tout obtenir à la demande, nous devons nous demander si le public souhaite que de nombreuses chaînes subsistent. Il préfère peut-être une offre numérique variée. La fusion a également pour objectif de proposer une offre délinéarisée très forte face à Netflix et Amazon.

Dans ce contexte, nous perdons complètement les bases établies pour les revenus, et je dois dire que cette règle s'applique pour l'ensemble des médias télévisuels. Les problèmes sont les mêmes pour Arte et France Télévisions. De fait, une part très faible des revenus sont alloués sur le numérique. Les groupes ont tendance à appliquer la majorité de leurs revenus sur le linéaire et réservent une partie bien plus faible au délinéarisé.

De nombreuses publicités ont été transférées sur le numérique. Pourtant, la vente de l'espace est extrêmement faible. Les montants ne sont pas du tout comparables à ceux appliqués pour des espaces publicitaires en prime time sur les chaînes.

Certains groupes expliquent à la Sacem qu'il leur faut devenir plus puissants pour faire face à Netflix et à Amazon. Ils demandent à bénéficier d'une offre délinéarisée la plus complète possible. En contrepartie, ils déclarent manquer de budget, alors que développer ce type d'offre est extrêmement coûteux. Ils demandent donc à payer moins de droits et à devenir l'équivalent de Netflix, sans payer les mêmes montants que Netflix. Les plateformes proposent des millions de contenus, alors que la rémunération est divisée par 100 dans le délinéarisé.

Si nous prenons en compte le fait que les flux linéaires diminuent et que la consommation est désormais principalement délinéarisée, tous les créateurs de musique disparaîtront. Nous faisons face à une situation inextricable, parce que nous ne sommes pas associés aux budgets de production de la même façon que d'autres répertoires.

Nous avons besoin d'être assurés du fait que nos répertoires restent présents sur les chaînes linéaires et qu'un montant minimum par visionnage ou par écoute soit mis en place pour que la rémunération du numérique intéresse les créateurs. Actuellement, aucun créateur ne peut vivre s'il est rémunéré uniquement sur la base des revenus publicitaires issus du délinéarisé.

M. Laurent Lafon , président . - M. Hugonet, je vous donne la parole.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Notre rapporteur a souligné à plusieurs reprises le sujet sur le pluralisme et l'indépendance, et un aspect plus risqué, qui est celui que nous évoquons depuis le début de l'après-midi, et qui concerne le poids engendré par ces concentrations sur les négociations.

Dans cette maison, nous abordons quotidiennement le thème du libéralisme régulé. M. El Sayegh a présenté de façon claire, limpide et juridique, ce que nous devons considérer comme une négociation d'affaires. Elle n'est absolument pas liée à la politique, à l'influence ou au libéralisme. Ce dont nous parlons n'est rien d'autre que du business.

Un point important doit nous rendre optimistes : Paul McCartney est parvenu à récupérer une grande partie des droits des Beatles. Ils avaient à l'époque été capturés, et j'emploie volontairement ce mot, par Michael Jackson et par Sony. Paul McCartney a réussi à récupérer une grande partie de ces droits parce que des règles de droit existent aux États-Unis et qu'il y a consacré des moyens juridiques importants.

Quelles sont, selon vous, les voies et moyens pour apporter une régulation, et quel est, dans ce cas, le rôle de l'Arcom, acteur que nous avons récemment porté sur les fonts baptismaux et que nous aimerions entendre sur ce sujet ?

Par ailleurs, comment faire pour que la France s'enorgueillisse de défendre les droits d'auteurs ?

Mme Cécile Rap-Veber . - Avant de donner la parole à M. David El Sayegh, je tiens à souligner que M6 a intenté un procès à la plateforme Molotov, qui distribue, sans droits ni titres, les programmes et les contenus des créateurs. Selon M6, seul le titulaire de droits peut déterminer l'usage et le prix de ses droits.

Il est formidable de constater que M6 décide des prix et des conditions de ses programmes, alors que quand il s'agit de sociétés de droits d'auteurs, ils dictent leurs prix et les conditions. M6 devrait appliquer à elle-même les règles qu'elle souhaite faire appliquer aux autres.

M. David El Sayegh . - Dans toute opération de concentration, des engagements sont demandés à ceux qui se renforcent. Cela a été le cas lorsque Universal a racheté EMI. Universal s'est engagé à céder une partie du catalogue, à ne pas débaucher les artistes pour constituer un pôle monopolistique, à respecter les droits d'autrui et des artistes. L'opération n'a pas été validée tant que ces engagements n'avaient pas été retranscrits et clarifiés.

Notre demande est tout à fait semblable à celle que je viens de mentionner. Nous savons que l'Arcom, grâce à la nouvelle loi que vous avez fait voter, dispose d'une capacité d'intervention auprès des acteurs traditionnels.

Or les droits d'auteurs ne sont pas respectés. L'Arcom dispose d'une base juridique qui lui permet d'intervenir. De même, les autorités de régulation, et principalement l'Autorité de la concurrence, peuvent intervenir.

L'enjeu principal de la fusion entre TF1 et M6 concerne les engagements pris en contrepartie du bonus octroyé par le législateur. Les plateformes paient les droits d'auteurs. Si Netflix et Disney décidaient de ne plus payer les droits à la Sacem, l'indignation serait généralisée.

Le groupe ne doit pas bénéficier d'un cadre plus clément que ces plateformes. Nous espérons que l'Arcom assurera ses fonctions et mérite notre confiance.

Actuellement, nos dialogues sont au point mort avec M6. Nous n'inventons pas des conditions d'intervention selon notre bon vouloir. Nous sommes nous-mêmes soumis au droit de la concurrence et aux fourches caudines de Bruxelles.

Nous demandons de traiter M6 comme les autres acteurs, qui ont accepté le prix du marché tel qu'il a été fixé. Les conditions dans lesquelles la rémunération des droits d'auteurs doit être calculée sont connues de tous.

Je pense donc que l'Arcom peut intervenir juridiquement. Les tribunaux interviendront si la situation n'évolue pas. Nous plaiderons d'ailleurs sur le premier dossier le 14 janvier 2022 et je suis très serein. Si nous perdons en première instance, nous irons jusqu'au bout. Si nous devons recourir à la Cour de justice de l'Union européenne, nous le ferons. Il est hors de question de brader les droits de nos créateurs.

M. Laurent Lafon , président . - Je donne la parole à M. Michel Laugier.

M. Michel Laugier . - Merci monsieur le président. Nous menons aujourd'hui un travail visant à trouver l'équilibre entre la concentration, la liberté d'expression et le système économique. Nous devons atteindre l'équilibre économique, même si certains investisseurs ne cherchent pas à atteindre la rentabilité.

Que pouvez-vous dire de vos relations avec les autres acteurs ? Comment définissez-vous vos relations avec l'audiovisuel public ? Vous avec mentionné les grandes plateformes internationales ; c'est un marché nouveau et leur potentiel est important. Que représentent-elles actuellement ?

Certaines concentrations ont déjà été concrétisées. Comment travaillez-vous avec le groupe TF1 ? Traitez-vous avec ce groupe d'une façon globale, ou discutez-vous en parallèle avec les différentes chaînes du groupe TF1 ?

Vous avez également évoqué les possibles fusions dans la presse et les radios. Pouvez-vous nous présenter des exemples précis pour lesquels l'expression démocratique a été remise en question ?

Même si nous envisageons de nombreux scénarios, ce sont les lecteurs des journaux, les auditeurs des radios et les téléspectateurs qui, in fine, sont les véritables décideurs. M. David El Sayegh a cité l'exemple d'une radio. Les résultats ont récemment été divulgués ; ils prouvent que le public est le véritable baromètre du succès d'un média.

Mme Cécile Rap-Veber . - Merci M. le Sénateur, je propose de répondre aux premières questions. Nous passons un temps conséquent à revoir nos accords avec l'ensemble des groupes, parce que de nouveaux modes d'exploitation et de nouvelles chaînes apparaissent. Nous maintenons une relation régulière avec l'ensemble des médias.

Nous avons vécu avec Canal + en 2017. Ce groupe a décidé, du jour au lendemain, d'arrêter de payer les droits d'auteurs. Leur décision a été d'une violence absolue, parce qu'en tant que seule chaîne privée payante, elle était une source de revenus très importante pour l'ensemble des sociétés d'auteurs. Au fur et à mesure des discussions, nous sommes parvenus à faire entendre raison à Canal + et avons mis en place des accords qui respectent parfaitement les droits d'auteurs.

Une négociation globale est menée avec le groupe TF1. Elle prend en compte la présence sur le temps d'antenne de nos oeuvres, suivant les différentes chaînes. Notre mode de fonctionnement est d'ailleurs le même avec M6 et France Télévisions.

Trois sources principales de revenus se profilent, hors période de Covid-19. Ces trois sources de revenus seront les manifestations publiques, les télédiffuseurs et le numérique. Or, nous sommes confrontés à un problème que vous avez résumé à la fin de votre intervention. De fait, le public est, in fine , le seul décideur. Je peux vous annoncer que 92 % des visionnages sont consacrés à du contenu étranger.

Les télédiffuseurs publics ou privés nationaux sont encore très importants en France, et en cela, ils constituent une différence notable avec d'autres pays en Europe. Notre télévision est d'une qualité supérieure à celle de nombreux territoires. De nombreux contenus sont le résultat de créateurs qui sont membres de nos sociétés d'auteurs. Nous parvenons donc à rémunérer la création française et à participer à la démocratie, qui est liée à la diversité des créations.

Les plateformes n'imposent pas de découvrir un certain type de contenu. Elles proposent au consommateur de regarder le programme qui l'intéresse. Le public est ainsi tenté d'opter pour des créations étrangères. Les sommes ont tendance à augmenter, mais sont envoyées à l'étranger. Les télédiffusions, quant à elles, ont à coeur de participer à la création locale ; c'est aussi une obligation à laquelle ils doivent se plier. Cette initiative permet de maintenir une partie de la création en France et de défendre les droits d'auteurs et la création locale.

M. Hervé Rony . - La réunion de TF1 et de M6 rendra la négociation des droits d'auteurs plus difficile. La relation avec les services publics est sans commune mesure, car ils ont intégré les droits d'auteurs dans leur ADN. J'en profite pour vous demander, messieurs et mesdames les Sénateurs, de faire tout votre possible pour doter France Télévisions de moyens suffisants pour garantir la création locale. C'est le seul moyen de faire en sorte que le service public soit capable d'affronter la concurrence des plateformes.

Certains médias audiovisuels ont décidé de changer d'attitude et de privilégier certaines opinions. Il est difficile de placer le bon curseur entre le journalisme d'opinion et le journalisme qui décrit une situation et dévoile les faits de manière objective et honnête. Nous percevons une dérive dans ce pays vers des médias qui véhiculent une certaine opinion, ce qui impacte la vie démocratique.

Deux autres chaînes sont également importantes pour nous, alors qu'elles sont marginales d'un point de vue économique : Ushuaïa et Histoire. Elles sont rattachées au groupe TF1 et M6, et sont fondamentales pour les documentaristes. Si elles disparaissent, des dizaines de documentaristes qui ne vivent que grâce à elles seront menacés. Nous en avons parlé au CSA. Nous ne pouvons pas résumer la fusion à la seule opération de la TNT gratuite.

La question de l'indépendance des rédactions est importante. Il me semble légitime d'harmoniser la protection et l'indépendance des rédactions de presse écrite et de la presse audiovisuelle.

M. David Assouline , rapporteur . - Les chaînes de télévision qui reçoivent une autorisation d'émettre par une Convention s'engagent en termes de création et de niche. Les chaînes d'information s'engagent à respecter le pluralisme, la lutte contre les discriminations, la concorde nationale, la paix civile, le respect des minorités entre autres. Si les journaux d'opinion existent, le concept de chaînes d'opinion n'existe pas en France. Nous devrons clarifier ce point pour que le pluralisme de l'information ne soit pas mis en danger sur les chaînes en continu auxquelles le public a accès. Les radios sont également sujettes à ce type d'évolutions, que nous ne pouvons pas accepter. Nous devons remettre de l'ordre et de la cohérence dans ce scénario en mutation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Vendredi 14 janvier 2022
Audition de M. Christophe Deloire,
directeur général de Reporters sans Frontières (RSF)

M. Laurent Lafon , président . - Nous nous retrouvons ce matin pour deux auditions de notre commission d'enquête consacrée à la concentration des médias. Je rappelle qu'elle a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Nous commençons en recevant M. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières (RSF). RSF a été créée en 1985 et dispose de 115 correspondants dans autant de pays. Votre association dispose d'un statut consultatif auprès de l'Organisation des Nations unies (ONU), de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco), du Conseil de l'Europe et de l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Elle a pour but de défendre dans le monde entier l'indépendance de la presse et la liberté d'informer.

Très récemment, au mois d'octobre, RSF s'est penché sur la concentration des médias en diffusant un documentaire, Le Système B, qui alerte sur la prise de contrôle de nombreux médias, que vous estimez préoccupante, de l'industriel Vincent Bolloré - il sera entendu par la commission mercredi 19 janvier. Au-delà du cas d'espèce qui est l'objet de ce documentaire, vous formulez sept recommandations visant à assurer le respect du pluralisme.

Votre audition est pour nous l'occasion de bien comprendre votre analyse, mais également d'ouvrir à des préoccupations internationales, puisque RSF est présente dans le monde entier. Il est important de voir comment la concentration des médias est abordée dans d'autres pays comparables.

Je vais vous laisser la parole dix minutes pour un propos liminaire. Puis, je donnerai la parole au rapporteur pour des questions plus précises, avant d'ouvrir le débat à l'ensemble des membres de la commission d'enquête, présents ou en visioconférence.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, monsieur Deloire, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christophe Deloire prête serment.

M. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières (RSF) . - S'agissant du mandat de Reporters sans Frontières, vous avez évoqué le caractère international de notre organisation. Pendant longtemps, celle-ci n'a pas travaillé en France, au motif qu'il convenait d'abord de défendre les journalistes en proie à des violations de leurs droits dans le monde. Depuis une quinzaine d'années, nous y travaillons beaucoup plus. Notre mandat consiste à promouvoir la liberté, l'indépendance et le pluralisme du journalisme. Je précise que le journalisme s'entend comme un ensemble de droits et de devoirs, dont la transparence et l'indépendance éditoriale ne sont pas de leur seul ressort et dépendent de nombre d'autres acteurs au sein des entités médiatiques, de règles éthiques et de méthodes professionnelles.

Je dirai un mot du contexte dans lequel s'inscrit le travail de votre commission. L'écosystème de l'information a subi un bouleversement radical. Autrefois, le secteur des médias était clairement identifié par le public et par la régulation, différente en fonction du type de support entre la presse écrite et l'audiovisuel. Ce secteur était soumis à des obligations liées à la culture journalistique, à l'autorégulation des journalistes par l'éthique, obligations qui étaient relativement souples, au sens où elles n'avaient jamais fait l'objet d'un accord entre les représentants des éditeurs, des patrons et des journalistes. Néanmoins, on constatait une forme d'adéquation entre les garanties constitutionnelles sur la liberté d'expression, le cadre de régulation des médias et l'autorégulation des journalistes d'une part, et un secteur clairement identifié d'autre part. Ces derniers ont perdu leur monopole dans l'organisation de la délibération publique et la diffusion des informations. On se retrouve dans un système de désintermédiation, qui change radicalement la donne. Cela soulève deux problèmes majeurs pour notre société.

En premier lieu, tous les contenus - propagande d'État, information sponsorisée par l'intérêt, journalisme de qualité, pures opinions, etc. - sont en concurrence directe et donc déloyale, car elle favorise, du fait de l'organisation algorithmique et des biais cognitifs de chacun, l'extrémisme, l'outrance, la rumeur. Cette organisation du marché de l'information, qui va au-delà du secteur classique des médias, est un enjeu majeur, qu'aucune nouvelle disposition ne peut éviter de traiter.

En second lieu, la mondialisation de l'information et sa numérisation ont créé des asymétries entre les régimes despotiques et les démocraties, car les systèmes fermés des régimes autoritaires et dictatoriaux bénéficient d'un avantage : ils peuvent fermer leur espace à toute information, même produite dans des conditions d'indépendance et de liberté plus satisfaisantes, et, à l'inverse, exporter des contenus de propagande. Les systèmes ouverts sont, eux, fragilisés de l'intérieur, en plus de cette concurrence déloyale liée aux asymétries dont j'ai parlé. Les futures propositions législatives devront en tenir compte. À cet effet, nous avons lancé deux initiatives structurelles : le partenariat sur l'information et la démocratie, signé par 45 État et qui porte sur les garanties démocratiques dans l'espace numérique. Avec le soutien de la France, nous avons réussi à engager un processus qui ressemble, toutes proportions gardées, au processus climatique, pour éviter que Mark Zuckerberg et Xi Jinping soient les seuls à pouvoir édicter les normes dans l'espace public en imposant les leurs. Autre initiative qui sera plus directement utile pour votre commission : la Journalism Trust Initiative est une solution de marché visant à favoriser dans l'espace public ceux qui s'astreignent à des obligations professionnelles et éthiques.

En France, nous avons le même syndrome que la grenouille, qui s'habitue à l'eau si la température augmente progressivement, et ne sursaute pas comme elle le fait habituellement quand on la jette directement dans le liquide bouillant. Au fil des dernières années, des occasions ont été manquées de faire respecter certaines obligations par des médias audiovisuels.

Quel pluralisme voulons-nous ? S'agissant de l'audiovisuel, devons-nous renoncer au pluralisme interne, fondé sur une logique historique d'abondance des médias écrits et de prééminence des médias audiovisuels dominants ? Avec l'augmentation des canaux de médias, le renoncement au pluralisme interne a été de plus en plus fréquent. Cela s'est traduit aux États-Unis par une décision de la Federal Communications Commission (FCC) - l'équivalent du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), devenu l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) - abolissant la Fairness doctrine, notion d'équilibre différente du pluralisme interne français qui a mené à la création de Fox News et à la radicalisation de l'orientation politique d'un certain nombre de médias opposés. Des changements de régulation ou des absences de mise en oeuvre de la régulation peuvent transformer un paysage médiatique et la manière dont une société débat. Cette polarisation nous menace aujourd'hui en France.

Acceptons-nous de renoncer à la vision de médias d'information, en se disant que chacun reconnaîtra la vérité, y compris dans des médias militants et clairement orientés ? Il y a six ans, lorsque le groupe Bolloré a repris Canal+, le CSA a, selon nous, manqué une occasion historique de faire respecter les principes conventionnels d'indépendance, de pluralisme et d'honnêteté de l'information. Évitons de manquer une nouvelle occasion en ce sens.

On peut citer quelques exemples d'intrusion, pour des motifs économiques ou politiques, de restriction de l'indépendance des journalistes. Mais, lorsqu'une chaîne est vraiment sous contrôle, il n'y a pas de fracas, pas de problèmes. Tout est très bien tenu, sans documentaires censurés. Il faut donc aussi traiter ce qui ne se voit pas, lorsque les contenus sont aux ordres.

Je conclurai sur les éventuels conflits d'intérêts. Reporters sans frontières étant une organisation qui défend le journalisme, nous avons évidemment des relations avec l'ensemble des médias qui ont une propension à nous soutenir par différents moyens - diffusion de notre album photos ou de spots. Nous n'avons de relation privilégiée avec aucun des médias qui font l'objet du travail de cette commission. Mais, comme en témoigne un documentaire que nous avons récemment diffusé, cela ne nous empêche pas d'agir et de nous exprimer avec la plus grande franchise.

M. David Assouline , rapporteur . - Merci beaucoup de ces analyses plus globales sur la situation générale du monde de l'information, soumis à la révolution numérique et à de profonds changements.

Les inégalités entre les différents régimes politiques partout dans le monde entraînent une asymétrie défavorable aux démocraties. Pour rééquilibrer les rapports de force internationaux, des règles de réciprocité devraient être mises en place. Mais, en agissant ainsi face à la fermeture de réseaux internes et à l'intervention d'un pays sur les territoires voisins, on isolerait les peuples et on les empêcherait d'avoir accès à internet ou aux informations internationales. Les êtres humains, quelque régime qu'ils subissent, sont au coeur de nos préoccupations.

Dans votre documentaire Le Système B , vous dénoncez clairement la stratégie du groupe Vivendi visant à produire de l'information à bas coûts pour faire de l'audience, et ce au détriment du travail journalistique et des reportages d'investigation. Vous évoquez aussi les procédures-bâillons. Est-ce dû à la nature industrielle du groupe ou à une politique assumée de ses dirigeants ? Comment y remédier concrètement ? Selon vous, quand le groupe est bien tenu, rien n'est perceptible, et il ne peut être pris en défaut sur le plan juridique. L'autocensure s'impose-t-elle ?

M. Christophe Deloire . - Sur la réciprocité, nous avons publié dans un communiqué une recommandation afin de résoudre les asymétries entre les espaces informationnels des pays autoritaires et dictatoriaux, ainsi que des démocraties. Nous préconisons un mécanisme de réciprocité fondé sur les principes universels et sur lequel nous pourrons vous apporter des éléments complémentaires.

J'en viens à l'un des enjeux de la mondialisation de l'information. En France, nous avons un double marché de l'information : d'une part, un marché régulé, assorti d'obligations en matière de pluralisme et d'indépendance qui sont insuffisamment mises en oeuvre ; d'autre part, des chaînes qui, sans faire l'objet de telles conventions, sont diffusées sur le territoire national. L'exemple le plus emblématique est celui de la chaîne chinoise CGTN, anciennement CCTV : alors que l'entrée en Europe ne lui était plus possible par l' Office of Communications (Ofcom), une mesure technique prise voilà quelques mois par le CSA lui permet désormais d'être diffusée sur Eutelsat. Les propagandistes et obsédés du complot existaient déjà autrefois, mais ils sont mis au centre du nouvel espace public numérique.

M. David Assouline , rapporteur . - La réciprocité est possible dans nombre de domaines. C'est le cas pour une chaîne de propagande d'un État qui refuse la réciprocité. Sur le net, c'est plus compliqué, car si on ferme les interactions de la Chine avec le reste du monde, les citoyens chinois ne pourront plus envoyer d'alertes ni recevoir des informations de l'extérieur.

M. Christophe Deloire . - La législation doit évoluer afin que tous les acteurs concernés, notamment les chaînes audiovisuelles qui agissent dans l'espace public national, soient soumis aux mêmes règles. Dans un marché concurrentiel, il serait absurde que seules les chaînes étrangères en soient exemptées. Il existe deux moyens d'y remédier : il faut trouver une égalité de traitement entre tous ces médias, et mettre en place un mécanisme de réciprocité qui ouvre les espaces informationnels des pays tiers aujourd'hui fermés.

Votre deuxième question concerne des faits qui se sont récemment produits au sein du groupe Bolloré. Je ne parlais pas nécessairement d'autocensure, mais les exemples qui ont sans doute été cités lors des auditions se déroulent durant une transition, lors de la prise de contrôle d'un groupe comme celle de Canal+ par Bolloré, alors que les pratiques sont changeantes. Une fois que la situation est sous contrôle, plus aucun problème n'est apparent.

L'enjeu consiste à s'attacher à la question plus structurelle de l'indépendance. À cet égard, les trois dispositions figurant dans les conventions des radios et des chaînes de télévision sont assez théoriques. Certes, quelques mises en garde ont visé le pluralisme. Nous avions demandé, dès la prise de contrôle de Canal+ en 2015, que le CSA puisse lancer une enquête indépendante susceptible d'aboutir à des sanctions. À droit constant, il doit absolument donner du contenu à ces dispositions.

L'article 1er du texte qui le constitue dispose d'ailleurs qu'il est le garant de la liberté de communication, à l'heure où tout le monde peut censurer tout le monde et où le CSA est quotidiennement destinataire de courriers lui enjoignant de faire respecter une ligne éditoriale. En l'espèce, il ne s'agit pas d'une restriction politique et d'un conformisme plus grand. Il faut juste garder un pluralisme interne. Les journalistes n'exercent pas une activité aux ordres d'un patron ; ils sont censés être des tiers de confiance. Cela repose sur la prohibition des conflits d'intérêts, l'indépendance éditoriale, les méthodes et les règles éthiques.

M. David Assouline , rapporteur . - Ce sujet pourrait encore être approfondi. Nous avons voulu traiter l'ensemble des phénomènes de concentration dans la presse écrite ou les médias audiovisuels, même si l'accent est mis sur les seconds.

Vous dénoncez une confusion : la liberté de la presse, dans le cadre de la liberté d'expression telle qu'elle est définie dans la loi, signifie que chacun peut éditer son propre journal, d'où le foisonnement des journaux d'opinion au lendemain de la guerre, d'où la ligne éditoriale et la clause de conscience. Mais, pour les médias audiovisuels, notamment ceux de la télévision numérique terrestre (TNT), la puissance publique émet des autorisations d'émettre à travers le CSA et des conventionnements, et les chaînes d'opinion n'existent pas dans ce cadre. Le pluralisme et la diversité sont actés, mais le moyen de sanctionner reste très flou.

Quelles sont vos propositions concrètes en la matière ? Le collectif Informer n'est pas un délit (INPD) attire l'attention sur le délit de trafic d'influence. Comment peut-il se matérialiser concrètement ?

M. Christophe Deloire . - La création d'un délit de trafic d'influence appliqué au champ de l'information est l'une des recommandations que nous avions présentées lors de la précédente élection présidentielle.

S'agissant de la différence entre la télévision et la presse écrite, on observe que, même si la presse écrite présentait une plus grande liberté en matière de ligne éditoriale, elle est sortie au fil du temps de la logique d'opinion qui prévalait précédemment - du fait de la construction de l'éthique journalistique et de la professionnalisation du journalisme.

Même s'il subsistait, très à droite ou très à gauche, des journaux relevant plutôt de l'opinion, ce mouvement est né de manière générale à partir de la fin du XIXe siècle, à l'occasion de conflits, certains usages de la liberté d'expression et du journalisme pouvant, en effet, mener à des conflits. Il est né d'abord aux États-Unis, par la création des écoles de journalisme et des premiers codes d'éthique, et, en France, par la rédaction, en 1918, de la première charte éthique du Syndicat des journalistes.

Ce mouvement s'est poursuivi en France par la reconstruction du secteur des médias effectuée à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, qui était mue par l'idée selon laquelle, en l'absence de garantie relative à la délibération démocratique, la poussée de l'émotion et des passions pouvait mener à des drames. Une organisation est donc requise. C'est le rôle du Parlement, qui lui a été en partie ôté par les plateformes numériques.

Je présenterai sept propositions en réponse à vos questions.

La première consiste à mettre en oeuvre les garanties existantes, en appliquant la loi de 1986 et la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, dite « loi Bloche ». Dès lors que se produit une modification substantielle des termes d'un contrat, il faut renégocier les conventions et donner du contenu aux critères utilisés pour que les trois obligations dont j'ai parlé ne soient pas purement théoriques.

Il faut également s'assurer que les chartes éthiques sont vraiment des chartes éthiques. Je n'ai pas connaissance de la charte éthique actuelle du groupe Bolloré - nous avons effectué de premières recherches et ne l'avons pas trouvée. En revanche, nous avions consulté celle qui avait été adoptée, dans des conditions très contestables - marquées par la nomination « spontanée », en une journée, d'une personne censée représenter les salariés sur le sujet -, après la reprise du groupe Canal+. Ce texte était clairement un texte de contournement de l'éthique journalistique. Je caricature, mais...

M. David Assouline , rapporteur . - Vous parlez des chartes éthiques qui ont été instituées par la loi Bloche. On ne peut donc pas dire que rien n'a été fait.

M. Christophe Deloire . - Ce n'est pas mon propos.

Se pose ensuite la question de l'application de cette loi, et de la vérification de cette application.

La composition des comités d'éthique est également importante. À l'époque dont je parle, le comité d'éthique constitué par Bolloré comprenait, outre des magistrats, des personnes dont on comprenait mal les compétences qu'elles apportaient à un tel comité. Je ne connais pas la composition du comité d'éthique actuel.

Il me semble par ailleurs - et c'est ma deuxième proposition - qu'il convient de conditionner, le cas échéant, la concentration à des obligations renforcées. La concentration est évidemment un facteur aggravant en cas de défaut d'indépendance ou de conflit d'intérêts, même si elle n'en est pas génératrice en soi. Ainsi, certains des pays les mieux placés dans le classement mondial de la liberté de la presse, comme la Norvège et le Pays-Bas, sont des pays de forte concentration, mais les conflits d'intérêts ou les risques de conflits d'intérêts y sont moins importants qu'en France. Cela tient notamment à la spécificité française, avec des médias détenus par des groupes qui ne sont pas des groupes de médias vivant des contenus, et dont l'essentiel de l'activité se trouve ailleurs.

Il me semble également important, en troisième lieu, de prévoir un régime d'incompatibilité, notamment avec les plateformes numériques et les réseaux sociaux, voire avec les opérateurs de télécommunications.

En quatrième lieu, il me semble important de créer de nouveaux dispositifs anti-conflits d'intérêts. La création d'un statut pour les rédactions et l'ouverture d'une possibilité de validation du directeur de la rédaction me semblent des idées à creuser. Certains conflits d'intérêts sont, en effet, parfois liés au régime des partenariats. La création d'un délit spécifique de trafic d'influence s'inscrit également dans ce cadre.

Notre cinquième préconisation porte sur la mise en oeuvre d'un mécanisme de marché, intitulé Journalism Trust Initiative , visant à favoriser les médias qui font du journalisme digne de ce nom. Cette initiative, lancée il y a trois ans, a consisté à établir une norme, sous l'égide du Comité européen de normalisation (CEN) et en collaboration avec de grandes télévisions, de grands médias et des syndicats de journalistes situés partout dans le monde - de la Corée du Sud et de Taïwan jusqu'aux États-Unis. Nous avons construit également un mécanisme de vérification - en cours de finalisation - de la conformité des médias à ces procédures de base.

L'idée est ensuite de trouver un moyen pour que les plateformes numériques, les annonceurs et les organes de régulation puissent s'orienter davantage vers les médias qui s'astreignent à plus d'obligations, afin de bien équilibrer le respect des obligations, d'une part, et les formes d'avantages de marché, d'autre part, dans l'espace public. Cette initiative marche vraiment bien. Il s'agit d'une proposition structurelle. Nous sommes, en outre, en train de discuter avec l'Union européenne de la possibilité pour les États de prévoir des mécanismes de corégulation. Ce critère de distinction des journalistes peut ainsi servir pour l'allocation des fonds publics pour l'aide au développement et des fonds publics dévolus aux journalistes.

Notre sixième proposition consiste à revoir les seuils de concentration de la loi de 1986. L'élargissement de votre travail à la presse écrite et à l'édition me paraît, à cet égard, salutaire, pour tenir compte de la réalité actuelle de l'espace informationnel, où la notion de secteur des médias a, d'une certaine manière, explosé. Limiter les concentrations au regard des bassins de population touchés n'a plus grand sens aujourd'hui. Il est donc urgent de revoir la loi de 1986.

Enfin, notre septième suggestion est de mettre fin au double marché que j'évoquais précédemment, en instaurant des mécanismes de réciprocité.

Je reviens sur la notion de délit de trafic d'influence appliqué au champ de l'information. L'éthique journalistique présente une applicabilité très faible - elle est appliquée parce que les journalistes le veulent bien - et ne permet pas de traiter le rôle susceptible d'être joué par d'autres parties prenantes dans le traitement de l'information. Lorsque l'on traite la question de l'indépendance, il ne faut pas faire peser toute la responsabilité sur les journalistes.

Il faut trouver des moyens pour répondre à cette situation. Le dispositif de la Journalism Trust Initiative en est un. La création d'un nouveau délit de trafic d'influence appliqué au champ de l'information, notamment pour les propriétaires de groupes de presse qui interviendraient sur les contenus, serait également nécessaire. Il s'agirait d'une forme de transposition de la notion de trafic d'influence valant pour les personnes dépositaires de l'autorité publique. L'enjeu est d'éviter que les intérêts économiques ou les objectifs politiques des patrons de chaînes aient une influence sur leur contenu - ce qui ne les empêchera pas, par ailleurs, de développer leur activité.

M. Michel Laugier . - Peut-il encore exister des médias privés sans investisseurs solides ?

La concurrence avec les grandes plateformes internationales ne rend-elle pas les regroupements et les fusions inévitables ?

La crise du covid-19 n'a-t-elle pas une influence sur la qualité de l'information ?

Comment interprétez-vous l'attrait vers les médias de grands groupes dont la principale activité se trouve ailleurs ?

Vous avez été à la tête d'une école de journalisme. Comment voyez-vous la formation des journalistes de demain ?

Enfin, vous qui avez été très critique à l'égard de certains médias, comment avez-vous réagi aux critiques qui ont été formulées contre vous par Mediapart, Le Monde et Le Canard enchaîné ?

M. Christophe Deloire. - L'équilibre économique constitue évidemment un enjeu. Plus l'économie des médias est précaire, plus cette situation est dangereuse pour leur indépendance, car ils peuvent être tentés d'aller chercher de l'argent ailleurs. Des formes de corruption peuvent donc se produire.

Nous ne récusons pas la logique économique. En revanche, dans l'organisation du marché, il est important de redonner un avantage à ceux qui font du journalisme digne de ce nom. Cette proposition n'est pas orientée politiquement.

Sans dire qu'il ne faut pas tenir compte de la concurrence des grandes plateformes, nous pensons qu'il faut trouver le moyen de concilier le pluralisme politique et le rôle du journalisme en tant que tiers de confiance, avec la logique de concurrence économique. Ces notions ne sont pas antinomiques et peuvent même être très rapprochées.

L'organisation du marché a des effets sur la qualité de l'information. Il y a clairement un risque de dégradation des contenus. C'est un immense danger. Nous avons d'ailleurs formulé une proposition de New Deal pour le journalisme, impliquant un investissement fort de la société sur ces questions, en échange de certaines formes d'obligations. En effet, il s'agit de financer non seulement une industrie, mais aussi une fonction sociale. Il faut peut-être se demander comment le secteur peut être mis au service de cette fonction.

Par ailleurs, on m'a raconté que le propriétaire d'un grand groupe de médias que vous allez auditionner la semaine prochaine a dit un jour qu'il n'avait jamais rencontré le Président de la République de l'époque jusqu'à ce qu'il achète son groupe, et qu'à la suite de cet achat il avait été invité à déjeuner très rapidement.

S'agissant de la formation des journalistes, les effets de système sont toujours plus puissants que la formation des individus. S'il arrive dans un système où tout mène à une dégradation des contenus, le journaliste le mieux formé est forcément dominé par ce dernier.

Enfin, vous faites référence à des articles qui n'avaient pas grand-chose à voir les uns avec les autres. Il nous arrive, comme à chacun, de faire l'objet de critiques, que nous pouvons trouver, ou non, légitimes et factuellement justes. Je suis à votre disposition pour y répondre.

L'une des dernières critiques qui nous a été adressée portait sur le fait que nous sommes assez sélectifs, en tant qu'organisation, sur les journalistes que nous défendons. Cela renvoie à la question du pluralisme. Quiconque se revendique journaliste doit-il avoir accès aux subventions publiques, à la défense, etc. ? Ne sommes-nous pas plutôt dans un moment où les devoirs des journalistes doivent être renforcés - à moins que le journalisme se résume à du commentaire et du militantisme, ce qui serait à notre sens un mauvais service à rendre aux journalistes ?

Mme Sylvie Robert . - L'ex-CSA devenu Arcom a-t-il les moyens financiers et juridiques de faire respecter ce que vous proposez, notamment la création d'un nouveau délit de trafic d'influence, ou faut-il faire évoluer cette autorité, sachant qu'elle a failli il y a six ans lors de la reprise du groupe Canal+ par Bolloré ?

Face aux plateformes numériques, certains prônent la concentration quand d'autres jugent au contraire nécessaire de renforcer le pluralisme et la diversification pour garantir la qualité de l'information. Ces réflexions sont d'actualité du fait de l'annonce du projet de fusion entre TF1 et M6. Quel est votre point de vue sur cette question ?

M. Christophe Deloire . - Il faut faire évoluer le droit, mais, à droit constant, le CSA peut et doit faire beaucoup plus que ce qu'il fait aujourd'hui. J'imagine mal que le législateur ait confié au CSA des compétences uniquement théoriques en matière de vérification de l'indépendance éditoriale, de l'honnêteté de l'information et du pluralisme.

J'ai le plus grand respect pour le CSA, devenu l'Arcom, et pour son président, mais sur ce point il doit faire beaucoup plus. C'est même la responsabilité de l'Arcom de le faire.

En cas de fusion entre TF1 et M6, le groupe comptabiliserait 52 % des audiences en soirée, 62 % à la mi-journée et 75 % de la publicité audiovisuelle. Cependant, il ne faudrait pas commettre l'erreur de placer cet ensemble sur le même plan que les plateformes numériques. Certes, la captation de la publicité par ces dernières met en péril les médias, mais le législateur doit, dans le traitement de ces questions, et dans la ligne des législations numériques européennes que sont le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA), prendre en considération le fait qu'il existe deux types d'acteurs différents.

On trouve, en effet, d'un côté, des entités structurantes, qui organisent la distribution de l'information et créent les normes de l'espace public. Ce sont aujourd'hui les plateformes numériques, auxquelles il est d'autant plus important d'imposer des obligations fortes que nous leur avons délégué, d'une certaine manière, cette organisation du fait de l'évolution technologique. L'équivalent pour le numérique de la loi du 2 avril 1947, dite « loi Bichet », adoptée par le Parlement, est ainsi décidé par Mark Zuckerberg. Ces plateformes ont, en outre, remplacé la justice, parce qu'elles appliquent leurs propres règles - Facebook a même sa cour suprême - ainsi que les organes de régulation, puisque ce sont elles qui affectent les subsides à telle ou telle organisation, et que, contrairement à l'administration, elles ne le font pas selon des critères non discrétionnaires. Il s'agit d'un danger majeur.

De l'autre côté se trouvent ceux qui agissent dans l'espace public, c'est-à-dire les médias, qui sont exposés à un problème de concurrence déloyale. L'enjeu est de tenir compte de l'ensemble du champ de l'information, et non de s'en tenir à un secteur délimité, ce qui ne serait pas très pertinent sachant que les vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux viennent de toutes parts.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Un triptyque se dégage au fil de nos auditions, rassemblant les journalistes - certains trouvent que le pluralisme est bafoué, quand d'autres affirment pouvoir exercer leur métier sans problème -, les industriels - M. Olivier Roussat, directeur général du groupe Bouygues, que nous avons auditionné, nous a dit que le statu quo n'était plus possible, et que, si la fusion envisagée entre TF1 et M6 n'avait pas lieu, des mesures devraient être prises pour s'adapter aux évolutions du secteur - et les gouvernants, qui se sont montrés successivement incapables de réformer la loi de 1986. La loi du 25 octobre 2021, qui a abouti à la création de l'Arcom, intervenue à la fin d'un quinquennat à bout de souffle, n'est pas suffisante.

Vous avez eu des mots assez durs à l'endroit de Vincent Bolloré. Le service public est-il réellement indépendant ou pensez-vous qu'il est orienté, comme certains journalistes l'ont écrit dans Le Figaro Magazine du 23 octobre 2021 ?

M. Laurent Lafon , président . - M. Roussat n'a pas été auditionné par notre commission d'enquête, mais dans le cadre d'une audition organisée conjointement par la commission de la culture, de l'éducation et de la communication et la commission des affaires économiques du Sénat. En revanche, nous recevrons prochainement M. Martin Bouygues.

M. Christophe Deloire . - Il ne m'appartient pas de juger du traitement éditorial de l'information par l'audiovisuel public.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Vous avez pourtant jugé de l'indépendance d'un groupe privé. Pourquoi ne pouvez-vous pas le faire pour le service public ?

M. Christophe Deloire . - Ce n'est pas ce que je voulais dire. Nous ne statuons pas sur la nature des contenus. Une rédaction peut être libre tout en ayant des formes d'orientation, du fait des différentes influences dont elle peut être traversée.

La liberté et l'indépendance éditoriale sont importantes sur le service public. Nous assistons d'ailleurs, en la matière, à une forme de renversement historique. En effet, il y a vingt ou trente ans, les grands magazines d'investigation se trouvaient dans le privé, quand la liberté éditoriale était plus faible dans le public. Chacun peut trouver que les journalistes de l'audiovisuel public sont trop d'un côté ou de l'autre. Le pluralisme politique y est néanmoins respecté et les invités ne sont pas systématiquement du même camp.

M. Jean-Raymond Hugonet . - À moins que Julien Dray, qui intervient souvent sur CNews, n'ait changé d'opinion politique, la distinction que vous formulez me paraît contestable.

M. Laurent Lafon , président . - Pourquoi l'Arcom n'utilise-t-elle pas davantage les moyens juridiques dont elle dispose ?

La notion de pluralisme interne s'applique actuellement, dans le secteur audiovisuel, à des personnes identifiées politiquement, via le décompte du temps de parole des représentants des formations politiques. Dans le cadre du contrôle, faut-il aller jusqu'à identifier des intervenants à l'antenne en fonction de leurs sensibilités ou de leurs opinions ? S'il paraît nécessaire de le faire pour respecter le pluralisme, nous voyons bien le danger d'une telle démarche pour la liberté d'expression.

La notion de « ligne éditoriale » n'est-elle pas imprécise dans l'audiovisuel ? Ne devrait-on pas exiger une définition plus précise des lignes éditoriales de la part des diffuseurs ?

M. Christophe Deloire . - Les questions que vous posez ne sont pas les plus simples ! Nous préconisons une régulation d'ampleur pour l'audiovisuel, tenant compte des bouleversements de l'espace informationnel.

Les régulations en discussion au niveau européen constituent des avancées, mais elles demeureront largement insuffisantes si nous voulons éviter que nos démocraties s'affaiblissent sous l'effet d'une délibération de plus en plus passionnelle et outrancière, dans laquelle la fiabilité de l'information se trouve réduite.

Il est nécessaire d'occuper tout l'espace qui ne sera pas occupé par le DSA et le DMA. La Commission européenne a lancé un projet de European Media Freedom Act . Cependant, nous avons besoin de retrouver dans la législation le moyen de favoriser des pratiques - selon la logique historique des démocraties - et de leur donner des formes d'avantages de marché. Ce qui se faisait par la régulation et par l'autorégulation a été bouleversé. L'éthique journalistique ne vaut pas grand-chose dans un espace informationnel où l'immense majorité des acteurs n'y sont pas soumis.

L'objectif de la législation doit donc être de reconstruire l'espace public en vue de défendre cette fonction sociale et les mécanismes de marché permettant de la sécuriser.

J'en viens à votre question relative aux lignes éditoriales. Il y a des tentatives de sortir de la logique de philosophie libérale visant à statuer non pas sur les contenus, mais sur les méthodes et les procédures. Il me semble important d'y rester, compte tenu des dangers de restriction qui se présentent. Les journalistes eux-mêmes sont traversés par toutes sortes d'influences. Il peut y avoir aussi des formes de corruption ou d'effets sociologiques.

Il faut sécuriser le respect de procédures minimales en matière d'indépendance éditoriale, d'éthique, de méthode, de vérification, de correction et de transparence - notamment s'agissant de la propriété des médias. Il faut également bien articuler les avantages et les obligations.

S'agissant du secteur audiovisuel, la situation est un peu compliquée. Les diffuseurs disposent d'avantages spécifiques dans l'accès à nos téléviseurs, tout en étant, sur d'autres terrains, en concurrence directe avec des chaînes YouTube ou d'autres plateformes.

Nous sommes dans une période transitoire où il faut parvenir à traiter deux sujets qui sont très différents, mais qui trouvent tous deux leur réponse dans l'articulation des obligations et des avantages.

M. Laurent Lafon , président . - Merci des réponses et des propositions que vous avez formulées devant notre commission d'enquête.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de M. Emmanuel Vire, secrétaire général du Syndicat national des journalistes CGT (SNJ-CGT)

M. Laurent Lafon , président . - Nous poursuivons nos auditions en recevant M. Emmanuel Vire, secrétaire général du Syndicat national des journalistes affilié à la Confédération générale du travail (SNJ-CGT).

Monsieur Vire, votre organisation est actuellement la deuxième représentative de la profession, après le Syndicat national des journalistes (SNJ), que nous avons entendu le 10 décembre. Vous accordez une attention particulière aux conditions d'exercice du métier de journaliste, un sujet situé au coeur de nos préoccupations, et nous sommes donc très heureux de vous entendre ce matin.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, monsieur Vire, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Emmanuel Vire prête serment.

M. Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT . - Le Syndicat national des journalistes de la CGT est le deuxième syndicat de la profession. Il a obtenu environ un quart des voix aux dernières élections.

J'en suis le secrétaire général depuis 2010. Je suis moi-même journaliste au magazine GEO, du groupe Prisma Media - groupe racheté par Vivendi le 1 er juin 2021.

Mon intervention se fera en deux temps : le constat, et les solutions.

Je commencerai par un mot : enfin ! Enfin, la thématique de la concentration des médias et de ses conséquences sur l'information arrive sur le devant de la scène, et j'en remercie M. Assouline. Comme vous le savez, vous n'êtes pas les seuls à travailler sur ce sujet. Une mission a aussi été lancée conjointement par les ministères de l'économie, des finances et de la relance et de la culture. Des syndicats de journalistes ont été auditionnés cette semaine à ce sujet. Je pourrais aussi parler de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), qui sortira bientôt un rapport sur la liberté de la presse comportant un focus sur la concentration. Dans ce cadre également, nous avons été entendus.

Pourquoi votre travail est-il important selon nous ? Nous tenons d'ailleurs à vous remercier de votre invitation. Le SNJ-CGT n'a pas attendu Vincent Bolloré, qui a bon dos aujourd'hui, pour dénoncer cette concentration des médias que nous supportons depuis des années et des années en tant que journalistes. Le rachat des Échos par LVMH Moët Hennessy - Louis Vuitton s'est produit en 2007, celui du Monde par le trio Pigasse-Bergé-Niel en 2010. Nous voulons nous servir de la brutalité de M. Bolloré - il y a évidemment une brutalité dans le traitement fait à Canal+, Europe 1, etc. - pour dénoncer cette concentration qui n'a que trop duré et dont tout le monde voit les effets néfastes.

Pendant très longtemps, même les syndicats amis du SNJ-CGT nous ont répondu qu'ils savaient que la concentration, ce n'était pas très bien, mais qu'il n'y avait que ces milliardaires et ces grands groupes pour sauver l'emploi de journaliste dans la crise patente provoquée par la révolution numérique dans le secteur de la presse écrite.

Or, en 2021, la démonstration est faite. En réalité, la concentration se traduit par moins d'emplois de journalistes. La concentration, c'est une précarité extrême dans une profession qui vit très mal à tous les niveaux. Elle comporte, en effet, plus de 25 % de précaires, et le salaire moyen n'y a pas évolué en vingt ans. Un journaliste en contrat à durée indéterminée (CDI) gagne en moyenne 3 000 euros par mois, comme il y a vingt ans. Ce sont les moyennes de la Commission de la carte d'identité des journalistes professionnels (CCIJP). Vous pouvez les vérifier.

La concentration est donc néfaste pour l'emploi, et la concentration est bien sûr néfaste pour la qualité de l'information.

En tant que journalistes, nous sommes pris en tenaille, car nous sommes confrontés à la défiance très forte de la population, qui prend parfois des formes violentes. Notre image est profondément dégradée.

Il existe une régulation, et des lois, notamment la loi de 1986. Mais, quand nous voyons ce qu'il se passe, ce qui se rachète et comment cela se passe, nous constatons qu'il faut changer ces lois et les renforcer.

J'en viens aux solutions. J'évoquerai quatre points. Il faut tout d'abord revenir, sans les copier et moyennant sans doute des adaptations, à l'esprit des ordonnances de 1944, selon lesquelles une personne ne pouvait pas posséder plus d'un média.

Il faut également reprendre ce qui était l'une des propositions fortes de M. Bayrou lors de l'élection présidentielle de 2007 : des groupes vivant des commandes de l'État ne peuvent pas posséder de médias. Dans la plupart des grandes démocraties occidentales, il existe de grands groupes de médias, mais l'on n'y voit pas de groupes spécialisés dans l'armement posséder des médias. C'est ce mélange des genres qu'il faut arrêter.

Il faut aussi revoir la structuration de la régulation des médias. Comme l'ensemble des syndicats de journalistes, le SNJ-CGT estime que le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) doit être profondément revu et démocratisé.

Il faut également revoir l'ensemble des aides à la presse et à l'information. Nous sommes un pays où la presse est sursubventionnée. Je ne regrette pas le montant donné à la presse et aux médias, qui s'élève, selon les sources, à plus de 6 milliards d'euros par an pour l'audiovisuel public, l'Agence France-Presse (AFP) et les aides à la presse. Mais il faut que ce montant soit considérablement revu, et que le budget de l'audiovisuel public soit augmenté.

L'audiovisuel public est dans une mauvaise situation, alors qu'il fait un excellent travail, y compris sur le plan des audiences, comme en témoigne l'exemple de France Inter.

Il faut aussi revoir les aides à la presse, qui s'élèvent à environ 1,2 ou 1,3 milliard d'euros par an, dont plus de 400 millions d'aides directes, qui vont en priorité aux milliardaires qui possèdent la presse. Cela doit évidemment être terminé ! Les aides doivent être réorientées pour permettre à de nouveaux médias d'éclore. Je pense en particulier à la presse locale. En effet, nous parlons de Bolloré, mais il faut mentionner aussi la concentration dans la presse quotidienne régionale à laquelle nous assistons depuis vingt ans. Il n'existe plus désormais qu'un seul journal dans les métropoles, et les journaux se ressemblent tous considérablement. Je prends l'exemple du groupe Est Bourgogne Rhône Alpes (EBRA), dont le bureau d'informations générales situé à Paris fournit l'information nationale et internationale à tous ses titres de presse de l'est de la France.

Il faut également conditionner les aides au respect du code du travail et de la convention collective des journalistes, qui sont battus en brèche dans nombre d'entreprises de presse par ces mêmes milliardaires, qui sont des cost-killers au quotidien. Nous le vivons dans mon entreprise. Bolloré n'est pas seulement brutal ; il peut agir différemment selon les entreprises. Nous pourrons revenir sur la notion d'interventionnisme dans l'éditorial.

Enfin, nous proposons une dernière solution que connaît bien M. Assouline. Nous avons perdu, pour l'instant, cette bataille contre la concentration. Cela fait longtemps. Nous voulons nous servir de votre travail pendant la campagne présidentielle pour interpeller l'ensemble des candidats sur ce sujet.

Il y a, d'un côté, la concentration, la structuration capitalistique des médias, et, de l'autre, l'indépendance des journalistes et des rédactions. Or celle-ci ne passera, selon nous, que par la reconnaissance juridique de l'équipe rédactionnelle, qui avait été d'ailleurs proposée par M. Bloche ainsi que par la sénatrice Nathalie Goulet.

Il faut aussi faire le bilan de la loi Bloche de novembre 2016 sur les chartes déontologiques. Sans critiquer la volonté de M. Bloche, cette loi est trop faible par rapport à ce qui nous arrive au quotidien dans les entreprises de presse.

Il faut également une plus grande transparence sur les aides, et que nous soyons intégrés dans la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP).

M. David Assouline , rapporteur . - Je vous remercie de votre travail quotidien pour défendre les journalistes.

Vous avez évoqué des constats largement partagés, notamment l'obsolescence de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.

Existe-t-il des différences dans le travail des rédactions selon que le média est indépendant, fait partie du service public ou appartient à un grand groupe ? Comment appréciez-vous les conditions de travail et l'indépendance des journalistes entre les types de médias - presse écrite, chaînes de télévision ou service public audiovisuel ?

Avez-vous connaissance d'exemples précis d'interférences dans un sens favorable à l'actionnaire ? À cet égard, nous avons bien noté votre proposition de créer un statut juridique des rédactions.

M. Emmanuel Vire . - On ne doit pas s'imaginer que les journalistes travaillant au sein du groupe Bolloré subissent une pression quotidienne. Fort heureusement, les choses se passent - le plus souvent - différemment.

L'action de Vincent Bolloré à Canal+ et à Europe 1 a été largement commentée. La volonté de changer la ligne éditoriale en changeant les journalistes était claire : pas moins de 60 % des journalistes d'Europe 1 ont quitté la radio. Le ménage s'effectue par leur départ - les journalistes d'I-Télé, devenue CNews, en ont aussi fait les frais.

Le groupe de Vincent Bolloré a récemment racheté Prisma Media, le premier groupe de presse magazine en France, dans lequel je travaille. Celui-ci ne possède pas de publications d'information politique et générale (IPG). En revanche, il détient des titres de presse féminine, people et télévisuelle, mais aussi le magazine Capital , avec lequel M. Bolloré était souvent en conflit.

Huit mois après son arrivée, nous constatons le renforcement des synergies : les émissions de Canal+ sont davantage citées dans les magazines de télévision de Prisma Media.

Mme Sylvie Robert . - Qui donne de telles consignes ?

M. Emmanuel Vire . - Les rédactions en chef ! Il faut se départir de l'image de journalistes indépendants : la pression qu'elles exercent sur eux est très forte, même pour ceux qui disposent d'un contrat à durée indéterminée. Heureusement, les journalistes ont le droit de refuser de signer un article trop largement modifié - c'est l'une des grandes avancées de la loi Bloche.

Nous constatons donc non pas des influences politiques, mais des synergies publicitaires et économiques entre les entreprises du groupe Bolloré.

J'ai le sentiment que le magazine Capital ne fait quasiment plus jamais mention des activités de M. Bolloré depuis le mois de juin. Certes, je ne pense pas que Vivendi intervienne directement dans les rédactions, mais les journalistes, par peur, pratiquent l'autocensure, car ils savent qu'ils n'auraient pas les moyens de résister à une intervention.

Ils peuvent faire valoir une clause de cession lorsque l'actionnaire change, laquelle leur permet de quitter l'entreprise avec leurs indemnités conventionnelles. Sur 400 titulaires de la carte de presse au sein de Prisma Media, 60 journalistes ont déjà quitté le groupe ; la direction prévoit un total de 140 départs d'ici à la fin de l'année.

Les journalistes partent moins par peur d'une zemmourisation des esprits que par la dégradation de leurs conditions de travail. Beaucoup d'entre eux ne se reconnaissent plus dans les tâches qui leur sont demandées. Ils sont devenus des couteaux suisses ! Ils n'ont plus le temps de faire correctement leur travail. Or le journalisme d'investigation suppose du temps et il coûte cher. Un titre comme Mediapart , qui compte 70 cartes de presse, laisse à ses journalistes le temps de travailler.

Il en va de même pour les médias de l'audiovisuel public, qui, s'ils peuvent faire l'objet de critiques, ont créé des commissions de déontologie efficaces : ils sont très rarement condamnés par l'ex CSA.

M. David Assouline , rapporteur . - Disposez-vous d'un recensement du nombre de comités de déontologie créés par la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias ? Avez-vous des exemples précis de leur utilisation ? Certes, les parlementaires pourraient accomplir ce travail dans leur mission de contrôle de l'application des lois.

Comment faudrait-il renforcer ces dispositifs pour assurer leur indépendance ?

Quelles sont vos attentes au sujet du statut juridique qui serait accordé aux rédactions ?

M. Emmanuel Vire . - Les chartes déontologiques résultent du rapport de forces au sein de l'entreprise lors de leur rédaction. Emmanuel Hoog, ancien président de l'AFP, avait recensé les chartes par forme de presse. La loi Bloche contraint les titres d'information politique et générale, qui reçoivent des aides financières, à disposer d'une charte. Pour les autres titres, elle prévoit l'ouverture de négociations, mais pas la signature d'une charte.

Les journalistes de Prisma Media accordent une grande importance à la charte depuis l'arrivée de M. Bolloré. Toutefois, la présidente du groupe la considère inutile.

S'agissant la reconnaissance juridique de l'équipe rédactionnelle, je citerai l'exemple du Monde , qui s'explique par l'histoire du journal et le poids de la société des journalistes, agissant comme une personne morale. Ceux-ci peuvent, par exemple, émettre un vote lors du renouvellement du directeur de la rédaction.

M. David Assouline , rapporteur . - Le journal Le Monde constitue-t-il le modèle concret de cette revendication générale du statut juridique ?

M. Emmanuel Vire . - La réponse est plus nuancée. Un journal est le fruit d'une histoire et d'un rapport de forces entre un collectif rédactionnel et son actionnaire.

Il est nécessaire de briser la verticalité à l'oeuvre : le directeur de la rédaction doit être aux côtés non pas de ses actionnaires, mais de ses journalistes. Ces derniers doivent pouvoir approuver sa nomination, comme c'est le cas au Monde et à Libération .

M. Michel Laugier . - Les médias et surtout la presse sont confrontés à une situation difficile : les ventes au numéro diminuent et les recettes publicitaires ont baissé de 50 % en dix ans. Or les recettes sont nécessaires pour parvenir à l'équilibre financier.

Vous avez affirmé que la grille salariale des journalistes n'a pas évolué depuis longtemps. Pourtant, certains d'entre eux gagnent très bien leur vie.

Comment un média indépendant peut-il exister sans l'apport d'un investisseur fort ?

Quel regard portez-vous sur les grandes plateformes qui concurrencent fortement la presse et les médias ?

La concentration peut présenter des côtés positifs : le concours financier d'un grand groupe permet de sauver des titres, qui, sinon, auraient disparu.

Vous avez évoqué le poids des investisseurs face aux journalistes. À l'inverse, ne pensez-vous pas que certains journalistes sont très orientés sur le plan politique ?

M. Emmanuel Vire . - Nous ne sommes pas opposés aux investisseurs. En revanche, nous dénonçons la concentration dans les médias : nous déplorons que la plupart des médias français soient aux mains de quelques-uns.

Qu'une grande entreprise dépendante de la commande publique possède des médias me choque, surtout quand les journalistes et les salariés ne sont pas indépendants. Comment les petits médias peuvent-ils survivre sans investisseurs ?

Les investisseurs finançant les médias ne devraient pas recevoir les aides à la presse. Voilà vingt ans, nous savions que M. Dassault acceptait déjà de perdre 15 millions d'euros pour combler le déficit du Figaro !

Je ne crois aucunement à la neutralité du journaliste : c'est une fable. Chaque publication a une ligne éditoriale représentée par le directeur de la rédaction - seul l'audiovisuel public doit faire preuve de neutralité. Si la neutralité du journaliste n'existe pas, ses pratiques professionnelles doivent être conformes à notre déontologie : publier une idée politiquement orientée suppose que celle-ci soit vraie et vérifiée.

Les plateformes et les Gafam représentent une autre menace. Une prochaine déclaration intersyndicale exigera que les journalistes reçoivent une partie des sommes obtenues après les négociations relatives aux droits voisins ; des discussions sont actuellement menées à l'AFP sur ce sujet. Je salue l'action de la France au niveau européen dans ce domaine, mais le chemin est encore long. Toutefois, je regrette l'attitude des éditeurs, ainsi que l'absence des journalistes à cette réflexion.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Vous considérez qu'un industriel ayant des accords avec l'État ne devrait pas posséder un groupe audiovisuel. Estimez-vous nécessaire d'étendre cette restriction à d'autres secteurs, les clubs de football par exemple ?

Depuis que Prisma Media appartient à Vincent Bolloré, avez-vous constaté des changements dans votre vie professionnelle ?

M. Emmanuel Vire . - Je limiterai ma restriction aux seuls marchands d'armes possédant des journaux ou des télévisions. Je ne me prononcerai pas sur les autres secteurs.

Nous sommes heureux que la concentration des médias revienne au coeur du débat. L'interventionnisme de M. Bolloré et de Vivendi revêt des formes brutales pour Canal+ et à Europe 1. Ce n'est pas le cas pour Prisma Media. Toutefois, l'arrivée prochaine au sein du groupe du Journal du dimanche et de Paris Match , qui sont des titres politiques susceptibles d'avoir une influence sur la vie démocratique de la Nation, changera peut-être la donne.

Depuis l'arrivée de M. Bolloré, je n'ai subi aucune pression à titre personnel, mais peut-être est-ce dû à mes fonctions syndicales.

M. David Assouline , rapporteur . - La loi de 1986 limite aujourd'hui la concentration horizontale à sept chaînes de télévision. Est-il nécessaire de modifier cette disposition ?

La loi précise également qu'il est possible de posséder deux types de médias sur les trois existants à l'époque - la radio, la télévision et la presse écrite, cette dernière étant circonscrite uniquement à la presse quotidienne couvrant plus de 20 % du territoire. Une évolution doit-elle être envisagée ?

Quel est votre avis sur la concentration verticale des médias, inconnue en 1986 ? Pouvez-vous définir un seuil pertinent à ce sujet ?

M. Emmanuel Vire . - Nous considérons que les concentrations horizontales et verticales doivent désormais être traitées ; il ne faut plus distinguer la presse écrite et l'audiovisuel.

Des progrès ont été accomplis dans le cahier des charges des chaînes, sur la présence des femmes à la télévision notamment. Rien de tel n'existe dans la presse écrite ! La précarité touche pourtant avant tout les femmes journalistes.

Pour ce qui concerne les concentrations horizontales, j'estime qu'une limite de sept chaînes de télévision est trop élevée : il convient de réduire ce chiffre.

La logique est semblable pour la presse écrite : les groupes de presse régionaux possèdent le quotidien et l'hebdomadaire locaux, et leur zone de couverture est immense. Nous avions alerté - sans succès ! - l'Autorité de la concurrence lorsque le Crédit mutuel avait racheté plusieurs titres dans l'est de la France.

Une action s'impose également pour lutter contre les concentrations transversales - c'était le rêve de Jean-Marie Messier de réunir les contenus et les contenants.

Enfin, je déplore que seuls 17 dessinateurs et 600 photographes soient encore titulaires d'une carte de presse ; la concentration des médias entraîne aussi la disparition de certains métiers.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie pour vos réponses.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Lundi 17 janvier 2022
Audition de M. Patrick Eveno, professeur des universités en histoire des médias à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne, ancien président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM)

M. Laurent Lafon , président . - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête en recevant M. Patrick Eveno.

Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Monsieur Eveno, vous êtes ici à plus d'un titre. Tout d'abord, nous vous recevons en tant que spécialiste de l'histoire et de la sociologie des médias. Vous avez été professeur d'histoire à l'Université Paris-I Panthéon-Sorbonne, où vous avez enseigné l'histoire des médias. Vous avez également travaillé à l'école supérieure du journaliste de Lille et à l'Institut pratique du journalisme à Paris. Vous avez publié en 2012 un ouvrage intitulé Histoire de la presse française, de Théophraste Renaudot à la révolution numérique , qui fait toujours référence. Et vous êtes également un acteur engagé, puisque vous avez dirigé la rédaction de la revue Le Temps des médias et participé à de très nombreux travaux relatifs à la presse. Enfin, entre 2019 et 2021, vous avez présidé le Conseil de déontologie journalistique et de médiation.

La commission est donc heureuse que vous nous éclairiez sur l'évolution historique des médias à travers le siècle, et que vous nous présentiez votre vision de la situation actuelle.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, monsieur Eveno, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Eveno prête serment.

M. Patrick Eveno, professeur des universités en histoire des médias à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne, ancien président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation . - Votre commission d'enquête vise à étudier les processus ayant permis d'aboutir ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France, et à évaluer l'impact sur la démocratie. Ayant étudié pendant quarante ans l'histoire des médias, je pense qu'il n'y a pas de lien entre concentration et pluralisme. Je vous ai envoyé un document qui développe ma position. L'enjeu est de savoir comment concilier la nécessaire recomposition du marché des médias avec la non moins nécessaire préservation du pluralisme qui fait vivre la démocratie. La concentration n'est pas une question démocratique, c'est un problème économique. Les rédactions sont prises en étau entre la nécessaire gestion par les actionnaires et le nécessaire respect du pluralisme. Le pluralisme est un enjeu démocratique, pas un problème économique. Je plaide donc pour la création d'un « Observatoire européen du pluralisme et de la transparence dans les médias » et d'une « Fondation européenne pour la liberté de la presse ».

Deux concentrations se déroulent en même temps, mais relèvent de problématiques différentes. La concentration entre TF1 et M6 est classique, défensive, pour faire face aux Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft - et endiguer l'érosion des revenus publicitaires. Comme dans tout secteur vieillissant, des concentrations et des recompositions ont lieu dans les médias. C'est inévitable, à l'image de ce qui s'est passé par exemple dans la sidérurgie et l'automobile.

L'autre concentration entre les groupes Bolloré et Lagardère est, elle, offensive et politique. Je précise à cet égard un conflit d'intérêts, puisque j'ai été membre du comité d'éthique d'I-Télé ; j'ai démissionné lorsque M. Bolloré, après avoir racheté la chaîne, a voulu imposer son ordre d'une manière extrêmement brutale.

Les deux opérations sont donc très différentes, mais les enjeux ne sont pas nouveaux. Un dessin de Faizant - il n'est pourtant pas un caricaturiste d'extrême gauche ! -, publié dans Le Figaro le 16 mars 1972, montrait déjà qu'une concentration dans les médias était perçue comme un moyen de réunifier les rédactions, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'une...

Le nombre de titres de presse écrite s'est réduit fortement en quarante ans. Pourtant, depuis 1980, les supports de diffusion de l'information se sont multipliés : si l'on note un déclin de la presse écrite, une multitude de chaînes de radio et de télévision sont apparues, sans parler, plus récemment de la profusion de sites internet - certaines chaînes YouTube ont d'ailleurs plus d'audience que les chaînes classiques !

La concentration entre TF1 et M6 se comprend à l'aune de la baisse des revenus publicitaires, qui ont chuté, depuis 2011, de 14 % pour la télévision, de 55 % pour la presse, de 17 % pour la radio, tandis qu'ils ont été multipliés par quatre pour internet. En vingt ans, la part de la presse dans les investissements publicitaires est passée de 53 % à 12 %, celle de la radio de 9 % à 5 %, celle de la télévision de 37 % à 25 %, et la part des médias internet s'élève désormais à 57 % du total ! Les Gafam concentrent donc près de 60 % du marché publicitaire français, ce qui les place dans une situation de quasi-monopole, phénomène qui a été encore accru par la décision de Nicolas Sarkozy, en 2009, d'amputer les recettes publicitaires du service public.

Dans le même temps, les audiences des chaînes classiques ont fortement baissé, à tel point que l'audience cumulée de TF1 et M6 et de leurs chaînes TNT associées était de 40 % en 2020, contre 47 % en 2002. Il suffirait au groupe fusionné de vendre quelques petites chaînes pour passer en dessous du seuil maximal d'audience de 37,5 % préconisé par le rapport Lancelot de 2005.

On parle beaucoup de concentration, mais sans parler de chiffres. À cet égard, je vous fais observer que les quarante premiers groupes de presse dans notre pays sont tout petits : Le Figaro , premier groupe français, a un chiffre d'affaires de 550 millions d'euros seulement !

Le terme de « concentration » est apparu pour qualifier les projets de Robert Hersant dans les années 1970. Avant la Libération, on parlait des trusts, qu'il fallait combattre. Il fallait, par exemple, lutter contre l'influence du groupe Hachette, surnommé « la pieuvre verte ».

Considérer que les concentrations sont néfastes relève donc d'une vision archaïque, anti-libérale, qui s'inscrit dans un vieux débat. Pourquoi est-ce mal ? On ne sait pas ! Est-ce en raison de l'aspect monopolistique ? Mais il suffit d'appliquer le droit de la concurrence, comme ce sera le cas pour une éventuelle fusion entre Editis et Hachette...

M. Laurent Lafon , président . - Vos propos étant riches, ils ne manqueront pas de soulever des questions !

M. David Assouline , rapporteur . - Je connais votre combat en faveur d'une auto-régulation de la presse, en ce qui concerne l'information, et pour la création d'un observatoire de la déontologie journalistique.

Vous considérez que les concentrations sont avant tout une affaire économique, et qu'elles relèvent donc de la compétence de l'Autorité de la concurrence. Mais la culture et l'information ne sont pas des marchandises comme l'automobile ou l'acier ! Les libéraux qui ont rédigé la loi de 1986 considéraient d'ailleurs eux-mêmes qu'une régulation démocratique était nécessaire pour éviter la concentration des moyens d'information dans un petit nombre de mains. Tous les républicains, de gauche comme de droite, qui se sont succédé au pouvoir depuis quarante ans partagent cette vision.

Pourriez-vous nous préciser les circonstances qui vous ont conduit à démissionner du groupe Canal+, avec Julie Joly, au moment où M. Bolloré a transformé I-Télé en CNews ?

M. Patrick Eveno . - J'ai vu comment réagissait la rédaction. Céline Pigalle, qui dirigeait la rédaction d'I-Télé, a été licenciée, mais j'ai démissionné un peu avant. L'important est la liberté de la rédaction. On parle souvent d'indépendance des rédactions, mais je ne sais pas ce que cela signifie, car un journaliste est un salarié ; il a, par définition, un lien de dépendance. Je ne sais donc pas ce qu'est un journaliste indépendant ; en revanche, je sais ce qu'est un journaliste libre. L'important est la liberté d'expression et d'opinion. La loi de 1986 concerne uniquement l'audiovisuel. Dans le cadre de la loi du 29 juillet 1881, les législateurs ont prévu que la presse était libre, et c'est tout ! Ils n'ont jamais voulu créer un statut de l'entreprise de presse...

M. David Assouline , rapporteur . - Mais comment s'est passée votre démission ?

M. Patrick Eveno . - J'ai démissionné parce que les journalistes n'avaient d'autre choix que d'accepter de faire une télévision qu'ils ne voulaient pas faire ou de prendre la porte. Avec Julie Joly, j'ai pris le parti de la rédaction, contre l'actionnaire qui, s'inspirant de Rupert Murdoch, voulait créer une Fox News à la française. Sa brutalité vis-à-vis de la rédaction m'a convaincu de démissionner du comité d'éthique.

M. David Assouline , rapporteur . - Avez-vous des faits d'intervention de l'actionnaire ou de la direction à nous relater ?

M. Laurent Lafon , président . - On a noté, en effet, que vous parliez de l'actionnaire.

M. Patrick Eveno . - L'actionnaire imposait sa ligne à la rédaction. Un actionnaire peut-il imposer ses décisions à une rédaction contre sa volonté ? La question est à la fois économique, juridique et démocratique.

J'ai été profondément choqué et j'ai démissionné. On m'a rapporté des faits, mais je n'ai pas été témoin d'interventions directes de M. Bolloré auprès de journalistes leur indiquant ce qu'ils devaient dire. Je ne sais d'ailleurs pas s'il le fait. Il lui suffit en fait de placer les bonnes personnes aux bons postes ! Il lui est inutile d'appeler Pascal Praud ou Cyril Hanouna chaque jour pour leur dire quoi faire. Ils le font très bien sans cela ! Il est donc difficile de parler de pression de l'actionnaire.

La question est celle de l'alternative entre pluralisme externe et pluralisme interne. Je précise que mon avis n'est pas partagé par tous les journalistes, et c'est pour retrouver ma liberté de parole que j'ai démissionné du Conseil de déontologie journalistique et de médiation. Pour le législateur de 1881, l'essentiel était la liberté de la presse. L'existence de journaux d'opinion n'était pas un problème. Le pluralisme externe ne pose pas de difficulté pour la presse. L'audiovisuel, qui a été nationalisé en 1944, est longtemps resté sous la tutelle de l'État, au moins jusqu'en 1982 ou 1984. Si TF1 appartient à Bouygues, c'est parce que Jacques Chirac l'a voulu... Le politique est toujours intervenu dans le secteur.

M. David Assouline , rapporteur . - Selon vous, l'essentiel dans la loi de 1881 est l'affirmation de la liberté de la presse, qui autorise la création d'une presse d'opinion, assortie de protections individuelles pour les journalistes, comme la clause de conscience par exemple.

Mais il ne peut en être de même pour l'audiovisuel, pour une raison simple, c'est que les fréquences hertziennes sont un bien public et que leur nombre est limité. Cela réduit l'offre. Les conventions prévoient d'ailleurs que l'attributaire d'une fréquence doit veiller au pluralisme. On n'a pas voulu créer des chaînes d'opinion. Le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) y veille. Comment faire respecter cette différence fondamentale entre la presse écrite et l'audiovisuel ?

M. Patrick Eveno . - Je sais bien que les fréquences sont un bien public rare, mais je note qu'il existe des radios d'opinion : Sud Radio, Radio Courtoisie, Radio Libertaire, etc.

S'agissant de la télévision, la loi de 1986 s'explique par son contexte. Mais la distinction entre le pluralisme externe et le pluralisme interne est maintenant dépassée. Le pluralisme externe existe sur internet, sur YouTube, qui abrite de nombreuses chaînes, dont certaines ont plus d'audience que les chaînes classiques et qui se moquent du pluralisme interne et de la diversité d'opinion. Il suffit de consulter les sites egaliteetreconciliation.fr ou fdesouche.com , par exemple, pour s'en convaincre.

Dès lors, pourquoi n'assisterions-nous pas à l'émergence, parmi les chaînes de télévision, d'un bloc de la « réaco-sphère » bolloréenne ? Les chaînes concernées n'ont qu'une faible audience : moins de 4 % pour Europe 1, 2 % pour CNews, 2 % pour C8, etc. Si l'on veut bloquer cette fusion, il faudrait donc prévoir un seuil très bas, mais cela aurait pour effet de dissuader tout nouvel investisseur de s'engager dans la télévision.

Nous sommes à l'heure des Gafam et des réseaux sociaux. C'est pourquoi je propose plutôt de créer, dans le cadre du Media Freedom Act en cours de discussion au niveau européen, un Observatoire européen du pluralisme et de la transparence dans les médias, qui serait adossé à une Fondation européenne pour la liberté des médias. Un observatoire de la déontologie ne suffit pas. Il faut concilier la liberté de la presse et l'économie des médias. Il faut que les actionnaires puissent jouer leur rôle d'actionnaire, comme l'a fait Xavier Niel lorsqu'il a demandé à la rédaction du Monde , contre son avis, mais sans influer sur la ligne éditoriale, de diffuser une matinale par le biais d'une application sur les smartphones - et cela a marché, avec plus de 500 000 abonnés.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Merci pour les éléments que vous nous avez fait parvenir en amont. Vous montrez bien que la télévision est un secteur déclinant, et que le débat, tel que nous l'envisageons, peut apparaître comme un débat d'arrière-garde. Vous insistez sur la liberté et proposez d'apprécier le pluralisme sous cet angle. Vous plaidez pour une régulation européenne. Pourriez-vous développer ?

M. Patrick Eveno . - Face à la puissance des Gafam américains, nous devons réfléchir à l'échelle européenne. Notre continent doit consolider les bases de sa société démocratique. La liberté de la presse et des médias est consubstantielle à la démocratie. Mais il faut respecter la liberté de marché. Réguler ? Oui, mais intelligemment. Il serait facile de voter une loi anti-Bolloré, mais les lois ad hominem ou de circonstance ne fonctionnent pas. La loi anti-Hersant de 1984 a été un échec. C'est pourquoi il faut agir au niveau européen. Je crois beaucoup au faire-savoir, à l'information des citoyens, à la transparence. D'où ma proposition de créer un observatoire européen, qui pourrait travailler avec les régulateurs nationaux ou avec le Groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels (ERGA) - European Regulators' Group for Audiovisual Media Services . Il regrouperait des données sur les médias et informerait les citoyens.

Je me réjouis que la commissaire européenne chargée des valeurs et de la transparence, Mme Vìra Jourová, souhaite créer, à l'instar des États-Unis ou du Royaume-Uni, un European Media Freedom Act : cela nous permettrait de lutter plus efficacement contre les forces illibérales, dont M. Orban est l'un des représentants.

M. Michel Laugier . - Je vous remercie pour vos propos et votre enthousiasme. Toutefois, je suis moins optimiste que vous : la lenteur et les divisions constatées au sein des instances de l'Union européenne sur le sujet des droits voisins en témoignent.

Les concentrations ne sont pas nouvelles - on parle désormais du groupe TF1 ou du groupe M6. Les choses se déroulent-elles toujours aussi mal que l'expérience que vous avez décrite à propos d'I-Télé ?

Pensez-vous que les concentrations du secteur public de l'audiovisuel offrent toutes les garanties pour assurer la liberté et le pluralisme des journalistes ?

M. Patrick Eveno . - Les chiffres d'affaires des groupes audiovisuels français sont similaires : 3,4 milliards d'euros pour TF1, M6 et RTL, contre 3,6 milliards d'euros pour France Télévisions et Radio France.

La mission de l'ex-CSA n'était pas de contrôler la ligne éditoriale des chaînes et de s'ériger en juge du beau et du bien.

Le conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) a été saisi des propos de M. Éric Zemmour ayant fait l'objet d'un jugement ce matin. M. Zemmour n'est plus un journaliste, mais une personnalité politique : cette affaire relève non pas de la commission de déontologie, mais bien de la justice et de la loi de 1881.

En revanche, le conseil a accepté la saisine concernant Mme Christine Kelly, qui, en tant que journaliste, aurait dû réagir aux paroles de M. Zemmour : nous avons considéré qu'elle a fait preuve d'un manque de déontologie.

Je pense que la liberté d'expression, qui est au coeur de notre démocratie, doit recouvrir un spectre le plus large possible. On vote non pas pour des faits, mais pour des opinions.

Certes, l'Union européenne a ses lenteurs, mais il en va de même pour voter une loi en France !

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Depuis sa création, le CDJM se présente comme un tiers de confiance et un médiateur.

Un baromètre de l'institut Ipsos, publié au mois d'octobre dernier, a indiqué que seulement 16 % des Français font confiance aux journalistes. Cela peut s'expliquer par deux raisons principales : l'appartenance des journalistes à des médias détenus par des industriels ou l'utilisation par certains journalistes de leur position pour faire passer des messages politiques sous couvert d'information.

Cette défiance, qui concerne également les personnalités politiques, est-elle plus importante aujourd'hui ou existe-t-elle depuis toujours ? Doit-on considérer que les médias traditionnels n'ont plus le même poids qu'autrefois ?

M. Patrick Eveno . - Avant le lancement du CDJM, une étude menée par l'Alliance des conseils de presse indépendants d'Europe (AIPCE) avait montré que la confiance du public envers les journalistes était plus importante quand il existait un conseil de déontologie.

En France, la presse est née du rapport au politique ; ce phénomène trouve son aboutissement dans la Révolution. Elle est très polarisée, notamment durant le XIX e siècle, jusqu'à l'adoption de la loi de 1881. Nous pensions que la création d'un conseil de déontologie participerait de l'amélioration de l'image des journalistes, mais le processus est très long.

Toutefois, beaucoup de personnes se trompent sur le rôle du conseil : celui-ci ne se place pas sur le terrain politique ; ses réponses portent sur le processus de fabrication, la collecte et la diffusion d'une information.

La déontologie et la concentration entretiennent peu de rapports. C'est non pas la taille du poulailler qui fait la qualité du poulet fermier, mais le respect du cahier des charges de l'élevage. La déontologie consiste à respecter le cahier des charges du journaliste.

En tout état de cause, depuis le milieu du XIX e siècle, les Français ne sont jamais contents de leur presse.

Mme Monique de Marco . - Vous avez présidé le pôle concentration, pluralisme et développement des états généraux de la presse et participé à l'instance consultative des aides à la presse lorsque Aurélie Filippetti était ministre de la culture.

Quelles réformes doivent-elles être apportées aux aides à la presse ?

Faut-il conditionner l'octroi de ces aides à une forme juridique garantissant l'indépendance des rédactions ?

M. Patrick Eveno . - Je ne crois pas à l'indépendance des rédactions, dont le budget est pris en charge par des investisseurs : c'est le cas - entre autres - du journal Le Monde . Toutefois, la société des rédacteurs du Monde , fondée en 1951, est très puissante : elle se prononce notamment par un vote sur le directeur de la rédaction du journal.

Il sera difficile de trouver une formule juridique acceptable par le Conseil constitutionnel pour définir un statut juridique garantissant l'indépendance des rédactions. Plusieurs syndicats plaident en ce sens, mais je doute de l'intérêt de la démarche : souhaite-t-on figer les rédactions ? Quel est l'intérêt de créer un tel statut, sinon la possibilité d'ester en justice ? Mais les syndicats peuvent déjà le faire !

On pourrait lutter contre l'action de M. Bolloré en utilisant d'autres ressources législatives n'ayant aucun rapport avec les médias, notamment l'abus de bien social.

M. David Assouline , rapporteur . - Pourquoi évoquez-vous l'abus de bien social ?

M. Patrick Eveno . - Lorsque M. Bolloré intente des procédures-bâillons contre plusieurs médias, comme Basta Mag , les frais de justice sont payés par l'entreprise Bolloré ou par Vivendi. On pourrait alors l'accuser de détournement de l'objectif social de l'entreprise : on fait payer par l'entreprise un procès qui, en fait, ne concerne que M. Bolloré lui-même.

Les aides de l'État à la presse sont en régression - hormis le maintien du taux de TVA à 2,1 % et la poursuite de l'apurement des comptes de Presstalis. L'aide au transport postal et l'aide à la distribution de la presse sont en voie de disparition, car le nombre d'impressions diminue. Comment conditionner les aides de l'État face à de telles mutations ?

Mme Sylvie Robert . - Vous avez évoqué deux types de concentration.

D'une part, une concentration économique, à l'instar du groupe réunissant TF1, M6 et RTL, qui s'inscrit dans une démarche défensive : cela a-t-il du sens face aux Gafam ? D'autre part, une concentration plus offensive qui présente un caractère politique.

Ces phénomènes ne sont pas nouveaux, mais ils sont de nature différente. Toutefois, ceux-ci ne seraient-ils pas justement de nature politique ? Les investisseurs sont non pas des professionnels de l'information, mais des industriels.

Si l'on considère que la concentration économique est dépourvue de sens face à la puissance des Gafam, les concentrations sont donc avant tout politiques.

M. Patrick Eveno . - Je ne suis pas d'accord avec cette analyse. L'union entre TF1, M6 et RTL est une concentration défensive pour conserver leur public. Soyez rassurée : le groupe ne concurrencera pas Netflix !

Néanmoins, l'association de ces chaînes présente un sens économique pour l'entreprise. Bertelsmann veut vendre RTL et M6 en France et se replier sur le marché domestique allemand. Ce n'est en aucun cas une concentration politique, car les rédactions ne seront pas fusionnées.

Mme Sylvie Robert . - Ce n'est pas la question que je vous ai posée. Les concentrations que vous avez évoquées ont-elles une logique économique ?

M. Patrick Eveno . - Oui !

Mme Sylvie Robert . - Ces phénomènes ne sont-ils pas davantage le fruit d'une logique politique offensive ?

M. Patrick Eveno . - Non ! Il est pertinent sur le plan économique que ces entreprises françaises regroupent leurs forces. Mais, bien sûr, ils ne remplaceront pas demain Amazon ou Netflix. Il existe une logique française et une autre mondiale.

M. Vincent Capo-Canellas . - Vos propos nous invitent à la simplicité en matière législative.

Vous soutenez que le principal problème consiste non pas dans la concentration des médias, mais dans la défense du pluralisme. Toutefois, vous avez évoqué votre expérience difficile à I-Télé.

Votre proposition d'observatoire n'est-elle pas un instrument à la portée faible ? Sans être trop coercitif, ne faudrait-il pas inscrire quelques principes essentiels dans la loi ?

M. Patrick Eveno . - Peut-être, mais encore faut-il que les parlementaires s'en saisissent, ce qui n'avait pas été le cas lors de la création du CDJM, malgré nos demandes.

Il est important de conforter sur le long terme notre modèle de société démocratique, attaqué en Europe par les Gafam et les trolls - entre autres -, en offrant aux citoyens le droit de savoir. Certes, cela ne constitue pas une solution miracle, mais l'inscription dans la loi pose aussi des problèmes.

Je ne vois pas comment il est possible d'y inscrire l'indépendance des rédactions par rapport aux actionnaires. Cela figure déjà dans la loi de 1986 (M. David Assouline proteste) .

Il est inutile de créer un nouvel organisme et de donner des pouvoirs plus importants à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).

M. Laurent Lafon , président . - Dans votre propos liminaire, vous avez indiqué que ces concentrations résultaient d'une logique économique et démocratique. Nous avons eu le sentiment que vous les opposiez avec, d'une part, une logique économique s'agissant du regroupement de TF1 et M6, et, d'autre part, une logique démocratique avec le groupe Vivendi. La volonté de Vivendi de construire un grand groupe s'inscrit elle aussi dans une logique économique.

Quels sont les critères juridiquement opposables pour faire la différence entre ces deux logiques ? L'esprit démocratique doit prévaloir : qui doit juger du franchissement des limites acceptables ?

M. Patrick Eveno . - Cette tâche ne revient pas à la loi ou aux organismes de régulation.

Certes, la logique de M. Bolloré peut aussi revêtir un aspect économique, mais je n'y crois pas. Dans l'entre-deux-guerres, François Coty a fascisé les journaux qu'il avait rachetés : cela s'est traduit par une baisse de 90 % des ventes du Figaro en douze ans.

Il en va de même pour M. Bolloré, qui n'est pas éternel. Est-il utile de voter une loi pour lutter contre son action, dont je considère par ailleurs qu'elle ne pose pas de problème démocratique ? Certes, se pose la question de la liberté des rédactions, mais il importe que l'éventail démocratique s'élargisse de l'extrême droite à l'extrême gauche. À cet égard, je trouve regrettable que Les Insoumis ne soient pas parvenus à pérenniser leur chaîne de télévision Le Média, certes caricaturale, mais plus diversifiée que les invités de CNews.

M. David Assouline , rapporteur . - Nos débats visent à apprécier les enjeux du problème : je suis très étonné que le consensus républicain, dans lequel se retrouvait l'ensemble de l'échiquier politique, soit aujourd'hui si relativisé. Depuis Vichy, l'extrême droite n'est pas une opinion : c'est du racisme.

M. Patrick Eveno . - Un tel comportement est sanctionné par la loi !

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez mentionné la liberté d'opinion. Il n'est pas possible de dire tout ce que l'on pense ! Les conventions des chaînes de télévision le mentionnent explicitement.

Vous estimez que le statut doit avant tout garantir la liberté des rédactions, plus que leur indépendance. Le droit de cession et la clause de conscience sont les deux droits individuels destinés à protéger les journalistes. Toutefois, il n'existe pour l'instant aucun droit collectif, à part celui reconnu aux syndicats, mais ces derniers ne sauraient être les représentants exclusifs d'une rédaction.

Que pensez-vous d'un statut juridique assurant la liberté des rédactions ?

M. Patrick Eveno . - La loi Brachard de 1935, qui a créé le statut du journaliste professionnel, est imparfaite. La clause de cession se déclenche automatiquement dès que l'actionnaire change, même si la ligne éditoriale du journal ne subit pas de modification. La clause de conscience n'a quasiment jamais été utilisée ; elle ne fonctionne pas.

Je suis favorable à la transformation de ces deux clauses en une clause de conscience collective en cas de changement de ligne éditoriale.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous sommes donc d'accord !

M. Patrick Eveno . - Oui, bien sûr. Une clause collective serait bien plus efficace ; ma proposition pourrait être soutenue par les syndicats. Il est très difficile pour un journaliste seul de prouver un changement de ligne éditoriale.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie de vos explications et de votre franchise.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de M. Alain Liberty,
président du syndicat des radios indépendantes

M. Laurent Lafon , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de M. Alain Liberty, président du syndicat des radios indépendantes (Sirti).

Monsieur Liberty, vous représentez 170 radios indépendantes, qui rassemblent 9 millions d'auditeurs chaque jour, et diffusent leurs programmes sur plus de 1 200 fréquences sur les quatre-vingt-seize départements des treize régions de France métropolitaine et sur trois départements d'outre-mer. Ces radios comptent 2 500 salariés, dont 500 journalistes, et leur mode de financement est assuré exclusivement par les recettes publicitaires générées par leur audience. Les radios font donc vivre au quotidien la démocratie locale, même si elles ont été lourdement touchées par la crise de la covid, comme ont pu nous le rapporter les sénateurs David Assouline et Michel Laugier dans le cadre d'une réunion de la commission de la culture.

Il résulte de ce mode de fonctionnement que toute modification des règles relatives à la concentration et au marché publicitaire pourrait avoir un impact massif sur le modèle économique des radios indépendantes, et nous souhaitons vous entendre sur ce sujet.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alain Liberty prête serment.

M. Alain Liberty, président du syndicat des radios indépendantes (Sirti) . - Je ne reviendrai pas sur la présentation du Sirti, mais je souhaite rappeler sa mission. Il s'agit de veiller à maintenir un modèle économique viable pour les radios indépendantes, de contribuer à faire évoluer le cadre législatif et de régulation du média radio - il est parfois inadapté aux évolutions de notre environnement et de la société - et, surtout, d'oeuvrer pour une concurrence juste et saine qui permette l'existence et le développement d'une offre radiophonique diversifiée et pluraliste.

Nos radios sont le fruit de l'exception culturelle française et leur paysage très divers n'a pas d'équivalent dans le monde. Cela a été rendu possible grâce non seulement à l'engagement du Sirti, mais aussi au soutien régulier de votre assemblée, en particulier sur les limites imposées à la concentration opérée par les groupes nationaux au cours des vingt dernières années.

Les radios que le Sirti représente contribuent, grâce à leur succès d'audience, à entretenir la diversité de l'offre d'information, de l'offre musicale et de l'offre de divertissement, dans toutes les villes et les villages de France. Depuis quarante ans, nous portons la responsabilité d'informer au quotidien nos auditeurs en les faisant bénéficier d'une information locale, produite localement.

Le Sirti représente 14 % des entreprises salariant des journalistes en France. En effet, l'audiovisuel local occupe une place à part dans notre pays, comme l'ont encore montré, en novembre dernier, les assises de l'audiovisuel local.

L'audiovisuel local est le média de confiance préféré des Français, incontournable pour s'informer sur l'actualité locale ou nationale, y compris sur les enjeux électoraux locaux ou nationaux. Ainsi, pendant la crise, malgré leur situation financière délicate, les médias audiovisuels locaux privés ont tout mis en oeuvre pour maintenir, quoi qu'il en coûte, leurs émissions et leur présence locale. Ils ont continué d'assurer leur mission d'information et de maintien du lien social au coeur des territoires. Ils ont été, et sont encore, le relais de l'État grâce à la diffusion gratuite de milliers de messages destinés à informer la population sur l'évolution des mesures de la situation sanitaire. Le coût de cette mission représente plusieurs dizaines de millions d'euros sur les douze derniers mois.

En raison de ce rôle essentiel des radios indépendantes, tant culturel, démocratique, économique que citoyen, quatre grands enjeux nous semblent primordiaux à prendre en compte si l'on veut éviter que la concentration des médias n'agisse de manière négative et malheureusement irréversible sur la radio et l'audiovisuel local.

En premier lieu, il ne faut pas modifier le dispositif anti-concentration français en radio, ajusté très récemment à une couverture n'excédant pas 160 millions d'habitants pour un même groupe, dans le cadre de la loi du 25 octobre 2021 relative à la régulation et à la protection de l'accès aux oeuvres culturelles à l'ère numérique. Ce plafond de concentration, en permettant une répartition juste de la ressource hertzienne FM, protège les radios indépendantes des projets capitalistiques des réseaux nationaux. Il évite également que ces réseaux ne se rapprochent entre eux, ce qui déséquilibrerait le marché publicitaire. Il est donc le garant indispensable au maintien d'un paysage radiophonique pluraliste.

En deuxième lieu, il convient de préserver la réglementation publicitaire applicable à ce jour. Depuis vingt mois, les télévisions nationales peuvent accéder, via la publicité segmentée, à des offres ciblées géographiquement, mais sans adressage local. Nous souhaitons que la publicité segmentée reste encadrée pour respecter le principe simple « à programme local, publicité locale ». Autrement dit, un éditeur qui ne produit pas de programme local ne doit pas pouvoir accéder à la publicité locale.

Le marché de la publicité locale représente 50 % en moyenne du chiffre d'affaires des radios indépendantes qui touchent 9 millions d'auditeurs quotidiens.

Par ailleurs, les offres commerciales de la grande distribution sont interdites à la télévision, ce qui permet aux autres médias de se financer. Pour le média radio, il s'agit du secteur publicitaire le plus important, avec pas moins de 50 % des investissements publicitaires. Comme l'ont montré les études réalisées en 2018 et 2019, dont l'une à la demande du ministère de la culture, toute ouverture de la publicité de la grande distribution à la télévision entraînerait une bascule des recettes de la presse, de la radio et de l'affichage vers la télévision, sans aucune création de valeur et surtout sans pénaliser les acteurs de l'internet.

Le Sirti rappelle donc sa ferme opposition à une éventuelle remise en cause des secteurs interdits de la publicité à la télévision, ainsi que du dispositif encadrant à ce jour la publicité segmentée adressée. La concentration en télévision ne doit absolument pas se faire aux dépens de la source principale de financement des autres médias, dont la radio.

De plus, si nous soutenons avec ferveur un audiovisuel public fort, doté de tous les moyens financiers qu'exige sa mission, nous réaffirmons toutefois notre très ferme opposition à une ouverture plus large du marché publicitaire aux éditeurs de télévision ou de radios dites « de service public », alors que cela pourrait être une conséquence prochaine de la création d'un nouveau groupe privé de télévision en France.

En 2021, le Sirti, associé à l'ensemble des radios privées, a dû se battre pour obtenir le maintien du plafond des recettes publicitaires de Radio France, dans un contexte économique plus que catastrophique pour notre média. Le retrait de ces sources de financement dévasterait le paysage radiophonique, en particulier localement, où il est irremplaçable.

En troisième lieu, nous souhaitons que les médias audiovisuels locaux puissent rester compétitifs et conservent leur place face aux médias nationaux, aux groupes de médias et, bien évidemment, aux Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

Malheureusement, la radio est la grande oubliée des dernières réformes législatives et réglementaires. Au cours du quinquennat qui s'achève, le Sirti n'a eu de cesse de demander une ouverture des modes de financement du média radiophonique, en portant diverses propositions auprès du Gouvernement et des parlementaires.

En effet, les radios commerciales privées dépendent entièrement de la publicité pour vivre, s'adapter et investir dans l'innovation. La crise actuelle montre que ce modèle de financement doit évoluer, d'autant que la publicité est au coeur de multiples enjeux, désormais incompatibles avec sa fonction rémunératrice pour les radios. La loi Climat et résilience interdit l'accès à la publicité à de nouveaux secteurs, venant réduire encore davantage le financement des radios privées. Le temps de publicité, déjà limité conventionnellement, se voit amputer régulièrement par la lecture de nombreuses mentions légales, lesquelles viennent encore de se multiplier sous l'effet des décrets d'application de la loi d'orientation des mobilités. Ce temps d'énumération détourne de nombreux annonceurs de la radio vers d'autres supports et, une fois de plus, le numérique est le grand gagnant.

C'est pourquoi le Sirti a porté des propositions afin d'amorcer la diversification nécessaire et vertueuse du financement du média radio, notamment la rémunération des éditeurs de radios lorsque celles-ci sont diffusées dans les lieux publics, ou encore l'accès à la rémunération pour copie privée. Quoi de mieux que de reconnaître, protéger et rémunérer la création, particulièrement lorsqu'elle est radiophonique ?

En quatrième et dernier lieu, il est nécessaire de labelliser les médias audiovisuels locaux, ce qui satisfera la principale demande issue des récentes assises de l'audiovisuel local. Il s'agit, en effet, de reconnaître la spécificité des apports de ces médias, de manière objective et quantifiée.

Cette labellisation pourrait donner accès à un ensemble de mesures adaptées et spécifiques autour des trois piliers qui garantissent le modèle éditorial économique de l'audiovisuel local privé : la création d'un fonds de soutien à la diffusion hertzienne, afin de garantir un modèle de diffusion sans intermédiation, le soutien à l'innovation et la mise en place d'une fiscalité incitative.

En conclusion, sans les radios indépendantes, des régions entières deviendraient des déserts médiatiques. À l'aune des bouleversements annoncés par les mouvements dans les grands groupes audiovisuels nationaux, n'oublions pas les acteurs plus petits par la taille, mais dont le rôle est tout aussi essentiel pour nos concitoyens, dans ce qu'ils apportent d'unique.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez demandé que nous vous entendions, car, bien entendu, on ne peut pas aborder le sujet de la concentration des médias sans parler des radios, notamment locales, qui sont tributaires des évolutions qui pourront intervenir à la suite de cette commission d'enquête, ou bien après la mission confiée conjointement par leurs ministères de tutelle à l'Inspection des finances et à l'Inspection des affaires culturelles, pour revoir la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.

La modification récente de cette loi quant aux seuils de concentration de couverture territoriale vous convient et vous tenez à la maintenir en l'état, sans l'étendre davantage. Comment vivez-vous la fusion des groupes TF1 et M6 qui concerne aussi la radio, ou encore l'intégration d'Europe 1 au groupe Vivendi-Bolloré-Canal+ ? Quelles sont, selon vous, les conséquences de ce genre de fusion sur les radios locales ?

Vous avez beaucoup parlé du marché publicitaire. Pensez-vous qu'il serait utile de fixer un plafond d'investissement publicitaire maximal sur un même type de média, pour protéger les radios locales ?

Enfin, la loi de 1986 repose sur quelques principes de régulation des concentrations, notamment le fait de ne posséder que deux des trois supports qui existaient à l'époque, c'est-à-dire la télévision, la radio et les journaux quotidiens couvrant plus de 20 % du territoire. Considérez-vous que cette règle vaut toujours ? Est-ce qu'elle protège les radios indépendantes ? De quelle manière faudrait-il la faire évoluer, d'autant qu'il existe désormais des concentrations verticales, avec des propriétaires comme Bouygues ou SFR, qui sont dans la chaîne de production jusqu'à la diffusion de l'information par les médias ? Il y a donc un quatrième acteur et un autre type de concentration.

M. Alain Liberty . - Pour ce qui est des conséquences sur les radios indépendantes du projet de fusion entre TF1 et M6, je tiens à préciser que si le Sirti représente une grande partie des radios concernées, il en représente aussi d'autres, comme Radio Nova ou TSF Jazz, entre autres, qui ne sont pas en régie auprès de TF1 Publicité. Je vous invite à entendre le président du groupement d'intérêt économique Les Indés Radios, qui pourra vous répondre mieux que moi sur les préoccupations économiques directes qui pourraient surgir.

Néanmoins, la position des acteurs concernés que je représente est claire : ils n'ont pas d'inquiétude particulière, à ce jour, dans la mesure où TF1 est un prestataire de services, c'est-à-dire une régie qui commercialise leur audience. Dans un passé qui n'est pas si lointain, Lagardère commercialisait déjà les radios indépendantes, et il n'est pas improbable qu'un autre régisseur s'en charge à l'avenir. Il faut donc raison garder sur les conséquences que la fusion pourrait avoir sur les radios indépendantes. Mieux vaudrait toutefois que vous interrogiez directement le président des Indés Radios.

M. David Assouline , rapporteur . - Ma question était liée au fait que, dès lors qu'une forte puissance imposera le tarif des espaces publicitaires, cela risque d'avoir un effet négatif pour les petites radios, si ces tarifs tirent à la hausse. Vous pourrez nous envoyer une réponse écrite après avoir consulté les personnes qui étudient le marché publicitaire de vos radios.

M. Alain Liberty . - Pour ce qui est de la hausse des tarifs du marché publicitaire, il faudrait être devin pour prédire ce qui pourrait advenir du prix du marché. Les marchés publicitaires, notamment ceux des radios, ont tellement perdu de volume d'affaires durant les dernières années, que si la hausse annoncée devait se concrétiser, elle serait plutôt bénéfique.

L'audience de la radio, en général, a malheureusement baissé à cause du contexte sanitaire dans lequel nous vivons. Nos radios ont dû augmenter de manière assez importante leur volume publicitaire, afin de compenser la perte de valeur sur les marchés et de maintenir un niveau de chiffre d'affaires et de rentabilité suffisant.

Par conséquent, je ne pense pas que l'on puisse, à court terme, considérer l'augmentation des tarifs comme un problème.

M. David Assouline , rapporteur . - Les tarifs rapporteront moins aux radios, du fait d'une hausse de leurs charges.

M. Alain Liberty . - Notre analyse semble plutôt indiquer que la tendance tire le marché vers le haut, et nous l'espérons. Cependant, encore une fois, je ne suis pas mandaté pour m'exprimer au nom des radios indépendantes commercialisées par TF1.

Pour ce qui est de votre deuxième question sur les mouvements au sein du groupe Bolloré et son rapprochement avec les radios du groupe Lagardère, nous avons la chance en France de disposer d'un paysage audiovisuel extrêmement divers et pluraliste. C'est la conséquence de la fin du monopole au début des années 1980.

Nous avons également la chance d'avoir le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) qui ait été intégré, il y a quelques jours, au sein de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), dont le rôle est de veiller en toute indépendance à l'application et au respect de la loi, à la liberté de la communication et à l'expression de toutes les idées. Il me semble que l'ex-CSA est dans son rôle et je ne crois pas qu'il n'ait mentionné aucun point d'attention particulier au sujet du rapprochement sur lequel vous m'interrogez.

Si vous me permettez une pirouette, vous avez rappelé précédemment que les radios indépendantes totalisaient 9 millions d'auditeurs quotidiens, ce qui signifie qu'un Français sur deux écoute une de nos radios au moins une fois par semaine, dont de magnifiques radios thématiques comme Oui FM, TSF Jazz ou Radio Nova.

Les dernières assises de l'audiovisuel local ont mis en avant la nécessité de déterminer une forme de labellisation pour engager toute une série de soutiens aux médias, notamment à l'audiovisuel local qui représente plusieurs centaines de radios. On assurerait ainsi la sauvegarde, le maintien et le développement du pluralisme des idées, exprimées au plus près des territoires, sur des sujets qui sont extrêmement importants pour nos concitoyens.

M. Michel Laugier . - Les radios locales jouent un rôle essentiel pendant la crise covid que nous traversons, raison pour laquelle nous avons essayé de les défendre au mieux devant les ministres de tutelle.

Les usages ont beaucoup évolué en quelques années, notamment dans la manière dont les auditeurs écoutent la radio. Par conséquent, même si l'actualité porte surtout sur la concentration de deux grands groupes français, est-ce que vos principaux concurrents ne sont pas plutôt des plateformes internationales ?

En outre, les radios que votre syndicat représente sont-elles toutes indépendantes ou bien certaines d'entre elles font-elles partie de groupes ? Avez-vous pu constater des sollicitations en ce sens ? Les radios ont-elles toujours la volonté de rester complètement indépendantes, même si, comme vous l'avez rappelé, la publicité reste le nerf de la guerre, de sorte que les possibilités multimédias rendent plus fort ?

Enfin, dans le cadre d'un groupe réunissant plusieurs radios ou parfois même un journal local, les rédactions fusionnent-elles ? Qu'en est-il alors, non plus de l'« indépendance », mais de la« liberté » des rédactions ?

M. Alain Liberty . - Votre première question vise sans doute celles de nos radios qui sont la propriété du groupe Rossel La Voix ou de Ouest France. Elles sont trois ou quatre dans ce cas sur les 170 stations que nous représentons, pour quelques dizaines, voire quelques centaines de milliers d'auditeurs quotidiens. À ma connaissance, les rédactions ne sont pas fusionnées et conservent une totale indépendance dans leur manière de traiter l'information. Sur les sites internet, on constate que la collaboration entre la rédaction d'une de ces radios et celle des journaux reste un phénomène très peu courant.

L'enjeu est surtout de concurrence et de compétition, ce qui rejoint la question de la limitation de la concentration à deux types de médias. Le monde change, de sorte que l'on peut déjà, raisonnablement, considérer internet comme un troisième média, ce qui donne à réfléchir.

M. Michel Laugier . - C'est d'autant plus vrai si l'on regarde les volumes de publicité.

M. Alain Liberty . - Absolument. Une étude publiée à l'occasion des assises de l'audiovisuel local montre que près d'un jeune sur deux, âgé de moins de 25 ans, commence par consulter les réseaux sociaux pour s'informer, avant d'avoir recours à la radio ou à un site internet de presse. C'est une évolution inquiétante qui s'impose à nous, sans que nous puissions l'encadrer ni la contrôler. Elle échappe totalement au champ de compétences du régulateur.

Je considère que l'usage doit déterminer ce que sont les choses. Par conséquent, si nos concitoyens utilisent les réseaux sociaux comme des médias, ne devrait-on pas traiter ces réseaux comme tels et leur demander de se soumettre à la déontologie qui s'applique aux médias ?

La réflexion doit aussi porter sur le champ de concurrence en matière de publicité et d'audience. En effet, les plateformes de musique en ligne ne sont soumises à aucune contrainte quant à la défense de la francophonie ou à la limitation de la diffusion de certaines oeuvres sur leur offre d'accès gratuite. Certaines d'entre elles vont même jusqu'à désigner leurs playlists comme des radios.

Par conséquent, il est effectivement nécessaire d'ouvrir une réflexion sur le rôle des plateformes dans cette compétition.

M. Michel Laugier . - Selon vous, le démarchage pour inciter les radios à intégrer des grands groupes est-il un phénomène important ?

M. Alain Liberty . - À ma connaissance, ce n'est pas le cas. Les règles anti-concentration qui sont en vigueur empêchent le rapprochement avec des grands groupes. À l'inverse, on constate un mouvement de concentration entre les radios indépendantes, dû à une raréfaction de la ressource publicitaire, donc économique. La tentation est forte pour les radios - et c'est légitime - d'optimiser les coûts administratifs ou de gestion.

Il est important que les médias audiovisuels locaux conservent un maximum de moyens pour investir dans les contenus. L'information et le divertissement priment et les résultats d'audience montrent que les médias locaux « surperforment » dans un marché en berne. On constate une prime des auditeurs aux programmes de proximité en affinité avec leurs attentes.

Mme Monique de Marco . - Les quatre préconisations que vous nous avez soumises seront-elles suffisamment efficaces pour que les radios puissent résister à la domination des plateformes ? Pourriez-vous préciser votre quatrième proposition sur la nécessité de labelliser les médias audiovisuels locaux en prévoyant une fiscalité adaptée ?

M. Alain Liberty . - La labellisation est une demande forte de la part d'un grand nombre d'acteurs de l'audiovisuel local, qu'il s'agisse des radios ou des télévisions locales. Elle permettrait à l'ensemble de ces médias, sur des critères objectifs et quantifiés quant à l'apport aux collectivités locales, d'obtenir un accompagnement, notamment des aides sur les coûts de diffusion. Il fut un temps où la presse avait largement bénéficié de ce type d'accompagnement pour moderniser ses outils et réduire les coûts de portage, qui équivalent aux coûts de diffusion pour les radios.

Dans le prix de revient de la diffusion d'un programme de radio, la charge sociale est la plus importante. La radio est un métier d'artisan, mis en oeuvre par des animateurs, des journalistes et des techniciens. Viennent ensuite les charges de diffusion et le prix des émetteurs.

Il me semble essentiel que les radios puissent être accompagnées et soutenues pour assumer les coûts de diffusion et pour se moderniser, en développant notamment la diffusion numérique ou DAB - Digital Audio Broadcasting .

En outre, pour soutenir la presse, on a prévu des crédits d'impôt sur la prise d'abonnement, afin de faciliter l'accès aux journaux d'information. En appliquant ce dispositif de crédit d'impôt aux investissements publicitaires dans les médias audiovisuels locaux, on aiderait ceux-ci à faire face à la concurrence locale des plateformes comme Facebook ou Google.

Avec le ministère de la culture et la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC), nous avons récemment lancé une étude pour déterminer l'impact économique de ce type d'actions sur l'économie et les marchés publicitaires locaux. En effet, si les dispositifs existent, nous ne disposons d'aucun chiffre sur leurs effets, ce qui est pour le moins surprenant.

Un crédit d'impôt sur les investissements publicitaires au bénéfice des médias audiovisuels locaux pourrait être une initiative extrêmement utile pour soutenir et préserver ces médias, indispensables au pluralisme de l'information et des contenus.

M. Laurent Lafon , président . - Le monde de la radio indépendante, essentiellement locale, est un peu atypique par rapport à ce que l'on connaît de la presse ou de la télévision locales, où les regroupements sont parfois déjà en place depuis plusieurs années. Quelques grands phénomènes de concentration existent ainsi dans la presse locale et ils se développent, de manière plus récente, dans la télévision locale, avec, notamment, l'influence croissante du groupe BFM. Or les radios locales ne semblent pas concernées. Selon vous, c'est là le résultat des lois anti-concentration. N'y a-t-il pas d'autres facteurs qui justifient cette différence ?

L'organisation actuelle est-elle tenable économiquement pour les 170 radios concernées ? Sans remettre en cause le modèle des radios indépendantes, leur organisation n'est-elle pas soumise à une certaine fragilité, de sorte qu'elle risque de devoir évoluer sous l'effet de facteurs économiques ? Nous avons bien compris l'importance de la recette publicitaire pour garantir l'indépendance des radios locales. Toutefois, ne doit-on pas prévoir des évolutions dans l'organisation du système ?

M. Alain Liberty . - Le phénomène de concentration est déjà intervenu, il y a une vingtaine d'années, pour les radios. Les fameuses règles anti-concentration l'ont stoppé net dans son élan. Le plafond des 160 millions d'auditeurs, initialement fixé à 150 millions, a mis fin aux velléités des grands groupes nationaux de racheter l'ensemble des radios locales. Tous les réseaux nationaux que vous connaissez ont alors pu se constituer, notamment les groupes NRJ, Lagardère, Virgin Radio, Radio Nostalgie. Depuis lors, un certain équilibre s'est installé.

Pour que le système puisse fonctionner d'un point de vue économique, il est impératif de maintenir les règles d'accès au marché publicitaire, car elles nous protègent et garantissent le financement des radios. Le chiffre de 170 acteurs peut paraître énorme, mais ramené à un pays comme la France avec ses régions, ses villes et son extrême diversité, il n'est en réalité pas très important et reste très éloigné des 3 000 ou 4 000 radios dites « libres » qui existaient au début des années 1980.

Il faut donc maintenir les règles en vigueur pour préserver les 170 radios indépendantes qu'écoutent quotidiennement plus de 9 millions d'auditeurs.

Il faut, bien évidemment, être attentif aux incidences que la concentration peut avoir sur l'expression de la démocratie et au respect des règles de notre société. Cependant, la liberté d'accès aux médias, ou encore l'intermédiation, doit absolument être encadrée, car elle ne l'est pas véritablement, à ce jour.

Par exemple, certaines règles imposent la présence d'une puce de réception radio dans tous les véhicules. Or les systèmes embarqués tendent de plus en plus à se répandre, comme celui de Google, que l'on connaît sous le nom de « Google Automotive », dans lequel Androïd gère directement l'autoradio, ou du moins l'appareil, qui donne accès à l'ensemble des médias. Rien ne garantit que les radios s'afficheront toutes sur l'écran, selon la zone où l'on se trouvera, ni que l'ordre d'affichage sera impartial. Rien ne garantit non plus que les radios ne se transformeront pas en playlists dont le contenu sera choisi par les plateformes, qui décideront ainsi de ce que nos concitoyens pourront écouter.

L'intermédiation est un enjeu très important et il est essentiel d'accompagner les radios dans le déploiement du DAB, la technologie hertzienne de diffusion de la radio, car celle-ci garantira durant les années à venir une forme de souveraineté reposant sur un lien direct avec les auditeurs. Il est nécessaire de préserver cette relation directe et sans intermédiaire, car, malheureusement, les plateformes en ligne et les grands acteurs que sont les Gafam s'adaptent très rapidement pour contourner la réglementation qui impose la présence d'une réception hertzienne. Le dispositif de Google Automotive en est la preuve.

S'il est évident qu'il faut contrer les effets de la concentration pour préserver le pluralisme des idées, il faut également veiller à ce que nos concitoyens puissent continuer d'avoir accès à tous les médias.

M. Laurent Lafon , président . - Vous avez parfaitement raison. Il me semble que Peugeot a signé un accord en ce sens.

M. Alain Liberty . - Effectivement, l'ensemble du groupe Stellantis l'a signé et le groupe Renault l'avait fait avant lui.

M. David Assouline , rapporteur . - La question est globale. Nous ne cessons d'être interpellés sur la numérotation et sur le droit d'intermédiation qui existe déjà pour les propriétaires des box , que ce soit Bouygues, Orange ou SFR. Dans certains conflits récents, on a même vu des opérateurs décider de ne plus diffuser telle ou telle chaîne, faute d'avoir trouvé un accord. L'enjeu porte aussi sur la numérotation des chaînes qui peut varier selon ce que l'on veut exposer ou pas.

Le problème, de portée très générale, touche particulièrement la radio, comme vous l'avez souligné, notamment du fait de l'écoute quasi prioritaire de la radio lorsqu'on roule en automobile. Peut-être qu'un jour y aura-t-il moins d'automobiles, ou qu'elles se transformeront en voitures électriques, mais c'est là un autre débat. Quoi qu'il en soit, nul ne peut imaginer la manière dont nous écouterons la radio dans vingt ans, tant les innovations s'enchaînent à un rythme rapide.

Vous ne souhaitez aucun changement concernant les possibilités qu'a l'audiovisuel public de recourir à la publicité. J'ai bien compris que le propos visait Radio France, et nous n'avons jamais voulu remettre en cause le dispositif. Cependant, un point me tient à coeur, dont l'impact sur la radio sera minime. Il s'agit que la télévision puisse retransmettre quelques événements sportifs qui ne peuvent être financés que par la publicité, en ouvrant une fenêtre après 20 heures. Rassurez-moi, vous ne menez pas de bataille contre cette position ?

M. Alain Liberty . - Je peux effectivement vous rassurer sur ce point. La présence de la publicité après 20 heures sur France Télévisions n'est pas un problème pour les radios indépendantes, tant que les grands groupes de télévision privée n'en font pas une forme de monnaie d'échange ou de motif de négociation pour obtenir la fin des règles publicitaires, notamment l'accès aux offres promotionnelles de la grande distribution. Si l'ouverture de la publicité après 20 heures sur le service public devait se négocier avec cette contrepartie, cela serait extrêmement préjudiciable, voire catastrophique, pour l'ensemble de nos radios et même pour tout l'audiovisuel local et de proximité indépendant.

Vous m'aviez interrogé sur un possible plafonnement du volume publicitaire consacré à certains médias. Je vous invite à consulter les régies ou les spécialistes sur ce sujet. Cependant, du point de vue des éditeurs, il me semble qu'un tel dispositif reste compliqué à orchestrer, dans l'état actuel de porosité que nous connaissons entre les médias et compte tenu de leur développement y compris sous format numérique et digital.

M. David Assouline , rapporteur . - L'idée avait été développée par Mme Nathalie Sonnac, puis reprise par M. Louette. Il s'agit d'empêcher que l'ensemble de la publicité ne fuie vers le net, en plafonnant ce que l'on peut mettre sur un même type de média. On garantirait ainsi la diversité de l'ensemble des médias. La presse écrite et les radios locales, qui sont le dernier maillon de la chaîne, pourraient continuer d'être sécurisées grâce à un pourcentage moins élevé ou moins libre que sur l'ensemble des autres supports.

M. Laurent Lafon , président . - Monsieur Liberty, nous vous remercions pour les éléments que vous nous avez apportés, notamment les quatre recommandations que vous avez formulées.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Mercredi 19 janvier 2022
Audition de M. Vincent Bolloré, actionnaire majoritaire du groupe Bolloré, ancien président du conseil de surveillance de Vivendi et du groupe Canal+

M. Laurent Lafon , président . - Mes chers collègues, nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, et ayant pour rapporteur David Assouline.

Monsieur Bolloré, votre audition est très attendue. Votre groupe est rapidement devenu un acteur majeur du paysage médiatique, en comptant entre autres Canal+, CNews, Paris Match , Le JDD et les magazines du groupe Prisma, Europe 1, Editis et Hachette, ou encore Havas.

Sous votre direction, l'ampleur prise par Vivendi dans les médias renvoie à des interrogations sur les conséquences de cette concentration, mais aussi sur l'efficacité des garde-fous législatifs existants ou à créer pour tenir compte des logiques économiques tout en assurant le respect du pluralisme.

Votre nom revient très régulièrement dans les auditions que nous avons menées jusqu'à présent. Sans doute est-ce lié à la façon dont vous concevez votre rôle d'actionnaire, avec un interventionnisme assumé et un management très directif, mais aussi au positionnement pris par CNews. Ce média n'est pas le plus important détenu par Vivendi en termes de chiffre d'affaires ou de parts d'audience, mais il est certainement celui dont on parle le plus depuis que sa ligne éditoriale l'a fait entrer, d'après de nombreux observateurs, dans le champ des médias d'opinion.

La commission vous laisse l'occasion de vous exprimer directement pour nous donner votre vision sur l'indépendance et sur l'avenir d'un secteur en bonne partie fragilisé par l'arrivée des géants du numérique.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Il vous appartient en outre, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites « Je le jure . ».

M. Vincent Bolloré, actionnaire majoritaire du groupe Bolloré, ancien président du conseil de surveillance de Vivendi et du groupe Canal+ . - Je le jure.

En finissant un DESS de droit, j'ai travaillé dix ans dans la banque. Je suis né dans une ancienne famille bretonne, qui dirigeait une entreprise près de Quimper. Elle rencontrait à l'époque des difficultés. J'ai été appelé à m'atteler à son redressement et à son développement. J'y ai passé quarante ans. Quand je suis arrivée, elle réalisait un chiffre d'affaires de 20 millions d'euros. Il s'élève aujourd'hui à 20 milliards d'euros. Elle employait un peu moins de 800 personnes, elle en emploie plus de 80 000 à ce jour. Seul son siège social n'a pas bougé. Il se trouve toujours à Ergue-Gabéric en Bretagne.

Mon travail, la clé de cette croissance obtenue malgré les crises économiques, problèmes, et pandémies, a consisté à choisir, recruter et faire travailler ensemble des personnes, à leur donner les moyens du développement, surtout à l'international, à insuffler le courage et à permettre aux équipes de travailler sur le long terme. Les actionnaires financiers ont souvent des problèmes de court terme. Quand on a la possibilité de travailler sur le long terme, les résultats finaux sont souvent meilleurs.

Aujourd'hui, je finis de laisser ma place de conseiller, après avoir été dirigeant jusqu'il y a trois ans. Ma famille a accepté de poursuivre cette saga industrielle. Elle va représenter la septième génération. Elle s'investit grandement, avec des équipes dirigeantes de grande qualité, en bonne entente.

Nous nous sommes engagés dans les médias il y a 20 ans, avec une stratégie claire s'appuyant sur un vivier de contenus très important à partir de notre culture française et européenne. À côté du soft power américain, et de ses contenus qui se ressemblent, à côté des contenus asiatiques, de plus en plus présents, les contenus européens apportent une certaine fraîcheur, sans doute très intéressante à conserver pour le respect de notre passé, mais surtout à exporter. Nous souhaitions créer un champion de la culture européenne et française.

Contrairement aux croyances répandues, les médias sont le deuxième secteur le plus rentable au monde, après le luxe. Pour mettre en oeuvre notre stratégie, nous avons recruté des équipes au fil du temps, dont Jean-Christophe Thiery, Philippe Labro, Maxime Saada ou Arnaud de Puyfontaine. Nous nous sommes donné les moyens d'agir sur le long terme. Contrairement à ce qui se dit partout, nous sommes encore tout petits, bien que nous progressions en effet. Le Vivendi d'aujourd'hui est infiniment plus petit que le Vivendi d'il y a 20 ans, qui ne posait aucun problème à l'époque.

Je précise que je réponds à vos questions à titre individuel. Je n'ai aucun titre ni pouvoir à la tête du groupe Vivendi, Bolloré ou Canal, ou encore moins Lagardère.

M. David Assouline , rapporteur . - Notre commission d'enquête désire mettre en lumière la réalité du paysage audiovisuel et de la presse dans notre pays, et les phénomènes de concentration que s'y développent. Elle souhaite comprendre leur motivation et analyser leur impact sur le secteur économique, mais aussi et surtout sur l'exercice de la démocratie, du pluralisme, de la liberté, de l'indépendance des médias, principes inscrits à l'article 24 de la constitution.

Vous êtes devenu un acteur majeur dans cette concentration. Il me semble intéressant d'énumérer les activités d'origine de votre groupe : fret maritime, terrestre ou aérien, opérations douanières, concessions portuaires, distribution d'énergie, logistique pétrolière et distribution de produits pétroliers, chemin de fer, transport de passagers, maintenance, fabrication de films plastiques, de solutions de stockage, de batteries, de mobilités électroniques et plantations de palmiers à huile en Afrique et en Asie.

Dans les années 2000, vous avez approché, d'abord timidement, le secteur des médias. Vous avez accéléré ce mouvement dans les années 2010. Ces derniers mois, vous avez encore réalisé des opérations de grande envergure.

Les groupes que vous détenez sont nombreux :

- dans les médias : CStar, CNews, StudioCanal, myCanal, CanalVOD, Canal+ Régie, la chaîne Canal et toutes ses variantes, K+ Vietnam, Canal+ ex-Canalsat, Canal+ international, les multithématiques, Canal+ Polska, Canal+ Myanmar, M7 et Télésat ;

- dans les jeux vidéo et les métiers du spectacle vivant, de la billetterie, des festivals et de la production : See Tickets, InfoConcerts, Zepass, Copyrights Group, U Live, Théâtre de l'oeuvre, Vivendi Sports, CanalOlympia, Le Petit Olympia et Vivendi Brand Marketing ;

- dans la publicité : Havas Creative, Arena Media, Arnold, l'institut de sondages CSA, BETC, BETC Fullsix et toutes les filiales d'Havas.

Vous détenez également Dailymotion et le groupe Prisma Media et tous ses titres, ainsi que France Catholique ou L'Hebdomadaire . Vous prenez encore part à Universal Music group, premier label de musique mondial. Vous avez également des maisons d'édition, dont les groupes Edi8, Place des Editeurs, Robert Laffont, et Univers Poche, ainsi que le Cherche midi, la Découverte, Sonatine Editions, XO éditions, les éditions Héloïse d'Ormesson et Télémaque. Aujourd'hui, vous détenez en outre 45,13 % dans le groupe Lagardère, avec une offre publique d'achat (OPA) imminente. Elle vous placera chez Europe 1, RFM, Virgin Radio, Paris Match , Le Journal du dimanche (JDD) , le groupe Hachette et toutes ses éditions. S'y ajoutent vos participations dans des médias étrangers, telles que Prisa à 9,9 %, ou 28,8 % dans la communication avec trois chaînes de télévision italienne.

Quel est votre intérêt à construire un tel empire médiatique dans notre pays ?

M. Vincent Bolloré . - Historiquement, nous étions dans le papier. Je rajoute à votre liste OCB, marque historique à laquelle nous tenons beaucoup.

Permettez-moi de vous montrer quelques slides permettant de replacer Vivendi, le champion français. Il est à peine visible aux côtés de ses concurrents. Notre capitalisation boursière s'établit à 15 milliards d'euros, contre 156 milliards pour Sony, 287 milliards pour Disney, 586 milliards pour Tencent, 2 812 milliards pour Apple. En réalité, le géant Vivendi est un nain.

Ensuite, vous nous avons évolué ces dernières années, nos concurrents américains et asiatiques ont bougé encore plus vite. Je peux citer l'opération de rachat du catalogue MGM par Amazon, ou la reprise ce matin même d'Activision-Blizzard par un grand groupe américain.

Canal est le cinquième acteur du marché français, en représentant 6,3 % grâce aux récents succès. France TV, TF1 et la 6 en représentent respectivement 28,8 %, 26,9 %, et 14,5 %. Ces deux derniers atteindront 41,4 % du marché si la fusion a lieu. Dans ce cas, nous aurons l'avantage de passer à la quatrième place.

Le segment de l'information semble être celui qui fait le plus parler. CNews, seule chaîne d'information du groupe, attire un million de téléspectateurs en moyenne, contre 2,2 millions pour BFM, 4 millions pour M6, 7,2 pour France 2, et 9 millions pour TF1.

Sur la radio, nous attendons la commission européenne avant de pouvoir faire quoi que ce soit concernant Lagardère. Simplement, ce groupe se hisse aujourd'hui à la huitième place avec Europe 1, après France Inter, RTL, NRJ, France Bleu, RMC, Nostalgie, France Info.

M. Laurent Lafon , président . - Nous recevrons les propriétaires et actionnaires des groupes que vous citez afin d'évoquer avec eux la concentration.

M. Vincent Bolloré . - Dans la presse nationale payante et quotidienne, ni Lagardère ni Vivendi ne sont présents. Dans la presse du 7 e jour, le groupe Lagardère est septième en France. Dans l'édition, Hachette est troisième et Editis, dix - neuvième.

À l'échelle européenne, le chiffre d'affaires de Vivendi s'établit à 8,7 milliards d'euros. Celui de son concurrent allemand Bertelsmann s'élève à 17,3 milliards d'euros.

Enfin, le Vivendi actuel est beaucoup plus petit que celui d'avant, qui ne posait pas de problème, avec Canal+, Havas, Editis qui ne portait pas encore ce nom. Sauf qu'à la place de Gameloft figurait Activision et s'y ajoutaient également le groupe Express , Le Point , L'usine nouvelle , des dizaines de magazines sous le nom CEP, le groupe UGC, les studios Universal, et surtout SFR, et Cegetel, Les Pages jaunes et AOL.

Effectivement, nous avons grandi. Lorsque vous m'avez reçu il y a cinq ans, vous vous inquiétiez que Canal+ devienne Canal-, et que les 200 millions d'euros financés pour le cinéma français ne puissent continuer à être financés. C'est un compliment de s'apercevoir des progrès réalisés en cinq ans.

Vous me demandiez « pourquoi ? ». C'est uniquement un projet économique. Le secteur des médias est le deuxième mondial en termes de rentabilité. Notre intérêt n'est donc ni politique, ni idéologique, mais purement économique. Depuis vingt ans, ce groupe s'est constitué uniquement sur des questions économiques. Vous le voyez, notre segment de l'information est absolument insignifiant, tant en chiffre d'affaires que dans le poids du pays.

M. David Assouline , rapporteur . - Personne ne conteste les réussites économiques du groupe. Le fait est que nous ne parlons pas de fabrication de brosses à dents, mais d'un domaine où se façonne l'opinion, où vit la culture de notre pays, avec sa diversité. L'information est fondamentale dans l'exercice de la démocratie, pour que les citoyens puissent être informés des faits et se forger eux même une opinion.

Vous pouvez minimiser votre impact, dire qu'il existe des acteurs plus imposants. Tout de même, la télévision est encore très prescriptrice d'opinions, malgré l'existence des réseaux sociaux. S'y ajoutent Hachette et Europe 1 , Paris Match , Le JDD . Quand vous assurez que l'intérêt est uniquement économique, beaucoup s'interrogent. Bien que vous soyez plus petit que d'autres, toutes vos prises de médias se sont accompagnées d'une certaine brutalité à détruire des rédactions. Je pense à I-Télé pour faire CNews, à Europe 1, à Paris Match , au JDD . Les rédactions s'offusquent et rédigent des communiqués. Ensuite, la ligne donnée est idéologiquement très marquée. Depuis la libération, les idéologistes étaient plutôt mis au ban de la République. On ne tenait pas impunément des propos racistes, sexistes ou homophobes sur des antennes qui ne sont pas d'opinions. La convention de CNews avec le CSA établit d'ailleurs qu'il y a une presse écrite d'opinion, mais que l'autorisation d'émettre concernait traditionnellement des chaînes s'engageant au pluralisme.

Votre intérêt est-il seulement économique ? N'avez-vous aucune volonté idéologique ? N'intervenez-vous jamais pour imprimer votre marque dans les rédactions ? N'exercez-vous pas, au travers de cette puissance médiatique, l'intérêt économique que vous avez par ailleurs ?

M. Vincent Bolloré . - Vous m'interrogiez déjà sur l'intervention il y a cinq ans. Les mêmes histoires se répètent indéfiniment. Maxime Sadaa avait déjà répondu il y a cinq ans concernant le Crédit Mutuel et d'autres histoires de même nature. Ses propos sont accessibles sur internet. Votre commission a en outre récemment reçu le patron des antennes de CNews. Il a assuré que personne n'était jamais intervenu, et en tout cas pas moi. Nous n'avons jamais discuté.

Ce hiatus sur les questions d'interventionnisme découle du fait que Canal était à l'époque en grande difficulté, perdant 400 à 500 millions d'euros par an. Vivendi était essentiellement contrôlé par des fonds américains qui n'avaient aucun intérêt à renflouer le groupe. Il a malheureusement fallu faire des économies. J'ai été envoyé pour m'en charger. J'ai alors été le bouc émissaire. Évidemment, quand vous cherchez à faire des économies, les gens préfèrent dire « c'est affreux, il intervient dans les contenus », sans en apporter aucun élément.

Pierre Lescure lui-même indiquait récemment que par le passé, Canal envoyait 500 personnes à Cannes pendant 15 jours pour le festival, pour 2 000 euros par jour, soit 15 millions d'euros. Il fallait remonter 400 millions d'euros.

Tout ceci est donc venu du fait que nous devions faire des économies.

Vous avez évoqué I-Télé, qui a englouti 400 millions d'euros au cours de son existence. Il fallait y mettre fin.

Nous n'avons pas détruit de rédactions. Nous avons construit. En arrivant chez Canal, j'ai d'ailleurs indiqué que je n'étais pas la cause de leurs problèmes, mais leur conséquence, et peut-être leur solution. Aujourd'hui, les 8 000 collaborateurs continuent à travailler. Vivendi et Canal, c'est 300 millions d'obligations cinéma et audiovisuelles chaque année, et 500 millions d'euros investis dans le cinéma français et européen, 75 millions d'euros de redevance aux sociétés d'auteurs, 2,5 milliards d'euros d'impôts payés entre 2017 et 2021. C'est ce qui importe. À l'époque, j'avais employé le terme de « paratonnerre ». Je l'assume volontiers. Canal a réussi à se sortir de toutes ces questions, et est parvenu à s'internationaliser. À la différence de ses collègues français, le groupe Vivendi-Canal a réussi à se développer à l'international. Ses chiffres dans les différents métiers montrent d'ailleurs que l'essentiel est fait en permettant aux artistes extérieurs de rayonner.

En effet, nous ne produisons pas de brosses à dents. Les créateurs de contenus chez Havas, Canal ou dans l'édition sont extraordinairement sensibles par nature. Ma mère a été lectrice chez Gallimard pendant cinquante ans, et ramenait toujours des manuscrits à la maison. J'ai eu la chance de rencontrer des tas d'auteurs. Je sais ce que sont les journalistes et les créatifs. Nous n'avons pas détruit. Nous avons reconstruit. Aujourd'hui, nous comptons 120 ou 130 journalistes disposant de cartes de presse chez CNews.

Faire des économies est pénible. Perdre ce qui faisait votre monopole, votre richesse, n'est pas agréable. Face à ces situations, deux solutions s'offrent à vous : se laisser aller et faire faillite, ou reprendre, choisir des gens, les pousser à travailler ensemble, essayer de rayonner à l'international, où vous vous frottez aux concurrents réels, et vous donner les moyens d'avancer sur le long terme.

Notre groupe a réussi à se redresser. Je persiste pourtant à dire qu'il est encore petit. Il n'en reste pas moins qu'il n'y a aucune idéologie politique.

Vous avez parlé de la Libération. J'ai toujours affirmé être démocrate-chrétien. Outre ce fait, mon ADN est la liberté. Mon père était dans la résistance. Le 6 juin 1944, deux membres de ma famille figuraient parmi les 177 Français lors du débarquement. Ma grand-mère était au service action pendant des dizaines d'années, en particulier durant la guerre. J'ai un autre oncle dans Normandie-Niemen. Mon ADN montre que j'aime passionnément mon pays et la démocratie. Il me semble un peu facile de ressortir des histoires - à propos desquelles les personnes adéquates vous ont d'ailleurs répondu. Vous réentendrez prochainement Maxime Saada, et avez récemment auditionné Thomas Bauder. M. Vire, que je ne connais pas, a lui-même indiqué que je n'étais jamais intervenu.

Concentrons-nous sur la réalité des faits. Vivendi sera peut-être capable de faire rayonner la culture française et européenne dans le monde. Je crois que le rayonnement, l'aide aux créateurs, le soutien aux journalistes et aux dirigeants sont compatibles avec la réussite économique. Personnellement, je laisserai ma place aux équipes dont j'ai parlé plus tôt lorsque nous fêterons le bicentenaire du groupe.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous êtes déjà venu devant le Sénat. À l'époque, j'avais relayé l'affaire du documentaire « Vincent Bolloré, un ami qui vous veut du bien » de Tristan Waleckx, Il a depuis été primé d'un prix Albert Londres. Il mettait en accusation certaines de vos activités en Afrique, notamment au travers d'une histoire d'enfants travaillant sur les plantations. Vous avez réfuté ces accusations, et m'avez indiqué que vous attaqueriez M. Waleckx en justice. Vous avez demandé 50 millions d'euros. Ce n'est pas rien. Les jugements ont estimé que vous aviez dégénéré en abus de droit d'ester en justice, et que le montant demandé était exorbitant. Vous avez été condamné à verser 10 000 euros au groupe France Télévisions, qui avait diffusé le documentaire. Le confirmez-vous ?

M. Vincent Bolloré . - Ni moi, ni aucun cadre ou employé du groupe Bolloré ne nous sommes rendus dans les plantations en Afrique. Le procès a relaxé les accusés de façon générale, parce qu'ils étaient « de bonne foi ». Il n'empêche que les plantations ne nous ont jamais appartenu. Le jeune homme soi-disant âgé de 14 ans, mais qui avait en vérité trois ou quatre ans de plus, n'a jamais travaillé pour moi. J'accepte d'être accusé de ce que j'aurais commis, sans me dérober. Ici, il s'agit pourtant encore d'un sujet d'amalgame. Nous ne gérons pas les plantations. Le groupe belge Fabbri y est majoritaire depuis 90 ans. Nous en avons hérité d'une participation, mais n'y avons jamais opéré.

M. David Assouline , rapporteur . - La justice vous a condamné, estimant qu'il s'agissait d'une procédure abusive.

Nous pouvons ici parler de procédures bâillons. Demander des sommes exorbitantes pousse souvent les producteurs à ne pas prendre le risque d'enquêter ou d'approfondir un sujet, car ils pourraient être ruinés s'ils étaient condamnés. Vous avez mené trois procédures de ce type, que vous avez perdues. On vous reproche souvent d'empêcher une certaine liberté d'enquêter sur vos activités.

Vous n'avez pas répondu à une question. Certains, dont un ancien Président de la République, vous accusent d'avoir fabriqué un candidat à la présidentielle. Quand il a été renvoyé d'I-Télé en 2012, vous avez, dit-on, piqué une colère noire. Il est ensuite revenu assez fortement dans le paysage. Personne ne vous croit étranger à sa présence. Il a pignon sur rue sur l'antenne de CNews. Aussi, personne ne pense que les médias que vous saisissez n'ont aucune connotation idéologique ou politique, et que vous n'y opérez aucun changement dans la ligne éditoriale et dans les rédactions quand vous en prenez le contrôle.

Vous vous définissez comme démocrate-chrétien. Le racisme et le négationnisme sont-ils des valeurs démocrates-chrétiennes ? Je ne le crois pas. Une telle ligne éditoriale s'impose-t-elle à votre insu dans les médias que vous contrôlez, avec les hommes et les femmes que vous y mettez ? Leurs idées et revendications politiques sont souvent marquées à l'extrême droite. N'y êtes-vous pour rien ?

M. Vincent Bolloré . - Vous assemblez plusieurs morceaux de sujets pour en fabriquer une histoire. On pourrait dire que je suis déconstructionniste, woke , au vu de la polémique sur « iel ». « iel » c'est le Petit Robert. Le Petit Robert c'est Editis. Editis c'est Vincent Bolloré, donc Vincent Bolloré est déconstructionniste ! Vous avez des dizaines de milliers d'heures sur nos programmes.

Éric Zemmour vendait des dizaines de milliers d'exemplaires de ses ouvrages bien avant de revenir sur CNews. Il est sur Le Figaro et sur la 6. Pourtant, c'est quand il apparaît sur CNews que cela pose problème. Les courants de pensée sont si nombreux dans nos livres, dans nos émissions. Personne ne savait, personne ne pensait qu'il serait Président de la République.

M. David Assouline , rapporteur . - Il ne l'est pas encore.

M. Laurent Lafon , président . - En 2016 devant le Sénat, vous disiez que votre rôle, en tant qu'actionnaire principal, visait à fixer un cap, à nommer des équipes, à parler avec elles et à répondre à leurs questions. La définition de ce cap va-t-elle jusqu'à définir la ligne éditoriale lorsqu'il s'agit d'un média ? Allez-vous jusqu'à choisir les journalistes et éditorialistes ?

M. Vincent Bolloré . - Je choisis des dirigeants. Depuis 40 ans, ce groupe a repéré des talents. On parle aujourd'hui d'Éric Zemmour, mais on pourrait citer Yves Calvi, Bono, Marc Levy ou Bernard-Henri Levy, avec qui j'ai passé du temps. Avant de devenir conseil, mon travail consistait à fixer des caps, à choisir des gens et à les laisser travailler. Les dirigeants du groupe Vivendi et de Canal ont des personnalités, de l'autorité, des compétences. Ils sont d'ailleurs pénalement responsables de ce qui se passe dans leur média. Je ne vois pas comment leur imposer quoi que ce soit. Aucune personne interrogée au cours des commissions que vous avez tenues jusqu'à présent n'a dit que j'étais intervenu personnellement sur quoi que ce soit.

Je le répète, le groupe est si vaste qu'on peut dire tout et son contraire sur mes idées. Je ne peux d'aucune façon être tenu responsable de ce qui est exprimé. Au contraire, toutes les expressions sont sur les différentes antennes.

En réalité, notre part d'audiences sur l'information est risible tant elle est minime. Sur Canal, les vrais sujets sont le sport, le cinéma et les séries.

M. Laurent Lafon , président . - Puisque les droits d'émettre sont limités, la télévision n'a pas été construite sur un schéma de télévision d'opinion. Pour autant, un certain nombre d'observateurs constatent que la chaîne CNews n'est pas loin d'être une télévision d'opinion. Partagez-vous ce constat ?

M. Vincent Bolloré . - Dans son audition, Thomas Bauder indique que c'est une chaîne de débats. Maxime Saada ou Arnaud de Puyfontaine, qui aurait d'ailleurs dû prendre ma place, vous le diront. Personne n'a l'ambition, l'intention ou l'erreur de vouloir créer des chaînes d'opinion. Le groupe Vivendi-Canal est positionné sur la liberté d'expression pour donner le meilleur à ses clients voulant voir du sport, du cinéma et des séries.

M. David Assouline , rapporteur . - M. Zemmour écrit lui-même que c'est vous qui l'avez convaincu de rejoindre la chaîne. Il était déjà condamné pour certains propos à cette époque. Il a encore été condamné hier.

M. Vincent Bolloré . - Je vous l'ai dit, je rencontre beaucoup de gens. M. Zemmour était très connu bien avant de me rencontrer. Il vendait des centaines de milliers de livres, et apparaissait sur d'autres chaînes sans que cela pose problème.

M. Laurent Lafon , président . - S'il n'est pas élu Président de la République, souhaiteriez-vous qu'Éric Zemmour revienne sur CNews ?

M. Vincent Bolloré . - Je n'ai pas le pouvoir de nommer qui que ce soit à l'intérieur des chaînes. Je peux proposer et donner mon avis. Si quelqu'un n'a pas envie de le faire, il ne le fait pas. 4, 5, 6 ou 7 personnes, connues pour leur force, ne feront pas ce qu'elles ne jugent pas bon pour la chaîne. Ma capacité d'imposition personnelle n'est pas très importante, contrairement à ce que vous pensez.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Sans faire de jeux de mots, je crois que nous battons des records d'audience grâce à vous. Je précise que nous sommes ici réunis pour comprendre et analyser la situation afin de nourrir l'écriture d'une loi, pour l'adapter à la société actuelle.

Vous avez commencé votre carrière professionnelle à 18 ans, en 1970, à l'Union européenne, industrielle et financière. C'est assez actuel. Un demi-siècle d'une trajectoire exceptionnelle s'en est suivi. Cette réussite familiale inspire dans notre pays le respect et l'admiration, car c'est ainsi qu'on crée de la richesse, de l'emploi et le sacro-saint pouvoir d'achat, ou du rejet et de la suspicion, car dans notre beau pays, la réussite déplaît.

Qu'on vous apprécie ou pas, personne ne peut nier que vous êtes un visionnaire. Vous vous êtes lancé dans les médias dans les années 2000. À votre avis, comment peut-on concilier, à notre époque, la nécessaire recomposition du marché des médias avec la non moins nécessaire préservation du pluralisme qui fait vivre notre démocratie ?

M. Vincent Bolloré . - Je vois personnellement un grand pluralisme aujourd'hui. Si on veut écouter les uns et les autres, on est capable de le retrouver. Le vrai danger provient des GAFA, qui pèsent un poids considérable et passent au travers de tuyaux non contrôlés ou contrôlables. Sommes-nous capables, tout en permettant à des médias de se développer et de leur faire gagner de l'agent, de rester dans la pluralité ? Je le crois.

La concentration des médias pose forcément problème. La taille de nos concurrents aussi.

Dans trois semaines, le groupe fêtera ses 200 ans. Nous aurons connu trois rois, un empereur, 26 présidents de la République. Nous nous adapterons. Je le répète, je fais le paratonnerre avec plaisir. C'est mon travail. Je ne sais pas ce qui se passera ensuite. Nos concurrents sont énormes. Ce n'est pas parce qu'il a mal travaillé que Canal a dû affronter des difficultés. Il s'est trouvé devant un petit vendeur de cassettes, qui est tout à coup devenu un géant à 400 milliards d'euros de capitalisation, et qui réalise finalement des séries en payant le double. À la fin, lorsqu'il aura atteint un certain nombre de clients français, continuera-t-il à faire la place de la culture dans notre pays ? Lorsque des entrepreneurs sont implantés dans ce pays, ils sont plus enclins à défendre sa culture que s'ils sont à l'étranger. C'est le cas dans tous les secteurs industriels. Si un groupe français rencontre des difficultés, il gardera ses usines en France. Si c'est un groupe étranger, il les fermera.

La mission est difficile. Il faut aider les gens à se développer, mais aussi éviter une concentration trop forte. Je ne peux malheureusement pas répondre à cette question.

M. Michel Laugier . - Qu'est-ce qui vous attire dans les médias, à part la rentabilité ? Depuis que vous êtes investi dans ce milieu, vous avez pris beaucoup de coups. N'ont-ils pas eu d'effets collatéraux sur les autres activités de votre groupe ?

Ensuite, vous êtes propriétaire d'Havas, qui met en place des programmes publicitaires et conçoit des publicités ensuite achetées par des médias. Dans ce cadre, n'est-on pas tenté de toujours aller vers des médias appartenant au même groupe ?

Enfin, nous avons récemment auditionné le directeur général de Reporters sans frontières. Il nous a parlé à sa façon de votre personne. Vous est entre autres reprochée une gestion brutale dans les affaires. L'assumez-vous ?

M. Vincent Bolloré . - Je ne pense pas qu'il y ait de gestion brutale. J'ai simplement le courage de dire les choses et de prendre les mesures adéquates quand il le faut. Si c'est ce que vous qualifiez de « brutal », alors je le suis. C'était brutal de dire à Canal que le groupe perdait 400 millions d'euros.

Vous parliez de coups. J'ai avec moi une vidéo reprenant des séquences diffusées à l'antenne lorsque j'étais président de Canal et actif à l'époque, parce qu'après j'ai laissé la présidence à Maxime Saada et à Jean-Christophe Thiery.

M. Laurent Lafon , président . - Il nous reste de nombreuses questions. Je vous propose de passer ce film en fin d'audition.

M. Vincent Bolloré . - Il est vrai que les coups sont nombreux. Je fais office de paratonnerre. Je pense néanmoins que les équipes sont grandement satisfaites de voir que le groupe gagne de l'argent et la situation est rétablie. Nous pouvons investir à l'étranger.

En effet, les coups ne sont pas bons pour le moral. Quand je suis arrivé à la tête de Vivendi, on m'a conseillé de m'asseoir, de prendre la cave à cigares et de ne rien faire, de profiter. Ce n'est pas mon ADN. Lorsque j'étais en 7 e 1, ma maîtresse avait envoyé un bulletin de consigne où il était inscrit « Vincent se mêle de tout, il n'a plus qu'à prendre ma place ». Si c'est pénible, je ressens tout de même le plaisir du travail accompli, la satisfaction de sauver 80 000 personnes. Aujourd'hui, le cinéma français n'est plus inquiet vis-à-vis de Canal. S'il préfère Amazon ou Netflix, c'est son choix, mais le choix de Canal ne lui a pas été retiré. C'est ce qui récompense les coups pris, que j'estime souvent injustes.

Havas ne fait que prendre la publicité de ses clients pour la mettre sur des médias. S'il s'amusait à placer cette publicité sur ses propres médias, ce serait très rapidement visible, et ce serait un problème. Le groupe Canal+ pèse 5 milliards d'euros de chiffre d'affaires, dont seulement 100 millions d'euros de publicité, soit 2 %.

Mme Monique de Marco . - Vous avez exprimé l'intention de faire rayonner la culture française face à la culture asiatique et américaine. Ces intentions sont louables. Parallèlement, comprenez l'inquiétude générée par vos acquisitions dans le domaine des médias et de l'édition. Le 14 janvier, la rédaction du JDD a par exemple exprimé ses craintes de devenir, je cite, « un vulgaire média d'opinion comme CNews » suite à la nomination de Jérôme Béglé en tant que directeur général. La rédaction est très inquiète pour son indépendance. Avez-vous des réponses à lui apporter ?

Ensuite, le candidat Éric Zemmour annonce vouloir démanteler le service public, France Télévisions et Radio France. Partagez-vous ses propos ?

M. Vincent Bolloré . - Je n'ai pas plus de responsabilités et de poids sur Éric Zemmour que n'en ont Nicolas de Tavernost ou le propriétaire du Figaro. Il est dit qu'il me téléphone tous les jours, que nous déjeunons ensemble chaque mois. Je n'ai pourtant déjeuné qu'une seule fois avec lui, lorsque nous lui avons proposé de rejoindre CNews. Éric Zemmour a le droit de s'exprimer. Son programme ne me regarde pas. Je ne fais pas de politique, je n'en ai jamais fait.

Ensuite, je n'ai aucune responsabilité dans le JDD. Je n'ai nommé personne. Arnaud Lagardère gère son groupe. Évidemment, la pression des médias est telle pour me faire passer pour une personne épouvantable que la rédaction ne peut qu'avoir peur. Si elle voulait me voir, elle réaliserait que je suis tout à fait normal et que je ne représente aucune menace.

Enfin, Arnaud de Puyfontaine connaît la presse par coeur. C'est un garçon tout à fait remarquable. S'il devait un jour y avoir une autorisation de Bruxelles et un lien entre les groupes Lagardère et Vivendi, je suis certain qu'il se passerait sans encombre, comme pour les autres magazines du groupe Vivendi.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Nous avons auditionné en début de semaine un professeur d'université, historien des médias, qui nous a indiqué que la concentration n'était pas un problème démocratique, mais une question économique. Il indiquait qu'il n'y avait pas de rapport entre concentration et pluralisme, et qu'au contraire, en quarante ans, les supports de diffusion s'étaient multipliés. Pourtant, seuls 16 % des Français font confiance aux journalistes. Qu'en pensez-vous ?

M. Vincent Bolloré . - Je ne suis pas compétent dans ces matières. J'estime qu'il est possible de se renseigner, de lire, d'écouter la télévision, de regarder sur le net des informations si diverses que les gens se font ensuite des idées. Je n'ai pas d'opinion à exprimer. Je rappelle que le sport, le cinéma et les séries constituent l'essentiel de la vie du groupe à la télévision. Ce que nous pourrions qualifier d'outil d'information ou de propagande est insignifiant. Si nous avions eu un projet politique, nous ne serions sûrement pas allés vers Canal, mais plutôt vers la 6 ou vers des opérations bien plus ouvertes. Nous sommes intéressés par l'international, qui concentre plus de la moitié de 20 millions d'abonnés. Si vous me reconvoquez dans cinq ans - et je serai alors gâteux -, vous verrez que Canal comptera 30 millions d'abonnés, dont 20 millions à l'international. Le sujet politique n'y est pas essentiel.

M. Julien Bargeton . - Vous avez indiqué que le lien avec Havas était inexistant. Pourtant, lors de l'assemblée générale de Vivendi du 24 juin 2014, vous avez affiché votre volonté de transformer cette holding financière en groupe industriel intégré dans les contenus. Il semblerait que lorsqu'Havas média, que vous contrôlez, recommande à un annonceur de choisir un média pour diffuser ses publicités, les chaînes du groupe Canal+, que vous contrôlez également, sont favorisées. En 2018, elles ont représenté 12,1 % des espaces publicitaires achetés par Havas, alors qu'elles n'ont pesé que 9 % chez les autres agences concurrentes.

Aussi, pouvez-vous nous dire si des consignes ont déjà été données chez Havas médias pour favoriser les chaînes Canal+ ? Sinon, comment expliquer cette différence par rapport aux autres agences ? A-t-elle été corrigée depuis 2018 ?

Ensuite, CNews a reçu le 3 décembre une mise en demeure du CSA relative à l'équilibre des opinions, notamment avec la diffusion jugée nocturne pour les temps de parole de l'exécutif ainsi que ceux de LFI. Pouvez-vous nous garantir que des mesures ont été prises pour mettre fin à ces pratiques, et que le rééquilibrage a été opéré ?

M. Vincent Bolloré . - Sur la deuxième question, je n'ai aucun pouvoir pour demander à quiconque de rééquilibrer. Thomas Bauder a indiqué qu'il ne s'agissait que d'une mise en demeure préventive, et que depuis, les équilibres avaient été maintenus sur une règle du jeu qui lui était d'ailleurs inconnue, à savoir le distingo entre le jour et la nuit. La chaîne s'est remise en ordre. Je ne vois pas pourquoi les dirigeants s'exposeraient à des sanctions en agissant de manière illégale.

Je ne dirige plus Havas depuis des années. Vous pouvez en recevoir les responsables. Le débat sur les 12 ou 9 % est ancien. Certains disent que Publicis, notre concurrent, fait exprès de ne pas donner de publicités à Canal, et qu'Havas lui en donne au contraire un peu plus. Je le répète, Canal réalise 5 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Les 3 % supplémentaires d'Havas représentent peut être 1 ou 2 millions d'euros. Aucune consigne anormale ne peut être donnée pour des sommes aussi risibles. Interrogez les responsables d'Havas si vous le souhaitez. Vous verrez que les cinq ou six grands groupes de publicité dans le monde sont très vigilants, sans quoi ils perdraient leurs clients. Ils ne donnent de la publicité que dans des endroits où les tarifs sont favorables et où les clients trouvent un intérêt.

En revanche, nous sommes effectivement un groupe industriel intégré dans le cadre de la création avec Havas. La durée des films et séries ne fait que se réduire. Cette tendance devrait se poursuivre. Or, qui sont ceux qui font les films les plus courts et efficaces ? Les publicitaires. C'est un sujet pour le futur. Nous devrions étudier la possibilité de faire travailler les créatifs d'Havas avec des créateurs de série pour créer des formats à travers le monde.

Mme Sylvie Robert . - Vous évoquez une question purement économique, et expliqué le problème posé par la concentration des médias relève de la taille de vos concurrents. Je comprends que vous considérez qu'il faut concentrer davantage pour affronter ces derniers. Je m'interroge sur votre stratégie pour aller plus loin, même si je sais que vous n'êtes que conseiller, et que vous allez passer la main prochainement.

Ensuite, êtes-vous d'accord avec le qualificatif de concentration horizontale ou verticale, qui permet d'avoir un système intégré ? Dans le paysage actuel, face à ces concurrents qui posent problème, pensez-vous que nous puissions concentrer encore plus ? Vous l'avez compris, cette commission d'enquête a été créée parce que la question du pluralisme, de la démocratie, de la loi de 1986, de la liberté des rédactions, est un sujet.

Qu'est-ce qu'est pour vous l'information dans une démocratie vivante, vivace, comparé à ce que nous pouvons voir de l'autre côté de l'atlantique en termes de débat public ?

Enfin, d'I-Télé à CNews, environ 70 journalistes sont partis, pour différentes raisons. Ces départs posent également question.

M. Vincent Bolloré . - Des gens effrayés partent. D'autres, contents, arrivent. Il en va de même dans la vie, dans les partis politiques, à la Chambre. Nous n'avons pas détruit des rédactions pour nous retrouver face à un champ de ruine. Nous avons reconstruit, avec des gens qui en avaient envie. Certains peuvent ne pas souhaiter travailler avec les équipes que j'ai mises en place, pour différentes raisons. C'est leur droit. Je ne peux toutefois pas dire que nous avons fait partir des gens sans préciser qu'un nombre supérieur de journalistes est revenu.

Permettez-moi ensuite de vous donner un exemple très parlant de concentration horizontale. Aux États-Unis, Hachette et Editis étaient trop petits pour acheter les éditions Simon & Schuster. Ils auraient pu le faire ensemble, mais c'est finalement Bertelsmann qui l'a racheté. Même si Hachette et Editis se mariaient, ce qui n'arriverait pas sans que des mesures soient prises en France, nous ne serions encore que les troisièmes, loin derrière les premiers en termes de valeur et de profitabilité.

Il est sans doute encore plus intéressant d'évoquer la concentration verticale, dont le groupe Disney est un bon exemple. Personne ne demande d'interdire d'envoyer Blanche Neige ou Peter Pan à Eurodisney. La stratégie de ces groupes vise à faire un peu de tout à 360 degrés. Ils trouvent un personnage - ici, Mickey -, ils créent un journal, des dessins animés, des clubs et villages de loisir. Lorsque les personnages deviennent un peu désuets, ils réalisent des films avec des acteurs plus épicés. Ensuite, ils se tournent vers Marvel et les superhéros. À la fin, tout fonctionne ensemble. C'est le fameux soft power américain. Les Asiatiques en font de même.

Je ne voudrai pas vous laisser l'impression que nous allons lancer une grande machine. Pour que des créatifs restent avec vous, ils doivent être appréciés. Pour qu'un auteur écrive son livre, soit heureux et reste chez vous, vous devez lui donner un cadre personnel. Ce ne sont pas de grandes machines, mais au contraire des alliances faites sur mesure. Prenons l'exemple d'Alex Lutz, ayant commencé sa carrière en tant que speakerine dans des petits programmes de Canal. Il est aujourd'hui l'un des plus grands acteurs, connu à l'international. Angèle est elle aussi désormais connue à l'étranger. Mes successeurs, s'ils en ont l'envie et la possibilité, ont la grande chance de pouvoir prendre ces Français peu ou pas connus, et de les projeter dans le monde entier.

Dans le monde de l'édition, à l'exception de quelques personnes gagnant beaucoup d'argent, les auteurs ne s'en sortent pas avec leurs droits d'auteur. Un groupe capable de proposer à un auteur français de traduire son oeuvre à l'étranger, de l'adapter en série ou en plus petits éléments digitaux pour les passer sur Dailymotion, Canal ou autre, me semble être un sujet passionnant pour ce fameux softpower , qui reste très important pour la France.

M. Bernard Fialaire . - J'aimerais que vous nous dispensiez vos conseils avant d'être gâteux, comme vous le dites - bien qu'il nous reste à mon avis un peu de temps. Vous nous indiquez que la rentabilité économique est votre motivation face aux mastodontes auxquels vous faites face. Nous savons que la culture française et la francophonie ne sont pas majoritaires dans le monde. Ne risquons-nous pas de les délaisser un jour pour des raisons de rentabilité ? Au contraire, les plus petites sociétés ayant la bonne zone de chalandise ne seraient-elles pas celles qui permettent de les faire vivre ? La concentration visant à résister aux Gafam ne risque-t-elle pas de nous obliger à entrer dans une culture insipide internationale, et à perdre notre propre culture ? La puissance publique doit-elle être très contraignante pour imposer la culture française ? Nous nous interrogeons réellement sur ce qui peut préserver la créativité de la culture française, sans trop la protéger ou la priver de libertés et de créativité, sans la laisser se diluer dans une culture internationale pour des raisons de rendement économique.

M. Vincent Bolloré . - Je crois que mes successeurs sont convaincus que notre histoire est un trésor à exporter. Nous disposons de lieux magnifiques à filmer. Versailles et Clovis sont plus intéressants que Superman 2, 3, ou 4. De temps en temps, nous pouvons nous orienter vers plus de subtilité et de raffinement. Si vous favorisez les groupes français, ou du moins si vous ne les empêchez pas de vivre, et si vous ne favorisez par des étrangers souhaitant prendre pied en France avant de normaliser le même film dans le monde entier, je pense que vous y parviendrons. Nous avons une vraie richesse. Les talents et les résultats se conjuguent. Universal Music, c'est à la fois des talents formidables et des résultats. Je pense que Canal Vivendi peuvent en faire de même.

Jean-Luc Lagardère a laissé une situation compliquée à son fils. Il n'avait que 5 % du capital, et avait mis en place une organisation comparable à un château fort, sans être totalement indestructible. Lorsqu'il a pris la suite de son père, Arnaud s'est endetté pour racheter des actions et pour montrer à ses équipes et au monde entier qu'il avait confiance, et qu'il voulait développer ce groupe. C'était courageux. Il a ensuite fait face à une pandémie, qui a touché un de ses secteurs les plus importants. Il est resté engagé. Il a internationalisé, car Hachette ne se résume pas à la France. Ce groupe doit être soutenu, ce qu'a d'ailleurs fait l'Etat à travers un PGE. Nous soutenons nous-mêmes Arnaud Lagardère et sa politique. Est-ce que les pouvoirs publics doivent s'en charger, ou des fonds privés ? Je ne sais pas. Pour autant, ce sont ces groupes qui créeront demain la richesse de la France. Arnaud aime ce pays. Nous avons intérêt à aider ces gens plutôt que des étrangers qui arrivent, sont très aimables, mais que vous ne verrez plus dans deux ans.

Vous parlez de mesures à prendre. Avec la chronologie des médias, nous ouvrons la porte du cinéma, comme celle du football, à de grandes plates-formes. Vivendi s'adaptera, comme depuis 200 ans. Il est pourtant de votre rôle de défendre notre pays, comme les étrangers défendent le leur. Si vous vous intéressez à la répartition du chiffre d'affaires par activité, vous constaterez que tous les groupes allemands travaillent ensemble.

M. David Assouline , rapporteur . - Oui, mais ils ne sont pas dans des ports en Afrique.

M. Vincent Bolloré . - Vous le savez, nous sommes obligés d'en sortir. Je le regrette d'ailleurs. Ce continent est à nos portes. Il va compter 2 milliards d'habitants. C'est la Chine de demain.

M. David Assouline , rapporteur . - En Allemagne, ce sont des groupes de presse, absents du BTP ou de l'armement, par exemple.

M. Vincent Bolloré . - M. Bouygues est un Français. Il gère ses affaires remarquablement. Lui aussi est arrivé dans une situation un peu complexe. Il n'y a rien à reprocher. Ce groupe ne s'est pas internationalisé, mais je ne vois pas le problème.

M. David Assouline , rapporteur . - Les groupes allemands que vous prenez en exemple sont des groupes de média et de presse. En France, ce sont des investisseurs qui viennent d'autres mondes, dont le BTP.

M. Vincent Bolloré . - Il en va de même dans d'autres pays. Le groupe Berlusconi intervient dans de nombreuses activités autres que la presse en Italie. Le groupe Caltagirone est dans le bâtiment.

M. Laurent Lafon , président . - Pourquoi laisser partir Universal Music ? Il y a cinq ans, vous nous expliquiez ici même que cet acteur était un élément clé du groupe. Vivendi cède aujourd'hui des actions pour le remettre sur le marché. Pourquoi ?

M. Vincent Bolloré . - Le groupe Bolloré n'est pas sorti d'Universal et détient toujours ses 320 millions d'actions. Simplement, un certain nombre d'actionnaires de Vivendi ont demandé, depuis le premier jour, de séparer les activités.

Plus de 70 % du capital de Vivendi est détenu par des fonds étrangers qui ne lèveront pas le petit doigt si Canal+ ou Dailymotion ne fonctionnent plus ou sont vendus. Cela ne les intéresse pas. Au contraire, Yannick Bolloré, Arnaud de Puyfontaine ou Jean-Christophe Thiery sont français. Ils souhaitent poursuivre des aventures, du moins je l'espère. J'ai essayé de bâtir ma succession sur cet affectio societatis qui nous a permis de tenir 200 ans. Dans le monde, peu d'entreprises ont survécu aussi longtemps malgré deux guerres mondiales, plusieurs révolutions, des évolutions techniques, des disputes familiales, des évolutions de produits, et ont réussi à rester au même endroit et à se développer dans le même pays.

M. Pierre Laurent . - Depuis le début de l'audition, vous vous employez à vous présenter comme un groupe modeste. En vérité, le paysage de l'information et de l'audiovisuel français compte très peu d'acteurs, en dehors du service public. Cinq ou six groupes contrôlent aujourd'hui l'essentiel des médias. Vous êtes l'un des acteurs importants en France. Nous avons parlé d'Havas. La publicité n'est pas uniquement une question de marché, mais surtout de stratégie pour la survie de beaucoup de titres. Sur ce sujet, vous n'avez rien dit de vos appétits futurs. Voulez-vous encore grossir ? Jusqu'où pensez-vous qu'un groupe peut aller dans la part de contrôle d'un secteur comme celui-là, sans mettre en cause les principes du pluralisme, de la diversité et de la création ?

Ensuite, vous indiquez vouloir devenir un champion de la culture française et européenne. Singulièrement, la culture française ne repose pas uniquement sur la rentabilité, sans quoi la diversité actuelle ne serait pas ce qu'elle est. Si nous avions copié les Américains il y a vingt ou trente ans, il n'y aurait plus de cinéma français, et probablement plus de cinéma européen, pour ce qu'il en reste. Nous avons inventé en France un modèle original, qui ne s'est pas appuyé uniquement sur des champions, mais sur des politiques publiques ou sur la taxation des billets. Des acteurs, y compris privés, ont joué un rôle particulier au nom de la culture française. Jean-Luc Lagardère a porté à bout de bras le système de distribution mutualisée de la presse française des années durant, pas pour des raisons de rentabilité, mais par attachement à une certaine conception du pluralisme. Je n'entends pas cela dans vos propos. J'y vois plutôt un modèle qui ressemblerait à celui des Américains. Je ne suis pas certain qu'il soit le plus pertinent pour porter la culture française ou européenne, ou les valeurs que nous avons su porter.

Enfin, je m'étonne que vous banalisiez la question concernant Éric Zemmour, d'autant plus que vous avez fait référence à la résistance en évoquant votre histoire familiale. Je suis d'une famille politique assez sensible à cette question. Ma grand-mère figure parmi les Justes parmi les nations, parce qu'elle a risqué sa vie pour sauver des enfants juifs. Non, Éric Zemmour n'est pas une opinion comme une autre. Hier, il était condamné pour la troisième fois pour incitation à la haine raciale. Ses déclarations sur Vichy sont problématiques pour la démocratie française. Évidemment, il a son opinion, qui peut malheureusement être partagée par certains. Prendre la responsabilité de lui donner de la place éditoriale n'est cependant pas comparable à n'importe quelle opinion. Sinon, cela signifierait que les jugements répétés à son égard sur les questions de racisme de comptent pas. En démocratie, je pense que nous pouvons nous accorder sur le fait que le racisme n'est pas une opinion comme une autre, mais qu'elle est un délit. Sur cette question, la banalisation ne me semble donc pas acceptable.

M. Vincent Bolloré . - Vous connaissez le mot injustement attribué à Voltaire « je ne partage pas vos idées, mais je me battrai pour que vous puissiez les exprimer ». J'ai avec moi un mot du général de Gaulle adressé à mon père : « à Michel Bolloré, en souvenir de notre combat commun ». Sur le plan de la démocratie et du reste, mon ADN va bien. Je vous l'ai dit, Éric Zemmour était présent sur d'autres chaînes. Nous l'avons retiré de CNews, il est sur BFM chaque soir. Pourquoi sommes-nous les seuls à nous le voir reprocher ? Recevez-vous les responsables de BFM pour leur demander comment ça se passe ? A-t-il ou non le droit de s'exprimer ?

Dans le groupe Canal, le fait politique ne représente même pas 1 % de l'antenne. On ne peut pas assurer indéfiniment que tout ce que nous construisons répond à des volontés politiques. C'est faux, comme il est faux de dire que nous sommes tout puissants. Nous sommes tout petits.

De même, nous ne sommes pas uniquement à la recherche de rentabilité. Je me suis mal exprimé. Au contraire, je pense que nous devons aller vers les contenus et les talents. Ce n'est pas incompatible avec la rentabilité. Si celle-ci est absente, les talents ne pourront pas continuer.

Vous me dites que vous avez protégé la culture française. Vous êtes en train de détruire tout ce que vous avez fait pour le cinéma avec la chronologie des médias. Canal avait du succès avec son cinéma, parce qu'il fallait attendre deux ou trois ans pour voir les films américains ou français sur les plates-formes étrangères. Vous allez maintenant les voir presque en même temps. Nous nous débrouillerons, mais vous ne pouvez pas parler de protection tout en mettant en oeuvre les mesures que vous prenez actuellement. Vous faites le contraire de ce qui est nécessaire pour protéger le cinéma français. Vous le détruirez, car vous n'aurez plus que cinq ou dix films importants financés chaque année par les plates-formes, alors que Canal en finance 250.

Enfin, je ne veux pas grossir. Mon ambition est de fêter le bicentenaire du groupe le 17 février, si l'épidémie le permet. J'espère avoir poussé mes successeurs à essayer de défendre la culture française. Ils m'assurent que c'est leur souhait. Vous le disiez plus tôt, on prend toujours des coups. Moi, j'ai la peau abîmée, mais je fais avec. Pour les jeunes qui arrivent, il est un peu compliqué de faire des procès d'intention sur des réalités qui n'en sont pas nécessairement.

M. Laurent Lafon , président . - La chronologie des médias ne dépend pas du Parlement, mais d'un accord interprofessionnel validé ou non par le gouvernement.

Vincent Capo Canellas . - Vous êtes un grand capitaine de l'industrie. Vous avez affiché des objectifs de rayonnement culturel de la France à l'international. Vous avez enfin indiqué être démocrate-chrétien. Je ne peux qu'être sensible à ce dernier point. Les démocrates-chrétiens savent que l'économie de marché est la base. Ils sont aussi soucieux de l'équilibre.

En termes d'équilibre économique, pensez-vous que les médias audiovisuels devraient pouvoir évoluer vers des médias d'opinion afin de mieux trouver leur public et donc d'assurer leur indépendance ?

Ensuite, que vous inspire l'exemple de télévisions étrangères telles que Fox News ?

Enfin, nous voyons bien que la culture du clash domine aujourd'hui les médias. Ils se tournent donc plutôt vers des éditorialistes clivants, qui apportent aussi parfois une logique d'opinion. Ne pensez-vous pas que nous manquions d'analystes moins clivants, pour donner une vision d'équilibre à laquelle sont sensibles les démocrates-chrétiens ?

M. Vincent Bolloré . - Je regarde peu la télévision. Je ne sais que dire sur ce qu'il s'y passe, y compris à l'étranger. J'estime que tant que les fréquences hertziennes appartiennent à l'État, ce dernier devrait en avoir un contrôle absolu. Créer des chaînes d'opinion ne me semblerait pas positif, mais je n'y connais pas grand-chose. Vous l'avez vu, nous ne représentons que 0,1 % des contenus d'opinion. Je peux vous parler de cinéma, de sport ou de séries. Sur le plan de l'information, c'est plus compliqué.

Je ne regarde pas la télévision étrangère. Je ne sais pas comment elle fonctionne. Je vois arriver d'immenses groupes, qui sont pour l'essentiel des plates-formes. Je pense qu'ils sont les dangers. J'ai travaillé avec les grands groupes. Ils sont très forts. Même lorsque j'étais président de Vivendi, je devais tenir compte des actionnaires, parce que je n'étais pas majoritaire. Les concurrents qui arrivent sont américains, avec des actionnaires majoritaires ayant des droits de vote multiples, interdits en France, ou asiatiques, avec une vision politique très claire. Comment s'en défendre ? Je ne sais pas.

Pierre-Jean Verzelen . - Vous comparez la taille des Gafam et des médias français. Dans la réalité de l'action quotidienne de votre groupe, les voyez-vous vraiment comme vos concurrents, au-delà même de leur taille, par la nature de vos métiers ? Vos concurrents ne seraient-ils pas plutôt des acteurs tels que Bertelsmann ?

Ensuite, quel est votre avis sur le rapprochement de TF1 et M6 ? Ils nous indiquent devoir se regrouper pour être plus forts et concurrencer les Gafam. Croyez-vous à la réalité de cet argument ? Pensez-vous plutôt que ces deux entreprises ont besoin de se regrouper pour réduire leurs coûts de fonctionnement et maintenir leurs marges ? Pensez-vous que ce rapprochement puisse bousculer le marché, notamment en termes de publicité et de répartition des richesses ?

M. Vincent Bolloré . - Nos concurrents sont les plates-formes de cinéma ou de séries telles qu'Amazon, Apple ou Netflix, plus que Bertelsmann.

TF1 et M6 sont des groupes français, dont l'essentiel de l'activité se concentre dans notre pays. Nous le sommes nous aussi, mais nous rayonnons essentiellement à l'étranger. Je ne suis pas le mieux placé pour estimer les éventuels problèmes que pourrait occasionner ce rapprochement. Je ne suis pas en concurrence. Vous devriez recevoir Banijay, que nous avons aidé à devenir le numéro 1 mondial des programmes de flux en apportant les centaines de millions d'euros nécessaires. Je ne peux pas vous répondre concernant la télévision gratuite française, que je connais mal.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - M. Hugonet indiquait en début d'intervention que les gens qui réussissent dans notre pays entraînent soit le respect, soit la suspicion. Vous avez tout mon respect, en tant qu'homme s'étant construit et faisant travailler des milliers d'autres hommes.

Cette commission d'enquête a pour objectif de s'interroger sur la concentration des médias. Un certain nombre de chercheurs ou de personnes qui s'intéressent à ce sujet nous ont indiqué qu'ils ne la considéraient pas comme un problème. Pour un certain nombre de mes collègues sénateurs, elle constitue toutefois une vraie question de remise en cause probable de la démocratie. D'ailleurs, des propos tenus ce jour me choquent beaucoup. Ils ne sont absolument pas liés à l'audition de M. Bolloré. Les procès d'intention ne sont pas toujours sains dans les commissions. Certains de mes collègues ont cité M. Zemmour. Je n'en suis pas une fanatique. Pour autant, il a le droit de parler, comme M. Mélenchon. C'est l'honneur de notre démocratie et de notre diversité d'opinion que de pouvoir formuler l'expression de français. Lorsque nous voyons les scores réalisés par Éric Zemmour dans les sondages, nous devons nous poser des questions sur notre rôle en tant que politiques, plutôt que sur celui de la presse.

Vous dites ne pas être impliqué directement dans la formation des rédactions et le recrutement des journalistes. Je vous crois. Nous nous interrogeons aujourd'hui sur la concentration des grands groupes en ce qui concerne les médias. Nous ne nous posons d'ailleurs jamais la question du pluralisme du service public, qui fonctionne grâce à l'argent des Français. Moi, je me la pose. Vous la posez-vous également ? Pensez-vous que les médias disposent des outils suffisants pour préserver le pluralisme nécessaire, lié à notre démocratie ?

M. Vincent Bolloré . - Je le répète, je consomme peu la télévision. Mes journées commencent très tôt et finissent très tard. Je n'ai pas de temps d'absorber tous les contenus, quoique myCanal soit un outil informatique formidable, permettant de récupérer des programmes un peu plus tard. J'ai toutefois l'impression que le pluralisme existe dans notre pays, que tout le monde peut s'exprimer.

Sur le service public, je n'ai rien de particulier à dire. En tant que paratonnerre, j'ai vu passer toutes les critiques possibles. Une revue de presse montrerait sans doute que le service public dit plus de mal que de bien du groupe Bolloré. C'est ainsi, c'est la démocratie. Nous devons l'accepter. Je ne suis pas là pour qu'on me complimente. J'essaie juste de rétablir des faits.

Permettez-moi de diffuser rapidement ma vidéo.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous pouvez peut-être nous l'envoyer. Nous ne sommes pas une salle de projection.

M. Vincent Bolloré . - Je souhaitais montrer que lorsque j'en étais président, dans une période compliquée, tout le monde disait du mal de moi sur les antennes de Canal.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez montré ce soir encore que vous avez le sens de l'humour, sauf quand il s'exerce à votre encontre. Vous n'avez pas apprécié les Guignols de l'info, et n'avez pas reconduit le programme en 2018. Vous auriez même, dit-on, émis l'idée d'en écrire vous-même les sketches. Le 2 juillet 2020, vous avez licencié Bertrand Chameroy d'Europe 1 après une chronique vous concernant, d'ailleurs plutôt réussie au demeurant. Évoquons également le licenciement surprenant de Sébastien Thoen de Canal+ en novembre 2020 pour une parodie de L'heure des Pros , et de Stéphane Guy, pour le soutien qu'il lui a apporté, ou encore le départ de Nicolas Canteloup d'Europe 1 après une chronique vous concernant.

Vous avez développé les raisons profondes de votre investissement dans les médias, communes à d'autres acteurs. La puissance des Gafam ou des Chinois demande de grands groupes pour assurer la concurrence, et, ajoutez-vous, pour défendre la France et sa culture, que vous n'avez pas définie. Vous projetez vous-mêmes des graphiques pour nous montrer la taille des uns et des autres. C'est ce qui n'est pas convaincant. Nous allons continuer à travailler là-dessus. Quand Apple investit 15 milliards d'euros en une année, et que le podium audiovisuel français - vous, mais aussi TF1, M6 ou le service public - investit 5 milliards d'euros en cinq ans, la concurrence en termes de puissance financière et de capacité de production est dérisoire. Vous vous êtes qualifié vous-même de « nain » face à des géants. La résistance, la défense de notre valeur, est un modèle que nous avons construit avec des régulations pour que la diversité, le pluralisme, l'indépendance, la liberté des médias, la diffusion culturelle, la création puissent être toujours là.

Pour cette raison, j'ai lu la liste de ce que vous contrôlez. C'était long. Cette énumération montrait tout de même que sur le terrain français, cette diversité risque d'être appauvrie quand un même propriétaire contrôle quasiment toutes les maisons d'édition. Nous savons que les propriétaires ont un pouvoir pour favoriser tel ou tel livre. Il en va de même pour la radio, la télévision ou la presse écrite. Il faudrait l'accepter, en espérant que le propriétaire n'abuse pas de son pouvoir. Vous avez essayé de nous convaincre que vous n'interveniez pas, et que vous n'abusiez jamais de ce pouvoir. Or, les faits montrent que quand une rédaction n'est pas d'accord, on lui fait prendre la porte, qu'il y a des interventions pour nommer des gens de la même école de pensée, même si vous dites que vous ne faites pas de politique.

Nous auditionnerons le service public. Toutes les questions sur l'indépendance et le pluralisme de tous les médias seront les bienvenues.

J'ai exposé des faits. Lorsqu'à Europe 1, la rédaction indique partir, car elle ne peut plus travailler avec sa liberté, comme à I-Télé, nous ne pouvons que constater que vous êtes un interventionniste assez direct. Vous le niez.

M. Vincent Bolloré . - Sur Europe 1, je n'ai vu aucun journaliste. Personne ne m'a vu. Je ne sais pas comment vous pouvez affirmer que j'ai fait partir des journalistes. C'est ma réputation qui est faite.

M. David Assouline , rapporteur . - Tout est fantasme, tout est réputation. Nous le savons, dans le domaine des médias, l'autocensure par crainte du courroux de l'actionnaire existe. En tous les cas, votre affirmation du fait que vous ne vous souciez en rien de la ligne éditoriale et des contenus des médias que vous possédez ne me convainc pas. Vous avez en outre esquivé des questions qui vous interpellaient concrètement sur le sujet, notamment concernant le départ d'humoristes ou de personnes ayant osé vous critiquer.

Ce n'est pas votre ADN qui est en question. Nous avons tous un respect absolu pour l'histoire de votre famille et pour la Résistance. Ce qui se passe sur les antennes que vous possédez est d'autant plus étonnant. Ce ne sont pas des valeurs de la République. Ce n'est pas une question simple de pluralisme, mais d'actes délictueux condamnés par la justice. Vous n'avez à aucun moment indiqué que vous condamniez, comme l'a fait la justice, les propos en question d'Éric Zemmour.

M. Vincent Bolloré . - Je n'ai pas demandé que vous nous défendiez contre les Gafam. Nous nous débrouillerons. Nous nous adapterons, comme nous l'avons fait au cours des 200 dernières années. Je dis que vous faites absolument le contraire d'une protection. Je suis démocrate et chrétien, assurément. Si votre choix consiste à ouvrir la porte aux Gafam pour détruire Canal, faites ce que vous voulez. Canal se débrouillera, comme il le fait à travers myCanal et les alliances. Maintenant, nous distribuons Netflix et Bein. Nous ne pouvons en faire autrement. Nous ne quémandons pas votre aide.

Concernant TF1 et M6, là aussi, vous décidez souverainement. Il ne faut simplement pas qu'il y ait deux poids, deux mesures.

Je vous l'ai montré, notre taille est minime dans l'intervention politique, bien qu'on fasse beaucoup de bruit autour de nous. Allons-nous grandir ? Je n'en sais rien. Mes successeurs feront un choix.

Du reste, la liberté d'expression est très importante. Toutes les expressions sont à ma connaissance sur le groupe. À nouveau, vous nous faites sur Canal un procès comme si nous étions TF1 ou la 6. Les propos des gens diffusés sur leur antenne comptent. Sur nos chaînes, les sports mécaniques ou le cinéma représentent 99,99 % des contenus visionnés. Quant à Éric Zemmour, il passe sur la 6 ou dans Le Figaro . Il était sur I-Télé avant que j'arrive. Il est écrit que je lui téléphone chaque jour, et que je déjeune avec lui tous les mois. Si je ne dis rien, on dit que c'est vrai. Si j'intente un procès en disant que c'est faux, on m'accuse de faire un procès bâillon. J'assume d'être un paratonnerre.

Vous allez recevoir les dirigeants du groupe Canal ou de Vivendi, je l'espère. C'est un groupe patriote, français, dynamique. J'espère qu'il continuera.

M. Laurent Lafon , président . - Merci d'avoir répondu à nos questions. Nous ne pouvons visionner votre vidéo, en raison d'un problème de format. Nous la regarderons. Merci.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Jeudi 20 janvier 2022
Audition de M. Bernard Arnault, président-directeur général
du groupe Moët Hennessy - Louis Vuitton (LVMH)

M. Laurent Lafon , président . - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête en recevant ce jour M. Bernard Arnault.

Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Monsieur Bernard Arnault, votre parole publique est rare, notamment sur la situation économique des médias, et la commission d'enquête apprécie que vous ayez pu vous rendre disponible dans des délais relativement brefs pour témoigner devant elle.

Vous êtes président-directeur général et actionnaire majoritaire du groupe Moët Hennessy - Louis Vuitton (LVMH), leader mondial de l'industrie du luxe. Je ne peux pas énumérer l'ensemble des marques que vous détenez et qui incarnent la France à l'international ; je citerai simplement Louis Vuitton, Dior, Tiffany, mais également le château d'Yquem, l'un des vins les plus prestigieux du monde.

Ce n'est cependant pas pour cette raison, qui pourrait valoir des journées d'échanges passionnants, que nous vous avons demandé de venir ce jour, mais pour votre engagement dans les médias. Il remonte à 1993, avec le rachat du quotidien économique La Tribune , puis l'hebdomadaire Investir . En 2007, vous avez cédé La Tribune et fait l'acquisition des Échos , puis du Parisien et du Parisien Magazine en 2015, pour constituer la holding Les Échos Le Parisien présidée par Pierre Louette, que nous avons entendu le 2 décembre dernier. En plus des titres éponymes, le groupe détient Radio Classique et le mensuel Connaissance des Arts - cette présentation n'est pas exhaustive.

Vous incarnez les grands capitaines d'industrie extérieurs aux médias qui choisissent d'y investir, ce qui constitue une spécificité française qui remonte au Second Empire et mérite d'être étudiée. La commission est donc très impatiente de vous entendre aujourd'hui.

Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, monsieur Arnault, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bernard Arnault prête serment.

M. Bernard Arnault, président-directeur général du groupe Moët Hennessy - Louis Vuitton (LVMH) . - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, vous m'avez fait parvenir cette invitation pour que je m'exprime sur les médias et leur organisation capitalistique ; je vous en remercie. Ce sujet est assez marginal pour le groupe que je dirige, mais j'espère que mes propos pourront vous éclairer suffisamment. Je ne consacre que peu de temps à cette activité. Néanmoins, depuis le début des années 1990, lorsque j'ai pris la direction du groupe LVMH, j'ai pu approcher la réalité économique des différentes entités et leur fonctionnement, ainsi que leurs difficultés lorsque la conjoncture est délicate ou que leur position concurrentielle est moins pertinente. J'ai pu tirer de ces constatations quelques idées quant au rôle de l'actionnaire ; je suis heureux de vous les présenter brièvement avec mon oeil d'entrepreneur, avant de répondre à vos questions.

Tout d'abord, quels sont les contours du groupe de presse propriété de LVMH ? Nous détenons essentiellement quatre titres de presse écrite, Les Échos , Le Parisien , Investir , Connaissance des arts, mais aussi des médias audiovisuels autour de la musique classique, dont Radio Classique, Mezzo et medici.tv. S'y ajoutent quelques grands salons comme VivaTech, qui donne à la « tech » française un rayonnement mondial. Cela représente au total plus de 1 600 salariés, 644 cartes de presse, pour un chiffre d'affaires aux alentours de 400 millions d'euros et des pertes malheureusement substantielles.

Cet ensemble s'est constitué lentement, sans plan concerté. Les titres concernés ont été le plus souvent proposés au groupe par leurs propriétaires qui souhaitaient s'en défaire, soit parce qu'ils avaient échoué à trouver des repreneurs aussi passionnés qu'eux, soit parce qu'ils ne pouvaient plus faire face au besoin régulier de liquidités.

LVMH a ainsi acquis Radio Classique en 1999, alors que Pierre Faurre, président de la Société d'applications générales d'électricité et de mécanique (Sagem) - un ingénieur passionné de musique classique - cherchait un repreneur. Le groupe a acquis Connaissances des arts en 2000 lorsque la famille qui le détenait a souhaité s'en séparer ; Les Échos en 2007 quand le groupe anglais Pearson voulait le vendre et qu'il était alors possible de faire revenir en France le premier journal économique français. Il a acheté Le Parisien en 2016 lorsque la famille Amaury a estimé ne plus pouvoir en assumer la lourde charge, et plus récemment, Challenges , dont Claude Perdriel, ingénieur qui a fait de la presse une des passions de sa vie et s'est montré très soucieux de trouver des soutiens solides pour son oeuvre, a souhaité que LVMH reprenne la part minoritaire du groupe Renault.

Pourquoi le groupe LVMH a-t-il acquis tous ces titres ? Parce qu'ils sont des fleurons, dont le nom résonne dans la culture collective depuis plus de cinquante ou cent ans. Ce sont des références plurielles, diverses, respectées, indissociables des domaines de vie qu'ils couvrent. La vie économique et sa compréhension ne seraient pas les mêmes sans Les Échos . La vie quotidienne locale et nationale ne serait pas la même aujourd'hui en France sans Le Parisien . La culture des marchés financiers et l'attractivité des entreprises ne seraient pas aussi diffusées dans notre pays sans Investir . Et la couverture des événements artistiques ou musicaux ne serait pas aussi riche sans Connaissance des arts ou Radio Classique.

Ces titres sont, dans des domaines différents, irremplaçables. C'est la raison pour laquelle LVMH a accepté de temps à autre de conforter tel ou tel ; s'il est une référence incontournable, il nous paraissait nécessaire, dans l'intérêt général, d'oeuvrer à sa pérennité. Ces médias auraient-ils survécu s'ils n'avaient pas reçu l'investissement d'un actionnaire comme LVMH ? Vous me permettrez d'en douter : compte tenu du nombre de ceux qui ont disparu depuis vingt ans et de l'ampleur des révolutions technologiques actuelles, leur avenir - en dépit de leur qualité - était pour le moins incertain. On assiste en effet depuis une dizaine d'années à un bouleversement mondial et majeur dans ce domaine. Le regard quotidien sur les écrans sociaux planétaires, à travers le smartphone ou les plateformes comme Netflix, remplace la lecture des journaux et la télévision, en particulier chez les jeunes. De plus, la publicité dépensée dans les médias traditionnels est en forte régression au profit de ces nouveaux médias. La pérennité des titres traditionnels est donc loin d'être assurée à terme. Elle le serait encore moins si ces médias n'avaient pas d'actionnaires puissants capables de les aider pour faire face à ce défi structurel fondamental qui nécessite des investissements considérables.

Permettre à des fleurons français de briller, c'est ce qui anime depuis toujours LVMH. Comme vous avez eu l'amabilité de citer quelques noms parmi les 70 maisons du groupe, je n'allongerai pas la liste.

Depuis la création du groupe LVMH, mon équipe a concentré toute son ascension à la construction du premier groupe de luxe mondial autour de ces maisons artisanales prestigieuses, pour l'essentiel françaises. Nous employons aujourd'hui 175 000 personnes dont le monde, dont un peu plus de 40 000 en France. Le groupe anime plus de 100 sites de production, des manufactures artisanales en France. Il est le premier contributeur à l'impôt sur les sociétés (IS) dans notre pays, bien que son chiffre d'affaires soit, à plus de 90 %, réalisé hors de France.

LVMH a également une place importante dans le mécénat, notamment avec la Fondation Louis-Vuitton. Tout cela a été possible en s'appuyant sur quatre valeurs qui animent notre groupe : la créativité et l'innovation ; la recherche permanente de la plus haute qualité ; l'esprit entrepreneurial, indispensable au succès économique et à la motivation personnelle ; enfin, l'engagement sociétal, social, environnemental, qui donne un sens à notre action.

Notre relation aux médias s'inscrit dans cette démarche : investir dans les talents, dans l'innovation, insuffler de la créativité dans leur héritage patrimonial et un esprit de responsabilité dans leur gestion. Même si l'activité médias ne constitue qu'une toute petite partie de la réalité économique du groupe, nos valeurs s'appliquent également à elle. C'est sans doute pour cette raison que, tout au long des dernières décennies, nous avons été sollicités à plusieurs reprises. Nous représentons un ensemble de valeurs qui correspondent à ce qu'attendent les vendeurs, les cadres et les journalistes concernés.

Pour conclure, le rôle de LVMH en tant qu'actionnaire du groupe de presse Les Échos Le Parisien consiste essentiellement à accompagner l'adaptation de cette entité face à la concurrence de plus en plus forte des médias numériques planétaires, qui prennent chaque jour plus d'importance pour les lecteurs, les auditeurs, les annonceurs, au détriment des médias plus traditionnels que sont la presse écrite, la radio ou la télévision. Pour ce faire, il s'agit d'aider le groupe Les Échos Le Parisien à investir fortement dans les outils d'avenir - le web, le mobile, les nouveaux formats - afin de ne pas se laisser éclipser trop vite par les médias numériques mondiaux, qui sont toujours plus puissants et plus suivis par nos concitoyens. Pour parvenir à être la plus efficace possible sur le plan opérationnel, LVMH a donné à la direction de son pôle Médias, dirigé par Pierre Louette, une totale autonomie, la même qui caractérise la méthode de gestion décentralisée de notre groupe et s'applique à chacune de ses maisons.

M. Laurent Lafon , président . - Merci, monsieur Arnault, de cette présentation. Nous passons maintenant aux questions, qui seront l'occasion de revenir sur un certain nombre de points que vous venez d'aborder.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez exposé des activités que vous exercez dans le domaine des médias. À l'inverse de l'audition d'hier, ce n'est pas l'ampleur de ces acquisitions qui fait l'objet de votre témoignage devant notre commission d'enquête, car la liste est relativement brève : Les Échos , Le Parisien , Investir , Radio Classique , Connaissance des arts , Boursier.com . Ce qui est en jeu, ce sont des prises de contrôle ciblées répondant, selon d'autres médias, à certaines ambitions.

Vous avez été la première fortune du monde l'espace d'un instant. Votre groupe est puissant, organisé autour de différentes activités et emploie de nombreux salariés dans le monde. Il augmente ses bénéfices de façon incroyable en dépit de la pandémie. Aussi, nous avons du mal à penser que, pour une activité non bénéficiaire et, de surcroît, différente de votre métier, vous choisissiez d'investir dans des médias uniquement en vue de l'intérêt général. Vous devez certainement y trouver une motivation liée à vos activités.

Pourquoi de grands industriels provenant de secteurs très divers comme le luxe, le bâtiment et les travaux publics (BTP), ou encore l'armement, s'intéressent-ils aux médias ? Pouvez-vous nous préciser un peu plus concrètement cet intérêt ? Ce moyen d'influence, que vous appelez le rayonnement, n'est-il pas aussi un moyen de contrôler les critiques figurant dans la presse à propos de vos activités commerciales ?

M. Bernard Arnault . - Le groupe LVMH s'intéresse, je le redis, aux fleurons français, auxquels appartiennent ces groupes de presse. Certes, leur déficit est avéré, mais il est extrêmement faible en valeur absolue par rapport à l'ensemble du groupe. Il nous est apparu nécessaire d'investir dans ces médias, et ce dans l'intérêt général. Sinon, certains de ces titres n'auraient peut-être pas survécu.

Je signale que notre groupe n'entretient aucune relation économique avec les pouvoirs publics, puisque plus de 90 % de notre chiffre d'affaires est réalisé hors de France. Je vois mal en quoi une telle activité, qui s'apparente plutôt au mécénat, peut nous donner une influence quelconque concernant la marche de nos affaires. Je sais bien que l'opinion générale tend à considérer que les investisseurs dans la presse sont des hommes de médias désireux d'intervenir. Dans quel but ? En ce qui nous concerne, notre objectif est simplement de faire en sorte que ces entreprises réussissent à redevenir rentables - c'est la première fois que cela se produit pour Les Échos depuis dix ans - et que ce petit groupe de presse prospère.

M. David Assouline , rapporteur . - Un certain nombre de reproches ont visé la façon dont vous avez interféré dans des activités de presse. À la suite de la « une » de Libération , en septembre 2012, vous avez supprimé l'ensemble de la publicité de LVMH, à savoir 150 000 euros en moins pour le quotidien. En novembre 2017, Le Monde , qui enquêtait sur les Paradise Papers , a aussi été privé de publicité, pour un total de 600 000 euros. Confirmez-vous ces agissements ?

M. Bernard Arnault . - Pour Le Monde , c'est faux. S'agissant de Libération , avez-vous lu la « une » en question ?

M. David Assouline , rapporteur . - Tout à fait.

M. Bernard Arnault . - Avez-vous trouvé normal un titre aussi agressif à l'encontre de la première entreprise française, et pour un motif inexact ? Je n'ai en effet jamais eu l'intention de devenir résident fiscal belge. Cette prétendue vengeance est un pur fantasme, d'autant que nous ne faisions quasiment jamais de publicité dans Libération , dont les lecteurs ne sont pas nos clients. J'ai effectivement appelé le directeur du journal pour me plaindre que l'une des plus grosses entreprises françaises, son actionnaire et dirigeant soient traités de la sorte. Peut-être trouvez-vous que c'est une bonne chose ?

M. David Assouline , rapporteur . - Je ne suis pas là pour vous dire mon ressenti à ce sujet. Vous avez tout à fait le droit d'être choqué et de déplorer la façon dont la presse traite votre personne ou vos activités. Mais ce que nous examinons aujourd'hui, c'est l'utilisation des médias par la puissance économique ou financière pour interférer sur la liberté de la presse. Il existe d'autres façons de réagir.

M. Bernard Arnault . - Avez-vous d'autres exemples ? Car pour Le Monde , je le répète, c'est faux. Et sur Libération , nous ne faisions pas de publicité. Alors, où est le problème ?

M. David Assouline , rapporteur . - Une autre affaire récente a été plus médiatisée. M. Bernard Squarcini a été missionné par votre groupe pour enquêter sur la vie de M. Ruffin lors du tournage de Merci Patron . Je ne juge pas, j'énonce des faits actés par la justice, qui a ensuite proposé l'interruption des poursuites moyennant le versement 10 millions d'euros. Confirmez-vous que vous avez accepté cet accord ? Quelles suites avez-vous données à cette affaire au sein de votre entreprise ?

M. Bernard Arnault . - C'est bien la justice qui a proposé au service juridique de LVMH cette convention judiciaire d'intérêt public (CJIP). Pour notre part, nous n'avions pas demandé d'accord conventionnel. Et dans le document en question, nous n'avons reconnu aucune culpabilité. Conformément à ce qui a été approuvé par la justice française, je réfute donc toute responsabilité dans ce dossier. Si vous insinuez que nous sommes coupables, monsieur le sénateur, je vous invite à lire la décision de justice.

M. David Assouline , rapporteur . - Je n'insinue rien, car je ne suis pas dans un dialogue personnel avec vous. Je vous dis ce qui est, tout en vous donnant la possibilité d'apporter des explications et de réagir. Vous avez donc accepté de donner 10 millions d'euros pour une affaire qui n'est pas un sujet pour vous.

M. Bernard Arnault . - Le juge nous a proposé cette transaction afin d'éviter que nous ne soyons pris dans cette affaire à laquelle nous n'avions rien à voir. M. Ruffin est très brillant, mais pour cette personnalité d'extrême gauche, le groupe LVMH est depuis toujours un épouvantail. Pourquoi ? Car nous sommes Français, embauchons et créons des ateliers en France. Comme nous représentons le contre-exemple flagrant de sa stratégie de communication, il est obligé de nous chercher en permanence des poux dans la tête. Il est bien légitime de l'avoir empêché d'assister à une assemblée générale où il avait prévu d'enfariner tout le monde !

M. David Assouline , rapporteur . - Nous ne sommes pas sur la même longueur d'onde. Nous examinons les possibles interférences entre la puissance économique et la liberté de la presse. Je n'invente pas les faits dont je parle. Dans cette affaire, M. Ruffin n'accepte pas le jugement, contrairement à vous : si quelqu'un vous attaque alors que les faits sont infondés, vous lui donnez 10 millions d'euros pour éviter un procès. Chacun se fera sa propre opinion ; pour ma part, j'ai eu votre réponse sur ce dossier.

Nous pouvons donc aborder le point suivant de cette audition. Confirmez-vous votre participation au journal L'Opinion ?

M. Bernard Arnault . - Notre investissement dans ce journal est tout à fait minoritaire.

M. David Assouline , rapporteur . - Votre participation est de 24,8 %.

Comment la régie publicitaire du groupe Les Échos Le Parisien agit-elle à l'égard des marques du groupe LVMH ?

M. Bernard Arnault . - Comme la régie publicitaire de tout organisme de presse, elle a des relations avec les marques et essaie de les convaincre d'acheter des publicités. À cet égard, Pierre Louette se plaint régulièrement que nos marques n'investissent pas assez dans les magazines du groupe. Les chiffres en témoignent ; je pourrai vous les transmettre.

M. David Assouline , rapporteur . - Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à dénoncer en septembre dernier le pacte d'actionnaires qui vous liait à Arnaud Lagardère, autre acteur industriel investi dans la presse ?

M. Bernard Arnault . - J'ai soutenu Arnaud Lagardère, mais il avait choisi un autre partenaire pour son organisation capitalistique. Nous étions associés dans une société en commandite. Lorsqu'elle a été transformée en une société anonyme (SA) dont il est devenu président, l'intérêt d'un accord particulier avec lui s'amenuisait.

M. David Assouline , rapporteur . - Ce sujet recoupe l'audition d'hier et celle à venir de M. Lagardère. Vous étiez partisan d'acquérir chez Lagardère les parts que M. Bolloré a finalement obtenues. Que s'est-il passé ? Pourquoi M. Lagardère a-t-il fait ce choix ? Que pensez-vous de l'offre publique d'achat (OPA) inévitable du groupe Bolloré qui aura probablement lieu le mois prochain sur le groupe Lagardère : Europe1, Paris Match , Le Journal du dimanche (JDD) et les maisons d'édition ?

M. Bernard Arnault . - Arnaud Lagardère m'a contacté il y a deux ans parce qu'il était confronté à un activiste entré dans son capital. Il m'a demandé de le soutenir. Ma société familiale a donc pris des participations dans sa société en commandite. Puis, Arnaud Lagardère a passé un accord, désormais public, avec le groupe de Vincent Bolloré. Notre présence étant devenue moins évidente, nous sommes aujourd'hui un petit actionnaire qui détient 10 % de la SA.

M. David Assouline , rapporteur . - Je note une incongruité concernant les aides à la presse. Selon vous, sont-elles distribuées de façon équitable, sachant que votre groupe est de loin le principal bénéficiaire du secteur, deux fois plus que Le Figaro et Le Monde ?

M. Bernard Arnault . - Je ne suis pas un spécialiste de ces calculs. Néanmoins, allouer ces aides en fonction de la solidité ou non du groupe reviendrait à faire de la discrimination. Si des aides sont prévues, elles doivent être attribuées de manière oecuménique. Ou alors on les supprime, ce qui peut aussi se défendre.

M. David Assouline , rapporteur . - On peut donner moins à ceux qui en ont le plus et plus à ceux qui en ont le moins.

M. Bernard Arnault . - Je suis partisan d'une répartition égale ou de la suppression complète du dispositif.

M. Laurent Lafon , président . - Vous avez bien décrit, lors de votre propos liminaire, le contexte économique du secteur des médias, dont la rentabilité est faible. Cela corrobore un certain nombre des témoignages recueillis devant notre commission d'enquête. Vincent Bolloré est le seul à nous avoir dit hier, chiffres à l'appui sur la marge d'Ebitda - E arnings Before Interest, Taxes, Depreciation and Amortization ; en français, bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement -, que la rentabilité opérationnelle était forte dans deux secteurs en particulier, le luxe et les médias, l'automobile et les cosmétiques se situant loin derrière. Ces chiffres ne correspondent pas à votre analyse. Est-il possible de rendre l'activité médias financièrement rentable ?

M. Bernard Arnault . - Cela est possible. Les Échos sont actuellement à l'équilibre, et nous essayons d'y parvenir pour le reste. Quant au fait que les médias soient le secteur le plus rentable après le luxe, Vincent Bolloré a raison. Mais il fait référence à ces grosses sociétés mondiales de médias, telles que Facebook et Microsoft. Or pourquoi ont-elles été créées aux États-Unis et non en Europe ? On peut toujours prêter des arrière-pensées aux groupes financiers, capitalistes, qui aident les sociétés françaises, mais, depuis le début des années 2000, et même si nous avons un peu plus de start-up qu'avant, l'Europe continue de perdre son leadership ; c'est le problème de fond. Une commission d'enquête sénatoriale sur ce sujet serait très intéressante, et je serai prêt à y participer.

M. Laurent Lafon , président . - C'est un vrai sujet, mais ce n'est pas vraiment celui de la présente commission d'enquête. Cela étant, nous devons aussi faire en sorte que de vrais leaders mondiaux dans le secteur des médias soient d'origine française ou européenne. Tel est précisément l'objet des regroupements opérés ces derniers mois par les dirigeants de TF1 et de M6.

M. Bernard Arnault . - Je pense qu'ils ont raison.

M. Laurent Lafon , président . - Votre stratégie est assez prudente sur les médias. Cela est compréhensible. On vous prête aussi beaucoup d'intentions. Le nom de votre groupe est cité pour l'acquisition de M6 et du journal Le Figaro . Est-ce des options envisageables ? Y avez-vous finalement renoncé ?

M. Bernard Arnault . - Nous n'avons pas étudié le dossier de M6, même si nous avons été sollicités. Compte tenu de la taille de notre groupe, nous sommes généralement sollicités lorsqu'il s'agit d'une opération importante.

Quant au Figaro , je lis régulièrement, encore hier dans Le Monde , que nous aurions fait une offre sur ce titre. Or, je l'ai dit à plusieurs reprises, je le redis ici sous serment, c'est faux ! Il est tout de même étonnant qu'une telle information continue de circuler, alors qu'elle a été clairement démentie. Nous touchons peut-être les limites du système et vous voyez bien aussi les limites de ma capacité d'influence...

M. Laurent Lafon , président . - Cela montre peut-être aussi qu'il y a des coups à prendre quand on s'engage dans les médias...

M. Bernard Arnault . - J'ai l'habitude de me faire attaquer. La réussite d'un groupe économique français n'est pas nécessairement bien vue dans notre pays, alors qu'un groupe comme le nôtre serait célébré comme un héros dans beaucoup d'autres pays. En France, il vaut parfois mieux rester caché... C'est dommage et je le regrette ! Le groupe emploie beaucoup de monde, je l'ai dit, nous embauchons 10 000 personnes par an, nous sommes le premier contributeur fiscal en France ; pourtant, on nous critique.

Ce fut la même chose pour la Fondation Louis-Vuitton : on nous a beaucoup critiqués, notamment sur le fait que nous aurions monté ce projet pour éviter l'impôt, alors que nous y avons investi près de 800 millions d'euros et que la Fondation organise des expositions exceptionnelles. Tout cela coûte de l'argent, n'est pas rentable. Croyez-vous que faire venir de Russie la collection Morozov - une première ! - se fasse tout seul ? Il me semble que c'est quelque chose de formidable pour la France. Nous avons pourtant été critiqués.

Lorsque j'ai fait un don pour la reconstruction de Notre-Dame, j'aurais pu penser que tout le monde trouverait cela bien, mais non ! Certains disent qu'il aurait mieux fallu que je paye davantage d'impôts.

Cet environnement explique peut-être pourquoi les jeunes, les entrepreneurs ou les chercheurs partent à l'étranger et pourquoi nombre de projets n'aboutissent pas.

J'ajouterai, si je peux me permettre, qu'il en est un peu de même dans le monde politique. Quand je vois à quoi les responsables politiques, par exemple les maires, sont aujourd'hui soumis, il est évident que cela décourage les vocations.

M. Laurent Lafon , président . - Vous avez autour de cette table des gens qui ont encore la vocation !

M. Jean-Raymond Hugonet . - Monsieur Arnault, si j'en juge par le nombre de photographes qui vous attendaient ce matin, je dirais, si j'osais, que c'est un luxe de vous recevoir...

Vous avez fait référence à votre vision d'entrepreneur et je crois que c'est aussi cela que nous avons besoin d'entendre au sein de cette commission d'enquête. Votre réussite et celle du groupe LVMH sont exceptionnelles et elles sont françaises. Sachez que nombre de Français en ont conscience ! Ces réussites ne tiennent pas d'un miracle, elles viennent d'un travail acharné, de la détermination, de l'intelligence.

Vous avez évoqué les quatre axes de votre stratégie : créativité, haute qualité, esprit d'entreprise, engagement. Vous avez ajouté quelque chose qui nous tient particulièrement à coeur au Sénat : la gestion décentralisée - Dieu sait si notre pays a du mal avec cet aspect des choses ! En tout cas, je crois que les candidats à l'élection présidentielle devraient s'inspirer de ces différents éléments...

Pour revenir au sujet de préoccupation de notre commission d'enquête, la concentration des médias est un sujet économique et le pluralisme un sujet démocratique. Comment concilier la nécessaire recomposition du marché des médias et la non moins nécessaire préservation du pluralisme ?

M. Bernard Arnault . - Il faut d'abord rappeler que, dans notre pays, les médias sont libres. Si un journaliste veut publier un article négatif sur le Président de la République, le Premier ministre ou un responsable politique ou économique, il peut le faire, si tant est, naturellement, que cet article ait quelque fondement. La liberté de la presse et de la communication est assurée en France.

Ensuite, il ne faut pas exagérer l'impact que peuvent avoir les opérations de rapprochement - je pense, par exemple, au projet de rapprochement entre TF1 et M6. Je ne vois pas en quoi de telles opérations pourraient affecter la liberté de la presse, qui est une liberté fondamentale, ou l'esprit français. Il y aurait de telles protestations dans le cas contraire que cela ne marcherait finalement pas.

À l'inverse, trop accroître la réglementation - la France est déjà championne en ce domaine - n'est pas favorable en soi à la prise d'initiative. Je veux être prudent, car il ne me revient pas de vous dire ce qu'il faut faire et le secteur des médias n'est pas ma spécialité, mais ajouter une nouvelle couche de réglementation ne pourra que freiner les initiatives.

Il me semble que nous devons tout faire pour favoriser l'apparition et le développement des nouveaux médias en France et en Europe. Je vois bien avec mes enfants que les jeunes ne lisent pas les journaux et qu'ils ne regardent pas la télévision ; ils regardent leurs écrans ! L'âge moyen des gens qui regardent la télévision ne cesse d'augmenter.

J'ajoute que le secteur de la publicité a beaucoup changé en dix ans. Dans notre groupe, nous avons largement basculé les crédits de publicité des médias traditionnels vers internet, qui représente dorénavant la moitié de nos investissements en la matière. Les magazines sont au bord de la catastrophe économique.

Il faut donc faire très attention, si l'on veut ajouter une nouvelle réglementation extrêmement contraignante.

M. Michel Laugier . - Cela fait particulièrement plaisir dans l'ambiance actuelle plutôt morose, aggravée par le contexte pandémique, de recevoir des personnes qui font rayonner la France dans le monde. Notre commission d'enquête nous permet de recevoir beaucoup de grands noms de l'industrie française : Vincent Bolloré, Arnaud Lagardère, Xavier Niel, Patrick Drahi, vous-même, etc. Qu'est-ce qui attire tous ces grands industriels dans le secteur des médias ?

Vous avez vous-même évoqué les changements d'usages qui sont à l'oeuvre. On n'écoute plus la radio, on ne regarde plus la télévision de la même façon. Avez-vous des ambitions en la matière ? Vous nous avez répondu en ce qui concerne M6 et Le Figaro , mais d'autres projets vous intéressaient-ils ?

Vous avez aussi évoqué le développement actuel de plateformes planétaires. Ne pourriez-vous pas être intéressé par le fait de créer une telle plateforme ?

M. Bernard Arnault . - Qu'est-ce qui attire les investisseurs dans les médias ? En ce qui nous concerne, ce sont des propositions qui nous sont faites. On nous sollicite. C'est ce qui s'est passé avec Arnaud Lagardère ou, plus récemment, quand mon ami Claude Perdriel cherchait un acheteur pour la participation minoritaire détenue par Renault dans Challenges . Claude Perdriel préférait certainement que l'acheteur soit quelqu'un avec lequel il a une relation de confiance et pour lequel l'estime est réciproque.

Dans notre groupe, il s'agit d'un long processus et la part des médias reste extrêmement petite. Ce n'est pas du tout la même chose, lorsque nous cherchons des entreprises pour développer le groupe au niveau mondial. Je prends l'exemple de Tiffany, une entreprise américaine, l'une des premières marques mondiales de joaillerie que nous avons rachetées l'an dernier : je consacre beaucoup plus de temps sur ce type de projet que sur les opportunités dans le secteur des médias.

Pour l'avenir, tout dépend des projets qui nous seront proposés et vous savez bien que, dans le monde économique, nous ne pouvons pas évoquer ce type de projets à l'avance, que ce soit devant une commission d'enquête parlementaire comme la vôtre ou devant les actionnaires. Je vous confirme néanmoins que M6 et Le Figaro ne figurent pas dans la liste de nos projets.

Vous m'avez ensuite interrogé sur l'idée de lancer une nouvelle société. Sachez que nous participons depuis longtemps au lancement et au développement de nombreuses start-up. Vous ne le savez peut-être pas, mais mon groupe familial détenait près de 20 % de Netflix à l'origine - à l'époque, son business model était d'ailleurs fort différent, puisqu'il s'agissait de louer des DVD à distance, ils se sont tournés ensuite vers la vidéo à la demande.

Je peux participer à ce type de projets via mon groupe familial, mais pas les développer moi-même. Je ne peux pas prendre la place des créateurs ; ce sont eux qui doivent avoir l'idée et la flamme. Ce qui compte dans la réussite d'une start-up, c'est l'idée d'origine, mais aussi l'exécution du projet ensuite. Rappelez-vous, quand Mark Zuckerberg a créé Facebook, plusieurs autres entrepreneurs ont eu la même idée et se sont lancés en même temps. Facebook est la seule qui ait marché, parce que la mise en oeuvre a été parfaite.

Comme dans mon groupe, il faut d'abord une idée et un créateur, génial, puis une exécution parfaite. En tout cas, ce domaine m'intéresse beaucoup. Nous sommes d'ailleurs actionnaires de la plus grosse licorne française, Back Market, qui vend par internet des téléphones reconditionnés - il y a donc un côté écologique.

Même si tout cela m'intéresse, je ne vous garantis pas de faire un Facebook français...

Mme Monique de Marco . - Monsieur Arnault, je vous remercie pour cet investissement dans Back Market. Nous devons valoriser le recyclage et le reconditionnement.

Je voudrais d'abord revenir sur la transaction judiciaire que votre groupe, LVMH, a acceptée moyennant la condamnation pour espionnage sur le journal Fakir . Il se trouve qu'aucun journal dont vous êtes propriétaire, que ce soit Les Échos ou Le Parisien , n'a relayé cette information. Peut-on considérer cela comme une forme d'autocensure ou est-ce un non-événement ?

Ensuite, votre groupe de presse a capté, en 2019, 24 % des aides directes à la presse, donc la part du lion, alors que vous critiquez souvent l'intervention de l'État ou les emplois publics. N'y voyez-vous pas une contradiction ?

M. Bernard Arnault . - J'ai déjà répondu, me semble-t-il, à votre question relative aux aides à la presse : elles sont réparties en fonction de critères qu'on peut naturellement critiquer ou réformer, mais il ne me revient pas de régler cette situation.

En ce qui concerne le fait que les journaux du groupe n'ont pas cité l'accord transactionnel, je n'en sais rien. Il me semble vraiment que c'est un non-événement. Posez la question aux rédactions concernées !

Mme Monique de Marco . - Ce n'est donc pas de la censure ?

M. Bernard Arnault . - Je ne me suis pas occupé de cette question et je n'ai aucun commentaire à faire.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Monsieur Arnault, vous êtes à la tête du plus grand groupe industriel de luxe dans le monde, que vous avez patiemment construit avec, comme tous les capitaines d'industrie, une vision stratégique. En ce qui me concerne, je suis fière que vous ayez ainsi bâti un empire de la culture française qui rayonne dans le monde. Malheureusement, en France, la réussite n'est pas toujours, ou rarement, vue d'un bon oeil ; elle est encore moins admirée ou citée comme exemple.

M. Bernard Arnault . - Merci beaucoup !

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Notre commission porte sur les liens entre la concentration des médias et la démocratie. Pensez-vous que vous seriez attaqué de la même manière, si vous n'aviez pas d'activités dans les médias ?

M. Bernard Arnault . - Je pense que je suis critiqué, malheureusement, en contrepartie de la réussite du groupe. Et les médias, je l'ai dit, y contribuent pour une somme négative...

Il ne faut pas exagérer : les critiques ne sont pas générales. Néanmoins, pour certains, il est presque mauvais de constater la réussite d'une entreprise française, alors même que nous créons des emplois, que nous développons l'artisanat, que nous contribuons à la formation de milliers d'artisans, ce qui permet de conserver ces métiers en France - je rappelle d'ailleurs que nous avons créé un institut des métiers d'excellence.

LVMH est la première entreprise européenne, mais elle n'est pas si grosse à l'échelle mondiale - nous sommes plus petits que les géants dont nous parlons ce matin, comme Facebook.

Une partie de l'opinion voit notre réussite comme un élément extrêmement positif, mais il faut reconnaître que certains sont dérangés par les succès français. De ce point de vue, il me semble que détenir des médias est assez indifférent.

M. Julien Bargeton . - Monsieur Arnault, je suis sénateur de Paris et je vous adresse toutes mes félicitations pour la Fondation Louis-Vuitton et les très belles expositions qu'elle organise. C'est un énorme atout pour notre capitale.

En octobre dernier, la société des journalistes des Échos a demandé au directeur de la rédaction que la mention « propriétaire des Échos » soit systématiquement apposée quand sont cités votre groupe, LVMH, votre holding ou les différentes filiales. Cette règle provient d'une charte éthique adoptée il y a une dizaine d'années et manque parfois de visibilité. Que pensez-vous de ce type de chartes ? Que fait votre groupe pour les rendre plus visibles? Trouvez-vous normal qu'on indique à chaque fois vos fonctions, lorsque vous êtes cité dans un article ?

Le Parisien , que vous possédez depuis 2015, ne s'est pas doté d'une charte de ce type. Ne pensez-vous pas qu'il serait plus simple et plus lisible qu'on rappelle que vous êtes propriétaire du journal à chaque fois que vous y êtes mentionné ? Cela permettrait peut-être d'éviter certains débats dont des collègues se sont fait l'écho ce matin.

M. Bernard Arnault . - Le principe dont vous parlez s'applique également dans Le Parisien . Quand on y parle du groupe LVMH ou qu'on cite mon nom, la référence à l'actionnaire est mentionnée, ce qui me semble tout à fait normal. Je suis d'accord avec ce type de précision et je pense que c'est ce qui est fait.

Mme Sylvie Robert . - Les phénomènes de concentration dont nous parlons ne sont pas nouveaux, mais ils prennent de l'ampleur et posent des questions en termes de pluralisme et de démocratie. C'est pour cette raison que nous avons demandé la création de cette commission d'enquête.

Lors de nos auditions, plusieurs motivations ont été identifiées : économiques bien sûr, mais aussi idéologiques ou politiques. En ce qui vous concerne, vous nous dites qu'il s'agit de répondre à des propositions qui vous sont faites et que vous souhaitez « sauver » - c'est le terme que vous employez - des fleurons français.

Parallèlement, on assiste au développement de grandes plateformes et à d'importantes évolutions dans les usages.

Vous nous avez dit au sujet de la fusion entre TF1 et M6 : « je pense qu'ils ont raison ». Par conséquent, selon vous, il faut procéder à davantage de concentrations pour pouvoir lutter contre les grandes plateformes numériques - c'est le principal argument avancé en faveur de cette fusion. Avons-nous encore les capacités de lutter contre ces plateformes ? Faut-il nécessairement devenir de plus en plus gros ?

Au contraire, ne faudrait-il pas inventer un autre modèle pour répondre à notre attachement au pluralisme et à la diversité ? Dans le secteur de la musique par exemple, des décisions ont été prises dans ce sens. Ne pourrions-nous pas augmenter les garanties qui existent déjà ? Comment revoir le modèle économique de la presse pour valoriser le contexte que nous connaissons et qui, vous l'avez dit, est mondial ? En tant que législateurs, nous sommes évidemment intéressés à entendre vos réponses à ces questions.

M. Bernard Arnault . - La télévision classique est confrontée à l'émergence d'une concurrence internationale avec de nouveaux acteurs comme YouTube ou Netflix. Face à cela, quel est l'inconvénient d'une concentration ? J'imagine que vous pensez qu'il pourrait y avoir un problème en ce qui concerne les journaux télévisés, mais de ce point de vue - et je ne suis pas là pour défendre TF1 -, TF1 et M6 sont complémentaires, puisque TF1 est en tête dans ce domaine, alors que M6 n'est pas très fort. Comme on le dit souvent, l'union fait la force ! Il est donc préférable pour lutter contre ces nouvelles plateformes de réunir les efforts plutôt que d'avoir deux entités séparées.

Aujourd'hui, ce qui intéresse le plus les téléspectateurs, ce sont le sport et le cinéma. Il faut donc disposer de moyens de plus en plus importants. Il faut bien avoir en tête qu'Amazon est entrée sur le marché de la retransmission des matchs de football. Est-ce que la formule 1 ne doit être diffusée que sur des canaux étrangers ? Plus un groupe de télévision a les moyens d'investir, plus il peut faire face à cette concurrence. Je ne connais pas bien ce secteur, mais il me semble, en tant qu'entrepreneur, que c'est ainsi qu'il faut raisonner.

Je rappelle que de moins en moins de jeunes regardent le journal télévisé et que ce phénomène devrait s'accentuer dans les années à venir. Vos craintes ne sont donc peut-être pas si fondées. Vous avez raison de dire que nous devons être attentifs à la défense de la démocratie, mais la France est un pays de grande liberté.

M. Bernard Fialaire . - La concentration des médias présente un risque pour la pluralité de l'information, pour la création française et pour le rayonnement de celle-ci. Vous parlez de mécénat. D'autres pensent que le secteur des médias peut être profitable. Pouvons-nous continuer de défendre la culture française ? L'internationalisation ne risque-t-elle pas de la diluer ? Doit-on passer uniquement par du mécénat pour continuer à faire vivre notre culture ?

M. Bernard Arnault . - Il est évident qu'il faut que les médias participent au développement de la culture française. C'est d'ailleurs le cas aujourd'hui, puisque les chaînes ont des obligations en la matière - c'est notamment le cas de Canal+ pour le cinéma.

Pour autant, il est difficile de faire face au succès des grands films américains et nous n'allons pas les interdire...

Dans nos métiers aussi, il existe une concurrence dans la création. Nous promouvons des marques qui sont françaises, pour la plupart d'entre elles, et qui ont un succès extraordinaire auprès de la clientèle internationale, qu'elle soit américaine, chinoise, japonaise, etc. Cependant, il arrive que nos créateurs aient une nationalité étrangère. C'est le cas aujourd'hui chez Christian Dior, où la créatrice qui est italienne réussit à faire atteindre à la marque un niveau de désirabilité exceptionnel ; c'était déjà le cas il y a une dizaine d'années avec John Galliano, un Anglais qui a apporté un souffle créatif formidable. Dior est pourtant resté une marque française !

Il est probablement plus difficile de faire la même chose dans le cinéma à cause de la langue. J'ajoute, même si ce n'est pas notre sujet, que nous devrions essayer de développer notre langue en Europe, en particulier dans les institutions communautaires où l'anglais est resté dominant malgré le Brexit.

M. Pierre Laurent . - En préambule, je voudrais quand même faire remarquer - nous avons déjà abordé cette question hier en recevant M. Bolloré - qu'il n'y a pas, d'un côté, les Français qui aiment les réussites françaises et, de l'autre, ceux qui ne les aiment pas... Je ne croise pas tous les matins des Français qui n'aiment pas la réussite française !

En revanche, en France, nous avons la passion de l'égalité. Or il se trouve que des gens gagnent énormément d'argent, tandis que d'autres ont du mal à vivre. On peut aimer les réussites françaises, tout en pensant que cela ne doit pas se résumer au CAC40 et que M. Arnault devrait payer l'impôt de solidarité sur la fortune. Il n'y a pas de contradiction !

M. Laurent Lafon , président . - Ce n'est pas tout à fait l'objet de notre commission d'enquête...

M. Pierre Laurent . - Certes, mais il ne me semble pas inutile de mettre les points sur les i.

En ce qui concerne la convention judiciaire que vous avez signée, sujet que vous semblez balayer d'un revers de la main, je m'étonne quand même que vous ayez accepté de payer 10 millions d'euros pour éteindre la procédure judiciaire, ce qui constitue malgré tout beaucoup d'argent, même si nous n'avons probablement pas la même échelle en la matière. Pourtant, vous semblez certain de l'innocence de votre groupe. Si vous étiez si sûr de vous, pourquoi avoir accepté de payer cette somme ?

S'agissant de la concentration dans les médias, le problème, monsieur Arnault, c'est que vous n'êtes pas la seule fortune à être propriétaire de journaux et que le nombre de ces propriétaires est très réduit - vous, M. Bolloré, M. Drahi, M. Niel. Ainsi, quelques grandes fortunes possèdent l'essentiel du paysage médiatique français, ce qui leur octroie une influence importante.

Vous ne pouvez pas évacuer comme vous l'avez fait la question des aides à la presse, car en cas de réforme les groupes, dont celui que vous possédez, donnent évidemment leur avis. Si tous les groupes disent qu'il ne faut pas réformer les aides à la presse, elles ne le seront pas ! Or, aujourd'hui, le système est profondément inégalitaire et d'autres règles pourraient être mises en place. Ainsi, nous pourrions décider d'augmenter les aides aux quotidiens dont les ressources publicitaires sont faibles, puisque nous savons bien que la publicité est une arme économique très puissante vis-à-vis des journaux.

Vous avez nécessairement un avis sur ces questions et vous avez de toute manière une influence au travers de votre groupe. Faut-il réformer les aides à la presse ? Faut-il renforcer les lois anti-concentration ? Faut-il réformer la répartition de la publicité qui fait vivre des titres de presse ou dont l'absence les fait mourir ? Vous êtes un acteur de ce secteur, même si vous nous dites, comme plusieurs autres personnes que nous avons auditionnées, que vous ne représentez pas grand-chose... Même si chacun d'entre vous était vraiment tout petit, comme vous le dites tous, vous n'êtes que quatre ou cinq à tout posséder ! Nous devons nous pencher sur les règles actuelles, qu'il faut changer, car le paysage démocratique se rétrécit et le nombre de titres diminue. C'est une question de pluralisme et de confiance de nos concitoyens.

Vous ne pouvez pas nous dire uniquement que nous devons faire confiance à quelques grands champions qui vont résoudre tous les problèmes. Le mécénat ne suffira pas à faire vivre durablement le pluralisme !

M. Bernard Arnault . - M. Laurent a parlé, en introduction de son propos, de fortune. Je voudrais rappeler que l'essentiel de ce que recouvre ce terme correspond à des actions du groupe LVMH. Et il est vrai que, grâce à ses 175 000 employés, dont plus de 40 000 en France, à ses 100 sites industriels français de manufactures artisanales, à ses 500 sous-traitants, le cours a beaucoup progressé. Cela est dû aux équipes et à un travail de quarante ans ! En tout cas, tout cela n'est pas sur mon compte en banque... Ces actions servent à l'outil industriel et font partie de l'actif économique français. Je n'ai pas gagné au loto... Il ne faut pas mélanger les situations !

LVMH est probablement la plus belle entreprise de notre pays et elle fait la fierté de ses employés, qui ont souvent une rémunération supérieure à ce qu'ils pourraient trouver dans leur bassin d'emploi. Le travail que nous proposons est très valorisant. La richesse dont vous parlez est un outil industriel.

En ce qui concerne le paiement des 10 millions d'euros, il s'agit d'une demande de la justice. Nous avons accepté, parce que nous avons été reconnus non coupables et que nous ne voulions pas nous laisser embarquer dans un procès qui aurait duré des années.

M. Pierre Laurent . - Il n'y aura pas de jugement ! Vous avez éteint la procédure judiciaire.

M. Bernard Arnault . - Ce procès aurait duré plusieurs années et le nom du groupe y aurait été mêlé, ce que nous avons voulu éviter. Nous n'avons rien à nous reprocher. J'ajoute qu'une procédure judiciaire est toujours en cours dans ce dossier. La somme dont vous parlez est abordable à l'échelle du groupe.

S'agissant de la question de la concentration dans les médias, les actionnaires sont très utiles pour assurer l'avenir des médias dont ils sont propriétaires. En ce qui nous concerne - je pense que Pierre Louette vous en a parlé -, nous essayons de faire basculer nos journaux dans l'ère numérique pour qu'ils puissent résister à l'énorme concurrence des médias américains et s'adapter aux nouveaux usages. Cela nécessite beaucoup de moyens. Je prends un exemple : lorsque nous sommes devenus propriétaires du Parisien , le journal n'avait quasiment aucun abonné numérique, ils sont aujourd'hui près de 40 000 et les chiffres progressent très vite. J'ajoute que les abonnements numériques rapportent beaucoup moins que les abonnements à l'édition papier.

M. Vincent Capo-Canellas . - L'objet de notre commission d'enquête est de « mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France et d'évaluer l'impact de cette concentration sur la démocratie ». Je me permets de le rappeler, parce que certains sujets qui ont été abordés me semblent parfaitement étrangers à cet objet.

Nous sommes nombreux à être conscients que nous avons besoin d'investisseurs et de capitaines d'industrie pour faire rayonner la France.

Plusieurs personnes que nous avons auditionnées disent que la concentration a une utilité pour résister aux géants de l'internet et pour promouvoir les valeurs démocratiques françaises à l'étranger, mais en France, beaucoup de personnes ont peur de ces phénomènes de concentration. Comment concilier les choses ? Comment apporter des garanties pour permettre une certaine concentration, tout en défendant l'indépendance des rédactions ?

Par ailleurs, que nous manque-t-il en France et en Europe pour résister à ces géants ?

M. Bernard Arnault . - Je ne suis pas législateur et il m'est difficile de vous répondre. Chaque média a une ligne. Par exemple, Les Échos défendent l'économie de marché ; en tant qu'actionnaires, nous avons adhéré à cette ligne, mais c'est la rédaction qui la met en oeuvre et la fait vivre. Au Parisien , la ligne est plus généraliste, elle est populaire et oecuménique, si je puis dire ; les lecteurs s'intéressent essentiellement au sport et aux faits divers - cette partie du journal est d'ailleurs très bien réalisée. En tout cas, c'est la rédaction qui est responsable.

Il faut bien sûr éviter que la ligne change radicalement et que l'actionnaire, par exemple en raison de réglementations diverses et variées, ne puisse pas intervenir. Si Le Parisien venait, demain, à défendre des thèses d'extrême droite ou d'extrême gauche ou Les Échos l'économie marxiste, ce qui plairait peut-être à M. Laurent, je serais évidemment gêné et il faudrait que l'actionnaire puisse, s'il le souhaite, réagir. Il faut donc des garde-fous.

M. Vincent Capo-Canellas . - Que manque-t-il à la France pour résister aux géants de l'internet ?

M. Bernard Arnault . - La seule manière de résister est d'augmenter la présence sur internet de tous les médias et de faire en sorte que les Français investissent dans les start-up, en espérant que nous ne raterons pas la prochaine vague, celle qui s'ouvre avec le métaverse et le NFT - non fungible tokens .

M. Laurent Lafon , président . - Vous avez mentionné une personne qui avait dû faire face au changement de ligne éditoriale du média dont elle était actionnaire. On mentionne souvent ce risque à propos de CNews. Si quelqu'un utilisait le fait d'être actionnaire d'un média pour y développer une ligne éditoriale extrême, comprendriez-vous que le régulateur intervienne de manière plus marquée qu'il ne le fait aujourd'hui ?

M. Bernard Arnault . - Cela nécessiterait de faire preuve d'une grande prudence, car l'effet pourrait être contre-productif. Il faut quand même que l'actionnaire puisse réagir en cas de changement de ligne éditoriale et ne se retrouve pas pieds et poings liés.

Si je lançais un journal et que j'en prenais la tête, la situation serait différente. En l'occurrence, la direction du journal Les Échos est complètement indépendante. Je ne vois que très rarement Pierre Louette.

M. David Assouline , rapporteur . - Ce n'est pas parce que nous exerçons un droit de critique que nous essayons de dévaloriser de manière systématique la réussite française. Je suis très fier du rayonnement de la France dans le monde. Il faut en finir avec la petite musique selon laquelle on se montrerait particulièrement critique en France. Cela existe dans toutes les démocraties, y compris aux États-Unis. Seuls les dictatures ou les régimes très autoritaires étouffent toute critique des puissants.

Nous voulons faire en sorte que le secteur de la presse, de l'audiovisuel et de la création soit puissant dans un monde où la concurrence est rude, tout en conservant le système démocratique d'une presse diversifiée et d'un audiovisuel régulé, qui font la force du modèle français.

Comment concilier la tendance à la concentration qui se développe sous l'impulsion des géants du net et le pluralisme lié au foisonnement des petites entités qui doivent aussi pouvoir vivre ?

Je suis très étonné des réponses que vous avez faites à Pierre Laurent et à moi-même. Dans le journal Le Monde , il est précisé que « le groupe de Bernard Arnault reconnaît les faits et accepte de régler au Trésor public une amende de 10 millions d'euros pour l'extinction de la procédure judiciaire ». Or vous avez dit exactement l'inverse.

M. Bernard Arnault . - C'est la deuxième erreur de ce journal que nous notons aujourd'hui. Nous n'avons jamais reconnu de culpabilité.

M. David Assouline , rapporteur . - L'article ne parle pas de « culpabilité », mais de « faits ». Les déclarations de vos représentants vont dans ce sens. Elles laissent entendre que le ménage a été fait dans la maison et que les faits sont anciens...

M. Bernard Arnault . - Il n'y a aucune culpabilité de LVMH, raison pour laquelle nous avons signé le document.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez dit être entré dans le secteur de la presse à un moment où les titres étaient en difficulté et où l'on faisait appel à vous. Or, au printemps dernier, vous avez fait une proposition pour racheter le JDD et Paris Match. Le confirmez-vous ?

M. Bernard Arnault . - Mes équipes ont probablement examiné des possibilités, mais nous n'avons jamais fait de propositions.

M. David Assouline , rapporteur . - La proposition était de 80 millions d'euros. Vous le confirmez ?

M. Bernard Arnault . - Non.

[ A l'issue de l'audition, M. Bernard Arnault est revenu sur sa réponse à cette question du rapporteur. Par courrier en date du 20 janvier adressé au président de la commission, et joint au présent compte rendu, M. Bernard Arnault a indiqué que son groupe avait bien formulé une offre unilatérale de rachat du JDD et de Paris Match le 2 avril 2021, offre demeurée sans suite. A l'occasion de sa réunion du 21 janvier, la commission d'enquête lui a donné acte de cette correction. ]

M. Laurent Lafon , président . - Nous vous remercions d'avoir partagé avec nous la vision qui est la vôtre.

Vendredi 21 janvier 2022
Déclaration liminaire sur l'audition de M. Bernard Arnault

M. Laurent Lafon , président . - Hier, lors de son audition, M. Bernard Arnault nous a indiqué, à la suite d'une question de notre rapporteur, David Assouline, qu'il n'avait pas formulé d'offre pour la reprise du Journal du Dimanche et de Paris Match auprès du groupe Lagardère.

Immédiatement après l'audition, il a pris contact avec moi pour m'informer d'une erreur à ce sujet et confirmer les propos du rapporteur. Une offre unilatérale avait bien été transmise au groupe Lagardère, mais était restée sans suite. M. Bernard Arnault nous a adressé dans l'après-midi une lettre reconnaissant cette erreur.

En accord avec le rapporteur, je vous propose de lui donner acte de cette correction d'une déclaration réalisée sous serment. Le compte rendu ne sera pas modifié, mais nous ferons un renvoi à la correction effectuée dans la journée par M. Bernard Arnault.

En conséquence, aucune poursuite judiciaire ne sera engagée sur ce fondement par la commission d'enquête.

Avez-vous des observations à formuler à ce propos ?...

M. David Assouline , rapporteur . - Il me semble en effet que le compte rendu d'une réunion de commission d'enquête doit faire fidèlement état des propos tenus et qu'il ne peut pas être modifié, mais nous pouvons y joindre la lettre qui nous a été adressée.

M. Laurent Lafon , président . - En effet, c'est ce que je vous propose de faire.

Il en est ainsi décidé.

Audition de M. Nicolas Beytout, fondateur de L'Opinion, M. Éric Fottorino, cofondateur de Le 1 hebdo, M. Edwy Plenel, président et cofondateur de Mediapart, et Mme Isabelle Roberts, présidente du site d'information Les Jours

M. Laurent Lafon , président . - Avec le rapporteur, David Assouline, nous avons souhaité consacrer une table ronde aux nouveaux médias, qui ont été créés dans des circonstances certes diverses, mais qui témoignent tous, à leur manière, du dynamisme de la presse dans notre pays.

Monsieur Edwy Plenel, vous avez été directeur de la rédaction du quotidien Le Monde entre 1996 et 2004, puis vous avez fondé le site web d'information Mediapart en 2008 qui se singularise en particulier par son engagement et des investigations au long cours, quelques-unes ayant particulièrement marqué l'actualité politique. Mediapart a inauguré le concept d'un site d'information payant, alors que la gratuité était à l'époque le modèle dominant. Vous revendiquez aujourd'hui près de 220 000 abonnés et votre pari économique semble gagné, puisque votre parution dégage des bénéfices. Je précise que, à partir de l'été 2019, Mediapart a changé sa structure de gouvernance afin que la totalité des parts du média soit détenue par un fonds à but non lucratif. Vous pourrez peut-être nous dire un mot de votre modèle de développement.

Monsieur Éric Fottorino, vous avez dirigé la rédaction du Monde de 2007 à 2011, soit quelques années après M. Plenel. Votre départ a été particulièrement commenté, et vous l'avez évoqué dans votre ouvrage paru en 2012 et intitulé Mon tour du « Monde » . Depuis cette date, vous n'êtes pas resté inactif, puisque vous avez notamment fondé l'hebdomadaire à succès Le 1 , ainsi que des trimestriels comme America , dont la parution s'est achevée en août 2020, ou Zadig . Ces deux dernières publications ont inauguré en France les « mook », un objet éditorial à mi-chemin entre le livre et la publication de presse.

Monsieur Nicolas Beytout, vous avez dirigé les rédactions des Échos entre 1996 et 2004 et du Figaro entre 2004 et 2007. Vous avez également été président du groupe de médias de LVMH de 2007 à 2011. En 2013, vous avez créé le quotidien L'Opinion , à propos duquel vous aviez alors dit : « La ligne éditoriale de mon journal sera libérale, probusiness et proeuropéenne. » Le capital de votre journal n'est pas officiellement connu, vous pourrez peut-être nous en parler. En 2019, vous avez racheté L'Agefi . En plus de votre regard sur la concentration des médias, vous pourrez nous éclairer sur le modèle économique qui est le vôtre.

Madame Isabelle Roberts, vous êtes présidente du site web d'information Les Jours. Ce site, qui a été créé par des anciens du journal Libération en 2016, repose sur un modèle d'abonnement. Votre particularité éditoriale consiste à traiter les sujets sous forme de feuilleton, que vous dénommez « Obsessions ». Vous consacrez depuis cinq ans une de ces « Obsessions » à Vincent Bolloré, que nous avons auditionné mercredi dernier, dans une série intitulée « L'Empire », qui compte plus de 170 épisodes à ce jour. En plus des conditions de développement propres à votre média, vous pourrez peut-être nous apporter quelques informations sur ce sujet.

Nous vous remercions tous les quatre d'avoir pu vous rendre disponibles. Nous nous interrogeons en particulier sur deux points.

D'une part, les opérations de concentration sont souvent présentées comme indispensables à l'avenir de la presse par l'assise économique qu'elles offrent pour répondre aux enjeux concurrentiels et de transformation numérique. Or vous apportez la démonstration que des modèles alternatifs et indépendants peuvent voir le jour.

D'autre part, nous sommes attentifs aux garanties d'indépendance des rédactions. Sont-elles aujourd'hui suffisantes ? Peut-on les renforcer sans mettre en péril l'équilibre économique ?

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu qui sera publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Edwy Plenel, M. Éric Fottorino, M. Nicolas Beytout et Mme Isabelle Roberts prêtent successivement serment.

M. Edwy Plenel, président et cofondateur de Mediapart . - Tout d'abord, je vous remercie de votre invitation.

En préambule, je tiens à préciser que je ne représente pas un site web, mais un journal en ligne, statut que la création de Mediapart a permis d'obtenir officiellement. Il y a donc dorénavant neutralité des supports. Nous sommes des journaux, quels que soient les supports, et nous sommes reconnus à ce titre par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP). Je m'exprime donc devant vous au nom d'un journal ; celui-ci est novateur, totalement numérique, et défend une complète indépendance au coeur de la modernité et de la révolution digitale. En d'autres termes, nous avons voulu défendre le meilleur de la tradition.

Notre journal est sans publicités, sans subventions, qu'elles soient publiques ou privées, et, comme vous l'avez rappelé, monsieur le président, sans actionnaires depuis 2019. Notre modèle est totalement innovant et inédit en France. Une structure à but non lucratif, le Fonds pour une presse libre (FPL), sanctuarise désormais le capital de Mediapart, le rendant inviolable, incessible, et ne pouvant être soumis à la spéculation. D'ailleurs, je crois que vous avez prévu d'auditionner le président du FPL.

Nous sommes aussi membres fondateurs d'un syndicat, auquel Les Jours est également adhérent, le Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (Spiil). Ce syndicat, qui est tout récemment devenu le premier syndicat d'éditeurs de presse en nombre d'adhérents, représente désormais 262 éditeurs et 320 publications.

J'en viens maintenant à l'objet de votre commission d'enquête : l'impact de la concentration accélérée des médias sur la démocratie.

Au préalable, permettez-moi de vous rappeler la tradition parlementaire de notre histoire démocratique. L'objet de votre commission n'est pas une question simplement économique, ce n'est pas non plus une question accessoire ; nous sommes devant une question centrale qui préexistait au droit de vote, à l'existence d'institutions démocratiques et même à l'affirmation d'une République.

Le 13 août 1789, Jean-Sylvain Bailly, maire de Paris désigné au lendemain de la prise de la Bastille, faisait une proclamation affichée sur tous les murs de la capitale qui disait : « La publicité est la sauvegarde du peuple. » Jean-Sylvain Bailly n'était pas n'importe qui ; il fut le premier président du Tiers-État et de l'Assemblée nationale. Cette proclamation - ce n'est pas indifférent - a été faite à propos d'une question importante : le prix du pain et la spéculation sur la farine et sur les produits alimentaires de première nécessité. En d'autres termes, elle concernait ce que nous appellerions aujourd'hui le secret des affaires... « La publicité est la sauvegarde du peuple. » : cette formule se trouvait sur toutes les médailles des colporteurs de journaux à la fin de l'année 1789. Le droit de savoir, le libre accès à une information indépendante, loyale, honnête et pluraliste sont les conditions de la vitalité d'une démocratie. C'est en proclamant ces droits que, par la suite, les révolutionnaires de 1789 ont pu créer des institutions démocratiques.

L'objet de votre commission d'enquête, derrière le sujet de l'accélération de cette concentration, c'est le renforcement d'une très longue histoire, ce que le fondateur du quotidien Le Monde , Hubert Beuve-Méry, appelait, dans une célèbre conférence de 1956 intitulée « La presse et l'argent », la « presse d'industrie ». Nous sommes des entreprises et la première garantie de l'indépendance est la rentabilité. À Mediapart, nous montrons que l'on peut être rentable, en ne faisant que du journalisme, là où d'autres détruisent de la valeur et ruinent la confiance dans l'information. Que disait Beuve-Méry en 1956 ? Que la presse d'industrie est autre chose qu'une industrie de presse ; c'est le mélange des intérêts. Il suffit, disait-il, et c'est là qu'est le mal, que cette information n'aille pas porter quelque préjudice à des intérêts très matériels et très précis ou, à l'occasion, qu'elle les serve efficacement. Hubert Beuve-Méry le disait au souvenir de l'effondrement de la presse dans les années 1930, où la perte d'indépendance et la vénalité de cette presse ont accompagné la montée des haines et de la virulence dans le débat public.

La question qui est devant vous avec cette concentration horizontale sans précédent en nombre de médias, c'est sa rencontre avec une concentration verticale totalement propre à la France et qui n'existe dans aucune grande démocratie. Les conflits d'intérêts sont désormais généralisés avec des groupes de médias qui accumulent d'autres métiers et activités : la publicité pour le groupe Havas de M. Bolloré ; le luxe pour LVMH, premier annonceur de France, propriétaire des Échos et du Parisien ; l'armement pour Le Figaro , propriété d'un groupe d'armement - ce journal ne traitera évidemment pas des questions qui mettent en cause ce groupe, par exemple dans le scandale de corruption en Inde autour de la vente d'avions Rafale - ; la téléphonie avec SFR et Free - les tuyaux contrôlent les contenus. On pourrait citer toutes sortes d'autres domaines...

La question de l'incompatibilité entre une activité économique ou industrielle et éditoriale et l'existence d'autres intérêts sont au coeur des décisions que nous attendons de votre commission d'enquête.

Et cela va de pair avec la nécessité de renforcer l'indépendance des rédactions, ce que n'a pas su faire la loi de novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, dite loi Bloche. Il faut donner aux rédactions un véritable statut juridique qui leur permet de se protéger grâce à un droit d'approbation et à un droit de révocation des directeurs éditoriaux.

Les deux précédentes auditions de votre commission ont été le spectacle d'une fable... Ce ne sont pas des philanthropes, ce ne sont pas des industriels de la presse. D'ailleurs, ils n'investissent pas dans les médias, ils achètent de l'influence et de la protection. Ils ne sont pas libéraux politiquement.

La meilleure preuve en est - et la phrase de Bailly nous le rappelle - l'opacité du capital. Le pacte d'actionnaires qui lie Le Monde libre, c'est-à-dire M. Niel, M. Pigasse et anciennement M. Berger, est toujours confidentiel pour la société des rédacteurs du Monde . Les comptes annuels de ces journaux et médias ne sont pas publics, et vous avez rappelé ce fait, monsieur le président, pour l'un d'entre nous. Les subventions qu'ils reçoivent n'étaient pas publiques jusqu'à ce qu'avec le Spiil nous menions la bataille pour qu'elles le soient. Nous devons savoir où va l'argent public ! Les accords noués avec les plateformes et les Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft - sont toujours confidentiels et le secret des affaires a été opposé à une mission d'information de l'Assemblée nationale qui s'en est émue, en reprenant nos propres protestations sur le sujet.

L'obligation de transparence devrait être au coeur de vos conclusions.

Derrière le spectacle que je viens de décrire, il y a une responsabilité de la puissance publique. J'ai dit que Mediapart, comme le Spiil d'ailleurs, avait pris position contre les aides directes qui représentent aujourd'hui un quart du chiffre d'affaires du secteur. Neuf groupes de presse reçoivent 61 % de ces aides directes. Savez-vous qui se taille la part du lion ? Les milliardaires, les oligarques, qui ont mis la main sur les médias : LVMH, Le Figaro , Le Monde , Libération , Hachette sont les premiers. Ils ne mettent donc pas la main à la poche. Ils tendent la sébile, d'une part, à l'État, c'est-à-dire à notre argent, d'autre part, aux Gafam !

M. Éric Fottorino, cofondateur de Le 1 hebdo . - Permettez-moi également de faire quelques rappels historiques. J'avais noté la même citation de Beuve-Méry que celle qui a été formulée par Edwy Plenel. J'ajoute qu'il disait aussi : « Vous ne verrez derrière moi ni banque, ni église, ni parti. »

Je voudrais revenir à une histoire moins ancienne que la Révolution, à savoir la Libération, une grande période d'espérance en France. Pour préparer cette audition, je me suis plongé dans de nombreux textes qui m'ont conforté dans l'idée que ce métier libre et indépendant est nécessaire. J'ai finalement trouvé un article de l'ordonnance du 26 août 1944 sur l'organisation de la presse française qui, à mes yeux, résume le malheur français de la presse. Je citerai un passage de cet article, que beaucoup ont souvent commenté : « La même personne ne peut être directeur... » - on ne parlait pas de femmes à l'époque - « ... de plus d'un quotidien. » Cela reflétait l'esprit du Conseil national de la résistance (CNR) - l'information n'est pas un bien comme les autres, elle doit donc être affranchie des forces du capital et de l'argent - et venait en réaction à la presse vénale de l'entre-deux-guerres. D'ailleurs, Hubert Beuve-Méry, correspondant à Prague, l'avait vécu, lorsqu'il travaillait pour Le Temps .

En fait, cet article de l'ordonnance de 1944 a préparé une partie de notre malheur d'aujourd'hui. Bien sûr, il a été contourné, je ne vais pas vous raconter l'histoire du groupe Hersant ou celle du groupe Prouvost avant lui. Décider qu'une personne ne peut diriger qu'un quotidien veut dire qu'on acte, au nom des bons sentiments, une forme de sous-capitalisation chronique de la presse - c'est ce que dit le sociologue Jean-Marie Charon. En effet, on ne pouvait pas constituer un groupe de presse.

Ce qui à mon sens est plus intéressant, c'est le début de cet article 9 - l'ordonnance a été abrogée par la loi Léotard de 1986 - : « Dans le cas d'un hebdomadaire dont le nombre d'exemplaires tirés excède 50 000 ou d'un quotidien dont le nombre d'exemplaires tirés excède 10 000, nul ne peut exercer les fonctions de directeur ou de directeur délégué accessoirement à une autre fonction soit commerciale, soit industrielle, qui constitue la source principale de ses revenus et bénéfices. » Autrement dit, s'il y a des patrons de presse, ils doivent être issus de la presse ! On ne doit pas considérer la presse comme une « danseuse », quelque chose qui vient en plus, pour des raisons dont on a vu ces derniers jours dans vos auditions qu'elles étaient presque comiques, tout le monde - M. Arnault, M. Bolloré... - se disant « très petit » par rapport aux Gafam, tout en recevant les aides de l'État...

J'ajoute que, vu la manière dont ces aides sont calculées, je ne vois vraiment pas comment on peut faire renaître une presse libre et indépendante, avec des entreprises qui prennent des risques, puisqu'on donne de l'argent de poche à des milliardaires...

Le premier point de l'article 9 doit être appréhendé en même temps qu'un autre aspect des choses.

Au lendemain de la guerre, des journaux ont été condamnés pour collaboration et ont cessé de paraître. Une sorte de nouvelle donne est alors intervenue et on pourrait dire de façon un peu caricaturale que la presse s'est alors partagée entre les gaullistes, qui ont pris les rédactions, et les communistes, qui ont pris les imprimeries. C'est le deuxième péché mortel de notre presse. En donnant une telle prérogative au syndicat du livre, on a commencé à mettre en oeuvre un système, une usine à gaz, qui a finalement été le fossoyeur de bien des journaux. En effet, dans les coûts de production - il m'est arrivé d'évoquer ces questions ici même au moment de l'affaire Presstalis -, il y a les imprimeries et la distribution des journaux, et ces coûts ont grevé très lourdement les coûts globaux de la presse, sa possibilité de se moderniser, d'embaucher, d'innover.

Ainsi, à partir des années 1970, lorsque, avec les chocs pétroliers, la chute de la croissance, le chômage, les journaux représentent une part de plus en plus importante dans le pouvoir d'achat des Français, on commence à voir les premières baisses de diffusion, même si la presse écrite a encore de beaux jours devant elle. Les recettes publicitaires commencent aussi à diminuer. Ce contexte économique crée, pour la plupart des quotidiens, les conditions d'une fragilité, si bien qu'ils deviennent des proies très faciles pour les appétits d'industriels qui, croyez-moi, ne sont pas du tout dans l'idée de faire du mécénat, mais plutôt dans celle de faire avancer leurs dossiers économiques et financiers et de développer leur influence, y compris politique. On se trompe complètement si on n'a pas en tête le fait que les industriels qui deviennent actionnaires de journaux sont motivés par ces deux intérêts.

J'ai évoqué le poids de l'Histoire avec les bonnes intentions de l'ordonnance de 1944, le rôle du syndicat du livre et la crise économique à partir des années 1970. Il faut aussi évoquer l'irruption du numérique, mais je voudrais terminer mon propos par un autre aspect : la crise généralisée de confiance dans l'information.

Les journaux sont là pour éclairer l'opinion, l'informer, lui dire le vrai. Il ne faut pas être le plus rapide, il faut être le meilleur et, pour cela, il faut en avoir les moyens. Cette crise de confiance vient de loin. Nous avons ainsi entendu en 1995, au moment des grandes manifestations contre les réformes Juppé, les premières grosses critiques contre la presse. Il y a eu ensuite le non au référendum constitutionnel européen de 2005 et, plus récemment, le mouvement des « gilets jaunes ». Ces moments ont marqué un abaissement de la crédibilité de la presse. Les citoyens perçoivent une connivence entre la presse et les élites politiques et économiques, ils ont le sentiment de ne plus être représentés et informés correctement.

Les rédactions ne sont pas des chiens qu'on mène en laisse ! Rappelez-vous la fable du loup et du chien. Le loup crève de faim, le chien lui dit : « Viens chez moi, tu vas bien manger, on est bien traité. Le loup a bien envie d'y aller. Chemin faisant, il interroge le chien sur la marque qu'il a au cou. Le chien lui répond que ce n'est rien du tout. Le loup insiste et le chien finit par lui dire : Quelquefois, on nous attache... »

Dans la presse hyperconcentrée que nous connaissons aujourd'hui, on attache régulièrement, certes pas tous les jours, la liberté de la presse et l'indépendance des rédactions.

Mme Isabelle Roberts, présidente du site d'information Les Jours . - C'est à mon tour de vous remercier de me recevoir.

En recevant votre invitation, je me suis interrogée : à quel titre souhaitiez-vous m'entendre ? Celui de journaliste qui, au sein des Jours, enquête au long cours sur Vincent Bolloré, notamment depuis sa prise de pouvoir sur Canal+, puis sur le groupe Lagardère ? Celui de journaliste ayant exercé durant une quinzaine d'années à Libération , où j'ai suivi le secteur des médias ? Celui de dirigeante et cofondatrice du site d'information indépendant Les Jours ?

J'ai alors fait face à une évidence. Tout cela est intimement lié, parce qu'il s'agit finalement de la même question, cruciale pour la démocratie et qui est au coeur de votre commission d'enquête : comment, dans un paysage médiatique qui se concentre à toute vitesse, garantir la liberté d'informer ? Comment garantir que les citoyens soient bien informés?

J'ai lu aujourd'hui avec attention le baromètre annuel de la confiance dans les médias publié par La Croix : neuf personnes interrogées sur dix considèrent qu'il est important ou essentiel pour le bon fonctionnement d'une démocratie d'avoir des médias et des journalistes indépendants du pouvoir politique et économique, mais un tiers seulement estime que c'est le cas aujourd'hui.

Nous avons créé Les Jours en 2016 en partant du constat suivant : on n'a jamais eu autant d'informations qu'aujourd'hui, mais on n'a jamais eu autant de mal à être bien informé ! On retrouve les mêmes dépêches copiées-collées d'un site à l'autre. Sous cette masse protéiforme, le lecteur se retrouve asphyxié, noyé sous une information sans mémoire. La réponse que nous avons décidé d'apporter, c'est celle de faire des choix dans l'actualité, d'agripper des sujets, d'enquêter et de ne plus lâcher ; d'inventer la forme innovante du journalisme en série qui raconte une histoire vraie, épisode après épisode ; et de le faire dans un média indépendant, détenu en majorité par ses salariés, sans publicité et sur abonnement, donc financé par ses lecteurs. Nous n'avons donc de comptes à rendre qu'à nos lecteurs, dans une relation de transparence et de confiance. Nous avons aussi la conviction que le numérique n'est pas le lieu de l'information qui ne coûte rien, qui ne vaut rien, et que la crise de la presse n'est pas une fatalité.

J'ai pu éprouver la liberté de ce modèle et la joie professionnelle qu'elle procure, mais aussi sa difficulté et les sacrifices nécessaires pour maintenir un équilibre durement acquis, qu'il faut maintenir et dépasser dans un environnement de plus en plus concurrentiel.

C'est dans ce cadre qu'en tant que journaliste j'enquête avec Raphaël Garrigos depuis six ans sur Vincent Bolloré, ses méthodes, la manière dont il prend le pouvoir, sa brutalité, son interventionnisme, la manière dont il met les antennes au service de ses intérêts, la façon dont il censure, s'est débarrassé à trois fois reprises de la quasi-totalité d'une rédaction, il a transformé une chaîne d'information en haut-parleur pour l'extrême droite en tremplin pour Éric Zemmour, avant d'étendre cette emprise et cette idéologie au groupe Lagardère, pour se retrouver, à moins de trois mois de la présidentielle, à la tête d'une machine de guerre idéologique, et ce dans une impunité quasi totale.

Nous avons pu faire ce travail et ces révélations, car nous sommes un média indépendant, que nous ne subissons de pression de personne, parce que nous avons inventé un modèle éditorial innovant qui nous permet de creuser et de ne jamais lâcher un sujet.

Il n'y a certes pas que Vincent Bolloré, mais celui-ci a envoyé un message à tous les propriétaires de médias : il est possible de purger une rédaction. Par comparaison, tous les autres propriétaires de médias en deviennent acceptables. Un journaliste du groupe Lagardère m'a ainsi dit qu'on en était à un point où Bernard Arnault passait pour un chevalier blanc. Nous en sommes là.

Chaque citoyen doit pouvoir entendre une information rigoureuse, honnête, respectueuse de l'éthique et de la déontologie. Dans le monde des médias audiovisuels, on a aujourd'hui un secteur privé tout-puissant, bipolarisé entre TF1 et M6 d'une part, et le groupe Bolloré-Vivendi-Lagardère d'autre part, avec le service public au milieu. Car, derrière l'écran de fumée des GAFA, la réalité est celle-ci : c'est entre eux et au niveau national qu'ils se battront. Alors que fait-on maintenant ?

La réforme, voire la réécriture de la loi de 1986 est une évidence tant elle est obsolète : on s'attaque aujourd'hui au numérique avec des outils de l'âge de pierre. Il faut trouver des verrous pour se prémunir d'actionnaires industriels interventionnistes, voire destructeurs, pour protéger les rédactions et les lecteurs, que ce soit en matière de gouvernance des médias ou de dispositifs juridiques contre, par exemple, le trafic d'influence en matière de presse. Il faut aussi se donner les moyens de faire respecter la loi, avec l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Enfin, il faut au contraire soutenir ceux qui ont fait le choix risqué de l'innovation l'indépendance.

Selon Albert Camus, dans son manifeste pour un journalisme libre de 1989, qui avait d'ailleurs été censuré, le journaliste doit refuser ce qu'aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servir le mensonge. Il y a urgence.

M. Nicolas Beytout, fondateur de L'Opinion . - Ma vision sur la concentration de la presse est à certains égards différente de ce qui a pu être dit. J'ai créé L'Opinion il y a neuf ans, après trente-cinq ans de vie de journaliste aux Échos puis au Figaro , avant de revenir aux Échos comme patron de presse, à quoi s'ajoutent des chroniques quotidiennes sur RTL, Europe 1 et France Inter. Depuis 2013, le site et le journal ont grandi. Il y a deux ans, nous avons acquis L'Agefi . Notre petit groupe fait un chiffre d'affaires de 25 millions d'euros et emploie 140 personnes, dont 85 journalistes.

Tout d'abord, la France a, dans presque tous les domaines de l'économie, des champions mondiaux : automobile, aéronautique, services, luxe, ingénierie, banque et assurances, etc., partout sauf dans les médias. Le français est certes moins parlé que l'anglais ou que l'espagnol, mais la francophonie existe et on peut travailler à l'international sans travailler en français.

J'y vois plutôt la conséquence des choix faits pour interdire la concentration des médias depuis cinquante ans, avec, notamment, la loi Hersant, qui ont eu pour objectif d'empêcher la constitution, voire de démanteler des groupes déjà existants. Le but de préserver la diversité et les journalistes est noble, mais les journaux sont restés petits, sous-capitalisés, avec des coûts d'exploitation lourds, notamment, comme l'a dit Éric Fottorino, du fait d'un accord avec les organisations syndicales, notamment la CGT. Certains se sont faussement rassurés d'être seuls sur leur territoire, et personne ou presque n'a pu développer de stratégie de croissance. Or, aujourd'hui, nous arrivons au résultat inverse de celui qui était recherché : il y a moins de journaux et moins de journalistes. Mais on s'interroge quand même sur la concentration des médias.

Pour autant, face à quelques grands groupes, une myriade de nouveaux groupes médias et de nouveaux usages ont émergé, pas seulement des journaux, radios et télévisions, mais aussi des sites, des applications et des réseaux sociaux. Il y a donc à la fois plus de concentration et plus de nouveaux médias.

Il s'agit là d'un phénomène classique en économie : plus une entreprise grossit, plus elle laisse des niches pour plus petits qu'elle. Les géants sont moins agiles. Ford, General Motors, Stellantis et Peugeot, par exemple, n'ont pas empêché le nain Tesla de bouleverser le marché de l'automobile. Dans nos médias, est-ce un journal financier qui a créé Boursorama, un magazine féminin aufeminin.com et un journal de santé Doctissimo ? Non. Les journaux existants étaient à chaque fois trop installés et pas assez agiles sur de nouvelles opportunités. Nous avons quelques grands groupes dominants en France, mais de petits médias se créent et assurent une diversité.

J'entends ensuite que la France serait le pays dans lequel les milliardaires possèdent la presse. Toutefois, depuis des décennies à l'étranger, de grandes fortunes ont investi dans la presse, comme Robert Maxwell ou les frères Barclay, notamment propriétaires du Ritz, avec The Telegraph , au Royaume-Uni. En Italie, la famille Agnelli, propriétaire de Fiat, contrôle La Repubblica , L a Stampa et The Economist , et il y a aussi eu De Benedetti, avec La Repubblica également. Au Canada, Desmarais est passé du transport public au journal La Presse , et les frères Bronfman, qui ont fait fortune dans les alcools et sont devenus des actionnaires influents de Vivendi. Aux Etats-Unis, Jeff Bezos a racheté le Washington Post et le Mexicain Carlos Slim a sauvé le New York Times . Voilà pour la prétendue spécificité française, où le phénomène n'est d'ailleurs pas nouveau, avec François Coty, industriel du parfum entre les deux guerres, Jean Prouvost, héritier d'une dynastie textile, qui reprendra Paris-Soir , embauchera Pierre Lazareff et acquerra Marie Claire et un petit hebdomadaire sportif, Match , qui deviendra ce qu'on sait aujourd'hui.

Ainsi, à côté de la concentration des médias, phénomène inéluctable, mais parfois souhaitable s'il est régulé, il faut favoriser la multiplication de médias qui doivent croître. En créant L'Opinion , j'ai parfois dû me battre contre les pouvoirs publics pour survivre, et constater que le système favorisant les insiders . Les concurrents ne rendent pas la tâche facile, mais c'est le jeu. En revanche, de façon plus problématique, le carcan des règles régissant la relation entre un média nouveau et la sphère publique est presque impossible à desserrer. Si un premier pas a été fait avec la création d'un fonds pour l'émergence, beaucoup reste à faire.

Cependant, favoriser ces nouveaux médias ne suffira pas. Il faut aussi lutter contre le vol de contenus et la captation de chiffre d'affaires publicitaire par les grandes plateformes mondiales. Une piste simple serait que le législateur confère à toutes les plateformes la qualité d'éditeur de médias, avec la responsabilité juridique et judiciaire sur la publication de contenus. Ce serait un bouleversement de la pratique de ces réseaux, qui sont devenus les médias les plus puissants du monde.

M. David Assouline , rapporteur . - Les sujets sont différents entre les médias que vous représentez, et vos approches aussi.

La présente commission d'enquête a été voulue par un groupe politique du Sénat, qui y a consacré son droit de tirage annuel au milieu d'une actualité sanitaire pressante. C'est ainsi que nous avons décidé, au risque de surprendre certains, de parler de la concentration des médias. La raison en est, comme l'a souligné Edwy Plenel, que ce phénomène ancien s'est largement accéléré depuis les années 2010. On se réveille aujourd'hui avec un paysage de l'audiovisuel, des médias et de la presse, et donc des conditions mêmes de la liberté de la presse, complètement modifié, comme si la société le subissait. Il n'y a en effet jamais eu de débat ni de législation sur ce sujet depuis 1986, époque à laquelle on ne pouvait envisager les concentrations verticales actuelles, où les fournisseurs d'accès peuvent avoir un contrôle sur toute la chaîne de production et de diffusion de contenus.

Dans le domaine de la presse traditionnelle, un fleuron de la liberté et de la diversité était la presse quotidienne régionale (PQR), qui a fleuri après la Seconde Guerre mondiale avec de nombreux titres reflétant tous les courants d'opinion de la Résistance. Or, on en arrive finalement à de grands groupes, avec moins de journalistes, qui contrôlent plusieurs titres, voire des régions entières.

J'en viens à la presse numérique et à ma première question. La presse numérique est bien une presse, cela a été un combat, avec les mêmes droits et devoirs notamment en termes de TVA. Je me suis battu pour cela, d'abord seul avant d'être rejoint par d'autres. Comment réussissez-vous à ne tenir qu'avec des abonnés, sans publicité ? Comment peut-on encore être présent dans les kiosques, et donc en papier, et que cela signifie-t-il ?

En outre, quel est votre point de vue sur l'approfondissement des lois existantes pour permettre l'indépendance des rédactions même en cas de concentration ? Que serait, selon vous, un statut renforcé des rédactions ?

M. Edwy Plenel . - Le côté hétérogène de cette table ronde est une bonne occasion d'avoir un débat qui vous éclaire, mesdames et messieurs les sénateurs.

Nous avons entendu que la concentration était nécessaire pour avoir des champions nationaux. Nous, nous défendons un idéal démocratique, qui est professionnel et qui ne dépend pas d'un drapeau ou d'une identité nationale. On a évoqué Coty, en clair la presse vénale qui a accompagné l'extrême droite et le basculement de la France dans la collaboration avec Vichy.

La question de la concentration et des grands groupes est avant tout celle du pluralisme et de la diversité. Les champions doivent avant tout être démocratiques et professionnels, avec une presse aussi respectée que le sont The Guardian et le New York Times . Des champions professionnels ne donneraient pas le spectacle actuel d'une information polluée par les opinions. Selon nous, les vérités doivent être au coeur et éclairer le débat public. Ce n'est pas le déluge des opinions pour tuer l'information.

C'est ce que nous voulons illustrer avec Mediapart : nous publions chaque année tous nos comptes, au centime près. Nous avons plus de 200 000 abonnés payants, avec une audience de 4,5 à 5 millions de personnes. En 2021, nous avons réalisé un chiffre d'affaires de 22 millions d'euros, pour un résultat net de 4 millions d'euros, soit 18 %, sans aucune manne, ni subvention publique ni actionnaire privé. C'est la voie du sursaut, il n'y en a pas d'autre. Mais pour que ce sursaut ait lieu, il faut un écosystème sain.

Je le redis, le plaidoyer pour des champions français détruit la valeur et la confiance. Demandez les chiffres d'un journal économique, La Tribune , et comment il a été détruit par Bernard Arnault et LVMH. M. Bernard Arnault est peut-être un industriel spécialiste du luxe, mais dans la presse, il ne sait pas faire, il ne sait que détruire de la valeur. Moi, je suis un patron de presse, je crée de la valeur. Mediapart, c'est 120 emplois, contre 25 à l'origine. Notre entreprise est profitable. Comment les élus de la Nation que vous êtes peuvent-ils justifier que la troisième, voire la deuxième fortune mondiale, et en tout cas la première fortune européenne, soit le premier bénéficiaire d'argent public dans la presse ?

M. Laurent Lafon , président . - Je vous invite à répondre à la question sur votre modèle et la diffusion de la presse.

M. Edwy Plenel . - Nous ne sommes qu'un petit poisson vertueux...

M. Laurent Lafon , président . - C'est bien ce petit poisson qui nous intéresse.

M. Edwy Plenel . - Je viens de vous présenter notre modèle. Justement, ce n'est pas sur CNews mercredi matin, le jour où vous avez entendu M. Bolloré, que vous auriez eu connaissance de la corruption de deux chefs d'État africains avec des documents prouvant l'implication de M. Bolloré. C'était un cadeau pour votre commission d'enquête : vous auriez pu lui poser la question. C'est le sujet de votre commission !

M. Laurent Lafon , président . - C'est précisément nous qui définissons ce sujet. Je vous prie de répondre à la question du rapporteur.

M. David Assouline , rapporteur . - Je considère que chacun doit nous donner son point de vue sur l'objet de notre commission d'enquête, c'est-à-dire la concentration dans les médias. La façon de répondre de M. Edwy Plenel me semble légitime, au-delà de ma question sur le modèle économique.

M. Edwy Plenel . - Monsieur le président, LVMH a obtenu en 2019 la part du lion s'agissant des aides publiques, à savoir 16 millions d'euros. Comment expliquer qu'un industriel richissime ne mette pas la main à la poche ? Cela a des conséquences sur la qualité de l'information.

J'illustre mon désaccord avec Nicolas Beytout : alertée par l'exemple de La Tribune , la société des journalistes (SDJ) des Échos , quand M. Arnault est venu prendre leur journal en 2007, a publié la déclaration : « La presse est un métier, M. Arnault. » On peut y lire : « Un journal, plus encore quand il s'agit d'un journal économique, qui perd du crédit perd des lecteurs et finit par perdre de l'argent. Nous ne voulons pas connaître ce sort. Dans aucun grand pays capitaliste au monde, d'ailleurs, le principal quotidien économique n'est possédé par la première fortune locale, par un groupe gérant des dizaines de marques et l'un des plus importants annonceurs de la place. » C'est la question centrale.

Le modèle de Mediapart a servi d'exemple : nous avons été pionniers sur l'abonnement, sur la reconnaissance du statut de la presse en ligne et sur l'égalité de traitement entre papier et numérique. On nous l'a fait payer, mais cela a été gagnant pour tous. Mais aujourd'hui, l'écosystème est pollué par un conflit d'intérêt général : des actionnaires, qui ne sont pas des industriels de l'information, cherchent de l'influence et à défendre leurs intérêts en empêchant la diffusion de certaines informations qui dérangent ces intérêts.

M. Éric Fottorino . - Je vais vous donner quelques éléments sur Le 1 , né en 2007, et sur notre modèle. Le 1 a été suivi de trimestriels, comme America , avec 16 numéros le temps de la présidence Trump, puis Zadig , qui porte sur la France, et Légende , qui suit l'actualité au travers de grandes figures contemporaines. Au début de nos réflexions, on nous disait déjà qu'il n'y avait plus de salut que par le numérique. Edwy Plenel indiquait justement que, avec le tout numérique, on supprimait trois coûts : le papier, l'impression et la distribution. Face à cette accélération, lancer une publication papier semblait hasardeux.

Pour autant, opposer papier et numérique relève d'une vision paresseuse des choses. L'Histoire l'a prouvé, tous les médias se sont ajoutés sans s'éliminer : la télévision n'a pas éliminé la radio, et elles n'ont pas remplacé le papier.

La presse écrite vit une crise de l'offre : elle n'a pas su se renouveler dans un environnement qui a, lui, changé. Ensuite, on a abandonné la formation intellectuelle de notre civilisation depuis au moins le XV e siècle, celle d'un certain nombre de mots sur une page : le savoir lent, profond, l'assimilation et la compréhension du monde sont d'abord passés par là et nos cerveaux, certes plastiques, peuvent accepter la vitesse, mais ils ont besoin de cette lenteur et de cette profondeur.

Dès lors, j'ai analysé avec mon équipe ce que voulaient les lecteurs, question difficile. Quels étaient les grands défauts de la presse à mes yeux ? D'abord, elle était trop longue. Qui finit un journal aujourd'hui ? Le problème n'était pas la longueur des articles, mais le fait que les journaux sont devenus des hypermarchés de l'information, avec un refus de la hiérarchiser. Qu'est-ce qui vaut un gros titre, seulement quelques lignes, et qu'est-ce qui ne vaut rien ? Selon Albert Camus, un journal libre se mesure autant à ce qu'il dit qu'à ce qu'il ne dit pas. Hiérarchiser, se concentrer sur l'essentiel est donc fondamental.

Ensuite, il y avait un entre-soi : les journalistes écrivaient pour les journalistes, et tout cela se mordait la queue. Il faut d'abord écrire pour le lecteur, et considérer qu'il est intelligent, s'adresser au meilleur de lui-même. Il y a plusieurs manières de le faire : Edwy Plenel le fait depuis longtemps avec Mediapart par l'investigation. Nous avons choisi les enquêtes de fond. La seule enquête de la presse française sur le scandale de Presstalis a été rédigée dans Le 1 , avec le travail de Philippe Kieffer, car tous les autres dirigeants étaient autour de la table qui gérait Presstalis. Ils s'accordaient des ristournes, des passe-droits, etc.

Notre offre est d'individualiser un sujet chaque semaine, et de le revisiter par tous les savoirs, sensibles, avec la littérature, la poésie, l'art, et savants, avec des chercheurs dans tous les domaines, le tout médiatisé par le journalisme. Notre format est particulier : il commence par un A4, suivi d'un tabloïd avant de finir par un poster. Imaginez qu'on peut publier 35 000 signes, alors que ce format n'existe plus dans la presse aujourd'hui. C'est une immense liberté et une immense exigence, et nous nous adressons au seul lecteur, non aux confrères.

Nous avons près de 25 000 abonnés. Je n'oppose pas numérique et papier : nous avons lancé une application avant-hier. Nous sommes comme un judoka qui prend l'énergie de l'un pour l'apporter vers l'autre. La plupart de nos abonnés papier arrivent par notre site et par le numérique : il faut jouer de ces complémentarités.

En revanche, pour répondre à l'autre partie de votre question : chaque jour, je me demande si cela va durer. Nous non plus n'avons pas de publicité. Nous n'avons que nos lecteurs, et 200 000 euros de subventions par an au titre de l'aide au pluralisme.

Nous et nous seuls, qui sommes nos propres propriétaires, décidons de nos sujets. Si nous voulons consacrer un numéro au sujet des migrants, même si plus personne ne veut en entendre parler, nous le faisons sans nous préoccuper du volume de la vente. Nos lecteurs sont là, car cette démarche éditoriale leur plaît.

Je suis toujours consterné, voire ébahi de constater que, quand vous lancez un média papier et frappez aux portes de la Banque publique d'investissement (BPI), vous êtes immédiatement raccompagné vers la sortie. Ces banquiers-là, qui vous prêtent toujours deux parapluies lorsqu'il fait beau, on n'en a pas besoin. On a besoin de gens prêts à prendre des risques avec nous, mais aucune banque ne m'a prêté un euro. Nous avons attendu cinq ans pour avoir droit à un petit découvert, que nous n'avons d'ailleurs pas utilisé. Vous l'imaginez bien, au moment de l'affaire Presstalis, nous étions au-delà du découvert. Le jour où les banques accepteront de prendre des risques en soutenant de nouveaux médias, avec des prêts à taux zéro et autres facilités, on trouvera d'autant plus scandaleux le fait que des milliardaires reçoivent des aides publiques, directes et à la distribution.

On dure par les contenus. Tant que l'offre est à la hauteur des attentes des lecteurs, il y a une place pour une presse libre, indépendante et inventive. Cependant, les conditions économiques ne sont pas toujours réunies pour faciliter ces créations.

Mme Isabelle Roberts . - Un média, c'est d'abord une idée, une conviction. Quand nous nous sommes lancés en 2016, nous avons regardé ce qui s'était fait auparavant et ce qui avait fonctionné. Côté médias numériques, il y avait eu comme pionniers Mediapart, un site payant, et Rue 89, un site gratuit - dans le débat entre abonnement gratuit ou payant, c'est le payant qui l'emportait largement. Lorsque Mediapart s'est lancé, tout le monde pensait qu'ils allaient dans le mur, que seule la gratuité était possible. Aujourd'hui, Mediapart est le plus grand succès de la presse numérique dans notre pays. Le modèle de l'abonnement payant reste cependant plus difficile, il faut une offre originale, qui se singularise. Nous avons choisi de raconter l'actualité en série, de faire des choix plutôt que le copier-coller que l'on trouve partout.

Un média est plus facile à lancer qu'à faire durer, une fois passé le temps où l'on a pour soi la nouveauté ; la durée relève de choix éditoriaux. Au départ, dans la rédaction, nous inscrivions sur un tableau les thèmes que nous voulions traiter - la question des migrations, pour reprendre cet exemple, n'est certainement pas le sujet le plus lu, qui fait vendre, mais il nous intéresse. Quand nous nous sommes lancés, en 2016, le public était de plus en plus disposé à payer pour des contenus : le choix du numérique se justifiait d'autant plus que nous pensions que la presse n'utilisait pas toutes les possibilités de contenu offertes par le numérique, et nous avons voulu développer une façon numérique de lire l'actualité. Nous avons rencontré notre public, la majorité de nos lecteurs ont moins de trente-cinq ans, certains nous disent être venus à la presse par Les Jours.

M. Nicolas Beytout . - Notre modèle est différent à L'Opinion : je suis parti de l'intuition que les médias suivaient suffisamment l'actualité dans un marché en attrition, et que, à l'inverse de ce que j'avais fait pendant trente-cinq ans en recherchant l'exhaustivité, il y avait de la place pour un format court - huit pages -, avec seulement des « papiers » longs, des sujets présentés selon des angles précis, et ce à une époque où la mode était plutôt aux « fermes à clics » dans lesquelles les journalistes ne faisaient que reprendre des dépêches d'agences. J'ai voulu créer un média numérique avec une extension papier, considérant qu'internet c'est l'audience, alors que le papier, c'est l'influence. Notre modèle combine ainsi un site et un journal papier.

En réalité, L'Opinion est, depuis le lancement de Libération en 1974, le premier quotidien papier de la presse payante d'information à survivre - Info Matin s'est éteint en deux ans. Quant à la presse gratuite, elle a créé et rencontre désormais beaucoup de problèmes. L'édition d'un quotidien papier est complexe et coûteuse, mais je crois que la presse papier a un rôle à jouer, différent et complémentaire du média en ligne ; c'est sur cette combinaison que repose notre modèle.

M. David Assouline , rapporteur . - Vos modèles sont effectivement très différents, mais au-delà de cette présentation, nous attendons aussi votre avis sur la concentration des médias.

Parmi les principaux actionnaires de L'Opinion , en plus de vous-même, monsieur Beytout, qui possédez 24,4 % du capital, on trouve Bernard Arnault, qui en détient 24,8 %, Liliane de Bettencourt, à 17,1 %, Ken Fisher, qui a investi 3,5 millions d'euros, Robert Murdoch, qui a injecté 2 millions d'euros au moins et qui est à 7,6 % du capital, mais aussi d'autres personnes qui ne manquent certainement pas de moyens, comme Jean-Philippe Thierry, ancien président des AGF, ou encore Philippe Louis-Dreyfus, l'armateur...

Je vous pose donc la question que j'ai posée de façon offensive à Bernard Arnault et à Vincent Bolloré : comment exercer une liberté d'enquête, de travail, d'expression des journalistes, quand le propriétaire a des intérêts sur les sujets dont vous traitez ? Ne voyez-vous pas, par exemple, des interférences avec les intérêts de LVMH ? On constate que le nombre d'articles parlant des activités de LVMH est plus important dans vos colonnes que chez vos concurrents, mais aussi que vous évitez des sujets qui pourraient gêner cette entreprise. Ce constat, je le fais en consultant la presse elle-même, sans disposer de moyens d'enquête particuliers, comme il en existe dans d'autres parlements ; je vous le dis en rassemblant des éléments issus de l'exercice même de la liberté de la presse : que répondez-vous ?

M. Nicolas Beytout . - La loi française oblige une société éditrice à rendre publique la liste de ses actionnaires. La société éditrice de L'Opinion s'appelle Bey Médias Presse & Internet, et son actionnaire à 100 % est Bey Médias. Pour être précis sur ce point, permettez-moi de faire un détour par un épisode qui a failli nous être fatal, sous le gouvernement socialiste, qui voyait d'un mauvais oeil notre survie.

En 2013, il était possible à toute personne, physique ou morale, de déduire de ses revenus 25 % de son investissement dans un journal de presse d'information générale, une disposition qui a été renouvelée dans la loi de finances de 2022. Cette disposition était très intéressante pour capitaliser notre société, mais l'administration nous l'a refusée lorsque nous lui avons demandé un rescrit, au motif que les fonds avaient été recueillis par Bey Médias, que l'administration a qualifiée de « holding », et non pas par notre filiale chargée directement de l'édition (la société éditrice, Bey Médias Presse et Internet). Selon l'administration fiscale, c'est cette filiale qui aurait dû lever les fonds pour que nos investisseurs aient droit à la déduction. J'ai contesté, faisant valoir que le texte de la loi visait explicitement « toute société exploitant un journal » (et non pas « éditant » un journal), mais l'administration fiscale a balayé l'argument d'un revers de la main. Nous sommes allés en justice, le tribunal administratif de Paris nous a donné raison, puis la cour d'appel de Paris, puis le Conseil d'État, qui a condamné l'État aux dépens... Il faut donc bien préciser les choses, monsieur le rapporteur : lorsqu'il exige la publicité des actionnaires, le droit français vise explicitement ceux de la société éditrice, c'est-à-dire, pour L'Opinion , Bey Médias.

Au départ, j'ai accepté la demande de certains de nos actionnaires qui pensaient que leur participation à un média jugé libéral risquait de passer pour une forme d'agression du pouvoir en place - et ils ne voulaient pas être des victimes collatérales de notre média. Les actionnaires ont donc fait connaître leur nom progressivement (vous n'avez pas mentionné l'un de nos soutiens initiaux, en la personne de Claude Perdriel, qui a été actionnaire dès le démarrage). Tous participaient à une aventure dont l'orientation était libérale.

S'agissant de l'indépendance rédactionnelle, je vous réponds que, dans le pacte qui lie entre eux nos actionnaires, une disposition particulière me donne la majorité absolue sur toutes les questions éditoriales : le contenu, les choix, les limites à se fixer, le choix des journalistes. Pour le reste, la différence avec les médias dont vous avez abondamment parlé, c'est que se trouve au capital de L'Opinion un grand nombre de milliardaires, qui se surveillent, se contrôlent les uns les autres, ce qui me donne une extraordinaire liberté. En réalité, il n'y a pas de lancement d'entreprise d'envergure sans faire appel à des personnes qui ont de l'argent. Edwy Plenel vous a dit que Mediapart vivait sans actionnaires, mais il a en réalité fait appel à des grandes fortunes pour lancer son média, des gens extrêmement riches ont mis de l'argent pour qu'il devienne ensuite indépendant.

M. David Assouline , rapporteur . - J'ai lu des articles et analysé certains des papiers de L'Opinion , qui relèvent quasiment du publi-rédactionnel pour LVMH - on vous reproche de favoriser des actionnaires importants dans le traitement de l'information les concernant : que répondez-vous ?

M. Nicolas Beytout . - Qualifier de publi-rédactionnels des articles me paraît insultant au regard de la qualité professionnelle des journalistes qui les rédigent - c'est le commentaire que je ferai sur votre jugement. Je refuse de considérer que nous réservons un traitement particulier et plus favorable à LVMH dans nos colonnes.

M. Laurent Lafon , président . - Je voudrais revenir sur la question du financement lors du lancement de vos médias.

Au départ, chacun de vous a fait appel à des investisseurs, nous venons de citer plusieurs investisseurs de L'Opinion. Nous savons aussi que, pour Les Jours, Xavier Niel et Matthieu Pigasse ont participé au lancement, tandis que Xavier Niel a apporté 200 000 euros à Mediapart, Jean-Louis Bouchard et Thierry Wilhelm 500 000 euros chacun. Comment, en réalité, peut-on lancer un média sans faire appel à des investisseurs, qui sont en général des personnes qui ont réussi dans un domaine qui, d'une manière ou d'une autre, intéresse nécessairement la presse ?

M. Éric Fottorino . - Comme je l'ai dit, quand vous avez un projet de média, il n'est pas facile de trouver une banque qui vous prête de l'argent... Il se trouve qu'Henry Hermand avait apprécié le récit de mes vingt-cinq années passées au sein du journal Le Monde - Mon tour du « Monde ». Comme il connaissait la presse pour avoir participé au Matin de Paris , il m'a demandé si je ne voudrais pas faire un journal. Comme je lui ai répondu que je n'en avais pas les moyens, il m'a alors proposé son aide pour l'amorçage - et c'est ce que nous avons fait, avec un budget tous les trois mois en avançant à vue. Aujourd'hui, nous détenons 60 % du capital et le reste appartient à la famille d'Henry Hermand, qui est décédé en 2016. Nous sommes parfaitement libres sur le plan éditorial, il n'y a pas de clause sur ce point. Il se trouve qu'Henry Hermand, qui avait fait fortune dans l'immobilier commercial, avait été un compagnon de route de Michel Rocard, et qu'il a soutenu Emmanuel Macron. Je le précise parce que ce soutien fait dire à certains que, de ce fait, Le 1 serait un journal macroniste. Nous avions eu cette discussion en 2013 lorsque nous avons lancé Le 1 , il n'était pas question de faire un journal qui soutiendrait Emmanuel Macron, et surtout, qui aurait alors prédit qu'il deviendrait Président de la République ?

Ceux qui lisent Le 1 savent ce qu'il en est : si j'ai eu des échanges intéressants et importants avec Emmanuel Macron lorsqu'il était ministre de l'économie, notamment sur la place du roi dans nos institutions, nous avons aussi été très sévères sur la politique économique et sociale conduite par le Président de la République - je ne me suis donc jamais mis de laisse autour du cou avec ce soutien initial. Cela dit, j'aurais beaucoup aimé recevoir le soutien initial d'un investisseur parfaitement neutre...

Mme Isabelle Roberts . - On ne lance pas un média sans argent, ni bien sûr un média indépendant. Nous avons passé l'année 2015 à construire Les Jours, sur le plan technique, éditorial, financier ; nous l'avons fait brique par brique, en faisant appel aux lecteurs au travers d'un financement participatif, qui nous a rapporté 85 000 euros et qui a constitué ce qui est devenu notre communauté d'abonnés. Nous sommes allés voir des investisseurs privés sur cette base. Les cofondateurs possèdent 69 % du capital, viennent ensuite les lecteurs, à hauteur de 10 %, et une dizaine d'investisseurs, dont Xavier Niel, pour de très petits pourcentages.

M. David Assouline , rapporteur . - On trouve aussi Matthieu Pigasse dans votre capital.

Mme Isabelle Roberts . - Oui, ce n'est pas caché, la liste des noms de nos investisseurs est en ligne. Nous avons le contrôle sur notre capital, les actionnaires privés n'en ont qu'une très faible part et ils ne siègent dans aucune instance de notre journal.

M. Laurent Lafon , président . - Ils ne siègent pas dans le comité de direction ?

Mme Isabelle Roberts . - Non, ils viennent à l'assemblée générale annuelle.

M. Edwy Plenel . - Nous abordons ici la question du libéralisme, que l'on peut poser ainsi : sommes-nous un pays libéral et sommes-nous une démocratie vivante ?

D'un point de vue anglosaxon, où le libéralisme économique est tempéré par un libéralisme politique qui respecte l'indépendance de contre-pouvoirs, nous ne sommes pas un pays libéral. Quand nous avons voulu fonder Mediapart, je pensais que nous trouverions facilement des personnes souhaitant une presse indépendante, qui dérange y compris leurs intérêts ; or, ces gens-là n'existent pas en France. À Mediapart, nous pratiquons un journaliste d'intérêt public, qui peut déranger un jour la droite, un jour la gauche, le monde des affaires, celui des partis politiques, un journalisme au service du droit de savoir des citoyens. J'insiste sur ce point, parce que c'est le coeur du sujet : si le libéralisme économique, c'est seulement la rapacité économique accompagnée de brutalité démocratique, ce n'est pas du libéralisme, mais c'est ce qui fonde des démocraties autoritaires où le monde des affaires fait ce qu'il veut, y compris abaisser le contrepouvoir qu'est la presse.

Quand nous avons lancé Mediapart, en 2007, le financement participatif en ligne n'existait pas, et notre premier financement a été l'endettement des fondateurs. Nous nous sommes endettés pour un montant d'un peu plus de 1 million d'euros - j'ai remboursé pour ma part un emprunt personnel pendant dix ans. Il n'était pas question pour nous de demander des financements complémentaires sans avoir pris nous-mêmes le risque de nous engager ; c'est ce que nous avons fait, avec deux exceptions que vous avez citées : Jean-Louis Bouchard et Thierry Wilhelm, qui ont accepté de nous accompagner.

Parallèlement, nous avons créé une Société des amis de Mediapart, réunissant 87 contributeurs. À ce sujet, je veux rectifier ce qui est monté jusqu'au Président de la République lors de l'entretien que nous avons eu avec lui en 2018 : non, Xavier Niel n'a jamais été actionnaire direct de Mediapart. Il a été l'un des 87 donateurs de la Société des amis de Mediapart, présidée par le mathématicien Michel Broué, et il l'a été à une époque où il n'était pas du tout l'oligarque qu'il est devenu, où il était un simple fournisseur d'accès internet, avant la cession de Free.

Enfin, une fois cet amorçage réalisé, la recette du financement, comme l'a dit ma consoeur Isabelle Roberts, ce sont les abonnés. L'essentiel pour nous était d'atteindre le point d'équilibre. Nous avons réuni 3,5 millions d'euros pour démarrer, en 2008, et nous avons atteint le point d'équilibre deux ans et demi plus tard, à la fin de l'année 2010, dans la foulée de l'affaire Bettencourt, avec 40 000 abonnés.

Par la suite, nous avons veillé à la bonne gestion et à la rentabilité de cette entreprise, avec pour objectif d'inventer un modèle vertueux, que nous avons mis cinq ans à élaborer, dans le cadre du Fonds pour une presse libre, fonds de dotation qui sanctuarise Mediapart. En conséquence, Mediapart s'est endetté pour racheter l'ensemble de ses actions. L'actionnaire est la Société pour la protection de l'indépendance de Mediapart, qui est elle-même contrôlée par le Fonds pour une presse libre.

Pour terminer, il existe un point commun entre nous quatre, quelles que soient les différences de sensibilité, de parcours et de modèle : vous avez devant vous des représentants de journaux ou de médias de journalistes, créés par des journalistes, défendant le métier de journaliste. La cohérence de ce métier autour du service du public, autour de la vérité des faits : voilà notre point commun. Cela est vrai, quelles que soient nos divergences, notamment avec Nicolas Beytout - je sais combien il y a d'excellents journalistes à L'Opinion .

Excusez-moi, monsieur le président, si j'ai été un peu vif tout à l'heure, mais nous sommes devenus des exceptions. Aujourd'hui, les médias de journalistes ne sont plus majoritaires au sein du paysage médiatique. Les directeurs de publication, qui, aux termes de la loi de 1881, sont comptables des contenus - je me suis encore rendu deux fois au tribunal cette semaine à ce titre -, ne sont plus des journalistes. Dans nos médias, ils le sont encore, mais, dans les autres, ce sont des gens liés au milieu d'affaires.

Nos modèles sont vertueux, mais la question qui vous est posée est celle du « mur » - « the wall », pour reprendre une formule libérale, au véritable sens du terme, que l'on utilisait traditionnellement à l'égard des intrusions de la publicité dans le contenu éditorial. Comment créez-vous le mur par rapport à cette presse d'industrie qui intervient dans les médias - nous sommes bien placés pour le savoir - pour que les informations qui dérangent ses intérêts ou sa clientèle, notamment politique ou partisane, n'y soient plus répercutées ? C'est une vraie question que vous aurez tous à traiter un jour ou l'autre.

Le fait que telle ou telle information soit en tête de gondole, dans les headlines , dans la manchette, c'est là la vitalité d'une démocratie ! Combien de fois avons-nous été témoins, à Mediapart, d'informations d'ampleur qui ont mis un temps fou à parvenir dans l'espace public ?

Je vous recommande, à ce propos, de regarder le film que nous avons produit et réalisé avec l'agence Premières Lignes, qui produit Cash Investigation . Ce film sera visible à partir du 15 février sur Mediapart et sortira le lendemain en salles dans toute la France. Il s'intitule Media crash, qui a tué le débat public ? C'est au coeur de votre sujet.

M. Laurent Lafon , président . - Merci. Comprenez bien que ce qui nous intéresse, c'est de comprendre vos modèles, qui sont atypiques par rapport aux autres médias français.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Puisque le pluralisme est le maître mot de notre commission d'enquête, nous sommes particulièrement heureux de vous auditionner cet après-midi. Alors que défilent devant nous des stars du CAC 40, vos personnalités et vos parcours ne laissent pas indifférents, ce qui est particulièrement stimulant dans ce monde monotone.

Le sujet dont nous traitons est vieux comme le monde, comme MM. Plenel et Fottorino l'ont rappelé tout à l'heure avec brio. Pour ma part, je veux très modestement évoquer le rapport Lancelot de 2005, qui avait été commandé par le Premier ministre de l'époque, Jean-Pierre Raffarin. Ce rapport n'est pas très ancien et il est très intéressant. La concentration des médias est un marronnier, mais, comme vous l'avez tous souligné, la verticalité actuelle nous donne le sentiment que sa force est décuplée.

Je veux vous poser trois questions relativement simples.

Premièrement, nous avons, en France, une presse d'opinion subventionnée. M. Plenel l'a rappelé, qui a même montré le mécanisme par lequel de grandes puissances économiques parviennent à tirer profit de cet argent public. C'est une spécificité française.

L'audiovisuel a, pour sa part, ceci de particulier qu'il est un bien public puisqu'il fait appel à des fréquences pour être diffusé et qu'il doit donc être autorisé, et qu'il n'y a pas d'audiovisuel d'opinion.

Faut-il en arriver, justement, à un audiovisuel d'opinion ? Et est-ce que l'audiovisuel public, dont je rappelle qu'il est lui aussi financé de façon très importante par le budget de l'État - à hauteur de 3,7 milliards d'euros - ne peut pas jouer ce rôle d'audiovisuel totalement indépendant ? Vous savez qu'il est, pour le moment, sous le feu de la critique, puisqu'on l'accuse de rouler plutôt à gauche.

Deuxièmement, à l'heure où les influenceurs sont portés au rang de stars dans la consommation, comment est-il possible d'empêcher des capitaines d'industrie d'obtenir de l'influence par l'intermédiaire des médias ? Cela me fait penser à la profusion d'ingénieurs dont le métier ne consiste qu'à rechercher comment contourner les règlements de plus en plus contraignants de Formule 1... Y a-t-il un chemin pour éviter cela ?

Troisièmement, pour rebondir sur ce qu'ont dit MM. Beytout et Fottorino, ne faudrait-il pas trouver un mécanisme permettant de favoriser l'émergence du pluralisme ? Vous êtes la preuve vivante que celui-ci est possible. Au demeurant, je ne peux me résoudre, monsieur Plenel, à ce que notre pays soit caricaturé comme étant illibéral. J'ai lu les articles de Mediapart sur les auditions de MM. Bolloré et Arnault. Indépendamment du talent d'écriture de son auteur, je trouve que vous avez eu la dent très dure... Le Sénat fait son travail avec rigueur et ne roule pour personne, ainsi que la pluralité des sensibilités représentées autour de cette table en atteste.

M. Michel Laugier . - Monsieur Plenel, combien de journalistes exactement travaillent aujourd'hui pour Mediapart ? Sur quels critères les recrutez-vous ?

Le fonds de dotation qui est aujourd'hui à sa tête a-t-il des participations dans d'autres médias ? Il pourrait alors s'agir d'un début de concentration...

M. Edwy Plenel . - Non : il n'en a pas.

M. Michel Laugier . - De manière beaucoup plus globale, notre monde évolue énormément. Je veux insister sur la part prépondérante des grands réseaux, des grandes plateformes internationales.

La presse a perdu, en dix ans, 50 % de ses revenus publicitaires, qui ont surtout été captés par les grandes plateformes.

J'ai bien entendu qu'il fallait éviter les concentrations, mais des concentrations n'ont-elles pas permis de sauver certains médias ? La concentration peut aussi présenter des avantages.

Estimez-vous que l'audiovisuel public est le modèle idéal de pluralisme et d'indépendance journalistique ?

Pour terminer, en quoi incarnez-vous ici aujourd'hui la liberté d'expression par rapport aux autres médias ?

Mme Sylvie Robert . - M. Plenel a tenu à rappeler l'objectif de notre commission d'enquête. Je veux lui dire qu'il nous importe également de parler de la qualité de l'information. Je connais le travail que vous réalisez. Quand je lis Le 1 , j'ai parfois l'impression de lire de la littérature... La qualité, dans ce monde complexe de la fabrique de l'information, est aussi un sujet - par rapport, notamment, aux chaînes d'information en continu.

Je veux également aborder la question de l'évolution des usages. Comment, demain, va-t-on lire l'information ? Comment les générations actuelles s'emparent-elles de cette question ?

Nous avons parlé des modèles économiques, de l'organisation, de la gouvernance. Tout se tient ! Bien sûr, la question des interférences se pose, mais, en tant que parlementaires, nous devons avoir une vision un peu plus globale pour pouvoir légiférer. De fait, il y a des dispositifs législatifs que nous aurions envie de réformer.

On a parlé de la loi de 1986, du statut juridique des rédactions et des aides à la presse. Y a-t-il, selon vous, d'autres dispositifs que nous pourrions imaginer pour garantir le pluralisme et rendre la presse indépendante viable ?

Considérez-vous que l'Arcom dispose aujourd'hui des outils pour mettre en oeuvre les missions qui lui sont confiées ?

M. Nicolas Beytout . - Je veux d'abord rappeler que la majorité des subventions actuelles qui sont versées à la presse, en tout cas à la presse papier, sont reroutées directement vers Presstalis : ces sommes qui apparaissent dans les tableaux comme des aides directes à la presse lui sont directement reversées par les journaux. C'est tellement vrai que, la veille du jour où nous recevons ces aides, nous recevons un courrier du directeur général de la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC), qui nous demande de nous engager sur l'honneur à reverser immédiatement ces sommes. Pourquoi ces sommes, qui sont liées au plan de sauvetage de Presstalis, passent-elles par les médias ? Parce que, si elles lui étaient versées directement, elles seraient considérées comme des aides d'État et condamnées par Bruxelles.

Par conséquent, je vous engage à regarder les chiffres avec beaucoup de précautions : on est assez loin des sommes qui sont généralement évoquées.

S'agissant de l'opportunité d'une presse audiovisuelle d'opinion, je considère, pour ma part - je sais que cette vision est peu répandue -, que, en dehors des périodes électorales, où une égalité démocratique est nécessaire, le sujet des temps de parole est désormais obsolète. Lorsqu'il y avait deux ou trois chaînes, qui relevaient du service public, il était de l'intérêt public que ces temps de parole soient équilibrés. Désormais, on peut s'informer un peu partout, sur un grand nombre de chaînes d'information, mais aussi en streaming . Je pense à ces nouveaux médias qui sont extraordinairement populaires dans une partie de la population, comme Brut : c'est un média qui a une ligne éditoriale qu'il se sent libre de porter et de propager. Il n'a que faire de l'équilibre des opinions.

Dans ce paysage désormais multiple, l'Arcom pourrait-elle consacrer sa force à autre chose ? Cette possibilité serait sûrement bienvenue.

Mme Isabelle Roberts . - Vous ne serez pas étonnés que je sois totalement en désaccord avec ce qui vient d'être dit.

Il y a, aujourd'hui, une chaîne qui est devenue une chaîne d'opinion. Vous avez eu l'occasion d'en parler avec Vincent Bolloré cette semaine : c'est CNews. Il l'a nié, mais je rappelle tout de même que le slogan de CNews est « Venez avec vos convictions, vous vous ferez une opinion. » C'est donc revendiqué jusque dans le slogan et dans les publicités !

Non, je ne pense pas que les chaînes de télévision doivent devenir des chaînes d'opinion et, pour ma part, je ne pense pas du tout que le temps de parole soit obsolète ; je pense même qu'il devrait être renforcé. En effet, le grand problème avec CNews, qui est un cas d'école en la matière, c'est que la petite musique que cette chaîne fait entendre ne passe pas seulement par les invités politiques, pour lesquels ils sont plus ou moins obligés de respecter le temps de parole, même s'ils essaient de passer outre - lors des régionales de juin dernier, ils ont malencontreusement « oublié » une heure de RN dans leur déclaration au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA)... Ils usent d'astuces en faisant passer certains invités dans la nuit, ce pour quoi ils se sont aussi fait taper sur les doigts, ou en en « refourguant » un certain nombre dans ce qu'ils appellent le « Zap politique ».

Cette petite musique passe surtout par une catégorie d'invités que je qualifierais de « permanents », qui, en réalité, ne sont plus des invités, mais des chroniqueurs rémunérés - M. Bauder, que vous avez auditionné, l'a lui-même reconnu. Je pense très précisément à Jean Messiha, désormais porte-parole d'Éric Zemmour et invité « obligé » de CNews, quatre fois par semaine, à la demande de Serge Nedjar, patron de la chaîne - j'ose espérer que cette pratique va cesser. Les idées, les opinions passent aussi par ces personnes-là ! Les invités permanents sur CNews, c'est aussi Charlotte d'Ornellas, de Valeurs actuelles , ce sont des gens de Boulevard Voltaire, de Causeur ...

Je pense donc qu'il faut, au contraire, renforcer les pouvoirs de l'Arcom. Il y a beaucoup de fantasmes autour de celle-ci, qui, suivant les opinions, passe tantôt pour être un supercenseur, tantôt pour être trop molle. Or elle ne fait rien d'autre qu'appliquer la loi. Comme vous le savez, elle dispose de tout un arsenal de ripostes graduées, qui peuvent aller jusqu'à couper l'antenne à une chaîne qui n'aurait pas respecté ses obligations. De ce fait, elle paraît très souvent trop molle. Pourtant, elle a pris des décisions assez fortes, notamment en infligeant une amende de 200 000 euros à CNews pour les propos d'Éric Zemmour sur les mineurs isolés, pour lesquels il a été condamné par la justice cette semaine.

Il faudrait aujourd'hui que l'Arcom voie son rôle clarifié et qu'elle ait des outils plus clairs. Pour ce faire, on en revient toujours, naturellement, à une modification de la loi.

M. Éric Fottorino . - Je ne suis pas spécialement compétent sur les questions de télévision, mais je tâche d'être un citoyen attentif et, en cette qualité, il me paraît problématique aujourd'hui de voir Vincent Bolloré feindre d'être complètement étranger au contenu de ses antennes et à l'identité de ses chroniqueurs, en particulier d'Éric Zemmour, qui est maintenant candidat à la présidence de la République. Nul besoin d'être un spécialiste pour se rendre compte qu'il nous prend pour des imbéciles ! Il est aussi problématique que, même lorsque ce candidat n'est pas à l'antenne, différents chroniqueurs et animateurs entretiennent sa présence en reprenant ses propos.

Je pense qu'il faut du pluralisme au sein des chaînes, que ce soit les chaînes du service public ou les chaînes privées, mais je serais un peu plus prudent que Nicolas Beytout sur la question du temps de parole. Le temps de parole est aussi, quelquefois, du temps de propagande et de désinformation. Quand j'entends Éric Zemmour, je n'entends pas de l'information ni même une tentative d'éclairer les esprits des citoyens : je n'entends que de la propagande de bas étage. Dès lors, plus le contrôleur qu'est le CSA aura des moyens, plus il sera vigilant, et plus notre démocratie élective s'en trouvera renforcée.

La concentration a-t-elle sauvé les médias ? Nous ne sommes pas des juges instruisant à charge ou à décharge : notre métier nous oblige à avoir le goût de la nuance et à vérifier les informations. À cet égard, il importe, à mes yeux, de rappeler que nombre des journaux qui ont été rachetés à partir des années 1970 ont été très contents de trouver ces actionnaires ; ils sont même quelquefois allés les chercher.

C'est un vrai problème pour les journalistes que nous sommes. Chacun d'entre nous, à son petit niveau - nous ne sommes pas des mastodontes -, a inventé quelque chose qui a l'heur de plaire à un certain nombre de lecteurs qui nous font vivre et avec lesquels nous avons une relation directe, mais je pense que le rachat de tous les grands médias qui a eu lieu ces dernières années démontre que, globalement, les grands journaux n'avaient pas trouvé un modèle économique viable qui leur permettait d'inviter les actionnaires potentiels à passer leur chemin.

M. Hersant a regroupé Le Figaro et L'Aurore , il a regroupé des journaux départementaux pour contourner la loi sur les concentrations, mais, en réalité, ces journaux étaient en train de mourir. M. Niel apparaît comme un sauveur, comme un chevalier blanc face aux difficultés de France-Antilles . On peut aussi penser à ce qu'a fait Bernard Tapie en Provence.

Quand les journaux rencontrent des difficultés et vont chercher des repreneurs, ces derniers s'arrogent évidemment des droits, des prérogatives qu'ils ne devraient probablement pas avoir. Mais il ne faut pas oublier que, pour danser le tango, il faut être deux et, très souvent, si des médias n'avaient pas été rachetés, ils seraient morts ! Monsieur Laugier, tout cela entre effectivement dans des stratégies de concentration, mais beaucoup de médias seraient morts s'il n'avait pas trouvé des investisseurs pour les soutenir.

Comment va-t-on lire l'information demain ? Là aussi, madame Robert, nous touchons au coeur de notre métier. Qu'est-ce qu'une information aujourd'hui, alors qu'il n'y a aucun consensus sur les faits eux-mêmes ? De la même manière que l'on met un casque aux jeunes cyclistes pour leur protéger la tête - vous savez que je fais du vélo... -, je pense qu'il faut mettre un casque d'information aux jeunes, surtout au moment où le cerveau est encore très malléable, pour les protéger contre les désinformations qu'ils vont entendre tout au long de leur vie.

C'est une tâche immense, à la hauteur de l'enjeu qu'est l'éducation. C'est très bien que l'enseignement prévoie des heures d'éducation aux médias - elles sont passées de la seconde à la cinquième -, mais je pense que ce n'est rien par rapport à ce qui doit être fait. Les professeurs me disent que les élèves ne croient plus les textes qu'ils lisent et remettent en cause le savoir. Or la compréhension, l'honnêteté intellectuelle, la bonne foi, c'est précisément l'inverse de l'attitude des tycoons qui vous disent aujourd'hui qu'ils ne connaissent pas M. Zemmour et semblent à peine savoir qu'il intervient sur leur chaîne ! C'est vraiment « se foutre » du monde.

Je pense qu'il est très important que, dès le début, l'information soit au coeur des apprentissages, des programmes, aussi bien que l'histoire, les mathématiques ou les sciences de la vie et de la Terre.

M. Edwy Plenel . - Je vous remercie, madame la sénatrice Robert, d'avoir rappelé que, derrière tout cela, il y a la question de la qualité de l'information. George Orwell disait : « Le premier ennemi de la vérité n'est pas le mensonge, ce sont les convictions ! » Notre métier ne consiste pas à produire des opinions ; évidemment, nous en avons tous, comme chaque citoyen. Notre responsabilité professionnelle - c'est là-dessus que nous sommes jugés - est de produire des faits, des informations, et de les documenter pour nourrir le débat public ; elle n'est pas d'énoncer de « grandes vérités »...

Monsieur le sénateur Hugonet, je n'ai pas employé le terme de dictature, je parle plutôt, et cela depuis très longtemps, de démocratie de basse intensité. Pierre Mendès-France disait : « La démocratie, c'est une culture, une façon d'être, ce ne sont pas simplement des institutions. »

Pour moi, le manifeste intellectuel et philosophique du journalisme est un texte d'Hannah Arendt - nul hasard si elle est également l'auteure du livre Les origines du totalitarisme . Ce texte, qui s'intitule Truth and Politics , a été publié dans The New Yorker au sein d'un recueil sur la crise de la culture. Hannah Arendt rappelle cette chose essentielle : les vérités les plus fragiles sont les vérités de faits que produisent les journalistes, tandis que les vérités d'opinion ne sont pas menacées. C'est bien ce qui est en péril aujourd'hui en France et pas en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie ou même aux États-Unis malgré les tentatives de M. Trump...

Nous vivons, sidérés, un moment tout à fait singulier où les opinions sont en train de tuer l'information, où on peut dire des énormités sur notre passé, sur Vichy, sur Dreyfus, sur nos compatriotes de culture, de croyance ou d'origine musulmane, sur les universités, sur la diversité de notre peuple, etc. On peut avancer des idéologies de l'inégalité naturelle, qui sont radicalement opposées à l'article 1 er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Et on peut dire tout cela à antennes déployées !

Comment défendre l'indépendance et la vitalité de l'information, alors que nous nous heurtons à cette vague qui nous emporte et qui domine le débat public ?

Cela m'amène à la question de la télévision. Je suis sidéré que le CSA, l'Arcom aujourd'hui, n'intervienne pas. Nous sommes des entreprises privées qui participons au pluralisme et nous sommes soumis à une formidable loi, la loi de 1881 sur la liberté de la presse, avec une jurisprudence abondante sur l'intérêt public, le respect du contradictoire, la diffamation, le sérieux de l'enquête... Quand on cède une fréquence hertzienne à une chaîne de télévision, on cède un bien public - il arrive d'ailleurs que certains la revendent dans des conditions discutables pour faire fortune... Et le CSA signe alors une convention avec les responsables de ladite chaîne. J'ai devant moi celle qui a été signée avec CNews le 27 novembre 2019 : on y parle de pluralisme dans l'expression des courants de pensée, d'engagements à ne pas encourager les comportements discriminatoires en raison de la race, de l'origine, du sexe, de l'orientation sexuelle, de la religion ou de la nationalité, de promotion des valeurs républicaines d'intégration et de solidarité, etc.

Je ne comprends donc pas comment cette chaîne peut continuer d'exister !

M. David Assouline , rapporteur . - J'ai lu le même extrait au directeur de l'information de CNews ; il a répondu qu'il respectait la convention...

M. Edwy Plenel . - Quand il s'agit de chaînes hertziennes en accès libre et gratuit, il s'agit d'un bien commun et nous devons disposer des moyens de contrôler qu'une telle chaîne ne se transforme pas en une chaîne d'opinion. Sinon, le pluralisme et la diversité sont atteints.

Cela m'amène à la question posée par M. le sénateur Laugier : la concentration ne sauve-t-elle pas les médias ? Les véritables questions seraient plutôt de savoir si cette concentration se fait au détriment de la qualité du débat public et si, pour en revenir au terrain économique, la concurrence est libre et non faussée. Je ne reviens pas sur les chiffres que j'ai déjà cités tout à l'heure. Il n'y a pas, aujourd'hui, de vérité des prix, puisque les résultats de ces médias ne seraient pas les mêmes s'ils ne percevaient pas les aides publiques versées par l'État et s'ils n'avaient pas signé d'accords secrets avec les Gafam. Vous parlez de sauver les médias, mais il n'y a pas de vérité des prix d'un point de vue économique et il n'y a pas de respect de l'honnêteté du débat public.

Je vais donc vous rappeler brièvement mes propositions.

Premièrement, les aides directes, cette tradition française dont parlait M. Hugonet, cette exception française, sont un archaïsme total. Nous ne sommes pas les seuls à le dire ; de nombreux rapports ont été publiés à ce sujet, que ce soit par la Cour des comptes, par M. Roch-Olivier Maistre lui-même, qui est aujourd'hui président de l'Arcom, ou par d'autres. Les aides indirectes, qu'elles soient fiscales, sociales ou postales, c'est autre chose ; ce sont des aides à l'écosystème. Les aides directes à des entreprises ne sont pas admissibles. Nous devons faire en sorte que le système vive sainement et qu'il y ait une vérité sur les prix. Les rédactions doivent se battre pour elles-mêmes, ce qui ne peut pas être le cas si elles savent qu'il y a les aides publiques, d'un côté, le mécène oligarque, de l'autre. On ne peut survivre ainsi grâce à d'autres ! Il faut arrêter ces bouées de sauvetage pour que notre profession retrouve sa vitalité.

Deuxièmement, il faut mettre fin à l'opacité. On doit connaître l'actionnariat d'un journal, parce qu'il est au coeur du débat public. Il faut de la transparence sur son actionnariat comme sur les subventions et aides qu'il reçoit.

Troisièmement, il faut limiter la concentration verticale. Avec l'argument qu'il faut des champions français, cette concentration est vue sans limites, alors qu'elle s'ajoute avec celle qui est déjà au coeur de nos métiers, c'est-à-dire avec les secteurs de la publicité et de la communication. Il faut donc avancer sur les questions de conflits d'intérêts : il n'est pas légitime qu'interviennent tant d'activités non journalistiques, non éditoriales. Contrairement à ce qui a été dit tout à l'heure, les grands champions de l'information dans les démocraties vivantes sont des industriels de l'information, pas des industriels de l'armement, du luxe, de la téléphonie ou d'un quelconque autre secteur économique...

Quatrièmement, il faut, compte tenu de cette situation, donner des droits juridiques et moraux aux rédactions, y compris dans le secteur public afin que celui-ci soit indépendant des gouvernants - je dis cela pour répondre à votre inquiétude, monsieur Hugonet. Les rédactions doivent avoir des droits en ce qui concerne le choix des responsables éditoriaux et leur révocation. Cela me paraît un principe évident et un gage de confiance. C'est d'ailleurs le cas chez nous, comme cela l'était traditionnellement au Monde ou à Libération à l'époque où ils étaient contrôlés par les personnels.

Par ailleurs, Mediapart produit sur tous ces sujets les articles les plus longs et les plus documentés. Petit détail intéressant, le rapport de la mission d'information de l'Assemblée nationale sur les plateformes et leur écosystème, une question centrale donc, n'a donné lieu, le lendemain de sa publication, qu'à une petite dépêche de l'AFP. Il s'agit d'un sujet largement transpartisan - la présidente de cette mission d'information appartient au groupe Les Républicains - qui concerne l'ensemble du système médiatique, en particulier lorsque le rapport, reprenant une position que j'avais défendue devant la mission, évoque le refus de certains médias d'apporter de la transparence sur les accords de gré à gré qu'ils ont signés avec Google, Facebook et les autres plateformes de ce type. Or il n'y a pas eu d'article sur ce sujet dans Le Monde , Le Figaro ou Libération ... Toute rubrique médias digne de ce nom aurait pourtant dû s'y intéresser !

Sur les questions très précises de M. Laugier, à Mediapart, nous sommes aujourd'hui 65 journalistes en CDI sur 120 salariés. Tout est internalisé, y compris la relation avec les abonnés, l'informatique, la gestion ou le marketing. Nous avons à peu près 70 collaborateurs pigistes réguliers, que nous recrutons sur des critères de qualité professionnelle que vous pouvez juger sur pièces. Nous, les fondateurs, sommes sur le déclin et nous veillons à ce que la nouvelle génération, celle autour de quarante ans, prenne le relais. Je crois que la réussite de Mediapart tient aussi à la transmission de la tradition à cette nouvelle génération.

Mon dernier point porte sur la liberté d'expression. J'avais oublié une précision importante au regard des promesses démocratiques de la révolution numérique : entre le moment où nous nous sommes créés et aujourd'hui, on observe une grande régression liée à l'ascension des réseaux sociaux.

Dans ce contexte, nous sommes les seuls à avoir maintenu notre cap - c'est dans notre nom - d'un journal participatif. Tout abonné peut librement bloguer et commenter, dans une culture de free speech , avec une liberté d'expression associée d'un contrôle a posteriori . Mediapart marche ainsi sur deux jambes : les informations que nous produisons et le libre débat d'opinion de nos abonnés. Dix personnes en CDI s'occupent chez nous de la relation éditoriale, du club participatif et de l'expression sur les réseaux sociaux. C'était un enjeu pour nous de montrer que le numérique n'était pas le lieu de création de la précarité, mais d'emplois et de compétences véritables.

Je précise que, à tous les niveaux, Mediapart est totalement paritaire : une moitié d'hommes, une moitié de femmes.

Mme Monique de Marco . - Que pensez-vous de la pratique des ménages, qui consiste pour un journaliste à assurer une prestation rémunérée au service d'une entreprise ou d'un lobby ? Ne pensez-vous pas qu'il y a là un mélange des genres et un risque de conflits d'intérêts, et ne serait-il pas nécessaire de légiférer sur ce sujet ?

M. Vincent Capo-Canellas . - Je retiens de notre échange que, comme l'a dit Edwy Plenel, vous avez tous un projet éditorial, et que cela devient une denrée rare. Mme Roberts le rappelait, les commentaires de non-journalistes se multiplient. Comment éviter cette banalisation de l'opinion face à l'information, alors qu'on n'a pas l'arrière-plan et la capacité de mise en perspective des journalistes ?

Ensuite, sur les relations avec la sphère économique et sur le besoin de capitaliser, nous avons compris que vous aviez un projet éditorial et que vous avez su attirer des investisseurs tout en cantonnant les choses, par exemple en rachetant les parts ou en trouvant une autre formule. M. Beytout nous a indiqué tout à l'heure une possibilité, qui consiste à dresser une muraille entre le projet éditorial et les investisseurs. Cela vous paraît-il reproductible ? Je me réjouis de vous voir indépendants, mais ne risquez-vous pas une sous-capitalisation ? Peut-on vraiment se passer d'investisseurs, voire faut-il interdire les grands groupes, alors que la loi Hersant a été contournée ? Face à un excès de concentration, peut-on l'interdire, peut-on la réguler ? Comment avancer sur les conflits d'intérêts potentiels ? Il me semble en tout cas que, dans une économie libérale, on a toujours besoin d'investisseurs.

Enfin, M. Plenel a parlé de transparence avec les plateformes. Que voulez-vous dire par là et que nous suggérez-vous de regarder ?

M. Laurent Lafon , président . - Dans la continuité des questions économiques, que pensez-vous de la proposition d'encadrer l'affectation des ressources publicitaires, pour éviter un transfert trop massif sur le numérique et obliger un prescripteur à diversifier ses annonces ?

M. David Assouline , rapporteur . - Notre réflexion portera sur des propositions que nous pourrons formuler. Tout le monde est d'accord pour affirmer qu'il y a un nouveau paysage médiatique avec les concentrations et que la loi de 1986 est obsolète. En tant que législateurs, certains pourraient penser qu'il faudrait libéraliser, voire supprimer toutes les règles, et d'autres qu'il faudrait les renforcer et les étendre à de nouveaux domaines, je pense notamment aux fournisseurs d'accès.

Dans la loi de 1986, les concentrations horizontales sont réglementées, avec jusqu'à sept chaînes. Faut-il rabaisser ce seuil ?

Ensuite, des concentrations diagonales existent. À l'époque, on ne pouvait cumuler que deux supports parmi la radio, la télévision et la presse écrite, définie comme presse quotidienne d'information générale couvrant au moins 20 % du territoire. Cette dernière définition me semble d'ailleurs caduque. Vous avez posé deux autres sujets : doit-on limiter ou interdire la possession de régies publicitaires ? Peut-on être un fournisseur d'accès et un diffuseur de contenus à la fois ?

C'est là où le législateur peut modifier les règles. Mais, à chaque fois que j'ai voulu légiférer sur les concentrations, je me suis heurté au fait que la loi n'est pas rétroactive. Ainsi, ceux qui sont en place le resteront et les nouveaux entrants ne pourront se battre à armes égales. En revanche, protéger les rédactions peut immédiatement s'imposer à tous de façon opérationnelle, entrants ou déjà installés. Comme beaucoup, j'ai travaillé sur la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, dite « Bloche », qui est insuffisante, car le statut juridique et les obligations qu'elle prévoit se sont révélés à géométrie variable.

Comment peut-on protéger des rédactions de leurs propriétaires, à la fois dans la presse écrite et à la télévision ? Je rappelle que, pour cette dernière, je ne parle pas de la télévision numérique, mais bien de droits d'émettre qui sont des concessions d'État faites par l'Arcom pour lesquelles, jusqu'à présent, l'idée de chaîne d'opinion n'avait jamais été envisagée. Les chaînes d'information étaient considérées comme telles plutôt que comme chaînes de débat. Or, une grande majorité du temps d'antenne de ces chaînes est consacrée à des débats, laissant le travail d'enquête à la portion congrue. Quel modèle protecteur peut-on trouver, à l'instar de ce que Le Monde , Libération ou vous-mêmes avez pu faire ?

M. Edwy Plenel . - Je comprends toute la difficulté de votre tâche. Vous connaissez mon plaidoyer régulier pour un parlementarisme français non affaibli par le présidentialisme. Or, durant l'actuelle présidence et les deux précédentes, tout ce mouvement de concentration que vous combattez a été accompagné, voire aidé par des interventions directes de la présidence de la République, quelles que soient les étiquettes politiques des présidents.

Le premier objectif, c'est que nous ne soyons plus à armes inégales dans l'écosystème des médias, ce qui est la situation actuelle. Le meilleur exemple, ce sont les plateformes et les droits voisins. Les députés l'ont parfaitement établi. Le Spiil fait partie de l'organisme de gestion collective (OGC) présidé par Jean-Marie Cavada, ancien journaliste et ancien parlementaire européen. Notre cofondatrice Marie-Hélène Smiejan est membre de son conseil de surveillance. L'OGC défend que la manne des droits voisins du droit d'auteur que doivent ces plateformes qui s'enrichissent au détriment des médias - entre 800 millions d'euros et 1 milliard d'euros selon Jean-Marie Cavada. Nous défendons une position saine, normale, et sommes appuyés par le syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) et la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) : cette manne doit être gérée collectivement, de façon transparente, et non par des accords de gré à gré, comme les signent Le Monde , Le Figaro , Libération... Tant les plateformes que les responsables de ces médias - directeurs qui ne sont pas des journalistes - ont opposé le secret des affaires sur le contenu de ces accords. Il y a un enjeu terrible. Si nous n'y arrivons pas, l'écosystème médiatique sera radicalement transformé, avec des abus de position dominante. Devant les parlementaires, le directeur du Monde , Louis Dreyfus, s'est défendu en affirmant que c'était normal : ils sont les plus forts. On donne une prime au « premier de cordée » au détriment du pluralisme et de la diversité ; ce n'est pas possible ! L'Autorité de la concurrence est à nouveau saisie : ce sont des abus de position dominante. Le premier enjeu est donc de construire une digue.

Ensuite, vous devez énoncer les incompatibilités en matière de concentration. Il doit être incompatible que de grands opérateurs de la publicité soient de grands opérateurs de médias. Nous n'avons pas de publicité : « seuls nos lecteurs peuvent nous acheter », dit notre slogan. Sinon, la publicité est l'arme des propriétaires de médias : leurs médias peuvent en profiter plus que d'autres, et elle peut être une arme pour déstabiliser l'adversaire quand des contenus de l'adversaire ne plaisent pas. Quand cette publicité s'accompagne d'une agence de communication, Havas, chargée d'organiser la communication des personnes que nous mettons en difficulté par nos révélations, cela a une influence directe sur les médias, qui font des contre-attaques. Par exemple, durant les quatre mois de l'affaire Cahuzac, nous avons dû affronter un univers médiatique instrumentalisé par ce monde de la communication.

Dans l'ancienne tradition législative, les incompatibilités concernaient la commande publique. Vous avez un exemple flagrant : comment des actionnaires dont la commande publique est la première recette peuvent-ils être opérateurs de médias ? Je pense notamment au groupe Dassault, pour lequel nos gouvernants jouent même les représentants de commerce...

Deuxième exemple, l'Inde vit un immense scandale à partir de révélations de Mediapart sur les Rafale, au coeur du débat public du Parlement indien. Cela concerne aussi la France. En voyez-vous une ligne dans Le Figaro, voire une dépêche ? C'est pourtant un journal de qualité, le plus vieux d'entre nous, qui a publié le premier article de Zola dans son engagement qui allait le faire basculer dans l'affaire Dreyfus en 1896, en faveur des juifs. Il y a un problème concret.

Troisième exemple d'incompatibilité, vous devez empêcher de posséder à la fois les tuyaux et le contenu. Il y a un bon exemple, documenté par l'administration fiscale - sans revenir sur la mauvaise manière qui nous a été faite ensuite. Mediapart a mené la bataille, gagnée en France en 2014, en 2018 dans l'Union européenne, sur l'égalité du taux de TVA, aide indirecte aux lecteurs pour que la presse soit accessible. Nous voulions un même taux de TVA de 2,1 %, au lieu de 20 %. Cette TVA super-réduite est une aide traditionnelle à ce bien démocratique qu'est l'information. Or SFR presse a fait une offre groupée de ses bouquets, y compris audiovisuels, en y mettant ses journaux - à l'époque, L'Express , Libération ... - au taux de 2,1 %, en étendant le taux de la presse à toutes les activités de leur groupe concernées - portail d'accès, téléphonie... Ils ont été lourdement redressés fiscalement.

L'enjeu est de protéger les rédactions dans tous les cas de figure.

La Charte européenne de Munich de 1971 indique que « la responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime toute autre responsabilité, en particulier à l'égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics. » Il nous faut cette protection, qui est piétinée.

Monsieur Laugier, nous avons créé un fonds de dotation - cela existe depuis 2008 dans le secteur culturel - et non un fonds d'investissement. Ce fonds a la souplesse juridique des associations et la souplesse financière des fondations. Le Fonds pour une presse libre, légitimé par son intérêt public à recevoir des dons défiscalisés de particuliers ou d'entités, n'aide pas Mediapart, mais sanctuarise son capital en étant son actionnaire unique via la Société pour la protection de l'indépendance de Mediapart. Mediapart ne peut pas recevoir d'argent de lui, mais est contraint de verser une partie de ses profits au FPL, au profit de l'écosystème. Le FPL en est à son quatrième appel à projets. Avec l'argent collecté, dont celui de Mediapart, mais aussi de particuliers, il aide des médias indépendants à faire vivre leur projet, dans différentes régions. Une commission d'étude professionnelle étudie ces projets, divers. Actuellement, il aide un journal en ligne d'un réfugié afghan, qui réalise pour nous des reportages en Afghanistan. Il a aussi aidé Guiti News, journal autour des migrants. Il essaie de pallier l'absence de volontarisme d'autres instances pour aider à ce pluralisme, et à un journalisme de qualité et indépendant.

Pour éclairer ma notion d'écosystème, vous connaissez le film Don't Look Up sur Netflix sur le changement climatique : les indépendants sauvent Hollywood. Netflix a produit ce film impitoyable sur la présidence américaine, les médias, la vie politique, les réseaux sociaux et la télévision. Dans notre système actuel, un tel film, si virulent, ne pourrait pas être produit en France.

Mme Sylvie Robert . - Le pensez-vous vraiment ?

M. Edwy Plenel . - Il ne pourrait pas être produit avec de tels moyens et de telles vedettes comme Leonardo di Caprio. Interrogez les professionnels qui essaient de construire des projets. Il ne passerait pas, car ce système est trop imbriqué. Le libéralisme, c'est la possibilité d'informations qui dérangent les opinions, fussent-elles de la majorité. C'est là notre rôle d'aiguillon démocratique dans la diversité de nos sensibilités.

M. Éric Fottorino . - Une uniformisation consensuelle de l'information nous menace, lorsque des propriétaires puissants possèdent de grands groupes de presse. Les lecteurs, auditeurs et téléspectateurs s'en aperçoivent : tout se ressemble, et surtout on ne dérange pas trop. Cette uniformisation est un grand danger, elle ne fait pas le lien avec les lecteurs, les citoyens, qui se sentent éloignés des dirigeants et de toutes les autorités.

Notre rôle de média est d'autant plus important qu'on veut être simple dans la complexité ambiante : on préfère un mensonge simple à une vérité complexe. Nous sommes des artisans de cette complexité. Il est très facile d'aller dans le sens des algorithmes, de l'opinion qui cherche parfois plus à être rassurée qu'éclairée.

J'espère que les lois peuvent faire quelque chose. Nous sommes dans une démocratie un peu trop présidentielle, pas assez parlementaire. Mais les lois ne sont pas rétroactives. Ce qui est fait est fait, et ce qui a été défait l'est fortement.

A été défaite la capacité des rédactions à avoir cette ambition d'informer librement avec obstination. L'obstination, c'était un des quatre commandements d'Albert Camus avec la lucidité, l'ironie... On a l'impression que les médias possédés par ces puissants cherchent toujours là où il y a de la lumière, et assez peu là où il y a de l'ombre. Notre métier, c'est d'éclairer cette ombre. La lumière est aveuglante. Selon Hannah Arendt, l'actualité est trop éblouissante, et nous empêche d'aller chercher la vérité.

J'aimerais vous proposer des outils, comme faire des fondations, des fonds de soutien, le fait d'associer les lecteurs pour financer des reportages... Mais mille outils ne font pas une volonté et une puissance.

Les médias sont-ils un quatrième pouvoir ? Au contraire, ils ont été diminués dans leur influence, car la confiance a été perdue. Il serait absurde de demander à Vincent Bolloré et à Bernard Arnault de tout rendre.

Au 1 , nous sommes aussi dans la transmission, avec vingt-cinq jeunes âgés entre 25 et 35 ans. Je vois leur ambition de faire leur métier ; j'ai envie de leur donner les moyens de le faire. Il faut donc donner une personnalité juridique aux rédactions, pour qu'elles puissent ester en justice. Autrefois, on parlait de créer une muraille de Chine infranchissable entre les intérêts du capital et ceux de la rédaction, sans aucun passe-droit. L'actionnaire ne pourrait pas décrocher son téléphone pour parler ou non de tel ou tel sujet. Or j'ai vécu cette situation pendant six mois avec les nouveaux actionnaires du Monde, qui me demandaient de soutenir Dominique Strauss-Kahn. Cette muraille de Chine est poreuse partout. Une loi ne permettra probablement pas de protéger les rédactions pour qu'elles fassent leur travail.

J'ai été peiné lorsque j'ai lu, un jour dans Le Figaro , deux pages d'entretien du patron de Dassault Aviation signées par Étienne Mougeotte. Comment le patron du journal peut-il interroger un représentant de l'actionnaire, alors que ce journal publie d'excellents articles ? Quand vous êtes contrôlés par un actionnaire, il y a deux moments où on vous le rappelle : lorsque vous touchez à son domaine privé - son activité concurrentielle - et l'élection présidentielle - des marchés publics sont en jeu, et certains misent même sur tous les candidats.

Milan Kundera disait « La bêtise des gens consiste à avoir une réponse à tout. La sagesse d'un roman consiste à avoir une question à tout. » Notre travail, c'est d'avoir question à tout. Nous n'avons pas réponse à tout, mais si, dans les prochaines années, nous n'avons pas un corpus réglementaire, mais aussi une volonté et une lucidité politiques des dirigeants pour comprendre qu'une démocratie faible se mesure à la faiblesse de ses institutions médiatiques, demain, le populisme l'emportera, car les citoyens seront allés chercher ce qu'ils croient être des informations sur des supports délirants, effet boomerang de nos supports devenus eux aussi délirants pour d'autres raisons.

Mme Isabelle Roberts . - Je suis totalement d'accord. Les journalistes ne sont pas le bras armé de la justice, mais le bras qui actionne le bras armé de la justice.

C'est votre métier d'écrire la loi, mais je vais souligner ce qui ne va pas.

La règle des deux sur trois ne concerne que la presse quotidienne. Il faudrait que toute sorte de presse soit prise en compte.

Actuellement, les concentrations s'évaluent sur des bassins de population et de diffusion qu'aucun titre de presse, même de presse quotidienne régionale, n'atteint.

La loi Bloche se révèle inopérante, voire contreproductive : pour faire écrire la charte éthique de CNews, la direction a reformé en toute hâte une société des journalistes à sa main, qui a rédigé une charte qui autorise les « ménages », permettant à un journaliste d'être employé au service d'une industrie pour faire semblant d'être journaliste tout en promouvant cette industrie. Ces ménages devraient être interdits : ils n'ont rien à voir avec le journalisme.

Le comité d'éthique de Canal +, au moment où Éric Zemmour a fait sa sortie sur les mineurs isolés pour laquelle il est condamné, a estimé que l'émission « Face à l'info » ne pouvait pas continuer dans sa forme actuelle ; c'était il y a deux ans. Depuis, aucune modification n'a été apportée à l'émission. Cette loi, louable et déjà édulcorée à l'époque, est insuffisante. Il faut écrire une nouvelle loi et repartir de zéro, au lieu de modifier la loi actuelle comme cela est fait depuis quarante ans.

Un statut juridique des rédactions serait important. Par exemple, les journalistes d'I-Télé sont allés voir le CSA, qui a répondu qu'il ne pouvait rien faire. Actuellement, il n'y a pas de délit de censure. Un statut juridique des rédactions - à préciser en détail pour éviter les contournements - est nécessaire.

Reporters sans frontières vous a proposé un délit de trafic d'influence en matière de presse, pour éviter que le propriétaire industriel n'oblige la rédaction à publier un article ou un reportage favorisant ses activités. J'ai de nombreux exemples sur les activités de Vincent Bolloré au Togo.

M. Nicolas Beytout . - Un ménage, c'est un journaliste animant une conférence, un colloque, une convention, au profit d'une entreprise ou d'une fédération professionnelle. C'est assez courant dans le métier. À L'Opinion , ces ménages doivent être spécifiquement autorisés et ne sont jamais rémunérés pour le journaliste. La rémunération rentre dans le chiffre d'affaires du journal, souvent via des prises d'abonnements facturées. C'est une façon vertueuse de déconnecter le journaliste de la puissance économique pour laquelle il travaille.

Je doute qu'il soit très efficace d'encadrer l'affectation des dépenses publicitaires en fonction de l'endroit où elles sont effectuées. Comment comptez-vous une publicité insérée dans un journal papier qui a une application et qui est lue sur le numérique en pdf ? C'est complexe techniquement et difficilement faisable.

Je voudrais vous alerter sur un point : en général, la presse est en mauvais état économique. La presse pourrait-elle vivre autrement que par l'injection de dizaines de millions d'euros chaque année ? La question des milliardaires est un sujet, celle de la concentration des médias en est un autre, même si, évidemment, ces sujets s'additionnent parfois. Seules des personnes qui ont énormément d'argent investissent, car les médias demandent des dépenses considérables pour un retour sur investissement misérable - quand bien même il y en aurait un... Vous devez reconnaître à ces personnes un intérêt général à investir. Vous pouvez aussi réguler leur influence et leur mainmise sur telle ou telle rédaction. Mais si vous estimez que ces gens sont les adversaires d'une presse libre, il n'y aura plus beaucoup de journaux dans dix ans, car les coûts de structure de la presse sont quasiment insupportables.

Pourquoi les aides existent-elles en France ? Avec le droit du travail, les coûts sociaux sont gigantesques. Les imprimeries fonctionnent avec des coûts de fabrication deux à trois fois supérieurs à ce qui se passe ailleurs. C'est historiquement le résultat de lâchetés successives des patrons de presse et du législateur, avec un corpus législatif faisant que la presse papier est fortement déficitaire. Il y aurait un grand danger à interdire aux grandes fortunes d'investir dans la presse, et vous risqueriez de faire basculer ce monde dans l'inconnu.

Une dernière remarque, là aussi en forme d'alerte : de nombreuses formules existent pour protéger les rédactions. Mais aucune entreprise ne peut durablement vivre avec des salariés en opposition frontale avec leur patron, que ce soit dans le secteur médiatique ou dans tout autre secteur. Vous ne pouvez pas défendre une harmonie ou un projet économique si tous ceux qui travaillent dans l'entreprise sont fondamentalement opposés à ce que veut faire le propriétaire. Tous les outils peuvent être inventés, mais si vous tendez vers la construction de modèles d'opposition absolue entre les rédactions et les propriétaires, ceux qui viennent sauver les journaux aujourd'hui ne viendront peut-être plus demain.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Lundi 24 janvier 2022
Audition de Mme Delphine Ernotte Cunci, présidente de France Télévisions, Mme Sibyle Veil, présidente-directrice générale de Radio France,
et M. Bruno Patino, président d'Arte

M. Laurent Lafon , président . - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête avec une table ronde consacrée au service public, avec Mme Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, Mme Sibyle Veil, présidente de Radio France, et M. Bruno Patino, président d'Arte.

Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Il nous a semblé important de consacrer une audition complète au service public, que vous représentez dans sa diversité.

La France dispose d'un service public de l'audiovisuel qui représente une part importante du marché. Ainsi, le groupe France Télévisions rassemblait une part d'audience de 28,2 % en 2021 et Arte de 2,8 %. Radio France, de son côté, est le groupe leader en France, avec une part de marché de près de 30 %.

Il était donc difficile de parler de concentration des médias sans réunir un service public qui, par bien des égards, en est un acteur dominant. Pour autant, et s'il est, pour certains, paré de toutes les vertus, le service public est également parfois victime de suspicions quant à son indépendance du pouvoir politique, soit une remarque exactement symétrique à celle des médias privés face au pouvoir économique de leurs actionnaires.

Nous souhaitons donc que vous nous exposiez votre réflexion générale sur la concentration des médias, un mouvement qui pourrait encore être accentué en 2022 avec le projet de rapprochement TF1/M6 ou la montée en puissance de Vivendi, mais également que vous nous disiez ce qui fait, selon vous, la spécificité d'un média de service public, et que vous nous présentiez les garanties qu'il apporte face aux risques d'ingérence.

Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, madame Ernotte, madame Veil, monsieur Patino, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Delphine Ernotte Cunci, Mme Sibyle Veil et M. Bruno Patino prêtent successivement serment.

Mme Delphine Ernotte Cunci, présidente de France Télévisions . - Cette commission d'enquête arrive à un moment où l'on sent une forme de cristallisation de l'inquiétude sur la tenue des débats publics. En effet, aujourd'hui, trois Français sur quatre déclarent n'avoir aucune idée claire de l'actualité. Cela tient sans doute à trois facteurs.

Le premier est la prédominance des réseaux sociaux et le fait qu'une fausse information circule six fois plus vite qu'une information juste. Ces réseaux sociaux nous enferment dans des boucles qui, finalement, nous confortent dans des opinions préexistantes, sans parler de la dérive du harcèlement en ligne. Dans le même temps, des chaînes d'opinion émergent, avec leur lot d'hystérisation du débat et de culture du clash . C'est assez nouveau dans la télévision française. Enfin, le secteur se concentre très vite, en France comme ailleurs en Europe : nous assistons au rachat de Lagardère et au projet de fusion TF1/M6.

Donc, la question de la concentration se pose alors que nous sommes confrontés à un dérèglement médiatique. Elle questionne, d'une part, le pluralisme, et, d'autre part, la diversité culturelle.

Ma première conviction, c'est que le service public est une balise indispensable pour les citoyens en matière d'information. En effet, dans ce moment de dérèglement médiatique, l'information dans le service public n'est pas une marchandise, mais la base du contrat de confiance qui nous lie à nos concitoyens. Pourquoi ? Parce nous sommes indépendants des pouvoirs économique et politique ; parce que le pluralisme est au coeur de nos offres ; parce que ce contrat de confiance se vérifie dans les différentes enquêtes - France Info, notre oeuvre commune, est, en termes de confiance, largement en tête des chaînes d'information - ; enfin, parce que nous disposons, dans le service public, d'une offre d'investigation désormais unique. D'ailleurs, en Europe, on relève une corrélation très stricte entre le poids et la santé des services publics et le niveau de démocratie des différents pays.

Dans ce contexte, des propositions de privatisation ou d'abandon d'une partie du service public sont apparues en France et au Royaume-Uni. Ce débat est, pour moi, d'un autre siècle, qui voudrait que l'on passe d'un monopole public dans les années 1980 à une forme de monopole privé à partir des années 2020.

Ma deuxième conviction, c'est que les médias nationaux vont rester durablement les principaux financeurs de la création française. Les médias globaux transnationaux - d'origine américaine aujourd'hui, asiatique sûrement demain - qui figurent dans le top 10 des géants de la tech représentent 30 fois la valeur des 66 médias de service public européens. C'est dire leur poids et leur force politique, dont l'importance à Bruxelles est attestée par leur lutte contre le projet de Digital Services Act (DSA) que soutient la Commission. À cela s'ajoute leur prédominance technologique, puisque les terminaux et les algorithmes ne sont pas européens.

Cette situation nous fragilise tandis que le service public subit des baisses budgétaires et qu'une forme de tension sur le marché de la publicité a des répercussions pour les chaînes privées. On constate une forme d'emprise sur les talents. Je citerai une nouvelle fois l'exemple de la très grande showrunneuse de Dix pour cent , Fanny Herrero, qui est sous contrat exclusif chez Netflix, ou encore Omar Sy. En outre, dans des domaines connexes comme les droits du sport, ces grandes plateformes américaines viennent maintenant arracher des droits sportifs - Amazon pour la Ligue1 et Roland-Garros.

Face à ces phénomènes, les acteurs européens doivent se renforcer. Cette position vaut pour l'audiovisuel privé - c'est pourquoi je me suis toujours déclarée favorable à la fusion TF1/M6 - comme pour l'audiovisuel public. À cet égard, nous sommes réunis au sein de l'Union européenne de radio-télévision (UER) ou d'offres communes dont France Info et d'autres sur lesquelles nous sommes en chantier, notamment avec ma collègue Sibyle Veil. Nous avons noué des alliances au niveau européen pour défendre nos intérêts communs, autant publics que privés, puisque nous avons une posture commune en matière de soutien au DSA et au Digital Markets Act (DMA), qui sont en cours de discussion à Bruxelles.

Enfin, ma troisième conviction dans ce dilemme « concentration versus pluralisme », c'est qu'un chemin existe - certes étroit.

Premièrement, il faut mettre la question du pluralisme de l'information au coeur des préoccupations dans les grands projets de rapprochement. Pour ce faire, nous avons très certainement besoin de nous appuyer sur un régulateur fort comme l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).

Deuxièmement, il est nécessaire de défendre un service public solide, indépendant et accessible à tous. Il y a urgence à réformer la redevance, puisque la question se pose déjà pour 2023. Nous devons, comme nous nous y employons aujourd'hui avec mes collègues, accélérer les coopérations entre services publics français, notamment sur le numérique, pour massifier notre offre et être visibles. C'est pour nous un enjeu majeur de puissance.

Dernier point qui n'est pas encore totalement traité, mais se révèle tout aussi important : la prééminence. Comment faire en sorte que les services publics et les grands services privés demeurent des contenus d'intérêt général et existent dans ces environnements numériques que nous ne maîtrisons pas ? Comment éviter l'effacement technologique ? Comment faire en sorte que, demain, en allumant une télévision connectée, on ait accès aux applications des services publics ? Comment faire pour que, demain, un bouton « service public » sur la télécommande remplace les boutons « Netflix » et « Disney » ?

Mme Sibyle Veil, présidente-directrice générale de Radio France . - Merci beaucoup de nous réunir pour parler d'un sujet important qui concerne l'évolution de l'écosystème des médias et de ses impacts sur le débat public. Cela permet d'envisager le sujet des médias du bon côté, à un moment où des critiques ont paradoxalement été émises à l'encontre du service public, alors que son utilité et sa reconnaissance n'ont sans doute jamais été aussi fortes. Il est vrai que nous n'avons jamais eu autant d'auditeurs à Radio France que lors de ces dernières années.

Nombre de personnes auditionnées devant votre commission ont rappelé l'évolution des usages et la concurrence internationale, qui constituent une nouvelle donne du secteur audiovisuel et appellent logiquement la consolidation d'acteurs nationaux aux niveaux français et européen. Cette concentration présente évidemment des avantages : des effets d'échelle, de masse critique ; elle a aussi des inconvénients, qui ne sont pas automatiques, sur les salaires, les prix, la diversité. Des acteurs très innovants, mais de taille réduite ou présents sur des segments restreints peuvent être aussi performants que des mastodontes multimétiers, qui peuvent se confronter à l'échec quand ils oublient d'être innovants.

Par conséquent, dans une économie ouverte telle que la nôtre, le législateur doit avant tout avoir à coeur d'aider les acteurs à être performants, quelle que soit leur taille, pourvu que la diversité, l'innovation et l'indépendance soient garanties. Cela concerne autant le secteur de la vidéo dont on parle beaucoup que les acteurs de l'audio, malheureusement un peu délaissés. Nous avons besoin d'acteurs forts et innovants pour contrer, d'un côté, Netflix et les autres plateformes de vidéo, et, de l'autre, Spotify, Apple, Amazon Music, pour le secteur de la radio et de la musique. Voici le message que j'aimerais vraiment faire passer devant votre commission : il faut sortir l'audio de l'oubli. C'est sur ce sujet spécifique que je souhaiterais apporter un éclairage complémentaire.

Dans le monde actuel, les concurrents de Radio France ne sont plus simplement RTL, Europe 1, RMC Info ; ce sont aujourd'hui Spotify, Apple ou encore Amazon qui lance son offre de podcasts en France. On sait combien le rapport des jeunes à la musique, à l'« audio parlé » a changé, eux qui passent beaucoup plus de temps à streamer sur des plateformes qu'à se diriger vers des médias traditionnels.

Il est donc essentiel aujourd'hui, dans ce nouveau secteur audio, d'investir en faveur de l'innovation pour préserver une forme de souveraineté culturelle. Sans promotion de la richesse de la musique en France, il faudra se résigner à ce que, dans dix ans, les jeunes n'écoutent plus aucun artiste français. Or, sur les plateformes de streaming , les algorithmes ne sont pas conçus pour favoriser la diversité. Pour agir, nous pouvons compter sur un service public qui a pris la question de l'exception culturelle française à bras-le-corps.

Depuis que je suis présidente de Radio France, j'ai fait deux choix stratégiques. J'ai voulu, d'une part, remettre l'audio au coeur de notre stratégie et de nos investissements. L'apparition de ces nouveaux acteurs mondiaux de l'audio sur le podcast et la musique nous a donné raison. J'ai décidé, d'autre part, de réduire notre dépendance aux grands agrégateurs en matière de distribution numérique. Quand j'ai pris mes fonctions en 2018, 84 % de nos podcasts étaient écoutés sur des plateformes, des agrégateurs anglo-saxons. À la fin de 2021, notre application Radio France, 100 % audio, avait plus d'utilisateurs mensuels qu'Apple Podcasts. C'est vous dire le chemin que nous avons réussi à parcourir. Cela représente un accomplissement immense compte tenu de la disproportion de forces et de moyens entre Apple et la radio de service public en France. Cette application s'appuie sur nos contenus et des investissements technologiques en faveur de l'ergonomie, de l'expérience utilisateur et des plateformes. Les médias historiques qui n'engagent pas aujourd'hui cette mutation sont condamnés à disparaître progressivement des usages des Français, à commencer par ceux des plus jeunes générations. Nous avons besoin d'acteurs, y compris privés, de la radio et de l'audio qui soient forts pour entretenir l'intérêt du public pour le média radio.

Oui, cette consolidation est bénéfique si elle permet aux acteurs de la radio d'engager leur mutation vers l'audio. Or, ces dernières années, les différents rapprochements multimédias ont souvent été réalisés au détriment de ce média. Au sein des groupes radiotélévisés, on observe que la radio est rarement tirée vers le haut dans les choix d'investissements. Pour le DAB+, la France a pris beaucoup de retard par rapport à ses voisins européens quant au déploiement de cette nouvelle technologie de diffusion de la radio. Cela résulte du manque de priorisation de cet investissement par les différents grands acteurs de la radio. Continuer à écouter la radio sur la technologie FM qui date des années 1940 est-il le meilleur moyen de rendre ce média encore attractif pour les plus jeunes générations ? Heureusement, avec la persévérance de l'Arcom, de la radio publique française et d'autres acteurs, le virage vers le DAB+ a pu être engagé à l'instar de nombre de nos voisins européens. Le Royaume-Uni envisage par exemple d'ici à 2030 le basculement de toute la diffusion dans cette technologie.

Par ailleurs, les rapprochements entre l'offre radio et l'offre télévision ont souvent lieu dans une logique de synergie de coûts, de couplage, notamment concernant les offres publicitaires, en diffusant le même programme sur les deux médias, avec un appauvrissement de la diversité des contenus. C'est la raison pour laquelle les projets de coopération que nous avons développés avec Delphine Ernotte Cunci au sein de l'audiovisuel public ont eu pour objet, non pas de supprimer une offre existante, mais bien d'en créer une nouvelle en fonction des besoins. Par exemple, l'offre nouvelle de France Info a été créée grâce à l'adjonction des forces de la radio et de la télévision publiques. De plus, l'accroissement des liens entre France Bleu et France 3 vise à étendre l'offre régionale. Nous nous sommes attachés à jouer sur la force de chacun des médias et, surtout, sur l'effet démultiplicateur du projet numérique qui a sous-tendu ces principales offres.

L'information est un bien public indispensable au fonctionnement de la démocratie. Tous les médias doivent être solidaires à cet égard. Le moindre soupçon entache l'ensemble du secteur. Or le paysage informationnel s'est transformé. Pour apporter du contenu de qualité, il faut mettre en oeuvre des moyens très importants, qu'il s'agisse des reportages, des enquêtes ou de l'investigation. Il convient de ne pas se limiter à des débats sur les plateaux et aux relais de polémiques nées sur les réseaux sociaux pour faire du buzz facilement. Nous accomplissons un travail de fond important pour construire une réponse globale face à la transformation du paysage de l'information. Dans ce but, nous investissons dans l'intelligence artificielle et luttons pleinement contre la diffusion de fausses informations afin de fiabiliser les contenus.

M. Bruno Patino, président d'Arte . - Je ne peux que m'inscrire dans la continuité des propos de Delphine Ernotte Cunci sur le caractère indispensable du service public et de Sibyle Veil sur sa nécessité d'innover. Arte est totalement d'accord avec ces assertions. Étant une chaîne franco-allemande, nous vivons les questionnements sur le rôle ou le poids du service public avec la stéréo de nos amis allemands ; en juillet dernier, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a, tout en validant une augmentation de la redevance, rappelé que le service public était plus que jamais une nécessité pour la démocratie allemande. En un moment où l'espace public tend en effet à se polariser et à se fragmenter, cette décision a permis à l'audiovisuel public allemand d'avoir plus de ressources qu'il n'en a jamais eues, et plus de devoirs - civiques, publics et d'intérêt général.

En écho aux propos de la présidente de France Télévisions et de la présidente de Radio France, je ferai trois brèves réflexions, assorties d'une illustration.

Le cadre sur la concentration des médias, à savoir la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, a été élaboré alors qu'il existait une certaine rareté des médias. Qu'en est-il aujourd'hui dans un monde de profusion d'images, de sons, de chaînes de télévision pour autant que l'on soit encore capable de définir ce qu'est une chaîne ? Les lieux de tension, y compris en termes de pluralisme et de diversité, se sont déplacés dans les deux extrêmes de la chaîne de valeur : d'un côté, dans l'accès à l'information, à la propriété intellectuelle, au talent, au créateur, comme l'a dit justement Delphine Ernotte Cunci concernant notre « dialogue » avec les plateformes - je m'associe pleinement à ses propos - ; de l'autre, en aval, dans la « découvrabilité », c'est-à-dire la capacité non plus de mettre à disposition, mais de faire découvrir. C'est là que se situent le poids et la puissance. Sibyle Veil l'a dit à juste titre, faire découvrir, c'est une question technologique, qui pousse à l'innovation et à la maîtrise de la data .

Informer aujourd'hui, rendre accessible la culture, créer un espace public, c'est aussi un défi technologique. Cela ne rend pas obsolètes les analyses de concentration par secteur ou en silo, mais elles ne suffisent plus. Les modèles économiques ont chacun une conséquence sur l'espace public, sur l'information et sur notre vie culturelle en général.

À cet égard, je citerai le modèle de l'économie de l'attention publicitaire, qu'il soit numérique, télévisuel ou radiophonique, avec toute la « sursollicitation » de l'audience que cela implique.

Autre modèle : l'adhésion qui suppose l'abonnement, plus ou moins qualitatif, qui « archipelise » le public à un moment donné. Cela n'est pas forcément négatif, mais cela crée des chapelles de fidélité.

Enfin, le troisième modèle est celui du service public. C'est le seul qui essaie de rassembler et dont l'objet est de transformer le public en citoyens. En 2022, instaurer un dialogue sur la concentration ou la diversité, c'est aussi s'assurer d'une diversité des modèles économiques pour chaque média. Cela suppose la présence d'un service public fort à côté des acteurs privés qui se financent par la publicité ou l'abonnement.

Au sein de chacun des modèles économiques, il faut une diversité des acteurs publicitaires, d'abonnements, y compris pour les plateformes, et une pluralité dans l'offre des organismes de service public.

Aujourd'hui, tout le monde recherche de nouveaux critères sur la concentration. En Allemagne, les règles me semblent extrêmement modernes, mais les critères apparaissent déjà un peu dépassés. Le « tabou Hugenberg » en Allemagne proscrit de manière structurelle l'adossement des médias à une industrie. Conséquence : cela crée des grands groupes médias qui poussent eux-mêmes à la concentration.

Il existe également, comme toujours en Allemagne, deux maillages ou deux niveaux pour calculer le poids d'une concentration donnée. Au niveau des Länder , nous essayons d'étudier les positions dominantes dans la fabrication de l'opinion. Les quatorze bureaux des Länder chargés de l'analyse de la concentration des médias étudient donc le poids de chaque média dans l'opinion. Ce calcul s'effectue pour l'instant de façon assez traditionnelle, sur la base des parts d'audience, mais rien dans le fonctionnement des Länder ne les oblige à se cantonner à cette analyse. Les critères peuvent évoluer.

Le deuxième niveau est celui de l'État fédéral, qui s'intéresse aux médias en tant que marché. Nous en revenons ici à un système beaucoup plus traditionnel focalisé sur la répartition des parts de marché dans un silo ou une industrie donnée.

Le problème de la concentration a trois conséquences qui peuvent être à étudier.

Premièrement, on confond souvent les économies d'échelle et les effets de réseau. Comme les présidentes de France Télévisions et de Radio France l'ont très bien souligné, les effets de réseau ont trait à l'efficacité sur le réseau, et peuvent aussi provenir de petits acteurs. Cela suppose une agilité et une très grande capacité d'innovation technologique. Les économies d'échelle relèvent quant à elles d'une vision industrielle, appuyée sur du cost cutting , par exemple, qui appartient à mon sens à un monde un peu dépassé.

Deuxièmement, la mondialisation des marchés peut entraîner des effets d'éviction, y compris en matière d'information. Les grands acteurs mondiaux de l'information, qui sont quelquefois exceptionnellement bons, choisissent de devenir des acteurs quasi monopolistiques de création d'informations sur un pays donné - y compris, parfois, aux dépens des fournisseurs d'informations locaux. Une plateforme comme celle du New York Times , qui comptabilise un nombre d'abonnés considérable, en est un bon exemple.

Il ne faut donc pas croire que les effets d'éviction qui se produisent parfois pour les créateurs de fictions ou de documentaires ne peuvent pas, un jour ou l'autre, avoir lieu dans le domaine de l'information.

Troisièmement, nous voyons arriver une standardisation des offres, alors même que la création se définit comme une prise de risques.

En ce qui concerne Arte, nous essayons d'avoir un modèle européen en réseau, appuyé sur des collaborations. Nous faisons plus de premiers films que beaucoup. Nous faisons débuter de nombreuses personnes. D'autres débutent sur France Télévisions, ou sur Radio France dans l'univers du son. La pluralité des acteurs, c'est ce qui permet à la création de prendre tous ses risques et aux diverses visions de l'information d'avoir lieu. Notre information est binationale, car elle est conçue par une rédaction qui parle deux langues et voit les choses à travers le prisme de deux réalités. Cela donne une information différente de celle de France Télévisions. Les deux sont, à mon avis, nécessaires.

M. David Assouline , rapporteur . - La reconfiguration du paysage audiovisuel, marquée par des concentrations économiques croissantes, a un impact sur le coeur de l'audiovisuel français constitué par des entreprises de service public tout à fait performantes. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point ?

Le groupe qui résulterait de la fusion entre TF1 et M6 capterait 75 % du marché publicitaire et plus de 40 % d'audimat - près de 75 % avant les informations, c'est-à-dire au moment où les Français vont aller devant l'écran pour s'informer. Madame Ernotte, vous avez tenu à dire et à répéter que vous étiez favorable à cette fusion, alors que tous les éléments dont nous disposons laissent penser que le service public en sera le premier affecté, sur trois plans : les marchés publicitaires, la valeur des droits, et la diffusion des événements sportifs. Je suis donc très surpris d'une position aussi affirmée.

Certains y voient une tactique, visant à demander au service public de faire davantage. Si tel est bien le cas, cela me semble petitement tactique.

Que le rapprochement entre TF1 et M6 se fasse ou non, il est vital de renforcer le service public en mettant fin notamment à la baisse des dotations. Il a fait la preuve de son utilité et de la qualité de ses programmes, particulièrement pendant la pandémie.

La concentration des médias est-elle un moyen de résistance pour l'audiovisuel français face aux plateformes ? N'est-ce pas plutôt par la créativité et la diversité de l'offre que l'on peut agir dans cette concurrence ? La série En thérapie d'Arte a ainsi comptabilisé 5 millions de vues. Quelle est, selon vous, la meilleure manière de procéder ?

Quel impact la fusion TF1-M6 aura-t-elle sur le service public en général ?

Mme Delphine Ernotte Cunci . - Je comprends votre questionnement. Je ne pense pas que cette fusion soit une manière de lutter contre les plateformes. Le marché des médias est composé d'acteurs qui font de la télévision. Il s'agit d'un métier particulier dont on a redécouvert les vertus au moment du confinement : regarder la même chose ensemble, vibrer ensemble, se rassembler. Mais il se compose également d'offres complémentaires proposant un accès à une bibliothèque de contenus, dont la consommation s'avère très individuelle.

Il est important que nous ayons des acteurs français en bonne santé. Si TF1 et M6 pensent devoir fusionner pour rester en bonne santé, c'est important qu'ils le fassent. Nous ne sommes pas très nombreux sur le marché de la télévision. Nous avons besoin de concurrents privés en bonne santé.

Si les offres privées se délitaient - ce n'est pas le cas aujourd'hui -, c'est tout le média télévision qui tomberait, et nous avec lui. On doit défendre le média télévision dans un monde où l'offre de médias est beaucoup plus large.

Néanmoins, ce n'est pas sans caveat , évidemment. La question de l'absence de phénomène d'éviction des droits sportifs est notamment fondamentale. Nous nous en remettons sur ce point à la sagesse de l'Autorité de la concurrence, qui mettra des garde-fous. Il en faut sur les droits sportifs, particulièrement pour les grandes compétitions comme les jeux Olympiques et Paralympiques, qui sont diffusés de tout temps sur France Télévisions. Toutefois, les seuls concurrents en la matière ne sont pas TF1 et M6. On voit les grandes plateformes entrer dans ce marché.

Il y a également un caveat sur la publicité. Le simple fait de regrouper les marchés publicitaires de ces deux mastodontes fait baisser le chiffre d'affaires publicitaire de France Télévisions. Il y a une prime au leader, nous le savons, qui a des conséquences.

Je ne suis pas naïve. Je ne pense pas qu'il faille bénir n'importe quelle façon de fusionner TF1 et M6. Néanmoins, je comprends le besoin d'avoir des acteurs nationaux qui soient puissants et qui aient les moyens de développer une offre qui pèse.

Par ailleurs, en matière de création, le service public est très majoritaire. Si l'on additionne ce que fait Arte avec ce que fait France Télévisions en matière de séries, cela représente plus de 60 % du marché. Je ne suis pas sûre que la fusion entre TF1 et M6 ait de grandes conséquences dans ce domaine - mais c'est un point à étudier.

Mme Sibyle Veil . - Il est beaucoup plus vertueux pour nous d'être des acteurs leaders dans un secteur en croissance que de l'être dans un secteur en décroissance, qui s'appauvrirait parce que les acteurs nationaux se rabougriraient sous l'effet de la concurrence des grands acteurs internationaux.

Or c'est le risque qui se présente aujourd'hui. La diversité et la qualité sans moyens, c'est un leurre, cela n'existe plus. Nous devons donc avoir des acteurs capables d'investir dans la diversité, la qualité des contenus ainsi que dans la qualité des plateformes technologiques qui constituent la porte d'accès vers les contenus pour nos concitoyens.

Or je constate que, aujourd'hui, nos principaux concurrents, ce sont les acteurs du streaming . Quand on veut diffuser le concert qui lance l'album d'un acteur notoire du secteur musical, notre vrai concurrent, c'est Spotify. La concurrence a donc beaucoup changé. De même, les talents internes à Radio France qui sont recherchés à l'extérieur le sont par ces plateformes, qui veulent se lancer dans la production de podcasts.

La concurrence a vraiment changé de nature. Avec les autres acteurs privés, nous sommes concurrents sur les contenus, mais nous faisons face en réalité au même défi, qui est le risque de disruption - c'est-à-dire de voir Google, Apple, Facebook et Amazon (GAFA) s'interposer entre nous et notre public, en particulier dans les voitures et sur les enceintes connectées. Si Spotify apparaît sur le tableau de bord des voitures à la place des médias radio, nous serons les premiers perdants. C'est pourquoi nous nous sommes alliés aux autres acteurs de la radio pour créer l'interface Radioplayer. Nous avons des intérêts communs, objectifs, réels, et avons besoin pour cette raison d'avoir des acteurs forts de la radio.

M. Bruno Patino . - Il peut arriver à France Télévisions et Arte la même chose sur les télécommandes que ce que vient de décrire Sibyle Veil dans les voitures. Des accords particuliers peuvent être passés entre les constructeurs et les grandes plateformes mondiales, dont la force de frappe financière est considérable, pour que les boutons d'accès aux plateformes arrivent en première position sur les télécommandes. Nous en revenons à l'économie de l'accès et à la question de la découvrabilité.

Je m'inscris totalement en écho de ce qui vient d'être dit. Je n'ai pas à donner d'avis sur le projet de fusion entre TF1 et M6. Nous voyons les économies d'échelle qui peuvent en résulter. Je ne sais pas ce que cela peut donner en matière d'effets de réseau ou de position par rapport aux plateformes.

Si les règles du jeu définies par Delphine Ernotte sont bien en place, de façon à éviter les effets d'éviction, nous n'y voyons pas de conséquences lourdes.

Les salariés d'Arte qui ont quitté Arte dernièrement ont été « chassés » par des plateformes américaines, non par TF1 ou M6. Il en va de même pour les évictions qui se sont produites sur des concerts avec lesquels nous avions des accords, comme pour les luttes relatives aux liens avec les auteurs et les créateurs de fictions. C'est cette asymétrie qui pèse. Nous avons parfois l'impression d'être un centre de formation de football, qui fait éclore des talents qu'il craint de voir partir vers les plateformes. Cette asymétrie et cette concurrence, nous les vivons chaque jour.

En revanche, la position concurrentielle de ce qui serait un groupe TF1/M6 consolidé ne nous apparaît pas clairement.

Par ailleurs, si nous ne pouvons pas être présents dans l'usage de la plateformisation, n'imaginons pas que le service public restera dans son rang.

Les plateformes développent ainsi les offres synchrones en vidéo. Ces possibilités technologiques permettent de regarder ensemble une série - l'extension Netflix Party, par exemple -, mais vont aussi jusqu'au visionnage synchrone d'événements sportifs. Même si elles ne créeront pas du live en permanence, les grands moments de synchronisation auront lieu aussi sur les plateformes.

Par conséquent, si l'on ne permet pas au service public, par la régulation et par une capacité d'investissement technologique, d'entrer dans cet usage, on deviendra seulement des médias d'habitude pour un public vieillissant.

Or tout montre que, si l'on s'accole aux bons usages, on est parfaitement reçu par les publics les plus jeunes. La grande surprise d'Arte ces dernières années est d'être devenue un média jeune, chez les lycéens et les collégiens - sur des programmes engagés, mais aussi sur de grandes séries documentaires. Cela a été rendu possible par le fait que nous collons à leurs usages. Il faut donc nous laisser cette possibilité de faire.

Mme Sibyle Veil . - C'est l'un des atouts du service public que de rester très innovant et de prendre des risques sur des formats et des partis pris technologiques spécifiques. Ainsi, il n'existait pas jusqu'à présent de radio dédiée aux enfants, pour la simple et bonne raison qu'il n'y a pas de marché pour cela. Les mesures d'audience se font à partir de 12 ans, et il n'y a pas de marché publicitaire. Quand nous avons commencé à lancer des podcasts pour enfants, nous avons donc été précurseurs. Cette capacité à créer une offre nouvelle vient du fait que nous répondons avant tout à un souci d'intérêt général et d'utilité, avant tout souci de rentabilité.

Nous avons donc développé des podcasts pour enfants à partir de 2019, dont l'écoute s'est fortement accrue en 2020, poussée par la succession des confinements et la demande des parents d'une autre offre que les écrans, proposant des contenus divertissants, pédagogiques et intelligents. Ces podcasts dépassent les 50 millions d'écoutes depuis leur lancement. Il s'agit donc d'un succès considérable, qui montre qu'il existait un besoin qui n'était pas rempli. Notre capacité à innover nous a permis d'aller vers ce segment.

M. David Assouline , rapporteur . - Si je résume, vous regardez cette possible fusion d'un oeil non effrayé, car un déclin chez vos concurrents nuirait à tous les acteurs du secteur. Cependant, vous vous gardez bien de dire que TF1 et M6 se portent mal.

Madame Ernotte, vous avez été placée malgré vous au coeur d'une tempête le 5 décembre 2017. Au cours d'une réunion avec les députés de La République en Marche et du Mouvement démocrate (Modem) membres de la commission des affaires culturelles et de l'éducation, Emmanuel Macron aurait déclaré : « L'audiovisuel public, c'est une honte pour nos concitoyens, c'est une honte en termes de gouvernance, c'est une honte en ce que j'ai pu voir ces dernières semaines de l'attitude des dirigeants. » En l'occurrence, vous en étiez. Avez-vous considéré qu'il s'agissait d'une pression du pouvoir politique ?

Il existe forcément un lien avec le pouvoir politique compte tenu des processus de nomination et de la dépendance financière de l'audiovisuel public à l'égard de l'État, qu'une expression folle désigne encore comme sa tutelle. C'est le premier type de pression auquel vous pouvez être confrontés.

Avez-vous vécu cet événement comme une intervention ou une pression, sachant qu'une négociation à la baisse du budget s'en est suivie, à laquelle vous n'étiez pas favorable et qui a concerné particulièrement les magazines d'investigation ? Comment avez-vous vécu ce moment et quel est votre regard en général sur les pressions politiques ?

Mme Delphine Ernotte Cunci . - Je suis très affirmative. Cela fait six ans et demi que je suis présidente de France Télévisions. Ai-je subi, à un quelconque moment, une pression pour ne pas diffuser un sujet ou pour intervenir sur une ligne éditoriale quelconque, que ce soit sous le précédent gouvernement ou sous l'actuel, la réponse est : « non ».

J'estime que nous avons énormément de chance en France, car nous avons un audiovisuel public libre et indépendant. Je vous renvoie à la programmation de nos magazines d'investigation, monsieur le rapporteur. Vous me direz si vous estimez qu'ils sont particulièrement orientés d'un côté ou de l'autre. Je veille à ce que la rédaction nationale et les rédactions en région et outre-mer puissent travailler en toute indépendance.

Oui, nous avons beaucoup baissé les effectifs à France Télévisions - de 20 % en dix ans. Oui, l'information a été concernée. Oui, ce présupposé de pression politique pour défendre un budget un peu à la baisse a pu être un peu utilisé. Pour autant, l'investigation se porte extrêmement bien au sein du service public.

À la question : « vous êtes-vous sentie, en six ans et demi, à un quelconque moment, sous pression politique ? », je le redis ici, la réponse est : « non ».

M. David Assouline , rapporteur . - Le deuxième type de pression possible provient de puissances économiques, notamment via la publicité. Vincent Bolloré a demandé 50 millions d'euros à France Télévisions à la suite de la diffusion d'un documentaire qui ne lui plaisait pas, avant d'être condamné par la justice à lui verser 10 000 euros de dommages et intérêts pour procédure abusive.

Ce type de pression a-t-il existé ? Des procédures bâillons ou d'autres pressions associées au marché publicitaire sont-elles intervenues ?

Mme Delphine Ernotte Cunci . - Oui, j'ai été convoquée au tribunal pour avoir diffusé un reportage qui ne convenait pas à certaines personnes. Monsieur Assouline, j'ai plus de 30 mises en examen pour diffamation, etc. Mais c'est mon rôle. Est-ce que cela m'empêche de diffuser des documentaires ou de continuer à travailler ? En aucune manière ! Les directeurs de publication ont tous l'habitude de ces méthodes, qu'il s'agisse de la presse, de la télévision ou de la radio. Est-ce que cela nous influence ? Non. Nous sommes suffisamment solides quant à nos missions et confortés dans notre rôle auprès de nos concitoyens pour ne pas bouger d'un iota. Certes, il existe des pressions. Pour autant, est-ce que je me sens en difficulté pour garantir l'indépendance du service public vis-à-vis des pouvoirs privés ? La réponse est non.

M. David Assouline , rapporteur . - Ma question n'était pas de savoir si vous avez cédé aux pressions, je ne vous mettais pas en cause. Je souhaitais plutôt savoir si l'on avait déjà cherché à exercer des pressions sur vous en vous retirant, par exemple, des contrats publicitaires ? Quel type de pression subissez-vous ?

Madame Veil, le service public est plus fortement attaqué qu'à une certaine époque. Quand j'auditionne le directeur de la rédaction de CNews ou M. Bolloré, des centaines de trolls inondent mon compte Twitter pour se plaindre des questions que je leur pose, arguant que je n'oserais pas poser les mêmes questions s'il s'agissait du service public, suspecté d'être une officine de gauche. Radio France est notamment attaqué pour son manque de pluralisme. Bien entendu, je ne partage pas ces critiques. Pouvez-vous néanmoins nous expliquer précisément comment s'organisent le pluralisme et la diversité au sein du service public ? Il s'agit simplement de rappeler quelques vérités et de sortir d'un débat où les faits sont malmenés au profit d'une volonté de discrédit...

Mme Sibyle Veil . - Je me suis prononcée il y a quelques mois sur cette critique récurrente dans une tribune publiée dans Le Figaro . Ce n'est certes pas le rôle du service public d'entrer dans la mêlée, mais nous devons donner la preuve que le principe du pluralisme est strictement respecté sur nos antennes. Nous devons également répondre de la qualité des contenus diffusés, notre mission étant d'enrichir le débat public et non de le dégrader. Nous avons une culture d'entreprise très ancienne. Un certain nombre de principes relatifs à l'information sont respectés par toutes nos chaînes. Nous avons également ajouté un guide des bonnes pratiques à l'usage des réseaux sociaux afin de définir des règles pour protéger nos journalistes contre les attaques tous azimuts. La meilleure preuve que nous sommes sur une ligne d'équilibre rassemblant le plus grand nombre de Français, c'est que nos audiences augmentent !

En tant que présidente de Radio France, ma première mission est de préserver l'indépendance de mes rédactions contre toute tentative d'influence extérieure. Je rejoins les propos de Delphine Ernotte Cunci : l'indépendance des médias publics est aujourd'hui ancrée dans les esprits de tous les responsables politiques ; je n'ai jamais eu à faire face à une quelconque tentative d'influence. Cette indépendance est donc réelle. Elle se manifeste par le pluralisme et la représentation de la très grande diversité des opinions. Les critiques auxquelles nous faisons face aujourd'hui sont le reflet d'une violence extrême sur les réseaux sociaux. Cette violence tient, selon moi, au fonctionnement de ces réseaux, qu'a parfaitement décrit Bruno Patino dans deux ouvrages de référence : nous sommes enfermés dans des bulles cognitives et nous n'avons plus l'habitude d'être confrontés à l'altérité. Or c'est justement le rôle du service public que de mener un débat qui soit le plus large possible pour faire se confronter des points de vue différents, en respectant toujours le principe de la liberté d'expression et de la pluralité des opinions. C'est aussi cela qui explique le succès de nos antennes et qui nous permet de fédérer nos auditeurs.

M. Michel Laugier . - Depuis le début de nos auditions, nous constatons que le monde des médias est en pleine évolution, tout comme les usages. Nous devons nous adapter. Certes, les problématiques sont multiples. Il faut investir, comme l'a rappelé Mme Sibyle Veil, notamment en matière d'innovation. Se pose aussi le problème de la publicité, qui demeure un élément essentiel, sans parler des abonnements pour les contenus payants. La question de l'indépendance des rédactions est toujours d'actualité.

On parle beaucoup de la concurrence entre les grands groupes et les grandes plateformes internationales, mais on oublie la cible, à savoir le public. Une radio doit être écoutée, une chaîne de télévision doit être regardée, un journal doit être lu. Ce qui fait la différence, ce sont donc les auditeurs, les téléspectateurs et les lecteurs. D'ailleurs, les grands groupes qui détiennent de nombreux médias sont bien loin d'atteindre les audiences et les résultats escomptés. C'est la preuve que, même avec beaucoup de moyens, on n'atteint pas forcément sa cible si l'on ne vise pas un public !

Première question, nous avons évoqué la constitution actuelle et à venir de grands groupes. Est-ce selon vous inéluctable ? Auront-ils une incidence positive sur l'audiovisuel public français ? Allons-nous nous retrouver tout petits si nous n'allons pas vers cette cible-là ?

Deuxième question, est-ce dans le service public que l'indépendance des journalistes est la mieux maîtrisée ? Selon quels critères sont recrutés les journalistes ?

Mme Delphine Ernotte Cunci . - Notre problème, ce ne sont pas les acteurs français, mais les quasi-monopoles américains. À quoi bon disserter sur le fait de savoir s'il faudrait plus ou moins d'acteurs en France ? Il importe surtout de s'armer face à ces oligopoles, aujourd'hui américains, demain d'autres nationalités. La fusion entre TF1 et M6 apportera-t-elle une solution ? Je n'en sais rien, mais il ne s'agit pas, selon moi, de la question la plus importante.

Le plus important pour lutter contre ces acteurs c'est de s'appuyer sur ce qui fait notre force, notamment l'information. On peut dire ce que l'on veut, mais l'information ne se fait pas depuis la côte Ouest ! Il faut des équipes et des journalistes sur le terrain ! C'est d'ailleurs un élément central dans les offres de service public. Pour répondre à votre question, nous travaillons avec les écoles de journalisme, en veillant à recruter dans tous les milieux sociaux : il est important que la société française, dans son ensemble, soit représentée dans nos rédactions. C'est aussi cela le service public.

Il importe également de mettre l'accent sur la proximité et sur tout ce qui requiert de la présence sur place. Nous avons mis en chantier avec ma collègue Sibyle Veil l'offre numérique de proximité. Qui peut être aussi pertinent que nous en matière d'exposition de spectacles vivants ? Qui a lancé Culturebox pendant le confinement ? Qui a créé Culture Prime sur les réseaux sociaux ? Qui investit dans la création française, sinon, encore une fois, le service public ? Nous devons donc nous appuyer sur ces atouts et faire évoluer la façon dont nous conversons avec nos publics. L'application de France Info permet d'ailleurs à chacun de poser les questions qu'il souhaite aux journalistes.

Le service public doit aussi être vecteur de découverte, comme l'a souligné très justement Bruno Patino. Il faut faire appel à l'investissement technologique et à une forme de savoir-faire pour lesquels nous ne sommes pas, en France comme en Europe, en avance par rapport aux acteurs américains. C'est vrai dans l'audiovisuel, mais c'est vrai dans d'autres secteurs. Regardez Amazon versus le reste du monde...

M. Bruno Patino . - Nous sommes tous focalisés sur la taille, mais l'important, ce n'est pas d'être gros ou petit : l'important, c'est de savoir si l'on peut être mondial, local ou multi-local. C'est autour de cette question que se structurera le marché. Nous ne serons pas confrontés à un modèle composé uniquement de géants. Pour autant, restera-t-il une place pour les modèles locaux ou nationaux ?

Paradoxalement, on peut être petit et mondial ou énorme et national. Arte a pour ambition d'être une chaîne européenne. Cela ne signifie pas qu'elle a vocation à devenir grosse : nous n'avons jamais voulu être le Netflix européen ! On peut être petit et pertinent, toute la question étant de bien déterminer son étendue géographique. Nous sommes tous aveuglés par la taille des acteurs mondiaux parce qu'ils sont énormes. Or on voit poindre aujourd'hui des acteurs qui sont mondiaux, mais pas forcément grands. La réponse à un acteur mondial et grand n'est pas nécessairement un acteur national énorme. Le marché va plutôt porter sur la pertinence. Il peut y avoir des offres de proximité, qu'elles soient locales, nationales ou européennes.

Mme Sibyle Veil . - Je suis convaincue que l'indépendance du service public repose à la fois sur une culture d'entreprise et sur des principes structurels, notamment sur le mode de nomination des présidents qui font intervenir une autorité administrative indépendante. Elle repose aussi sur son mode de financement via une taxe affectée à l'audiovisuel public. Il n'est d'ailleurs pas anodin, monsieur le rapporteur, qu'autant de critiques se soient développées ces derniers mois, de manière très démagogique, précisément au moment où la question du financement de l'audiovisuel public va être posée. Nous ne sommes pas dupes : ces critiques ont augmenté à mesure que nos audiences progressaient ! Qui peut croire qu'un groupe de radio avec, chaque jour, 15,5 millions d'auditeurs diffuse des émissions qui vont toutes dans le même sens ? Les débats politiques qui précèdent le démarrage de la campagne présidentielle ont beaucoup instrumentalisé la question de l'audiovisuel public.

Mme Sylvie Robert . - Je vous remercie de vos propos. Je suis intimement persuadée qu'un service public fort est gage d'une vitalité démocratique. Démocratie, confiance et qualité de l'information sont des conditions à réunir pour continuer à garantir un service public de qualité. Mme Ernotte Cunci a évoqué la fusion entre M6 et TF1. Il ne s'agit bien évidemment pas de contrer les plateformes, mais plutôt d'une forme d'émulation. Pensez-vous cependant que les conditions sont réunies pour que cette émulation existe vraiment ?

La question du financement est un point important qui n'a pas été beaucoup abordé. Vous avez beaucoup parlé d'innovation, de technologie et d'anticipation sur les usages. La souveraineté technologique dans l'innovation est un point essentiel. S'agit-il d'une priorité pour favoriser l'émulation et l'émergence d'un écosystème dynamique ? Quel sera le rôle des financements ?

Selon M. Patino, l'important, c'est l'étendue. La question de la proximité et de l'organisation de notre paysage fondée sur la diversité - c'est un mot que vous n'avez pas beaucoup employé - ne se pose-t-elle pas également ? En Bretagne, la télévision locale est dynamique grâce à des rapprochements avec France 3. Devons-nous aller vers plus de déconcentration, sur le modèle des Länder ? Pourrions-nous imaginer dans notre pays une forme de gouvernance beaucoup plus déconcentrée et proche des citoyens ?

Mme Delphine Ernotte Cunci . - Vous avez raison, dans notre monde de transformation digitale, l'innovation et la technologie sont assez centrales. La révolution technologique n'est pas finie, en témoigne le métavers, c'est-à-dire le passage en trois dimensions de l'internet. Les géants de la tech investissent des milliards dans ces nouvelles technologies. Nous avons raté l'internet 2D, il faudrait peut-être essayer de prendre pied sur l'internet 3D. C'est un champ nouveau dans lequel la France dispose d'un certain nombre de compétences, notamment en matière de jeu vidéo et d'animation.

Au-delà de l'innovation technologique, dont nous avons besoin dans notre relation avec nos téléspectateurs, il existe tout un champ de prospectives, parfois expérimentales. Effectivement, l'innovation repose sur l'investissement et demande des moyens. Quid également de la 5G et de la place des contenus de l'audiovisuel public ? Ce sont des questions assez fondamentales, mais qui demeurent ouvertes.

Nous essayons bien sûr de mettre l'accent sur la question des médias locaux et d'une plus forte déconcentration. On adorerait pousser jusqu'à l'organisation des Allemands, mais leur dotation est deux fois plus importante que la nôtre. Je ne suis pas certaine que l'on ait envie d'en revenir à des chaînes totalement locales. Néanmoins, nous nous sommes lancés avec France 3 dans une re-régionalisation assez forte se traduisant par des programmes beaucoup plus ancrés localement, qu'il s'agisse des retransmissions sportives ou des événements culturels. La place de l'information s'est également accrue. Nous avons également engagé un travail similaire pour les matinales communes avec Radio France. Bref, nous explorons tout un champ de réancrage au plus près de nos concitoyens.

Nous travaillons également ardemment avec Sibyle Veil sur un projet de numérique orienté autour des zones de vie. Le champ local ne correspond ni à la région, ni au département, ni même parfois à la municipalité quand elle est très étendue. Il peut s'agir, par exemple, du quartier. Nous allons donc essayer de proposer un numérique très innovant centré sur cette notion de zone de vie, d'autant qu'il est possible d'en avoir plusieurs. C'est une vraie attente : plus le monde devient complexe, plus on a envie de se réancrer localement et d'avoir des repères proches de chez soi. Sur ce point, nous disposons d'un avantage compétitif et concurrentiel que nous entendons bien mettre à profit au service de nos concitoyens.

Mme Sibyle Veil . - Fondamentalement, le rôle du service public, outre le fait de fédérer très largement par ses contenus et de procéder différemment par rapport aux acteurs privés, est d'avoir un effet d'entraînement positif. C'est du moins ce que l'on essaie de faire dans le secteur de la radio et de l'audio. Nous nous sommes battus pour que le DAB+ puisse se développer en France. On essaie aussi d'avoir une action précurseur en matière de droit d'auteur et de droits voisins en concluant des accords avec les organismes de gestion de droits, et en faisant en sorte que le respect de ces accords soit une condition à la reprise de nos contenus par les plateformes.

M. Jean-Raymond Hugonet . - La concentration, mot phare de nos travaux, est un phénomène vieux comme le monde, sujet d'inquiétude en France au moins depuis l'époque de Robert Hersant et Marcel Dassault. Vos réponses tendent à confirmer l'hypothèse de l'historien Patrick Eveno, selon qui la concentration a plus à voir avec l'économie et le pluralisme avec la démocratie. Il est salutaire d'entendre des responsables du service public audiovisuel employer les mots « pluralisme », « qualité », « performance », « innovation » et « résistance aux plateformes », le tout au service d'une diversité culturelle. Une réforme de l'audiovisuel est toujours attendue ; son cadre légal remonte à 1986 ! La seule certitude, c'est que la contribution à l'audiovisuel public (CAP) va disparaître ; on ignore ce que seront demain les ressources du service public.

Madame Ernotte Cunci, vous avez évoqué l'existence d'une presse d'opinion en France, que les contribuables français financent partiellement, même quand l'opinion en question n'est pas de leur sensibilité. Nous l'acceptons, car le fondement légal de cette pratique est ancien. Dans l'audiovisuel, c'est tout à fait différent : comme les fréquences sont considérées comme un bien public, il n'y a pas officiellement d'audiovisuel d'opinion. Il en apparaît pourtant un, par la force des choses, en dépit des cahiers des charges. On entend d'ailleurs dire que l'audiovisuel public aussi est politiquement orienté, même s'il n'est pas sous la tutelle du Président de la République. Il existe donc aujourd'hui des médias audiovisuels d'opinion, qu'on le veuille ou non ; tout le monde pense à CNews. S'y opposer serait un combat d'arrière-garde. L'offre est sur la table et personne n'est forcé à regarder telle ou telle chaîne. Dès lors, ne convient-il pas alors de reconnaître officiellement l'existence d'un audiovisuel d'opinion ? L'important est la pluralité de ces opinions ; il y a suffisamment de personnes fortunées en France pour financer des médias de telle ou telle sensibilité.

Vous avez aussi parlé d'Europe, chacun à votre façon ; je vous sais particulièrement attentif à ce sujet. Madame Ernotte Cunci, en tant que présidente de l'UER, comment percevez-vous le pluralisme et son respect à l'aune de l'Europe ? Celle-ci pourrait-elle intervenir dans divers pays en la matière ?

Mme Delphine Ernotte Cunci . - Concernant l'Europe, j'ai le sentiment que la Commission n'a plus du tout une approche naïve de la guerre entre géants technologiques et médias nationaux. Deux propositions législatives absolument cruciales sont en cours d'adoption : le DSA, voté tout récemment par le Parlement européen, vise à appliquer en ligne les règles qui s'imposent déjà dans la vie réelle ; le DMA tend à faire de l'internet un marché plus équilibré.

Quant au pluralisme à l'échelle européenne, rien n'est encore sur la table, mais le commissaire Thierry Breton a évoqué un possible Media Freedom Act , qui exprimerait l'impératif de la liberté d'expression et du pluralisme ; ce serait une très bonne chose. Certains collègues d'autres États membres, notamment dans l'est de l'Europe, se sentent menacés et subissent des pressions très fortes sur leurs personnes et leurs familles, visant à transformer les médias publics en médias de propagande gouvernementale.

Mme Sibyle Veil . - En France, on est habitué à l'existence d'une presse d'opinion, mais son achat est toujours payant ; en revanche, l'audiovisuel est d'accès gratuit : la différence est fondamentale. Notre démocratie perdrait beaucoup à une « twitterisation » des médias audiovisuels publics, premier accès gratuit à l'information, à la culture et au divertissement intelligent pour beaucoup de nos compatriotes. Cet espace de débat doit rester le plus fédérateur possible. Surtout, le contrat doit être clair. Quand j'achète tel ou tel journal, je connais sa sensibilité. Les choses doivent être aussi claires en matière de radio ou de télévision. Que chacun reste fidèle aux missions pour lesquelles il a été autorisé à utiliser les fréquences qui lui sont attribuées !

M. Jean-Raymond Hugonet . - L'audiovisuel public n'est pas gratuit ; vous oubliez la CAP.

Mme Sibyle Veil . - Certes, mais la CAP fait de nous des médias d'offre et non de demande. C'est toute la vertu d'un financement public, qui ne pousse pas à des logiques de rentabilité ou d'audience à tout prix.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Cela nous renvoie au triptyque évoqué tout à l'heure par M. Patino : le payant, le gratuit et le service public.

M. Bruno Patino . - Le contrat doit effectivement être clair. Si les médias audiovisuels d'opinion se multiplient aujourd'hui, c'est avant tout parce que l'opinion coûte moins cher à produire que l'information. Si cela attire en outre davantage l'attention, ce sera économiquement bien plus rentable. C'est la pente naturelle de l'économie de l'attention, financée par la publicité. La philosophie d'Arte peut se résumer ainsi : les enjeux, pas le jeu ; le débat, pas le combat. C'est une chaîne de récits, qui échappe aux clashs d'opinion autour d'une table. Enfin, sa culture propre est européenne, avec un décentrement des regards. Nous n'avons pas d'opinion, mais nous avons une valeur : l'Europe. C'est une valeur d'ouverture. Le triptyque que vous avez rappelé nous permet justement d'échapper à la logique des médias d'opinion.

Mme Delphine Ernotte Cunci . - Je veux réagir à la remarque de M. Hugonet, selon qui l'audiovisuel public n'est pas gratuit. À ce compte, on pourrait aussi bien dire que l'école ou l'hôpital ne le sont pas ! Comme tous les services publics, nous sommes financés par la collectivité ; nous sommes gratuits dans la mesure où personne n'a à payer davantage que ce qu'il verse à celle-ci. En outre, beaucoup de foyers sont exemptés de cette redevance.

Mme Monique de Marco . - Je partage la conviction que le service public audiovisuel doit être fort, accessible à tous, innovant et doté des moyens financiers nécessaires pour accomplir ses missions. À ce propos, les crédits alloués par l'État à France Télévisions pour 2022 ont diminué de 14 millions d'euros.

Mme Bachelot a annoncé en novembre dernier, lors de son audition par notre commission de la culture, la création d'une offre numérique partagée entre Radio France et France Télévisions au premier semestre 2022. Pouvez-vous nous apporter des informations sur la mise en place de cette plateforme, son périmètre, son financement et son fonctionnement ?

Mme Delphine Ernotte Cunci . - Sibyle Veil et moi-même y travaillons ardemment. Le premier semestre 2022 marque le début d'un travail d'enrichissement de cette offre de proximité ; une première proposition sera faite en mars. Il nous faut beaucoup apprendre ; cette approche à la fois globale, rassemblant France Télévisions et Radio France, et locale - l'offre est censée s'adapter aux centres d'intérêt et à la position géographique de chaque usager - est neuve pour nos équipes. Cette offre évoluera donc sans doute au fur et à mesure de notre cheminement.

Mme Monique de Marco . - À budget constant ?

Mme Delphine Ernotte Cunci . - Oui, je vous le confirme.

Mme Sibyle Veil . - C'est un projet auquel on travaille beaucoup. Il entend répondre au besoin actuel de médias locaux ; c'est essentiel quand on est écrasé par des faits dont la dimension n'est pas toujours facilement perceptible par le citoyen. Avec cette offre à la fois locale et numérique, en joignant nos moyens, on pourra faire quelque chose de plus ambitieux que ce que chacun de son côté ne pourrait pas aussi bien développer. Ce projet doit marquer l'utilité du service public sur tout le territoire.

M. Laurent Lafon , président . - Vous êtes tous attachés à la qualité de l'information, mission essentielle du service public. Pour autant, aucune des personnes que nous avons auditionnées ces dernières semaines ne nous a dit fournir une information de mauvaise qualité ! Selon vous, qu'est-ce qu'une information de qualité ? Comment la caractériseriez-vous ?

Mme Ernotte Cunci a déclaré qu'il faudrait un régulateur fort en cas d'émergence de grands groupes, notamment si la fusion entre TF1 et M6 devait se concrétiser. Cela signifie-t-il qu'il faudrait renforcer les pouvoirs de l'Arcom ? Si tel était le cas, sur quels points devraient-ils l'être ?

Mme Delphine Ernotte Cunci . - Votre première question est presque philosophique !

M. Laurent Lafon , président . - Plus qu'engager un débat philosophique, je souhaiterais savoir si la qualité de l'information peut être définie dans une loi ou une convention...

Mme Delphine Ernotte Cunci . - Ce serait difficile. Pour une information de qualité, il y a des conditions nécessaires, mais non suffisantes : l'information doit être vérifiée, resituée dans son contexte et décodée. Sa profondeur de champ doit être travaillée avant qu'elle soit publiée. La condition absolue d'une information de qualité, une fois tous ces critères respectés, c'est la confiance que les téléspectateurs ont dans cette information.

L'Arcom vient de naître ; elle a déjà des pouvoirs énormément renforcés par rapport au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Peut-on continuer à miser sur une Arcom forte ? Certainement, car l'Arcom, en tant qu'autorité de régulation indépendante, est un lieu essentiel pour nous tous. Dans quels champs pourrait-on renforcer ces pouvoirs ? Je ne saurais vous répondre en deux mots. La régulation européenne aussi peut être renforcée, d'ailleurs.

Mme Sibyle Veil . - L'enjeu de la régulation va être vital pour nous. On est sorti d'une forme de naïveté vis-à-vis des GAFA ; nous devons continuer dans cette voie, car on peut être évincé à chaque instant. Il faut une vigilance constante pour que les contenus d'intérêt général, publics comme privés, puissent continuer d'être accessibles aux citoyens.

M. Bruno Patino . - Il est toujours plus compliqué de définir les critères de la régulation que sa philosophie. Le type de régulation requis doit évoluer peu à peu, car le numérique brise les silos. La fabrique de l'opinion et du consentement peut être affectée très vite. Ces critères sont donc difficiles à définir ex ante .

Quant à la qualité de l'information, ce qu'a dit Mme Ernotte Cunci est très juste. Il est impossible d'avoir un indicateur ultime, mais il existe deux corrélations, avec le nombre de journalistes dans une rédaction et leur degré de compétence professionnelle. La formation des journalistes est importante, même si ce n'est pas une garantie ultime. Là où il y a de moins en moins de journalistes, le contenu poussé sera de moins en moins informatif, ce sera de plus en plus de l'opinion, avec une qualité civique moindre.

M. David Assouline , rapporteur . - Madame Ernotte Cunci, vous avez répondu solennellement à ma question sur les pressions politiques, mais vous avez omis de répondre à ma question sur les annonceurs ayant supprimé ou diminué leur budget publicitaire auprès de France Télévisions à la suite de la diffusion de certaines enquêtes ou informations. M. Nicolas Théry, président du Crédit mutuel, a formellement contesté devant nous une telle baisse en réaction à la diffusion du documentaire de Nicolas Vescovacci. Pouvez-vous le confirmer ou l'infirmer ? Y a-t-il eu ou non de telles baisses de budgets publicitaires ?

Mme Delphine Ernotte Cunci . - Je ne voudrais pas vous dire de bêtises. Il y a souvent des menaces, certains responsables peuvent être en colère, sincèrement d'ailleurs, après avoir vu à la télévision un reportage qui ne leur convient pas, mais je n'ai aucun souvenir que cela ait réellement eu lieu. De toute façon, ce n'est pas un argument pour nous : la publicité représente environ 15 % de nos revenus, mais la liberté d'informer est bien plus fondamentale.

M. David Assouline , rapporteur . - Mais cela vous donne des informations sur les pratiques possibles d'abus de pouvoir économique.

Mme Delphine Ernotte Cunci . - Si demain une puissance économique me disait : « Si vous diffusez ce reportage, je supprime la publicité ! », cela ne changerait rien à la publication du reportage.

M. David Assouline , rapporteur . - Peut-être, mais cela a-t-il eu lieu ?

Mme Delphine Ernotte Cunci . - Je n'ai pas souvenir d'une baisse de chiffre d'affaires publicitaire liée à un reportage d'investigation.

M. David Assouline , rapporteur . - Mais des menaces, souvent ?

Mme Delphine Ernotte Cunci . - Oui, cela arrive, j'ai souvent ces personnes au téléphone, je peux d'ailleurs les comprendre : quand on me dit que le service public n'est pas à la hauteur, je ne suis pas toujours contente non plus. Mais cela reste des conversations privées qui n'ont pas forcément de conséquences. En tout cas, ce n'est clairement pas un moyen de pression sur France Télévisions.

M. David Assouline , rapporteur . - Je parlais plutôt de pressions, de menaces concrètes relatives à une baisse de budget publicitaire.

Mme Delphine Ernotte Cunci . - Franchement, des expressions de colère, oui ; des menaces, non.

M. Laurent Lafon , président . - Merci pour toutes vos réponses. Je vous invite à développer par écrit, si vous le souhaitez, tel ou tel point que vous n'auriez pas eu le loisir d'aborder ici autant que vous l'auriez voulu.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de M. Gilles Sacuto,
président du Syndicat des producteurs indépendants (SPI)

M. Laurent Lafon , président . - Nous recevons maintenant M. Gilles Sacuto, président du Syndicat des producteurs indépendants (SPI). Vous êtes accompagné de M. Olivier Zegna Rata, délégué général. Le SPI est le seul syndicat unitaire de la production audiovisuelle et cinématographique. Fondé en 1977 par des producteurs indépendants de toute chaîne et de tout groupe, il représente plus de 430 sociétés de production indépendantes, réalisant longs et courts métrages, animation, documentaires, fictions, spectacles vivants, créations numériques interactives...

Comme représentant des producteurs, vous allez nous permettre de nous pencher sur la réalité économique et les conséquences des mouvements de concentration. Nous avons vu ce dilemme à l'oeuvre avec les représentants des auteurs : la constitution de grands groupes puissants peut constituer une chance pour la production, avec des moyens plus importants, mais également un risque d'uniformisation et de perte de diversité. Nous sommes donc très intéressés par vos analyses concrètes des effets déjà perceptibles des concentrations et de ce que vous présumez du futur.

Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gilles Sacuto et M. Olivier Zegna Rata prêtent successivement serment .

M. Gilles Sacuto, président du Syndicat des producteurs indépendants (SPI) . - Je vous remercie d'auditionner les représentants de la production cinématographique et audiovisuelle, qui regroupe plus de 120 000 emplois directs, fournit plus de 1 % du PIB français, soit autant que le secteur aéronautique ou pharmaceutique. Ces chiffres ont doublé au cours de ces quinze dernières années. Nous sommes un secteur en pleine croissance. Notre dynamisme s'est maintenu malgré les effets ravageurs de la fermeture des salles de cinéma deux fois six mois.

Le développement de notre industrie n'est pas dû à des géants, mais à une myriade de très petites entreprises (TPE) et de petites et moyennes entreprises (PME). Nous sommes un marché de prototypes et de l'offre. Chaque modèle est unique. Ce sont des choix et des pratiques différentes qui nous permettent de toucher les publics les plus larges et les plus divers.

Le secret de la réussite de la France dans le secteur industriel et audiovisuel est dû à l'indépendance des sociétés de production par rapport aux groupes de diffuseurs - chaînes de diffusion ou plateformes numériques mondialisées ; c'est un levier permettant à la France d'avoir une production forte, diverse, démultipliée selon les genres, capable d'accueillir tous les talents et toutes les propositions éditoriales. La France produit de très nombreux auteurs de renommée internationale grâce à de très nombreuses sociétés de production indépendantes. Ce sont ces deux caractéristiques qui assurent la vitalité de notre industrie.

Je m'exprime au nom de 430 sociétés indépendantes. Nos adhérents produisent du long métrage, de la fiction, des documentaires, de l'animation et des courts métrages. Ce sont par exemple des films comme Titane, la dernière palme d'or, Annette , La Fracture , et des séries comme Les Revenants , En thérapie , Hippocrate , Mytho, qui s'exportent et rayonnent à travers le monde.

Il y a des trous dans la raquette dans le dispositif anticoncentration des médias : ce secteur rencontre actuellement des phénomènes de concentration spectaculaires pouvant entraver à la fois le libre jeu de la concurrence et la liberté d'expression et de création.

Le secteur des médias et de l'industrie audiovisuelle connaît deux types de concentration, horizontale et verticale. En matière de concentration horizontale, le dispositif actuel n'est pas parfait, tandis que le dispositif de concentration verticale est très faible.

La limitation du dispositif de concentration horizontale aux seuls quotidiens d'information générale n'empêche pas une très forte concentration des magazines et des journaux. La loi est antérieure à internet et ne prend pas en compte les positions acquises en matière d'information sur internet, qui peuvent être aussi préjudiciables au pluralisme des courants de pensée. Certains grands acteurs d'internet sont en position de décider et de favoriser l'accès de tel ou tel à tel contenu audiovisuel.

Il est capital que ces acteurs soient régulés afin de ne pas défavoriser l'accès à nos oeuvres, nos films, séries et documentaires, en France ou dans le reste du monde. En France, la régulation de ces acteurs est une question de souveraineté intellectuelle, culturelle voire démocratique. Cet enjeu est aussi international, car la place de la France dans le monde tient aussi à sa capacité de rayonnement international. Il y a un enjeu stratégique majeur à reprendre notre indépendance et notre force de projection mondiale dans le domaine de la diffusion et de la distribution culturelle numérique.

La loi ne touche pas le secteur de l'édition, alors que ce secteur est aussi essentiel à l'expression des courants de pensée. Ainsi, le cumul, dans les mêmes mains, d'une large majorité des sociétés d'édition françaises et de médias audiovisuels et radiophoniques pourrait entraîner un abus de position dominante : un groupe multimédia pourrait réserver les droits d'adaptation audiovisuelle ou cinématographique de ses oeuvres littéraires à des productions qui lui appartient. C'est une synergie, mais cela limite aussi l'accès à ces oeuvres.

Le seuil de sept autorisations sur la télévision numérique terrestre (TNT) a permis aux principaux acteurs de la télévision analogique de maintenir leurs parts de marché, sans entrée de nouveaux acteurs significatifs. Il ne doit en aucun cas être relevé à la faveur de telle ou telle opération de concentration.

En matière de concentration verticale, les règles préservant l'indépendance des producteurs ne s'appliquent que pour les programmes de stocks qui font l'objet d'obligations de production. En dehors de l'accomplissement de leurs obligations de production, les diffuseurs développent leur filière de production propre. Ainsi, toute concentration dans le secteur de la diffusion risque d'avoir un impact sur le secteur de la production, en limitant la diversité d'approvisionnement des diffuseurs. C'est un risque majeur pour les producteurs indépendants de programmes de flux, et pour toute la production indépendante, qui n'est pas protégée.

Récemment, nous avons assisté à la constitution de groupes de production importants, filiales des principaux groupes audiovisuels. Par exemple, le groupe Newen, racheté par TF1, est l'un des premiers groupes de production française. En 2015, lors de son rachat, Newen était valorisé 400 millions d'euros. C'est désormais son chiffre d'affaires, qui a triplé en sept ans. Il en est de même pour le groupe Banijay...

On observe une concentration des commandes des groupes de télévision auprès de grands groupes de production. En 2017, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) montrait que, sur un chiffre d'affaires global de 3,1 milliards d'euros, les dix plus grandes entreprises de production audiovisuelle en totalisaient 15,8 %. Il publiera bientôt ses chiffres actualisés pour 2021, qui témoigneront d'une très forte concentration du chiffre d'affaires du secteur entre les principaux groupes de production. En cinq ans, le chiffre d'affaires de Mediawan a bondi, pour dépasser 1 milliard d'euros, tandis que Banijay affiche plus de 3 milliards d'euros de chiffre d'affaires. À eux deux, ces deux groupes ont dépassé en cinq ans le chiffre d'affaires global de la production audiovisuelle française - ils n'en représentaient que 16 % il y a cinq ans.

S'il y a aussi concentration dans la distribution, nous risquons d'assister à une marginalisation des productions indépendantes, dans un dialogue exclusif entre deux ou trois géants de la production et l'acteur unique restant en télévision hertzienne commerciale.

La concentration réduit le pluralisme dans le domaine de la production. Cela ne concerne pas seulement la baisse du nombre de guichets et d'interlocuteurs pour produire un film. Le problème serait surtout une concentration du circuit de décision éditoriale, qui serait contrôlé par un nombre plus réduit d'acteurs capitalistiques, conduisant à une réduction de la diversité des courants de pensée reflétés par les oeuvres produites.

La régulation doit prendre en compte le rôle sociétal des médias qui dépasse les conditions purement économiques de leur bonne santé financière et leur profitabilité. Si un groupe de télévision commerciale se trouve, à la suite d'une concentration inédite, en situation de monopole sur le marché où il bénéficie gratuitement de l'usage des fréquences hertziennes, il devrait se voir imposer par le régulateur des obligations de financement spécifiques de la production indépendante, mais aussi de divers genres de production : documentaires, animation, courts métrages, captation de spectacle vivant. Les groupes privés n'ont aucune obligation dans ces domaines, très représentés dans notre syndicat, et pourvoyeurs de nombreux emplois et productions.

Nous observons une intervention croissante des détenteurs de capital des médias dans leur ligne éditoriale. Les dispositifs anticoncentration n'ont pas été prévus jusqu'alors pour préserver l'indépendance des rédactions. Les chaînes de télévision détentrices de fréquences appartenant au domaine public n'avaient pas le droit de devenir des chaînes d'opinion. Or ces dernières années, certains médias se sont fortement polarisés politiquement et ne respectent plus leurs obligations en matière de pluralisme. Cela a des effets sur la diversité de la production.

L'arrivée des plateformes internationales ne bouleversera pas le financement de la production. Il faut relativiser l'importance des financements nouveaux. Avec l'obligation d'investir 20 % de leur chiffre d'affaires français, les plateformes apporteront entre 250 et 300 millions d'euros à la production audiovisuelle et cinématographique, sur un chiffre d'affaires global de la production française de 4,5 milliards d'euros. Le secteur connaîtra donc une croissance de 5 à 6 %. Elles investiront 40 à 50 millions d'investissements annuels dans le cinéma, là où le cinéma français mobilise environ 1 milliard d'euros d'investissements. Dans ce contexte, leur arrivée ne doit pas conduire à remettre en cause les dispositifs anticoncentration existants, mais à les consolider. Nous avons signé, ce midi, au ministère de la culture, une chronologie des médias qui leur donne une place raisonnable dans la suite des exploitations du cinéma. En outre, il est plus que jamais indispensable de préserver l'identité des diffuseurs TNT français, et donc leur indépendance face aux groupes internationaux.

Un processus de concentration pourrait faire courir de réels dangers à notre secteur, concernant la richesse, la diversité de création, le pluralisme des courants de pensée... Au contraire, notre réussite industrielle dépend de la diversité du tissu d'entreprises et de leur indépendance économique et capitalistique.

M. David Assouline , rapporteur . - Merci de votre analyse. Notre commission d'enquête, loin de se concentrer sur quelques fusions ou sur l'information, regarde l'ensemble du secteur ; la création culturelle et la production audiovisuelle concourent aussi à façonner une opinion et des citoyens libres, éclairés et ouverts au monde.

Lors de son audition le 13 janvier dernier, le directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), Pascal Rogard, a noté les avantages des concentrations, déclarant : « Moi, qui signe des contrats pour les auteurs, j'ai actuellement plus d'interlocuteurs que je n'en avais auparavant, notamment des interlocuteurs ayant les capacités financières de rémunérer les auteurs et de faire de la création de haut niveau. » Vous semblez faire l'analyse inverse. Quels sont vos arguments ?

M. Gilles Sacuto . - M. Rogard signe des contrats au nom de l'ensemble des auteurs, mais il ne signe pas des contrats avec les auteurs. Ceux-ci signent avec des producteurs ; c'est main dans la main qu'auteurs et producteurs développent des projets pendant des années, pour les faire exister, les mettre ensuite sur le marché et essayer qu'ils rencontrent un public. M. Rogard oublie parfois qu'il y a des producteurs...

Nous nous félicitons de l'arrivée de nouveaux acteurs qui participent à la diversité. C'est la grande intelligence collective et politique de leur avoir trouvé une place. Pour produire un long métrage, il peut y avoir quinze participants financiers dans le plan de financement. C'est grâce à cette pluralité d'interlocuteurs que nous sommes indépendants. Le système permet de financer des films aussi bien avec des subventions, des aides régionales, des prêts achat, de l'argent du marché, des distributeurs, des vendeurs... J'ai eu la chance de produire le film Séraphine qui a obtenu le César du meilleur film il y a une dizaine d'années. Personne ne m'avait demandé de produire un film sur une peintre inconnue. C'est parce que nous avons décidé de faire ce film qu'il a existé, qu'il a ensuite rencontré son public et voyagé à travers le monde. L'indépendance se fonde sur le grand nombre de participants financiers à une oeuvre, garant de liberté et de richesse éditoriale et économique.

M. David Assouline , rapporteur . - La loi de 1986 ne traite pas des concentrations verticales, or des rapprochements ont eu lieu. Les décrets Tasca ont été contestés, non seulement pour leur obsolescence, mais aussi sur leurs fondements philosophiques. Faut-il durcir les règles prévenant une concentration verticale, qui empêcherait, par exemple, le groupe TF1 de posséder Newen ?

M. Gilles Sacuto . - De mon point de vue, oui, certainement. Chacun essaie de faire son métier : les producteurs produisent, les diffuseurs diffusent, voire co-produisent. Nous sommes dans un marché de l'offre. Notre rôle n'est pas d'aller voir des distributeurs ou des exploitants pour produire ce qu'ils veulent, mais plutôt que de leur proposer des choses auxquelles ils n'auraient pas forcément pensé, grâce à notre travail avec des auteurs et des scénaristes.

Par exemple, un camarade producteur avait contacté un nouvel acteur pour deux projets de séries : une série historique et une série plus actuelle, sur la banlieue. Cette dernière semblait davantage l'intéresser. Deux mois plus tard, le producteur relance l'acteur, qui à ce moment-là ne veut plus de la deuxième série, mais lui demande s'il n'aurait pas une série historique...

Les diffuseurs sont soumis en permanence à l'audience, en fonction des résultats de la veille. Ils peuvent infléchir totalement et brutalement leur politique de développement, tandis que les producteurs travaillent sur le long terme avant de présenter leur projet abouti au marché ; les démarches sont très différentes. C'est cette démarche au long cours qui nous permet de faire exister des oeuvres singulières. Il faut maintenir la différence entre les uns et les autres.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous plaidez beaucoup pour le documentaire et sa diversité. Dans le secteur du documentaire, avez-vous eu connaissance de pressions, directes ou indirectes, sur les producteurs, afin qu'ils ne traitent pas tel ou tel sujet susceptible de déplaire aux actionnaires des grands groupes ?

M. Gilles Sacuto . - Pas directement. Les diffuseurs ont toujours le choix de prendre ou de ne pas prendre un documentaire, et pour des raisons diverses.

M. Michel Laugier . - Vous avez fait allusion à la politisation des médias. Avez-vous des exemples précis, que ce soit dans le secteur privé ou le secteur public ?

Dans les commandes faites aux sociétés adhérentes à votre syndicat, quelle est la part de l'audiovisuel privé, de l'audiovisuel public et des grandes plateformes, puisque vous travaillez pour tout le monde ?

M. Gilles Sacuto . - Je n'ai pas d'exemple précis de politisation, c'était davantage un commentaire de citoyen.

Nous nous félicitons que des accords aient été trouvés avec les plateformes internationales, qui valoriseront le rôle des producteurs. Ceux-ci resteront donc détenteurs de leurs droits. Les productions pourront circuler et ne resteront pas des productions propriétés des plateformes avec des producteurs cantonnés au rôle de fabricants de films - c'est le schéma habituel.

Grâce aux efforts de toute la profession, les producteurs travaillent, puis les films seront diffusés sur les plateformes avant d'être diffusés dans d'autres médias, soit, car ils sont d'abord destinés au cinéma, soit, car ils sont des films de plateforme, mais pouvant être diffusés, avant ou après, par d'autres diffuseurs. Il faut des plans de financements multiples et une circulation de ces oeuvres. Les productions ne seront donc pas vues uniquement par des abonnés. Certains films de télévision sont également cofinancés par des plateformes. Cela permet aux oeuvres de circuler, que les producteurs restent propriétaires de ces films et créent un catalogue afin de développer des ressources propres.

M. Michel Laugier . - Auriez-vous des chiffres ou des pourcentages sur ce que représentent les plateformes et le secteur audiovisuel public et privé dans vos financements ?

M. Gilles Sacuto . - France Télévisions investit environ 60 millions d'euros dans les coproductions de longs métrages, TF1 40 millions d'euros, M6 moins, et Arte environ 15 millions d'euros. Nous venons de signer un accord de trois ans avec Canal+ pour 200 millions d'euros.

La plus importante plateforme, Netflix, investira 40 millions d'euros dans le cinéma, dont 20 millions directement pour la production de films de cinéma. Les investissements des autres plateformes s'élèvent entre 5 et 10 millions d'euros. Les accords restent à finaliser, mais nous avons parfois du mal à identifier les chiffres d'affaires ou la réelle volonté d'investir. Il n'y aura donc pas de grande bascule.

Pour l'audiovisuel, l'apport sera plus important, mais l'ensemble du secteur ne basculera pas du côté des plateformes.

Mme Monique de Marco . - La concentration des médias se traduit aussi par le rachat d'entreprises de production. Y voyez-vous un danger pour la richesse, la diversité et la spécificité de la production audiovisuelle française ? Comment protéger cette diversité et cette spécificité, et comment la promouvoir, pour éviter sa standardisation ?

M. Gilles Sacuto . - Ma recommandation serait que les diffuseurs n'aient pas le droit de produire, mais seulement de coproduire. De même, nous n'avons pas vocation à être diffuseurs. Ce serait une disposition réglementaire assez simple.

Les comptes de soutien audiovisuel et cinématographique sont très largement utilisés par les filiales de chaînes, qui en sont les plus grandes détentrices. Le système du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) tourne déjà, pour partie, pour les filiales de chaîne, alors qu'il était initialement destiné au soutien de la production, notamment indépendante.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez fait allusion au risque de concentration dans le secteur de l'édition et des médias. Un détenteur de droits littéraires favoriserait ainsi l'adaptation cinématographique par d'autres sociétés du groupe, et même sa publicité. Un tel groupe pourrait mettre un livre en tête de gondole, en faire la promotion, puis l'adaptation exclusive. Avez-vous des exemples précis de ce type d'effets de la concentration ?

M. Gilles Sacuto . - On pourrait l'imaginer. Je n'ai pas d'exemple précis. Plusieurs cas m'ont été rapportés que je ne peux pas vous citer en détail.

M. Laurent Lafon , président . - Vous pourrez nous l'envoyer par écrit.

M. Gilles Sacuto . - Les grands succès de librairie sont l'objet de demandes de rachat de droits pour en faire un film ou une série. On pourrait favoriser tel ou tel acteur, pour différentes raisons - renommée, taille, liens amicaux ou capitalistiques...

M. Olivier Zegna Rata, délégué général du Syndicat des producteurs indépendants . - Il nous a été rapporté des exemples dans un groupe : lorsqu'un producteur indépendant demande à acquérir les droits d'adaptation de tel ou tel roman, il doit patienter jusqu'à ce que la filiale audiovisuelle de production du groupe confirme qu'elle n'a pas d'intérêt spécifique pour ces droits.

M. David Assouline , rapporteur . - Pourriez-vous citer ce groupe ? Nous sommes dans une commission d'enquête parlementaire.

M. Olivier Zegna Rata . - C'est le groupe Vivendi qui organise ainsi la synergie entre ses entités.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Jeudi 27 janvier 2022
Audition de M. Thomas Rabe,
président-directeur général du groupe Bertelsmann

M. Laurent Lafon , président . - Nous recevons aujourd'hui M. Thomas Rabe, président-directeur général du groupe Bertelsmann et directeur général de RTL Group. Monsieur Rabe, votre parole est rare de ce côté-ci du Rhin ; nous apprécions donc particulièrement que vous ayez pu vous rendre disponible pour venir éclairer les travaux de notre commission d'enquête.

Bertelsmann, que vous présidez depuis 2012 et au moins jusqu'en 2026, est l'un des plus grands groupes de média au monde, avec plus de 126 000 salariés et un chiffre d'affaires de plus de 17 milliards d'euros. Fondé en 1835, votre groupe est présent dans l'ensemble des médias : la télévision et la radio, avec RTL Group, qui exploite à l'heure actuelle 68 chaînes de télévision et 31 stations de radio en Europe ; l'édition, avec Penguin Random House, première maison au monde ; la presse, avec Gruner + Jahr ; enfin, la musique, avec BMG.

Vous participez très directement au mouvement de concentration des médias en France, avec la cession des titres de presse de Prisma à Vivendi et le projet de fusion entre M6 et TF1, que l'Autorité de la concurrence et l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) examinent en ce moment.

Ce projet constitue l'une des thématiques majeures de notre commission d'enquête ; nous avons voulu vous auditionner afin de comprendre la stratégie de Bertelsmann. La vente de M6 à TF1 signifie-t-elle que votre groupe entend se retirer totalement des médias français, ou bien comptez-vous y rester présents, et sous quelle forme ?

Nous sommes également intéressés par les comparaisons possibles entre notre pays et l'Allemagne. Comment les questions liées au pluralisme sont-elles traitées dans ce pays ?

Étant citoyen étranger, même si vous vous exprimez à la perfection dans notre langue, vous n'avez pas à prêter serment, mais je ne doute pas que nos échanges seront marqués du sceau de la franchise !

M. Thomas Rabe, président-directeur général du groupe Bertelsmann . - Merci pour votre invitation. Né au Luxembourg, je suis de nationalité allemande, économiste de formation. J'ai 56 ans, parmi lesquels plus de trente ans d'expérience professionnelle et plus de vingt ans chez Bertelsmann, dont je suis le président-directeur général depuis dix ans, et RTL Group, que je dirige depuis trois ans.

RTL est le premier groupe européen de télévision et de radio ; via Fremantle, c'est l'un des plus importants producteurs indépendants du monde. Bertelsmann regroupe quatre métiers : les médias, les services, l'éducation et les investissements numériques. Son chiffre d'affaires en 2021 était de presque 19 milliards d'euros et il compte 140 000 employés dans plus de 50 pays. Le groupe a deux actionnaires : la fondation Bertelsmann, qui détient 80 % du capital, et la famille Mohn - descendants à la septième génération du fondateur - pour le reste. Nos valeurs essentielles sont la créativité et l'entrepreneuriat : nos managers sont des entrepreneurs avec une grande liberté de gestion ; les rédacteurs en chef sont responsables des contenus et de la ligne éditoriale de chaque média.

Depuis quelques années, je parle ouvertement de la nécessité de consolider les médias en Europe, afin d'y maintenir des groupes forts qui investissent dans les contenus et l'information indépendante pour les audiences locales et nationales. La consommation des médias, surtout en vidéo, est en hausse dans le monde entier. Malheureusement, la consommation de télévision traditionnelle est en baisse. Entre 2012 et 2019, la durée d'écoute de la télévision linéaire a baissé de 21 % en France chez les 25-49 ans, de 45 % chez les 15-24 ans. Le gagnant, c'est la vidéo en ligne, dominée par les groupes américains et maintenant chinois avec TikTok. Cette tendance n'est pas un phénomène français, mais global.

Il est donc impératif pour les opérateurs historiques d'investir dans la vidéo en ligne financée par la publicité ou les abonnements. Ils doivent y faire face aux géants américains - Google avec YouTube, Facebook et Instagram, Netflix, Amazon Prime et Disney - qui représentent une nouvelle dimension concurrentielle. Leurs capitalisations boursières sont volatiles, mais impressionnantes. Selon le Financial Times , les huit plus grands groupes de médias américains vont investir cette année plus de 100 milliards de dollars dans les contenus, dans ce qu'ils appellent la « guerre du streaming ». Leur position de marché est impressionnante : Netflix a 220 millions d'abonnés dans le monde, Amazon Prime 200 millions, Disney 118 millions ; Facebook a presque 2 milliards d'utilisateurs quotidiens, YouTube 1,8 milliard. Google et Facebook, désormais renommé Meta, captent plus de 70 % des recettes publicitaires numériques et toute la croissance. Alphabet, qui englobe Google, a généré au troisième trimestre 2021 65 milliards de dollars de chiffre d'affaires, dont 53 milliards de publicité, ce qui correspond à un taux de croissance de 41 % ; le chiffre d'affaires de Facebook est de 28 milliards de dollars, soit 33 % de croissance.

Les opérateurs historiques se trouvent en concurrence directe avec ces géants dans toutes les dimensions : consommation et production de contenus, talents et métiers, publicité et abonnements. Pour y faire face, il est impératif de former de grands groupes de médias et de travailler ensemble à l'échelle européenne.

C'est bien pourquoi nous avons proposé à Bouygues un rapprochement entre TF1 et M6. Nous avons vite constaté que Bouygues partageait notre analyse et notre vision stratégique. Nous nous sommes donc mis d'accord sur un projet ambitieux. Nous avons accepté que Bouygues soit l'actionnaire de référence du nouveau groupe, avec un contrôle exclusif ; nous en serons le deuxième actionnaire.

L'alternative aurait été de vendre M6. Nous avions reçu plusieurs offres intéressantes, mais nous sommes convaincus de l'intérêt, et même de la nécessité, du rapprochement avec TF1, dans l'intérêt du secteur audiovisuel français.

Les objectifs stratégiques du projet sont de former un groupe en position forte pour faire face à la concurrence des géants du numérique, d'investir dans des contenus, surtout français, accessibles à tous, dans une offre française de vidéo par abonnement, et dans une information indépendante et de qualité. Nous poursuivons la même stratégie dans d'autres pays, tels que les Pays-Bas, avec le rapprochement entre RTL et TALPA, la Belgique, avec la cession de RTL aux groupes Rossel et DPG Media, et l'Allemagne, avec la fusion entre RTL et Grunen + Jahr ; je suis en outre convaincu que RTL et ProSiebenSat.1 Media, les deux premiers groupes audiovisuels du pays, vont se rapprocher si les opérations actuelles en France et aux Pays-Bas se réalisent dans des conditions acceptables.

L'information est un élément essentiel de tous les programmes de radio et de télévision de RTL Group. En Allemagne, le groupe emploie plus de 1 500 journalistes, soit presque autant que le New York Times, et continue à embaucher. En Hongrie, les programmes de notre chaîne M-RTL sont la seule source d'information indépendante du pays. Les rédacteurs en chef sont partout responsables des contenus ; Bertelsmann et moi-même n'intervenons pas dans la ligne éditoriale. Le groupe RTL propose une information indépendante et de qualité ; cette indépendance est durable.

Dans le cadre du rapprochement entre TF1 et M6, les rédactions resteront indépendantes et les lignes éditoriales ne changeront pas. L'intention est de maintenir l'identité des différentes chaînes et programmes.

Les sources d'information se multiplient, sa diversité s'accroît, notamment au travers des réseaux sociaux. Les offres numériques par abonnement sont de plus en plus rentables. L'analyse qu'on peut faire de la concentration dépend du marché que l'on définit. Dans ma définition du marché de total video , il y a de plus en plus de concurrence et de diversité, donc moins de concentration, notamment du fait de l'arrivée des groupes américains. Les États-Unis ont eux-mêmes connu une vague d'intégration verticale qui se poursuit, comme en témoigne l'achat projeté d'Activision Blizzard par Microsoft. La raison stratégique principale de cette intégration verticale est le lancement de plateformes mondiales de streaming dotées de contenus exclusifs. Il est par conséquent de plus en plus difficile pour nous d'accéder aux productions américaines, ce qui nécessite d'investir plus dans les productions locales, ce qui est somme toute une très bonne nouvelle pour les producteurs européens comme nous.

La consolidation des opérateurs nationaux est impérative pour les préserver. Leur taille leur permettra de conserver une place importante dans le monde audiovisuel, mais en aucun cas une position dominante.

M. David Assouline , rapporteur . - Merci d'avoir répondu à notre invitation alors que vous n'y étiez pas obligé ! Votre groupe représente une originalité dans le paysage audiovisuel français : nos grands groupes sont généralement possédés par des industriels dont l'activité principale ne s'exerce pas dans le domaine des médias. Bertelsmann est bien un groupe de médias, dont la dimension européenne nous intéresse beaucoup, car la concurrence avec les plateformes américaines ou chinoises doit se faire à cette échelle.

Vous possédez en France le groupe M6, avec les chaînes M6, W9, 6ter, Paris Première, Téva, Gulli, Canal J, Tiji, MCM, MCM Top, ou encore RFM TV, ainsi que les stations de radio RTL, RTL2 et Fun Radio. Vous êtes le leader du marché européen du divertissement, avec une part de marché d'environ 75 %.

Pouvez-vous préciser les raisons qui vous ont conduit à envisager la fusion avec TF1 du groupe M6, dont le président, M. Nicolas de Tavernost, vante depuis toujours l'indépendance ? Plutôt que de fusion, faudrait-il parler d'absorption par TF1, si Bouygues doit avoir le contrôle exclusif de la nouvelle entité ? À quelle hauteur entendez-vous rester au capital ?

M. Thomas Rabe . - Nous ne nous retirons pas du marché français. Nous resterons dans le capital du nouvel ensemble, à hauteur de 16,1 %, en partenariat avec Bouygues. Celui-ci aura bien le contrôle exclusif : nous avons accepté, pour des raisons industrielles, qu'un groupe français soit l'actionnaire de référence d'un tel grand groupe de médias français. Aucune consolidation n'est possible si tout le monde veut continuer à tout contrôler ! Nous resterons aussi présents en France par nos activités de production, avec Fremantle, et d'édition de musique, avec BMG.

Nous avons aussi vendu Prisma Media à Vivendi l'année dernière. Des options de consolidation entre M6 et Prisma avaient été étudiées, sur le modèle du rapprochement entre RTL et Gruner + Jahr en Allemagne, mais nous avons finalement donné la priorité aux discussions avec Bouygues ; nous sommes convaincus que Vivendi pourra développer ces titres.

Nous avons l'habitude de travailler avec des partenaires ; Bertelsmann a été bâti ainsi. L'important est de convenir d'une vision stratégique commune et de partager des valeurs. Il est important pour nous que les groupes auxquels nous participons soient gérés d'une certaine manière, sur le long terme. Nous ne voulons pas d'une optimisation des profits sur le court terme. Nous avons de très bonnes relations avec nos employés et leurs représentants, nous considérons que nous gérons le groupe ensemble. Cela n'empêche pas le succès commercial. En l'occurrence, nous avons constaté une convergence avec Bouygues sur ces valeurs.

Nous allons enfin apporter au nouvel ensemble toute notre expertise dans les médias mondiaux, les infrastructures de RTL Group et des occasions de collaboration dans la technologie et la production à l'échelle européenne. Je le répète : il est absolument nécessaire pour les groupes européens d'agir dans ce sens au quotidien, dès maintenant, pour faire face à la concurrence !

M. David Assouline , rapporteur . - Si cette fusion allait à son terme, aux termes de la législation française, vous devriez céder trois des chaînes de télévision du groupe. Lesquelles céderiez-vous ?

M. Thomas Rabe . - Des réflexions sont menées à ce sujet, nous sommes conscients des exigences légales. Deux options sont possibles : céder des chaînes ou remettre leurs licences à l'Arcom. Nous sommes en train de tester le marché. M. de Tavernost pourra dès demain vous donner plus de détails, avant une réponse définitive dans les semaines qui viennent.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez déclaré que d'autres offres vous avaient été faites pour M6. Pouvez-vous nous dire de qui elles provenaient ?

M. Thomas Rabe . - Cela m'est impossible : je gère un groupe coté en Bourse et de telles informations sont confidentielles. M6 est un groupe très profitable, qui a suscité beaucoup d'intérêt en France comme à l'étranger.

M. David Assouline , rapporteur . - La confidentialité des affaires que vous invoquez empêche quand même le public d'avoir une appréciation réelle des raisons qui conduisent à prendre certaines décisions qui ont un impact sur la diffusion de la culture et de l'information.

Quand deux groupes fusionnent, on entend toujours des déclarations rassurantes. Vous avez dit tenir à l'indépendance des rédactions ; vous avez même fait le lien entre l'indépendance de l'information et le nombre des journalistes. Aujourd'hui, la tendance est plutôt à la réduction du nombre des journalistes dans les programmes d'information. Confirmez-vous que les rédactions de M6, RTL et TF1 garderont leur indépendance et leur caractère distinct ? Qu'en est-il des projets de matinales communes, de créneaux partagés ?

M. Thomas Rabe . - L'indépendance des rédactions sera absolument maintenue ; elle représente même pour nous un élément commercial. L'intérêt pour l'information est plus élevé que jamais. En Allemagne, la crédibilité de RTL est équivalente à celle du service public. Nous y embauchons toujours plus de journalistes. Nous travaillons en France de la même façon : des journalistes indépendants, des rédacteurs en chef responsables des lignes éditoriales. Nous investissons dans M6 depuis 1987 et nous ne sommes jamais intervenus dans la ligne éditoriale. C'est dans notre intérêt de maintenir le caractère et l'identité des chaînes et des programmes. La fusion projetée ne conduira pas à une harmonisation générale ; la diversité est plus intéressante, elle permet de toucher différentes cibles d'audience.

M. David Assouline , rapporteur . - Outre l'obligation de céder trois chaînes pour que la fusion soit autorisée, l'Autorité de la concurrence étudie le périmètre du marché pertinent. Selon une jurisprudence constante, un taux de 75 % représenterait un abus de position dominante. En Europe, au-delà de 50 %, il n'existe guère de débat sur le sujet... Vous estimez que le marché pertinent doit intégrer le numérique. Pourtant, vous avez insisté sur le fait que les programmes d'information restent fondamentaux. Or, l'information, comme le sport, constitue une des rares denrées audiovisuelles linéaires, car elle est instantanée.

Votre argument principal pour intégrer le numérique dans le marché pertinent réside dans la capacité à faire face à la concurrence des plateformes. Pourtant, elles semblent se réjouir d'une fusion entre TF1 et M6 qui conduirait à un élargissement dudit marché. Ainsi, elles ne se trouveraient plus en position dominante sur le marché du numérique et rencontreraient moins de difficultés avec l'Autorité de la concurrence. Que pensez-vous de cette réflexion ?

M. Thomas Rabe. - Je ne suis pas le porte-parole des plateformes, mais si nous mettons les choses en perspective, il me semble qu'une redéfinition du marché pertinent n'aurait pas d'impact sur la position des plateformes. De fait, en Allemagne, les recettes publicitaires de Google s'établissaient à 5,5 milliards d'euros l'an passé, contre 4,3 milliards d'euros pour celles de la télévision. La croissance de Google est interne et organique, que ni le droit de la concurrence ni la définition du marché pertinent n'empêchera.

Nous sommes convaincus que la définition historique du marché pertinent, celui de la télévision publicitaire, ne reflète pas la réalité de la concurrence, en raison de la convergence entre la publicité télévisée et la publicité digitale, qui crée des effets de substitution. Les opérateurs digitaux sont désormais en capacité de toucher une audience significative pour des campagnes de marque. La même convergence s'applique aux prix de la publicité. Une redéfinition du marché pertinent nous semble donc nécessaire.

Il suffit d'observer la tendance depuis 2015 : la publicité digitale continuera à croître, alors qu'elle représente déjà plus de 50 % des parts de marché, au détriment de la publicité télévisée. Je l'observe quotidiennement lors des échanges avec des annonceurs.

M. Laurent Lafon , président . - Pourriez-vous nous préciser ce que vous envisagez comme collaboration, notamment technologique, entre les grands groupes de médias nationaux ? Celui qui maîtrise la technologie possède un pouvoir indirect sur les autres structures. Bedrock, filiale de M6, est détenue majoritairement par le groupe RTL depuis 2019. Son capital sera-t-il affecté par le rapprochement avec TF1 ? L'entreprise fera-t-elle partie des sociétés qui seraient, dans un rapport équilibré en joint-venture par exemple, amenées à participer à cette collaboration ?

M. Thomas Rabe. - RTL, groupe européen, possède l'expérience du travail en commun entre plusieurs entités. Il existe notamment des synergies transfrontalières dans les domaines du savoir-faire, de la technologie, de la production, des échanges d'informations, bien que notre métier demeure majoritairement local.

Un travail commun pourra ainsi être envisagé s'agissant du streaming , en s'appuyant sur Bedrock, détenue à parts égales par RTL Group et M6, dont les 50 % intégreront l'ensemble formé avec TF1. La plateforme, au-delà de la France, est utilisée en Belgique, aux Pays-Bas et en Hongrie : une collaboration à l'échelle européenne existe donc déjà. Nous discutons avec plusieurs groupes européens pour les inviter à utiliser Bedrock.

Nous avons également développé une plateforme de publicité, notamment pour la publicité ciblée, forte d'un certain nombre d'utilisateurs européens.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Même si ma passion pour le ballon rond et mes responsabilités paternelles m'amènent de plus en plus souvent outre-Rhin, vous m'excuserez de ne pas m'exprimer dans la langue de Goethe, mais je vous remercie de manier brillamment celle de Victor Hugo.

Vous avez, dans votre propos liminaire, décrit votre démarche de façon extrêmement précise, en insistant sur l'historique familial du groupe et sur l'esprit d'entrepreneuriat et d'innovation qui y règnent.

En commission de la culture, nous avons entendu M. Olivier Roussat, votre homologue chez Bouygues, dont les propos s'accordent avec les vôtres. Le statu quo ne serait plus possible : la télévision décline.

Notre commission d'enquête porte sur la concentration des médias, certes sous un angle économique, mais également à l'aune du pluralisme et des conséquences d'une éventuelle rupture sur la démocratie.

Pouvez-vous nous expliquer ce qui existe en Allemagne pour assurer l'étanchéité entre les propriétaires et les rédactions ? Le principe vous semble évident, dites-vous, mais il le paraît moins en France... Comment garantir cette étanchéité ? Puisque la France et l'Allemagne se trouvent au coeur de l'Europe, pourriez-vous citer un système plus vertueux que le nôtre pour y parvenir d'un point de vue juridique ?

M. Thomas Rabe. - Ce principe appartient à la culture de l'entreprise, aux côtés des valeurs de créativité et d'entrepreneuriat. Il représente une des clés du succès du groupe en ce qui concerne les contenus, en matière d'information comme d'édition - nous publions chaque année plus de 15 000 nouveaux titres. Il revient aux éditeurs de décider ce qui est publié, selon leurs standards de qualité.

Évidemment, je n'interviens jamais dans la ligne éditoriale. Chaque jour sont prises au sein du groupe des milliers de décisions relatives aux contenus vus par plus de cinq cent millions de personnes. Je fais confiance aux responsables, sinon ce serait ingérable !

Nous investissons plus de 6 milliards d'euros chaque année dans les contenus. Mes équipes décident ; je n'ai pas besoin d'intervenir. Bien entendu, il existe un statut pour les journalistes et les rédacteurs en chef, mais la pratique, fondée sur une culture bien établie, fonctionne. Cela me semble plus efficace que les assurances écrites, que nous donnerons évidemment à la demande de l'Arcom.

En France, des règles formalisées existent pour garantir l'indépendance des journalistes et des rédactions. Vous disposez également de comités de déontologie. Il me semble que ces garde-fous fonctionnent.

M. Michel Laugier . - Quelles sont, selon vous, les différences de méthodes de travail entre l'Allemagne et la France ? Les cadres juridiques dans lesquels vous évoluez vous apparaissent-ils fondamentalement différents ? Face à la concurrence des grandes plateformes américaines, vous estimez qu'il faudrait un alignement européen. La seule façon de résister serait-elle de constituer de grands groupes de médias ?

M. Thomas Rabe. - J'en suis convaincu. Nous faisons face à une concurrence d'une nouvelle dimension. Chaque fois que je regarde les résultats d'Alphabet, de Meta et des autres, je suis impressionné. Ces groupes possèdent une puissance considérable. Ils sont déjà établis en Europe ou proches de l'être. L'offre devrait encore croître...

Nous ne pourrons jamais égaler leur niveau d'investissement. En revanche, nous pouvons jouer la carte française, allemande ou autre pour nous différencier de plateformes focalisées sur les contenus américains. Là réside notre force ! Si nos activités de télévision et de streaming travaillent en collaboration, nous pouvons y arriver.

En Allemagne, nous avons ainsi lancé il y a deux ou trois ans un service de streaming payant : RTL +. L'an passé, nous avons conclu un partenariat avec Deutsche Telekom et investi significativement dans la plateforme, dans le marketing et les contenus. Nous comptons déjà plus de 2,7 millions d'abonnés en Allemagne et espérons atteindre notre objectif de 8 millions d'abonnés dans les années à venir, soit 20 % des foyers allemands.

Le début de succès constaté reste cependant insuffisant face à la concurrence des plateformes américaines - Netflix et Amazon comptent plus de 10 millions d'abonnés chacun en Allemagne. Aussi, nous investissons près de 500 millions d'euros dans notre offre vidéo en ligne et projetons de rassembler l'ensemble de nos médias - vidéo, audio et texte - en une offre unique personnalisée. Pour autant, nous arrivons tardivement sur le marché et notre seul avantage réside dans une offre de contenus allemands sur laquelle il nous faut miser.

La France accuse davantage de retard encore. Salto compte 500 000 abonnés seulement. En ce sens, l'opération entre TF1 et M6 semble impérative, afin d'accélérer les investissements et de profiter des synergies de savoir-faire et de contenus pour ne rien céder aux groupes américains et chinois. Nous augmenterons, à cet effet, nos investissements dans les contenus français, ce qui bénéficiera également au secteur de la production, déjà porté par les plateformes étrangères.

Nul doute que la seule option stratégique pour jouer un rôle significatif aux niveaux national et européen réside dans un rapprochement entre les grands groupes de médias.

En matière de réglementation, il existe bien sûr des différences entre l'Allemagne et la France : sur les trois médias et les licences hertziennes, la réglementation semble plus sévère en France. En Allemagne, il n'existe pas de limite à 49 %, par exemple, ce qui est moins contraignant. Cela étant, je ne suis pas ici pour critiquer quoi que ce soit ; j'accepte évidemment les règles des pays dans lesquels nous opérons au niveau européen.

M. David Assouline , rapporteur . - Quid de la réglementation allemande sur les concentrations diagonales ? En France, un groupe ne peut être présent sur trois supports : radio, télévision, presse écrite.

M. Thomas Rabe. - En Allemagne, la commission de la concentration regarde effectivement cette dimension, mais nous avons réussi à bâtir un groupe multimédia présent dans tous les métiers de contenus - télévision, radio, streaming, podcasts , édition de livres, production - à la première place. On ne peut nier les éléments de convergence entre médias. Aussi, les médias en silos représentent, à mon sens, une perspective obsolète.

L'aspect européen apparaît extrêmement important dans la réglementation des plateformes. Deux initiatives sont en cours de discussion - le Digital service act (DSA) et le Digital market act (DMA) - pour la renforcer. En outre, la Commission européenne applique strictement le droit de la concurrence contre les plateformes, avec de sévères amendes à la clé. Pour autant, le droit audiovisuel dépend également de législations nationales très variées.

Mme Sylvie Robert . - La cession des trois chaînes hertziennes n'a pas encore fait l'objet de décisions. Vous dites tester le marché... Quels critères retiendrez-vous au-delà de l'audience ? Quid de la spécificité, notamment pour une chaîne comme Gulli ?

Vous estimez la concentration inéluctable face aux géants américains, mais le paysage médiatique français se caractérise par sa détention par de grands industriels. Que pensez-vous du modèle de concentration verticale ? Les garde-fous existants vous semblent-ils suffisants pour garantir le pluralisme et l'indépendance des journalistes ?

Près de 115 milliards de dollars vont être dépensés en 2022 par les huit grands groupes de médias européens et américains pour la création de contenus audiovisuels et cinématographiques. Ce chiffre pourrait atteindre 172 milliards en 2025, soit cent fois plus que TF1 et M6. L'écart paraît gigantesque ! Vous semblez croire que l'originalité de nos contenus pourrait nous différencier sur le marché, mais n'est-il pas trop tard pour concurrencer les plateformes au niveau national et européen face à des chiffres si astronomiques ?

M. Thomas Rabe. - Effectivement, les grands groupes de médias investiront environ 100 milliards de dollars dans les contenus cette année, auxquels s'ajoutent 40 milliards de dollars dans le sport. Ce chiffre devrait continuer à augmenter. Reste à savoir si ces groupes seront tous profitables à l'horizon 2025...

L'ambition de RTL en Allemagne, comme de TF1 ou de M6 en France, n'est pas de conquérir le monde, mais de proposer une offre originale de contenus locaux qui attirent les audiences. Telle est la carte qu'ils peuvent jouer, car il n'y aurait aucun sens à vouloir imiter les grands groupes américains. À cet effet, ils doivent transférer leurs compétences de la télévision linéaire à la télévision non linéaire. Les chiffres que nous avons obtenus en Allemagne, où le nombre d'abonnés a augmenté de 120 % l'an passé, apparaissent encourageants. À l'échelle de la France, le rapprochement entre TF1 et M6 me semble donc indispensable.

L'intégration verticale existe également en Allemagne. Bertelsmann se trouve dans une situation particulière, car la famille a cédé après-guerre 80 % du capital à une fondation qui appartient au public allemand. Dans les groupes de médias allemands, les familles exercent une influence relativement directe. À la différence de la France, elles ne sont en revanche généralement pas investies dans d'autres activités.

S'agissant des garde-fous, je crois fermement que les opérateurs ont tout intérêt à préserver l'indépendance des journalistes et des rédactions. Le sujet relève de la culture et du droit, mais je ne suis pas en mesure d'estimer si une réforme de la réglementation s'impose en France. Il faudrait observer ce qui se passe au sein des rédactions. S'agissant de M6 et du pôle radio RTL, je ne crois pas qu'il existe de difficultés. Le statut des journalistes et le contrôle de l'Arcom me semblent suffisants.

Et en ce qui concerne les chaînes à céder, la décision dépend d'un aspect économique : il faut regarder l'impact sur les résultats de M6 ou de TF1 qui résulterait de telle ou telle cession, le prix de vente envisagé et, bien entendu, le positionnement de la chaîne, point qui relève du directeur de programme. En tout état de cause, on ne peut démarrer une opération de fusion en détruisant de la valeur, via la cession de chaînes.

Mme Monique de Marco . - Vous avez exprimé la nécessité de créer des géants médiatiques nationaux en Europe ; le streaming autour de contenus locaux serait la seule carte à jouer pour contrer les groupes américains. Ne faut-il pas, dès lors, réviser le droit européen, afin d'autoriser des rapprochements à plus grande échelle ?

M. Thomas Rabe. - RTL Group est un groupe européen audiovisuel depuis des années, mais les synergies transfrontalières sont limitées à la technologie, la production, l'échange de savoir-faire, même si elles créent de la valeur. De fait, nos métiers restent relativement locaux. Il faut donc jouer la carte locale qui nous différencie des plateformes américaines. Là réside d'ailleurs la clé du succès de RTL Group, dont la profitabilité provient à plus de 90 % des activités nationales.

Le droit européen ne nous empêche pas de créer des groupes européens : RTL Group existe, Mediaset aussi.

M. Laurent Lafon , président . - Vous avez déploré le retard pris par Salto. La plateforme a-t-elle encore du sens, notamment dans sa configuration actuelle avec France Télévisions, TF1 et M6 ? Avec la fusion, vous souhaitez accélérer les investissements dans le streaming . Cela se fera-t-il en lien avec Salto ou en dehors ?

Concernant la structuration du secteur audiovisuel français, croyez-vous qu'il reste une place pour un troisième acteur au côté du secteur public et des chaînes privées qui opèrent un rapprochement ?

M. Thomas Rabe. - En ce qui concerne le streaming , il me semble nécessaire de le gérer de manière intégrée et harmonisée avec les activités de télévision, compte tenu des synergies à l'oeuvre. En Allemagne, les mêmes équipes y sont ainsi dédiées et décident de la destination des programmes. Cela semble plus complexe chez Salto, partagé entre trois actionnaires. Nicolas de Tavernost vous le confirmera sûrement, mais si l'opération entre TF1 et M6 se fait, Salto sera notre outil de streaming .

La question d'un troisième acteur dans le paysage audiovisuel français dépend de l'ambition et des économies d'échelle. Je crois en la permanence d'un service public fort, malgré la discussion concernant la BBC au Royaume-Uni, aux côtés duquel les opérateurs traditionnels et les groupes américains et chinois peuvent cohabiter. Des groupes de taille moyenne pourraient jouer un rôle dans certaines niches, même si cela apparaît compliqué compte tenu du niveau d'investissement nécessaire.

M. David Assouline , rapporteur. - Vous êtes un groupe exclusivement de médias, ce qu'il convient de mettre à votre actif, tout comme le fait que vous ne réduisiez pas le nombre de journalistes dans vos rédactions. Il n'y a, en effet, pas d'information sans journalistes...

Vous m'avez moins convaincu, en revanche, sur le respect absolu de l'indépendance de l'information et des rédactions. M. de Tavernost, en effet, que vous envisagez de mettre à la tête de l'entité formée par la fusion de TF1 et M6, revendique ouvertement un droit d'ingérence professionnel. Pensez-vous que le dirigeant d'un groupe de médias dispose d'un droit d'ingérence quasi universel sur les contenus diffusés ?

M. Thomas Rabe. - Je ne souhaite pas parler à la place de Nicolas de Tavernost, mais je ne pense pas que le droit d'ingérence auquel vous faites référence concerne la ligne éditoriale, le contenu des informations diffusées ou les enquêtes, mais plutôt les questions budgétaires.

M. Laurent Lafon , président . - Nous vous remercions pour la précision de vos réponses. Votre connaissance du secteur est évidemment précieuse pour éclairer la commission d'enquête.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Vendredi 28 janvier 2022
Audition de M. Maxime Saada, président du directoire de Canal+

M. Laurent Lafon , président . - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Maxime Saada, président du directoire de Canal+.

Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Monsieur Saada, vous êtes entré en 2004 dans le groupe Canal+ comme directeur de la stratégie. En 2016, vous êtes nommé directeur général, puis, en avril 2018, président du directoire. Vous avez donc participé, aux premières loges, aux évolutions du groupe, notamment le lancement de la chaîne d'information ITélé en 2005, l'arrivée de Vincent Bolloré à la tête de Vivendi en 2014 et les nombreux soubresauts des droits sportifs. Je me rappelle également vos propos directs et francs en juin 2018 devant la commission de la culture sur le sort de CanalPlay. Vous aviez alors estimé que la décision de l'Autorité de la concurrence prise lors de la fusion avec TPS avait littéralement achevé CanalPlay et ouvert la voie au succès colossal des plateformes de Netflix et d'Amazon.

La commission d'enquête est donc très heureuse de vous entendre au titre de vos fonctions, d'autant plus que M. Bolloré nous a indiqué qu'il ne décidait de rien dans le groupe et que c'était vous qui décidiez. Nous avons donc des questions à vous poser sur deux sujets qui sont au coeur de nos préoccupations.

D'une part, nous souhaiterions connaître la nature et la réalité de vos relations avec votre actionnaire Vivendi, en particulier dans le domaine de l'information. Je pense en particulier à CNews, dont nous avons entendu le directeur de l'information au mois de décembre.

D'autre part, Vivendi et Canal sont au coeur des opérations de concentration de ces dernières années. Votre groupe est désormais un acteur majeur de l'information, de la distribution, de la production, des droits sportifs. Que pouvez-vous nous dire sur cette « course au gigantisme » et ses conséquences sur la structuration du paysage audiovisuel ?

Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, monsieur Saada, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Maxime Saada prête serment

M. Maxime Saada, président du directoire de Canal+ . - Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, je commencerai par rappeler brièvement mon parcours.

J'ai débuté ma carrière dans la fonction publique en 1994 à l'antenne nord-américaine de la délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale (Datar), au sein de laquelle j'étais chargé de favoriser les investissements industriels américains en France. J'ai rejoint cinq ans plus tard le cabinet de conseil McKinsey, avant d'intégrer le groupe Canal+ en 2004, dans lequel j'ai occupé successivement neuf postes, de directeur de la stratégie à directeur des programmes, en passant par la direction commerciale ou la direction des sports. J'ai été nommé directeur général du groupe en 2015, puis président du directoire en 2018. J'ai donc la responsabilité de l'ensemble des activités du groupe Canal+, celles de télévisions payantes et gratuites en France et à l'international, ainsi que celles de Studiocanal, notre studio européen de production et de distribution de films et de séries. C'est à ce titre que je m'exprime devant vous aujourd'hui.

Au cours de mes dix-huit dernières années chez Canal+, le marché s'est transformé en profondeur, notamment sous l'effet du développement d'Internet et de l'émergence d'opérateurs systémiques internationaux. J'ai eu l'occasion de m'exprimer directement devant vous en 2016 : qu'est-ce-qui a changé pour le groupe Canal+ depuis ? Toutes les dynamiques se sont accélérées. Le marché de la vidéo par abonnement est aujourd'hui dominé par des plateformes américaines mondialisées qui disposent de plusieurs centaines de millions d'abonnés à travers le monde. Cette taille leur permet d'investir massivement dans les contenus : Disney investira 33 milliards de dollars cette année et Netflix 19 milliards. La croissance de ces chiffres est quasiment exponentielle. Ces investissements ne sont d'ailleurs pas exclusivement consacrés à la production de contenus. Ils sont parfois utilisés pour verrouiller l'accès à des talents ou à des propriétés intellectuelles. Les contenus américains captent l'essentiel de ces investissements, puisqu'ils sont considérés comme les plus exportables. L'hégémonie culturelle américaine s'est donc largement renforcée à travers le monde, notamment en France. Vous trouverez, par exemple, seulement un contenu français dans le Top 10 des contenus les plus regardés en France sur Netflix en 2021. Pour le cinéma, en 2019 - dernière année non impactée par la crise sanitaire -, sur les quinze films ayant réalisé le plus d'entrées en France, treize étaient américains.

Dans le même temps, les studios américains ont engagé à leur tour une stratégie consistant à lancer directement leur plateforme. C'est le cas de Disney, Warner, Paramount et Universal. Ils ont dorénavant tous un lien direct avec le consommateur final et sont tous à la recherche d'une taille critique. Une vague de consolidation s'est donc enclenchée comme en témoignent les récentes acquisitions de Warner par Discovery, de MGM par Amazon ou encore de Fox par Disney.

Aujourd'hui, six acteurs américains se partagent l'essentiel du marché de la vidéo payante dans le monde et nous concurrencent sur tous nos marchés. Canal+ fait figure de challenger, y compris sur son marché d'origine, la France. Notre groupe est en effet le seul et unique fleuron européen indépendant depuis le rachat de Sky par l'américain Comcast en 2018.

Ce contexte de l'hégémonie culturelle américaine aurait pu nous faire peur ; il nous a motivés, car nous y avons vu une opportunité de marché en proposant une offre différenciante fondée sur les cultures française et européenne. C'est au service de cette ambition que le groupe Canal+ s'est complètement réinventé depuis nos derniers échanges en 2016.

En France, où les chaînes Canal+ ont perdu 452 millions d'euros sur la période 2014-2015, nous avons entamé un plan d'économies de plus de 2 milliards d'euros. Nous avons ainsi pu investir massivement dans la création, diviser par deux le prix d'accès à Canal+ pour retrouver de la compétitivité, lancer de nouvelles offres digitales à moins de 10 euros pour séduire les plus jeunes, et transformer le modèle de Canal+ en distributeur d'applications avec l'agrégation successive de Netflix, Disney+ et StarzPlay.

Surtout, le groupe Canal+ s'est internationalisé. La vidéo par abonnement est un marché de coûts fixes. Il y a donc un enjeu de taille critique pour l'ensemble des acteurs, afin de mieux amortir ces coûts. Plus un opérateur a d'abonnés, moins le prix de revient par abonné d'une série ou d'un film est important. Par exemple, The Irishman de Martin Scorsese, diffusé sur Netflix, a coûté 150 millions de dollars. Pour Netflix, qui enregistre 22 millions d'abonnés, cela revient à 60 centimes par abonné. Pour Canal+, ce montant atteindrait 6,20 euros par abonné. Cela explique pourquoi les plateformes américaines se sont mondialisées.

Ce défi de la taille, le groupe Canal+ l'a en partie relevé depuis 2016. Nous avons doublé le nombre de nos abonnés en cinq ans, passant de 11 millions en 2015 à près de 22 millions en 2020, et ce dans plus de quarante pays à travers le monde. Plus de 13 millions d'abonnés se situent désormais hors de France. Nous avons doublé leur nombre en Europe, triplé en Afrique, et largement franchi la barre du million en Asie.

Nous nous sommes également digitalisés avec notre application myCanal. Nous investissons chaque année plus de 100 millions d'euros dans le développement de cet actif technologique clé, et l'avons déployé dans une grande partie de nos territoires à travers le monde.

Enfin, nous avons renforcé nos investissements dans les contenus, le coeur du réacteur, comme en témoigne la montée en puissance de StudioCanal, qui produit et distribue chaque année dans le monde une trentaine de films, anglais, allemands, mais aussi les plus grands succès du cinéma français, dont Bac Nord , Boîte Noire et De son vivant , succès publics et critiques avec 13 nominations aux César 2022. StudioCanal s'est aussi renforcé dans les séries avec une trentaine de fictions produites et distribuées chaque année, et ce grâce à nos neuf sociétés de production européennes, en France, mais aussi au Royaume-Uni, en Espagne, en Pologne, en Allemagne et au Danemark.

Nous développons également de plus en plus de fictions d'ambition internationale, le plus souvent ancrées en France comme Versailles , Baron noir , Validé ou encore Hippocrate . Ces séries sont en grande majorité produites par des sociétés indépendantes. A titre d'exemple, une seule création originale a été produite en France par StudioCanal en 2021 sur les 9 que nous avons diffusées.

Nos investissements dans le sport ont aussi fortement augmenté ces dernières années. Le renouvellement du Top 14 jusqu'en 2027 en est l'une des dernières illustrations. Canal+ est devenu en 2021 le premier diffuseur mondial de la Ligue des champions.

Enfin, notre nouvel accord avec les organisations du cinéma en France prévoit un investissement minimum de Canal+ dans le cinéma français et européen de plus de 600 millions d'euros sur les trois prochaines années.

Au total, nous aurons investi 3,4 milliards d'euros dans la création et les contenus en 2021.

Je souligne que ce projet économique est rentable et rationnel. Notre résultat opérationnel est passé de 281 millions d'euros en 2016 à 477 millions d'euros en 2020. Ces résultats sont quasi exclusivement portés par nos activités à l'international.

Au moins aussi important, la satisfaction de nos abonnés n'a jamais été aussi élevée au cours de ces cinq dernières années. L'image de Canal+ s'est considérablement renforcée, puisque c'est la seule marque française du classement Brand Finance 2021 des marques médias mondiales les plus valorisées. De plus, le groupe a été élu pour la troisième année consécutive « entreprise préférée des étudiants et jeunes diplômés » dans la catégorie Médias en France.

Cette excellence opérationnelle nous a permis d'obtenir la confiance et le soutien total de notre actionnaire. Vivendi nous a ainsi accompagnés dans notre développement en nous soutenant sur plusieurs investissements majeurs : l'acquisition, pour plus de 1 milliard d'euros, du groupe M7, opérateur de télévision payante dans sept pays d'Europe de l'Est ; celle - plus récente - de SPI International, éditeur de chaînes de cinéma dans trente pays. En outre, nous sommes devenus le premier actionnaire de MultiChoice, le leader de la télévision payante en Afrique anglophone et lusophone.

Malgré tout cela, notre position reste marginale au niveau mondial. Sur le marché de la vidéo par abonnement, nos 22 millions d'abonnés sont à comparer aux 222 millions de Netflix, aux plus de 200 millions d'Amazon et aux 118 millions de Disney+. En 2020, nous avons certes réussi l'exploit d'enregistrer une croissance nette de parc de 260 000 abonnés en France, quand Netflix en gagnait 2 millions !

En regardant ces équilibres concurrentiels, je me demande simplement si la concentration en France est le coeur du sujet. J'ai pu constater que le dispositif anticoncentration domestique, utilisé à plein, était jusqu'à présent efficace pour réguler les consolidations dans les médias. Nous avons nous-mêmes été régulés sur l'ensemble de nos métiers pour l'acquisition de TPS pendant plus de treize ans, et certains engagements perdurent même jusqu'en 2024 pour les Outre-mer, soit dix-sept ans après la fusion.

Par ailleurs, force est de constater, comme l'a fait Roch-Olivier Maistre, président de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), que le marché français est moins concentré que par le passé. En télévision, nous sommes ainsi passés de trois chaînes publiques dans les années 1980 à 30 chaînes nationales aujourd'hui sur la télévision numérique terrestre (TNT) et 230 sur les autres modes de diffusion.

Toutes les voix s'expriment aujourd'hui en France, et ce plus que jamais. Une fois ce constat effectué, reste une question importante : peut-on trouver des modèles, créer des ensembles qui coexistent avec les géants mondiaux ? Je suis convaincu que nous en avons la capacité. Les acteurs français sont bien leaders mondiaux du luxe, de l'aéronautique ou des cosmétiques. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour la culture ? Vivendi et Canal+ sont prêts à relever ce défi. Canal+ est présent dans plus de cinquante pays. J'ai annoncé récemment un objectif de 30 millions d'abonnés minimum d'ici à 2025. Nous avons fait la démonstration que des contenus européens pouvaient connaître un énorme succès à l'international, avec, entre autres, Le Bureau des légendes ou Paddington .

Mais il ne faut pas nous entraver davantage. Il existe déjà beaucoup d'asymétries avec les acteurs globaux : des écarts de puissance financière bien sûr, mais surtout des asymétries normatives qui sont liées aux obligations tant dans l'investissement en faveur de la création que dans la diffusion. Les géants bénéficient, de par leur taille et leur plasticité, d'une capacité à se développer mondialement de façon opportuniste, en laissant les contraintes éventuelles dans tel ou tel pays. Il existe aujourd'hui beaucoup de freins à l'internationalisation des acteurs français, à commencer par la non-détention des droits des oeuvres audiovisuelles qu'ils financent presque en intégralité.

Nous n'avons pas les mêmes moyens, et nous ne jouons pas avec les règles similaires. Le risque est qu'en traitant une hypothétique concentration nationale nous rendions plus complexe encore le développement de nos fleurons nationaux à l'étranger.

Je le redis, la culture française est un atout majeur. Elle fascine le monde entier. Il s'agit d'une chance que nous avons décidé de saisir, et, forts de nos succès récents, une aventure qui nous anime et nous porte au sein de Canal+.

M. David Assouline , rapporteur . - Merci de nous avoir exposé votre parcours et les résultats de votre groupe, en particulier dans le domaine de la vidéo et du cinéma. Tout le monde sait qu'en France notamment le cinéma repose à moitié sur Canal+. La commission de la culture est très attentive à ce que cet investissement qui est à la base même de votre création et les droits que vous avez acquis grâce à cet engagement puissent perdurer.

Ce sujet de la concentration se subdivise en deux volets. La concentration économique est la direction que vous avez choisie pour faire face aux grandes plateformes dans un marché mondialisé. Vous prouvez avec le développement de votre groupe qu'il est possible, sans leur ressembler, de vivre et d'engranger des bénéfices. Néanmoins, ce modèle présente des inconvénients. Il nécessite des investissements financiers importants pour la production et la distribution de contenus, ainsi qu'une diversité de l'offre. Ce pluralisme par rapport à d'autres pays est essentiel, notamment concernant l'information. Or des groupes géants verticaux possèdent de nombreux médias : radiotélévisés, publicitaires ou écrits. Cela risquerait d'atteindre la pluralité et la diversité de l'information. Pourriez-vous vous exprimer à ce sujet ?

Comme nous nous y employons pour tous les groupes, nous avons auditionné votre « propriétaire » on va dire, M. Vincent Bolloré. Il a déclaré qu'il n'intervenait dans rien et il vous a cité parmi les personnes compétentes. Nous attendons des réponses à cet égard.

Par ailleurs, vous n'avez même pas évoqué CNews, qui est l'une des chaînes de votre groupe et se trouve au coeur de l'attention de tous.

Voici les termes de la convention que vous avez conclue avec le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) :

« L'éditeur assure le pluralisme de l'expression des courants de pensée et d'opinion, notamment dans le cadre des recommandations formulées par le Conseil supérieur de l'audiovisuel, en particulier de la délibération relative au principe de pluralisme politique dans les services de radio et de télévision....

« L'éditeur veille dans ses programmes : à ne pas inciter à des pratiques ou comportements dangereux, délinquants ou inciviques ; à respecter les différentes sensibilités politiques, culturelles et religieuses du public ; à ne pas encourager des comportements discriminatoires en raison de la race ou de l'origine, du sexe, de l'orientation sexuelle, de la religion ou de la nationalité ; à promouvoir les valeurs d'intégration et de solidarité qui sont celles de la République et à lutter contre les discriminations... »

Vous savez par des mises en demeure et des mises en garde nombreuses dont vous avez le record avec CNews, que beaucoup voient, notamment avec la façon dont a été mis sur orbite le candidat M. Zemmour et par des témoignages et faits relatés par la presse, qu'il y a une volonté d'en faire une chaîne d'opinion. Or votre convention interdit ou écarte cette possibilité. Que répondez-vous à cela ?

M. Maxime Saada . - Monsieur le rapporteur, je tiens à vous remercier de vos propos sur le cinéma. Lors de l'audition de 2016, vous aviez exprimé des inquiétudes concernant un retrait possible de Canal+. En dépit d'efforts de certains et de ce que nous considérons être un quasi-favoritisme des plateformes américaines parfois par le Gouvernement, nous avons démontré notre attachement au cinéma français. Pour ce faire, nous avons mis en oeuvre un investissement supérieur à tous les précédents. Nous sommes le seul acteur, je le redis, à avoir des engagements en faveur de la diversité culturelle : avec les 200 millions d'euros que nous investirons par an, ce sera plus de 170 millions d'euros pour Canal+, plus de la moitié des films de la diversité à moins de 4 millions d'euros et plus d'un tiers des premiers ou deuxièmes films, dont beaucoup ne sont soutenus par aucune chaîne hertzienne et qui n'existeraient pas sans Canal+.

Je n'ai pas mentionné CNews pour éviter une énumération fastidieuse de toutes les chaînes, notamment payantes. Et cette chaîne ne représente que 0,4 % du chiffre d'affaires du groupe Canal+. Je suis d'abord un gestionnaire et consacre l'essentiel de mon temps aux sujets qui ont le plus d'impact économique sur le groupe Canal+.

On ne peut pas reprocher au CSA de ne pas s'occuper de CNews, avec des mises en demeure préventives, inédites, sur le temps de parole avant même que les périodes ne soient écoulées - c'était une première ! Au 31 décembre, nous avions parfaitement respecté les temps de parole. Je le rappelle, car à côté des faits rapportés dans la presse, je regarde la réalité des choses. Et au 31 décembre nous avions respecté les temps de parole, en dépit de cette mise en demeure inédite et préventive.

Je profite de cette occasion pour vous transmettre le relevé de l'Autorité de régulation concernant les temps de parole sur la période du 1 er janvier au 16 janvier 2022 : 6 h 49 pour Emmanuel Macron et ses soutiens sur CNews ; c'est plus que BFM TV - 5 h 20 - ; c'est trois fois plus que France Info, avec 2 h 29. Seule Valérie Pécresse est en meilleure position sur CNews sur cette période. Jean-Luc Mélenchon est troisième, avec 6 h 23. Et Éric Zemmour est quatrième - 5 h 09 -, soit moins que sur BFM TV - 6 h 19 - et à peu près le même temps que LCI sur la période ; en temps d'antenne sur Eric Zemmour, avec 10 h 46, LCI est loin devant CNews - 8 h 42 - et BFM TV - 7 h 46.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous parlez seulement des quinze derniers jours.

M. Maxime Saada . - J'ai aussi parlé de la période du 31 décembre qui s'est écoulée à la fin de l'année dernière et sur laquelle nous avions fait l'objet d'une mise en demeure préventive. Nous avons systématiquement respecté le temps de parole. On nous a jugés avant que la période ne soit écoulée - je le répète : c'est une première ! De la même façon que le CSA nous a indiqué que les temps de parole au cours de la nuit posaient problème, alors que c'était une pratique courante dans toutes les chaînes d'information, il n'y avait pas de règles sur ce sujet-là, nous nous sommes conformés aux nouvelles normes. Toutefois, il est compliqué d'appliquer des règles avant même que la période ne soit écoulée. Sur la question de savoir si CNews respecte sa convention- et clairement j'indique que oui, il me semble que l'on ne peut pas taxer le CSA de laxisme eu égard au temps qu'il a passé devant les antennes de CNews. S'il avait eu quelque chose à nous reprocher, il l'aurait fait !

M. David Assouline , rapporteur . - Je m'interroge sur le rôle de Havas et de la publicité, qui présente un intérêt en raison de ses liens avec l'édition. Vous ne pouvez pas réduire la convention que je viens de lire au respect du temps d'antenne politique très réglementé. À partir du 1 er janvier, la période de campagne présidentielle commence et les obligations sont très précises, on ne peut pas faire n'importe quoi. Je vous ai posé une question très claire : chaîne d'opinion ou pas chaîne d'opinion ? Tout ce qui est fait depuis un bon bout de temps sur CNews, tous les choix concernant les débatteurs, les thématiques ou les éditoriaux retenus sur CNews, démontrent un affichage revendiqué de ceux qui animent les émissions, et le caractère des invités, qui n'avaient pas leur place sur les plateaux de télévision parce que le négationnisme et les théories racistes n'ont pas leur place sur des chaînes recevant un agrément du CSA. Vous ne pouvez réduire la convention que je viens de lire en répondant que le temps d'antenne des politiques à la veille de l'élection présidentielle est respecté. Concrètement cela se fait-il tout seul ? M. Bolloré vous demande-t-il de favoriser cela ou est-ce vous qui intervenez sur le contenu éditorial pour favoriser l'émergence d'une chaîne d'opinion et de plus en plus d'idées extrêmes et dangereuses pour la République ?

M. Maxime Saada . - Nous n'avons jamais - je dis bien : jamais - manqué à nos obligations concernant le temps de parole. Nous avons toujours respecté cette règle sur toutes les périodes écoulées, et pas seulement sur la dernière quinzaine qui concentre toute votre attention.

M. David Assouline , rapporteur . - Pouvez-vous répondre à ma question : chaîne d'opinion ou pas chaîne d'opinion ? Tous les observateurs considèrent qu'il s'agit d'une chaîne d'opinion « éditorialisée ».

M. Maxime Saada . - Vous avez indiqué vous-même lors de l'audition de Thomas Bauder que vous ne regardiez pas CNews. Donc, je me fie aux observateurs qui la regardent. Pour moi, CNews n'est pas une chaîne d'opinion. Elle enregistrait 33 millions d'euros de déficit en 2016. Pourquoi ? Car nous avons le record du monde de chaînes d'informations gratuites, avec un passage de LCI en clair dont on ne s'explique pas complètement la nécessité et la création de la chaîne franceinfo après. À cela s'ajoutent toutes les chaînes où l'information est reprise, ce qui aggrave le déficit de CNews. Je ne suis pas un idéologue, mais un gestionnaire - je pense que c'est pour cela que Vincent Bolloré m'a recruté. Or un déficit de 33 millions ce n'est pas possible dans la durée. Où sont la diversité et le pluralisme si toutes les chaînes d'informations privées disparaissent ? La situation était la même pour LCI, avec 32 millions de pertes.

Comment résorber ce déficit ? En se différenciant sur un marché pléthorique. BFM TV, seule chaîne d'information privée rentable, se positionne sur les breaking news . Son travail est remarquable et je n'ai absolument pas de critique à porter sur cette chaîne, mais ce créneau est trop coûteux pour nous. Pour se différencier, notre logique est celle de la durée d'écoute car nous ne pouvons pas faire du breaking news et de l'information brute aussi clairement que BFM, pour capter les téléspectateurs et générer du revenu publicitaire.

A partir de là, nous sommes partis sur une notion de débat qui est la réalité du positionnement éditorial de la chaîne aujourd'hui. Vous dites que c'est une chaîne d'opinion : je réponds clairement que non et que c'est une chaîne de débats où toutes les opinions ont vocation à s'exprimer. C'est pour cela que le succès de CNews est arrivé : parce qu'il y a des opinions qui se sont retrouvées sur cette chaîne, parce qu'elles y étaient exprimées et qu'elles ne l'étaient potentiellement pas ailleurs.

M. Laurent Lafon , président . - Votre stratégie apparaît claire : en tant que gestionnaire, vous désirez accroître la part d'audience de la chaîne.

Le comité d'éthique de Canal+ a émis des réserves sur l'émission « Face à l'info » demandant la présence d'un contradicteur face à Éric Zemmour. Pourquoi n'avez-vous pas suivi sa recommandation ? Qui est à l'origine de la décision ?

M. Maxime Saada. - Si vous interrogez chacun des membres du comité d'éthique, il vous le dira - en tout cas il l'a dit à nous et au CSA - que nos relations sont fréquentes. Ils nous ont indiqué eux-mêmes en discutant et en échangeant avec des membres d'autres comités d'éthique, qu'ils avaient le sentiment d'être le comité d'éthique le plus sollicité et le plus actif à Paris. Ils nous ont fait un certain nombre de recommandations. La première était d'introduire du différé et nous avons suivi cette recommandation. Il y a donc bien une recommandation qui a été suivie. Honnêtement je n'ai pas le souvenir d'une recommandation qui n'a pas été suivie sur la contradiction, d'autant que nous considérons précisément qu'il y a eu systématiquement contradiction en face d'Éric Zemmour. Avec de nombreux ministres, des intellectuels de tout rangs, des politiques de tous les horizons, des chefs d'entreprise. Donc je ne me souviens pas que l'on n'ait pas suivi de recommandations là-dessus. En tout cas pour nous, la contradiction existe. Et pour répondre à votre question, c'est moi qui prends ces deux décisions et en l'occurrence, c'est moi qui l'ai prise. »

M. David Assouline , rapporteur . - Vous estimez que CNews n'est pas une chaîne d'opinion et ne relève pas d'une chaîne d'information, mais de débat. Pourtant, le CSA vous a octroyé un agrément de chaîne d'information. Vous liez la question du pluralisme à votre statut de gestionnaire. Vous parlez de public et de rentabilité pour justifier le choix du trash en termes d'idées car cela permet de faire de l'audimat. Mais, en France, les opinions racistes et négationnistes, à l'origine de millions de morts, n'ont pas leur place sur un plateau. Lorsque des militaires publient une tribune contestable dans Valeurs actuelles , vous sélectionnez des invités qui s'y montrent favorables à 90 % ! En ce qui concerne votre propre responsabilité, vous ne m'avez pas répondu, et je note qu'après M. Bolloré qui disait que c'était vous qui saviez, vous bottez en touche. Alors que tout le monde sait que votre chaîne d'information est très connotée d'un point de vue idéologique, comme aucune autre chaîne d'information, qui chacune a ses tendances dans la manière de traiter l'information. Or il n'existe pas aujourd'hui dans les conventions avec le CSA/Arcom la possibilité d'avoir des chaînes d'opinion et c'est bien comme cela.

Après les licenciements de Sébastien Thoen et de Stéphane Guy faisant suite à un sketch sur Pascal Praud, la presse raconte qu'une quinzaine de salariés de Canal+ a souhaité vous rencontrer fin janvier 2021. Un participant résume votre rencontre et dit que vous vous êtes engagé à ce qu'il n'y ait aucune chasse aux sorcières au sein de la chaîne. Mais le lendemain, le 10 février vous réitérez cette promesse lors d'une visio conférence avec la rédaction et alors que vous encensez l'émission « Dimanche soir Sport » de Laurie Delhostal, le lendemain la journaliste est déprogrammée et licenciée. Alors que la veille vous disiez qu'il n'y aurait pas de problème. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ? Est-ce que cela a été comme pour M. Thoen, où vous lui aviez indiqué qu'il était viré sur décision de l'actionnaire ? Vous dites comprendre la souffrance des gens et dites que vous n'y pouvez rien, que c'est l'actionnaire et l'actionnaire lui dit qu'il ne décide de rien et que c'est vous qui décidez. Et vous avez assumé, sur RMC, « quand on a plus envie de bosser quelque part, on prend ses responsabilités. On a demandé à d'autres de partir car nous avons envie de travailler avec des gens qui veulent travailler avec nous. Je suis désolé mais c'est comme ça. » Que me répondez-vous sur ce fait précis ? Mais bon... j'en ai tellement d'autres.

M. Maxime Saada . - Vous avez dit que j'avais déclaré que CNews n'était pas une chaîne d'information. Je m'inscris en faux. Je n'ai jamais dit cela. J'ai dit que cela n'était pas une chaîne d'opinion. Vous qualifiez de trash une chaîne que vous n'avez jamais regardée, c'est inquiétant. Et c'est inquiétant pour les 120 journalistes...

M. David Assouline , rapporteur . - Une petite mise au point. Ce n'est pas une chaîne que je regarde régulièrement comme quand on a un média préféré. N'essayez pas d'avoir de polémique avec moi là-dessus. Je regarde ce que je veux ! Par contre je peux vous dire que moi, personnellement, comme homme politique et public, j'ai pris la décision depuis le grand nettoyage que vous avez fait avec le passage de ITélé à CNews de ne plus mettre un pied sur vos plateaux. CNews le sait très bien.

M. Maxime Saada . - Si vous changez d'avis, nous serons ravis de vous recevoir...

La chronologie que vous avez indiquée est inexacte. Je n'ai, en outre, pas encensé « Dimanche Soir Sports » : j'aimais bien l'émission mais elle ne fonctionnait pas, nous l'avons donc déprogrammée. C'est une décision comme il y en a beaucoup, vous pointez celle-là, mais il y en a beaucoup d'autres. Sébastien Thoen a été rémunéré par un tiers pour dénigrer Canal+ : c'est un problème pour moi, c'est une décision que j'ai prise et je l'assume. Je ne me dérobe pas. Stéphane Guy avait fait l'objet de nombreuses alertes sur son comportement à l'antenne où il avait tendance à exprimer son opinion personnelle, pendant les matchs, pendant les émissions, et on lui disait que c'était un sujet. Et c'était la fois de trop en effet lorsqu'il est intervenu sur ce sujet spécifique. Ça n'était d'ailleurs pas un licenciement puisqu'il n'était pas en CDI, mais pigiste. C'était donc une fin de collaboration. De même, quand vous avez indiqué tout à l'heure que nous avions débarqué des collaborateurs de CNews, ce n'est pas le cas. Nous avons eu recours à une rupture conventionnelle qui était leur choix, à la demande même des salariés concernés, qui ont eu trois semaines pour se positionner, choisir un plan de départ, alors qu'on avait la possibilité d'exercer une clause de confiance. Les intéressés eux-mêmes n'avaient pas souhaité l'exercer et nous avions mis en place avec le ministère du travail cette rupture conventionnelle pour les 78 salariés concernés. Donc oui, j'assume totalement la décision sur Sébastien Thoen. La décision sur Stéphane Guy, c'est moi qui l'ai prise et pourtant j'étais attaché à ce journaliste, qui a énormément de qualités par ailleurs.

M. David Assouline , rapporteur . - Pouvez-vous préciser les rapports de votre groupe avec Havas ?

Que répondez-vous aux accusations de favoritisme visant l'activité d'Havas avec les chaînes de votre groupe ? L'agence aurait, en effet, tendance à favoriser Canal + et ses filiales C8, CStar et CNews, qui, en 2018, ont représenté 12,1 % des espaces publicitaires achetés par Havas, alors qu'elles n'ont pesé que 9 % chez les agences concurrentes.

Qu'en est-il de l'achat d'espaces publicitaires par le groupe Canal+ ? Ces opérations passent-elles exclusivement par Havas ?

Havas analyse les données qu'Universal Music Group - ancienne propriété du groupe Vivendi - et ses artistes génèrent au travers de la vente de leur musique, de la vente de billets et des produits dérivés, du streaming , des médias sociaux, des écoutes radio, afin de mieux appréhender la corrélation entre les artistes, les fans de musique et les marques.

Les données clients du groupe Canal + sont-elles utilisées par Havas en vue de développer une offre publicitaire mieux ciblée ?

M. Maxime Saada . - La part de marché de Canal+ chez Havas représente effectivement 12,1 %. Elle est exactement de même nature chez tous ses concurrents, sauf chez Publicis où elle s'établit à 9 %. Nous avons le sentiment d'être punis en raison de notre appartenance au groupe Vivendi... Je m'en suis entretenu à plusieurs reprises avec Arthur Sadoun. Chez les autres, c'est également de l'ordre de 12 %.

Canal+ n'est nullement favorisé par Havas. On parle de 34 millions d'euros sur les 12 derniers mois versés en revenus publicitaires issus d'Havas, pour le groupe Canal+. Soit 0,6 % du chiffre d'affaires de Canal+, donc un chiffre assez dérisoire et accessoirement un chiffre en baisse puisqu'il était de 38 millions l'année précédente

Enfin, Havas n'utilise pas les données de Canal+. Nous exploitons nous-mêmes les données de nos abonnés, qui devraient donner leur accord si nous devions les partager avec des partenaires.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Je vais tenter de faire baisser la tension, à peine palpable, qui règne dans cette ancienne chapelle...

Votre parcours et votre formation attestent que votre présentation n'est pas qu'un point de vue. Votre analyse rejoint celle de tous les industriels et les entrepreneurs que nous avons entendus s'agissant des mécanismes concrets et réalités incontournables de l'économie mondiale avec laquelle vous vous débattez. Avec Canal+ vous êtes la preuve vivante, et c'est important et combien rassurant, que le défi de la taille peut être relevé par la France, face à des plateformes que certains pouvoirs ont favorisées au détriment des entreprises françaises. C'est un défi national ! Pour maintenir leur activité, les opérateurs français doivent renoncer aux combats d'arrière-garde et se concentrer sur la technologie et les contenus. Quelle est votre conception du rôle de l'actionnaire principal d'un groupe de médias ? Quels freins, et ils sont nombreux, faut-il lever pour faire valoir notre exception culturelle, fondement de notre rayonnement depuis des siècles ?

M. Maxime Saada . - Le rôle de l'actionnaire principal réside, tel que je l'ai vécu, dans une vision partagée, avec Vincent Bolloré, de la capacité pour un acteur français de faire rayonner la culture française et européenne à l'international, ainsi que de l'opportunité de marché ; une volonté de croire en la culture, seule alternative crédible face à l'hégémonie culturelle américaine - que l'on aime beaucoup par ailleurs. C'est la première chose : cette conviction partagée et la volonté de construire un acteur industriel qui pèse au niveau mondial et qui fait rayonner nos talents, notre histoire et notre patrimoine, dans lesquels nous investissons de plus en plus, et localement notamment en Europe, avec Canal+ et Studiocanal.

La deuxième vertu du rôle de l'actionnaire, de mon point de vue de salarié, est ce que Vincent Bolloré a évoqué pendant son audition, à savoir le temps. Chez Canal+, nous avons la chance de ne pas être soumis à la loi quasi quotidienne du cours de la bourse. Ce temps est crucial. Cela favorise les investissements de long terme, permet de résister à des événements ponctuels et de prendre des risques : un film nécessite trois ans d'investissement, une série, comme le Bureau des Légendes, nécessite cinq ans.

Le principal frein normatif à notre développement dont je parlais déjà en 2016 réside dans notre incapacité à détenir des droits audiovisuels. Hélas la nouvelle loi du 25 octobre 2021 relative à la régulation et à la protection de l'accès aux oeuvres culturelles à l'ère numérique a conforté les producteurs. Nous finançons 80 % à 90 % des coûts de fictions dont nous ne possédons aucun droit qui sont réservés aux producteurs ! Cela pose deux problèmes : notre capacité à offrir en France, marché où nous finançons ces séries, des droits un peu plus longs. La durée de ces droits a été encore réduite avec la nouvelle réglementation. Il nous est par exemple arrivé de n'avoir plus les droits de la saison 1 de Bureau des Légendes lorsque nous souhaitions proposer la saison 3 et donc de devoir refinancer une série que nous avions financée.

Faute de pouvoir détenir les droits des séries que nous avons financées en France pour les territoires hors de France, le rayonnement international des oeuvres françaises se trouve freiné. Ainsi, Versailles est un Netflix Originals aux États-Unis. Et Canal+ lui ne peut pas exploiter ses séries à l'international, sauf à se contorsionner et trouver des accords très compliqués par ailleurs. À cet égard, le groupe Canal+, le seul opérateur français à avoir cette ambition globale et présent dans cinquante pays avec une forte ambition de développement à l'international, se trouve dans une situation unique.

Mme Monique de Marco . - Jean-Christophe Thiery, directeur de publication de CNews a été condamné pour injure et provocation à la haine, tandis que le CSA a infligé à la chaîne une amende de 200 000 euros pour incitation à la haine et à la violence. Il convient de le rappeler.

Vous avez qualifié d'hypothétique la concentration des médias en France. Pourriez-vous préciser votre propos ?

M. Maxime Saada. - Nous contestons devant le Conseil d'État la décision que vous évoquez.

Le marché français des médias apparaît moins concentré qu'autrefois. Le groupe Canal+ contribue largement au pluralisme et à la diversité des opinions, en distribuant en France près de 230 chaînes, dont la totalité des chaînes d'informations françaises, européennes et internationales : BBC, CNN, mais donc aussi toutes les chaînes françaises, y compris i24, France24 et les autres. Nous contribuons donc largement au pluralisme. Dans la mesure où toutes ces chaînes existent, que de nouvelles sont créées régulièrement, et que sur chacune de ces chaînes des opinions diverses s'expriment, je ne vois pas la problématique de concentration sur le marché français.

Nous discutons beaucoup d'accès à l'information, mais, en France, toutes les chaînes d'information ne représentent que 16 % des sources d'information contre 46 % pour les journaux télévisés des chaînes hertziennes. Après c'est 1/3, soit deux fois les chaînes d'information au total, qui vient d'Internet. Là il y a un sujet de concentration puisque deux acteurs se partagent 95 % du marché publicitaire. Chez les personnes de moins de 35 ans, les chaînes d'information représentent moins de 13 % des sources d'information, tandis que la proportion d'Internet atteint 60 %. Là réside, à mon sens, éventuellement le sujet.

M. Michel Laugier . - La concentration des médias recouvre des enjeux économiques, mais aussi de liberté de l'information et de pluralisme. Que représente l'information au sein de votre groupe, pas que pour CNews ? En pourcentage par exemple par rapport aux heures d'écoute ? Combien de journalistes y sont dédiés ? Les effectifs sont-ils stables ? Le taux de rotation des salariés est-il élevé ?

S'agissant des sanctions et des rappels à l'ordre du CSA, désormais Arcom, quelles dispositions avez-vous prises pour vous y conformer ou, au contraire, les contester ?

Le secteur des médias ne cesse d'évoluer. Quelle stratégie convient-il, selon vous, d'adopter face aux plateformes dans les prochaines années ?

M. Maxime Saada. - En temps d'antenne pour votre première question, je ne saurais vous dire. La France compte environ une soixantaine chaînes payantes mais à l'international c'est beaucoup plus. CNews est la seule chaîne d'information du groupe : elle représente moins de 1 % du chiffre d'affaires de Canal+. Sa rédaction compte cent-vingt cartes de presse pour CNews, auxquels s'ajoutent une centaine de journalistes sportifs de Canal+ et des équipes à l'étranger.

Sur la question de la conformité, évidemment nous nous cherchons évidemment à respecter notre convention et être conformes à toutes les règles avec le CSA. Nous avons donc mis en place une équipe à temps plein dédiée aux temps de parole. C'est un temps considérable pris par les équipes de Thomas Bauder et je sais que c'est un sujet également très compliqué pour l'Arcom.

Je me souviens qu'il y a quatre ou cinq ans, Dominique Boutonnat, désormais président du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), estimait que la bataille de la distribution était perdue et qu'il fallait se focaliser sur la bataille de la production. Il a, je crois, changé d'avis depuis. Nous avons considéré que la bataille de la distribution était jouable. Je ne dis pas que nous allons la gagner. Il ne s'agit pas pour nous de battre Netflix ni de battre Amazon, ce n'est pas possible. Il s'agit pour nous de co-exister, il s'agit pour nous de trouver un modèle alternatif qui fonctionne, qui a du succès et qui nous permet de pérenniser le groupe Canal+ et tous les financements qu'il apporte, toute la contribution qu'il apporte à la création française en particulier ou européenne comme dans le cinéma. L'enjeu est là, pérenniser ces investissements. À cet effet, une taille critique et un développement à l'international apparaissent indispensables.

Oui Canal+ a retrouvé une économie et des résultats. Mais nous avons amélioré la situation en France parce que nous perdions 452 millions sur deux ans. Mais le groupe atteint péniblement l'équilibre et cela dépend des années. Nous sommes sur la ligne de crête sur le marché français. Nous n'avons guère été aidés d'un point de vue normatif... Aussi, le marché domestique possède une moindre attractivité que l'international pour le groupe. Tous les résultats d'exploitation du groupe Canal+ se font à l'international, soit via la télévision payante, soit via Studiocanal. Notre actionnaire principal, heureusement, soutient ce développement et ces investissements à l'étranger. Le patron de l'international et nos équipes de la stratégie et des finances consacrent une part très significative de leur temps pour évaluer les opportunités de marché sur lesquels nous pouvons nous lancer de manière organique. Récemment, nous nous sommes ainsi établis, malgré une situation politique instable, en Éthiopie, où nous comptons déjà 25 000 abonnés, et au Myanmar. Nous regardons constamment où nous lancer de manière organique ou réaliser des acquisitions qui nous permettent d'aller plus vite dans ce déploiement à l'international.

J'ai annoncé un objectif d'au moins 30 millions d'abonnés en 2025, que j'espère dépasser. À partir de ce niveau de 30 ou 40 millions, nous sommes capables de résister à un Netflix.

Mme Sylvie Robert . - Selon vous, puisque CNews ne représente que 0,4 % du groupe Canal+, vous ne vous en occuperiez pas beaucoup. C'est également ce que M. Bolloré a fait valoir lors de son audition. Mais vous nous avez montré qu'en réalité vous vous en occupez, parce que vous êtes un gestionnaire. Vous avez dit que, pour gagner de l'argent, pour émerger, il fallait que CNews se différencie ; vous avez parié sur de la durée d'écoute pour générer de la pub.

Enfin, vous avez même évoqué une « chaîne de débats ». Je considère, pour ma part, que, pour qu'il y ait débat, il faut du contradictoire que je regarde de temps en temps, je n'en vois guère. D'où ma question, très simple, pour déceler vraiment la ligne éditoriale : quelle distinction faites-vous entre opinion et information ?

Êtes-vous favorable à la reconnaissance juridique des rédactions ? Notre commission a beaucoup abordé ce sujet parce que la question de la concentration verticale nous y amène.

Vous avez signé récemment un accord sur la chronologie des médias. Or vous annonciez il y a quelque temps que vous pourriez faire sortir la chaîne Canal+ de la TNT vers une plateforme unique. Est-ce toujours d'actualité ?

M. Maxime Saada . - Je n'ai pas dit que je ne m'occupais pas de la chaîne, mais que je m'en occupais peu, en proportion de mon temps.

Mme Sylvie Robert . - Je ne vous demandais pas combien de temps vous y consacriez. Ne jouons pas sur les mots.

M. Maxime Saada . - La différence entre opinion et information, dans un cas il y a des faits que nous rapportons, et dans un autre cas il y a des gens qui s'expriment et qui donnent leur opinion, leur analyse de ces faits. Je considère qu'il y a du contradictoire sur CNews, à beaucoup de reprises, dans beaucoup d'émissions.

Concernant la structure juridique, je ne sais pas. J'ai l'impression qu'il y a des dispositifs qui protègent les journalistes : la loi de 2016, les délibérations du CSA de 2018, les chartes déontologiques - laquelle nous avons signée, le comité d'éthique... Mais je n'ai pas d'opinion juridique sur le sujet.

Depuis dix-huit ans que je suis chez Canal+, je n'ai jamais appelé un journaliste pour lui dicter ce qu'il devait dire ou non à l'antenne.

Nous avons eu des discussions très laborieuses avec les organisations du cinéma sur la chronologie du cinéma. Les schémas évoqués au départ positionnaient les plateformes américaines dans ce que l'on appelle la fenêtre de Canal+, les plaçant ainsi en concurrence frontale avec nous. Ce n'était pas défendable vis-à-vis de nos abonnés. La proposition de valeur de Canal+ n'aurait pas été satisfaisante. Nous aurions dû, dans cette situation, changer de modèle.

Je ne fais pas de menace en l'air. J'ai évoqué le scénario auquel vous faites référence pour montrer que nous n'accepterions pas une concurrence frontale des chaînes américaines. Le schéma alternatif que j'envisageais très sérieusement, pour lequel nous avons mené des études sur l'intérêt que les consommateurs auraient pour un tel modèle, et sur sa faisabilité juridique et technique était de séparer les offres de Canal+ en cinéma et en sport. La TNT est sur le chemin, mais pas franchement, parce que notre convention TNT est celle de cinéma de première exclusivité : même Canal+ serait devenu une chaîne de cinéma et potentiellement de séries - comme tous nos concurrents qui ont choisi des modèles séparés- et le sport aurait été sur une autre Canal.

Pourquoi ? Car Canal+ est dans une situation unique : nous sommes une chaîne généraliste, dont les obligations à l'égard du cinéma et de l'audiovisuel sont assises sur l'ensemble du chiffre d'affaires. Autrement dit, quand nous dépensons plus de 300 millions d'euros pour la Ligue des champions, la compétition la plus populaire sur Canal+, et que l'on recrute des abonnés et que l'on génère du chiffre d'affaires, cela vient directement nourrir ces obligations qui sont assisses sur la totalité du chiffre d'affaires de Canal+.

Ce n'est pas le cas pour Amazon qui a fait une offre distincte avec le pass Ligue 1 qui n'est pas soumis aux obligations - accessoirement il y a un sujet d'obligations sur Amazon; dans aucune des discussions avec les organisations du cinéma ou le CSA, il n'a été question d'intégrer le pass Ligue 1 dans ces obligations.

C'est une vertu unique et absolue du modèle de Canal+ qui finance la création. Si nous avions séparé le cinéma et le sport, cela aurait réduit nos obligations à l'égard du cinéma puisque nous aurions appliqué à ce moment-là uniquement les obligations sur le chiffre d'affaires de la chaîne cinéma. Nous aurions pu investir les ressources ainsi dégagées dans d'autres thématiques comme les séries - que les plateformes américaines, ayant eu à choisir entre un régime audiovisuel et un régime cinéma, ont toutes choisies à travers un régime audiovisuel. Nous faisons donc un modèle différent du leur qui privilégie les investissements dans l'audiovisuel.

Si nous avions été contraints par la présence des plateformes américaines dans notre fenêtre, nous aurions donc en effet changé de modèle.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Vous avez dit, monsieur Saada, que vous étiez un gestionnaire et que Canal+ n'était pas une chaîne d'opinion, mais un lieu de débat. Et j'en suis tout à fait d'accord. L'esprit Canal a toujours été associé à un certain type de journalisme, y compris d'investigation, et à une certaine liberté de ton.

Comment le journalisme d'investigation a-t-il évolué depuis votre arrivée dans le groupe ?

M. Maxime Saada . - Nous ne faisons plus d'investigation sur notre chaîne d'information ni sur Canal+, à quelques exceptions près, parce que cela ne fonctionnait pas. C'est pour la même raison que nous avons mis fin à certains programmes en clair.

Comme je l'ai dit, dans un contexte où nous avons perdu 452 millions d'euros sur deux ans, nous devons prendre en compte la contribution des programmes à la motivation de l'abonnement et à la fidélisation. Or le constat est que les émissions en clair et les tranches d'investigation n'apportaient pas suffisamment sur Canal+ pour motiver à l'abonnement, ce qui est compréhensible, car ces thématiques sont couvertes par les chaînes hertziennes gratuites.

Un certain Nicolas Vescovacci qui m'a cité nommément a affirmé, lors de son audition par votre commission d'enquête, que j'aurais interdit les documentaires sur le sport et le cinéma. Je ne connais pas Nicolas Vescovacci. J'ai cherché un contrat Canal+ et j'ai trouvé six jours d'intermittence en 2010.

Je n'ai pas fait de réunion avec lui et je ne l'ai pas rencontré. Ce qu'il a dit est faux : je n'ai jamais dit qu'il ne fallait pas faire d'investigation sur le cinéma ou le sport. Sur le cinéma, on ne m'a jamais rien proposé, je n'ai pas eu le loisir de refuser quoi que ce soit. Sur le sport, depuis que je suis directeur général de Canal+ - depuis 2015, nous avons fait vingt-cinq documentaires d'investigation depuis que je suis directeur général. Si je l'ai vraiment interdit, cela montre que je n'ai pas beaucoup d'autorité ! Ce qui est valorisé par nos abonnés est le documentaire. Je citerai notamment « Je ne suis pas un singe » sur le racisme dans le sport et en particulier dans le foot, deux documentaires sur l'homosexualité dans le sport et un sur la maternité dans le sport. Ces thématiques sociétales intéressent nos abonnés, et il est probable que nous continuerons à développer des documentaires dans ce domaine.

M. Laurent Lafon , président . - N'y a-t-il pas un paradoxe à distribuer Disney+ et Netflix tout en vous affichant comme leur principal concurrent sur le marché français ?

Quel est le rôle de Dailymotion dans votre stratégie d'affirmation face aux Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft ?

Vous affirmez que CNews représente epsilon dans le chiffre d'affaires de Canal+, mais comme nous le voyons encore dans cette audition, l'image du groupe est très marquée par CNews et par les soupçons que l'on peut entretenir sur cette chaîne. Pour le gestionnaire que vous déclarez être, et vous avez bien raison de le dire, ce positionnement de CNews présente-t-il un intérêt pour la stratégie globale de Canal+ ?

M. Maxime Saada . - Vous avez raison de souligner ce paradoxe : mes concurrents sont mes partenaires. C'est, comme diraient les Américains, The Story of my life ... Cela a commencé il y a longtemps, lorsque les fournisseurs d'accès internet se sont lancés dans la télévision en concurrençant l'un des métiers historiques de Canal+ avec Canal+ Satellite qu'est celui de la distribution de chaînes, voire, comme Orange et SFR, de l'acquisition directe de contenus avec leurs chaînes. Néanmoins les premiers distributeurs de Canal+ aujourd'hui sont SFR, Orange, Free et Bouygues depuis qu'ils font de la télévision. Nous avons appris à travailler avec eux, et heureusement.

Je suis moi-même consommateur de Netflix - mes équipes me demandent d'ailleurs de ne plus le dire ! - et l'enjeu pour nous est la satisfaction de nos abonnés. S'il y a des contenus de qualité sur les plateformes, notre enjeu est de les distribuer et de les proposer à nos abonnés pour ne pas les en priver. Quand ils demandent des séries Netflix, il faut que je leur apporte. C'est une question de proposition de valeur, et il est plus intéressant pour nous de les distribuer plutôt que de les avoir en opposition frontale. Nous utilisons leur force pour recruter des abonnés et alimenter ainsi notre chiffre d'affaires, ce qui vient ensuite alimenter la contribution au cinéma que j'évoquais tout à l'heure.

Nous travaillons avec eux : les 19 milliards de Netflix ou les 33 milliards de Disney sont aussi un atout. Nous coproduisons régulièrement des séries avec ces acteurs : une des prochaines créations de Canal sera un western spaghetti, Django , coproduit avec Sky et Amazon. Mais nous travaillons aussi avec HBO, Netflix, Amazon et Apple... Ces acteurs convainquent les consommateurs de payer pour des contenus.

Or l'ennemi numéro 1 de Canal+ n'est pas Netflix, mais le piratage, qui pénalise toute la chaîne de valeur de l'industrie.

Je vous remercie d'évoquer Dailymotion, dont nous sommes très fiers et s'inscrit dans la stratégie de rayonnement culturel français et européen que j'évoquais. Dailymotion est la première plateforme mondiale de vidéos en ligne européenne, avec 400 millions de visiteurs uniques. Ce n'est pas facile car elle fait face à des géants mais elle continue de se développer. Son chiffre d'affaires croît de jour en jour, le nombre de visiteurs croit, avec une envergure mondiale : plus de 150 millions de visiteurs uniques en Asie, en Afrique, une soixantaine de millions en Amérique du Nord et c'est unique pour une plateforme française.

Non, l'image de Canal+ n'est pas « marquée » par CNews. Des indicateurs précis d'attractivité de la marque Canal+ sont en hausse. Nous n'avons jamais été la marque française la plus valorisée, nous n'avions jamais atteint la tête du classement auprès des jeunes diplômés. Rien n'indique que la marque soit entachée par CNews, je n'en ai en tout cas pas les éléments qui le démontrent.

M. Laurent Lafon , président . -Je pensais à la manière dont sont perçus les investissements du groupe : on craint qu'une certaine ligne éditoriale, celle de CNews, ne soit imposée aux médias qui seront rachetés.

M. Maxime Saada . - La ligne éditoriale, c'est le débat. Celle de CNews est assez distincte de celle des autres chaînes du groupe, à commencer par Canal+, C8 ou CStar.

M. David Assouline , rapporteur . -Vous mettez l'accent sur le danger que représentent les plateformes ; vous n'ignorez pas que le Sénat a agi en ce sens, avec ma proposition consensuelle qui a porté le fer sur la question des droits de la presse vis-à-vis de Google. J'y attache une grande importance.

Néanmoins, vous ne pouvez pas écarter la question que pose cette commission : la concentration et la verticalité peuvent aussi être un problème pour l'exercice de la démocratie et la diversité de l'offre culturelle.

Vous êtes ainsi au coeur d'un phénomène qui suscite beaucoup d'inquiétude, et le monde de l'édition, notamment, se fait entendre sur le sujet. En tant que rapporteur, je suis sollicité pour intégrer le secteur du livre à nos travaux.

Prenons l'exemple d'un livre qui serait publié, à l'avenir, par une de vos maisons d'édition, mis en tête de gondole par Havas, puis adapté à l'écran, avec une production et une diffusion financées par votre groupe. Certains craignent, s'il y a de l'idéologie dans le processus, que la liberté intellectuelle ne soit compromise. Vous ne pouvez pas nous dire que le sujet n'est pas seulement économique et commercial. Un hebdomadaire a ainsi affirmé cette semaine que Vincent Bolloré serait intervenu pour réécrire le scénario de Paris Police 1900 . Voilà le type d'intervention que l'on soupçonne à cause de l'étendue de la main mise d'un certain nombre de médias.

Enfin, j'observe que vous avez fait un lapsus tout à l'heure - vous en êtes-vous rendu compte ?, en mentionnant « l'actionnaire Vincent Bolloré ». Or M. Bolloré nous a dit lui-même qu'il n'est plus actionnaire, que c'est son fils. Depuis avril 2018, il ne fait plus partie du conseil de surveillance de Vivendi. Il a insisté sur le fait qu'il n'était plus dans la chaîne de commandement, qu'il se contentait désormais au mieux de donner des conseils. Cela me permet de vous interroger sur ce que sera le processus de relations pour diriger votre groupe avec Yannick Bolloré, son fils, qui aura officiellement l'ensemble du groupe dans quelques jours.

M. Maxime Saada . - Je ne vois où serait le problème si un livre publié par Editis était plus fortement promu et que Canal+ en captait les droits et en faisait une série ou un film. Ce serait étonnant de nous dire que c'est un problème. Ce serait plutôt une bonne nouvelle pour notre rayonnement culturel à l'international. Si la question porte sur la possibilité que Canal+ capte l'ensemble des publications d'Editis, en en privant ainsi ses concurrents, c'est un enjeu de concurrence et non de pluralisme.

M. David Assouline , rapporteur . - C'est l'un et l'autre : c'est un avantage concurrentiel qui peut tuer la diversité et réduire la liberté de création.

M. Maxime Saada . - Pour revenir au début de votre intervention, je ne nie absolument pas la légitimité de la question que pose cette commission. J'essaie seulement de vous éclairer avec mon point de vue.

Mais le risque que Canal+ s'empare de la totalité des 4 ou 5 000 livres publiés par an est très faible, sachant que nous produisons une dizaine de séries chaque année pour la France, une trentaine à l'international par an. Editis a d'ailleurs annoncé récemment de premiers projets autour des droits audiovisuels - puisqu'il ne détient pas systématiquement les droits des oeuvres, avec Newen, qui est une filiale de TF1, et Cinéfrance - donc pas avec Canal+. Nous développons évidemment des projets avec Editis : c'est une chance inouïe d'avoir ce groupe dans Vivendi.

M. David Assouline , rapporteur . - Et demain, Hachette ?

M. Maxime Saada . - Je l'ignore. Je rencontre régulièrement les équipes d'Editis ; le plus souvent, c'est la directrice générale, Michèle Benbunan, qui attire mon attention sur les livres dont l'adaptation en séries pourrait m'intéresser. Est-ce répréhensible ? Je l'ignore. Est-ce une chance pour le groupe Vivendi ? Oui.

M. David Assouline , rapporteur . - Et Havas ?

M. Maxime Saada . - Je n'interviens pas sur ces sujets. Il est possible qu'il y ait des discussions entre Editis et Havas sur la promotion de certains livres, mais je pense que c'est le rôle d'Havas de promouvoir, et ils le font plutôt bien. Je rappelle d'ailleurs que Canal+ était au demeurant client d'Havas bien avant l'arrivée de Vincent Bolloré. Lorsque j'étais directeur du marketing, j'avais choisi Havas et BETC, l'agence historique de Canal+ que je considère d'ailleurs comme la meilleure agence publicitaire du monde.

Je n'ai pas fait de lapsus : Vincent Bolloré est toujours l'actionnaire. Vous avez confondu présidence du conseil de surveillance et actionnariat. Il est bien un actionnaire, de référence, de Vivendi.

Ce qui a été dit sur Paris Police 1900 est erroné. Nous avons eu un débat. Nous adorons cette série, dont la première saison a été un succès considérable et dont la saison 2 est en tournage, et j'ai beaucoup d'estime pour Fabien Nury, le créateur de cette série.

En réalité, nous avons considéré que l'intrigue policière tenait une place trop faible par rapport à l'intrigue politique dans le scénario qui nous était proposé. Nous avons donc demandé aux auteurs de réduire l'intrigue politique pour renforcer le poids de l'intrigue policière puisqu'il s'agit d'une série à vocation policière qui prend le relais de deux productions dans cette thématique, Braquo et Engrenages , qui se sont arrêtées.

M. David Assouline , rapporteur . - Une précision sur votre précision : M. Bolloré n'a plus de mandat de décision. Donc quand vous avez dit : « avec Vincent Bolloré, l'actionnaire, nous décidons etc... »

M. Maxime Saada . - Je ne crois pas avoir dit « nous décidons ».

M. David Assouline , rapporteur . - Vincent Bolloré, qui n'a aucun mandat de décision, nous a dit ici qu'il ne décidait de rien et que l'ensemble des décisions sont prises par vous pour la gestion du groupe.

M. Maxime Saada . - Je le confirme.

M. Laurent Lafon , président . - M. Bolloré nous a déclaré qu'il avait participé au déjeuner pendant lequel le recrutement d'Éric Zemmour avait été décidé. Il a donc bien participé à la décision ce jour-là.

M. Maxime Saada . - Une participation ce n'est pas tout à fait une décision. Il arrive que Vincent Bolloré soit présent à des réunions où nous parlons des programmes de Canal+ ; ce n'est pas pour autant qu'il décide. Il peut conseiller, il peut donner un avis ou des recommandations, ce n'est pas une décision. Dans le comité du cinéma, souvent cité, la décision est collégiale ; c'est seulement en cas de désaccord, ce qui n'arrive quasiment jamais, que je prends la décision. Ce n'est pas parce que l'on participe que l'on décide.

M. David Assouline , rapporteur . - Dans ce cas précis, même s'il n'a pas pris la décision de recruter Éric Zemmour, Vincent Bolloré a conseillé de le recruter.

M. Maxime Saada . - Il ne nous a pas conseillé de le recruter, mais il a attiré notre attention sur lui. En 2014, Éric Zemmour était sur ITélé - moi je n'étais pas en charge de cela à l'époque, nous avons même eu un procès avec lui ; son émission avec Christophe Barbier et Nicolas Domenach était celle qui marchait le mieux sur ITélé. Elle était même devant BFM à l'époque. Ce n'était donc pas idiot de nous dire de regarder Éric Zemmour. Il fait 20 % d'audience dans l'émission de Laurent Ruquier sur France Télévisions pendant 5 ans et a été pendant dix ans sur Paris Première et RTL. C'est donc une personnalité, un journaliste, qui marche et fonctionne à l'antenne.

De notre point de vue, son recrutement a fonctionné, sachant que nous sommes à la recherche de nouveauté et de différenciation.

M. Laurent Lafon , président . - Vincent Bolloré donne-t-il les mêmes conseils sur les autres éditorialistes de CNews ?

M. Maxime Saada . - Je ne saurai pas vous dire là comme ça, mais non ce n'est pas une recommandation systématique. Nous parlons d'indépendance des journalistes, or nous avons une rédaction de 120 personnes. Ce sont des journalistes, et non des marionnettes ! Laurence Ferrari, Sonia Mabrouk, Pascal Praud, Christine Kelly sont pour la plupart les rédacteurs en chef de leur émission, en tout cas ils sont les patrons de leur tranche. Ni Vincent Bolloré, ni moi-même, ni personne d'autre n'appelle Pascal Praud ou Laurence Ferrari pour leur dire qui doit être leur invité. Ils sont responsables et ce sont des professionnels rigoureux, qui, de mon point de vue, font parfaitement leur travail.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie pour vos réponses à nos nombreuses questions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition M. François Bonnet, président du Fonds pour une presse libre

M. Laurent Lafon , président . - Nous continuons nos travaux avec l'audition de M. François Bonnet, président du Fonds pour une presse libre, qui a été fondé en 2019 par les fondateurs et les salariés de Mediapart, avec pour mission principale de « défendre la liberté de l'information, le pluralisme de la presse et l'indépendance du journalisme ». Pour ce faire, vous soutenez financièrement des médias indépendants.

Le 14 octobre dernier, vous avez lancé sur Internet un appel visant à développer l'écosystème de la presse indépendante. Le 7 décembre, vous avez publié sur votre site un article intitulé « Concentration des médias : l'urgence d'agir ».

Nous sommes légitimement intéressés, à la fois par votre constat des risques éventuels liés aux concentrations, mais également par vos propositions d'évolution. Je vous propose dix minutes de temps de parole, avant de passer à un temps de questions-réponses, pour compléter votre propos liminaire.

Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu, qui sera publié.

Enfin je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal.

Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, de nous indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, monsieur Bonnet, à prêter serment de dire toute la vérité et rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

M. François Bonnet, président du Fonds pour une presse libre . - Je le jure.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie et vous donne la parole pour dix minutes.

M. François Bonnet . - Mesdames et messieurs les sénateurs, merci pour cette invitation. Merci d'accepter d'entendre le Fonds pour une presse libre, ses analyses et ses propositions. Ce propos liminaire va vous sembler peut-être un peu général, mais il vise d'abord à expliquer pourquoi nous avons décidé de créer ce Fonds, dont la mission première, reconnue d'intérêt général, est d'aider à la liberté et au pluralisme de l'information.

Nous avons fait un constat qui, aujourd'hui, est largement partagé dans le monde de la presse indépendante : il y a bel et bien dans notre pays une crise d'indépendance des médias. Cette crise détruit progressivement le droit des citoyennes et des citoyens à une information libre, pluraliste et de qualité. Puisque votre commission est chargée d'évaluer les effets d'une concentration sur la qualité de notre vie démocratique, je souhaiterais insister dans ce préambule sur un point peut-être peu évoqué devant vous.

Il y a bien sûr, dans ce pays, des médias de qualité. Il y a de grands journaux, de très bons journalistes et un service public puissant. Mais ce qui me frappe - et je suis journaliste depuis 41 ans - c'est, de manière générale, la médiocrité de l'information dans notre pays. Je veux m'arrêter une minute là-dessus, parce que la demande d'information n'a jamais été aussi forte avec la révolution numérique, et tant mieux. Il faut s'en féliciter. C'est formidable. Or l'offre globale d'information, elle, n'a jamais été aussi faible. Pourquoi ? Parce que l'information reste très conformiste, redondante, mal hiérarchisée, trop institutionnelle et pas assez à l'écoute de notre société. Tout le monde copie tout le monde. C'est une information souvent sans qualité, sans plus-value, une information low cost produite par des journalistes précarisés. Les chaînes d'information, malheureusement, sont devenues trop souvent des chaînes de bavardage, quand elles ne sont pas simplement des vecteurs de propagande pour l'extrême droite et ses fake news . J'en arrive à la presse écrite, sur laquelle je vais concentrer mon propos, car c'est ce que je connais le mieux, ayant toujours travaillé dans la presse écrite. A quoi assiste-t-on ? Les réseaux de correspondants à l'étranger ont généralement été réduits, à peu près dans tous les titres, voire liquidés. Dès lors, le récit et la compréhension du monde sont sous-traités à des pigistes mal payés ou aux agences de presse.

L'information économique publiée dans la presse générale reste très largement indigne, tant elle est insuffisante. Celle sur le monde du travail est quasi-inexistante. Le photojournalisme a été broyé. Le reportage et l'enquête sont de plus en plus rares. Quant à l'information locale, un énorme enjeu dans notre pays, elle a été pratiquement mise à genoux par les différents services de communication des collectivités locales. Ce constat est assez douloureux, surtout pour moi, journaliste, mais nous avons l'un des systèmes d'information les plus médiocres en Europe, si on accepte de se comparer à nos voisins européens de taille semblable. Vous avez auditionné hier le patron du groupe Bertelsmann. Regardez la puissance et la qualité de la presse allemande. Regardez la diversité et le dynamisme de la presse espagnole. Regardez la vivacité et l'inventivité de la presse britannique.

Notre presse est en retard et cela présente deux conséquences. La première, c'est un débat public qui apparaît largement hors sol et déconnecté pour le plus grand nombre, où peuvent s'installer - depuis des mois - les diatribes racistes d'un polémiste multi-condamné, devenu candidat à la présidentielle. Le second effet majeur est un décrochage violent entre nos publics, les citoyennes et les citoyens de ce pays, et les médias. Cette défiance, qui ne cesse de s'amplifier, nous devons la saisir à bras le corps et agir. Il y a urgence à agir.

Alors, pourquoi autant de « mal-info » ? Vous avez parlé de concentration, parfois d'hyperconcentration ou de concentration accélérée. J'insisterai pour ma part sur la structure de propriété des médias. En effet, la révolution intervenue ces quinze dernières années est bien la prise de contrôle de l'essentiel du système médiatique privé par des hommes d'affaires, dont les intérêts ne sont pas dans les métiers de l'information - cela a été très largement dit - mais dans l'armement, le BTP, le luxe, la téléphonie, la finance et la banque. Ces industriels ne connaissent pas ces métiers de l'information. Ils achètent de la protection et de l'influence. Ils ne pensent pas en termes de développement, de prise de risque ou d'innovation.

Je pose simplement la question : où sont leurs innovations ? Qu'ont-ils donc créé depuis quinze ans ? Rien. Ils ont détruit de la valeur. Ils ont fait des plans sociaux. Ils ont accumulé les pertes. Ils ont raté la révolution numérique. Ils se sont gardé d'investir, pour mieux ouvrir le robinet des aides publiques, qui représentent aujourd'hui une part de plus en plus importante de leur chiffre d'affaires.

Ce n'est pas chez eux que s'invente le futur et se reconstruisent le journalisme et la relation avec nos publics. C'est dans cette galaxie, qui est extrêmement diverse, avec des modèles très différents, des situations financières également radicalement différentes, galaxie qui compte plusieurs centaines de médias indépendants que tentent de s'inventer de nouvelles choses. Je ferai simplement une liste très rapide. Qui a inventé le modèle d'abonnements à des journaux numériques ? Deux titres indépendants, Arrêt sur images et Mediapart, deux titres qui sont bénéficiaires depuis des années, qui ont refusé des aides publiques, qui ont refusé la publicité et qui ne cessent d'investir dans des contenus.

Qui a inventé la radio numérique, de nouveaux modes de récit audio et les fameux podcasts, qui ont aujourd'hui un succès considérable ? C'est d'abord le service public, avec Arte Radio et France Culture en particulier, et ça a été relayé par une multitude de sites indépendants, qui ont installé ces nouveaux formats.

Qui a reconstruit le lien avec les lecteurs, nos publics ? Je précise que nous vivons d'eux, grâce au participatif. Ce sont les titres indépendants. Qui a relancé un journalisme offensif d'enquête, qui était largement étouffé dans les médias classiques ? On peut parler de Mediapart, qui a été suivi par beaucoup d'autres, aujourd'hui Disclose, StreetPress, Médiacités et Blast. Qui invente de nouveaux formats vidéo, quand on a les moyens de les produire ? Ça se passe dans la presse indépendante. Qui bouscule les vieux monopoles construits par les quotidiens régionaux et renouvelle l'information locale ? C'est Marsactu à Marseille, site d'information qui est aujourd'hui bénéficiaire. C'est Médiacités à Lille, Lyon, Nantes et Toulouse. C'est Le Poulpe à Rouen et en Normandie. Enfin, et je m'arrêterai là pour cette liste : qui explore de nouveaux champs d'informations ? C'est Reporterre, sur les nouvelles questions écologiques, c'est Basta sur l'international et les nouvelles luttes sociales, c'est Orient XXI sur une nouvelle lecture et de nouvelles analyses du Proche-Orient et du Moyen-Orient, c'est La Déferlante qui explicite et enquête sur les nouveaux féminismes post-Me Too et c'est, enfin, Splann, qui travaille beaucoup sur les dégâts de l'agro-industrie en Bretagne. Je pourrai citer bien d'autres titres encore.

Cette presse indépendante, c'est aujourd'hui un laboratoire. C'est là que ça se passe. C'est un aiguillon. Ce n'est pas une presse marginale, une presse alternative ou une presse militante. C'est une presse qui, chaque jour, compte des millions de lecteurs, d'auditeurs et de spectateurs. Pas à pas, elle tente de construire, dans d'énormes difficultés - on y reviendra sans doute -, un nouvel écosystème d'information.

Je terminerai sur un point. Cette presse est, de fait, interdite bancaire. Elle n'a pas accès au crédit des différents établissements financiers. Elle le fait en étant massivement discriminée dans l'attribution des aides publiques. Elle le fait dans une concurrence déloyale et faussée par les médias de nos hommes d'affaires qui, après avoir accaparé des aides publiques pour en faire une rente, sont en train d'organiser une autre rente, privée cette fois, par des accords secrets avec les Gafam. Le rapport très intéressant qui vient d'être publié par la Mission d'information de l'Assemblée nationale sur les droits voisins le montre bien.

C'est dans ce contexte que le Fonds pour une presse libre a été créé. C'est une très petite structure. On ne prétend pas bouleverser le paysage. Nous existons depuis deux ans et avons peu de moyens. Nous sommes là pour aider ces titres indépendants, en les finançant, en finançant des projets éditoriaux innovants, en finançant des développements techniques, en aidant de manière financière mais aussi par des conseils à construire, si possible, des modèles économiques pérennes. Bref, nous les aidons à remettre le journalisme debout, là où il doit être, c'est-à-dire au service de nos publics, au service de nos concitoyennes et de nos concitoyens. Je vous remercie de m'avoir écouté et répondrai avec grand plaisir à toutes ces questions.

M. David Assouline , rapporteur . - Merci de votre exposé et d'avoir développé votre point de vue sur le sujet qui nous occupe, les concentrations, la situation de la presse et du journalisme, la qualité de l'information, la confiance dans l'information et les enjeux démocratiques associés.

Vous n'avez pas pu développer ce qu'est votre Fonds. Quelles sont les sources de financement du Fonds ? Comment envisagez-vous de développer votre Fonds, y compris par de nouvelles sources ? Dans quelle direction lancez-vous vos recherches (abonnements, aides publiques, autres contributions publiques ou privées, etc.) ?

Quels sont vos critères d'investissement dans les différents projets ? Comment les sélectionnez-vous ? Vous limitez-vous à la presse en ligne ? Avez-vous un angle éditorial ou un parti-pris de la façon d'éditorialiser ? Est-ce le journalisme d'investigation, qui est très présent ? Pouvez-vous nous préciser ces points ?

Enfin, pouvez-vous nous préciser aussi quelles sont les principales participations de votre Fonds ? Dans quels médias ?

M. François Bonnet . - Merci pour ces questions, qui me permettront d'entrer dans le détail. Le Fonds pour une presse libre est un fonds de dotation, une structure à but non lucratif reconnue d'intérêt général et régie par la loi de 2008 sur la modernisation de l'économie.

Nos sources de financement ne peuvent pas être publiques. La loi l'interdit. Nous nous sommes renseignés auprès de la préfecture, car nous devons dialoguer avec elle et lui rendre compte. Nous avons demandé si nous pouvions accéder à des fonds européens publics, pour les grands appels d'offres lancés par exemple par la DG Communication, à Bruxelles. Cela nous est interdit. Nous fonctionnons exclusivement sur des donations privées.

A ce jour, nous avons collecté environ 400 000 euros en deux ans. Cette somme n'est pas énorme mais reste conséquente. Elle repose essentiellement sur des dons privés. Par souci de transparence vis-à-vis de notre public, nous avons décidé de publier l'identité de tous les donateurs supérieurs à 5 000 euros. Cette information figure dans notre rapport d'activité annuel, qui est rendu public, sur notre site. Ces donateurs sont toutes les personnes intéressées par les questions de liberté de la presse.

Les sources de financement sont donc des sources privées. Nous avons lancé par exemple une collecte participative et citoyenne sur la plate-forme de collecte KissKissBankBank à la fin du mois d'octobre, qui nous a permis de collecter 160 000 euros. Vous pouvez alors voir combien la question est sensible. Un peu plus de 2 500 personnes ont participé à cette collecte, pour des dons allant de 5 à 2 000, 3 000 ou 4 000 euros. Toutes les situations possibles se mêlent. Quand ils nous soutiennent, les internautes nous envoient des messages. C'est l'occasion de mesurer combien est grande la défiance et la méfiance, voire le rejet du système médiatique dominant, qui est considéré comme corrompu ou plutôt abîmé, du fait de ses liens de dépendance avec des grands groupes industriels.

C'est ainsi que nous fonctionnons. Nous tenterons évidemment d'accroître ces financements et de les diversifier, en faisant appel à d'autres fondations, comme des fondations européennes, qui sont très sensibilisées sur les questions de liberté de la presse et de développement d'une presse indépendante.

Notre budget atteint environ 300 000 euros depuis deux ans. Il nous permet d'accorder chaque année un peu plus de 200 000 euros à des médias indépendants, via des appels à projets. Nous avons aussi des frais de fonctionnement. Nous comptons une seule employée à temps plein, notre directrice exécutive, Charlotte Clavreul, ici présente. Les autres participants au Fonds sont bénévoles, ce à quoi nous oblige d'ailleurs la loi.

Vous m'interrogez par ailleurs sur les critères d'investissement ou d'attribution des subventions. Outre le Conseil d'administration du Fonds, la loi nous oblige à constituer un Conseil stratégique. Il est chargé d'évaluer les investissements réalisés par le Fonds. Nous avons tenu à ce que ce Conseil stratégique regroupe des professionnels expérimentés, entrepreneurs de presse comme Maurice Botbol, directeur d'Indigo Publications, Edmond Espanel, directeur général de Brief.me ou Karen Bastien, cofondatrice de l'agence web WeDoData. Nous y avons associé des universitaires et des chercheurs, comme Valérie Jeanne-Perrier, qui dirige l'École de journalisme du CELSA, ou Nikos Smyrnaios, universitaire spécialisé sur les questions de presse à l'Université de Toulouse. S'y ajoutent des journalistes professionnels pointus, comme Lisa Castelly, journaliste et actionnaire associée de Marsactu, et Audrey Bree-Williamson, qui est une spécialiste de projets techniques fort complexes comme les développements d'applications et qui est salariée de Mediapart.

Nous nous inscrivons donc dans une diversité de savoirs professionnels et d'appartenance à des médias indépendants. Ce sont eux qui décident, évidemment après discussion. Nous ne débattons pas de priorités données à l'investigation, à des colorations éditoriales ou à certains engagements. Notre ambition, avec le peu d'argent que nous avons (qui peut tout de même servir à franchir certaines marches), est d'aider des titres très fragiles à passer un cap dans la construction de leur modèle éditorial. Ainsi, nous avons soutenu le projet d'un tout jeune site d'information, très brillant, mais qui n'a aucun moyen. Nous l'avons soutenu - ça peut paraître ridicule - à hauteur de 17 000 ou 18 000 euros, simplement pour bâtir une newsletter efficace permettant de faire l'aller-retour avec ses lecteurs et abonnés, grâce au branchement d'un outil marketing permettant de les avertir. C'est avec des petites solutions de ce genre qu'il est possible de fidéliser un lectorat et de gagner 500 ou 600 abonnés, ce qui est déjà un cap important.

Nous avons également aidé Orient XXI, site exceptionnel d'information, de reportage et d'analyse sur les sociétés proche et moyen-orientales. Ce site, publié en français et en arabe, a voulu développer une traduction italienne, car il s'agit d'un marché important. Nous les avons aidés pour développer l'organisation de leur traduction.

Nous avons de surcroît aidé la Revue Far Ouest, site d'information régionale en Nouvelle-Aquitaine, qui tenait à éditer un mook , c'est-à-dire un beau produit papier, deux fois par an, pour les faire connaître d'un public différent. Ce premier mook a très bien marché. Il leur a apporté du chiffre d'affaires, de la notoriété et un nouveau public.

Radio Parleur est le dernier exemple que je souhaite évoquer. Ce site produit essentiellement de l'audio, sous forme de podcasts. Il a nourri un projet sur les nouvelles dynamiques dans notre société, pas seulement les mobilisations sociales, mais aussi des sujets plus divers. Ils avaient besoin d'un budget pour mettre en place une base technique améliorée et payer correctement leurs journalistes. Nous avons soutenu ce projet.

Actuellement, un appel d'offres de 100 000 euros est en cours, via un appel à projets. La clôture des candidatures se situe au 25 février. Nous n'avons pas proposé uniquement de la subvention, mais une mécanique d'avance remboursable, ce qui permet de débloquer des sommes plus importantes, jusqu'à 50 000 euros. Comme ils n'ont pas accès au crédit bancaire et que les procédures des aides publiques sont extrêmement lourdes, l'avance remboursable permet de disposer de deux ans de franchise complète, sans avoir à apporter de garantie. Quand le projet le mérite, l'acteur dispose de quelques années pour travailler, puis le Fonds récupère l'argent pour le réinvestir dans d'autres projets. L'enjeu n'est pas de se soucier du positionnement ou de l'engagement politique, mais de construire du journalisme pérenne. C'est une grande ambition, que nous ne pourrons pas mener complètement avec nos moyens. En tout cas, cela permet de bénéficier d'une respiration de deux ans. Sept médias ont déjà été soutenus. Ce nouvel appel d'offres permettra d'en soutenir encore trois ou quatre. Nous sommes donc satisfaits, même si l'échelle reste petite.

M. David Assouline , rapporteur . - Face aux médias dominants, vous cherchez à encourager une presse indépendante. L'ensemble de la presse qui dispose de gros moyens est-elle non indépendante ? Pouvez-vous préciser votre pensée ? Vous avez évoqué les grands groupes qui ne sont pas des groupes de médias. Vous avez de surcroît valorisé certains grands groupes, en Allemagne ou ailleurs, parce qu'ils sont concentrés et à l'origine de groupes de médias. S'agit-il des dominantes ? L'indépendance est-elle liée à la puissance ou au lien avec des activités industrielles ?

M. François Bonnet . - L'indépendance est simple à définir. Nous avons retenu la définition donnée dans ses statuts par le Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (Spiil). Une entreprise indépendante est une entreprise au service d'elle-même et non d'intérêts industriels, commerciaux ou politiques tiers. Un média peut être contrôlé par son équipe ou par divers actionnaires. Il faut alors que les actionnaires ne soient pas en conflits d'intérêts avec la société éditrice de ces médias.

La question est la même pour les associations. Il faut s'assurer qu'elles disposent de sources de financement suffisamment diversifiées pour ne pas dépendre d'une fondation, d'une entreprise ou d'une collectivité locale. Là aussi, les responsables ne doivent pas être en situation de conflit d'intérêts.

M. David Assouline , rapporteur . - Au fond, qu'entendez-vous par l'expression « les médias dominants » ?

M. François Bonnet . - Je resterai sur la presse écrite, car je suis bien moins spécialiste de l'audiovisuel.

Aujourd'hui, l'essentiel du service médiatique privé est tenu par cette petite dizaine d'hommes d'affaires, sachant que nous assistons actuellement à de nouveaux phénomènes de concentration, avec la reprise du groupe Lagardère. Vous auditionnerez d'ailleurs cet après-midi M. Matthieu Pigasse, qui vient de vendre une partie de ses parts à Xavier Niel. La concentration se poursuit.

Le problème est là. Un quotidien économique appartient à la plus grande fortune française, qui est la troisième fortune mondiale. Comment un journaliste des Echos peut-il traiter le groupe Carrefour, dont Bernard Arnault est un actionnaire-clé ? Qu'en est-il de LVMH ? Quand une grande ONG, relayée par de nombreuses publications, a explicité la stratégie d'optimisation fiscale du groupe LVMH via une centaine de filiales offshore , comment Les Echos pouvaient-ils intervenir ? C'est ingérable.

Comment font nos confrères du Figaro pour couvrir les aventures du groupe Dassault ? C'est impossible. J'échangeai récemment avec un collègue du Figaro . Il a confirmé qu'il existe une ligne rouge, ajoutant que l'équipe sait que l'information finira par sortir dans les autres journaux. Dès lors, le scandale de corruption présumé autour de la vente de Rafales en Inde, qui a valu l'ouverture d'une enquête du Parquet national financier, qui fait les gros titres de la presse indienne et qui déstabilise même le gouvernement Modi n'a pas occasionné une ligne dans le Figaro . Il en a été de même des aventures de Serge Dassault à Corbeil-Essonnes ou des achats de votes. Pas une ligne. Le Figaro est un journal de qualité, mais tout lecteur de ce titre doit se rappeler en permanence que certains sujets ne seront pas traités. Ce n'est pas possible de fonctionner ainsi.

Les médias dominants, ce sont donc ces médias qui dominent le marché, par leur puissance, leur diffusion et leurs ventes, mais qui posent un énorme problème sur les questions d'indépendance. La rupture de confiance intervenue avec le public est largement due à ces sujets.

Je pense qu'il y a pourtant des choses simples à faire pour reconstruire la relation avec les publics. C'est impossible de rester dans cette situation.

M. David Assouline , rapporteur . - Que pensez-vous qu'il faille faire ? Vous participez au mouvement qui s'interroge sur le statut juridique des rédactions ou pose la question des trafics d'influence, autour du collectif Informer n'est pas un délit . Je tente pour ma part de proposer une réponse à cette question sur le plan législatif depuis 2008, sur le fait de posséder des médias quand on vit de la commande publique, ce qui pose néanmoins le problème - la loi n'étant pas rétroactive - que les nouveaux entrants peuvent être étouffés.

Quelles sont les deux ou trois mesures phares que vous préconiseriez pour remédier à ces maux des médias et de la presse française ?

M. François Bonnet . - Certaines mesures simples permettraient de reconstruire le lien avec les acteurs, en reprécisant qui est qui et qui fait quoi. La transparence n'est à ce jour pas respectée. Certains points de la loi ne sont pas respectés par les médias.

En premier lieu, la liste des actionnaires, pas uniquement les actionnaires directs mais aussi les actionnaires de deuxième ou de troisième rang, devrait être publiée. Vous l'avez évoqué avec Nicolas Beytout. Or il n'est tout simplement pas possible de comprendre qui est actionnaire de L'Opinion. La structure montée par L'Opinion ne permet pas aux lecteurs de comprendre qui sont les vrais propriétaires, qui figurent au deuxième ou au troisième rang.

Il faudrait aussi publier les pactes d'actionnaires. Vous auditionnerez justement M. Pigasse aujourd'hui. Or le pacte d'actionnaires qui unit les trois actionnaires du Monde Libre, la structure qui contrôle Le Monde (Matthieu Pigasse, Xavier Niel et l'ayant-droit de Pierre Bergé), est inconnu. Nous ignorons comment cela fonctionne et la Société des rédacteurs du Monde l'ignore.

Il faudrait de surcroît que les comptes des différents médias soient publiés. C'est une obligation légale qui n'est pas respectée, alors que ces titres touchent de l'argent public. De plus, il ne faut pas se limiter aux comptes consolidés mais fournir tous les comptes, titre par titre.

Je ne cherche pas à accabler Le Monde , où j'ai travaillé douze ans, mais il reste que vous ne trouverez que les comptes consolidés du groupe, pas ceux du quotidien.

Il faut aussi clarifier la question de l'argent public. Il faudrait publier le détail des aides publiques, par titre et par groupe. Le ministère de la culture s'y montre particulièrement réticent. Deux députées s'en sont plaint lors d'une mission d'information flash. Le ministère ne les a pas fournis à ces deux parlementaires.

Ensuite, et c'est là un enjeu pour l'information locale, il faut publier les aides et subventions accordées par les collectivités locales aux médias locaux et régionaux. Les appels lancés par Marsactu et Médiacités sont très intéressants. Quand Marsactu a enquêté sur les aventures de Karine Le Marchand, ambassadrice de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, le président de la région, Renaud Muselier, a confirmé l'existence d'accords avec le journal La Provence . Or ces accords sont secrets. De l'argent public est donc versé, par des subventions directes, de la publicité institutionnelle ou des appels d'offres de marchés publics, et il faudrait vraiment faire le ménage. Ce serait déjà une étape importante pour savoir qui est qui et qui fait quoi.

En outre, second volet, j'en appelle au renforcement des droits des journalistes, la loi « Bloche » de 2016 s'étant avérée assez insuffisante. Dans notre profession, tout un chacun reconnaît la nécessité de doter les sociétés de journalistes d'un vrai statut juridique, notamment pour pouvoir agir en justice.

Des propositions vous ont été soumises, entre autres par Nicolas Vescovacci du collectif Informer n'est pas un délit , pour créer deux délits, un délit de trafic d'influence et un délit de censure, car il est souvent question d'autocensure, mais la censure existe. Elle est même assez fréquente, les journaux étant organisés assez verticalement. C'est aux rédacteurs en chef qu'il appartient de décider si un sujet passe ou non, s'il s'inscrit dans la ligne éditoriale et s'il correspond au projet.

Nous demandons de plus des droits sur la nomination et la révocation des responsables de rédaction. Comme c'est généralement le cas en Allemagne, des journalistes devraient être présents aux conseils d'administration.

De plus, et nous le faisons dans les titres que nous aidons, nous demandons, comme le Spiil, d'annexer aux contrats de travail des journalistes la charte de Munich, charte internationale, qui date de 1971. Il s'agit tout de même du texte fondamental de notre métier, de sa déontologie et ses pratiques professionnelles.

Enfin, il faut cesser d'amender le système des aides publiques à la presse. Il faut le renverser, le remettre sur ses pieds, et il faut introduire dans les critères d'attribution de ces aides le critère de l'indépendance des médias. Les aides publiques ne devraient pas financer les journaux des milliardaires.

M. Michel Laugier . - Quels sont les contrôles que vous exercez après avoir apporté un financement ? En outre, ce que vous faites n'est-il pas le début d'une concentration ?

Vous avez évoqué les aides publiques. Comment voyez-vous les choses aujourd'hui ?

Vous êtes assez critiques concernant le niveau de l'information en France, que vous estimez médiocre. Quel regard portez-vous sur les journalistes de l'AFP ?

Dans votre Fonds se trouve la directrice d'une école de journaliste. La médiocrité commence-t-elle avec la formation des journalistes ?

Enfin, vous avez indiqué que vous n'aviez pas de vision politique. Si Zemmour créait un support, l'aideriez-vous ?

M. François Bonnet . - Si Eric Zemmour présentait un projet qui ne violerait pas la loi par son projet éditorial et qui n'ouvrirait pas à la voie à des condamnations à répétition pour haine raciale, nous pourrions le soutenir. S'il affichait un vrai modèle économique, une structure de capital transparente et indépendante, sans conflit d'intérêts, nous examinerions ce projet, comme toute candidature.

Pour tout vous dire, nous avons aidé des titres sans coloration politique, ou dont on peut penser qu'ils partagent plutôt des valeurs de gauche. J'attends encore à ce jour de recevoir des candidatures de sites d'information ayant une coloration de droite. Je les attends. Nous nous heurtons à l'état des lieux de la situation française. Prenons Atlantico. Ses actionnaires ou ses conditions de travail ne sont pas connus. Or nous restons tenus par nos statuts, que nous n'avons pas rédigés seuls. En créant le Fonds pour une presse libre, nous avons dû négocier avec l'administration fiscale, car les dons qui nous sont faits donnent droit à une déduction fiscale. Il est donc normal que l'administration fiscale se soucie du fonctionnement et de la gouvernance de ce Fonds. Ainsi, ce Fonds de dotation a interdiction d'aider Mediapart avec des dons qu'il percevrait, société commerciale qu'il contrôle à 100 %. Il ne serait pas acceptable de financer une société commerciale avec des dons défiscalisés. C'est un point important, car le Fonds de dotation créé par SFR, qui contrôle et finance Libération , sera très bientôt concerné. Si c'est un moyen pour SFR de défiscaliser l'argent investi dans Libération , je pense que c'est un problème.

Vous m'interrogez sur le contrôle qui est effectué sur les financements. Nous menons effectivement un contrôle. Nous recevons des retours, même si nos financements sont limités. Comme le demandent beaucoup les médias jeunes, nous proposons aussi un suivi, car nous sommes une équipe de professionnels expérimentés, qui ont commis des erreurs classiques. Nous pouvons aider ces jeunes médias à les éviter. Même s'il ne s'agit pas de créer un groupe de presse ou une concentration, nous n'excluons pas des prises de participation au capital. Cela ne s'est pas encore produit, mais il pourrait y en avoir. Ces participations resteraient minoritaires, sans doute pas au-delà de 10 %. Un véritable accompagnement serait alors organisé. En outre, ces médias pourraient faire des subventions ou des investissements du Fonds pour une presse libre un label de professionnalisme et de qualité. D'autres investisseurs seraient alors rassurés par ces subventions ou ces aides.

Vous m'interrogez de surcroît sur la formation des journalistes. Le débat sur la qualité de leur formation est éternel. N'oublions pas que ce métier reste accessible à des personnes qui ne sont pas passées par une école de journalisme, dont certains journalistes brillantissimes. Je ne me sens pas de m'exprimer à ce sujet.

Vous faites peut-être allusion à Eric Zemmour, qui a qualifié des écoles de journalisme « d'écoles d'idéologie Mediapart ». Pour ma part, j'ai tendance à penser que le recrutement des étudiants est socialement trop homogène et que leur formation est parfois trop tranquille et conformiste. Je n'irai pas plus loin dans les critiques. Je suis moi-même passé par le Centre de formation des journalistes de Paris, qui est une très bonne formation et un tremplin pour des personnes n'ayant aucun réseau. Je ne serais pas devenu journaliste sans le CNJ.

Vous m'interrogez enfin sur le travail de l'AFP. C'est l'une des deux grandes agences de presse mondiales. Nous échangeons régulièrement avec cette agence. Nous avons parfois des désaccords. On ne peut pas dire que c'est une agence faible.

Mme Monique de Marco . - Je vous ai trouvé sévère sur la médiocrité de l'information en France ou sur la sous-traitance des journalistes. A vos yeux, seuls les journalistes de la presse indépendante sont intéressants. Pouvez-vous nuancer vos propos ?

Vous avez évoqué les fonds d'aide à la presse. LVMH, Les Echos et Le Parisien touchent 25 % des aides à la presse. De quelle manière faudrait-il réformer ces aides ?

M. François Bonnet . - Vous avez trouvé mon propos préliminaire violent et caricatural. J'ai longuement réfléchi et j'ai choisi de tenir ces propos, que je ne modérerai pas. En tant que grand lecteur de la presse étrangère, je suis ébahi par le manque de création ou d'innovation des médias appartenant à des grandes fortunes. C'est de l'immobilisme. C'est impossible, au temps de la révolution numérique, d'avoir raté tant et d'avoir fait si peu. C'est impossible de laisser se creuser un tel écart entre les lecteurs, la population et le système des médias. Tous en souffrent. Dans les manifestations, on entend désormais des slogans comme : « tout le monde déteste les médias » . Récemment, des collègues professionnels de l'AFP ont été sortis d'une manifestation. Ce n'est pas anodin. Ces symptômes ne se limitent pas à quelques fous furieux dans une manifestation. J'ai fait beaucoup de reportages sur les gilets jaunes. La fracture est grave. Il est impossible d'évoquer les groupes Facebook ou les bulles informationnelles et de laisser le système médiatique en l'état, sans critique. Il faut l'interroger et comprendre pourquoi nos publics se méfient.

En tant que journaliste, j'entends beaucoup de choses sur mon métier. On peut avoir envie de se cacher, mais je pense qu'il faut faire attention à cette rupture. Nous nous y sommes habitués. Le fameux baromètre de La Croix nous indique que la confiance dans l'information et le journalisme diminue. Il ne faut pas s'y habituer. C'est le principal reproche que je ferais à ces journaux dominants ou à la presse régionale.

Le patron du groupe EBRA affirme avoir sauvé ses journaux, mais il ne le dit pas en tenant les propos qu'il a tenus au Figaro en novembre, c'est-à-dire au prix de 900 départs et de grandes fusions entre les rédactions.

Je suis lecteur depuis 45 ans du Dauphiné Libéré . Comment seulement prétendre vendre ce journal ? C'est désespérant, y compris en termes d'information locale. Les contenus sont terriblement appauvris. Je ne mets pas en cause ici mes collègues journalistes, qui souffrent. Sachez que les fondateurs du Poulpe sont deux anciens journalistes de Paris-Normandie qui n'en pouvaient plus.

M. Jean-Raymond Hugonet . - J'ai trouvé votre propos liminaire assez pertinent, autour de l'économie de l'attention.

Vous recherchez un journalisme pérenne et non orienté. Or vous n'avez stigmatisé que l'extrême-droite, comme si le pays tournait autour de M. Zemmour, sans rien dire de l'extrême gauche, qui est à mon sens tout aussi dangereuse.

Qui est à même de juger du pluralisme ? Comment jugez-vous les trajectoires diverses d'Edwy Plenel, d'Eric Fottorino et de Nicolas Beytout ? Ne présentent-ils pas à eux seuls la preuve d'un certain pluralisme dans notre pays ?

M. François Bonnet . - En tant que journaliste et président du Fonds pour une presse libre, je tiens à rappeler la maladie française qui confond le journalisme et la politique. En France, on considère que le summum du journalisme consiste à être éditorialiste, alors qu'aux Etats-Unis, le summum du métier consiste à être enquêteur.

J'ai travaillé avec des médias ayant des projets éditoriaux et j'essaie que ces projets se réalisent et prospèrent.

Comment gérer du pluralisme ? Il faut tomber d'accord sur une définition de ce qu'est la presse indépendante. Je vous ai cité la définition un peu longue donnée par le Spiil. On sait bien qu'il ne peut y avoir de délibération démocratique de qualité sans qu'elle soit fondée sur une information indépendante. Dès lors, la messe est dite.

Pour poursuivre ma réponse, je citerai une phrase que j'apprécie de Pulitzer, celui qui a donné son nom au fameux prix journalistique : « Le vrai journalisme doit rester toujours dévoué au bien public et être toujours radicalement indépendant. Le vrai journalisme, c'est une information minutieuse, qui se battra pour le progrès et la réforme, ne tolérera jamais l'injustice ou la corruption et combattra toujours les démagogues . »

J'aime cette phrase, qui résonne étrangement dans le contexte français actuel. Faisons le pari qu'aucun de nos hommes d'affaires qui contrôlent les médias actuellement ne signerait cette phrase. C'est problématique.

Je n'ai pas répondu à Mme de Marco sur la réforme des aides publiques. Un important travail a été fait. Je vous renvoie ici aux propositions du Spiil. La puissance publique n'a pas pour mission d'assurer une rente à un monde mort ou finissant, mais d'aider à l'émergence de secteurs qui créent de la valeur. Or il apparaît une possibilité, en revoyant et réorientant le système d'aides publiques vers la presse indépendante, de créer de la richesse, des emplois et un autre écosystème de la presse.

Certaines choses ont été faites (bourse à l'émergence, recherche du pluralisme, etc.), mais le déséquilibre perdure. Médiacités m'indique qu'il leur manque 250 000 euros pour pérenniser leur modèle économique et être à l'équilibre. Or 12 millions d'euros d'aides publiques sont versés au Parisien/Aujourd'hui , 1,8 million d'euros est allé au JDD , 5,2 millions d'euros au Monde , 5,7 millions d'euros au Figaro , 5,9 millions d'euros à Libération et 2 millions d'euros à L'Opinion . Que fait la puissance publique ? Il faut renverser le système et le remettre sur ses pieds.

Comme il est question de qualité du débat public et de recréer la confiance avec les citoyens, je pense qu'il faudrait introduire l'indépendance effective des médias comme critère. Ce serait extrêmement fécond.

Par ailleurs, la puissance publique doit faire des choix stratégiques. Il faudrait se tourner vers le Haut-Commissaire au Plan. L'Etat n'a pas pour mission de tenir vivant un système dont de larges parties sont mortes. N'ayons pas peur de le dire. Il faut savoir changer.

Tous ces gros éditeurs ont expliqué qu'ils vivaient une crise sans précédent. Or il était déjà question de la crise extrêmement grave de la presse française dans un rapport parlementaire très intéressant datant des années 1960. Cette crise ne peut plus être évoquée pour justifier la reconduction d'un système d'aides sur des critères obsolètes, obscurs et inefficaces.

Le critère de l'indépendance est une bonne piste de réforme des aides à la presse.

M. David Assouline , rapporteur . - Revenons peut-être à Albert Camus, auteur qui fait sans doute consensus par sa force. Dans son Manifeste pour un journalisme libre, il indique : « Un journal indépendant donne l'origine de ses informations, aide le public à les évaluer, répudie le bourrage de crâne, supprime les invectives, pallie par des commentaires l'uniformisation des informations et, en bref, sert la vérité dans la mesure humaine de ses forces . »

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Le Fonds que vous présidez a vocation à aider la presse indépendante à se développer. Il est ainsi possible de vous soumettre des projets, que votre Fonds peut subventionner, voire entrer au capital.

Pour être éligible, l'entreprise éditrice doit être indépendante, concept qui est pour le moins difficile à concrétiser. Ainsi, selon vos dires, vous avez fait le choix de considérer une entreprise de presse comme indépendante lorsque la majorité de son capital est détenue par des personnes physiques ou morales, mais dont l'activité principale se situe dans les médias.

Or, pour n'en citer qu'un seul, le groupe Bolloré se détache progressivement d'une partie de ses activités pour se concentrer sur les médias, que Vincent Bolloré considère comme le secteur le plus lucratif après le luxe.

Cela pourrait-il vous amener à adapter votre conception de l'indépendance ? Merci de votre réponse.

M. François Bonnet . - La définition de l'indépendance que j'ai donnée reste très partagée dans notre profession. C'est bien pour cela que je l'ai reprise, le Spiil restant le principal syndicat de notre secteur par le nombre de ses adhérents (plus de 250 adhérents). Nous verrons comment le groupe Bolloré évolue et s'il se détache véritablement de ses nombreuses activités en Afrique. Pour l'instant, il est ce qu'il est.

J'ai procédé à une vérification des chiffres relatifs au groupe Bouygues. TF1 représente 2 milliards d'euros de chiffre d'affaires, Bouygues Télécom 6,5 milliards d'euros et leur activité de BTP 26 milliards d'euros. Dès lors, les médias représentent 2 des 30 milliards d'euros de leur chiffre d'affaires. Le même calcul pourrait être fait concernant le groupe Bolloré.

Comparons avec la situation en Allemagne, au Royaume-Uni et très largement aux Etats-Unis. Dans ces pays, l'activité média et de production d'information des grands groupes de médias est le coeur de métier. Les structures de propriété existant dans les grands groupes français sont atypiques. C'est un constat simple et nous sommes tout à fait d'accord au sein de la profession sur la définition d'un média indépendant. Vous avez cité un média contrôlé par un seul actionnaire. Des sociétés commerciales peuvent tout à fait être contrôlées par un seul actionnaire, dont le métier est exclusivement l'information. Prenez l'exemple d' Epsiloon , nouvelle revue scientifique lancée après la crise qu'a connu le titre Science & Vie . Son seul actionnaire se concentre sur la presse. Le principal problème est donc d'abord le conflit d'intérêts.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Si Vincent Bolloré se concentrait uniquement sur les médias et la presse, comme il l'a dit, est-ce que vous reverriez alors votre conception de l'indépendance ?

M. François Bonnet . - Il affiche aujourd'hui une dimension telle qu'il ne se recentrera jamais sur des activités de presse exclusive. Une enquête a par exemple été publiée hier sur Bolloré Logistics, qui n'a rien à voir avec la presse.

Si le groupe Bolloré avait effectivement changé dans dix ans, Vincent Bolloré devant prendre sa retraite en février, nous pourrions en débattre à nouveau, notamment s'il se séparait d'Havas, principale agence de publicité en France et l'une des premières du monde.

M. Laurent Lafon , président . - La question de la définition de l'indépendance est intéressante et complexe. J'ai relu la définition du Spiil, qui tourne beaucoup autour de l'éventualité d'un conflit d'intérêts. Dès lors qu'un patron de société figure dans l'actionnariat, cette situation est susceptible de générer des conflits d'intérêts.

Nous avons tous beaucoup apprécié la table ronde de la semaine dernière, avec Edwy Plenel, Nicolas Beytout, Eric Fottorino, et Isabelle Roberts. Or aucun de ces quatre journaux n'entrait lors de leur création dans le cadre de la définition de l'indépendance qu'a fixée le Spiil. Tous ont en effet fait appel, pour des raisons économiques que l'on peut comprendre, à des investisseurs, des sociétés ou des hommes d'affaires.

M. François Bonnet . - Non. Mediapart entrait dans cette définition à l'époque.

M. Laurent Lafon , président . - Non, car un tiers du capital était détenu par deux sociétés investisseurs, Ecofinance et Doxa. La Société des amis comptait aussi des chefs d'entreprise.

M. François Bonnet . - Certes, mais ils étaient largement minoritaires.

M. Laurent Lafon , président . - Comme quoi, la réalité de l'indépendance reste très difficile à appréhender d'un point de vue capitalistique. En tout cas, merci beaucoup pour votre éclairage, ce matin.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de M. Nicolas de Tavernost, président du directoire de M6

M. Laurent Lafon , président . - Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous poursuivons les travaux avec l'audition de M. Nicolas de Tavernost.

Monsieur de Tavernost, vous avez participé à la création de M6, qualifiée à l'époque de « petite chaîne qui monte », en 1986 avant d'en prendre la présidence du directoire, que vous occupez depuis 2000. Cela fait de vous le plus ancien dirigeant de l'audiovisuel français, en quelque sorte « le patriarche de l'audiovisuel français », comme l'a titré le journal Le Monde le 18 mai dernier. Cette séniorité est peut-être partie pour durer puisque vous pourriez devenir le président du futur groupe issu de la fusion TF1-M6 si celle-ci venait à être réalisée.

Ce projet de fusion est évidemment au centre des préoccupations de la commission d'enquête. Nous avons entendu l'ancienne présidente de l'Autorité de la concurrence ainsi que son président par intérim, au mois de décembre. Le sujet devient très régulièrement devant nous, du fait des effets qu'il peut susciter en termes d'indépendance des rédactions et au regard d'un potentiel déséquilibre de la chaîne de valeur de la production ou encore sur le secteur publicitaire.

Au-delà de cet épisode qui trouvera sa conclusion en fin d'année prochaine avec la décision de l'Autorité de la concurrence, vous êtes également un observateur aiguisé de l'évolution des médias depuis presque quarante ans. Vous avez assisté à toutes les évolutions qui se sont déroulées et qui ont un impact sur le paysage actuel. Je pense à l'arrivée des chaînes privées, au développement de la TNT, puis d'internet, à l'irruption des plates-formes de streaming et dernièrement à un mouvement de concentration entre quelques grands groupes d'origine industrielle, qui suscite des interrogations légitimes. La commission sera donc heureuse de bénéficier de votre expérience et de votre expertise en la matière.

Je vais vous donner la parole pour dix minutes afin que nous puissions vous poser des questions. C'est le rapporteur qui vous posera la première série de questions. Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte-rendu qui sera publié. Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du Code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objectif de la commission d'enquête.

Je vais vous inviter, monsieur de Tavernost, à prêter serment en jurant de dire toute la vérité, rien que la vérité et en levant la main droite.

M. Nicolas de Tavernost, président du Directoire du groupe M6 . - Je le jure.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie. Je vous donne la parole pour dix minutes.

M. Nicolas de Tavernost . - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs, je vais livrer ici la vision d'un entrepreneur et non d'un propriétaire, un entrepreneur satisfait mais préoccupé. Je peux en effet être satisfait d'avoir créé avec Jean Drucker, d'abord, puis avec les équipes qui étaient animées par Thomas Valentin, un groupe qui aujourd'hui se porte bien. Le bilan d'activité de l'année 2021 le démontrera. Je suis aussi préoccupé, car les mutations sont extrêmement profondes. La réglementation et la législation ne sont pas toujours adaptées à ces évolutions. Les mouvements sont nécessaires pour faire face à ces nouveaux enjeux.

Permettez-moi d'abord d'expliquer pourquoi le groupe se porte bien. Je vais faire un rapide historique de nos presque 35 ans, puisque nous aurons 35 ans le 1 er mars 2022.

La première raison du succès de M6 est, me semble-t-il, la stabilité de son actionnariat et sans doute celle de ses équipes, comme pour TF1 d'ailleurs. J'ai connu pendant cette période dix présidents distincts de l'audiovisuel et de la télévision publics. Enfants de la loi de 1986, nous avons joué des coudes pour nous imposer. Constatant avec mon collègue de TF1 de l'époque que le marché de la publicité à la télévision stagnait, nous avons décidé, à la faveur du digital, de lancer la télévision par satellite, TPS, qui fut un succès puisque, dans les années 90, nous avons eu jusqu'à 1,8 million d'abonnés. La concurrence exacerbée, la nécessité de se regrouper, les difficultés du groupe Canal+ ont amené à une fusion, première concentration du secteur, à laquelle a participé Canal+ en constituant un groupe très important de la télévision payante, ce qui l'a probablement sauvé. La concentration est parfois une nécessité.

Ensuite est arrivée la TNT, qui devait être, selon moi, la première occasion de conforter les acteurs historiques français et européens. En réalité, elle les a affaiblis. Priorité a été donnée aux premiers entrants, que je qualifie souvent de premiers sortis. Il n'y a pas eu d'investissement dans la création, ou très peut-être, mais des reventes qui ont contraint à modifier, d'ailleurs, je crois, à l'initiative de votre rapporteur, la législation ultérieurement pour taxer les reventes. Nous avons cherché à nous adapter avec une plus grande diversification. Nous nous sommes heurtés alors à des difficultés liées à l'intégration verticale, alors que celle-ci développe dans tous les autres pays. Dans le cinéma, nous avons agi comme nous l'avons pu compte tenu de la législation et je suis très fier de nos succès. En 2021, nous avons été le premier distributeur français dans le domaine du cinéma. Nous avons produit le premier film en termes d'entrées et avons été le premier éditeur vidéo grâce à notre filiale SND et à M6 Films.

Nous avons également investi dans le non-linéaire dès 2008, avec ce qui s'appelle aujourd'hui 6Play, c'est-à-dire de la « freeload », de la télévision à accès gratuit, non linéaire, qui est aujourd'hui un pilier du développement du groupe. Enfin, avec nos deux collègues France Télévisions et TF1, nous avons créé Salto, lancée en 2020.

Le développement de M6 s'est ainsi fait par croissance interne, à deux exceptions près. Nous avons senti le besoin de nous développer, sur un marché de la publicité stagnant, en rachetant la radio à notre actionnaire RTL, en 2017 et en acquérant les chaînes de Lagardère (dont la chaîne Gulli) en 2019.

Malgré notre bonne santé, ce que nous avons fait est néanmoins insuffisant. Dans la production, du fait de règles très strictes d'indépendance, nous n'avons pu acquérir certaines sociétés qui sont venues nous voir pour se développer : en en faisant l'acquisition, nous n'aurions plus pu travailler avec elles.

Je fais une incidente pour répondre peut-être par anticipation à une question de M. Assouline. En ce qui concerne Gulli, qui est une des chaînes que nous pourrions envisager de céder, nous nous heurtons à une vraie difficulté dans la mesure où les producteurs qui pourraient être candidats au rachat de cette chaîne ne pourraient plus produire pour cette chaîne, en vertu des règles d'indépendance et de la convention Gulli. Je voudrais vous faire toucher du doigt la rigidité du système dans lequel nous sommes. Nous devons vendre trois chaînes. L'une d'elles pourrait être Gulli. Les candidats se trouvent notamment dans la production, afin de développer le secteur de l'animation. Or la convention Gulli interdit toute part de coproduction et oblige à travailler avec des producteurs indépendants pour 100 % de l'animation au sein de Gulli. Les producteurs intéressés ne vont pas prendre le risque d'une impossibilité de modification de la convention. Nous sommes là devant une difficulté intrinsèquement en défaveur du système.

Dans le streaming, Salto a de très bonnes équipes et notre association avec France Télévisions et TF1 a très bien fonctionné. Nous avons monté une structure. Dès lors que nous sommes concurrents, toutefois, la situation devient difficile car le streaming fait partie de notre coeur de métier. En outre, dès lors que nous sommes concurrents, l'Autorité de la concurrence a défini des règles très strictes de fonctionnement. Nous ne pouvons plus siéger au Conseil d'administration, connaître le détail des budgets ni nous engager dans des productions précises en en connaissant les prix. Le fonctionnement de cette structure rend l'activité extrêmement difficile et aucune des plates-formes concurrentes n'est soumise à ces contraintes. Disney Plus, Amazon et Warner ne sont soumises à aucune de ces contraintes.

Enfin, le marché publicitaire de la télévision n'augmente pas. Il y a eu des « plus » et des « moins » suite à la décision de mettre fin à la publicité après 20 heures sur les chaînes de télévision publique. Revenir sur cette décision déstabiliserait complètement le secteur mais je ne pense pas que ce soit dans les intentions du législateur. À titre d'exemple, pour une chaîne comme Gulli, la réglementation a limité la publicité alimentaire pour les enfants. En revanche, la publicité pour le secteur de la distribution a été autorisée. Globalement, le secteur est resté au même niveau qu'il y a dix ans en matière d'investissements publicitaires à la télévision. Pendant ce temps-là, comme l'a souligné M. Chetrit, le directeur de l'Union des marques, « le digital est devenu le premier média français ». C'est un constat qui date de 2016 et demeure bien sûr valable.

Aujourd'hui, malgré les efforts que nous avons faits pour nous adapter dans la production, dans le streaming, dans la publicité et dans la diversification, nous devons aller plus loin. Je ne reviendrai pas sur les propos que mon actionnaire, Thomas Rabe, vous a tenus ici même. J'en donnerai simplement deux illustrations. 68 % de l'audience linéaire de la télévision, aujourd'hui, sont le fait des plus de 50 ans. Cette part n'était que de 50 % en 2010. C'est une évolution spectaculaire. La part des moins de 50 ans dans l'audience de la télévision diminue de 5 % à 10 % chaque année. Le Covid a marqué une interruption dans cette tendance mais celle-ci reprend et nous nous comparons désormais à 2019. Il n'est pas possible de prendre le risque de subir ce à quoi la presse écrite a été confrontée. Il nous faut donc changer complètement, fortement et rapidement.

Nous avons examiné toutes les solutions possibles pour nous adapter à cette nouvelle donne, sachant que nous sommes soumis à plusieurs types de contraintes. Nous devons accélérer notre investissement dans le streaming, adapter notre programmation au nouvel environnement de concurrence et notamment développer l'information, les magazines et développer la partie événementielle de nos programmes non linéaires. Nous devons continuer d'être présents dans le sport, qui est un contenu cher, et bien entendu accélérer dans le domaine de la fiction. La création est aussi une affaire de cash flow. C'est la bonne santé de nos sociétés qui permettra de maintenir un écosystème français relativement puissant.

Le projet de fusion entre TF1 et M6 constitue une réponse pertinente pour plusieurs raisons. Si les deux actionnaires, les groupes Bouygues et Bertelsmann-RTL Group ont accepté de s'engager dans cette voie, qui n'était pas la plus commode, compte tenu des difficultés de toutes natures qui se dressent (administratives, juridiques ou pour rapprocher les cultures de deux entreprises qui ont été concurrentes durant 35 ans), c'est parce qu'elle nous paraît une réponse adaptée. Elle accélérera la transformation de nos sociétés en permettant des investissements plus massifs dans la production et notamment dans le streaming, qui est au coeur de notre projet. Elle préservera l'identité de nos marques et des chaînes que nous conserverons. Il n'est pas question de brouiller leur identité, car cela nous ferait tout perdre. C'est le cas notamment pour les rédactions, comme l'a souligné Thomas Rabe hier. Je pourrai vous expliquer de quelle manière nous avons appliqué ce principe lors du rapprochement entre M6 et RTL. Nous avons réalisé des synergies en préservant l'indépendance des sociétés du point de vue de leurs rédactions.

L'information de M6, notamment à destination des moins de 50 ans, fonctionne très bien. Nous réunissons tous les soirs 3 à 4 millions de téléspectateurs. L'information de RTL, qui n'est pas celle de M6, fonctionne extrêmement bien. Nous annonçons tous les soirs, sur M6, l'invité qui sera sur RTL. Nous invitons le président Larcher jeudi, je crois, chez madame Ventura. Ce sera annoncé dans le 19h45 de M6. Cela s'appelle des synergies. Cela préserve l'indépendance des chaînes. C'est ce que nous avons fait avec RTL et cela fonctionne correctement.

M. Laurent Lafon , président . - Je vais vous demander de conclure. Nous avons dépassé les dix minutes.

M. Nicolas de Tavernost . - Je répondrai donc à vos questions quant à l'intérêt de la fusion.

M. Laurent Lafon , président . - Nous allons bien sûr y revenir. La parole est à M. le rapporteur.

M. David Assouline , rapporteur . - Bonjour monsieur de Tavernost. Compte tenu de votre ancienneté, à la tête de votre groupe, nous avons assisté ensemble, à des places distinctes, à de nombreuses auditions touchant à divers sujets, souvent avec le souci de comprendre et d'aider, car nous savons à quel point M6 a eu et occupe encore une place particulière dans le paysage audiovisuel. Vous vous vantiez beaucoup, notamment, d'être le seul groupe indépendant, présent seulement dans les médias. Vous en faisiez souvent un argument pour « titiller » vos concurrents. J'aimais bien cela. Nous parlons aujourd'hui de l'absorption de M6 par un groupe qui a des caractéristiques très distinctes puisque sa vocation principale se trouve dans le BTP et la téléphonie. Il nous a été confirmé hier que vous seriez le président de la nouvelle entité, avec un rôle fondamental à la tête d'un groupe dont les médias ne seront pas le coeur de métier.

Nous souhaitons comprendre les tenants et aboutissants de cette fusion, même si c'est l'Autorité de la concurrence qui, sur le plan économique, donnera son avis, et l'ARCOM sur la question du pluralisme et de la démocratie. Nous embrassons tous ces sujets de concert car ils nous intéressent tous.

Pouvez-vous chiffrer, en ce qui concerne le groupe M6, la diminution des ressources publicitaires, ces dernières années et l'augmentation des coûts d'acquisition qui seraient à l'origine de votre projet de fusion ? Vous dites en effet que c'est en raison de la diminution des ressources publicitaires et de l'augmentation des coûts d'acquisition qu'il était impératif pour votre groupe d'aller vers cette fusion.

M. Nicolas de Tavernost . - Monsieur le rapporteur, je vais d'abord vous répondre à propos de notre actionnariat. Je viens d'une société dont le coeur de métier était tout à fait extérieur aux médias. C'était la Lyonnaise des Eaux, qui est à l'origine de la réunion de M6. Je suis rentré au sein de la Lyonnaise des Eaux en décembre 1985 et ai proposé au président de l'époque de concourir pour une fréquence sur le réseau 6. Nous nous sommes associés au groupe RTL, qui était un professionnel des médias, alors que nous ne connaissions pas bien l'audiovisuel. C'est un mariage qui a duré très longtemps, jusque dans les années 2 000. Il n'y a eu aucune difficulté pour développer un groupe de médias avec une société dont le coeur de métier était très éloigné des médias, avec par exemple une activité dans les pompes funèbres. Ce partenaire s'est montré extrêmement loyal et a financé des déficits très importants au cours des quinze premières années. C'est un acteur qui s'est développé dans le câble également, avec moins de succès d'ailleurs. L'actionnariat a respecté l'indépendance du management, de la même façon que lorsque nous avons continué seuls avec RTL Group, comme vous l'a indiqué Thomas Rabe. RTL Group n'a pas souhaité prendre la possession du Groupe mais Suez (ex-Lyonnaise des Eaux) avait d'autres ambitions et s'ai concentré sur le secteur de l'énergie.

Je n'ai donc eu aucune difficulté à travailler avec un groupe qui faisait autre chose que des médias. La famille Bouygues et le groupe Bouygues sont présents depuis 35 ans dans la télévision, avec des règles analogues à celles qui encadrent le fonctionnement de RTL Group. Je n'aurai pas de difficulté à travailler avec eux et je suis très heureux de la confiance qu'ils m'accordent pour éventuellement porter le projet si celui-ci aboutit.

Nos recettes publicitaires sont relativement stables mais cette stabilité recouvre plusieurs orientations. Nous souhaitons que les recettes venant du streaming compensent la perte des recettes tirées du linéaire. Par ailleurs, nous sommes un peu au bout d'un système car à programme constant, la durée d'écoute diminue de 5 % à 10 % pour ce que nous appelons la « cible commerciale ». Jusqu'à présent, nous avons pu compenser ce phénomène par une certaine augmentation des tarifs et surtout par un plus fort remplissage des tranches horaires par la publicité - dont se plaint le public. Ce sont les fameuses douze minutes par heure, avec de multiples coupures publicitaires. Cela a compensé cette diminution de la durée d'écoute et a permis la stabilité des recettes. Néanmoins, les plateformes ont habitué le public à avoir des programmes sans publicité. C'est une des très fortes contraintes qui pèsent sur l'avenir : nous devons fournir des services ayant moins de publicité. TF1 a lancé il y a quelques mois un service de streaming sans publicité en OTT. Nous l'avons lancé sur Orange. Nous savons que le public est sensible à la publicité. C'est la raison pour laquelle, en tant que défenseur du service public, je vous suggère de ne pas réinstaurer la publicité après 20 heures sur le service public.

Plus sérieusement, il est très important pour nous de ne pas avoir un excès publicitaire. Nous avons compensé la baisse de l'audience par une augmentation du volume et des prix mais nous savons que cela ne durera pas. Il faut donc compenser la diminution d'écoute des programmes linéaires par du non linéaire. C'est ce que nous faisons avec la « freeload » et avec Salto. Nous devons le faire à bride abattue et nous ne pouvons pas le faire seuls.

M. David Assouline , rapporteur . - À chaque fois, lors des auditions, vous nous disiez être à la tête du seul grand groupe indépendant de médias. J'ai simplement observé que vous ne pourriez plus nous le dire dans vos nouvelles fonctions.

Je vous ai entendu plaider - et vous n'avez pas été le seul - au regard de la difficulté que créent l'augmentation des coûts d'acquisition et la diminution des ressources publicitaires. Vous nous dites finalement qu'il s'agit plutôt d'une prévision, car aujourd'hui ces ressources sont stables.

L'un des arguments importants que j'ai entendu hier, à travers d'autres auditions, porte sur le caractère gigantesque des investissements requis, compte tenu du coût des technologies et de la nécessité de rechercher différents marchés dans le monde, pour faire face aux grandes plateformes. J'ai examiné le communiqué qui a été publié après la décision de fusion. J'y ai lu ceci : « le groupe fusionné viserait à distribuer 90 % de son free cash-flow en dividende ». Pouvez-vous m'expliquer ce que cela veut dire ? On me dit que cette fusion est importante de façon à dégager des moyens importants pour investir dans la production et la création, qui coûtent cher, pour faire face aux plates-formes. Vous affirmez dans le même temps que le groupe fusionné va, au contraire, distribuer 90 % de son free cash-flow dans le dividende, c'est-à-dire aux actionnaires et non à la création.

M. Nicolas de Tavernost . - Je reviens sur le terme « indépendant », car il ne doit pas y avoir de confusion. Mes propos s'entendaient, à l'époque, par rapport aux télécoms. Chacun, y compris Orange et Canal+, était alors une filiale d'un groupe de télécom. Cela nous posait quelques problèmes au regard des mécanismes de distribution, car nous ne voulions pas être isolés de ce point de vue. J'ai beaucoup souligné notre indépendance afin qu'il n'y ait pas une législation favorable à l'intégration entre les télécom et la distribution.

M. David Assouline , rapporteur . - Pensez-vous toujours la même chose en ce qui concerne Bouygues Télécom ?

M. Nicolas de Tavernost . - La donne a changé et nous nous adaptons heureusement aux évolutions de marché ; si ce n'était pas le cas et si les règles étaient immuables, nous ne serions plus là.

S'agissant du coût des programmes, je prendrai un exemple qui n'est pas tiré de la production. Je pense que c'est par des exemples que nous pouvons progresser dans la compréhension du système. Un appel d'offres a été lancé concernant l'équipe de France de football. C'est un évènement protégé, c'est-à-dire qu'il doit obligatoirement être diffusé en clair. Il peut l'être aussi sur les plates-formes payantes. Nous n'aurons plus les moyens, à l'avenir, de payer le prix que nous payons aujourd'hui pour l'équipe de France, car l'audience est assez différente et la commercialisation en linéaire nous pose un certain nombre de difficultés au regard de la rentabilité éventuelle de l'équipe de France. Nous avons ainsi soumis une offre, qui est très inférieure aux montants qui étaient payés jusqu'à présent. Ce n'est pas tellement que le coût de programmes augmente : les recettes diminuant du fait de la diminution de l'audience du linéaire, nous devons adapter nos coûts de programmation, faute de quoi nous disparaîtrons.

En ce qui concerne les objectifs de la fusion, le free cash-flow se constate après investissement. Nous allons réaliser des investissements et s'il reste de l'argent, les actionnaires peuvent le distribuer sous la forme de dividendes. Nous avons un taux de distribution relativement important depuis le début. Cela ne nous a aucunement empêchés d'investir. Chaque fois que nous avons eu un investissement important à faire, par exemple dans TPS, nous avons répondu présent. Le risque était important dans le cas de TPS. Nous avons investi dans Salto, de même que dans les achats de Gulli ou RTL. Nos actionnaires ont toujours été présents pour les financer. Il n'y a aucun problème de financement des investissements accrus qui seront réalisés par le nouveau groupe.

M. David Assouline , rapporteur . - Pouvez-vous nous donner un ordre de grandeur de ce que représentent, dans votre budgétisation, les 90 % du free cash-flow qui seraient distribués en dividende ?

M. Nicolas de Tavernost . - Ce n'est pas ce que j'ai calculé en premier. J'ai d'abord réfléchi à l'orientation que nous pouvions nous donner. Nous ne connaissons ni le périmètre ni les conditions qui seront fixées par l'Autorité de la concurrence. Nous avons chiffré un certain nombre de synergies et effectué des simulations. Une partie des synergies sera réinvestie, notamment dans la plateforme de streaming que j'évoquais tout à l'heure.

M. Laurent Lafon , président . - Le chiffre de 90 % peut être mis en regard de la situation actuelle de M6. Reversez-vous 90 % du résultat en dividende ?

M. Nicolas de Tavernost . - Aujourd'hui, nous distribuons environ 80 % du résultat. Cela dépend des années. Le taux de distribution ( payout ) du groupe TF1, à ma connaissance, est inférieur.

M. David Assouline , rapporteur . - Je crois qu'il est 71 %.

M. Nicolas de Tavernost . - J'insiste en tout cas sur le fait que chaque fois que nous avons eu besoin d'argent, nous n'avons eu aucune difficulté pour avoir accès à nos actionnaires. Lorsque nous aurons besoin de réaliser des investissements (qui seront importants dans le streaming), nos actionnaires seront prêts à financer ces opérations. J'en suis absolument persuadé.

M. David Assouline , rapporteur . - J'entends vos réponses. Le débat continue mais des arguments sont souvent avancés pour considérer que cela va mal et que TF1 et M6 risquent d'être écrasées par les mastodontes s'ils ne fusionnent pas. Ce type d'argument avait notamment été avancé lors de l'audition d'un responsable de Bouygues. Or M6 distribue aujourd'hui des dividendes. Il en est de même de TF1 et Bouygues. Ce n'est pas le signe d'acteurs qui vont mal. Vous envisagez même de distribuer, dans le cadre du futur groupe, de 90 % du résultat aux actionnaires. Je voulais simplement surligner ces intentions.

Ma dernière question, pour cette première série, viendra en écho de l'audition, hier, de M. Thomas Rabe. Celui-ci a affirmé avec netteté que lui et le groupe avaient, en matière d'information, une culture affirmée, qui est d'ailleurs reconnue. C'est un groupe de médias qui a une réputation bien établie. Je dis souvent que c'est au vu du nombre de ses journalistes qu'on mesure l'apport d'un groupe de médias à l'information indépendante et professionnelle. Thomas Rabe citait le nombre de 1 500 journalistes en Allemagne. Cela mérite le respect. Il assurait aussi que la culture de ce groupe se distinguait par l'absence totale d'ingérence dans les rédactions. J'ai entendu que les rédactions de TF1, M6 et RTL seraient maintenues et conserveraient leur identité propre. Vous nous le confirmerez. Je constate que ce principe est déjà écorné dès lors qu'il est envisagé de mettre en place des matinales ou des émissions communes. Cela fait un seul programme au lieu de deux.

Votre franchise est connue. Je souligne, pour ceux qui ne l'auraient pas saisie, l'ironie qui s'est glissée dans vos propos tout à l'heure puisque vous êtes l'un des plus grands pourfendeurs du service public. Vous assumez l'existence d'un droit d'ingérence sur tout ce qui est fait dans les médias que vous dirigez. Vous en avez usé à plusieurs reprises. À titre d'exemple, invité en mai 2015 de Maïtena Biraben, qui évoque la censure de certains sujets réalisés par des journalistes de la chaîne, vous lui répondez qu'il s'agit de pressions économiques et non politiques. « Je ne peux pas supporter que l'on dise du mal de nos clients. Nous vivons de nos clients ». Vous expliquez : « il y avait une émission de Capital sur la téléphonie et nous sommes parties prenantes puisque nous détenons M6 Mobile, de l'opérateur Orange. Je leur ai expliqué que si on faisait une émission sur la téléphonie et qu'elle était bonne pour Orange, on aurait forcément dit que c'était compréhensible et si elle était mauvaise pour Orange, on se serait fâché avec notre client, donc il y a des choses à éviter ». En septembre 2012, un reportage du magazine Capital sur l'opérateur mobile Free avait été repoussé puis déprogrammé de la chaîne, déclenchant une pétition des journalistes de la chaîne privée, qui pointaient acte de censure. Un article du Figaro le relate. M. Thomas Rabe affirmait hier : « une ingérence de M. de Tavernost sur la ligne éditoriale ne serait pas compatible avec notre état d'esprit ».

M. Nicolas de Tavernost . - Je vais vous répondre avec une grande franchise, puisque vous avez bien voulu me créditer de cette qualité. Je crois d'abord qu'il faut distinguer deux choses qui sont différentes car une confusion est faite, volontairement ou non, entre l'ingérence éventuelle des actionnaires et celle des dirigeants. Je ne suis pas actionnaire. Je suis un dirigeant révocable ad nutum . J'ai la responsabilité de l'entreprise, avec des collègues. Je suis responsable pénalement au regard du droit du travail et au regard du droit de la diffamation. Je me rends d'ailleurs prochainement devant la 17 ème Chambre. Je suis responsable de l'ensemble de l'activité et de la défense des collaborateurs et des journalistes. En 35 ans, vous ne pourrez pas citer une seule d'intervention de ma part de nature politique. Je l'affirme sous serment.

Pour faire mon métier, je suis obligé de juger d'un certain nombre de critères. Lorsque je parle à la première personne, j'inclus bien sûr dans mon propos mes équipes et celles de Thomas Valentin, patron des programmes. Je vais vous donner un exemple très précis. Nous avons diffusé dimanche dernier une émission, Zone Interdite, sur l'islam radical, qui a eu des répercussions importantes. Nous avons discuté de cette émission. Si vous appelez cela de l'ingérence, j'ai fait preuve d'ingérence à propos de cette émission. J'ai demandé si c'était une émission « extrémiste ». J'ai demandé si la présentatrice, qui est menacée, était protégée. J'ai demandé si les témoins qui s'y exprimaient étaient bien floutés, etc.. J'ai fait mon métier, tel que je le conçois, à propos de cette émission. In fine , la décision d'autorisation de diffusion de cette émission m'est revenue. Je la revendique. Elle m'a été demandée. Nous aurions pu prendre la décision contraire. J'estime que j'ai exercé les responsabilités afférentes à mon métier.

Je citerai un autre exemple à propos des affaires économiques. Lorsque nous étions propriétaires du club de football de Bordeaux, je ne souhaitais pas que des numéros de magazines de M6 portent sur l'Olympique de Marseille. Il existe une haine ancestrale entre les supporters de Marseille et de Bordeaux et j'ai considéré qu'il n'eut pas été correct de nous « servir » de nos antennes pour alimenter cette polémique.

À l'inverse, nous avons fait un sujet sur Amazon (qui est un de nos grands clients) et sur les invendus. Ce sujet a suscité un projet de loi (en faveur duquel vous avez voté) sur le devenir des invendus, qui étaient jetés. Récemment, nous avons diffusé une émission qui était plutôt hostile aux éoliennes. Nous avons un parrain qui est présent dans les énergies éoliennes. Je donne des faits.

Je me suis également opposé, un jour, à ce que Jean-Pierre Pernaut soit invité sur RTL. J'aime beaucoup Pierre Pernaut. J'ai constaté que, jusqu'à présent, Xavier De Moulins n'avait pas été invité sur TF1 et, dans un souci d'équilibre, il ne m'a pas semblé utile d'inviter Pierre Pernaut sur RTL. Si c'est mon droit d'ingérence, je l'assume.

M. David Assouline , rapporteur . - Je n'ai pas porté de jugement général. J'ai cité des faits. Vous ne m'avez pas dit si vous regrettiez avoir tenu les propos que j'évoquais. Ce sont des propos portant sur une ingérence. Ils n'entrent pas dans les différents cas de figure que vous venez de citer. Je comprends qu'un responsable d'une antenne se penche sur un reportage sur l'islam radical et la façon dont il faut gérer certaines de ses conséquences possibles. Il s'agissait d'un problème auquel seront confrontées toutes les rédactions si elles ne peuvent enquêter sur des clients potentiels de l'entreprise ou sur un annonceur. Leur champ d'investigation se réduit alors, et avec lui leur liberté. Orange et Free ont été cités. Vous avez également déclaré dans Le Nouvel Économiste : « je considère avoir un droit d'ingérence professionnelle. Étant responsable de tout, j'ai le droit d'intervenir sur tout ». Cela inclut donc l'information et les rédactions.

M. Nicolas de Tavernost . - Je crois avoir fait une réponse, que j'espère complète, à M. le rapporteur. Je suis directeur de publication. Je suis, à ce titre, responsable. Je vous ai cité des exemples qui montrent la liberté complète qu'ont les journalistes au sein du groupe M6 et du groupe RTL pour exercer leur métier. Il y a des cas qui me sont présentés, dans lesquels je tranche. Lorsqu'une publicité pour M6 Mobile by Orange est diffusée toute la journée et que vous faites un reportage comparant M6 Mobile et Free, j'estime que personne n'imaginerait que son contenu serait objectif. C'est l'exercice de ma responsabilité. Pour la protection de mon public et pour la protection de l'image de la chaîne, je n'ai pas souhaité que ce reportage soit diffusé. Il portait sur les forfaits bloqués. Je m'en souviens très bien. Je considère avoir fait mon métier et préservé l'image du groupe. Je pourrais citer de nombreux autres exemples de reportages très défavorables à nos clients. Je me demande, en écho au livre qui paraît ces jours-ci, que nous avons largement mis en avant, si les maisons de retraite ne font pas partie de nos clients. On peut nous reprocher le Loft et un certain nombre de choses. En ce qui concerne l'indépendance ces rédactions, en 35 ans d'activité, nous avons suivi la ligne de notre actionnaire.

M. Laurent Lafon , président . - Vous avez indiqué qu'Amazon était un de vos principaux clients. Est-ce en termes de recettes publicitaires ?

M. Nicolas de Tavernost . - Oui.

M. Laurent Lafon , président . - Quel est le montant des achats publicitaires d'Amazon auprès de votre groupe ?

M. Nicolas de Tavernost . - Je ne l'ai pas en mémoire. Ce doit être plusieurs millions d'euros.

Mme Sylvie Robert . - Bonjour monsieur de Tavernost. En cas de fusion, quelle sera votre stratégie de contenus, étant entendu que la bataille se joue à ce niveau-là ?

Vous avez parlé de synergies. Des mutualisations seraient-elles envisagées (ce qui pourrait générer des économies d'échelle mais aussi appauvrir la création) ou envisagez-vous d'accroître significativement le budget alloué aux contenus audiovisuels pour renforcer l'ambition du groupe en la matière ?

Ma deuxième question prolonge l'un de vos propos sur Gulli. Hier, Thomas Rabe nous a indiqué que vous testiez le marché, dans la mesure où vous alliez devoir céder trois chaînes. Je ne vous demande évidemment pas quelles seront ces trois chaînes. Il nous a indiqué que rien n'était décidé mais je l'ai interrogé sur les critères de test du marché, au-delà de la dimension économique, car Gulli est une chaîne tout à fait spécifique. Vous en avez parlé et nous avons bien senti que cela posait problème. Pouvez-vous approfondir le sujet et nous confirmer, le cas échéant, que vous aimeriez peut-être la conserver mais que ce serait difficile ?

Vous avez également cité Salto, qui est un « petit poucet », avec peu d'abonnés, par comparaison avec les géants américains que nous connaissons. Une vraie stratégie sera à définir pour cette plateforme en termes d'investissement et sur le plan technologique. Jusqu'où voulez-vous aller et votre groupe a-t-il vraiment l'intention de développer cette plateforme de streaming française ?

Enfin, TF1 et M6 sont des chaînes historiquement engagées dans le monde du football. Souhaitez-vous, dans le cadre du nouveau groupe, rentrer de nouveau dans le jeu des droits télé pour la Ligue des Champions et/ou la Ligue 1 et diffuser en clair une partie de ces compétitions ?

M. Nicolas de Tavernost . - Notre intention est d'augmenter nos recettes autour de la production et de la création. Or nous avons des pourcentages dans le cinéma, dans l'animation et la fiction. Il y a, de ce fait, une corrélation entre notre réussite et les investissements dans la création.

Nous souhaitons ardemment accélérer dans le streaming, ce qui rejoint la question relative à Salto. Salto est une réussite. Avec Gilles Pélisson et Delphine Ernotte, nous avons consacré de nombreux efforts à cet objectif. Ce n'était pas commode. Il y a néanmoins une limite. Nous sommes concurrents et le streaming constitue l'un de nos coeurs de métier. Devons-nous faire passer ces programmes avant ou après les nôtres, les accompagner de publicité ou non ?

Avec la fusion, nous serons beaucoup plus libres d'unir nos forces pour déployer une politique de streaming beaucoup plus ambitieuse, qui permettra de développer Salto avec des contenus locaux (c'est-à-dire français).

M. Laurent Lafon , président . -Voulez-vous développer Salto avec France Télévisions ou sans France Télévisions ?

M. Nicolas de Tavernost . - France Télévisions a publiquement annoncé son intention, sauf erreur de ma part, de sortir de Salto si la fusion a lieu, afin de ne pas se retrouver en position minoritaire face à deux actionnaires qui seraient réunis. Nous sommes ouverts pour en discuter avec France Télévisions, qui est un bon partenaire. Delphine Ernotte est très efficace dans la défense de Salto. Il est vrai qu'elle peut se retrouver minoritaire dans un ensemble plus important. Aussi a-t-elle manifesté son intention d'examiner la situation dans l'hypothèse où la fusion aurait lieu. Nous sommes ouverts à l'examen de cette situation.

Concernant la cession des chaînes, c'est un déchirement que de céder des chaînes. Si la législation pouvait évoluer sur ce point, nous en serions extrêmement heureux.

David Assouline, Rapporteur. - Il y avait moins de sept chaines à l'origine dans la législation...

M. Nicolas de Tavernost . - Il n'y avait pas de TNT. Il est normal qu'elle s'adapte. En outre, nous n'avons pas eu de canal compensatoire. Nous n'allons pas refaire l'Histoire. C'est en tout cas un déchirement, pour nous, de céder des chaînes, que nous les ayons créées ou rachetées et développées. Gilles Pélisson vous dira certainement la même chose le concernant.

Nous serons donc d'abord confrontés à une « dissynergie », selon le terme consacré, suite à l'opération de fusion. C'est regrettable. Nous allons choisir la meilleure combinaison parmi les candidats à l'acquisition de chaînes. Ces candidats existent, y compris pour les chaînes dédiées la jeunesse, même si leur nombre est plus limité pour ces dernières. C'est maladroit car lorsqu'il y a une association des producteurs et diffuseurs, tout le monde est gagnant. C'est très important, notamment dans le domaine de l'animation. Je m'attarde un instant sur celui-ci. Les fabricants de jouets internationaux pratiquent aujourd'hui le placement de produits sur les plates-formes internationales, de manière à obtenir une audience et une visibilité internationales. Nous devons participer à la production à travers les placements de produits, faute de quoi nous serons entièrement contournés. Il est donc fondamental que de disposer de ces regroupements.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Le groupe socialiste, écologiste et républicain nous propose un thème de commission d'enquête qui est à double entrée : « mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France et évaluer l'impact de cette concentration dans une démocratie ». Invariablement, depuis le début de ces auditions, on passe de l'un à l'autre. Comme le disait Boileau, « ce qui se conçoit bien s'énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément ».

Tous les entrepreneurs que nous avons auditionnés depuis le début, y compris les dirigeants des structures publiques et certains journalistes, ont répondu à cette première question en affirmant que la concentration relevait du niveau économique. Sauf à se voiler la face, même M. Rabe, qui a certes des liens avec notre pays et en maîtrise la langue mais qui est étranger, est venu nous dire avec une forme d'évidence combien l'opération que vous entreprenez, strictement encadrée au point de lui donner des airs de parcours du combattant, est d'abord une opération économique.

La deuxième question est un peu plus compliquée car elle a trait à notre sacro-sainte démocratie. Dans un système d'une incroyable rigidité, comme vous l'avez souligné tout à l'heure, comment peut-on assurer une certaine étanchéité entre les actionnaires - que je distingue bien des dirigeants - et la démocratie ?

Beaucoup s'inquiètent à raison du poids que représentera l'ensemble formé par TF1 et M6. Pour équilibrer ce nouveau groupe, ne serait-il pas légitime que la puissance publique encourage l'émergence d'un second groupe privé qui pourrait peser 15 % à 20 % du marché ? Quels seraient les moyens permettant de favoriser cette évolution, notamment sur le plan réglementaire ?

M. Nicolas de Tavernost . - L'économique n'est pas distinct du reste. J'ai souligné que la création était une affaire de cash flow. L'information est une affaire de moyens. Si nous sommes confrontés à des systèmes étrangers d'information uniques et si progressivement nos moyens diminuent, nous serons en grande difficulté, y compris au plan démocratique. Je pense que nous produisons une information de qualité, qui est nécessaire dans une démocratie. Elle n'est pas orientée et s'efforce d'être aussi indépendante que possible. En matière de radio ou de télévision, le groupe M6 a fait la preuve de son indépendance. Je ne vois pas en quoi celle-ci pourrait être remise en cause.

Certes, la séparation entre les actionnaires et les dirigeants n'est pas de nature juridique, puisque le dirigeant est responsable devant l'actionnaire, comme l'a rappelé M. Assouline. Il a cependant la mission de développer son entreprise sur la base d'un cahier des charges extrêmement précis, établi par le CSA. Il faut aussi faire confiance à l'historique des acteurs, en particulier lorsque deux actionnaires, tels qu'ils se présentent devant vous, ont un historique d'indépendance et de confiance dans leur management. Je crois qu'il n'y a eu que quatre présidents, y compris M. Bouygues, dans l'histoire du groupe TF1. Nous en avons connu deux dans l'histoire de MEA, Jean Drucker et moi-même. Ce ne sont pas des gens qui sont là pour le court terme. Ce sont des personnes qui investissent et font confiance. Cet historique devrait, à mon avis, être de nature à rassurer nos interlocuteurs.

Nous avons un grand groupe public, qui est de loin le plus important en France, que ce soit par le nombre de journalistes, le nombre de chaînes ou les moyens qui lui sont alloués par la puissance publique. Nous avons un groupe, autour de la télévision payante, que vous avez auditionné ce matin. Nous avons un groupe, principalement autour de la télévision gratuite, c'est-à-dire deux groupes privés, avec des zones de concurrence assez fortes, d'ailleurs. Or l'équilibre moderne tel qu'il se dessine au plan international, est déjà un paysage concurrentiel. Examinez bien les regroupements qui s'opèrent dans tous les domaines de consolidation. Pendant que nous devisons, des regroupements gigantesques ont lieu entre Fox et Disney. Netflix vient d'installer à Hollywood son co-CEO. Il n'y a pas de frontière des Ardennes pour l'audiovisuel français. Nous sommes confrontés à ces acteurs, qui sont plutôt avantagés par la réglementation qui leur est imposée. Ils ne signent pas toujours les engagements qui leur sont donnés. Je pense par exemple à l'accord sur la chronologie des médias, que deux des plus grandes plates-formes n'ont pas signé, bien qu'il leur soit très favorable.

Le regroupement de TF1 et M6 paraît aujourd'hui une évidence. Il serait une force. Permettez-moi de vous faire part d'une opinion très personnelle. J'ai été très heureux de la confiance que Martin Bouygues et le groupe Bertelsmann me témoignent. À mon âge, j'aurais pu me retirer avec le sentiment d'avoir accompli ma mission en ce qui concerne le groupe M6. Celui-ci est en bonne santé, compte de nombreuses chaînes, se développe et n'a pas une mauvaise image. Il a une radio qui fonctionne bien. Si j'ai souhaité continuer et solliciter la confiance des actionnaires, c'est parce que je considère que la mission n'est pas terminée.

Le plus important reste à faire : c'est cette consolidation. Ceux qui la refuseraient feraient courir un grand risque à l'audiovisuel français. Je le dis solennellement devant votre commission, eu égard au contexte que forment ces plateformes, la concurrence internationale et la concentration de la production. Le premier producteur de fiction, en France, est ITV Studio, qui n'est d'ailleurs plus un acteur européen. On prendrait une responsabilité considérable... Avec les règles qui nous sont imposées et au vu des conventions qui sont sous la responsabilité du CSA, je pense qu'il n'y a pas de risque dans cette consolidation.

M. Laurent Lafon , président . - C'est un point important que vous soulignez en estimant que ne pas faire cette fusion ferait courir un grand risque à l'audiovisuel français. Le problème, c'est que sa réalisation ne sera pas seulement envisagée sous l'angle de sa pertinence pour le secteur audiovisuel mais aussi au regard de la notion de marché pertinent du point de vue publicitaire. Avez-vous bien analysé l'impact d'une lecture strictement juridique de cette notion de marché pertinent, si elle vous était défavorable ? Quelles seraient les conséquences pour les deux groupes, TF1 et M6 ?

M. Nicolas de Tavernost . - Nous nous plaçons dans une perspective optimiste. Nous discutons avec l'Autorité de la concurrence de l'analyse de ce marché. Aujourd'hui, tous les facteurs sont en faveur d'une analyse ouverte. Que certains veuillent protéger une rente à court terme, nous pouvons le comprendre, que ce soit dans des domaines de production ou dans d'autres domaines. Voyons quelle est la dynamique des marchés. C'est en 2016 que M. Chetrit a affirmé que le digital était devenu le premier des médias. Nous avons les mêmes annonceurs et souvent les mêmes publicités sur TikTok, sur Facebook, sur Instagram... Nous avons besoin de nous regrouper pour être plus efficace en programmation - ce qui est un point très important - et nous devons investir pour adapter notre offre à nos besoins. Il faut aussi, à défaut d'enrayer cette diminution de la durée d'écoute de la télévision traditionnelle, la compenser par une audience de streaming. Nous offrirons ainsi au marché des occasions d'annoncer.

D'aucuns pourraient estimer que nous représentons, en 2021 et 2022, de gros écrans. Cela dit, 90 % de la publicité n'est pas sur les écrans importants. Certes, nous représentons 70 % du marché net mais c'est une vue tout à fait biaisée de la question. Les grands groupes font un arbitrage constant en faveur du digital par rapport à la télévision. Le digital a pris l'avantage, en termes de publicité, et sa croissance dépasse désormais celle de la publicité à la télévision. Les chiffres qui vont sortir la semaine prochaine pour 2021 le montreront amplement. Si l'on se projette dans un an, dans deux ans, dans trois ans ou dans cinq ans, les courbes vont continuer de s'écarter. C'est un peu comme la presse écrite il y a dix ans. Nous ne voulons pas, comme la presse écrite, subir les conséquences d'une insuffisante prise en compte des mutations que connaît notre secteur. Certains journaux se sont très bien adaptés. Mais nous voulons avoir la possibilité de nous adapter. La concentration de nos moyens en France représente un petit marché à l'échelle internationale. On ne peut pas affirmer simultanément que nous sommes trop petits pour lutter contre les GAFAM et trop gros au regard de l'audiovisuel français, que nous mettrions à mal. Au plan local, nous pouvons rivaliser avec les plates-formes et avoir des contenus originaux, comme le font les Allemands. Ceux-ci investissent beaucoup dans le streaming avec des produits locaux, comme vous l'a indiqué Thomas Rabe.

Mme Monique de Marco . - Lors des auditions que nous avons eues la semaine dernière en présence de la SACEM et la SCAM, celles-ci ont exprimé devant notre commission leurs inquiétudes dans la mesure où le groupe renforcé TF1-M6 aurait, à leurs yeux, davantage de force pour tordre le bras aux sociétés d'auteurs et tirer les prix vers le bas. Quelles garanties pouvez-vous apporter aux auteurs et aux sociétés qui les représentent ?

Par ailleurs, vous avez évoqué, dans votre introduction, les freins brandis par l'Autorité de la concurrence. Étant abonnée à Salto, je me demande quel est le marché de cette offre et à qui elle s'adresse. Je n'aime pas le divertissement. Je n'aime pas la téléréalité. J'aimerais pouvoir enregistrer mais le catalogue n'est pas assez complet à mon goût. On ne peut pas visionner Salto lorsqu'on se trouve à l'étranger. Je trouve que l'interface n'est pas performante ni conviviale. Je suis aussi abonnée à Molotov, dont je trouve l'interface beaucoup plus intuitive. Pensez-vous faire évoluer Salto afin de rendre cette plateforme plus attractive et plus séduisante, tant en termes de contenu que d'interface ?

M. Nicolas de Tavernost . - Vous faites partie des près de 500 000 abonnés. Je considère que compte tenu des contraintes qui encadrent ce type d'offre, il s'agit d'un succès. Il y a une très bonne équipe autour de Salto. Les développements techniques ont été réalisés. C'est une affaire compliquée. Netflix investit un milliard d'euros dans la technologie, ce qui montre l'ampleur des enjeux. Nous avons regroupé nos forces dans une société qui s'appelle Bedrock, comme vous l'a expliqué Thomas Rabe, afin de mutualiser un certain nombre de fonctions des plates-formes.

Ce n'est pas parfait et, en tant que concurrents, nous ne pouvons donner tous nos programmes au streaming. Il faut constamment arbitrer entre ce que nous mettons en avant, ce qui fait partie de l'écosystème de nos propres programmes... Il est horriblement compliqué, pour les équipes de Salto, d'offrir un produit très homogène, car nous sommes en compétition les uns avec les autres dans la télévision gratuite. Je pense que grâce à la fusion, nous pourrons avoir un produit beaucoup plus moderne, beaucoup plus ambitieux, avec des perspectives d'investissement extrêmement fortes. Je pense que Gilles Pélisson pourra le confirmer lors de son audition. C'est un très gros enjeu pour nous et je vous remercie de l'avoir souligné.

Je ne pense pas que les auteurs aient des leçons à recevoir de notre part en matière de monopole. Nous sommes confrontés à des difficultés, du point de vue de la gestion des droits, entre différentes sociétés d'auteurs. La SACEM voudrait continuer de nous qualifier de chaîne musicale, alors que nous faisons davantage de fiction. Cette répartition dite « inter-sociale » est complexe. Nous avons simplement indiqué que nous ne voulions pas payer plus cher, en taux, que ce que nous payons aujourd'hui pour la somme des trois sociétés d'auteurs. Une discussion est engagée entre celles-ci. J'espère qu'il n'y aura pas, notamment de la part de la SACEM, d'abus de position dominante. Les discussions se poursuivent et nous sommes ouverts. Nous nous sommes régulièrement acquittés, durant 35 ans, de nos droits d'auteurs. Il y a un renouvellement de contrat et nous espérons, à cette occasion, parvenir à un équilibre entre les deux parties. C'est notre volonté car nous n'avons aucune difficulté vis-à-vis des auteurs.

M. Laurent Lafon , président . - La Sacem a évoqué un conflit avec vous au motif que vous ne paieriez pas des droits d'auteurs. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

M. Nicolas de Tavernost . - Notre contrat arrivait à échéance le 31 décembre 2021. C'était un contrat collectif qui rassemblait les trois sociétés d'auteurs. Certaines d'entre elles nous ont fait savoir, parfois de manière justifiée, comme dans le cas de la SACD, qu'elles souhaitaient une répartition différente à partir de trois contrats séparés. Nous avons discuté avec les deux autres sociétés d'auteurs et nous nous sommes rendu compte que la somme des trois était beaucoup plus importante que ce que nous payions globalement. Nous avons donc entamé des discussions avec chacune d'entre elles.

Force est de constater que la position de la SACEM est la plus rigide. Celle-ci nous dit, en gros, « voilà le tarif et vous signez en bas à droite ». Ce n'est pas dans nos habitudes de procéder ainsi. Nous aurons donc encore quelques discussions. S'il faut une médiation, nous la proposerons. Le CSA se propose souvent comme médiateur. S'il faut aller devant une juridiction, nous nous y résoudrons. Nous avons proposé à la SACEM de bloquer par anticipation les sommes que nous lui versions auparavant, au titre de nos contrats, pour montrer que nous souhaitions continuer à rémunérer les auteurs sur la base de ce que nous payions précédemment. Les discussions continuent et nous espérons qu'une position équilibrée entre les parties prenantes pourra être trouvée. Notre intention n'est pas une rupture avec les sociétés d'auteurs.

M. Michel Laugier . - Monsieur de Tavernost, merci pour toutes les informations que vous nous avez apportées. J'aimerais revenir sur l'origine de la fusion et le contexte dans lequel vous l'avez envisagée. Dans un couple, lorsqu'on se marie, on parle de consentement mutuel. En l'espèce, qui, de TF1 ou de M6, a fait le premier pas ? Aviez-vous le choix de faire ou non ce rapprochement ? Vous avez expliqué que face à l'évolution du paysage médiatique, il fallait changer de stratégie. Auriez-vous pu vous rapprocher d'autres groupes ? Aviez-vous d'autres propositions ?

En tout état de cause, pendant que vous travaillez à une fusion, des plateformes internationales se renforcent, quasiment de jour en jour, tant les choses vont vite. Vous avez évoqué le digital. Si l'on se projette dans l'étape suivante, comment envisagez-vous vos futures étapes de renforcement et de développement ? Cela passera-t-il toujours par des acquisitions et des rapprochements ?

Vous avez également parlé de football, notamment des Girondins de Bordeaux et de Marseille. Je rappelle que Marseille s'est imposé à Bordeaux il y a quelques jours pour la première fois depuis 44 ans. Aujourd'hui, dans le cadre du nouveau groupe que vous allez diriger, seriez-vous intéressé par la gestion d'un club de football professionnel français ?

M. Nicolas de Tavernost . - Je commencerai par votre dernière question. Nous avons passé 19 ans à Bordeaux et durant cette période, Marseille n'a jamais gagné à Bordeaux. Nous sommes malheureux que cela se soit produit cette année. Nous sommes sortis du football après 19 ans car nous n'avions plus suffisamment de moyens à consacrer à Bordeaux. Compte tenu du nouveau périmètre qui se dessinait, notamment avec l'arrivée des Qataris au PSG, nous avons estimé ne plus pouvoir suivre cette évolution et que cela ne relevait pas de notre coeur de métier. Nous avons donc quitté le football. Je doute que nous y revenions.

En ce qui concerne la fusion, vous avez raison de souligner que deux années se seront vraisemblablement écoulées entre le moment où les discussions ont commencé et celui où la nouvelle société sera opérationnelle. C'est très long. Au moins trois autorités (l'AMF, l'ARCOM et l'ADLC) doivent délivrer leur autorisation, avec les procédures que cela implique (renouvellements d'autorisations, cessions de chaînes à agréer, etc.). J'ai rarement vu un dossier aussi complexe, avec de tels enchevêtrements. Nous avons choisi la crête dans cette affaire.

Vous me demandez qui a fait le premier pas. Comme l'a expliqué hier Thomas Rabe, un pas très important a été fait par RTL Group-Bertelsmann lorsque celui-ci a accepté qu'un groupe français ait le contrôle exclusif de l'ensemble. C'est ce pas qui fut le déclencheur de l'opération. Nous avions souvent évoqué, avec mon collègue Gilles Pélisson, l'éventualité d'un rapprochement de nos forces alors que nous sommes très concurrents aujourd'hui. Nous voyions bien l'évolution du marché. Cependant, tant que RTL Group n'acceptait pas de céder son contrôle exclusif sur le nouvel ensemble, il n'y avait pas de possibilité de rapprochement. Il était logique qu'un acteur français ait le contrôle exclusif de l'ensemble et je pense que c'était l'intention du groupe Bouygues d'avoir ce contrôle exclusif.

Nous sommes dans une période de fiançailles et, durant cette période, nous n'avons pas le droit de consommer. La consommation n'aura lieu qu'après le 15 janvier si l'opération se fait. C'est frustrant.

Nous gérons nos entreprises dans un climat de concurrence mais nous investissons. Nous développons 6Play. J'ai évoqué le cinéma. Nous nous efforçons d'investir le plus possible dans la production. Nous développons nos groupes dans une logique concurrentielle, jusqu'à ce que nous soyons autorisés à proposer un vote en assemblée générale afin de procéder à cette fusion.

Mme Evelyne Renaud Garabedian . - Monsieur de Tavernost, vous vous êtes montré très critique sur la réglementation française, qui impose aux diffuseurs une contribution à la production d'oeuvres audiovisuelles, indexée sur le chiffre d'affaires des chaînes. En cas de fusion TF1-M6, quelle sera la position du nouvel ensemble vis-à-vis de la création audiovisuelle et de son financement ? Je pense notamment aux petits producteurs indépendants, qui sont aussi gages du pluralisme.

Pouvez-vous par ailleurs revenir en détail sur le débat relatif à la publicité télévisée, par comparaison avec la publicité numérique ? Quelles conséquences cela a-t-il sur votre activité ?

M. Nicolas de Tavernost . - Nous sommes très favorables à la production indépendante, d'autant plus que de très nombreuses personnes nous ont rejoints après avoir monté leur propre entreprise. Emmanuel Chain a créé la société Elephant&Cie. Thomas Anargyros est l'un des plus importants dirigeants de Mediawan. Ils ont développé, à partir de leur expérience, ces sociétés. Nous ne refuserons jamais un programme lorsque celui-ci sera utile à notre groupe. Souvent, la production indépendante développe des programmes qui sont utiles à notre groupe, que ce soit en flux ou dans le domaine de la fiction. En matière d'information, nous faisons travailler énormément de sociétés et d'agences de presse distinctes. Le programme que j'évoquais à propos de l'islam radical a été produit par Tony Comiti, qui est l'une des grandes agences de presse de la place de Paris. Nous n'avons pas de difficultés vis-à-vis de la production indépendante. Nous souhaitons simplement pouvoir nous associer à des producteurs, ce que nous pouvons insuffisamment faire aujourd'hui. Tous les diffuseurs dans le monde sont appuyés à de grandes structures de production.

Les obligations de production s'expriment en taux et nous ne contestons pas ces taux. Il s'agit d'un pourcentage de 3 % ou 3,5 % dans le cinéma. Nous allons probablement signer un accord dans le domaine du cinéma. Je l'espère. Ce taux est de 1 % dans l'animation. Il y a aussi la production audiovisuelle, la production patrimoniale. Tout ceci est encadré par des conventions que nous ne remettrons évidemment pas en cause.

Je crois avoir répondu à votre question relative à la publicité digitale et à la publicité télévisée. Nous faisons face à une évolution très rapide de la publicité à la télévision. J'en profite pour souligner que nous souhaitons, dans la réglementation, une défense de la TNT. Celle-ci est gratuite et couvre tous les territoires. Je sais que le Sénat y est sensible. En outre, la TNT permet, avec les téléviseurs connectés, de pratiquer la « publicité adressée », comme nous pouvons le faire sur les box. Nous souhaitons une normalisation de la norme HbbTV, à l'image de ce qui a été fait en Allemagne, pouvoir développer la publicité adressée à partir de la TNT.

Enfin, nous avons un comité d'éthique sur l'information. Il est présidé par un ancien sénateur, M. de Broissia, ce qui est une garantie de sérieux. Ce comité fonctionne correctement depuis sa mise en place, il y a deux ans et demi. Chacun peut le saisir et aucune difficulté n'a été soulevée par ce comité depuis sa création.

Mme Laurence Harribey . - Indépendamment du fait d'être propriétaire d'un club, nous avons compris, lors de précédentes auditions que le sport constituait un élément important pour les groupes de médias du point de vue stratégique. Le modèle économique des droits télé peut-il, à vos yeux, remettre en cause la couverture de grands évènements sportifs par les grands médias français ? On nous a dit par exemple que Roland-Garros et la Ligue des Champions constituaient des évènements fondamentaux pour l'attractivité d'un certain nombre de chaînes. Or nous voyons la montée en puissance des plates-formes - en particulier Amazon - dans ce secteur.

Par ailleurs, en matière de production indépendante, avez-vous une approche stratégique vis-à-vis des nombreuses petites sociétés ayant un caractère plutôt régionaliste et thématique ?

M. Nicolas de Tavernost . - Le sport constitue le pétrole de la télévision payante ou des plates-formes demain. C'est la raison pour laquelle la liste des évènements protégés est fondamentale pour nous. Nous remercions le législateur de s'être emparé de cette question. Il protège ainsi l'accès du public aux grands évènements sportifs.

L'une des raisons de la fusion est d'accroître les moyens dont nous disposons pour diffuser des évènements sportifs sur nos antennes. Nous serons plus forts pour proposer des évènements sportifs d'accès gratuit sur M6 et TF1 que nous ne le sommes actuellement. Ce sera un élément important de notre activité.

S'agissant de la création, nous faisons déjà travailler des agences d'information régionales. Je crois d'ailleurs que certaines d'entre elles travaillent également pour TF1. Nous avons des correspondants au sein de sociétés qui sont généralement adossées à un journal régional. Ils produisent de nombreux sujets diffusés dans nos journaux télévisés et nous avons de bons rapports avec eux.

Nous sommes très attachés à avoir de nombreux contenus portant sur ce qu'on appelle la province. Dans le cinéma, nous avons sorti Les Bodin's, film un peu surprenant puisqu'il n'a fait aucune entrée à Paris et 1,6 million d'entrées en province, avec son spectacle.

M. Laurent Lafon , président . - Comment interprétez-vous l'attitude du groupe Iliad (propriétaire de l'opérateur Free), qui semble assez « remonté » contre le projet de fusion entre TF1 et M6 et envisage de saisir la Commission européenne, considérant qu'il n'appartient pas aux autorités françaises de traiter ce dossier ?

M. Nicolas de Tavernost . - Je crois que vous aurez l'occasion d'entendre son propriétaire, ce qui vous permettra de lui poser directement la question. Nous avons des rapports de clients-fournisseurs dans les deux sens avec le groupe Free-Iliad. Nous accueillons des publicités pour la téléphonie et lui fournissons des chaînes et services pour son réseau. Le groupe Iliad, à travers son propriétaire, est extrêmement puissant dans les médias. C'est le cas notamment dans la presse et à travers de nouveaux services de streaming d'information. Peut-être aurait-il voulu se renforcer. Je ne sais pas. Vous le lui demanderez.

M. David Assouline , rapporteur . - Je n'ai pas le souvenir que vous ayez répondu avec précision à l'une de mes questions, concernant le maintien des rédactions de l'ensemble des entités qui vont fusionner. Des entités se trouvent dans le même domaine en matière de télévision (LCI, TF1, M6). Il y a une radio, RTL. J'ai besoin que vous indiquiez de façon précise, presque en termes d'engagement, si ces rédactions seront maintenues et que vous confirmiez que vous n'avez pas l'intention de « dégraisser » ni de fusionner des rédactions.

Cette question est étayée par un souci particulier. Nous assistons déjà une mise en commun des antennes de RTL et M6 pour l'émission de Julien Courbet en fin de matinée. Devons-nous nous attendre à ce que la fusion renforce cette tendance à la mutualisation des moyens, en particulier au sein des rédactions, à l'image de ce qu'a fait NextRadio TV, en son temps, avec la mise en commun des rédactions de RMC et BFM TV ?

M. Nicolas de Tavernost . - Je rappelle qu'il incombe au groupe TF1, dès lors qu'il aura le contrôle exclusif du futur groupe, de notifier les remèdes auprès de l'ADLC. Je ne peux donc vous répondre que pour la partie qui me concerne. Je vais vous indiquer quelques principes sur lesquels nous nous sommes mis d'accord.

En premier lieu, il y aura une autonomie des rédactions : il y aura un directeur de rédaction par support. Là aussi, je vous demande, monsieur le rapporteur, de constater notre expérience en la matière. Il y a eu quelques mouvements lorsque nous avons racheté RTL. Aujourd'hui, le groupe RTL a son autonomie rédactionnelle car la radio n'est pas la télé. Nous avons ainsi deux directeurs de rédaction, l'un à la télé, l'autre à la radio.

Ceci ne signifie pas que nous ne faisons pas des choses ensemble. Ce serait absurde. Nous faisons même des choses avec LCI. Le Grand Jury RTL est produit avec LCI. Nous continuerons de faire des choses en commun. J'ai cité Alba Ventura tout à l'heure à l'occasion de la venue de M. Larcher. Pour reprendre l'analogie que j'utilisais, si vous nous autorisez à fusionner tout en nous imposant de faire chambre séparée toute notre vie, nous n'irons pas au bout de ce projet. Nous avons besoin de synergies qui soient mutuellement profitables. Il existe aujourd'hui des collaborations entre les rédactions, qui fonctionnent extrêmement bien. Nous avons par exemple eu besoin d'un présentateur pour le journal de M6 durant les congés des présentateurs actuels. Un présentateur, en plus de son métier de journaliste sur RTL, est venu présenter avec beaucoup d'efficacité le journal de 19 heures 45. Il en est, je crois, très heureux. Nous en sommes très heureux. Le public en est très heureux.

Vous évoquez l'émission de Julien Courbet. Celle-ci ne s'est jamais aussi bien portée en radio. Elle nous a même apporté une audience supplémentaire en télévision. Nous faisons très attention aux spécificités des deux supports. L'émission ne commence pas à la même heure en radio et à la télévision. Nous avons des troncs communs pour en faire la promotion. Cela me paraît un modèle extrêmement vertueux. Il préserve l'indépendance éditoriale et les particularités de chaque métier, car la radio n'est pas la télévision. En revanche, des communautés de moyens existent. Nous avons par exemple un correspondant de M6 qui travaille également pour RTL aux États-Unis. Cela fonctionne très bien et le correspondant qui se trouve aux États-Unis est plutôt content de faire à la fois de la radio et de la télévision. Cela lui donne de la notoriété. Je vous ai répondu à propos du rôle de l'actionnaire : celui-ci n'intervient pas dans les rédactions. Notre historique le montre. Les dirigeants interviennent-ils au sein des rédactions ? Nous faisons notre métier de responsables et de directeurs de publication. Les rédactions sont-elles autonomes pour chacun des supports ? La réponse est oui.

M. David Assouline , rapporteur . - Je voudrais juste une précision dans le prolongement de la question d'un de mes collègues. Y a-t-il d'autres offres de rachat ?

M. Nicolas de Tavernost . - Permettez-moi de vous faire la même réponse que Thomas Rabe, qui a évoqué le secret des affaires. Ne me mettez pas dans l'embarras vis-à-vis de mon actionnaire.

M. David Assouline , rapporteur . - J'ai examiné le règlement des commissions d'enquête. Nous acceptons le secret professionnel, de même que le secret lorsqu'il existe des enjeux de sécurité, et sur les questions de Défense. Je ne sais pas si le secret professionnel s'étend à l'ensemble du secret des affaires. Il arrive que vous communiquiez sur ces sujets. Pour preuve, M. Bernard Arnault, dans le correctif qu'il a apporté aux propos qu'il a tenus ici, nous a dit que certains propos relevaient du secret des affaires.

M. Nicolas de Tavernost . - Si la commission d'enquête souhaite savoir s'il y a eu d'autres offres et si juridiquement, nous sommes tenus de vous répondre, nous vous répondrons avec les moyens que vous souhaitez, pourvu qu'ils soient discrets. Cette audition est télévisée. Certaines personnes nous ont fait des offres et nous avons signé des engagements de confidentialité. Vous nous mettriez en difficulté si vous nous demandiez de trahir notre parole vis-à-vis de ces personnes. Si le président de la commission souhaite savoir si le groupe Bertelsmann-RTL Group a reçu des offres et si nous sommes dans l'obligation de vous les communiquer, nous vous les transmettrons.

M. David Assouline , rapporteur . - Je ne vous ai pas demandé de quels acteurs il s'agirait, car cela pourrait effectivement poser une difficulté. Je vous ai demandé de répondre, si vous le souhaitez, par souci de transparence, à la question visant à savoir si vous aviez reçu d'autres offres, de façon à savoir comment se comportent les acteurs du marché.

M. Nicolas de Tavernost . - La réponse est oui. Je crois que Thomas Rabe vous l'a indiqué. Le groupe M6 est bien portant. Nous voulons d'ailleurs le marier en bonne santé.

M. David Assouline , rapporteur . - Est-ce que M. Bolloré vous a soumis une offre ?

M. Nicolas de Tavernost . - Là, vous me posez une question directe.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous ne souhaitez pas répondre, d'accord.

M. Laurent Lafon , président . - Monsieur de Tavernost, merci pour les réponses que vous nous avez apportées. Il s'agit naturellement d'éclairages importants pour notre commission.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Matthieu Pigasse, président du groupe Combat media

M. Laurent Lafon , président . - Bonjour à tous. Monsieur Pigasse, vous êtes propriétaire du groupe Les Nouvelles Editions Indépendantes depuis 2009, devenu en 2021 Combat media. Ce groupe rassemble Les Inrockuptibles , Radio Nova ou encore, le festival Rock en Seine. Vous êtes en effet un amateur de rock, ce qui justifie les cibles de Combat Média.

En 2010, avec Pierre Bergé et Xavier Niel, vous entrez par la grande porte dans le monde des médias nationaux, en prenant le contrôle du journal Le Monde . Avec les mêmes, vous rachetez Le Nouvel Observateur en 2014 et êtes également présent au lancement de Mediawan.

Vous présentez un parcours personnel original par rapport aux différents actionnaires de médias que nous auditionnerons dans les jours à venir, et atypique comme vous le revendiquez d'ailleurs vous-même, puisque vous occupez des fonctions au sein de la banque Lazard et que vous avez développé votre présence dans les médias littéralement en parallèle de votre carrière dans la banque.

En 2018, vous avez cédé 49 % de votre participation dans Le Monde à Daniel Kretinsky, ce qui a provoqué un certain nombre de polémiques.

Ce mercredi 26 janvier, il a été par ailleurs annoncé que vous aviez cédé le solde de vos parts à Xavier Niel, tout en conservant la fonction de co-gérant du Monde Libre.

Nous sommes impatients d'entendre votre expérience d'actionnaire des médias et de connaître votre vision du paysage médiatique.

Je vous propose, comme nous le faisons à chaque audition, de vous donner la parole pendant dix minutes, afin que nous puissiez les uns et les autres vous poser des questions, en commençant par le rapporteur.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu, qui sera publié.

Je rappelle pour la forme qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous précise qu'il vous appartient également, le cas échéant, de nous indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».

Matthieu Pigasse prête serment.

M. Matthieu Pigasse, président du groupe Combat media . - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames les sénatrices et messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation, en réalité une convocation mais que j'ai prise comme une invitation à échanger. Je vous remercie donc d'avance des échanges à venir.

En préambule, je rappellerai les raisons de mon engagement et des investissements dans les médias, notamment dans la presse, depuis 2009.

Il y a deux raisons essentielles à cela. La première est l'atavisme familial, et la seconde est l'engagement citoyen. Ces deux raisons, d'ailleurs, se combinent.

Atavisme familial, car je suis issu d'une famille dont la plupart des membres sont détenteurs d'une carte de presse (père, mère, soeur, frère, cousine, cousin, tante, oncle), sont pour certains ou ont été, journalistes, ont dirigé des journaux, ont créé ou lancé des journaux ou sont syndicalistes dans les médias dans lesquels ils trouvent.

J'ai coutume de dire que je suis l'aléa statistique de la famille, celui qui a échoué et pris à un moment donné une orientation de vie autre. Depuis que je le peux, j'essaie d'investir dans les médias pour essayer de les rattraper ou de les retrouver.

La deuxième raison tient à l'engagement citoyen. Je suis un ancien fonctionnaire, ai passé huit ans dans la fonction publique au ministère des finances, et je suis viscéralement attaché aux valeurs de la République : la démocratie, la citoyenneté, la laïcité, la lutte contre les discriminations sous toutes leurs formes et évidemment la liberté, notamment la liberté de communication, objet de votre commission. L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme fait référence à la liberté d'expression des opinions et des pensées, qualifiée comme « l'un des biens les plus précieux de l'homme. »

Cet engagement citoyen me paraît particulièrement important, pour ne pas dire crucial ou essentiel, à un moment de remise en cause des valeurs démocratiques, de doute généralisé sur les fondements de notre société, à un moment de radicalisation des esprits, que d'ailleurs certains médias instrumentalisent. Le tout intervient dans un univers très numérique et digitalisé. J'insiste sur ce point car je crois qu'il est sans précédent d'avoir accès à une telle masse d'informations à travers internet, sans aucune hiérarchie, filtre ou objectivité, et sans vérification. C'est ce qui explique la masse très importante de fake news , de désinformation et de mésinformation.

Pour ces deux raisons, j'ai commencé à investir dans les médias à partir de 2009, directement ou en prenant des participations. Monsieur le président, vous avez rappelé un certain nombre d'entre elles. Je rappellerai de manière succincte la chronologie de mes investissements, qui est importante.

En 2009, j'ai acquis le magazine culturel Les Inrockuptibles . En 2010, conjointement avec mes partenaires Pierre Bergé et Xavier Niel, nous avons acquis le groupe Le Monde. En 2012, j'ai contribué au lancement du site d'information en ligne Huffington Post France , dont Combat media détient 15 %, le reste du capital appartenant au Monde.

En 2014, avec mes deux partenaires précités, nous avons en effet acheté L'Obs .

En 2015 avec Xavier Niel et Pierre-Antoine Capton, nous avons lancé Mediawan, une société de production audiovisuelle. Je souligne le succès de Mediawan, devenue en quatre ou cinq ans l'un des leaders de la production audiovisuelle en Europe. Mediawan compte près de 1 000 salariés, 50 sociétés de production, est présente dans dix pays et réalise un chiffre d'affaires supérieur au milliard d'euros.

En 2016, l'acquisition de Radio Nova a été importante. Cette même année, j'ai participé comme actionnaire minoritaire au lancement du site d'information Les Jours, que vous avez auditionné récemment.

En 2017, j'ai procédé à l'acquisition du festival de musique Rock en Seine et du site d'information en ligne féministe Cheek .

En 2019 puis en 2022, l'évolution de ma participation dans Le Monde est un évènement sur lequel nous reviendrons sans doute.

J'insiste sur la cohérence que j'ai recherchée dans les acquisitions ou les prises de participations dans les médias. Cette cohérence réside dans l'ADN commun ou à tout le moins, les valeurs communes. J'essaie toujours de regrouper des médias qui font sens, ont du sens et donnent du sens. Les valeurs communes à l'ensemble de ces médias sont évidemment l'indépendance, mais également la tolérance, l'ouverture au monde et aux autres. Je suis fier de ce qu'ils sont et de ce qu'ils font.

A ce stade, je souhaite présenter deux observations essentielles pour la suite des débats. En premier lieu, je suis viscéralement attaché à l'indépendance éditoriale. Je ne suis jamais intervenu, directement ou indirectement, dans la ligne éditoriale ou le contenu des médias qui sont les miens ou dans lesquels j'ai une participation. Non seulement je ne suis jamais intervenu, mais de plus j'ai contribué à définir des règles strictes d'indépendance absolue et totale des rédactions qui, je le crois, sont sans précédent en France et en Europe.

De plus, j'ai fait tout cela seul. Je contrôle mon groupe Combat media à 100 %, sans coactionnaire ni partenaire. Mon groupe n'est pas coté, donc il n'a pas accès au financement de marché.

Je ne suis pas le propriétaire d'un groupe industriel ou de services. Je ne suis pas non plus propriétaire d'un groupe financier par lequel je pourrais investir, ou au moyen duquel je pourrais investir. J'ai investi seul dans toutes les participations que j'ai citées, au prix parfois de difficultés ou d'épreuves.

Je précise enfin, car c'est important, que je n'ai jamais touché un euro de rémunération sous quelque forme que ce soit, de mon groupe de médias ou de mes participations. Je n'ai jamais reçu un euro de dividende de ces médias. J'insiste sur ce point car tous ces investissements ont donc eu dans un contexte économique et financier très particulier, qui représente selon moi une remise en cause des modèles économiques de certains médias, dont la presse et les radios.

Ainsi depuis plusieurs années, il existe un effet ciseau entre des revenus qui s'effondrent et des coûts qui augmentent. Les raisons de cet effondrement en sont, par exemple, la modification des usages aboutissant à une baisse, en France, de 40 % en cinq ans de la diffusion de la presse papier. La situation est similaire pour les durées d'audience de la radio. Cette situation entraîne par conséquent, pour ces médias, un effondrement de leurs revenus publicitaires depuis des années. Le marché publicitaire a été divisé par deux, et s'est en outre déplacé vers le digital et le numérique. La part de la presse dans les revenus publicitaires en France est de l'ordre de 20 %. De surcroît, ce marché est capté par les géants mondiaux que sont Google et Facebook.

En parallèle de cette baisse des recettes, une hausse importante des coûts fixes de ces médias est constatée, puisqu'il s'agit de produire du contenu. De plus, nos coûts de distribution ont augmenté. Le nombre de points de vente de la presse a fortement diminué, à raison de 1 000 kiosques fermés par an. Le nombre de ces points de vente est passé de 23 000 il y a trois ans, à 20 000 aujourd'hui. Nos coûts de distribution, par exemple des Inrockuptibles , représentent 40 % du prix de vente du journal. Nous nous trouvons par conséquent dans une économie très difficile. Toute la difficulté est par conséquent de trouver le bon point d'équilibre entre, d'une part, empêcher trop de concentration, et d'autre part, un certain nombre d'objectifs qui peuvent paraître contradictoires ou paradoxaux.

A titre d'exemple, il est nécessaire de limiter la concentration, tout en préservant la liberté d'entreprendre, d'ailleurs elle-même définie par la Déclaration des droits de l'homme. De même, il faut empêcher trop de concentration tout en permettant aux entreprises de médias de rester solides financièrement : c'est la condition essentielle de l'indépendance et du pluralisme. Il faut empêcher une concentration trop importante, mais en favorisant l'émergence de grands groupes français dans le monde, capables de faire face aux géants américains et de participer au rayonnement et à l'influence de la France dans le monde.

J'ajouterai qu'il ne faut pas se tromper de combat, en focalisant l'attention sur les médias traditionnels. Dans notre monde numérique, 90 % des Français de plus de douze ans consultent internet une fois par, et 66 % accèdent à l'information par le numérique. Il importe par conséquent d'intégrer la dimension numérique et digitale dans la réflexion qui est la vôtre.

Par ailleurs, la concentration est le fait d'acteurs tant privés que publics. Radio Nova, petite radio extrêmement dynamique, a face à elle un groupe représentant à lui seul 54 % du marché global de la radio en France, détient un tiers des fréquences, bénéficie de subventions publiques massives, mais sans être assujetti à aucune des contraintes ou des règles et obligations que nous subissons. C'est donc une position dominante.

Si nous voulons assurer le pluralisme et l'indépendance, je pense que trois instruments sont indispensables et doivent se compléter mutuellement. Concernant l'instrument juridique, c'est-à-dire le cadre législatif et réglementaire et plus spécifiquement la loi de 1986, il me semble que ce texte nécessite d'être adapté. Cette loi est obsolète car pré-numérique, c'est-à-dire dans le monde actuel, préhistorique.

Le deuxième instrument, tout aussi fondamental, est le financement. Pour assurer le pluralisme et l'indépendance, il est nécessaire de permettre à des groupes de plus petite taille de vivre financièrement. Or personne ne veut financer des secteurs tels que la presse et la radio. A l'évidence, pour un groupe de très grande taille possédant d'importants moyens, il n'existe aucune difficulté : l'argent va à l'argent. Quand vous êtes petit, il y a une vraie difficulté à trouver du capital et du financement. C'est pourquoi à mon sens, une vraie réflexion doit être menée pour assurer le bon financement des entreprises de médias (à l'exclusion des grands groupes).

Le troisième instrument est éthique et déontologique : assurer l'indépendance des rédactions. De ce point de vue, je suis favorable à des idées émises récemment de donner un statut juridique aux rédactions, ou à la définition d'un délit d'intervention d'un actionnaire dans la ligne éditoriale d'un média.

M. David Assouline , rapporteur . - Votre position est originale. En quelque sorte, vous vous situez dans un mouvement de concentration par la diversité des médias. Vous posez justement la problématique tenant au fait qu'il existe plusieurs types de concentration. Tout l'intérêt de notre travail est d'être dans la précision, l'éclairage, et de bien cerner les problèmes. En matière de concentration, il n'existe aucune difficulté à ce que des sociétés saines économiquement et compétitives sur le plan international, soient présentes. Le problème est justement de déterminer à quel point l'impératif économique intervient au détriment du pluralisme et de la diversité. Le sujet ne concerne pas uniquement l'information. Si tel était le cas, notre seule réponse consisterait à assurer l'indépendance et le statut juridique des médias. Bien au-delà, le sujet a trait également à la production culturelle, qui formate les esprits et diffuse de la culture. Cette capacité, utilisée dans un certain sens, est susceptible d'être une atteinte au pluralisme de la production intellectuelle et de sa diffusion.

Par conséquent, il est important d'aborder la problématique d'un point de vue global. Vous l'avez d'ailleurs si bien compris que vous vous êtes engagé dans des médias culturels, et connaissez la teneur de la bataille culturelle.

En tout état de cause, vous êtes propriétaire d'un mensuel écrit, ( Les Inrockuptibles ) d'un site d'information (Cheek ) d'une radio ( Radio Nova ), d'une société de production ( Combat Studio Productions ), d'une société d'édition ( Combat Edition ), d'une société de production d'évènements culturels ( Combat Live ), ainsi que d'une régie publicitaire ( Combat Solutions ). C'est en cela qu'il y a une concentration dénommée diagonale avant le numérique, et aujourd'hui qualifiée de verticale. Vous avez raison sur le fait que la loi de 1986 est obsolète.

J'ai entendu vos propos sur notre problématique. Considérez-vous, à l'instar d'autres acteurs qui justifient des concentrations problématiques en termes de monopole, de parts de marché et de diversité, que sans cette possibilité de concentration verticale, il n'est plus envisageable de résister et tenir un groupe de médias compétitif ?

M. Matthieu Pigasse . - Monsieur le rapporteur, je partage votre vision qu'il s'agit d'un sujet à dimensions multiples, qui ne concerne pas uniquement l'information mais également la production de contenus, en particulier culturels.

Nous sommes d'abord un média culturel, à travers Les Inrockuptibles , Radio Nova et son grand mix, Mediawan et Rock en Seine. Notre combat premier est la diversité culturelle. D'ailleurs, j'opère en permanence la distinction entre l'information et la diversité culturelle.

Sur la concentration elle-même, je persiste à dire qu'il existe deux moyens d'en gérer les effets. Le premier est l'arsenal juridique de la loi de 1986. Le second est le pluralisme. Selon moi, pour maintenir un pluralisme des opinions et expressions culturelles, il est fondamental de préserver l'existence de petits médias culturels faisant entendre une voix particulière, face à de très grands groupes.

Pour que les acteurs indépendants, le restent et pour préserver le pluralisme, il est nécessaire de favoriser leur financement dans les meilleures conditions possibles.

Lorsque j'ai démarré dans la presse, j'ai subi de plein fouet la situation économique que j'ai exposée, à savoir une baisse drastique des revenus quelle que soit la qualité du journal, et une hausse des coûts fixes et variables. La seule façon de résister est d'être très puissant et de pouvoir financer en permanence, ou à défaut, de dégager des complémentarités et synergies pour générer des revenus sur des « adjacentes ». Effectivement, l'objectif de la régie publicitaire qui nous est propre, est de rechercher des revenus. Je crois beaucoup à l'adjonction nécessaire des activités des différents médias, notre parfaite indépendance.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez donc conscience du problème auquel nous, parlementaires, devons faire face. Vous entendez que nous maintenions, comme garantie du pluralisme, des petits groupes face aux géants. Or si nous permettions les concentrations, elles interviendraient en faveur des géants qui élimineraient la concurrence des plus petits. Par conséquent, les règles sont indispensables. Il faut que nous revoyions les règles ensemble pour maintenir la diversité, l'indépendance et le pluralisme. Nous réfléchirons sur ce point précis dans nos conclusions.

Lors de son audition de ce jour, M. Bonnet a énuméré un certain nombre d'éléments qu'il trouvait anormaux dans le paysage de la presse. Par exemple, il a cité le pacte d'actionnaires qui vous a lié à Xavier Niel et Pierre Bergé dans la prise du Monde . Où se trouve ce pacte ? Est-il possible d'en consulter les termes ?

M. Matthieu Pigasse . - Cela me fait doucement sourire. Il n'y a pas plus transparent que la structure actionnariale et le fonctionnement du Monde . Sur le site internet du monde, la section « Le Monde et vous » comporte la description précise de l'organisation, y compris actionnariale, qui est la nôtre. J'invite donc M. Bonnet à consulter notre situation exacte sur le site internet du Monde.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous ne m'avez pas totalement répondu. Vous avez fait référence à la structure actionnariale, mais j'évoquais pour ma part le pacte. Nous dites-vous aujourd'hui qu'il s'agit d'un mythe ?

M. Matthieu Pigasse . - Le pacte n'a pas d'intérêt puisque Le Monde est contrôlé par deux sociétés en commandite.

M. David Assouline , rapporteur . - Votre participation au sein du groupe Le Monde s'exerce par deux biais. Le premier est le Nouveau Monde , dont vous déteniez jusqu'à présent 51 % aux côtés de Daniel Kretinsky, et dont vous venez de céder 49 % de vos parts à Xavier Niel. Le second moyen de détention est le vecteur Berlys Média, également financé par Xavier Niel.

Pouvez-vous nous expliquer les modalités de votre participation, qui peuvent apparaître complexes ? Pourquoi avoir choisi deux biais pour investir dans le groupe ?

M. Matthieu Pigasse . - Berlys Média n'est pas financé par Xavier Niel, mais par ce dernier et moi-même conjointement à 50 %, en application de l'engagement que nous avions pris envers Pierre Bergé. Avant son décès, il nous avait en effet demandé de nous engager de racheter conjointement sa participation. Nous rachetons donc cette participation, année après année, de manière tout à fait égalitaire avec Xavier Niel.

Le Monde est une aventure au sens le plus noble du terme, que j'ai menée avec mes deux partenaires et amis Pierre Bergé et Xavier Niel depuis plus de dix ans. Je suis particulièrement fier de cette aventure, que nous avons initiée en 2010 au nom des valeurs que j'ai décrites précédemment : démocratie, indépendance, pluralisme.

Tous les objectifs que nous avions définis en 2010 sont atteints, avec au premier chef celui de l'indépendance éditoriale absolue. J'insiste sur le fait qu'aucun journal en Europe ne bénéficie du même cadre d'indépendance que Le Monde . Nous avons veillé à mettre en place une stricte séparation entre le pouvoir actionnarial et le pouvoir éditorial. En 2010, une charte d'éthique et de déontologie a été signée, définissant notamment les droits et devoirs des actionnaires. Il est ainsi prévu que nous n'avons pas le droit de commander un article, d'empêcher la parution d'un article, d'intervenir de quelque manière que ce soit. L'application de cette charte est placée sous la surveillance d'un comité d'éthique et de déontologie présidé par Dominique de la Garanderie, ancienne bâtonnière de l'Ordre des Avocats du barreau de Paris.

En 2010, lors de notre acquisition du journal, nous avons facilité et favorisé la mise en place d'un pôle d'indépendance constitué du regroupement de l'ensemble des sociétés de journalistes, de cadres, d'employés et de lecteurs qui, ensemble, possèdent une participation dans le Monde pour y exercer un pouvoir direct, à hauteur à l'époque de 24,5 %.

Puis nous sommes allés plus loin en 2017, en mettant en place une action d'indépendance. En économie, le terme serait golden share ou action spécifique pour ce pôle d'indépendance qui, même si sa participation est diluée, conserve des pouvoirs identiques.

En 2019, le processus a encore été accéléré sur ma proposition, par la mise en place de manière consensuelle, d'un droit d'agrément. Le pôle d'indépendance dispose ainsi d'un droit consistant à approuver tout changement direct ou indirect d'actionnaire.

Enfin, la disposition préexistante selon laquelle la nomination du directeur du journal doit être approuvée par au moins 60 % des journalistes, a été maintenue.

L'ensemble de cet arsenal juridique quasiment sans précédent assure donc au journal Le Monde une liberté totale et absolue.

Nous avons investi très lourdement dans ce journal et dans le Groupe Le Monde, pour lui donner des moyens nouveaux. Ainsi à notre arrivée en 2010, le journal comptait moins de 300 journalistes. Leur nombre est aujourd'hui supérieur à 500, soit une croissance de plus de 70 %. Au total, le Groupe Le Monde compte plus de 1 000 journalistes.

Par ailleurs, le redressement spectaculaire du Monde grâce aux salariés et au management, a représenté un autre de nos objectifs atteints. Lorsque nous en avons pris le contrôle, ce groupe enregistrait des pertes de 40 millions d'euros par an. En 2021, son EBITDA devrait dépasser 20 millions d'euros et ce, malgré le contexte économique décrit précédemment. Pour sa part, l' Obs, qui s'est trouvé déficitaire pendant quinze ans, est devenu bénéficiaire pour la première fois l'an dernier et enregistré des gains nets de près d'un million d'euros cette année.

En définitive, nous avons bien atteint l'ensemble de nos objectifs.

Pour revenir à votre question, j'ai scrupuleusement respecté tous les engagements pris. Il va de soi que je ne me suis livré à aucune forme d'intervention. En 2010, nous nous étions engagés à investir 110 millions d'euros réparti entre nous trois. Finalement à deux, après le décès de Pierre Bergé, nous avons investi, avec Xavier Niel, entre 140 et 150 millions d'euros. Je l'ai fait seul, sans aucun soutien. J'ai hypothéqué tous mes biens et y ai consacré l'intégralité de mes revenus. Je me suis endetté à hauteur de plusieurs fois mon patrimoine, et ce uniquement par conviction, passion et engagement.

Vous allez sans doute m'interroger sur les raisons de mon retrait. Celui-ci est intervenu, tout simplement, parce que je n'ai pas eu le choix, d'où l'importance du pluralisme et du financement de l'indépendance, qui assure le pluralisme.

En 2018, la charge que je devais assurer s'est accrue considérablement après le décès de Pierre Bergé, puisqu'il était nécessaire de racheter sa participation. Par ailleurs, nous étions tenus de redresser L'Obs , de sorte qu'avec Xavier Niel, nous avons engagé environ 30 millions d'euros à cette fin. Prenant le prétexte de ces charges nouvelles, la banque qui me soutenait depuis 2009, BPCE, a cessé brutalement son soutien.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous en avez analysé la raison ?

M. Matthieu Pigasse . - J'attends toujours une réponse claire, que je ne suis pas sûr d'obtenir. Il y a la raison officielle et affichée du décès de Pierre Bergé, entraînant des charges nouvelles, ainsi que l'absence de versement de dividendes par Le Monde . A ces raisons officielles s'ajoutent les raisons implicites, le non-dit. Le fait est qu'après la fin brutale du soutien de la BPCE, j'ai dû rembourser une somme considérable. Pour ce faire, je disposais de deux options. La première était de mettre la société en redressement judiciaire ou en liquidation, avec l'incertitude absolue sur le devenir de ma participation et donc, sur le capital du Monde . De surcroît, l'impact sur l'emploi pour mon groupe Combat media aurait été terrible. La seconde option était de vendre la totalité de ma participation et d'en récupérer le montant financier.

En conscience et en responsabilité, contre l'avis de mon entourage, j'ai décidé de ne choisir aucune de ces deux options et de préserver le contrôle tel qu'il était. J'ai donc cédé 49 % de ma société à Daniel Kretinsky, qui a bien voulu investir. Je lui en sais gré. Cette solution a permis d'atteindre le double objectif de conserver inchangé le contrôle du Monde et de refinancer une partie de la dette, qui soudainement, devait être remboursée.

Depuis cette époque, nous avons discuté du sujet avec Xavier Niel et avons décidé de simplifier les structures et de sanctuariser le capital. Nous avons donc adopté une solution aboutissant à ce que la société par laquelle je contrôle Le Monde , dénommée Le Nouveau Monde, connaisse une évolution de son capital. Cette société est désormais détenue à 49 % par Daniel Kretinsky, 49 % par Xavier Niel, qui a l'option d'apporter cette participation à la fondation qu'il a créée, tandis que je conserve 2 % pour du capital. La subtilité tient au fait qu'il s'agisse d'une société en commandite dans laquelle je suis l'associé unique et le gérant commandité. Cela signifie donc que je dispose du contrôle de cette société, sans aucune possibilité de changement. Par conséquent je reste, au travers de la société Le Nouveau Monde, le co-gérant commandité du Monde aux côtés de Xavier Niel.

M. Laurent Lafon , président . - Votre expérience dans Le Monde n'est-elle pas l'illustration de la nécessité d'assurer les financements pérennes que vous appelez de vos voeux ? Ce n'est pas vous faire injure, que de vous faire remarquer que votre société ne possède pas la surface financière de celle de Xavier Niel. Malgré tout l'intérêt que vous portez au Monde - et nous avons bien compris l'origine de votre investissement, qui n'est pas uniquement financier - sur un grand média national, au bout de dix ans, vous êtes contraint de vous retirer financièrement.

Dit autrement, peut-on encore être un actionnaire important dans un grand média national sans surface financière également très importante ?

M. Matthieu Pigasse . - Mon expérience me conduit à vous fournir une réponse négative. Une surface financière importante est en effet indispensable. Elle peut être obtenue, soit en contrôlant par ailleurs un groupe qui n'est pas à l'origine un groupe de médias mais qui investit dans les médias, soit en disposant d'un patrimoine suffisant pour investir.

C'est la raison pour laquelle j'ai insisté sur l'importance du financement des entreprises de médias. Je ne prétends pas qu'il faille maintenir les petites entreprises, mais incite plutôt à la réflexion collective au meilleur financement possible des entreprises de médias. De ce point de vue, je précise que les sujets du capital et de la dette sont concernés. L'amélioration du financement des entreprises de médias doit par conséquent porter sur ces deux aspects. Sur le capital, je note que la Banque publique d'investissement (BPI) s'interdit, conformément à sa doctrine, d'investir dans les médias d'opinion. Pourtant, l'importance des médias dans la démocratie n'est plus à prouver. Je n'ai d'ailleurs pas compris, dans la doctrine de la BPI, la différence entre un média d'opinion et un média d'information. Je regrette la position de la BPI qui, en appliquant de sa doctrine, s'interdit de financer Les Inrockuptibles . A mon sens, une réflexion devrait s'engager sur ce sujet, tout comme sur le fait de favoriser les investissements en capital dans les entreprises de médias. Il pourrait s'agit d'incitations, par exemple en direction des assureurs.

De plus sur la partie dette, il faut savoir qu'aucune banque à l'exception de rares groupes mutualistes, ne finance de groupes de médias de petite taille. Le financement pourrait-il intervenir via l'Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles (IFCIC) ? L'Etat devrait-il garantir les banques ? Il faut réellement y réfléchir.

M. David Assouline , rapporteur . - Il faut en effet avoir cette réflexion, y compris dans nos travaux actuels sur la concentration.

Je tenais à vous rassurer car vous avez fait un plaidoyer pour l'indépendance de la rédaction du Monde et de sa structure. Cet aspect n'est aucunement en cause dans mes questions, bien au contraire. Nous réfléchissons beaucoup au statut juridique des rédactions, indépendamment des fusions et regroupements capitalistiques. Souvent, Le Monde est donné en exemple de ce point de vue, même s'il n'est pas le seul. Libération également, pourrait être cité, même si son organisation est différente. D'autres structures garantissent l'indépendance. J'admire cet aspect du Monde dans son organisation.

Je terminerai sur les questions économiques, auxquelles vous n'avez pas totalement répondu. Je me suis livrée à une analyse, que vous êtes libre de réfuter car il n'y a aucun mal. Le montant de la récente vente de votre part de 49 % à Xavier Niel est estimé par les observateurs à 35 millions d'euros, soit le montant évalué des sommes que vous avez investies dans le groupe. Cette vente ne signifie pas votre retrait, puisque vous restez cogérant, et que vous détenez encore 25 % du Nouveau Monde ainsi que votre part au sein de Berlys Média. Par conséquent, quelle est la raison de cette cession d'une partie de vos parts à Xavier Niel ? Le montant estimé, qui paraît couvrir votre investissement initial, semble indiqué qu'en cas de cession de vos dernières parts, vous aurez réalisé une plus-value.

M. Matthieu Pigasse . - Cette question me fascine, et je vais vous répondre. Je ne sais pas s'il relève du champ de la mission de votre commission, de savoir quelles sommes j'ai perçu et si j'ai réalisé une plus-value.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez totalement le droit de réaliser cette plus-value. Vous avez beaucoup plaidé sur votre engagement que j'admire, et avez insisté sur le fait qu'il intervenait quasiment à perte, avec souvent de nombreuses difficultés et de grands risques. Je vous en donne acte, mais vous propose aussi une autre grille d'analyse, que vous pouvez d'ailleurs contester. Le fait que finalement, l'ensemble de l'opération se traduise par une plus-value, démontre que vous avez aussi les pieds sur terre.

M. Matthieu Pigasse . - Je trouve fascinant que vous ayez vu défiler ici des milliardaires, auxquels vous n'avez pas demandé le montant des plus-values qu'ils réalisaient en investissant et vendant des actifs par centaines de millions d'euros dans les médias. Vous me posez la question à moi, qui suis le plus petit d'entre eux, mais je vais vous répondre.

Nous allons reprendre le calcul. Nous avons investi à deux entre 140 et 150 millions d'euros. J'en ai vendu 49 % après douze ans d'investissement, pour un peu moins de 30 millions d'euros : je n'ai pas réalisé de plus-value.

Votre question devrait vous inquiéter, tout comme ma réponse.

Tout d'abord, le fait que vous me posiez cette question, à moi, devrait vous inquiéter car qu'elle ne va pas encourager les investissements dans la presse. Si vous interdisez de gagner de l'argent et si la suspicion est de mise, nous n'avancerons pas. Si les investisseurs ne se présentent pas, l'indépendance des groupes de presse ne sera pas préservée.

J'ajouterai, pour être totalement exhaustif, que le pacte d'actionnaires n'a aucun intérêt. La seule chose qu'il définit est la façon dont nous pouvons, entre nous, exercer les droits de préemption lors de la vente de nos actions. En revanche, ce pacte ne contient aucune disposition relative à une quelconque relation financière entre nous, car il n'en existe pas d'autres que celles que j'ai décrites. Je n'ai bénéficié d'aucun financement des uns ou des autres. De plus, aucune disposition ne concerne non plus les éventuels pouvoirs entre les uns et les autres. Deux cogérants commandités, Xavier Niel et moi-même, agissent individuellement mais ensemble, chacun étant responsable sur son patrimoine propre.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous vous emportez sur des interprétations. J'ai procédé à une analyse factuelle. Nous sommes censés avoir une crédibilité d'enquête parlementaire et devons, à ce titre, poser les questions telles qu'elles existent. En l'occurrence, je vous ai soumis une question qui existe, et vous ai ainsi donné l'occasion d'y répondre.

M. Matthieu Pigasse . - Je vous en remercie.

M. Laurent Lafon , président . - C'est important notre compréhension du système. Nous ne parlons pas de n'importe quel média, mais du Monde , qui occupe une place importante dans notre paysage. Nous sommes bien conscients des difficultés financières rencontrées par un investisseur qui n'est pas un grand groupe industriel. Cela contribue à l'éclairage de notre commission d'enquête.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Je me régale depuis trois quarts d'heure. Dans le train d'auditions que nous tenons devant cette très sérieuse commission d'enquête, votre audition est tout à fait atypique. Je suis très heureux de pouvoir échanger avec vous. Je suis attentivement votre parcours à l'aune de votre formation et de votre personnalité. Je tiens à vous rassurer, car il se trouve que je suis moi-même un sénateur totalement atypique. Nous avons ce trait en partage. Vous êtes haut fonctionnaire, un peu politique, vous êtes banquier et maîtrisez parfaitement l'art de la banque. Surtout, vous êtes rock. Cela peut faire sourire, mais je vous garantis que cela maintient vivant. Je ferais bien mienne No Surrender , cette célèbre chanson de Bruce Springsteen, dont je crois qu'elle est aussi la vôtre.

Les questions du rapporteur et du président ont été éminemment pertinentes. En ce qui me concerne, j'ai surtout été intéressé par l'épisode de la reprise du Monde .

Le rock est une grande partie de ma vie, et le sera toujours.

Mediawan, la société de production que vous avez créée, atteste que vous êtes là aussi pour créer de la valeur française à rayonnement international. Mediawan est un groupe puissant, que vous avez créé avec Xavier Niel et Pierre-Antoine Capton, que nous auditionnerons lundi. La société compte notamment 50 labels et 17 chaines de télévision payantes. En octobre 2020, Mediawan a procédé à l'acquisition de Lagardère Studios. Une Offre publique d'achat (OPA) menée avec les deux autres fondateurs, vous a permis d'en reprendre 85 % du capital.

Comment doit-on analyser le retrait de la cote en décembre 2020 ?

La cession attendue des fréquences TNT par M6 et TF1, dans le cadre de leur fusion, peut-elle constituer une opportunité pour votre holding ou Mediawan ?

Quels sont les rapports entre Combat Studio, une branche de votre groupe Combat dédiée notamment à la production vidéo, et Mediawan ?

Une absorption de Combat par Mediawan est-elle à l'ordre du jour ?

M. Matthieu Pigasse . - Je suis très touché par vos propos. Je ressens ce point commun que nous avons sur le rock, qui est ma vie. Les valeurs du rock et du punk rock sont fondamentales. J'ai été formé à cette école, qui est celle de Clash et d'un certain nombre de groupes français avec ces trois principes de « Do it yourself » , « Tout est possible » et « Never surrender ». C'est effectivement une règle de vie, qu'on n'abandonne jamais.

Concernant Mediawan, vous avez parfaitement raison. C'est pour nous une grande fierté, car en partant de rien, nous avons créé ce groupe devenu l'un des leaders en Europe. On entend dire beaucoup de mal des plateformes, alors qu'elles ont l'avantage de pouvoir porter dans le monde entier les contenus et les productions françaises. La réglementation française, de surcroît, est très favorable aux producteurs puisqu'une partie du chiffre d'affaires des plateformes doit être dévolue aux productions locales. Nous avons constaté, avec Mediawan et même d'autres producteurs français, que les productions françaises s'exportaient très bien. Elles peuvent d'ailleurs être des succès mondiaux, à l'instar de la série Dix pour Cent , produite par Mediawan et de Lupin ou Narcos, produit par d'autres. Nous ne sommes qu'au début d'un mouvement de développement pour Mediawan, basé sur le succès de la production française dans le monde.

Pourquoi avons-nous retiré Mediawan du marché ? Nous avons considéré avoir achevé la première étape du développement du groupe, à savoir la consolidation européenne. Il était ensuite nécessaire d'entrer dans une deuxième étape de consolidation plus large, peut-être un jour aux Etats-Unis. La meilleure façon de le faire est de se mettre « à l'abri du marché », c'est-à-dire de sortir des contraintes financières de court terme pour opérer des mouvements d'investissement sans la pression des actionnaires. Nous l'avons fait avec quelques grands investisseurs français (d'où encore, l'importance du financement), c'est-à-dire MACSF, la Société Générale et la BPI.

S'agissant des fréquences qui seront vendues, nous sommes dans une position d'observation. Nous considérons néanmoins qu'il existe une différence à opérer entre la production et la diffusion. Aujourd'hui, notre coeur de métier est la production. Nous nous concentrerons donc sur ce métier.

Enfin, il n'existe pas réellement de relation entre Combat Production (en réalité Nova Prod), maison de production appartenant à Combat media et qui produit de très bons documentaires vendus aux chaînes de télévision françaises et aux plateformes telles que Netflix. Nous avons déjà remporté de beaux succès. Il n'existe cependant pas de lien ou de relation entre cette activité et Mediawan, dans la mesure où je contrôle Combat media à 100 % et que Mediawan compte des actionnaires autres que moi. Nous avons donc évité d'entrer dans des sujets complexes, en laissant ces activités totalement séparées.

Mme Sylvie Robert . - Je me concentrerai sur le domaine culturel, qui m'est cher. Il est vrai que votre audition est atypique. Votre particularité est de présenter une forme de concentration verticale du domaine culturel. Pensez-vous que ce mouvement de concentration va s'intensifier dans le domaine culturel, toutes esthétiques confondues ? Parmi vos projets d'investisseur passionné et engagé, comptez-vous agrandir votre surface en rachetant d'autres acteurs culturels tels que des festivals ? Comme vous le savez, les festivales sont assez à la mode en ce moment. En Bretagne, nous en avons beaucoup, dont le plus grand. Cette question est très importante pour la culture et l'ensemble des valeurs qui y sont attachées. Elle se pose donc, non à titre de jugement mais pour connaître votre stratégie future.

M. Matthieu Pigasse . - Merci pour cette question, qui me touche. La culture est un outil essentiel de compréhension du monde. C'est un instrument fondamental pour aider les plus jeunes à comprendre. En tant qu'actionnaire, j'ai vécu l'acquisition des Inrockuptibles ou de Radio Nova comme la possibilité d'utiliser ces médias culturels pour aider à mieux comprendre le monde.

La France est toujours très fière, à juste titre, de son exception culturelle, mais je regrette que le ministère de la Culture n'ait jamais cherché à protéger de manière particulière les médias culturels, qui sont traités comme tous les autres médias alors qu'ils souffrent, pour la plupart.

Sur le deuxième point, je vous répondrai avec enthousiasme que si je peux continuer à développer le groupe dans les domaines culturels, dans quelque segment que ce soit (magazines, festivals, salles de théâtres ou autres...) je le ferai de manière certaine. Mon objectif est en effet de développer le groupe dans ces domaines. Je n'aurai aucun état d'âme ni doute à le faire.

Mme Monique de Marco . - Vous avez indiqué qu'il ne fallait pas se tromper de combat dans ce monde numérique et digital, et avez fait trois propositions pour assurer le pluralisme. Vous avez développé le sujet du financement et de l'indépendance des rédactions, mais je souhaiterais vous entendre aussi sur la façon d'adapter le cadre législatif et réglementaire, que vous avez qualifié de préhistorique.

M. Matthieu Pigasse . - Je ne suis ni juriste ni expert de la loi de 1986. Je présenterai cependant quelques observations dans le désordre. Par exemple, la règle de ne pouvoir être propriétaire de plus de deux médias nationaux sur trois, me paraît obsolète. Je pense qu'elle a été conçue dans les années 1980 avec l'objectif particulier de viser le groupe Hersant. Cependant, elle empêche aujourd'hui l'évidence la création d'un champion national tel que Bertelsmann ou RTL Groupe. En outre, le regard porté sur la radio, la presse et la télévision me paraît ne pas répondre au monde d'aujourd'hui. Il est en effet impossible de ne pas tenir compte du digital ou du numérique.

Il semble donc indispensable de favoriser la concentration diagonale ou verticale, car elle paraît nécessaire pour assurer le développement des groupes.

En outre, je souligne que les aides à la presse ne sont pas aussi importantes que ce qu'on entend ou lit communément. Dans le cas du Monde et des Inrockuptibles , ces aides représentent moins de 1 % du chiffre d'affaires. D'ailleurs, les montants indiqués dans la presse ou les réseaux sociaux sont supérieurs car ils incluent les aides à la distribution, qui transitent seulement par nous, avant que nous les reversions aux distributeurs à l'euro près.

Selon moi, il est nécessaire de repenser les aides à la presse, et de les moduler en fonction d'un certain nombre de critères, tout en tenant compte des impératifs d'égalité devant la loi. Le seul critère impératif que j'entrevois, est celui de l'indépendance. La ministre de la Culture a indiqué récemment que plus de 50 % des aides à la presse bénéficiaient à des groupes dont la presse n'était pas l'activité principale : ce ne sont pas des groupes indépendants. Une piste pourrait donc consister à prévoir que les aides à la presse sont réservées aux groupes dont l'activité essentielle, voire unique, est la presse. Dans la situation actuelle, un grand nombre de groupes n'ont pas la nécessité de telles aides.

Je pense que les aides publiques doivent être réservées en priorité à ceux qui ont besoin, pour ne pas favoriser les groupes les plus riches et organiser la paupérisation de tous les autres. Ce serait dommageable.

M. Michel Laugier . - Vous avez longuement détaillé l'organisation mise en place pour assurer l'indépendance de la rédaction du Monde . Appliquez-vous les mêmes principes aux autres médias de votre groupe ?

Vous avez en outre évoqué les difficultés de la presse écrite, la baisse des revenus publicitaires et le nombre de points de vente en diminution drastique chaque année. Qu'est-ce qui vous attire dans les médias ? En d'autres termes pour paraphraser Molière, que diable allez-vous faire dans cette galère ? C'est un secteur en difficulté, dont vous dites de surcroît ne tirer aucun revenu. Cela m'interroge.

En troisième lieu, vous avez cité parmi les médias de votre groupe, L'Obs , Le Monde et Les Jours . Si Le Figaro était en difficulté, seriez-vous attiré par une reprise ? Pour vous, serait-ce rock ou fun ?

M. Matthieu Pigasse . - Sur les différentes rédactions, la réponse est affirmative sans aucun état d'âme. Même quand le corps de règles est différent, je ne suis jamais intervenu dans aucune rédaction d'aucun média que je contrôle. Parfois, ce n'est pas l'envie qui manque. Je le dis sous forme de boutade, mais l'écriture inclusive des Inrockuptibles m'agace au plus haut point. Je l'assume. D'ailleurs, je ne le dis qu'à moi-même mais non à eux. Même s'ils peuvent me voir et m'entendre aujourd'hui, vous verrez que cela ne changera rien. La situation est similaire dans le domaine de la musique, mes goûts n'étant pas toujours en ligne avec ceux des Inrockuptibles ou de Nova.

Que diable allais-je faire dans cette galère ? Je ne vous cache pas que parfois, je me pose moi-même la question. Je confirme n'avoir jamais tiré aucun revenu d'aucune sorte des médias que je contrôle. Je réitèrerai donc mes propos liminaires, avec beaucoup de profondeur. Je le ressens comme un engagement familial, que je dois à une part de ce que je suis. Ma culture, c'est l'écrit, le journalisme, l'information, mais aussi la culture au sens large. La deuxième raison de ma présence dans les médias, tient à l'engagement citoyen.

D'aucuns pourront m'opposer le fait que je sois un financier et un banquier. Je les laisse dire.

Concernant Le Figaro , une reprise de ma part serait rock pour eux et fun pour moi. J'ai beaucoup de respect pour ce journal et ses réalisations. Je pense que Le Figaro est fondamental dans le paysage français, dans une optique de garantie du pluralisme. Néanmoins, je veille à la cohérence de mes investissements et de mes engagements. Je le dis avec un grand respect et sans aucun jugement, mais Le Figaro ne fait pas partie de mon champ de valeurs. De ce fait, je ne l'achèterais pas.

M. Laurent Lafon , président . - Qu'est-ce qui pousse, d'après vous, Vincent Bolloré et Bernard Arnauld (qui doivent partager vos constats) à investir dans les médias, puisque l'activité n'est pas rentable ? S'agit-il aussi d'un acte citoyen ?

M. Matthieu Pigasse . - Il est difficile de m'exprimer à leur place. Je pense que pour eux, le sujet de la rentabilité n'est pas une préoccupation. Dans certains cas, il y a à l'évidence une volonté d'instrumentalisation de certains médias. Je le constate en tant que citoyen et téléspectateur. Je vois que la ligne éditoriale de certaines chaînes d'information, à l'évidence, a évolué. Je ne peux donc m'empêcher de considérer que quelqu'un, nécessairement, a orienté cette ligne éditoriale. Une autre raison pourrait tenir à l'image de ces médias, et à son apport à ces investisseurs.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - En juillet dernier, vous vous êtes associé avec la famille Pinault pour lancer une Special Purpose Acquisition Company (SPAC) dans le divertissement. La SPAC est une entreprise sans activité commerciale, dont le but est de lever des fonds en entrant sur une place boursière. En 2015 avec Xavier Niel, vous aviez déjà utilisé cet instrument pour financer l'acquisition de plusieurs sociétés, via Mediawan. Pouvez-vous revenir sur ce mécanisme ? Pensez-vous que ce véhicule, qui connaît un succès certain en Europe, pourrait également trouver à s'appliquer dans les médias traditionnels ?

M. Matthieu Pigasse . - Un SPAC est une « coquille financière » qui recueille des fonds dans le but de procéder à une acquisition, puis de se développer. Cet instrument m'apparaît très utile car il permet de procéder à des acquisitions et des développements avec une mise minimale au départ. Il est donc particulièrement souple et flexible. Pour ma part, j'ai constitué trois SPACs, ce qui représente sans doute le record d'Europe. Mediawan a été le premier SPAC français et même d'Europe continentale en 2015. Grâce à cet outil très intéressant, nous avons créé en cinq ans l'un des champions de la production audiovisuelle en Europe.

En 2021, j'ai en effet lancé I2PO, un deuxième SPAC avec Artémis (le family office de la famille Pinault) et François-Henri Pinault dans le domaine des divertissements et des loisirs. L'objectif est de procéder à l'acquisition et au développement d'une entreprise française du divertissement. Le SPAC est donc un outil très favorable.

A chaque fois que nous avons lancé un SPAC, le troisième étant 2MX Organic dédié au bioalimentaire, les investisseurs nous ont recommandé de ne pas investir dans la presse. C'est pour moi un signal d'alarme, qui démontre le peut d'attrait des investisseurs financiers pour la presse, considéré comme un secteur sensible et peu rentable. Il serait par conséquent difficile de lever un SPAC pour procéder à l'acquisition d'une entreprise de presse. Mon propos ne vaut que pour la presse, mais pas pour les médias en général.

M. Laurent Lafon , président . - Je reviendrai sur la notion d'indépendance des rédactions, qui est complexe. Vous avez indiqué, et nous vous faisons confiance, n'être jamais intervenu pour influer sur un article ou la ligne éditoriale. C'est effectivement l'un des éléments de l'indépendance d'une équipe de rédaction. L'autre élément d'indépendance tient au nombre de journalistes. De ce point de vue, les baisses d'effectifs ont été très sévères au sein des Inrockuptibles , depuis que vous en êtes propriétaire.

N'y a-t-il pas une limite à la notion d'indépendance quand on est actionnaire ? L'adaptation de l'outil passe aussi parfois, par une réduction d'effectifs.

M. Matthieu Pigasse . - Je le vois d'une manière différente, voire opposée. Lorsque la situation financière d'un journal ou d'un magazine le permet, il est nécessaire d'investir et de développer les rédactions. Telle a été notre exacte démarche avec Le Monde , dont la rédaction a progressé de 70 %. A l'inverse, lorsque la situation financière d'un journal ou d'un magazine ne le permet pas, il est douloureux mais nécessaire de procéder à une restructuration financière, dans le but précis d'assurer la survie de ce magazine ou de ce journal et donc, le pluralisme. C'est donc avec difficulté et douleur que nous avons été contraints de réduire, à plusieurs reprises, les effectifs des Inrockuptibles. Nous l'avons fait pour assurer l'équilibre économique de ce journal. Nous avons également changé la parution hebdomadaire en parution mensuelle, pour les mêmes raisons de survie. Il s'agissait de la condition absolument nécessaire à l'équilibre et à l'existence de ce journal. Il n'est donc pas contradictoire, selon moi, d'affirmer que l'indépendance du journal a été préservée.

M. Laurent Lafon , président . - Cela a pu être vécu par les équipes de rédaction, comme de l'interventionnisme.

M. Matthieu Pigasse . - Il n'y a eu aucune intervention sur le contenu même du journal.

M. David Assouline , rapporteur . - Au cours de votre parcours et de ce que vous dites de vos engagements, il y a eu un moment conflictuel entre vous et les rédacteurs du Monde , lorsque vous avez cédé vos 49 % de vos parts à Daniel Kretinsky. Cette cession n'a pas été comprise. Il s'agit d'un milliardaire qui a fait fortune dans le charbon, qui a investi dans cette énergie fossile de façon conséquente en France et a été épinglé dans les Panama Papers sur le fait qu'une partie de ses fonds se serait retrouvée dans les paradis fiscaux. En même temps, Daniel Kretinsky investit dans le monde de la presse.

Pourquoi lui, et que vous dit-il de sa motivation à investir dans la presse en France ?

M. Matthieu Pigasse . - Je peux tenter de vous apporter une réponse, sans le faire à sa place. En premier lieu, Daniel Kretinsky est parfaitement francophone et francophile. Il a étudié à l'université à Dijon et voue un amour réel à la France. Il pratique le français sans aucun accent et entretient une grande proximité avec notre pays. Je pense donc qu'il souhaitait investir en France.

De plus, Daniel Kretinsky a investi aussi dans d'autres secteurs que les médias en France, notamment dans le groupe Casino. D'ailleurs, il a toujours eu cette approche « contrariante », consistant à investir dans des secteurs en baisse. Le charbon en fait partie, mais également la distribution et la presse.

Puis-je effectuer un point rapide sur la radio ? J'ai beaucoup d'estime pour le service public et le secteur public, dont je suis issu. Néanmoins dans le domaine radiophonique, un acteur, Radio France, réalise un chiffre d'affaires de 650 millions d'euros, dont 600 millions d'euros de redevance, 40 millions d'euros de publicité et 10 millions d'euros de divers. Radio France compte sept radios, représentant un tiers des fréquences françaises. Face à ce groupe public, 330 radios dont Radio Nova, réalisent un chiffre d'affaires de 560 millions d'euros. Cette situation signifie que Radio France contrôle 54 % du marché radiophonique français. Non seulement Radio France se trouve en position dominante, mais de plus il peut renforcer sa position sans aucune difficulté mois après mois, grâce à son droit de préemption sur les fréquences qui se libèrent. Radio Nova subit cette situation, alors même que nous ne disposons que de vingt-neuf fréquences. En d'autres termes, le bassin d'audience de Radio Nova, qui est la radio dont l'audience a le plus cru l'an dernier, est de 16 millions d'habitants. Pour sa part NRJ, Lagardère et M6 représentent un bassin de 100 à 120 millions chacun.

Vous pourriez m'opposer la mission de service public de Radio France. Or dans le domaine des découvertes, Radio Nova passe chaque semaine 50 % de titres nouveaux (c'est-à-dire de moins d'un an), ce taux étant de 30 % pour FIP. Nova est donc la radio de la découverte. De surcroît, Nova diffuse 15 % de chanson francophone, conformément à son quota, tandis que Fip n'en diffuse pas plus de 8 %, sans être soumis à un quota. Nova est donc la radio de la chanson francophone.

Enfin, Nova passe 1 200 titres par semaine, dont 600 nouveaux artistes. Par comparaison, Le Mouv'diffuse moins de 300 artistes différents. Par conséquent, la diversité est encore l'apanage de Radio Nova.

Je ne souhaite pas m'acharner contre Radio France et le secteur public, mais il m'apparaît nécessaire d'entamer une réflexion visant à rétablir l'équilibre sur ce marché.

M. Laurent Lafon , président . - Merci de votre langage très direct et des éclaircissements apportés. Il était très important de vous entendre en qualité d'acteur de ce secteur, mais également avec votre casquette de banquier, sur la dimension financière.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Lundi 31 janvier 2022
Audition de M. Pierre-Antoine Capton, président de Mediawan, M. Stéphane Courbit, président de Banijay, et M. Pascal Breton,
président de Federation Entertainment

M. Laurent Lafon , président . - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête en recevant ce jour des producteurs dans le cadre d'une table ronde. Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Nous avons donc le plaisir de recevoir M. Pierre-Antoine Capton, président de Mediawan, M. Stéphane Courbit, président de Banijay, et M. Pascal Breton, président de Federation Entertainment.

Monsieur Capton, vous avez fondé la société Mediawan en 2015 avec Xavier Niel, que nous allons entendre dans quelques jours, et Matthieu Pigasse, que nous avons auditionné vendredi 28 janvier. Votre société a connu un très fort développement depuis sa création, dans le domaine de la production, puisque vous êtes aujourd'hui le premier fournisseur de fiction de prime time en France, mais également la distribution de contenus et l'édition de chaînes, avec par exemple AB1 ou RTL9.

Monsieur Courbit, vous avez créé Banijay en 2007, et êtes aujourd'hui présent dans seize pays. Le capital de la société est aujourd'hui réparti, avec une participation de 32,9 % de Vivendi. Vous produisez des programmes aussi populaires que Koh Lanta , Touche pas à mon poste , des séries comme Versailles , des émissions jeunesse et des documentaires.

M. Breton, qui va nous rejoindre dans quelques instants, est président de Federation Entertainment. Sa société, fondée en 2013, est présente dans sept pays, et regroupe une vingtaine d'entreprises, ainsi que 120 salariés. Il s'est récemment fixé l'objectif ambitieux de devenir « le Netflix des producteurs ». Il est à l'origine de très grands succès de ces dernières années, comme Le Bureau des légendes , diffusé sur Canal+, En Thérapie , sur Arte, ou Marseille et Marianne , sur Netflix. En janvier de cette année, il est devenu actionnaire majoritaire dans le groupe de Jean-Yves Robin, qui comprend en particulier Calt Production à l'origine de Kaamelott.

Nous sommes heureux de vous recevoir aujourd'hui pour nous permettre de traiter plus en profondeur un sujet central dans notre commission d'enquête, celui de la production et de ses rapports avec les grands groupes de médias. Certains, et je ne vous cache pas que ce sujet a été régulièrement évoqué devant nous, souhaiteraient une participation plus directe des diffuseurs dans la production, spécifiquement protégée en France depuis les « décrets Tasca » sur la production indépendante. Nous souhaitons faire le point avec vous sur le contexte économique du secteur de la production. La transposition de la directive européenne sur les services de médias audiovisuels (SMA) offre des perspectives intéressantes pour le développement du marché. Vos succès témoignent de la faculté de ce système à permettre le développement de grands producteurs internationaux, mais peuvent aussi s'interpréter comme une « rente de situation » - nous y reviendrons au travers du partage de la valeur.

Nous sommes donc heureux de pouvoir vous entendre aujourd'hui.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, monsieur Courbit, monsieur Capton, à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stéphane Courbit et M. Pierre-Antoine Capton prêtent successivement serment.

M. Stéphane Courbit, président de Banijay . - Nous sommes très heureux et honorés d'être devant vous aujourd'hui. Nous, producteurs, avons un peu le sentiment d'être les parents pauvres de la profession. J'ai apporté quatre slides pour illustrer les deux métiers de la création audiovisuelle : les diffuseurs diffusent et monétisent les programmes ; les producteurs créent et fabriquent les contenus, puis les vendent aux plateformes. Ces deux groupes d'acteurs sont assez différents. Parmi les diffuseurs se trouvent les chaînes linéaires, généralistes comme TF1, M6, Rai ou ITV, ainsi que les streamers ou diffuseurs à la demande, tels que Netflix, HBO Max, Prime Video, Canal+ - pour une partie de son activité. Du côté des producteurs figurent, entre autres, Mediawan, Federation Entertainment, Banijay, ITV, All3Media, Fremantle,dont beaucoup sont indépendants.

Le marché des achats de programmes dans le monde représente près de 300 milliards de dollars - 270 milliards d'euros -, qui sont investis chaque année dans le contenu. Les plateformes dépensent des sommes considérables, la principale étant Disney avec 30 milliards de dollars. Les diffuseurs européens et français sont un peu plus modestes par rapport à ces gros acheteurs : les achats de TF1 et de M6 atteignent respectivement 1 milliard d'euros et 500 millions d'euros, tandis que France Télévisions a réalisé 2 milliards d'euros d'achats.

Le marché de la production est beaucoup plus petit et très fragmenté, mais nous avons la chance que, sur les six premiers mondiaux, cinq soient européens, dont deux Français. En effet, si les diffuseurs européens ont perdu la bataille, ce n'est pas le cas des producteurs. Et le combat n'est pas forcément celui auquel on pense de prime abord.

Le secteur des chaînes de télévision concerne un peu moins de 20 000 employés en France, répartis sur les 4 principales : France Télévisions, Canal+, TF1 et M6. La production représente 100 000 emplois en France, plus que l'édition, la presse et les diffuseurs. Ce secteur est donc globalement générateur d'emplois, de création, et fabrique des champions nationaux. Même s'il s'agit évidemment de biens culturels, les diffuseurs pourraient être considérés comme les distributeurs de programmes à l'instar de Carrefour ou Auchan, et les producteurs seraient les fabricants des produits.

Banijay est né voilà une quinzaine d'années ; aujourd'hui, presque 90 % de son capital est détenu par des acteurs français. Nous possédons le plus important catalogue de programmes au monde - 120 000 heures. En outre, plus de 6 000 personnes en France, et 50 000 à travers le monde, travaillent chaque année pour Banijay. Le groupe est en réalité une fédération de petits entrepreneurs, au total 120 compagnies dans vingt-deux pays. Ces petites entreprises de producteurs indépendants jouissent d'une totale liberté éditoriale. Cette diversité s'étend de l'animation, aux jeux, en passant par les émissions de variétés, les talk-shows, les documentaires, la fiction, etc.

Le combat à mener pour défendre la création et la culture françaises, ainsi que leur exportation à l'étranger, doit passer par les programmes et non par la diffusion. Personne en France ne regarde ITV, BBC ou Antena 3. En revanche, on ne compte plus ceux qui ont visionné La Casa de papel , Peaky Blinders ou Downton Abbey . De la même manière, aucun étranger ne regarde France 2, TF1 ou M6, mais ils sont très nombreux à avoir vu Versailles , Dix pour cent ou Le Bureau des légendes . Par conséquent, pour faire rayonner la France, il faut cibler le contenu en aidant les producteurs et non les diffuseurs. Et soyons vigilants à la concentration de la diffusion qui viendrait affaiblir les premiers.

La compétition est indispensable, car elle favorise la créativité, y compris dans le métier de la diffusion et de l'audiovisuel. Avec une trop forte consolidation du marché de la diffusion, la création risque de disparaître, alors qu'elle est vertueuse en ce qu'elle fabrique des champions français.

Les plateformes ne sont pas les concurrentes des chaînes. Aucune publicité n'y est diffusée, et la durée d'écoute s'additionne comme on l'a vu lors du confinement lié au covid. La consommation sur les plateformes est seulement complémentaire et ne vient pas au détriment des chaînes généralistes - elles ne jouent pas dans la même division, sinon les chaînes auraient disparu depuis longtemps ! Amazon a annoncé que Prime Video investirait dans Le Seigneur des anneaux 1 milliard d'euros, soit autant que toute la grille de TF1, et deux fois plus que la grille de M6. Pour 2022, la dépense annuelle prévue par les seules plateformes présentes en France, c'est-à-dire Apple, Disney, Prime Video et Netflix atteint 70 milliards de dollars ; c'est plus que le contenu dépensé par TF1 et M6 depuis leur création...

Si l'on veut agir pour défendre la culture et les contenus français, il faut absolument aider les producteurs et non les affaiblir. Le marché de la production est encore assez éclaté, puisque les leaders européens engrangent 4 milliards ou 5 milliards de chiffre d'affaires, ce qui n'est rien à l'horizon des 300 milliards de dépenses de contenus chaque année. On a encore le temps de consolider le marché.

En conclusion, la concentration de la production, c'est l'expansion ; en revanche, la concentration de la diffusion, c'est de la protection et de la régression. Ne nous trompons pas de combat. La bataille de la diffusion est probablement perdue ; celle de la production ne l'est pas, surtout si l'on prend le bon virage.

M. Laurent Lafon , président . - Je salue M. Breton qui vient de nous rejoindre.

M. Pascal Breton, président de Federation Entertainment . - Je vous présente mes excuses pour cette erreur d'agenda.

M. Laurent Lafon , président . - Avant que M. Pierre-Antoine Capton ne fasse son exposé liminaire, je vous demande, monsieur Breton, de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pascal Breton prête serment.

M. Pierre-Antoine Capton, président de Mediawan . - Je suis très heureux de participer à cette commission d'enquête. C'est pour moi très important d'être là, car je suis convaincu que la création est un indicateur essentiel de la pluralité et de la bonne santé démocratique d'un pays que nous avons tous à coeur de garantir.

Comme l'a dit Nicolas de Tavernost devant vous vendredi dernier, je suis entrepreneur et producteur indépendant depuis plus de vingt-cinq ans. Mon parcours est intrinsèquement lié aux mutations du secteur audiovisuel. J'ai monté ma première société de production, 3 e OEil Productions, à vingt-cinq ans. J'arrivais de Trouville, je n'avais pas fait d'études, j'étais passionné de théâtre, de télévision et de cinéma. J'ai effectué mes premiers stages à Paris durant deux ans : le premier chez AB Productions ; le second dans les chaînes thématiques du groupe Canal+. Puis, grâce à Marc-Olivier Fogiel, j'ai obtenu un premier emploi dans TV+, une émission de Canal+. À la suite d'un plan social décidé par Jean-Marie Messier, j'ai touché un chèque de 50 000 francs, qui m'a servi à créer ma première entreprise. J'ai alors appelé les chaînes de télévision de mon bureau qui se trouvait dans un parking à Boulogne. Mais je n'avais aucune réponse. Par chance, j'avais compris que l'arrivée de la télévision par satellite et la déconcentration qui s'opérait sur le secteur pourraient créer des opportunités. J'ai donc proposé un premier programme à la chaîne TPS Star, dont le patron Guillaume de Posch m'a donné ma première chance et mon premier contrat de producteur pour Starmag, une émission quotidienne de cinéma qui s'est arrêtée le jour où TPS a été rachetée par Canal+.

À l'époque, comme je ne connaissais personne, sans l'émergence de nouveaux acteurs qui pouvaient se permettre de parier sur un producteur inconnu, je n'aurais jamais pu me lancer. J'ai continué à développer cette société, essentiellement ciblée sur le flux et le documentaire, pendant vingt ans. En 2015, j'ai eu la chance de rencontrer Xavier Niel et Matthieu Pigasse. Nous partagions tous les trois le même constat : nous avions en France des talents extraordinaires, que ce soient des auteurs, des comédiens, des réalisateurs et des producteurs ; de plus, la demande pour des contenus de qualité explosait, et les offres européennes devenaient des succès mondiaux ; paradoxalement, nous n'avions pas dans notre pays de véritable champion de la production, en dehors du flux avec Banijay. Nous avions la conviction que, depuis la France, nous pouvions créer un champion européen à dimension mondiale dont la production audiovisuelle serait en mesure de rivaliser avec les majors américaines. Je tiens à préciser que la France était un terrain extrêmement fertile pour réussir ce pari un peu fou, notamment grâce à la législation et à la régulation dont vous avez été en partie les artisans au Sénat.

Dès le début, nous savions que, pour réunir les meilleurs producteurs français et européens, il fallait pouvoir leur garantir leur indépendance et leur autonomie, essentielles pour assurer la créativité, leur fournir les moyens pour développer de nouveaux projets et assurer le rayonnement de leurs oeuvres dans le monde entier.

Le premier enjeu était financier. Nous avons donc constitué un SPAC - special purpose acquisition company - pour lever de l'argent en bourse, créer la structure Mediawan et faire notre première acquisition : le groupe AB. Depuis, nous sommes sortis de la bourse, avons repris le contrôle de notre société via une offre publique d'achat (OPA), et nous sommes implantés sur les marchés européens les plus importants, tels que l'Italie, le Royaume-Uni ou l'Espagne. En Allemagne, nous nous sommes associés au groupe Leonine, et nous avons racheté le groupe Lagardère Studios.

Aujourd'hui, Mediawan regroupe trois métiers : la production, qu'il s'agisse de fiction, d'animation, de documentaire, du long métrage et du flux ; la distribution, qui est un pilier essentiel pour garantir la maîtrise de nos oeuvres, leur rayonnement et assurer des revenus qui sont réinvestis dans la création ; enfin, l'édition de chaînes thématiques est héritée du groupe AB.

Mediawan, c'est plus de 1 000 collaborateurs, 50 labels de production dans dix pays, un chiffre d'affaires d'un peu plus de 1 milliard d'euros. Ce sont des séries comme Dix pour cent , qui compte 20 remakes dans le monde ; HPI , lancée l'an dernier sur TF1 ; c'est aussi le dessin animé Miraculous Ladybug , Bac Nord , nommé sept fois aux César 2022 ; des succès en Italie comme Montalbano , La Vie devant soi , ou des documentaires tels Orelsan et Grégory , ainsi que des émissions de flux telles C dans l'air ou C à vous .

Pourtant, même si nos productions sont bien connues dans le monde entier, le secteur de la production indépendante l'est moins, et il est mal compris. Il est donc important, dans le cadre de cette commission d'enquête, de rappeler les grandes caractéristiques de notre marché.

Premièrement, la production audiovisuelle est extrêmement dynamique et concurrentielle. Il existe aujourd'hui en France un peu plus de 4 000 sociétés de production en activité, selon la dernière étude du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), avec à la fois des très grands groupes, des petites et moyennes entreprises (PME), mais aussi des très petites entreprises (TPE). Le nombre et la diversité des acteurs sont une preuve de richesse du secteur et ce qui garantit le pluralisme de sa création. Toutefois, dans un contexte d'internationalisation de la production, nos concurrents sont aussi les grands studios américains et les studios intégrés aux grandes plateformes. En outre, sur le territoire national, nous sommes concurrencés par les diffuseurs qui intègrent de plus en plus verticalement des capacités de production et de distribution en dépit des encadrements réglementaires.

La deuxième caractéristique est l'asymétrie entre le nombre de producteurs et d'acheteurs, révélatrice du rapport de force qui les oppose, quelle que soit leur taille. Nos principaux clients, et donc nos partenaires, sont avant tout les groupes de télévision nationaux, concentrés autour de deux acteurs majeurs de la télévision commerciale gratuite, un acteur de télévision payante, à savoir le service public, et des groupes de taille plus modeste opérant sur la télévision numérique terrestre (TNT).

Troisième et dernière caractéristique : ce secteur est en perpétuelle mutation, la dernière étant l'arrivée des plateformes internationales de vidéo à la demande (VOD) - subscription video on demand. Nous apprenons à travailler depuis quelques années avec ces nouveaux partenaires de la création, qui ont joué un rôle essentiel dans l'exposition de nos contenus à l'international. L'approche de la création évolue également, car les plateformes opèrent avec des logiques économiques et éditoriales très différentes des acteurs historiques et investissent encore peu dans le flux ou dans le cinéma.

Je suis intimement persuadé que la France peut devenir un véritable leader mondial de l'audiovisuel. En tant que producteurs indépendants, nous avons les moyens d'être des acteurs de premier plan pour assurer notre souveraineté économique et culturelle. Pour ce faire, il est crucial de préserver la production indépendante, qui représente un chiffre d'affaires de plus de 20 milliards d'euros, plus de 100 000 emplois, et qui fait rayonner notre pays à travers le monde.

La France a l'avantage de sa compréhension historique de l'importance de la création : en garantissant l'indépendance des producteurs à travers la législation et la régulation du secteur, vous avez permis son développement. Dans le prolongement de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, la transposition de la directive SMA en droit français vient consolider notre secteur en assurant sa souveraineté culturelle et économique avec la création au coeur du dispositif.

C'est dans cet état d'esprit que j'aborde les questions liées à la concentration du secteur. Les diffuseurs sont nos premiers partenaires ; nous ne pouvons que nous réjouir de leur bonne santé économique et de leur dynamisme, indispensables pour la pérennité de la création. Il faut absolument préserver la vitalité et la diversité de la création. Les mouvements de concentration en cours ne doivent pas se faire au détriment de cet intérêt. J'y serai particulièrement attentif.

M. Pascal Breton . - Je suis un auteur, réalisateur et producteur depuis plus de trente-cinq ans. J'ai commencé par Babar , Tintin , Totally Spies , Marsupilami , autant de programmes pour les enfants qui étaient des succès mondiaux. J'ai ensuite produit Sous le soleil , série qui a duré vingt ans et 500 épisodes et a marqué toute une génération en plus d'être un énorme succès mondial. J'ai également construit Versailles , et je me suis alors rendu compte à quel point les programmes français, et plus généralement européens, commençaient à avoir une pertinence mondiale. Celle-ci était liée à l'évolution de la technologie et à la capacité à s'ouvrir à d'autres programmes que les séries américaines, dont le marché était encore dominé à 90 %.

J'ai créé Federation Entertainment il y a seulement six ans. J'ai voulu fédérer une trentaine de producteurs, avec lesquels j'ai créé des sociétés de production et que j'ai entourés d'une galaxie de talents, cinq à dix auteurs, réalisateurs et producteurs. J'ai, par exemple, produit Le Bureau des légendes avec Éric Rochant et En thérapie avec Éric Toledano et Olivier Nakache. Le Tour du monde en quatre-vingts jours, énorme production mondiale tournée en anglais, a coûté environ 40 millions, financés uniquement avec des diffuseurs publics européens. La série a ensuite été vendue à la BBC et à la chaîne publique américaine (PBS - Public Broadcasting Service ). Une autre très belle création sur l'incendie de Notre-Dame sera prochainement diffusée par Netflix. Je produis actuellement une trentaine de séries par an principalement pour les plateformes, mais aussi pour les chaînes traditionnelles, en France et à l'étranger, surtout en Italie, en Allemagne, en Espagne, en Israël où la créativité est très forte, au Royaume-Uni et aux États-Unis.

Le but est de continuer à croître. Je n'ai pas de capitaux particuliers, puisque je suis propriétaire de mon entreprise, créée de toutes pièces avec peu d'argent. J'y ai fait entrer récemment un actionnaire très minoritaire. Je veux créer une grande fédération, voire une coopérative de créateurs européens pour leur donner la plus grande liberté possible par rapport aux mastodontes que sont les plateformes. Pour cela, il convient de garder notre spécificité française que nous défendons depuis trente ans. Grâce aux dernières évolutions, l'Europe s'est rendu compte à quel point elle avait laissé un pouvoir économique beaucoup trop important aux fameuses Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. C'est pourquoi, dans l'agenda de la Commission et du président français, figure la régulation. Cette dernière est fondamentale eu égard aux fake news , à la nécessaire protection de la démocratie, qui est l'enjeu numéro 1, et à l'abus de position dominante qui s'installe largement aux États-Unis. Quand je produis outre-Atlantique, je ne garde aucune propriété, je suis payé comme un réalisateur, ce qui m'empêche d'investir et de développer de nombreux projets. Le business model américain ne profite qu'aux studios et aux Gafam.

Le business model européen que nous sommes en train d'inventer est un système de partage. Les diffuseurs français ont pris cette habitude, ils doivent impérativement garder ce respect des créateurs, des auteurs et des producteurs, maillon essentiel de la créativité et du génie français. Il en va de même pour les plateformes. Notre nouvelle règlementation leur impose plus d'obligations qu'aux chaînes, ne serait-ce qu'en volume - 20 %, contre 11 % à 12 % en moyenne - ou en droits. Les plateformes devront en effet nous rendre tous les droits au bout de trois ans. Le système est très équilibré, assez exemplaire, d'autant plus qu'il fait école, puisque les Italiens sont en passe d'adopter une loi proche de la nôtre qui contraindrait les plateformes à investir jusqu'à 25 %. Plus étonnant encore, les Allemands, historiquement réfractaires en raison du système des Länder , ont décidé de se pencher sur un système équivalent au nôtre, afin de ne plus être menacés dans leur souveraineté.

La souveraineté démocratique est un sujet phare de la concentration des médias. En la matière, nous sommes moins compétents, puisque nous ne produisons que des oeuvres et des émissions de divertissement. Il y va aussi de tout ce que créent nos écrivains dans l'édition, nos journalistes dans la presse, nos auteurs dans les séries, les films, les dessins animés - nous sommes le deuxième producteur mondial -, le documentaire - nous sommes à la troisième place au monde -, le divertissement et le flux - Stéphane Courbit est le leader mondial. Nous sommes confrontés à des enjeux de souveraineté et de partage intelligent très importants. Pour l'instant, nous avons trouvé une solution avec les diffuseurs. S'il doit y avoir un rapprochement entre les chaînes, un accord doit obligatoirement être conclu avec les producteurs.

M. David Assouline , rapporteur . - Je suis très heureux de cette audition, moment collectif d'échanges croisés. Vous êtes dans un double débat : l'un, qui remonte à vingt ans, concerne les rapports entre la production et la diffusion ; l'autre a trait à la concentration des diffuseurs, qui est au centre de nos travaux. Paradoxalement, la production s'est aussi concentrée ces dernières années. Malgré la présence des 4 000 sociétés de production en France, l'essentiel de la création mise en avant par les diffuseurs est entre les mains des plus gros producteurs. J'aimerais des réponses plus claires à ce sujet. Le mouvement de concentration des diffuseurs nuit-il à la production, à tout le moins à votre capacité de diversité dans la création ?

M. Pascal Breton . - À l'avenir, de nombreux petits producteurs s'allieront avec de plus gros, faute de pouvoir faire du financement et du développement.

M. David Assouline , rapporteur . - Ma question porte sur leur rapport avec les diffuseurs. La concentration de la diffusion nuit-elle à la diversité de la création et de la production ?

M. Pascal Breton . - Le risque est élevé si les diffuseurs s'entendent pour bloquer les producteurs et prendre tous les droits. Hormis le cas d'abus de position dominante à l'égard des fournisseurs, le rapprochement des diffuseurs est nécessaire pour monétiser et investir davantage. Cela suppose le respect de règles du jeu comme nous nous y employons depuis trente ans. Demain, même si Salto est un service payant, TF1 sera essentiellement une grande plateforme gratuite - l'offre de vidéo à la demande -, pour un marché de 100 milliards.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez fait une annonce à la place de TF1 sur un projet de marché gigantesque concernant une plateforme gratuite.

M. Pascal Breton . - Leur croissance sera très forte. Il en sera de même pour France Télévisions, car la société rend un service public essentiel qui ne sera jamais rempli par les plateformes ni par les chaînes privées. Le vrai enjeu est juste le respect des règles du jeu.

M. Stéphane Courbit . - Derrière la concentration, se pose le rapprochement de TF1 et de M6. Aujourd'hui, sur les 4 000 producteurs en France, nous avons six ou sept gros clients. Si la fusion de TF1 et de M6 a lieu, nous aurions un vrai duopole : le service public, client important et spécifique pour tous les producteurs ; dans le secteur privé, le groupe TF1-M6 représenterait 90 % des achats de programmes. Pour certains types de programmes, il n'y aurait qu'un seul client.

M. Laurent Lafon , président . - Pourquoi écartez-vous Canal+, qui est un client ?

M. Stéphane Courbit . - Vous avez raison, Canal+ est un client, même s'il est un peu différent. Cette concentration des diffuseurs ne nous inquiète pas, bien qu'elle change un peu la donne. Le client unique impose sa règle. Nicolas de Tavernost a déclaré la semaine dernière devant vous que la fusion permettrait à M6 d'investir beaucoup plus dans le contenu et le sport. Sans doute, mais lors du dernier appel d'offres concernant les droits de diffusion des matchs de l'équipe de France en 2016, TF1 et M6, qui étaient concurrents, avaient fini par obtenir chacun 3,5 millions d'euros par match. En 2021, après des offres maximales de 2,5 millions d'euros, le nouvel appel d'offres a curieusement été déclaré infructueux. Notre crainte est que cela se passe ainsi pour tout. Et je ne suis pas certain que la Fédération française de football (FFF) se satisfasse d'une telle situation...

M. Pierre-Antoine Capton . - Il est important de protéger les droits sur les oeuvres, d'assurer le maintien de guichets et de services d'achats séparés. De nombreux films, séries ou fictions n'auraient pas existé s'il n'y avait pas eu des guichets différents, comme, par exemple, Dix pour cent . Le service public joue un rôle crucial dans la création. J'ai eu la chance de produire Florian Zeller au théâtre pendant des années. Après une première pièce difficile, il a connu du succès et est devenu l'auteur français le plus joué dans le monde. J'ai produit son premier court-métrage. Pour son premier film, nous sommes allés voir les chaînes de télévision. Il n'a pas pu financer son film en France, mais en Angleterre, et a sollicité Anthony Hopkins. Son film, après avoir obtenu deux oscars, est nommé comme meilleur film étranger aux Césars alors qu'il est issu d'une pièce de théâtre française financée par des subventions françaises. Si nous n'avons pas la possibilité d'avoir accès à plusieurs guichets, quand deux disent non, notre métier de créateur ou de producteur n'existe plus, et il faut trouver d'autres modes de financement. Attention qu'il n'y ait pas qu'un seul acheteur par genre.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous nous avez fait part de craintes sur les concentrations des diffuseurs, avec des risques de monopole et de pouvoir pour fixer les droits et les tarifs. Est-ce le même problème pour les gros et les petits producteurs ? La concentration de la production dans de grandes sociétés comme les vôtres, pour faire masse et avoir une puissance économique, ne vient-elle pas affaiblir la diversité de la production ?

M. Pascal Breton . - À nous trois, nous représentons 200 producteurs. Dans ma société, j'ai une trentaine de producteurs internes et une centaine de producteurs avec lesquels je travaille, mais qui peuvent aussi travailler avec mes concurrents. J'essaie juste de les séduire par le meilleur apport : distribution, financement, développement, capacité à mieux négocier avec les diffuseurs et surtout les plateformes, et même vis-à-vis de TF1 ou M6. Notre rôle, c'est de créer des ombrelles. Le paysage audiovisuel européen sera fait de ces ombrelles. Il y en a trois à quatre au Royaume-Uni, peu ailleurs en Europe. En France, nous sommes en train de créer ces ombrelles apportant tous ces métiers : beaucoup d'investissement, de savoir-faire, de concentration de talents. Le petit producteur est un très bon artisan pour faire une série ou un dessin animé. Nous les protégeons dans un deal qui est souvent à 50-50, soit, car ils sont indépendants et veulent le rester, soit parce qu'on les rachète. Dans mon modèle, on achète souvent 51 % de leur entreprise, mais eux restent souverains de leurs décisions. Un producteur ne fait que ce qu'il a envie de faire. C'est une concentration dix fois moins dure que celle des GAFA ou que celles vécues avec les diffuseurs traditionnels. C'est un partage de compétences, car on ne peut pas tout faire tout seul.

M. Pierre-Antoine Capton . - Nous accompagnons des jeunes talents pour qu'ils aient du succès à l'international. Pour la première fois, nous arrivons à de tels succès internationaux, je pense notamment au Bureau des légendes et à Dix pour cent , et aux productions de Banijay. Nous avons les capacités d'aider de jeunes auteurs à rencontrer des coproducteurs italiens, anglais ou espagnols. Les chaînes de télévision sont aussi ravies que nous leur apportons des séries aussi poussées que HPI .

Même si 1 000 sociétés de production sur les 4 000 existantes se concentraient demain, 1 000 autres pourraient aussi se créer. De nombreux jeunes veulent devenir scénaristes ou producteurs. Il faut les accompagner dans leur formation, comme le prévoit le plan France 2030, et créer des écoles. Nous avons un territoire extrêmement fertile, et devons les aider encore plus.

M. Stéphane Courbit . - Nous ne sommes pas opposés à une concentration mesurée. Il y a 4 000 producteurs en France. Même nous, qui sommes le plus important, nous faisons entre 5 et 10 % de parts de marché - ce n'est pas la même chose que les diffuseurs... Au niveau mondial, nous réalisons 3 milliards d'euros de chiffre d'affaires sur un marché total de 300 milliards d'euros, soit moins de 1 %.

M. David Assouline , rapporteur . - Pourriez-vous nous transmettre les chiffres des parts de marché ?

M. Stéphane Courbit . - Nous vous transmettrons les valeurs. En nombre d'heures produites par an ou de chiffre d'affaires réalisé par chaque société par rapport au marché français, c'est peu.

Les groupes de producteurs permettent d'avoir ensuite un groupe de distribution pour payer le « gap » de financement. Par exemple, nous distribuons la série Versailles . Canal+ a financé deux tiers de la série, mais il en restait deux tiers à financer. Nous en avons financé un autre tiers. Si un groupe de distribution n'avait pas existé pour financer cette fiction, elle serait partie à l'étranger. La concentration des producteurs est nécessaire.

M. David Assouline , rapporteur . - Je me permets de rebondir à partir de deux auditions que nous avons menées récemment. Canal+ considère que la règlementation des mandats de commercialisation constitue un frein à son développement international. Cela a été rappelé vendredi dernier par Maxime Saada. Une négociation interprofessionnelle sur la base des dispositions législatives adoptées à l'automne dernier est-elle envisageable pour trouver une solution à ce problème respectueuse des intérêts de chacun ?

On pourrait envisager que des diffuseurs ne demandent rien comme part s'ils se contentaient d'acheter un droit de diffusion. Mais en France, ils sont obligés d'investir beaucoup dans les productions. Ils réclament donc de revoir leur part en retour au vu des sommes engagées. Ils n'ont plus de droits après, par exemple, deux années d'exclusivité, ni de retour à l'international. Ils sont obligés de racheter les droits de séries qu'ils ont financés, comme, par exemple, le Bureau des légendes.

Le président du groupe M6 nous a expliqué qu'il était impossible de vendre Gulli à des producteurs spécialisés dans l'animation, car ils ne pourraient plus vendre à leur propre chaîne. Selon les règles anticoncentration, ils ne peuvent pas diffuser ce qu'ils produisent ou inversement. M. de Tavernost exagère-t-il ? Faut-il modifier les règles pour permettre à des producteurs d'acheter des chaînes de télévision pour lesquelles ils créeraient des programmes ? Le secteur de l'animation est assez concentré...

M. Pascal Breton . - M. de Tavernost est souvent un peu extrême dans ses propos... Les règles sont très bonnes. Un diffuseur qui le souhaite peut produire un tiers de ses obligations en interne : TF1 produit 500 millions d'euros de production en interne avec son groupe Newen, qui est un autre leader. Studio Canal et France.tv Studio sont aussi des acteurs importants. Les deux tiers sont réalisés avec des partenaires extérieurs. C'est une bonne règle, qui n'empêcherait pas des producteurs indépendants d'acheter une chaîne.

Je suis très heureux si Canal+ est prêt à se mettre autour de la table pour discuter avec les producteurs d'un schéma gagnant-gagnant. Je passe mon temps à vouloir créer du gagnant-gagnant. Il y a évidemment des choses formidables à faire avec Canal+. Si j'avais laissé la distribution du Bureau des légendes à Canal+, j'aurais gagné exactement dix fois moins, car je n'aurais pas fait toutes mes ventes mondiales, je n'aurais pas pu le revendre à Canal+, et je n'aurais pas pu renégocier des ventes mondiales avec de très grands groupes mondiaux.

M. David Assouline , rapporteur . - Serait-ce un frein à l'exportation à l'international ?

M. Pascal Breton . - Ce serait un énorme frein. Depuis cinq ans, la totalité des exportations de Studio Canal sur les séries françaises - soit une cinquantaine de séries, puisqu'ils en produisent dix par an - est inférieure à l'intégralité de toutes les recettes que j'ai gagnées avec le Bureau des légendes. C'est un problème de dynamique interne des diffuseurs - ils sont rarement de très bons producteurs et encore moins de bons distributeurs -, mais c'est aussi une logique de choix des sujets et de distribution internationale, et enfin de valeur des droits. Si le diffuseur se revend à lui-même les droits, il dira que cela ne vaut rien, alors que pour moi, cela a de la valeur, et donc cela coûte cher. Le créateur Éric Rochant et les acteurs vont gagner beaucoup plus par ma revente de la série. Et c'est bien normal, puisque c'est un immense succès. Il n'y a pas de gêne à ce que ceux qui réussissent gagnent. Il faut trouver le gagnant-gagnant. Quand Canal+ investit 60 % ou un peu moins dans une production, il doit avoir une part de recettes à négocier, entre 30 et 50 %, voire 60 % de la valeur de l'offre. C'est bien normal. Nous partageons tout le temps.

M. Stéphane Courbit . - Oui, nous avons besoin des chaînes de télévision. Sans Canal+, nous n'aurions pas fait Versailles ni Marie-Antoinette . Mais s'ils profitent de cette position pour prendre la distribution, nous nous retrouverions dans la même position. Or Canal+ actuellement n'a pas la puissance financière des grands distributeurs ou la puissance de réseau pour obtenir la même recette. Néanmoins, ils ont négocié un tiers de la production de Marie-Antoinette . S'ils avaient pu faire plus, ils auraient eu la possibilité de nous tordre le bras, au détriment du programme. Cela aurait été une ânerie : le succès international de la série n'aurait pas été le même.

M. Pierre-Antoine Capton . - Les diffuseurs sont des partenaires. Nous travaillons très bien des deux côtés. Nous leur fournissons des programmes de grande qualité. La montée en puissance de la production française, la chance d'avoir des groupes aussi importants que Banijay, Federation ou Mediawan, tous ces talents et ces marques bénéficient en premier lieu aux chaînes de télévision. Nous sommes des partenaires. Oui, il y a des négociations avec les chaînes. Depuis la loi de 1986, nous avons laissé des droits à 360... Nous menons des discussions régulières. Nous sommes là pour créer du contenu le plus qualitatif, tandis que les chaînes de télévision diffusent. La plateforme MyCanal est de très grande qualité. Chacun est dans sa ligne. Nous voulons rester en capacité de produire et de faire rayonner la France à l'international. Nos talents doivent pouvoir continuer à créer des séries. C'est ce qu'il y a de plus enrichissant pour tout le monde. La création et la production sont ce qui a le plus de valeur dans le monde. Certains groupes français commencent à devenir importants, il faut les encourager : c'est excellent pour le tissu créatif français.

M. Stéphane Courbit . - Les chaînes financent les droits de diffusion, et non un programme. Nous finançons tout le travail en amont, la recherche-développement, la création... Ne faisons pas de raccourcis. En moyenne, les producteurs réalisent 10 % de marge opérationnelle. Cela nous permet de vivre, mais il y a aussi un énorme travail en amont.

M. Laurent Lafon , président . - Pour être précis, quels sont vos clients ? France Télévisions, TF1, M6, Canal+ et les trois plateformes. Si la fusion TF1-M6 se réalise, il vous reste six clients. Ce sont bien les mêmes marchés ?

M. Stéphane Courbit . - Tout dépend du genre de programmes. Les plateformes prennent assez peu de flux - divertissement, talk-shows... Plus de la moitié des programmes en termes de poids économique ou de nombre d'emplois concernent des programmes de flux. Le service public en prend un grand nombre, selon une ligne de conduite éditoriale précise. Si vous enlevez le service public et les plateformes, vous n'avez alors plus qu'un client...

Koh Lanta , Fort Boyard et les grands jeux sont des divertissements et non de la sous-culture.

M. Laurent Lafon , président . - Si la fusion TF1-M6 se réalise, y a-t-il de la place pour un troisième acteur privé sur le linéaire ?

M. Stéphane Courbit . - Il ne s'agit pas de la fusion entre TF1 et M6, mais de la fusion entre les quatre plus grandes chaînes privées : TF1, M6, W9 et TMC. Ce serait comme si l'on fusionnait ABC, CBS, Fox et NBC aux États-Unis. Je n'ai rien contre s'ils en fusionnent deux et qu'ils revendent deux chaînes... On peut discuter de tout !

M. David Assouline , rapporteur . - Ils ne vont pas revendre ces chaînes-là...

M. Stéphane Courbit . - Aucun d'entre nous n'est opposé à cette fusion, mais elle doit être mesurée. Normalement, détenir 70 % de la publicité ou de l'information dans une seule main n'est justifiable que par une situation exceptionnelle, par exemple une mauvaise santé économique ou un risque particulier. Je n'ai pas vu cela, ou alors il faut me l'expliquer... Si ce n'est pas exceptionnel, il faut prévoir des garde-fous. Nous sommes très heureux quand nos clients vont très bien, mais cela ne doit pas être à nos dépens.

M. Pascal Breton . - Il y a deux types de contrepouvoir : vendre de plus grosses parts de leur marché, à savoir d'autres chaînes et pas juste les plus petites. Il faut aussi qu'ils libèrent la publicité ailleurs, par exemple sur les chaînes publiques. Cela pourrait résoudre une partie du problème de financement du service public, et cela rajeunirait le public de France Télévisions. Quand on fait de la publicité, on est obligé d'avoir un public plus jeune. L'âge du public est l'un des problèmes de France Télévisions. Cela recréerait une concurrence, positive pour les annonceurs. Il est très rare qu'un marché monopolistique fonctionne mieux.

Nous, producteurs, avons habitude de discuter avec TF1. Si nous nous mettons autour d'une table avant la fusion, nous pourrions trouver un accord de respect sur les droits et surtout sur les mandats de distribution, pour éviter que nous soyons tout petits face à un monstre qui veut garder tous les droits. Il en est de même avec Canal+. Si l'on fait ainsi, tout ira très bien.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Vous nous soumettez aujourd'hui le vingtième épisode de la saison 1...

M. Laurent Lafon , président . - On peut aussi le voir en replay !

M. Jean-Raymond Hugonet . - Et même le produire si le président du Sénat en est d'accord !

Cette commission d'enquête n'en est pas une pour vous, et c'est une bonne chose. Son thème est « mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France et d'évaluer l'impact de cette concentration sur la démocratie. » Il y a deux points d'entrée, la démocratie et l'économie. Comme nous sommes tous des démocrates convaincus, vaillants et respectueux de la démocratie, je me concentrerai sur le sujet économique. Est-ce une histoire de génération ? Peut-être un peu.

Je remercie M. Courbit des chiffres présentés. Il y a d'un côté les diffuseurs, et de l'autre les producteurs. La télévision linéaire n'est pas l'avenir, sauf si vous me contredisez...

M. David Assouline , rapporteur . - Les programmes de flux...

M. Jean-Raymond Hugonet . - En revanche, une écrasante majorité constate que ce n'est pas l'avenir, y compris ceux qui l'ont en gestion, puisqu'ils viennent nous expliquer qu'ils doivent se marier pour survivre. Certes, les éditeurs de télévision ne s'arrêteront pas brutalement, mais en pente douce. C'est une révolution culturelle, que montre M. Capton par son parcours, alors qu'il est monté à Paris, sans diplôme, avec une idée, une volonté et une envie chevillée au corps, et du courage. Il y a d'un côté les éditeurs, de l'autre les producteurs. Les éditeurs sont souvent plus âgés que les producteurs - même si M. Breton fait une habile transition entre les deux.

Nous oublions souvent qu'il y a un triptyque audiovisuel : un secteur public très concentré, financé par l'argent du contribuable ; le payant très concentré avec un investisseur, qui a connu des hauts et des bas ; le gratuit, fait d'entrepreneurs, tout comme vous. M. de Tavernost est rentré en télévision en 1986, année de la loi.

Sur le gratuit, vous sembliez craindre la fusion de TF1-M6. Monsieur Courbit, vous avez atténué le propos en estimant qu'elle pouvait être possible si elle continuait à vous donner du travail. Pourquoi craindre la concentration dans le gratuit alors qu'on l'a dans le secteur public ? Si M. de Tavernost gérait l'audiovisuel public, le contribuable français s'en porterait mieux.

Même en cumulant TF1 et M6, sur les achats de programmes dans le monde, ils seraient encore en retrait par rapport à Canal+ et à France Télévisions.

Des règles existent sur les droits. Faut-il que le législateur les précise ? Nous avons reçu la présidente de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) et celui de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD). La présidente de la Sacem est en conflit avec M6, qui se dit cependant prêt à payer en attendant un accord. C'est du négoce.

L'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) peut-elle jouer un rôle dans cette médiation, ou cela doit-il revenir au juge ? Les règles sont-elles suffisamment claires pour la fusion ?

Je vous donne rendez-vous pour la saison 2, certes plus sous la forme d'une commission d'enquête. Je rêve d'avoir un « Luxembourg de l'audiovisuel ». Depuis quatre ans que je suis sénateur, je rencontre les uns et les autres. Je ne voudrais pas paraphraser Paul Meurisse dans L'Armée des ombres en disant « qu'on a besoin d'un homme qui ignore tout des armes », mais c'est un peu le cas... Seriez-vous partants pour vous mettre autour de la table, avec les diffuseurs, puisque l'exécutif n'est pas capable de proposer une loi Audiovisuel, que la loi de 1986 est obsolète et que nous sommes parlementaires ? Un échange global serait une façon de sortir de l'ornière pour vous permettre d'investir et à l'exception française de rayonner.

M. Pierre-Antoine Capton . - Le linéaire a encore de l'avenir, notamment pour couvrir de grands événements, et nous avons besoin d'un service public de qualité pour l'information - comme il l'est actuellement. J'ai la chance de produire des émissions quotidiennes d'information comme C dans l'air et C à vous . Les rédactions peuvent jouir d'une indépendance totale et le service public a une force d'investissement dans la création, en fiction et en divertissement...

À l'heure où l'on s'interroge sur les financements, il faut défendre le service public plus que tout et trouver des nouveaux moyens de le renforcer. Ce sera crucial à l'avenir.

M. Pascal Breton . - Il faut un Luxembourg des médias. Nous en avons besoin : il y a trop de non-dits, d'arrière-pensées, alors qu'à 90 % nous serons condamnés à nous mettre d'accord. Autant le faire poliment, et dans l'intérêt du pays et de l'Europe.

Derrière, il faut un régulateur beaucoup plus présent et qui contrôle l'application de ces accords ; l'Arcom doit apprendre ce nouveau rôle. Il serait formidable d'installer une sorte de commission paritaire régulière vérifiant la bonne application des accords. Il y aura des ajustements réguliers. Pour cela, il faut de la concertation et se parler d'égal à égal, ce qui n'a pas été le cas ces dernières années.

M. Pierre-Antoine Capton . - Les chaînes linéaires ne sont pas déclinantes, lorsqu'on voit leurs résultats. Mais c'est un marché différent. Si M. de Tavernost était à la tête du service public, ce serait différent, mais il n'aurait pas 90 % de ses bénéfices à distribuer à ses actionnaires, tandis que le service public réinvestit tout...

M. Jean-Raymond Hugonet . - Il trouverait le moyen...

M. Stéphane Courbit . - Oui, car il est talentueux !

Nous ne sommes pas des ennemis : les diffuseurs ne peuvent vivre sans nous, et inversement. L'Arcom pourrait jouer un rôle dans cette coordination. Le décret relatif aux services de médias audiovisuels à la demande (SMAD) et celui sur la TNT n'ont pas couvert tous les sujets.

M. Pierre-Antoine Capton . - Nous débattons régulièrement entre nous des accords interprofessionnels. Les choses ont évolué, et notamment les droits 360. Nous sommes des partenaires. Certes, il y a désaccords, mais depuis 1986, le monde a changé. La France connaît un virage exceptionnel ; nous ne devons pas le rater. Je comprends la position défensive des diffuseurs, qui ont l'opportunité de réaliser une fusion entre TF1 et M6. Nous n'y sommes pas opposés, mais nous voulons l'encadrer pour éviter que la production française n'en pâtisse.

Mme Sylvie Robert . - Merci pour la qualité de vos propos. Notre commission d'enquête traite à la fois des questions démocratiques et économiques. Il y a aussi des sujets culturels, touchant à la diversité, à la créativité et à la liberté de création. Derrière se jouent les négociations entre tous les acteurs. On oublie souvent d'évoquer ces questions, que ce soit au niveau de l'information ou des contenus.

J'ai apprécié vos propos sur le marché devenant européen, et votre positionnement en tant qu'ombrelles. Quelle relation avez-vous avec ces plateformes ? Financièrement, c'est évidemment différent des relations avec les diffuseurs européens. Avez-vous un degré de liberté absolu ? Y a-t-il encore de la liberté de création pour des contenus mondiaux, en raison de commandes ou d'influence des plateformes, ou est-il parfois difficile de proposer des contenus qui peuvent ne pas plaire ou qui seraient difficiles à vendre ? C'est un sujet mondial dans la négociation. Vous avez aussi évoqué la formation avec des écoles pour aider à l'écriture de scénarios... Toute la chaîne de valeur est impactée.

Pourrait-on améliorer la visibilité des productions françaises à l'export ?

M. Pascal Breton . - La technologie nous aide énormément : la révolution numérique a permis à toutes les productions - françaises, italiennes, suédoises, coréennes... - de traverser les frontières et de toucher un public mondial, car nous sommes sur des plateformes mondiales. Il y a eu un miracle Lupin . J'espère bientôt un miracle Notre-Dame .

À chaque fois que nous réalisons une série pour des plateformes, nous essayons d'en faire un succès local, mais aussi qu'elle puisse avoir une chance d'être un succès mondial. C'est très excitant pour tous les créateurs français. Le fait d'avoir aussi deux ou trois gros distributeurs en France est une opportunité.

Je ne suis pas un grand fan des groupes américains. J'ai eu la chance de pouvoir convaincre le Président de la République d'avoir l'audace d'aller jusqu'au bout d'une véritable régulation des plateformes. Ce n'est pas rien ! C'est la première fois que nous le faisons en Europe. C'est par l'audiovisuel que nous avons commencé à réguler les plateformes. Netflix a accepté, puis Amazon, puis Disney. Si l'on dit stop à un géant, il s'arrête en raison de la loi européenne, parce que c'est notre souveraineté. Je travaille beaucoup avec ces groupes, qui sont très malins. Ils ont compris la diversité avant les autres. Netflix fait beaucoup de diversité. Il a tout un service interne dessus, y compris sur l'éducation. La banlieue s'exprime beaucoup plus sur Netflix que sur les chaînes traditionnelles. Les plateformes ont ciblé un public plus jeune qui n'était pas servi par les chaînes traditionnelles. Canal+ s'est mis à réaliser des programmes sur les banlieues. La diversité rentre de tous les côtés. Les plateformes ont une petite longueur d'avance, aux autres de les rattraper. Ils vont aussi beaucoup plus vite dans leurs décisions et obligent TF1 et Canal+ à accélérer. C'est dans notre intérêt : quand il y a de la concurrence, il y a de la création et de la diversité. L'absence de concurrence est dangereuse.

Certes, les sujets religieux font très peur aux groupes américains, et un peu le sexe - cette pudibonderie s'est un peu aggravée récemment. Ils sont un peu trop obsédés par la violence depuis quelques décennies. Je ne sens pas de censure, mais une envie de trouver la nouvelle pépite.

En France, nous avons trop vécu les chaînes comme des appareils semi-politiques : j'avais souvent l'habitude de discuter avec TF1 comme avec un acteur de la vie politique française, de même sur France Télévisions, avec l'enjeu des réélections... Je sentais parfois plus de pression. La concurrence desserre l'étau et permet plus de diversité culturelle, d'ouverture aux réalisatrices et à tous les thèmes minoritaires. Cette diversité devient obsessionnelle dans les plateformes. On ne peut pas aller chez HBO si on ne présente pas des réalisateurs d'origines minoritaires ni de thème lié à des minorités. Cela devient un peu ridicule, car il y a tous les publics. Je n'ai donc pas d'inquiétude sur le contenu culturel. Le véritable sujet concernera plus l'information, la politique et les fake news . Nous avons un énorme chantier en Europe. C'est la priorité.

M. Vincent Capo-Canellas . - Nous avons beaucoup parlé des relations avec les diffuseurs et les plateformes. Qu'est-ce qui relève de l'échelon national et de l'échelon européen ?

Nous avons compris que la concentration des diffuseurs n'était pas forcément évitable. Vous êtes plutôt dans une logique de régulation conventionnelle. Vous semblez approuver la concentration à condition qu'il y ait un accord préalable avec vous. Cette logique conventionnelle suffit-elle ? Attendez-vous une action du législateur pour la garantir, ou faut-il plus de régulation ? De même de l'Arcom et de l'Autorité de la concurrence, pour maintenir la diversité ?

M. Stéphane Courbit . - Nous ne sommes pas dans une logique conflictuelle ni opposés aux concentrations, mais nous sommes inquiets. Nous sommes dans une logique de régulation conventionnelle. Si le législateur pouvait nous aider, ce serait l'idéal. Il y aurait plus de chances que les règles soient suivies. Nous avons besoin de votre aide.

M. Pierre-Antoine Capton . - La régulation actuelle est bonne ; nous avons réussi à la faire évoluer. J'ai toute confiance dans l'indépendance de l'Autorité de la concurrence pour faire ce travail.

M. Michel Laugier . - Sur le plan national, quelle est la répartition de votre chiffre d'affaires entre audiovisuel public et audiovisuel privé ? Quel pourcentage de votre chiffre d'affaires provient des plateformes ?

J'ai senti un certain paradoxe dans votre positionnement : vous craignez la concentration des médias alors que votre réussite est fondée sur la concentration... Sommes-nous condamnés, dans le secteur médiatique, à la constitution de grandes structures ?

Pourriez-vous détailler votre proposition de fédération de producteurs ? Ne serait-elle pas plutôt une confédération de producteurs ?

M. de Tavernost a investi dans le football avec les Girondins de Bordeaux. Pierre-Antoine Capton est très proche du club de Caen. Dans le cadre de la diversification de vos métiers, MM. Courbit et Breton sont-ils intéressés par le ballon rond ?

M. Pierre-Antoine Capton . - Personnellement, je vous le déconseille...

M. Pascal Breton . - J'ai été contacté par il y a dix ans par le FC Bastia, et j'ai refusé l'offre.

Je suis une nouvelle entreprise, atypique. Plus de 50 % de mon chiffre d'affaires est réalisé avec des plateformes, 20 % avec Canal+, 20 % avec TF1 et 10 % avec France Télévisions.

M. Stéphane Courbit . - Banijay réalise un chiffre d'affaires de 3 milliards d'euros dans le monde, dont 10 % en France - soit 300 millions d'euros. Un tiers est réalisé sur le service public - environ 100 millions - et 50 millions d'euros sur Canal+. Pour le reste, il y a un peu de distribution et nous faisons moins de 50 % avec les chaînes privées linéaires gratuites. Nous réalisons environ 10 % de notre chiffre d'affaires dans le monde, soit 300 millions d'euros, avec les plateformes. Nous pourrions en faire un peu plus.

Quand vous travaillez beaucoup avec les plateformes, vous avez peu de contraintes éditoriales, mais de grosses contraintes de négociations de droits. Nous avons la chance d'être des groupes suffisamment forts pour résister, et de pouvoir refuser de leur vendre un produit. Par exemple, nous avions deux séries connues, Peaky Blinders et Black Mirror , obtenues lors de la reprise du groupe Shine, qui étaient en contrat chez Netflix. Nous avons refusé de leur vendre pendant deux saisons, car ils voulaient prendre les droits. Nous avons eu cette liberté de refuser de vendre. Ils ont fini par lâcher, car ils en avaient besoin. Nous n'aurions pas eu le choix si nous avions été un petit producteur indépendant.

Nous ne sommes pas opposés à la concentration, mais à la concentration excessive. Dans le secteur de la production, il faut continuer à concentrer, mais bien. Si nous concentrons bien, les producteurs français peuvent devenir les acteurs principaux du monde, car des lois ont été faites en ce sens et qu'elles nous aident, et, car il y a de la création, de la tradition. L'excès de concentration et ses effets pervers sont gênants.

Banijay rassemble 120 sociétés de production indépendantes faisant travailler d'autres producteurs artistiques. Ils ont 100 % de liberté éditoriale et sont tous intéressés au résultat de leur PME. Je ne comprends pas très bien la nuance entre confédération et fédération...

M. Pierre-Antoine Capton . - Le groupe Mediawan réalise environ 1 milliard d'euros de chiffre d'affaires, moins de 50 % en France, dont un peu moins d'un tiers avec le service public, beaucoup moins avec TF1 et M6. Les plateformes ne représentent que 10 % de notre chiffre d'affaires mondial, pour les mêmes raisons que Stéphane Courbit. Elles deviennent des clients avec lesquels nous négocions, mais ces négociations sont difficiles. Les décrets SMAD vont changer tout cela.

Nous avons une soixantaine de sociétés de production à travers l'Europe : nous leur laissons une liberté éditoriale, artistique et de discussion avec les chaînes totale. Nous sommes là en cas de besoin pour une meilleure distribution et pour prodiguer des conseils. Il est parfois difficile, pour une petite société de production ou un jeune producteur, de produire une série à plus gros budget. Nous les faisons progresser.

Nous investissons aussi beaucoup en développement : nous recevons des projets, nous les lançons, nous les essayons, nous réalisons des pilotes, nous en jetons parfois... Nous faisons confiance à nos producteurs pour que ces projets deviennent les programmes phares de demain. C'est très important de pouvoir réinvestir une partie de l'argent de la distribution dans la création et dans le développement.

L'information est un sujet essentiel. Nous travaillons aussi sur la création de plateaux pour accueillir des tournages plus importants. Nous sommes à la recherche de création d'outils de production, et de formations. Pour créer beaucoup d'emplois qualifiés demain, nous avons besoin de former de nombreux jeunes.

M. Pierre-Jean Verzelen . - Je salue la clarté et la précision de vos propos, notamment sur le potentiel rapprochement entre TF1 et M6. Nous avons compris les risques que cela impliquait. Vous avez évoqué une concentration maîtrisée et l'aide législative. Pourriez-vous nous préciser les choses ? Nous avons compris les enjeux en matière de droits. D'autres sujets pratiques sur le rapprochement TF1-M6 concernent-ils une concentration concertée ?

M. Stéphane Courbit . - Nous sommes d'accord pour que les deux diffuseurs se rapprochent pour être un acteur plus fort, mais cela ne doit pas se faire à nos dépens. Lors de l'annonce de la fusion, en mai 2021, un communiqué de presse annonçait la réalisation de 250 à 350 millions d'euros de synergies. Je ne connais que trois moyens de faire des synergies : réduire le nombre d'emplois, augmenter la publicité ou réduire le montant des achats. Nous sommes directement impliqués par le troisième sujet. Nous craignons que les chaînes fusionnées passent de 1,5 milliard à 1,2 milliard d'euros d'achats pour réaliser 300 millions d'euros d'économies. Cela nous pose un problème.

Les nouveaux décrets ont permis aux chaînes d'avoir beaucoup plus de production dépendante. Sur l' access prime time et le prime time, TF1 et M6 sont passées de 75 % de production indépendante en 2016 à 38 %. Ils resserrent l'étau. On doit encadrer cela.

M. Pascal Breton . - Si les chaînes acceptent nos propositions d'augmenter leurs obligations de production à 15 % de leur chiffre d'affaires, contre 12 % en moyenne actuellement - contre 20 % pour les plateformes, sachant que la situation de Canal+ est particulière puisque la chaîne investit surtout sur le cinéma, et très peu sur l'audiovisuel - ; si elles donnent des garanties sur les achats de flux en sus de ces programmes de stock - fiction et animation - ; si nous précisons bien ensemble les règles du jeu sur la distribution et sur la détention des mandats à la fois pour les chaînes généralistes et pour Canal+ ; et si nous trouvons un accord gagnant-gagnant avec partage des droits, nous sommes prêts à partager les recettes d'un succès commun - y compris en les revendant sur des plateformes ensuite. Pour l'instant, les chaînes refusent de débattre.

M. Laurent Lafon , président . - L'écosystème français est assez favorable à la création et à la production ; tant mieux. Il y a un enjeu de souveraineté : le système de production n'est-il pas le maillon faible de la souveraineté, notamment capitalistique ? N'y a-t-il pas un risque qu'une partie des 4 000 sociétés de production passent un jour sous propriété étrangère ? Aucun système ne les protège...

M. Pascal Breton . - Ce sujet concerne aussi les diffuseurs.

La fusion entre TF1-M6 sera le point de départ d'autres opérations capitalistiques plus globales, à l'échelle européenne, avec des rapprochements avec RTL, peut-être Mediaset...

La question de la souveraineté se posera au niveau européen, de manière intéressante.

Vous étudierez prochainement la transmission des catalogues. On ne peut pas empêcher chaque producteur de vendre son catalogue, mais, en même temps, cela pose problème que tous les catalogues partent aux États-Unis. Cela suppose une réflexion commune. On ne peut pas empêcher une entreprise d'être sur un vrai marché ; c'est un bien de souveraineté culturelle puissant, qui ne peut être vendu comme un autre bien matériel. Il ne faut pas fortement abîmer la valeur de nos entreprises, qui sinon ne seraient pas vendables, et qui ne pourraient plus capitaliser ni emprunter de l'argent. En tant que citoyen, je pense qu'il faut que nous réfléchissions intelligemment à ce que l'essentiel de notre souveraineté créative française reste européenne dans tous les cas de figure.

M. Stéphane Courbit . - Je partage le point de vue de Pascal Breton : il est schizophrène de promouvoir le développement de la culture française, tout en reconnaissant le droit aux producteurs de vendre leur catalogue à l'étranger.

M. Pierre-Antoine Capton . - Mon expérience en bourse m'a enseigné que le plus important est le contrôle. Le développement, la création nécessitent toujours d'aller chercher des financements, mais le contrôle reste le sujet crucial et essentiel.

M. David Assouline , rapporteur . - Les diffuseurs que nous avons entendus soutiennent qu'ils ont besoin de concentration, de fusionner les groupes pour atteindre une masse critique face à la concurrence internationale - sur le plan domestique, on ne peut pas dire qu'ils soient très concurrencés. Or, pour vous, la réussite internationale, c'est-à-dire la conquête de marchés, repose sur les producteurs et non sur les diffuseurs. Le fait que des professionnels aussi avertis tiennent des discours aussi opposés nécessite un approfondissement, avec des données chiffrées.

Le président d'Arte nous a indiqué que En Thérapie affichait cinq millions de vues en novembre 2021. Netflix serait très heureux d'avoir une production comme celle-ci, surtout avec des coûts très limités. Le succès international est donc possible avec un producteur qui ne fait pas partie des mastodontes mondiaux.

Monsieur Capton, qui est aujourd'hui propriétaire de Mediawan ? Quel est précisément le poids du fonds américain KKR dans son capital ? Est-il vrai que ce fonds a obtenu des garanties pour devenir, à terme, majoritaire dans le groupe ?

M. Pierre-Antoine Capton . - Non. Xavier Niel, Matthieu Pigasse et moi-même avons lancé Mediawan en tant que SPAC, dont nous n'avions pas le contrôle. N'importe quel fonds vautour aurait pu y entrer et en prendre le contrôle. C'est pourquoi nous avons lancé une OPA avec plusieurs partenaires, dont Bpifrance, la Société Générale et la MACSF - la Mutuelle d'assurances du corps de santé français.

Je crois savoir d'où vient cette question... Le plus important est que le contrôle reste français. Aucune décision, de vente notamment, ne peut désormais être prise sans l'accord conjoint de Xavier Niel, Matthieu Pigasse et moi-même.

M. David Assouline , rapporteur . - Monsieur Courbit, vous êtes entré en janvier 2018 dans le capital de Shauna Events, leader européen des e-influenceurs. Or sa directrice, Magali Berdah, qui est également chroniqueuse à Touche pas à mon poste , a sorti il y a une semaine sur YouTube un format « 24 heures avec Éric Zemmour ». En étiez-vous informé ? Quelle est la nature de votre partenariat ?

M. Stéphane Courbit . - Nous avions en effet pris une part minoritaire au capital de Shauna Events, qui est une société qui gère des influenceurs. Magali Berdah y conservera des parts à hauteur de 10 % environ. Je connais ses activités, mais j'ignorais qu'elle avait produit le format que vous évoquez - et que cela pouvait poser problème...

Je ne suis pas un soutien de M. Zemmour, et Mme Berdah s'est peut-être intéressée à lui parce que c'est un bon client ; d'ailleurs Public Sénat vient de lancer une émission intitulée Bienvenue chez vous , dont il est le premier invité.

M. David Assouline , rapporteur . - J'observais simplement qu'il existe un rapport organique entre vous et Mme Berdah. Je prends acte de votre réponse.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Mercredi 2 février 2022
Audition de M. Patrick Drahi, fondateur et propriétaire d'Altice

M. Laurent Lafon , président . - Permettez-moi tout d'abord, au nom de la commission dans son ensemble, d'exprimer notre solidarité et notre soutien à Ophélie Meunier, qui a fait l'objet de menaces de mort et qui est sous protection policière depuis un reportage diffusé sur M6. Pour nous tous ici, évidemment, toute atteinte à la liberté d'expression et de travail d'un journaliste est quelque chose d'inacceptable. C'est donc naturellement et avec force que nous lui apportons notre solidarité et notre soutien.

Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous poursuivons les travaux avec l'audition de M. Patrick Drahi. Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe socialiste, écologiste et républicain et a pour rapporteur David Assouline qui est à mes côtés.

Monsieur Drahi, nous vous remercions d'avoir pu vous rendre rapidement disponible pour les travaux de notre commission d'enquête. Avec quelques autres, vous faites partie de ces grands capitaines d'industrie qui ont choisi d'investir dans les médias. Votre groupe Altice possède en effet l'opérateur SFR et plusieurs câblo-opérateurs dans de nombreux pays. Vous êtes également, et c'est ce qui motive votre présence devant nous aujourd'hui, un acteur majeur des médias via Altice Media. Votre groupe allie les réseaux et les contenus.

Cette diversification remonte à 2015, quand vous avez racheté NextRadioTV à Alain Weill, qui l'avait fondé en 2000. Le groupe est aujourd'hui le troisième opérateur privé en France avec les marques BFM (première chaîne d'information en continu) et RMC. Par ailleurs, en 2014, vous entrez au capital du journal Libération . En 2020, vous annoncez avoir épuré les dettes du quotidien et le placez sous l'autorité d'une fondation régie par un fonds de dotation afin de garantir son indépendance et sa pérennité. Vous êtes donc aujourd'hui l'un des plus grands acteurs des médias en France, ce qui suscite bien entendu une attention médiatique et politique toute particulière. La commission est donc désireuse de vous entendre, d'autant plus que votre dernier passage au Sénat remonte à 2016, au sujet des origines et des raisons de votre engagement dans les médias.

Nous avons donc un certain nombre de questions à vous poser sur la stratégie de votre groupe dans le domaine des médias, sur la relation de l'actionnaire que vous êtes avec les médias qui sont dans votre groupe et de manière plus large sur l'analyse que vous faites de l'évolution des médias en France. Je vous propose l'organisation suivante, qui est commune à toutes les auditions que nous menons ici. Je vais vous donner la parole pour dix minutes afin de permettre un échange avec vous. C'est le rapporteur David Assouline qui vous posera la première série de questions.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte-rendu qui sera publié. Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objectif de la commission d'enquête.

Je vais vous inviter, monsieur Drahi, à prêter serment en jurant de dire toute la vérité, rien que la vérité et en levant la main droite.

M. Patrick Drahi, fondateur et propriétaire d'Altice . - Je le jure.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie. Je vous donne la parole pour dix minutes.

M. Patrick Drahi . - Merci monsieur le président. Mesdames les sénatrices et messieurs les sénateurs, merci de me recevoir.

Merci de me recevoir. J'étais effectivement parmi vous lors d'une autre commission. Je crois que c'était en juin 2016. Si vous le permettez, je vais faire le point de ce qu'il s'est passé dans mon groupe entre 2016 et aujourd'hui.

En 2016, cela faisait un an et quelques mois que j'avais racheté SFR. Je n'avais pas racheté encore BFM à Alain Weill. J'étais minoritaire au capital de BFM, avec 49 % du capital. J'ai complété ce rachat en 2018, si je ne m'abuse, en tout cas après 2017.

À l'époque, notre groupe faisait environ 20 milliards de chiffre d'affaires. Celui-ci sera d'environ 50 milliards d'euros cette année. En France, SFR était une entreprise en déclin quand je l'ai rachetée (déclin de chiffre d'affaires, déclin du nombre d'abonnés, très mauvaise image). Nous nous sommes employés, dès les premières années, à investir massivement. J'avais pris plusieurs engagements, lors du rachat de SFR, durant les négociations avec l'État, notamment celui de maintenir SFR en France et celui de nommer un président français. Nous avions également pris l'engagement industriel d'amplifier la couverture 4G et de couvrir 22 millions de foyers français d'ici 2022. Tous ces engagements ont été tenus. Le président de SFR, Grégory Rabuel, ici présent, est français. C'est d'ailleurs un jeune président. La société est toujours en France. La couverture 4G, alors que nous étions dernier de la classe lorsque j'ai repris SFR, est aujourd'hui de 99,9 %. Vous savez que les opérateurs ont pris, vis-à-vis de l'Etat, l'engagement de couvrir 100 %. La France sera le seul pays d'Europe, voire du monde, à atteindre une telle couverture de 100 %.

Dans le mobile, nous étions derniers en 4G. Vous avez sans doute vu des rapports récents, notamment de l'Arcep, montrant que nous sommes aujourd'hui premiers ex aequo en 5G. Sur la fibre optique, nous avons dépassé notre engagement : nous n'avons pas créé 22 millions de prises en 2022 mais nous serons plutôt aux alentours de 30 millions d'ici la fin de l'année. Nous sommes allés bien au-delà de ce qui était prévu car durant toute cette période, contrairement à la période précédente, nous n'avons pas pris un euro de dividende. Nous avons consacré l'intégralité des ressources financières de l'entreprise à l'investissement. Lorsque j'ai pris SFR, l'investissement annuel était de 1,6 milliard d'euros. Il avoisine aujourd'hui 3 milliards d'euros dans la 5G, dans la fibre, dans la couverture 4G, dans les équipements des clients et dans l'amélioration des services.

Le chiffre d'affaires, qui décroissait de 5 % par an, est aujourd'hui en croissance annuelle de 5 %. Il est supérieur de celui de SFR avant l'entrée du quatrième opérateur. Là où nous perdions environ un million de clients par an, nous en gagnons aujourd'hui environ un million par an.

Une petite évolution capitalistique a eu lieu au sein de mon groupe. En juin 2016, je détenais environ 60 % du capital de mon entreprise. J'en détiens aujourd'hui 100 %. Cela a le mérite d'être simple pour les Conseils d'administration. C'est une détention 100 % familiale, en partenariat avec certains de mes collaborateurs, qui ont une participation à mes côtés. Vous vous inquiétiez alors de mon niveau de dette, qui était de l'ordre de 50 milliards d'euros. Elle est toujours de 50 milliards, pour un chiffre d'affaires qui a quasiment doublé, ce qui traduit une performance remarquable. J'emprunte aujourd'hui sur les marchés pour un coût deux fois moins élevé qu'il y a cinq ans, ce qui est le résultat des performances opérationnelles de notre groupe et de la confiance retrouvée auprès des investisseurs, alors même que les taux d'intérêt sont en train de remonter.

Des choses nouvelles sont aussi à signaler dans la vie de notre groupe. Nous sommes devenus le premier actionnaire de British Telecom. Je crois que ce peut être un motif de fierté pour l'industrie française, concernant un groupe que j'ai fait naître à Châteaurenard, petite ville de quelques milliers d'habitants des Bouches-du-Rhône. L'Angleterre est sortie de l'Union européenne mais elle fait toujours partie de l'Europe géographique. Nous pouvons donc dire que nous sommes le premier actionnaire du premier opérateur européen.

Dans les médias, au-delà des marques très connues, je détiens aujourd'hui la licorne la plus performante du marché français, la société Teads, créée par un Français, savoyard. Cette société est le numéro un mondial de la vidéo publicitaire en ligne. Sur le site de quelque journal que ce soit, en France, en Angleterre, aux États-Unis et un peu partout dans le monde, lorsque vous faites défiler un article, vous voyez par moment des publicités sous la forme de vidéos. Nous sommes numéro un mondial dans ce secteur. Cette entreprise a un volume d'affaires huit fois plus important que celui de BFM, même si vous n'en avez sans doute jamais entendu parler.

J'ai commencé mon aventure dans les médias en France, non pas en 2016, lorsque je suis entré au capital de BFM ni en 2014 lorsque j'ai racheté Libération mais en 1995, à Marne-la-Vallée, en lançant Canal Coquelicot, petite chaîne locale du réseau câblé. A l'époque du Plan câble, chaque grande ville de France avait lancé une chaîne d'information locale. C'était un fiasco notoire. Elles ont d'ailleurs quasiment toutes disparu. Modestement, pour notre part, avec les autorités organisatrices du Val Maubuée, nous avions lancé cette petite chaîne (qui existe toujours, parce qu'elle avait un budget raisonnable) qui traitait de l'information locale.

Cette expérience des chaînes locales m'a conduit progressivement à m'intéresser aux médias et ma première grande aventure dans les médias a eu lieu en 2005 lorsque j'ai racheté les droits du football de deuxième division en France. A cette époque avait lieu la fusion des deux plateformes satellitaires, TPS et CanalSat. Cette fusion a créé un manque de concurrence pour les rachats de droits et je me suis faufilé dans un interstice pour racheter les droits de diffusion de la Ligue 2 moyennant un prix très raisonnable, puisqu'il n'y avait qu'un seul acheteur : c'est l'acheteur qui faisait le prix et le vendeur a préféré me céder les droits plutôt que de les vendre à l'acheteur de l'époque. C'est ainsi que j'ai démarré dans le sport. Nous n'avions pas été très créatifs en ce qui concerne la marque, qui s'appelait Ma Chaîne Sport. Ce n'est pas moi qui la gérais. Ce fut une grande réussite : la chaîne a été distribuée par toutes les plates-formes en Europe et en Afrique. De fil en aiguille, nous nous sommes de plus en plus intéressés à l'investissement dans les médias, non comme outil d'influence mais plutôt comme une aventure économique dans le prolongement de nos activités. Par le câble ou la fibre optique, nous apportons la lumière, la civilisation, du sens sur ce qu'il se passe dans le monde, c'est-à-dire avant tout du contenu. Il est assez logique, pour un opérateur de distribution, d'être impliqué dans les contenus.

La partie la plus connue de mon groupe en France est le groupe formé par BFM et RMC. Depuis que je suis entré au capital de ce groupe, celui-ci a connu un développement important, à la faveur du développement des chaînes locales. J'annonçais au Sénat, en 2016, que nous allions lancer BFM Paris. Nous avons lancé, depuis lors, BFM Lyon, BFM Lille, BFM Grand Littoral, BFM Côte d'Azur, BFM DICI (petite chaîne qui couvre deux départements, le 04 et le 05). Nous avons obtenu hier ou avant-hier l'autorisation de reprise d'une chaîne de télévision locale en Normandie, que nous allons certainement renommer BFM Normandie. Je me tourne vers Arthur Dreyfuss, qui est le patron du groupe de médias en France et le secrétaire général de SFR. La fonction de secrétaire général, chez nous, englobe la communication, les relations avec les institutions et la réglementation. Arthur Dreyfuss est maintenant le grand patron de BFM, tandis que j'en suis l'actionnaire.

Je contrôle également des médias hors de France. Je possède une chaîne d'information, i24NEWS, produite pour partie à Tel Aviv, pour partie à Paris et pour partie à New York. Elle se focalise sur le Moyen-Orient, avec trois rédactions, l'une en français, l'une en anglais et une en arabe. J'ai repris des chaînes d'information dans la région de New York. Je ne les ai pas créées mais je les ai reprises en rachetant le réseau câblé de New York. Ce réseau qui s'appelle News 12 constitue une grande réussite. C'est la première chaîne d'information locale de la région de New York, aux alentours de Manhattan.

M. David Assouline , rapporteur . - Bonsoir monsieur Drahi. L'objet de notre commission d'enquête est la concentration dans les médias et les effets qu'elle peut avoir sur notre vie économique, en termes de concurrence, mais surtout sur notre vie démocratique. Je ne vais pas énumérer, comme je l'ai fait vis-à-vis de M. Bolloré, durant six minutes, l'ensemble de ce qu'il possédait dans le monde des médias pour mettre en évidence les raisons pour lesquelles il était attendu devant notre commission. Il m'a fallu de nombreuses heures pour essayer de comprendre tout ce que vous possédiez en termes d'entreprises, de filiales et de pays où ils étaient logés.

Un schéma est projeté.

M. David Assouline , rapporteur . - Cela m'évite des énumérations de six minutes. L'activité médias ne représente, je crois, que 4 % du chiffre d'affaires de votre groupe.

M. Patrick Drahi . - 0,6 %.

M. David Assouline , rapporteur . - C'est encore plus petit que ce qui nous avait été indiqué. C'est tout de même conséquent car, vous l'avez dit vous-même, ce groupe englobe SFR Business, Pro, Collectivités, opérateurs. Altice Media est le troisième groupe de médias français, selon votre site. Il possède RMC Radio, RMC Story, RMC Sport, RMC Découverte, BFMTV, BFM Business, les régions et tous les déploiements locaux que vous avez cités, ainsi que BFM Radio. J'arrête là l'énumération.

Vous êtes présents sur des supports qui couvrent toute la chaîne de valeur. Appelons cela une concentration verticale, qui n'est pas réglementée par la loi de 1986. C'est l'objet d'une de nos discussions et nous avons à apprécier la caducité éventuelle de cette loi, sachant que l'on peut posséder deux supports sur trois, et encore, si le troisième, la presse ne couvre pas plus de 20 % du territoire dans l'hypothèse où il s'agit d'une presse d'information quotidienne. Vous possédez les « tuyaux ». Vous les fabriquez même et les posez. Vous possédez donc ce qui va acheminer l'ensemble de cette production d'informations et cette création. Vous produisez, avec notamment Altice Studio, 400 films et deux séries par an. Vous avez le support télé, avec les chaînes que j'ai citées, et le support radio (RMC). Cela n'a rien de marginal puisque BFM est la première chaîne d'information en France sur la TNT. Dans la presse, vous possédez Libération et le groupe L'Express. C'est plutôt de cela que nous souhaitons discuter. Ce sont des activités que vous déployez avec succès de façon industrielle dans le monde entier. Quelle est la motivation qui guide cette implication dans le monde des médias ?

Nous pouvons légitimement nous demander si cette implication vient servir vos autres activités et l'influence que vous pouvez avoir, d'autant plus qu'il y a un lien avec la commande publique. Lorsqu'on remporte la licence SFR, qui est attribuée par l'État, l'influence politique peut entrer en ligne de compte. Au-delà de la motivation, que vous allez nous exposer plus précisément, vous paraît-il sain, en tant que citoyen, que dans une démocratie, quelles que soient les motivations et la volonté initiale des propriétaires, l'on puisse concentrer, grâce à une telle puissance industrielle, l'ensemble de la chaîne de valeur de la production d'informations - lesquelles sont nécessaires à notre démocratie de façon indépendante, libre, diverse, à l'abri des influences ?

M. Patrick Drahi . - Merci monsieur le sénateur. Je voudrais juste apporter une précision. Je ne suis pas venu avec des slides. Vous avez projeté un slide certainement tiré d'un journal.

M. David Assouline , rapporteur . - Je vais vous le dire précisément.

M. Patrick Drahi . - Je sais lequel c'est.

M. David Assouline , rapporteur . - C'est pour que ceux qui nous écoutent l'entendent. Ce sont des données établies par l'économiste Benoît Boussemart en octobre 2015, éditions Estaimpuis. Vous pouvez nous dire ce qui est contesté. Il y a des localisations aussi diverses que le Panama, le Luxembourg, New York, la Grande-Bretagne et la Suisse.

M. Patrick Drahi . - Vous oubliez effectivement la Suisse. C'est là que j'habite. Ces données datent de 2015. Effectivement, en 2015, j'avais une holding à Guernesey. Je ne l'ai plus. Toutes mes sociétés sont basées au Luxembourg. La tête de mon groupe était aux Pays-Bas. Elle ne l'est plus. Je vous ai indiqué que je détenais alors 60 % du capital de mon entreprise. 40 % se trouvaient sur le marché. Nous étions à la bourse d'Amsterdam. J'avais expliqué lors d'une précédente audition pourquoi j'étais à la bourse d'Amsterdam et non à la bourse de Paris. J'ai croisé tout à l'heure un étranger qui m'expliquait que ses enfants, nés en France, pouvaient devenir français mais ne le sont pas devenus parce qu'il est tellement compliqué d'obtenir des papiers qu'ils préféraient rester danois et belge. La seule raison pour laquelle j'ai introduit ma société en bourse aux Pays-Bas est que c'était plus facile qu'à Paris. Les Pays-Bas faisant partie de l'Union européenne, cela ne me semblait pas un gros problème.

Plusieurs choses ont changé par rapport au slide que vous avez projeté. Je n'ai jamais eu de société au Panama. Je sais que je parle sous serment. J'ai intenté une démarche auprès de France Télévisions, que j'ai arrêtée car cela ne sert à rien de perdre son temps. J'étais présenté comme l'ennemi public numéro un alors que je n'ai jamais eu de société au Panama. On a beau expliquer cela aux journalistes, une fois que c'est publié, le mal est fait et il est trop tard. Tout le monde croit ce qui est publié, même si c'est faux. Cela ne sert à rien de lutter ensuite contre des bêtises qui sont dites ou écrites.

Je ne suis plus propriétaire de L'Express et je ne suis plus propriétaire de Libération . Je peux vous expliquer pourquoi. Cela prendrait des heures. Je peux aussi vous expliquer pourquoi j'avais acheté ces journaux. Je l'avais déjà expliqué. Au moment d'acheter SFR, Libération était en dépôt de bilan. Certains disaient, sur France Télévisions, le soir, tard, que j'allais acheter Libération à la barre du tribunal de commerce. J'ai trouvé plus correct d'en prendre le contrôle directement. Cela répondra à l'une de vos questions. Est-il sain que des entrepreneurs détiennent des médias ou des titres de presse ? Cela me paraît extrêmement sain. Lorsque le capital d'une entreprise est fragmenté entre de multiples petits acteurs qui ont peu de moyens pour développer l'entreprise, cela ne pose pas de problème tant que tout va bien. Lorsqu'une vraie difficulté économique ou industrielle se fait jour, ce n'est plus pareil. C'était - et c'est toujours - le problème de la presse. Mieux vaut alors pouvoir s'appuyer sur quelqu'un qui a les moyens de renflouer un journal, plutôt que d'avoir 18 actionnaires dont aucun n'a les moyens de renflouer le journal, et qui se disputent du matin au soir.

J'ai sauvé Libération . On m'avait dit que cela allait me coûter 14 millions d'euros. Cela m'a coûté beaucoup plus, et Libération est toujours vivant. Je pourrais vous dire pourquoi j'ai placé le journal dans une fondation. Cela lui assure une indépendance totale. Je n'ai pas sauvé BFM. J'ai racheté BFM car cela me semblait une bonne affaire, en cohérence avec mes métiers. Cela me permettait de me développer davantage dans le monde rural, comme je l'avais fait avec Canal Coquelicot. Il y avait cette cohérence dans la recherche d'un développement régional, au moment où l'on voulait fibrer la France. D'ailleurs, nous développons des BFM dans toutes les régions de France.

Est-ce pour avoir de l'influence au regard de la commande publique ? Les licences télécom ne se discutent pas dans le bureau d'un responsable politique : il s'agit d'enchères qui sont remportées par le plus offrant, et auxquelles vous pourriez participer. J'ai payé 750 millions d'euros la dernière licence que nous avons obtenue. J'aurais pu la payer beaucoup moins cher si je n'avais pas eu l'État parmi mes concurrents, puisque l'État est au capital d'Orange. Nous participons donc à l'investissement dans les infrastructures et nous payons aussi beaucoup d'impôts, alors que SFR ne payait pratiquement plus d'impôts lorsque je l'ai achetée. Aujourd'hui, elle paie beaucoup d'impôts. Croyez-moi, acheter des médias n'a rien à voir avec une recherche d'influence. J'ai 30 millions de clients chez SFR, c'est-à-dire la moitié de la France. Tout le monde connaît mon entreprise. Je n'ai pas besoin d'avoir une influence sur quoi que ce soit. En outre, je n'ai aucune commande publique.

Je crois qu'une grande problématique a trait à l'avenir économique du métier. Je peux vous faire part de mes vues quant à la façon dont la loi pourrait évoluer. Vous mentionnez la loi de 1986. Mon fils est là. Il n'était pas né en 1986. Les gens qui seront aux commandes bientôt n'étaient même pas nés. Nous pourrions aussi parler de la loi sur la télévision en noir et blanc de 1960 ou 1955. Les lois sont désuètes au regard des technologies existantes. Je pense que la consolidation, dans des secteurs extrêmement fragmentés, est très saine pour l'économie. Tout à l'heure, j'ai pris un café à Paris. J'ai payé 8 euros pour un café et un croissant. Chez SFR, vous pouvez trouver des abonnements à la 5G pour 8 euros. Vous passez cinq heures par jour sur votre téléphone. Vous prenez un café. Cela prend trente secondes et ce n'est pas forcément très bon pour la santé. C'est délirant ! Il n'est pas logique que le café soit aussi cher et que la 5G soit aussi peu chère. Nous n'avons pas de quoi être fiers, en tant que Français, d'avoir des services d'une telle importance et d'une telle utilité bradés à un tel prix.

Résultat des courses, les opérateurs américains sont extrêmement puissants, non parce qu'ils font de la politique mais du fait de leurs résultats économiques. Or ceux-ci ont été permis par leur concentration. Dans l'industrie des médias, les opérateurs de télécom, c'est-à-dire ceux qui ont les tuyaux, ont essayé à plusieurs reprises d'intégrer les médias. Je l'ai tenté également. Dans certains cas, j'ai persévéré, dans d'autres j'ai arrêté. J'ai décidé de sortir de la presse papier car le mécanisme qui était en place ne fonctionnait pas correctement. Pourquoi fait-on de la fibre optique ? Ce n'est pas pour échanger des SMS mais pour permettre de produire une information interactive en vidéo, en lien direct avec la télé. Il est logique que les grandes entreprises - donc les grands entrepreneurs qui les détiennent - soient au capital des entreprises de médias.

Je connais bien le marché américain, dont je suis un petit acteur, à travers une entreprise de la taille de SFR, qui ne détient que 2 % du marché américain. Les grands groupes de médias américains sont contrôlés par des personnes physiques. Il en est de même de Google, Facebook et des autres grandes plates-formes. Est-ce bien pour la démocratie ? C'est fantastique. Je suis issu d'une famille d'enseignants. J'ai eu la chance, grâce au système éducatif dont j'ai bénéficié, de pouvoir me développer en France. Si l'on me dit demain que je ne peux plus rien acheter dans les médias au motif que je suis présent dans les télécom, et réciproquement, ce serait très regrettable. Je cite une anomalie de la loi de 1986.

A l'époque, il y avait une seule chaîne de télé. On passait à trois. On est passé à 250 chaînes de télé. Une, ce n'était pas assez. 250, c'était trop. Lorsqu'il y avait une chaîne, on a voulu ouvrir le système en privatisant et en octroyant une deuxième, puis une troisième fréquence. Une fois atteint le nombre de 250 chaînes, on conserve la loi de 1986, qui vous interdit par exemple de détenir plus de 49 % d'une entreprise qui a une certaine audience en France. C'est totalement ridicule. Je crois que vous allez recevoir M. Bouygues. Il détient 49 % de TF1, qui est la première chaîne privée de France. Pensez-vous qu'il a plus ou moins d'influence en détenant 49 % ou 100 % ? Cela ne change rien. En revanche, aux États-Unis, ses concurrents en rigolent, car avec 49 %, il n'a aucun moyen de développer son entreprise. Il ne s'est d'ailleurs pas développé hors de France. L'Américain qui est propriétaire de son entreprise aux États-Unis peut, fort de ses résultats, investir à l'étranger. Les Chinois font de même. Les Français doivent être extrêmement bons pour se développer à l'étranger, car, dans les médias, dès que nous atteignons une certaine taille, nous ne pouvons détenir plus de 49 % du capital.

Lorsque j'ai repris le groupe BFM, nous avions une audience de 3 %. Nous avons investi. J'ai augmenté les effectifs, recruté des journalistes. Nous sommes aujourd'hui à 7 %. On me dit que si je dépasse une certaine audience, je n'ai pas le droit de détenir plus de 49 % du capital. Il faudrait donc que je revende 51 %. Cela n'a aucun sens ! Cela ne tient pas la route. D'ailleurs, l'ensemble qui sera formé par le rapprochement de TF1 et M6 ne pourra détenir plus de sept chaînes de télévision. Pourquoi sept et non cinq ? D'où sort ce chiffre ? Cela devrait être en rapport avec l'audience et non avec le nombre de chaînes.

M. Laurent Lafon , président . - Concrètement, la loi de 1986 vous a-t-elle empêché de faire une acquisition ?

M. Patrick Drahi . - Bien sûr. Croyez-vous que j'avais la possibilité d'acheter 49 % de M6 ? Comment financer une telle acquisition ? Supposons que vous souhaitiez acheter une maison. Vous allez voir votre banquier et vous vous rendez compte que vous ne pouvez acheter que l'entrée, les toilettes et une chambre. D'ailleurs, dans le cas de TF1 et M6, ce n'est pas un rachat. C'est une fusion. Le groupe Bouygues en détiendra 35 %. Ce sont des lois qui empêchent le développement.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous exposez votre point de vue un peu comme une évidence et comme la seule position possible. Or les faits montrent des choses différentes de ce que vous expliquez. Vous indiquez qu'aux États-Unis, les acteurs industriels se développent parce qu'il n'y a pas de limites. Ce n'est pas vrai. C'est depuis Trump qu'il n'y a plus de limites. Auparavant, avant qu'on ne lève toutes les contraintes, nul ne pouvait posséder une grande chaîne de télé et la presse écrite.

M. Patrick Drahi . - Non, excusez-moi, je suis sûr que vous connaissez mieux les lois françaises que moi mais je connais probablement mieux le marché américain. Vous savez que CNN a été fondée par Ted Turner. CNN est aujourd'hui détenue par un grand groupe de télécom.

M. David Assouline , rapporteur . - J'ai été très précis. Jusqu'aux dernières déréglementations, sous l'impulsion de Donald Trump, on ne pouvait pas posséder plusieurs grandes chaînes ni posséder une grande chaîne de télé et un organe de presse écrite.

M. Patrick Drahi . - C'est faux. J'ai acheté Cablevision. Il y avait une chaîne de télé et un journal, numéro un dans la région de New York, numéro un dans la presse et dans la télé. Je ne sais pas d'où vous tenez cette information.

M. David Assouline , rapporteur . - Je vais rechercher mes sources.

M. Patrick Drahi . - Je vais vous donner des chiffres. Il y a trois grandes chaînes aux États-Unis. Les trois sont contrôlées par des personnes physiques (que je connais toutes les trois), Brian Roberts, John Malone et Shari Redstone. Grâce à cela, l'entreprise est stable. Lorsque nous allons travailler le matin, nous ne nous disons pas « je vais créer des emplois » ou « je vais gagner de l'argent ». Ce n'est pas cela, l'objectif d'un entrepreneur, ni détruire des emplois ou faire des restructurations. Son objectif est de faire grandir son entreprise. Aujourd'hui, si nous faisons dix francs de chiffre d'affaires, l'objectif est de faire onze ou douze francs de chiffre d'affaires l'année prochaine. Cela peut se faire par croissance interne ou par acquisition. Il est logique, lorsqu'on atteint une certaine taille, d'envisager de racheter certains collègues, concurrents ou fournisseurs. C'est la logique du monde industriel. Renforcer les entreprises permet de construire des champions. J'ai racheté des entreprises qui étaient pratiquement en dépôt de bilan. Nous les avons restructurées et grâce à cela, nous sommes aujourd'hui présents dans plein de pays du monde. Aux États-Unis, on peut faire cela, en Angleterre aussi.

M. David Assouline , rapporteur . - En fin d'audition, après que mes collègues vous auront posé leurs questions, j'aurai des éléments pour vous répondre à propos de ce que vous contestez, parmi les informations que j'ai citées concernant les États-Unis. J'ai d'autres questions à vous poser.

Vous avez racheté les titres du groupe belge Roularta en 2015 ( L'Expansion, L'Express, Lire, Studio, Ciné Live, Mieux Vivre Votre Argent, Classica et Pianiste ). Cette acquisition semble dépasser la simple sauvegarde d'un titre emblématique. Nous avons eu cette explication, notamment par M. Arnault : je n'ai pas d'intérêt à acheter des titres de presse. Je viens comme un mécène sauveteur d'entreprises en difficulté et si ces titres peuvent encore exister, c'est grâce à moi. Chacun peut apprécier la réalité de ces motivations. Vous nous avez dit cela à propos de Libération . L'exemple que je viens de citer montre qu'il y avait tout de même une stratégie de votre groupe consistant à aller vers la presse écrite. Pouvez-vous nous l'expliquer ?

M. Patrick Drahi . - Non, ce n'est pas ce que j'ai dit. Nous avions une stratégie qui consistait à aller vers les médias télévisuels. J'ai racheté Libération et je suis tout à fait d'accord avec M. Arnault : j'ai sauvé Libération . Je n'ai pas considéré que j'allais investir dans les journaux, sûrement pas. J'ai racheté Libération au moment où cette entreprise avait besoin de 14 millions d'euros pour ne pas se déclarer en faillite auprès du tribunal de commerce. J'étais en train de faire un chèque de 14 milliards. Je me fais interviewer par une journaliste de Libération , qui me dit, monsieur Drahi, vous ne pouvez pas nous aider ? Vous allez dépenser 14 milliards. Nous avons besoin de 14 millions pour finir le trimestre. Je la regarde. Je calcule vite. Cela fait un pour mille. C'est comme si quelqu'un qui s'achète une paire de chaussures à 100 euros se voit demander dix centimes par quelqu'un, dans la rue, qui est dans le besoin. Je lui ai dit que j'allais étudier le dossier. Le soir, je demande que le dossier me soit communiqué. Je n'ai pas acheté Libération pour d'autres raisons.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez commercialisé ces titres via le kiosque SFR en appliquant un taux de TVA de 2,1 %, avant d'être contraint en 2018 de revenir au taux annuel de 20 % et de subir un redressement en conséquence. Si vous saviez que vous alliez être soumis au taux de 20 %, auriez-vous racheté ces titres - dont vous vous êtes d'ailleurs désengagé depuis ?

M. Patrick Drahi . - Je vous réponds sous serment et sincèrement. Lorsque j'ai racheté Libération , je ne savais pas ce que j'allais en faire. Je savais que j'allais faire plaisir à mes parents, qui étaient professeurs de mathématiques. Vous imaginez pour qui ils votaient. Cela leur a fait plaisir. Au départ, ils disaient « mon fils, il est dans les affaires, il n'a pas réussi ». Dans ma famille, tout le monde est médecin ou professeur de mathématiques. Je rachète Libération et là, je reçois des SMS de copains qui me disent « Patrick, ça nous fait plaisir, pour une fois, tu vas perdre de l'argent ». Cela me vexe quand on me dit cela. Avec Libération , c'est impossible de s'en sortir. Comment faire pour être un peu plus gros, trouver des synergies, etc. ? C'est exactement ce qu'a dit M. Arnault. Ce n'est pas moi qui ai appelé les responsables de L'Express . Une personne belge m'appelle et me demande si je serais intéressé par le groupe L'Express. Moi, je lisais L'Express . Mes parents lisaient Libération . Je me suis dit pourquoi pas, cela va compléter le machin. C'est ainsi que cela s'est passé.

Une fois que nous étions à l'intérieur, nous nous sommes rendu compte que c'était une patate chaude. Chaque année, cela baisse. Les gestionnaires ne font que licencier des gens et cela continue de baisser. Mon fils n'a jamais touché un papier réel. Les jeunes lisent les journaux mais ils les lisent sur smartphone. Je me suis dit, j'ai trouvé un modèle économique. Je vais rassembler le plus grand nombre possible de journaux et je vais les diffuser auprès de mes 15 millions d'abonnés. Il existait depuis la nuit des temps deux régimes de TVA différents en France, celui des télécoms et celui des médias. La télévision à péage était soumise à un taux de TVA de 5,5 %. Nous avons effectivement profité du régime en place. Je ne fus pas le seul à faire l'objet du contrôle fiscal en question puisque tous mes concurrents m'ont imité. Le kiosque SFR est fantastique et ma mère y est d'ailleurs abonnée. Cela a fait repartir le truc. Le magazine qui était lu par 30 000 personnes a vu son audience passer à 400 000 personnes.

M. David Assouline , rapporteur . - Ma question est très concrète.

M. Patrick Drahi . - Ma réponse l'est encore plus ! Du coup, après, on me dit, on change la loi, cela passe à 20 %. Il n'y avait plus d'intérêt à le diffuser. Cela s'est écroulé. Je suis un mécène pour quelques jours mais pas pour le restant de ma vie. Donc nous nous sommes débarrassés de cela.

M. David Assouline , rapporteur . - C'est bien parce que vous étiez soumis à un autre taux de TVA qu'il y avait moins d'intérêt à faire le mécène. Je vais continuer. Vous avez dit « on licencie » dans la presse écrite, etc. et que vous aviez sauvé Libération . Cela dit, vous n'est pas complètement connu pour monter vos affaires et prendre possession de ce que vous achetez sans des plans sociaux gigantesques.

M. Patrick Drahi . - C'est complètement faux ! Je ne peux vous laisser dire cela.

M. David Assouline , rapporteur . - On ne peut pas se parler en même temps. Je vous écoute et j'essaie de poser des questions.

M. Patrick Drahi . - J'ai levé la main droite en jurant. Si vous dites des contre-vérités, ce n'est pas très juste.

M. David Assouline , rapporteur . - N'avez-vous pas licencié à SFR ?

M. Patrick Drahi . - Mais tout le monde l'a fait ! Orange licencie plus que moi chaque année.

M. David Assouline , rapporteur . - Pourquoi dites-vous que je ne dis pas la vérité ?

M. Patrick Drahi . - Vous dites que j'achète des entreprises pour licencier. C'est totalement faux !

M. David Assouline , rapporteur . - Non, je n'ai pas dit « pour licencier ». J'ai dit que quand vous achetez des entreprises, il y a, pour les rentabiliser, de grands plans de licenciement. Il se trouve que ceux qui sont licenciés sont des êtres humains.

M. Patrick Drahi . - Lorsque j'ai acheté BFM, il y avait 800 personnes. Il y en a 1 300 aujourd'hui.

M. Laurent Lafon , président . - Monsieur Drahi, s'il vous plaît, on va calmer un peu le jeu.

M. David Assouline , rapporteur . - Moi, je suis très calme. J'en viens à ma dernière question de cette série. Vous voyez bien les inquiétudes que l'on peut avoir lorsqu'il existe un propriétaire puissant dans le domaine des médias : l'indépendance des rédactions, la liberté des journalistes, sont des choses qu'il faut préserver.

On peut se demander s'il peut y avoir des interventions qui empiètent sur cette liberté éditoriale et sur le travail journalistique. Un communiqué commun des sociétés des journalistes des rédactions de BFM Business, bfmtv.com, BFM TV et RMC, s'est ému de la décision qui a consisté à mettre fin à la collaboration d'un journaliste du magazine Capital sur l'antenne BFM Business. « Grégory Raymond, qui participait régulièrement à l'émission BFM Bourse en tant que spécialiste des cryptomonnaies, s'est vu signifier la fin de ses interventions en raison des choix éditoriaux de Capital. La direction du groupe a mis en avant des articles jugés malveillants envers Altice, SFR et leurs dirigeants pour justifier cette décision unilatérale. La fin de cette collaboration n'a aucun lien avec le travail de Grégory Raymond, dont la qualité des interventions a toujours été saluée et ne peut être que dommageable à l'antenne BFM Business ». C'est signé par les sociétés des journalistes que j'ai citées, qui « tiennent à l'indépendance des rédactions et restent particulièrement vigilantes sur les interventions d'Altice, SFR et leur actionnaire dans le contenu éditorial ». Ils affirment que c'est l'intervention de l'actionnaire qui a conduit à la fin de cette collaboration. Que répondez-vous ?

M. Patrick Drahi . - Monsieur le sénateur, je vois beaucoup de choses, dans la presse, qui ne sont pas exactes.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous parlons de quatre sociétés de journalistes de vos rédactions.

M. Laurent Lafon , président . - Laissons répondre M. Drahi.

M. Patrick Drahi . - D'abord, je ne sais pas qui est M. Raymond. Je n'en ai jamais entendu parler de ma vie. Je vois beaucoup de choses, dans la presse, qui sont fausses. J'ai vu des choses me concernant qui étaient fausses. Ce n'est pas pour autant que je réagis. Cela me laisse de marbre. Si l'on devait réagir à toutes les fausses informations diffusées, je pense que je n'aurais pas assez de 24 heures pour répondre. Par exemple, tout à l'heure, la première diapositive était fausse. C'était faux. Il y avait des erreurs. Elle n'était pas à jour. Vous avez sorti un document qui est factuellement faux à maints égards.

Ce que vous venez de mentionner émane d'une société de journalistes. C'est comme s'il s'agissait de propos de journalistes. C'est leur version. On peut demander au directeur général de BFM ce qu'il s'est passé en l'occurrence. Je ne sais même pas de quoi on parle. Je ne peux vous en dire davantage. En tout cas, je ne suis pas intervenu dans cette opération. Je n'interviens pas dans le contenu. J'interviens sur les performances financières, économiques de l'entreprise et la vision de développement de l'entreprise. Lorsque j'arrive dans le groupe BFM, qui s'appelle NextRadioTV, il réalise 190 millions d'euros de chiffre d'affaires. En arrivant, je dis « voici comment nous allons faire pour faire de la croissance ». Tout ce que j'ai dit n'a pas marché mais la même entreprise réalise aujourd'hui un chiffre d'affaires de 340 millions de chiffre d'affaires. C'est un bon résultat. Je suis content. Je continue. Ce que dit tel ou tel journaliste n'a aucun impact sur ce que je viens de vous dire. Nous ne regardons pas ce qui est dit ou non. Nous agissons pour développer économiquement une belle entreprise.

M. Laurent Lafon , président . - Vous avez fait référence à plusieurs reprises à Libération . Quelle est la situation financière actuelle de Libération ? Effectivement, vous n'êtes plus directement propriétaire de Libération puisque vous l'avez cédé à un fonds de dotation en 2020. Qui est derrière ce fonds, si ce n'est vous ? Pouvez-vous nous éclairer sur les financeurs du fonds de dotation ?

M. Patrick Drahi . - Effectivement, aujourd'hui, c'est moi. C'est un fonds qui est ouvert. Chacun peut contribuer à son financement à hauteur de ses moyens. Vous serez les bienvenus car cela allégera la facture en fin d'année. Je ne connais pas la situation financière de Libération . L'entreprise Libération est totalement indépendante. J'ai doté ce fonds d'un capital d'une vingtaine ou d'une trentaine de millions d'euros.

Lorsque je rachète Libération en 2015, l'entreprise perdait à peu près 16 millions par an. Donc j'ai dû renflouer Libération à hauteur d'une centaine de millions. Nous sommes passés de - 16 à - 12, de - 12 à - 8, etc. J'ai placé Libération dans le fonds pour assurer son indépendance. Il est très important de comprendre l'esprit d'un entrepreneur. J'en suis un parmi d'autres mais je pense que nous partageons les mêmes valeurs, parmi les entrepreneurs. Lorsqu'on est à la tête de l'entreprise qu'on a fondée, c'est l'histoire d'une vie.

Nous pensons que nos enfants vont continuer, ce qui est d'ailleurs propre à la France. Les Américains ne peuvent le faire. C'est notre rêve, en tout cas. On aimerait que nos enfants continuent. Mes parents voulaient que je sois enseignant. Je ne suis pas professeur et je voudrais que mes enfants soient entrepreneurs. On se dit qu'on ne peut laisser à nos enfants une entreprise qui perd de l'argent continuellement, car, sauf à être philanthrope, il va tout arrêter. Les affaires qui perdent de l'argent, il vaut donc mieux les placer dans une organisation philanthropique qui assure des donations. C'est ce qui a guidé mon choix. Pour répondre à votre question, je pense que le journal Libération perd aujourd'hui un peu d'argent, beaucoup moins qu'à l'époque. Il doit perdre 2 ou 3 millions. J'ai mis dans la structure du fonds 20 millions de cash, en plus de la centaine de millions que nous avions dépensés, pour pourvoir aux besoins des prochaines années.

M. Laurent Lafon , président . - On perçoit que ce système de fonds de dotation se développe de plus en plus. Avez-vous bénéficié de la défiscalisation lorsque vous avez investi 20 millions dans le fonds de dotation ?

M. Patrick Drahi . - Non, pas sur ces 20 millions. En revanche, la mise en fondation d'un journal vous permet de défiscaliser une partie de l'argent perdu. Je ne connais pas les détails techniques mais c'est un peu comme les reports déficitaires dans les entreprises.

Je voulais sortir de SFR. Libération était une filiale de SFR et SFR était reparti en croissance. Libération était légèrement en décroissance - quand je l'ai racheté, il décroissait de 10 % à 15 % par an. Nous l'avons confié à des professionnels. C'est géré par quelqu'un de totalement indépendant, à qui je ne parle jamais. Je ne regarde même plus la situation économique. Ce n'est plus mon problème. Lui est libre de lever des fonds auprès de n'importe qui. Si demain, Libération gagne de l'argent, je n'en profite pas. S'il en perd, ce n'est pas mon problème. Il appartient désormais à l'équipe de direction décider du futur économique et rédactionnel du journal. D'ailleurs, pour la partie rédactionnelle, cela n'a jamais changé.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Bonsoir monsieur Drahi. Depuis le début de cette commission d'enquête, nous voyons « défiler » de grands capitaines d'industrie, des entrepreneurs, qui sont tous, sans exception, venus nous dire, avec leurs mots, leur personnalité, la même chose - ce qui est plutôt rassurant lorsqu'on connaît un peu l'économie. Ce n'est d'ailleurs pas si répandu en France, de connaître l'économie. Disons que nous avons une marge de progression en la matière. Ils sont tous venus nous dire des vérités têtues : pour avoir des emplois, il faut des entrepreneurs. S'il n'y a pas d'entrepreneurs, il n'y a pas d'emplois. Ils nous ont tous dit qu'avant d'être grands, ils ont été petits. Aujourd'hui, dans les affaires, dans l'audiovisuel comme dans d'autres secteurs, la compétition est internationale. Or on a tendance, dans notre pays, à vouloir faire courir le cent mètres aux entrepreneurs avec un boulet aux pieds. Ils nous ont tous expliqué également qu'il fallait une vraie volonté d'entreprendre et que derrière la réussite, il y avait une intelligence stratégique mais aussi, à un moment donné, un risque financier, le plus calculé possible. Ce risque financier fait parfois appel à des montages qui peuvent paraître alambiqués mais qui sont nécessairement validés et, in fine , si l'intelligence stratégique a fonctionné, « mettent dans le mille ». L'analyse de votre trajectoire, depuis 2016, montre que vous êtes assez visionnaire. Qu'il s'agisse de concentrations verticales ou diagonales, vous êtes un expert.

Pensez-vous que l'acquisition de diffuseurs et de contenus est désormais indispensable à l'activité d'opérateurs de télécommunications ?

Au regard du champ publicitaire concurrentiel, pensez-vous qu'il faille considérer les plates-formes comme de nouveaux éditeurs de télévision ?

M. Patrick Drahi . - Merci pour votre analyse. Je ne pense pas qu'il soit indispensable pour une entreprise de télécom d'être présente dans les médias. C'est ce qu'on a cru en 2014, suite à une grande vague de rapprochements entre les télécoms et les médias outre-mer. C'est un peu le mouvement que j'ai essayé de suivre. Lorsque j'ai racheté les droits de la Champions League européenne, pour un prix très élevé, suite à un appel d'offres européen, j'essaie de copier, à l'époque, le modèle de British Telecom, qui avait acheté les droits de la Premier League anglaise. Cela ne s'est pas passé comme je le pensais. On fait parfois des erreurs.

Nous avons néanmoins développé RMC Sport grâce à cela. Je possède toujours RMC Sport mais j'ai revu mes investissements. Un entrepreneur est un être humain et fait parfois des bêtises. Mais on s'adapte, car si on fait des bêtises trop longtemps, on risque de disparaître. J'ai ainsi revu ma stratégie dans le sport, car le problème, en la matière, a trait au fait qu'on ne contrôle pas complètement son destin. Des groupes peuvent surgir du jour au lendemain, participer à des appels d'offres mondiaux et payer des prix déraisonnables par rapport à la réalité du marché. C'est ce qu'il s'est passé sur le marché français. Ces entreprises ont moins de contraintes dans leur pays car elles peuvent être beaucoup plus grosses. S'il n'est pas indispensable d'être dans les médias, il me paraît néanmoins intéressant de garder certains médias qui se développent.

Nous avons par exemple fait évoluer nos positions dans la radio. RMC doit être la deuxième ou la troisième radio privée en France, ce qui en fait une radio importante. La radio traditionnelle est une industrie en déclin, ce qui a été accentué par le Covid car les gens écoutent souvent la radio en conduisant. L'audience des radios était orientée à la baisse, avec un déclin assez lent mais régulier. Dans notre cas, cela ne se voyait pas car nous gagnions des parts d'audience mais à part d'audience constante, ce marché est en déclin. Nous avons réinventé le modèle de RMC en produisant, de plus en plus, des podcasts : on numérise les contenus. A l'époque, lorsque j'étais étudiant, on appelait cela l'informatique. C'est la même chose. Lorsque les ingénieurs télécoms investissent le champ des médias, ils les rendent plus modernes. Je suis venu avec un masque Sotheby's parce que je trouvais que cela faisait chic. Je n'ai pas racheté Sotheby's pour des questions de pouvoir ou d'influence. En tant qu'expert des télécoms, je numérise Sotheby's et cela va nous faire gagner trois fois plus d'argent. Tel est bien le but d'un entrepreneur. Avant, il y avait 300 personnes dans une salle qui levaient un petit panneau pour participer aux enchères, avec peut-être 25 personnes au téléphone. Aujourd'hui, nous avons un million de personnes qui soumettent des offres en ligne, ce qui est excellent pour les affaires. Nous modernisons ces entreprises pour les accompagner vers un nouveau monde.

Quant aux grands médias étrangers, ils sont effectivement en train de prendre pied sur nos marchés. Nous avions commencé, avec Altice Studio, à investir dans les films et les contenus. J'ai arrêté. Je n'ai pas cherché à intégrer de nouvelles activités par principe, dans une logique de contrôle et d'intégration. C'était un raisonnement économique. Prenez Comcast, premier opérateur du câble aux États-Unis, qui a racheté NBC, grande chaîne nationale, l'équivalent de TF1 ou France 2. Il existe NBC Universal dans le sport, CNBC dans l'information en continu. Le fils du fondateur (qui a créé l'entreprise il y a quarante ans) contrôle l'entreprise avec 1 % du capital. C'est quelque chose qu'on ne peut pas faire en France. Il faut réformer le marché boursier en France. Si un entrepreneur perd le contrôle de son entreprise, il cessera de la développer.

M. Laurent Lafon , président . - Monsieur Drahi, nous allons essayer de rester dans le thème de la commission, qui est la concentration dans les médias.

M. Patrick Drahi . - C'est le même sujet. Quant au marché de la publicité, il suffit de voir le résultat de Google : il représente deux fois le chiffre d'affaires de LVMH. Vous aviez ici le premier entrepreneur de France il y a quelques jours. Je suis très fier d'être assis à la même chaise. Son chiffre d'affaires annuel est la moitié du profit des fondateurs de Google, Larry Page et Serguey Brin. Ces gars sont des génies ! Nous ne sommes pas moins intelligents en France mais ils ont un marché de 300 millions de consommateurs. Nous sommes un peu plus nombreux en Europe, avec 350 millions d'habitants. Mais nous sommes moins intelligents, car le système américain fonctionne mieux. Tout le monde a la 5G aux États-Unis. Nous démarrons tout juste.

Mme Sylvie Robert . - Nous parlons de concentration dans cette commission d'enquête. Elle s'opère à différents niveaux et a des impacts de différentes natures. Nous avons parlé de réseaux tout à l'heure. Un certain nombre d'analystes s'accordent pour considérer que le nombre d'opérateurs pourrait diminuer à l'avenir et qu'un rapprochement entre votre groupe et Iliad serait à l'étude. Le confirmez-vous ? Si tel est le cas, quels seraient les avantages éventuels d'un tel rapprochement dans la perspective du déploiement de la 5G ? Impacterait-il votre stratégie de contenus ?

Vous avez également évoqué les télés locales. Il s'avère que j'ai été pendant longtemps présidente d'une chaîne de télévision locale, TV Rennes, qui existe encore et est très active. Pouvez-vous définir la ligne éditoriale de BFM ? Le déploiement des versions locales de BFM, s'appuie-t-il sur des rédactions locales et quels sont les liens, en termes de contenus, de ligne éditoriale et du point de vue des équipes avec BFM du point de vue national ?

J'aimerais également votre sentiment sur les droits du football, en lien avec Médiapro, mais j'y reviendrai plus tard car plusieurs de mes collègues souhaitent également vous poser des questions.

M. Patrick Drahi . - Il n'y a aucune étude de rapprochement entre mon groupe et Iliad. Je suis ami avec tout le monde. Je suis copain avec Xavier, avec Martin, avec Stéphane. Si demain je prends un café à Paris avec Xavier et qu'un journaliste passe, je vous garantis qu'un article paraîtra, selon lequel nous discutons d'un éventuel rapprochement, alors que nous parlons peut-être d'un hôtel qu'il a construit aux Maldives et que j'ai trouvé très agréable lorsque j'y ai passé mes vacances,

Il n'y a aucune stratégie de rapprochement. J'ai tout essayé, du point de vue de la consolidation du marché français des télécoms. Je n'y suis pas parvenu mais je suis assez persévérant, dans la vie et je ne suis pas pressé. Je pense que cela se fera un jour ou l'autre. Aux États-Unis, ils étaient quatre. Ils sont passés à trois. Le profit de chacun des trois opérateurs restants, aux États-Unis, est supérieur au chiffre d'affaires de l'ensemble du marché français des télécoms. Comment voulez-vous que nous résistions face à de tels acteurs ? C'est impossible. J'ai la chance d'avoir, avec SFR, une entreprise qui gagne de l'argent. Orange en gagne un peu plus. Mes deux collègues en gagnent assez peu. Face à nous se trouvent des acteurs qui gagnent beaucoup plus d'argent. Vous imaginez donc bien ce qu'il peut se passer tôt ou tard. Je pense donc qu'il vaut mieux pour le marché français que deux opérateurs français se rapprochent, un jour, pour former un nouvel ensemble plus fort, plutôt que de voir l'un des quatre opérateurs français passer dans des mains étrangères. C'est le problème des infrastructures importantes.

Nous avions dit que nous souhaitions créer des déclinaisons locales ou régionales de BFM dans dix territoires. Je pense que nous allons y parvenir d'ici la fin de l'année. Nous sommes aujourd'hui à sept. La stratégie est celle de TV Rennes, de Canal Coquelicot et celle de News 12 à New York : il s'agit d'être sur place pour couvrir les informations qui importent aux gens localement, c'est-à-dire le trafic et la météo, le matin, ainsi que des évènements spécifiques locaux. Il y a un patron qui gère toutes les chaînes locales en France. Je ne connais pas la répartition hiérarchique entre les différentes personnes. S'il se passe quelque chose à Lyon, bien évidemment, au lieu de dépêcher un journaliste de BFM qui travaille au siège à Paris, notre journaliste local sera beaucoup plus rapidement sur les lieux. Cela nous donne un avantage compétitif.

Lorsque je rachète BFM, on me fait deux cadeaux, au cours des mois suivants. On permet à LCI de passer en diffusion hertzienne, alors que c'était jusqu'à présent une chaîne du câble et du satellite. Au même moment, on lance une chaîne supplémentaire de service public, comme si nous n'en avions pas déjà beaucoup. Alain Weill m'appelle. Il panique, d'autant plus que je n'avais acheté que la moitié du capital. Il paniquait surtout pour la deuxième partie. Je lui dis « ne t'inquiète pas, nous allons investir plus qu'eux ». C'est ce que nous avons fait. Cette stratégie du local consiste à rechercher davantage d'impact sur le marché pour être plus fort économiquement. On lit dans les journaux que CNews est remonté et se rapproche de BFM. C'est un peu comme pour les manifestations : tout dépend qui compte. Si l'on ajoute l'audience de BFM nationale aux BFM locaux, l'écart en notre faveur est bien plus grand. A moins d'être mauvais, plus on investit, plus on réussit, c'est le principe du jeu économique. Nous avons dû créer 200 ou 300 postes chez BFM en comptant les déclinaisons régionales.

M. Michel Laugier . - Monsieur Drahi, je voudrais revenir sur vos propos. Vous avez dit avoir renoncé à investir dans la presse écrite. Au passage, vous avez tout de même réalisé une bonne opération financière lorsque vous avez revendu Altice Médias groupe à SFR. Avez-vous rentabilisé ainsi votre investissement dans la presse écrite ?

Nous avons évoqué la concurrence entre les opérateurs de télécoms et les plates-formes internationales. Avez-vous une stratégie pour lutter contre l'influence de plus en plus importante de ces plates-formes internationales ?

Vous avez évoqué votre investissement initial dans le sport et le cinéma. Vous avez ensuite renoncé. Faut-il en déduire que la concentration du secteur des médias se fera sans mise en oeuvre de la stratégie de convergence entre contenants et contenus que les acteurs des télécoms avaient initialement mise en place ?

Enfin, la mutualisation des antennes de votre groupe télé et radio, avec la captation télévisée des antennes radio, génère-t-elle beaucoup d'économies et jusqu'où cette mutualisation des antennes peut-elle aller ? Cette situation pose aussi le problème du pluralisme : n'engendre-t-elle pas un phénomène de cannibalisme entre plusieurs antennes, susceptible d'entraîner une baisse de l'audience et donc des recettes publicitaires ?

M. Patrick Drahi . - Je n'ai pas fait de bonne opération financière dans la presse. J'ai fait plus de pertes que de profits. Lorsque j'ai revendu le groupe de médias à SFR, je l'ai vendu à moi-même. Ce n'était donc pas une opération financière. L'objectif était d'optimiser la dimension juridique de l'entreprise.

J'ai ensuite cédé le groupe Roularta (qui contrôlait L'Express et un certain nombre de titres), il y a un an, au moment où Alain Weill a repris sa liberté. Alain Weill est un entrepreneur comme moi-même. Lorsque j'ai repris son entreprise, il a gentiment accepté de travailler avec moi et de m'aider à restructurer le groupe en France, y compris SFR. Lorsqu'il a fini ce travail, il a souhaité reprendre sa liberté. Il a eu un projet pour L'Express , qui semblait intéressant. Je lui ai alors cédé le contrôle de L'Express . J'ai acheté L'Express . Ensuite, je l'ai apporté, comme Libération et comme BFM, au groupe SFR. Quand je dis « au groupe SFR », ce n'est pas tout à fait exact. Vous avez montré les organigrammes. C'était très compliqué. Il y a une partie qui était juste et une partie qui ne l'était pas. Altice a deux pôles en France, SFR pour les télécoms et les médias. Lorsque j'ai acheté les médias, c'était sur le côté. Ensuite, j'ai placé des activités dans un seul pôle pour des raisons financières liées à la structuration de la dette. Libération a été placé dans un fonds de dotation dans lequel je n'ai aucune participation. J'y ai mis l'argent qu'il fallait pour couvrir plusieurs années. Altice France a cédé 51 % de L'Express à Alain Weill il y a environ un an. Le prix de cession n'est pas communiqué mais c'était trois fois rien. J'avais tout de même acheté ce groupe pour 80 ou 90 millions d'euros. Au total, j'ai dû perdre 200 à 300 millions d'euros, dans la presse. Ce ne sont pas des bonnes affaires. Je pense que personne ne gagne de l'argent dans la presse aujourd'hui. Je détiens aujourd'hui, à travers Altice France, 49 % mais je n'ai aucun rôle.

M. David Assouline , rapporteur . - de la même manière que Martin Bouygues qui détient également 49 % de TF1...

M. Patrick Drahi . - Non, pas du tout. Bouygues en détient 49 % et les 51 % sont dans le marché auprès d'investisseurs, notamment américains, qui ont chacun un quart ou un demi pour cent. Il a le contrôle du Conseil d'administration de son entreprise, puisqu'une entreprise élit son Conseil d'administration à travers l'assemblée générale des actionnaires. C'est donc lui qui nomme l'essentiel des administrateurs. Ce faisant, il a le contrôle de TF1. Je n'ai pas le contrôle de L'Express puisque je n'ai aucun administrateur. Alain Weill est le président-directeur général avec tous pouvoirs. Je peux vous parler de L'Express pour la période 2015-2019, durant laquelle j'en étais propriétaire, à travers mon groupe. Par la suite, ce n'était plus moi. Quant à Libération , le journal a été mis dans le fonds il y a à peu près un an et demi, on peut en parler mais je ne m'en occupe pas du tout aujourd'hui.

Votre troisième question vise à savoir si la mutualisation entre les groupes télé et de radio nuit au pluralisme. Je ne le crois pas. Le président-directeur général est mutualisé. Il en est de même du directeur de la rédaction. Il me paraît plutôt bien qu'un journaliste fasse une émission de 8 heures à 9 heures à la télé, puis de 9 heures à 11 heures à la radio, plutôt que de le payer à temps plein pour travailler une demi-heure par jour. Cela crée un environnement de travail beaucoup plus intéressant pour le journaliste. Nous avons des gens, chez nous, qui sont contents de travailler pour les deux médias. Ce sont aussi des publics différents : celui de BFM n'est pas celui de RMC. Mais les gens apprécient de retrouver leurs commentateurs ou leurs journalistes préférés dans différents médias. Pour ma part, je ne regarde pas BFM. J'écoute BFM le matin en me rasant. Si je regardais l'écran en même temps, je me couperais. J'écoute mais il n'y a rien à voir, sauf s'il se passe quelque chose sur le terrain, auquel cas on apprécie d'en avoir des images. Lorsque je regarde BFM tard le soir, mon épouse s'étonne que je n'en aie pas assez de regarder BFM. Je lui réponds que je travaille.

Comment lutter contre les GAFA ? J'ai une idée. Vous n'allez pas l'aimer. Pourtant, c'est la bonne. Elle va à contre-courant de ce qu'on pense souvent. Il existe la « neutralité du Net ». C'est une énorme bêtise. Grâce à des mesures réglementaires, les opérateurs télécom sont obligés de traiter tous les fournisseurs de services de la même façon. Nous n'avons pas le droit de différencier tel ou tel. Or les milliards que nous investissons et les emplois que nous créons ou maintenons en France sont utilisés à 85 % par les GAFA. 85 % du trafic des réseaux télécom des quatre grands opérateurs est utilisé par ces plates-formes. Nous sommes parvenus à leur faire payer quelques impôts en France mais c'est symbolique.

En Corée est apparue une idée géniale. Les Coréens commencent à différencier les plates-formes en fonction du débit qu'elles utilisent auprès des opérateurs, ce qui est logique. Netflix est entré en France sans aucun abonné. Aujourd'hui, il en a trois fois plus que Canal+. L'abonnement coûtait 7,50 euros au moment de son lancement. Aujourd'hui, il est de 14 euros et cela va passer à 20 euros sans que vous vous en aperceviez. Quel est le montant reversé par Netflix à la population française ? Ce montant est pratiquement nul. Si vous roulez en deux roues sur l'autoroute, il est normal que vous payiez moins cher qu'un 33 tonnes. Si ces plates-formes payaient en fonction du débit qu'elles utilisent, cela générerait des revenus supplémentaires que nous pourrions investir pour nous renforcer et nous déployer davantage. Je ne suis pas législateur. Je ne peux que suggérer quelques idées.

Mme Monique de Marco . - Monsieur Drahi, vous êtes un homme d'affaires et j'aimerais avoir votre regard sur la possible fusion de TF1 et M6. Y voyez-vous une menace pour vos propres chaînes d'information en termes de revenus publicitaires ?

Votre chaîne d'information BFM est aujourd'hui rentable. Allez-vous désormais chercher à faire davantage de journalisme et d'enquête pour vous différencier des autres chaînes d'information et de débat, comme LCI, voire d'opinion, comme CNews ? Quelle orientation allez-vous donner à BFM en termes de contenu, au-delà de l'extension de sept à dix du nombre de ses déclinaisons régionales ?

M. Patrick Drahi . - Je n'ai pas d'objection au rapprochement de TF1 et M6, qui me paraît assez logique. Ces deux groupes voient leur audience décliner, sous l'effet de la multiplicité des plates-formes. C'est un peu comme dans les télécoms. Je ne serai pas cohérent si je plaidais pour la consolidation dans les télécoms et contre celle-ci dans les médias. J'y suis donc favorable. J'aurais aimé jouer un rôle dans ce mouvement car mon groupe est de taille modeste, même si nous avons la première chaîne d'information. Je suis très fier d'être passé d'un chiffre d'affaires de 190 à 350 millions d'euros mais il ne s'agit que de 350 millions, là où TF1 réalise, de mémoire, un chiffre d'affaires de 2,2 milliards et M6 1,5 ou 1,6 milliard. Le nouvel ensemble va représenter un chiffre d'affaires de 3,7 milliards d'euros. Cela me fait plaisir pour eux. Ils seront plus forts et vont pouvoir se développer à l'international. J'espère qu'ils pourront un jour détenir 100 % de leur entreprise. Ce serait plus logique. Cela dit, leur chiffre d'affaires ne représente même pas le résultat du plus petit opérateur de télévision aux États-Unis. Il faut qu'ils soient plus gros pour résister. Il faut que ce soit un acteur paneuropéen et mondial. Avec mes 350 millions d'euros, j'aimerais faire beaucoup plus d'ici trois ou quatre ans. J'aimerais donc, dans cette reconfiguration, pouvoir renforcer mon groupe du point de vue économique.

Il existe un risque dans ce rapprochement. Je ne sais pas si vous l'avez perçu. Depuis quelques années, ces grandes chaînes de télévision se sont mises à facturer les opérateurs télécom. Nous sommes un peu entre le marteau et l'enclume car, en vertu de la réglementation (je crois qu'il s'agit d'ailleurs de la loi de 1986), nous sommes obligés de les distribuer. Lorsqu'un de ces acteurs nous annonce que, l'année suivante, ce sera payant, nous ne pouvons même pas négocier. Lorsqu'ils ont 25 % d'audience d'un côté, 9 %, de l'autre, on fait semblant de négocier. Lorsqu'ils auront 36 % d'audience, il faudra prendre garde à ce qu'ils ne fixent pas les tarifs et à ce que ceux-ci ne grimpent pas de 40 % chaque année.

Je pense qu'il existe en effet un risque sur le marché de la publicité. Je connais un peu M. Bouygues. C'est un homme d'entreprise, qui souhaite développer son entreprise. C'est très respectable. Il vient de réaliser une acquisition majeure et emblématique. Bouygues est présent dans le monde entier. C'est magnifique. Mais ce n'est pas encore le cas dans les médias. Je pense qu'il aimerait développer son groupe dans les médias au-delà de la France. Pour ce faire, il faut se renforcer sur son marché. Face aux Gafam dont nous parlions, ce rapprochement me paraît salutaire. Il y a trop de chaînes. Il y avait une chaîne. Nous sommes passés à trois, puis à six au moment du plan Câble. Lorsque le plan Câble a été lancé en France, ce fut une catastrophe car on voulait vendre plein de chaînes aux Français. Ils n'en avaient plus besoin car on était passé de trois à six. On a toujours de bonnes idées, avec un peu de retard. Au moment où les télécoms commençaient à s'en sortir, on s'est lancé dans la TNT, qui était une nouvelle technologie. On passait de la guerre de 14 au numérique. On est passé de six à trente chaînes. Chacun a vu que cela n'avait aucun sens. 30 chaînes, c'était beaucoup trop. Nous voyons bien qu'ils n'y arrivent pas. Il va donc y avoir des mouvements de concentration.

M. David Assouline , rapporteur . - S'il n'y avait pas eu trente chaînes, vous n'auriez eu aucune chaîne.

M. Patrick Drahi . - Je ne m'en plains pas mais, ce faisant, on a divisé pour moins bien régner, c'est-à-dire pour réduire le pouvoir de ces acteurs. Vous pensez que les industriels des télécoms, du BTP ou du luxe investissent le secteur des médias pour s'acheter de l'influence. Ce n'est pas cela. Les licences télécom sont attribuées par appel d'offres. Aujourd'hui, il y a trop de petits acteurs sur le marché français. Du coup, nous ne sommes pas assez forts.

M. Laurent Lafon , président . - Nous voyons la consolidation du secteur télévisé avec la fusion envisagée entre TF1 et M6. Il y a par ailleurs le groupe Canal+. Y a-t-il de la place, à vos yeux, pour un troisième gros opérateur ?

M. Patrick Drahi . - J'aimerais bien l'être et j'espère qu'il y a assez de place. Pour répondre à votre question sur le contenu, vous savez que la loi fixe le seuil de 18 millions d'habitants. Il est récemment passé de 12 à 18 millions. On ne pouvait pas avoir des chaînes locales, en France, pour un public représentant plus de 12 millions d'habitants, ce qui était complètement délirant. Ce seuil est passé à 18 millions. Lorsque la loi a été adoptée en 1986, nous devions être 50 millions. La population française est aujourd'hui de 66 millions et ce seuil de 12 millions n'avait pas été revu. Il a été porté à 18 millions.

M. Laurent Lafon , président . - C'est une disposition qui a été prise au Sénat.

M. Patrick Drahi . - Pourquoi avoir fixé ce seuil à 18 millions ? Il y a 67 millions de Français. Je suis freiné dans mon développement de chaînes locales.

M. Laurent Lafon , président . - Ma question portait sur les chaînes nationales et non locales : y a-t-il de la place, selon vous, pour une troisième grande chaîne nationale privée ? Est-ce une stratégie que vous intégrez ?

M. Patrick Drahi . - Elle existe déjà. Cela s'appelle France Télévisions.

M. Laurent Lafon , président . - J'ai parlé de chaînes privées.

M. Patrick Drahi . - Je parle de la même chaîne. C'est juste une question de modification de statut. Je pense d'ailleurs qu'elle fonctionnerait mieux et qu'elle serait de meilleure qualité.

M. Laurent Lafon , président . - Je réitère ma question. Mettons le secteur public de côté. Un troisième grand groupe privé pourrait-il trouver sa place en France ?

M. Patrick Drahi . - J'aimerais constituer un groupe plus grand dans les médias en France. Si je peux récupérer ce qui va tomber de l'arbre, je le ferai. Il serait d'ailleurs préférable que cette possibilité échoie à un entrepreneur qui a réussi ici ou là, plutôt qu'à un acteur sorti de nulle part qui va échouer au bout de trois ans. C'est sans doute le rêve de ceux qui vont faire la fusion, de vendre cela à des gens qui ne vont pas y arriver.

Mme Evelyne Renaud Garabedian . - BFM TV a été, en France, la première chaîne d'information en continu. Elle est décriée ou admirée et laisse peu de gens indifférents. Il existe en tout cas un avant et un après-BFM, ce qui est bien le signe d'une influence singulière et d'une vision. La façon de couvrir un évènement n'a plus rien à voir aujourd'hui avec ce qu'elle était à l'époque où elle se résumait à un sujet de quelques minutes au journal télévisé de 20 heures. Etes-vous d'accord avec ce constat et avec le fait que vous avez provoqué un mouvement qui a induit une façon différente de construire l'information ?

M. Patrick Drahi . - Oui, mais ce n'est pas moi. C'est Alain Weill qui a créé BFM. Il est allé voir ce qu'il se passait aux États-Unis. C'est d'ailleurs ainsi que j'ai commencé ma carrière, en me demandant pourquoi le câble ne fonctionnait pas en France alors qu'il connaissait un grand succès aux États-Unis. Alain Weill a regardé la façon dont fonctionnaient les deux ou trois chaînes d'information en continu aux États-Unis. CNN est plus connue, à l'échelle mondiale, que BFM. Cette chaîne a démarré pendant la guerre du Golfe car elle permettait de suivre l'information en direct, et pas seulement au journal de 20 heures.

D'ailleurs, je ne sais pas si vous regardez le journal de 20 heures. Souvent, on travaille encore à 20 heures. On le regarde à 22 heures ou à 22 heures 37 en replay. La technologie a tout changé et il est vrai que BFM est devenu une marque. On dit « je regarde BFM » pour dire « je regarde une chaîne d'information », un peu comme Frigidaire. C'est ce que j'ai aimé avec BFM, c'est que c'est devenu une valeur. C'est comme Sotheby's. Je n'achète pas Sotheby's pour avoir de l'influence auprès d'un acheteur en Afrique, mais parce que c'est une entreprise mondiale, qui a une marque extraordinaire et un formidable potentiel de développement. Il en est de même pour BFM. Nous faisons BFM Régions, BFM Business, nous investissons dans le sport, avec quelques ajustements suite à l'épisode Mediapro, qui nous a tout de même pas mal perturbés. Il existe un gros potentiel de développement. J'ai essayé de développer l'équivalent de BFM dans d'autres pays. Il y a des pays où cela fonctionne, d'autres où cela ne fonctionne pas. Parfois, la réglementation est plus défavorable qu'en France. Je suis investisseur en Israël. La réglementation est d'une telle complexité qu'on n'y comprend rien. La situation en France n'est pas si grave. La loi de 1986 n'est pas formidable. C'est tout de même un peu ancien. Il faudrait en retirer ce qui gêne et ne pas y introduire des dispositions qui limitent encore plus le développement économique.

M. Pierre Laurent . - Tout à l'heure, vous avez un peu réécrit l'histoire en estimant qu'on avait tout fait pour diviser les acteurs et empêcher l'un d'eux de dominer le marché des médias. La réalité est un peu différente. On a d'abord cassé le monopole public qui existait il y a très longtemps. Je n'en suis pas forcément nostalgique mais force est de constater que ce monopole a été cassé pour faire entrer des groupes privés dans tous les nouveaux secteurs qui s'ouvraient dans l'audiovisuel. Nous avons aujourd'hui un marché très déréglementé, ce qui fait surgir des interrogations au regard d'éventuelles concentrations, pour des raisons historiques et démocratiques.

Je voudrais revenir sur cette question car vous en parlez assez peu, alors que c'est l'objet de notre commission. Vous êtes l'un des principaux acteurs des médias. Nous souhaitons savoir si la concentration favorise le pluralisme, la démocratie, la qualité de l'information. Vous n'évoquez aucun de ces aspects. Vous nous parlez de rentabilité et du souci de faire grossir votre groupe. La qualité de l'information est-elle un sujet qui vous intéresse ?

J'aimerais également savoir pourquoi, chaque fois que nous entendons un des groupes qui comptent, vous passez votre temps à nous dire que vous êtes tout petits. M. Bolloré a tenu le même discours, M. Bernard Arnault également. Or vous êtes très peu nombreux. Il y a de nombreux titres de presse et chaînes en France mais vous êtes six ou sept à contrôler l'essentiel de ce paysage médiatique. A vous entendre, si au lieu d'être six ou sept, vous étiez deux ou trois, tout irait beaucoup mieux. Du point de vue de la question qui intéresse cette commission, c'est-à-dire au regard du pluralisme, de la démocratie et de la qualité de l'information, cela reste, à mon avis, à démontrer. Pourquoi passez-vous votre temps à minimiser votre rôle alors que vous jouez de fait, à quelques-uns, un rôle très important dans la structuration du paysage médiatique ? Vous pesez dans les décisions prises par les gouvernements successifs. Le secteur lui-même fait, depuis des années, des propositions concernant sa régulation.

Vous avez dit qu'une de vos entreprises était numéro un dans la publicité en ligne. Il s'agit donc d'une entreprise très importante. Aucun média en France, qu'il soit audiovisuel ou de presse écrite, n'est rentable sans la publicité. Donc qui détient le robinet de la publicité détient beaucoup de pouvoir du point de vue de la manière dont sont gérées les choses. Les décisions que vous prenez ou les propositions que vous pouvez nous faire sont, à cet égard, importantes.

Obtenir des recettes supplémentaires des Gafam est une préoccupation que nous partageons tous, car la situation actuelle est scandaleuse : ces plates-formes pillent les contenus sans quasiment rien reverser. Vous nous avez soumis une proposition. Il y en a d'autres sur la table. Seriez-vous d'accord pour que toutes les nouvelles recettes provenant des Gafam soient mutualisées et distribuées, selon des règles à définir, de façon à garantir le pluralisme du paysage médiatique en France ?

M. Patrick Drahi . - Merci monsieur le sénateur pour ces très bonnes questions. Je parle d'économie et de recettes financières car c'est mon métier. Je réponds aux questions qu'on me pose. Ce n'est pas pour vous biaiser et minimiser mon rôle dans les médias. Je réponds aux questions qu'on me pose et je vous remercie pour vos questions car vous parlez de qualité, de concentration et de publicité. Le débat démocratique m'intéresse aussi en tant que citoyen.

La qualité est importante à mes yeux dans tous les domaines, pas seulement en matière d'information, car un acteur qui produit de la mauvaise qualité est appelé à disparaître. Je me souviens de mon premier rendez-vous au CSA, en 1993. Je n'avais pas un franc. On me parlait comme à un vilain capitaliste. On ne peut réussir si on ne fait pas de la qualité. BFM est une chaîne d'information et fait une information de qualité. Une information de qualité est d'abord une information fiable. Lorsqu'on diffuse une information dont on sait qu'elle est fausse, on ne peut pas parler de qualité. Lorsqu'on passe toute la journée à faire du débat sur un micro-sujet, j'appelle cela du débat et non de l'information. Celle-ci suppose de traiter les sujets et de donner l'avis des uns ou des autres. D'ailleurs, certains d'entre vous nous font part de ce qu'ils pensent de BFM. Nous sommes contrôlés par le CSA, du point de vue du temps de parole des uns et des autres. Tout le monde s'exprime et a le droit de parler. Une de vos collègues a noté tout à l'heure que certains aimaient BFM, d'autres pas du tout. Ce ne sont pas toujours les mêmes. On m'a souvent reproché que la ligne éditoriale penchait trop de tel ou tel côté, que nous donnions trop de place, ou au contraire pas assez, par exemple sur les Gilets Jaunes. Cela veut dire que ce n'est pas si mal fait que ça.

Si ceux qui sont contre deviennent pour, en fonction des évènements, cela veut dire que l'information n'est pas de mauvaise qualité. Peut-elle être meilleure ? Bien évidemment. Nous essayons toujours de nous améliorer, car si les contenus ne sont pas intéressants, les gens iront ailleurs. Nous avons trois concurrents mais nous ne pouvons pas nous comparer au journal de 20 heures sur les grandes chaînes nationales. Nous sommes une chaîne d'information. Il est certain que lorsqu'il y a un sujet désagréable qui gêne quelqu'un en France, c'est très embêtant, car on se répète sur BFM. Il n'y a pas une information nouvelle toutes les minutes. Lorsqu'il y a le feu à la cathédrale, nous sommes obligés de suivre l'évènement. Cela dure des heures, alors que le même sujet prendra trois minutes au journal de 20 heures.

Vous pourrez interroger tous les patrons d'édition chez BFM ou ceux qui étaient patrons, à l'époque, chez Libération . Ils sont très connus. Je ne leur ai jamais parlé. Je ne parle que de la qualité et du résultat économique, car il faut faire de la qualité avec les moyens que nous avons. Heureusement, et c'est l'avantage de mon groupe aujourd'hui, nous avons investi. La première chose que j'ai fait en arrivant chez BFM a été de changer les studios. Ceux-ci n'étaient pas du tout à la hauteur. Avec un rideau vert, on fait des studios incroyables. J'y ai investi 100 millions d'euros, car pour augmenter le chiffre d'affaires, il faut investir. Nous avons recruté des journalistes. Je crois que nous avons 300 ou 400 journalistes de plus que lorsque je suis arrivé. Cela a permis une augmentation de l'audience. Il en est de même pour RMC. Nous avons deux chaînes plutôt tournées vers les documentaires, RMC Découverte et RMC Story. Je reprends RMC Story, qui était une chaîne en dépôt de bilan, qui ne faisait rien. Elle faisait 0,3 % d'audience. Nous sommes à près de 2 % aujourd'hui. Nous sommes contents de ce résultat. Nous dégageons un résultat économique positif et nous allons réinvestir.

La qualité est la première motivation des chefs d'entreprise, car sans qualité, vous perdez vos clients. En l'occurrence, il s'agit des annonceurs. Si je fais de la mauvaise qualité, l'annonceur ne viendra pas chez moi. Certains médias ne fournissent pas des informations objectives. Je ne parle pas de la France mais de médias internationaux, dans des pays peu démocratiques. Aucune publicité n'est diffusée dans ces médias. Ceux-ci sont subventionnés par des Etats ou par des personnes. Cela n'a rien à voir. Nous vivons du chiffre d'affaires publicitaire. Pour faire de la publicité, il faut de l'audience et celle-ci n'existe que s'il y a de la qualité. Je pense à l'un de mes aînés qui a dix fois mieux réussi que moi. Il ne vend que de la qualité. Lorsqu'il investit dans les médias, c'est pour tirer la qualité vers le haut.

M. Laurent Lafon , président . - A qui pensez-vous ?

M. Patrick Drahi . - Je parle du numéro un mondial du luxe. On ne peut pas le battre sur le terrain de la qualité. Il ne va pas investir de l'argent dans un titre de presse pour avoir un contenu dont il ne serait pas fier. Il va donc y investir. Si, au lieu de cela, vous avez un ensemble d'investisseurs fragmentés qui ont chacun un quart de pour cent du capital d'un média qui ne se porte pas bien et qui perd de l'argent, pensez-vous qu'ils réinvestiront des fonds pour faire de la qualité ?

Je comprends vos craintes, quant à un éventuel « Big Brother », mais je crois qu'on fait de la qualité lorsqu'on est propriétaire de son entreprise. Ce n'est pas le résultat économique qui me fait plaisir. C'est la fierté du produit livré. J'ai vu tout à l'heure un de vos collègues qui me disait que SFR avait bien changé et qu'aujourd'hui cela fonctionnait très bien. A l'époque, il n'y avait pas de quoi être fier d'être chez SFR.

Concernant les recettes des Gafam, je suis d'accord avec votre proposition. Il faudrait en conserver une petite partie. Si nous captons une partie de leur chiffre d'affaires, de toute façon, nous reverserons un tiers de ce résultat à la Nation via l'impôt. Nous pourrions effectivement en reverser une plus grande part. Ce serait une formidable source de financement pour l'ensemble des médias, et au-delà. Imaginez, si l'on faisait payer une toute petite quote-part de la bande passante utilisée. Ce ne serait rien du tout pour eux, d'autant qu'ils n'auraient pas le choix.

M. Julien Bargeton . - Quelle est votre appréciation des conséquences du paysage que vous avez dépeint en termes de pluralisme de l'information et des opinions ? Vous avez dit que vos parents avaient une culture de gauche et que vous aviez racheté Libération pour leur faire un pied de nez. D'autres ont racheté des journaux plutôt classés à droite ou de centre-gauche comme Le Monde .

Y a-t-il un risque à ce que le pluralisme d'opinions des médias dépende des choix d'investisseurs particuliers ou est-ce que l'équilibre actuel sera toujours préservé dès lors qu'en cas de difficulté d'un acteur, un autre investisseur se présentera toujours pour le suppléer ? La question de la concentration est celle de la rédaction du nombre de titres. Il existe aujourd'hui peu de quotidiens, qui jouent un rôle très important dans le fonctionnement démocratique, même s'ils ne sont pas les médias les plus lus en volume.

M. Patrick Drahi . - Je ne suis pas un grand spécialiste de la presse. Je suis sorti du monde de la presse mais il est évident que je ne vais pas racheter un média dont la ligne serait exactement contraire à mes propres opinions. J'ai une chaîne d'information, i24, basée à tel Aviv, Paris et New York. Je n'achèterai sans doute pas une chaîne dans un pays non démocratique par exemple.

M. David Assouline , rapporteur . - Je n'ai pas réussi à localiser i24. Est-ce que vous la détenez à 100 % ?

M. Patrick Drahi . - Oui.

M. David Assouline , rapporteur . - Où est-elle localisée ? Je ne l'ai pas vue sur le schéma qui représente la localisation de vos activités.

M. Patrick Drahi . - Ce schéma est de 2015. Il est faux. Si vous le souhaitez, je vous en fournirai une version à jour.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous allez l'actualiser.

M. Patrick Drahi . - Dans le cas d'I24, c'est très compliqué du fait de la réglementation en Israël : vous ne pouvez pas être propriétaire d'une chaîne d'information et simultanément propriétaire d'un média de distribution si celui-ci est en position de monopole, c'est-à-dire s'il contrôle plus de 50 % de la distribution. Cette réglementation est d'ailleurs en train d'évoluer car les Israéliens se rendent compte qu'elle pose de grandes difficultés ici ou là.

Juridiquement, la chaîne i24 est basée au Luxembourg. Elle est détenue par mon groupe aux États-Unis. Le contenu éditorial est publié par des journalistes basés un peu partout dans le monde, notamment à Tel Aviv, Paris et New York. Nous venons d'ouvrir à Abu Dhabi et Dubaï, ce qui est formidable. Nous sommes en train d'ouvrir une antenne d'i24 à Manama, c'est-à-dire au Bahreïn. Nous espérons ouvrir la chaîne dans d'autres pays musulmans. C'est la seule chaîne d'information au monde qui va recevoir des acteurs qui ne se parlent même pas en dehors de nos plateaux. En tant que propriétaire, cela me fait plaisir que nous organisions des débats, avec toutes sortes de personnes, qui ne pourraient se tenir par ailleurs.

Je pense que certains titres de presse auraient disparu beaucoup plus rapidement si certains acteurs venus avant moi ici, ou qui viendront après moi devant votre commission, n'étaient pas intervenus. Vous devriez vous réjouir qu'il existe des entrepreneurs français qui ont une grosse entreprise par ailleurs en France. Il vaut mieux avoir, dans le secteur des médias, un entrepreneur français qui emploie des dizaines, voire des centaines de milliers de salariés en France, plutôt qu'un entrepreneur russe ou sud-américain ayant deux discothèques dans le sud de la France. Si ces acteurs se regroupent pour être plus forts face aux Gafam, disons « cocorico ». C'est mieux que d'éparpiller nos forces entre des dizaines de petits acteurs qui ne pourront pas lutter contre ces mastodontes entrainant la ruine du secteur. Nous sommes chefs d'entreprise mais c'est vous qui faites les lois. Il est très important de renforcer les groupes de médias en France. Soit vous les renforcez, soit vous les affaiblissez. Et si en se rapprochant il se renforcent, c'est bon.

M. Laurent Lafon , président . - Nous allons regrouper les trois dernières questions car le temps passe.

M. Patrick Drahi . - L'épisode Mediapro est une énorme foutaise. C'est un gars qui débarque de nulle part. je l'ai croisé. Je savais qu'il n'avait pas l'argent nécessaire. On lui a vendu les droits. Cela nous a couté beaucoup d'argent. D'abord, il y avait la Champions League européenne. J'étais candidat. J'avais contre moi le Qatar. J'avais gagné au premier tour. Il est tellement influent qu'il est intervenu partout. On lui déroule le tapis rouge, il ne paie pas d'impôts. Cela ne pose pas de problème. J'ai dû surenchérir sur ma propre offre, la première fois.

La deuxième fois, j'ai estimé que le montant demandé (350 millions d'euros) était beaucoup trop élevé, ne serait-ce qu'au regard de la population : il n'y a pas assez de Français pour payer l'abonnement. Nous allons à l'appel d'offres. Nous faisons une offre beaucoup plus basse. Surgit alors de nulle part un acteur qui s'appelle Mediapro. Il n'a jamais payé et nous avons été obligés de récupérer le bébé, en codiffusion avec Canal+. Cela nous coûte une fortune, à Canal+ et à notre groupe. Cette affaire est un scandale. Je note d'ailleurs que le dirigeant de Mediapro n'a même pas eu à présenter des garanties bancaires. N'importe qui dans la rue pourrait signer pour 4 milliards, sans garanties bancaires. Il n'avait pas les fonds le premier jour. Il ne les avait pas davantage le jour où il fallait payer. C'était couru dès le départ.

M. Bernard Fialaire . - Vous avez bien compris que nous avions une forme d'obsession contre les concentrations et que l'on cherche à faire payer ce que doivent payer les Gafam. Vous proposez une solution mais pouvez-vous nous assurer que si ces acteurs paient un montant suffisant pour que ce soit rentable pour vous, vous pourrez résister au rachat par certains Gafam ? Le jour où ils mettront de l'argent, ils voudront aussi détenir le contrôle.

M. Patrick Drahi . - Fort heureusement, vous avez introduit un droit de souveraineté et un droit de regard sur l'identité d'acheteurs d'infrastructures de télécom. Je pense y avoir modestement contribué au moment du rachat de SFR. Demain, si nous avons une offre mirobolante d'un acteur qui ait réellement des fonds, nous ne pouvons vendre sans conditions. Nous devons avoir l'assentiment du ministère de l'Economie. Cela s'appelle le contrôle des investisseurs étrangers. D'ailleurs, le Royaume-Uni, qui était opposé à cette loi lorsqu'il faisait partie de l'Union européenne, vient de l'adopter. Elle s'applique outre-Manche depuis le 4 janvier. Il est logique de protéger les infrastructures essentielles. Je crois qu'il existe un dispositif de même nature dans les médias et qu'un investisseur étranger ne peut pas détenir plus de 25 % d'une fréquence nationale. Je ne pense pas que nous puissions vendre BFM à un investisseur non européen.

M. Vincent Capo-Canellas . - Monsieur Drahi, vous nous dites qu'il faut du résultat économique. Pour ce faire, il faut un bon produit, c'est-à-dire une information de qualité. Croyez-vous que l'indépendance rédactionnelle soit un facteur de qualité ? Jusqu'où peut-il y avoir une indépendance des rédactions dans la définition de la ligne éditoriale ? Si la réglementation devait renforcer l'indépendance de la rédaction d'un média, par rapport à un investisseur, s'agirait-il pour vous d'une difficulté ou d'une chance ?

M. Patrick Drahi . - Depuis que je suis à la tête de BFM, je n'ai pas eu de problème, je ne suis pas intervenu. Je n'ai jamais regardé quelle était la réglementation du point de vue de l'intervention éventuelle de l'actionnaire auprès de la rédaction. Ce n'est pas mon métier de savoir de quoi on doit parler ni comment est rangée la boutique de Carcassonne pour la vente de ses équipements mobiles. Chacun a ses responsabilités. Je suis actionnaire d'un groupe. Néanmoins, en tant que citoyen, si nous entendons des propos honteux à la télé, il est important de savoir s'ils sont vrais ou faux. Souvent, la chaîne publique diffuse des choses incroyables, qu'on ne peut contredire parce que c'est une chaîne publique. Ce n'est pas normal. Je ne sais pas quelle est la réglementation concernant la véracité des informations diffusées par les chaînes publiques mais je crois qu'il y a un problème.

M. Laurent Lafon , président . - A quoi pensez-vous quand vous parlez de choses incroyables diffusées par la chaîne publique ?

M. Patrick Drahi . - Une fois les propos diffusés, ils deviennent une vérité pour tous ceux qui les entendent, même si ce sont des contre-vérités. Comment lutter contre celles-ci une fois qu'elles ont été diffusées ? C'est très compliqué.

M. David Assouline , rapporteur . - C'est surtout vrai depuis que les chaînes d'information en continu et les réseaux sociaux existent.

M. Patrick Drahi . - Bien sûr, parce qu'il y a de plus en plus de gens informés. Auparavant, lorsqu'il y avait une seule chaîne contrôlée par l'État, il était plus facile de contrôler ce qui était diffusé.

M. David Assouline , rapporteur . - Monsieur Drahi, quand vous dites des choses, il faut quand même les étayer. Les chaînes publiques sont soumises, comme les chaînes privées, aux lois. Lorsqu'on estime être victime d'une diffamation en raison de la diffusion d'une fausse information, on peut se tourner vers le CSA (devenu l'Arcom aujourd'hui). Si cela contrevient à la loi, il y a aussi les prétoires.

M. Patrick Drahi . - C'est plus difficile en pratique, monsieur le sénateur.

M. Laurent Lafon , président . - Je voudrais revenir sur un élément de réponse que vous avez apporté à la question de Pierre Laurent concernant la qualité de l'information. Faisiez-vous allusion à une chaîne en particulier lorsque vous parliez d'une chaîne qui ferait des débats de manière trop importante ?

M. Patrick Drahi . - Ce n'est pas un jugement de valeur. Je constate que nous faisons de l'information. D'autres, n'ayant pas les moyens de faire de l'information, font autre chose. Pour faire de l'information, il faut mettre des journalistes sur le terrain. Il ne suffit pas d'être dans un studio et de répéter en boucle ce qui a été dit sur une autre chaîne. BFM est la seule chaîne d'information rentable de France.

M. Laurent Lafon , président . - Il semblerait que CNews soit également rentable.

M. Patrick Drahi . - Je ne le pense pas. Au sein d'un grand groupe, vous pouvez faire comme ci ou comme ça. En tout cas, nous sommes rentables depuis très longtemps. Je crois que d'autres ont engouffré des centaines de millions d'euros. Je ne sais pas. En tout cas, nous avons un modèle de chaîne d'information rentable et nous sommes heureux de continuer selon ce modèle. Ce n'est pas une chaîne de débat.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez répondu à beaucoup de mes questions en estimant que je disais des contre-vérités, pour être poli. Vous êtes sous serment. Je fais attention à la manière dont je vous interroge. Non seulement vous dites que ce n'est pas vrai mais vous mettez en cause ce que j'ai dit. Alors je veux vous répéter, après vérification, que la loi américaine interdisait jusqu'en 2017 la détention croisée d'une chaîne de télévision et d'un organe de presse. Mais la FCC avait la possibilité d'accorder des dérogations. Elle l'a fait à plusieurs reprises, en particulier quand il s'agissait de rachats de titres et de secteurs locaux, ce que vous avez fait vous-même. Vous étiez dans cette niche de dérogation. Cette réglementation assez drastique n'a pas empêché les États-Unis d'avoir une certaine puissance médiatique et une presse qui a été considérée comme de qualité. En France, ces limitations n'existent pas : on peut posséder deux supports sur trois, selon la loi de 1986. Donc je n'ai pas dit de contre-vérités - ce qui, par substitution, veut dire que c'est vous qui avez dit une contre-vérité.

Quant à ce que j'ai projeté, il s'agit de données datées de 2015. Comme vous nous l'avez expliqué, vous êtes très agile : d'une année à l'autre, les choses peuvent avoir complètement évolué. Vous avez acheté L'Express . Vous en détenez aujourd'hui 49 %. Vous bougez. Donc 2015, cela date. Mais c'était juste un panorama de l'ensemble des activités et des localisations de vos sociétés. Vous avez dit que c'était faux pour 2015 et non aujourd'hui. J'aimerais que vous me fassiez parvenir les corrections que vous apportez à ce tableau, car je dois rédiger un rapport qui contiendra un certain nombre d'informations. Si celles-ci sont contredites, je l'indiquerai, de façon étayée.

Vous avez dit aussi que je disais n'importe quoi en parlant de plans sociaux. Là encore c'est un peu fort de café car il y a eu un plan de départs volontaires de 5 000 salariés. Vous ne pouvez pas dire que ce n'est pas vrai.

Pour ne parler que des médias, vous savez très bien que 245 emplois ont été supprimés dans vos médias. Les rédactions de BFM, notamment, s'en souviennent car cela avait suscité une émotion. Vous pouvez m'expliquer que c'était justifié mais vous ne pouvez pas affirmer que c'est faux.

Vous avez également contesté ce que j'ai cité, en affirmant « la presse peut dire n'importe quoi ». Cela arrive. Cependant, en l'espèce, je parlais d'un communiqué des quatre sociétés des journalistes de vos médias (BFM TV, BFM Business, etc.). Ce sont des rédactions que vous considérez certainement comme des rédactions de qualité. Elles se sont émues qu'un journaliste ait été écarté parce que l'actionnaire aurait été dérangé par le traitement de l'information effectué par un chroniqueur. Vous avez dit que ce n'était pas vrai. Confirmez-vous qu'à aucun moment, vous-même ou l'actionnaire, dérangé par le traitement de l'information effectué par ce monsieur, n'a demandé qu'il soit écarté pour cette raison ?

M. Patrick Drahi . - Je vous remercie de poser une question précise car jusqu'à cette question, vos propos étaient un peu vagues, monsieur le sénateur. Vous avez dit en introduction que j'étais connu pour racheter des entreprises et faire des plans sociaux. J'ai dit que c'était faux. Je ne conteste pas le fait que je mette en oeuvre des plans sociaux. J'ai dit qu'il était faux d'affirmer que j'achetais des entreprises pour faire des plans sociaux.

M. David Assouline , rapporteur . - Lorsque vous achetez des entreprises, vous ne venez pas seulement en mécène : des plans sociaux sont ensuite mis en oeuvre. Ils concernent des êtres humains, dont, souvent, la vie bascule.

M. Laurent Lafon , président . - Nous n'allons pas relancer le débat. Laissons M. Drahi répondre à la dernière question, qui était précise.

M. Patrick Drahi . - En réponse à la dernière question, je vous confirme que je ne sais même pas qui est ce journaliste. Je confirme également qu'il y a très souvent des choses dans la presse qui ne sont pas exactes.

M. David Assouline , rapporteur . - Je répète, monsieur Drahi. Nous vous posons des questions et vous répondez à côté. Il faut un peu de respect pour notre travail. Je repose la question. Je ne vous rapporte pas des choses écrites dans la presse. Il s'agit d'un communiqué signé par quatre sociétés des journalistes de vos rédactions.

M. Patrick Drahi . - Il pourrait y en avoir cinq ou quinze et que ce soit faux. Dans l'affaire Dreyfus, il y en avait beaucoup plus que quinze, monsieur Assouline. Ne me mettez pas hors de moi. Je vous dis que je ne connais pas ce journaliste et que je ne suis pas intervenu. Je ne sais pas de quoi vous me parlez. Le premier organigramme par lequel vous avez commencé est faux. D'abord, il est de 2015. Vous présentez en 2022 un document de 2015. Quel est le rapport ?

Après, vous dites que je bouge dans tous les sens. Qu'insinuez-vous ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Je ne veux pas en faire une affaire personnelle, car nous sommes devant une commission. Mais vous la rendez un petit peu personnelle. Le sujet était celui des médias et non la localisation de mes entités juridiques. Si le sujet est celui des médias, vous me posez une question simple et vous me demandez si j'interviens dans les médias que je possède. La réponse est non. Je vous l'avais déjà dit en 2016. La réponse est la même.

Est-ce que j'interviens dans la sélection du directeur général du groupe BFM ? La réponse est oui. A la place d'Alain Weill, nous avons Arthur Dreyfuss. Si vous souhaitez connaître les relations entre Arthur Dreyfuss et les journalistes de BFM, c'est à Arthur Dreyfuss qu'il faut poser la question et non à moi. Je n'ai même pas le numéro de téléphone des personnes dont nous parlons. Vous pouvez poser la question à M. Fogiel, à M. Béroud ou à M. Joffrin. Je ne leur parle pas de ce qu'ils publient ni de ce qu'ils vont publier. Une fois des informations publiées, si elles sont fausses, je ne leur demande pas de publier un démenti, jamais. Je l'ai demandé à France Télévisions, qui n'a pas voulu le faire, lorsqu'on a dit sur moi des choses factuellement fausses. J'ai dit « s'il vous plaît, vous avez diffusé à mon propos, à 21 heures, des informations fausses ». J'avais l'impression d'être l'ennemi public numéro un. On m'a répondu que c'était une émission sous-traitée et que France Télévisions n'était pas responsable. On m'a dit que je pouvais poursuivre le journaliste en question auquel la production était sous-traitée. « Ce n'est pas moi, c'est l'autre », en quelque sorte. Je suis désolé de cette petite interruption mais je suis un méditerranéen, comme vous, monsieur. Quand on me titille, on me trouve.

M. Laurent Lafon , président . - Merci monsieur Drahi, de nous avoir consacré plus de deux heures. Vos éclairages sont éventuellement importants pour notre commission.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Jeudi 3 février 2022
Audition de Mme Élizabeth Drévillon, présidente, et de M. Jean-Baptiste Rivoire, membre, de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires

M. Laurent Lafon , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Élizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et de documentaires (Garrd), ainsi que de M. Jean-Baptiste Rivoire, membre du Garrd, également écrivain.

La Guilde représente plus de 300 adhérents et est le seul syndicat professionnel d'auteurs de documentaires et de reportages. Vous mettez en particulier l'accent sur les risques de fragilisation du métier de réalisateur de documentaires, confronté à une précarisation croissante, et au-delà à ce que vous estimez être des pressions idéologiques des actionnaires susceptibles de nuire à l'indépendance éditoriale.

Vous avez demandé à être accompagnée de M. Jean-Baptiste Rivoire qui est journaliste d'investigation, ancien rédacteur en chef adjoint de l'émission de Canal+ Spécial Investigation . M. Rivoire a également créé le site « Off Investigation » et très récemment publié un ouvrage au coeur de nos travaux : L'Elysée (et les oligarques) contre l'info .

Je vous propose l'organisation suivante : je vais vous laisser la parole pour 10 minutes à vous deux, puis je donnerai la parole au rapporteur pour des questions plus précises, avant d'ouvrir le débat à l'ensemble des membres de la commission d'enquête.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu qui sera publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, madame Drévillon, monsieur Rivoire, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Élizabeth Drévillon et M. Jean-Baptiste Rivoire prêtent successivement serment.

Mme Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires . - Je vous remercie d'auditionner la Guilde des auteurs-réalisateurs de reportages et documentaires (Garrd). Si la Garrd, avec trois ans d'existence, est un jeune syndicat, ses 350 adhérents sont à la fois de vieux routiers de l'information et de jeunes pousses qui participent et participeront demain, si on leur en donne les moyens, à l'apport de la connaissance et de l'information nécessaires au débat démocratique.

À titre liminaire, je me permettrai de rappeler la précarité des réalisateurs qui les empêche, justement, de s'opposer à la standardisation des contenus. Nous sommes la seule profession dans la création à ne pas avoir de salaire minimum garanti. Nous subissons une paupérisation systémique et un déclassement social.

Nos adhérents fournissent une grande majorité des reportages et des magazines d'information, ainsi que tous les panels de documentaires diffusés sur les chaînes privées et publiques. Parmi eux, nous avons des réalisateurs qui, pour une large part, sont issus des écoles de journalisme, mais qui perdent leur carte de presse, contraints pour beaucoup par les sociétés de production qui les embauchent de passer à l'intermittence, et cela pour une simple raison financière. De ce fait, ils ne sont protégés par aucune rédaction ou charte déontologique. Ils ne peuvent pas opposer la protection des sources. Sans protection, ils sont interchangeables : celui qui refuse aujourd'hui de se plier à une quelconque injonction du diffuseur pourra non seulement être dans la minute remplacé par un autre réalisateur, mais surtout se retrouver blacklisté sur les autres chaînes du groupe du fait de la concentration des médias.

Voilà pour la situation générale des réalisateurs de documentaires et reportages. C'est précisément ce point de vue des auteurs, dernier maillon de la chaîne de la création, que je souhaite vous livrer dans ce contexte d'intensification de la concentration des médias.

Permettez-moi tout d'abord de vous éclairer sur l'état du secteur de l'audiovisuel qui se caractérise désormais par une éditorialisation de plus en plus marquée des diffuseurs, justifiant une politique croissante de commande des contenus. Pour appuyer mes propos, je vais vous parler d'un sondage que nous avons lancé il y a quelques mois concernant la liberté d'informer de nos adhérents sur l'ensemble des chaînes privées et publiques : 63 % des sondés ont déclaré ne plus être, sur les cinq dernières années, à l'initiative de leur film, mais réaliser une commande initiée par la chaîne ou le producteur. Cela facilite l'orientation éditoriale tant sur le choix des sujets que sur leur traitement.

Ce constat implique le corollaire suivant, corroboré par notre sondage : 60 % des sondés ont déclaré s'autocensurer. Cette autocensure est délétère, mais ils s'obligent à l'appliquer pour pouvoir travailler. Ce qui est terrifiant dans ce chiffre, c'est que, lorsqu'un réalisateur ou un journaliste s'autocensure, on peut s'inquiéter quant à la bonne marche de la démocratie.

Dans ces conditions, vous devez avoir à l'esprit les conséquences de cette politique de commande des chaînes, quand elles externalisent la production des documentaires et des magazines auprès de producteurs indépendants. Pour les auteurs, cette externalisation se résume à des producteurs qui sont leurs employeurs et qui sont économiquement dépendants des diffuseurs. Cette situation a pour résultat de nous mettre à la marge des éditeurs et c'est à bas bruit, je dirais, une façon de nous écarter, de nous modeler, pour convenir à l'éditorialisation des chaînes.

Or l'éditorialisation des chaînes privées détenues en France par des groupes économiques, et non culturels, n'est pas faite au nom de l'intérêt général, mais au nom d'un intérêt économique, financier, philosophique ou religieux. Personne dans notre profession n'a oublié l'histoire de Canal+ et du Crédit Mutuel...

Dans un autre domaine, celui de la fiction, qui parle aussi du réel, nous avons été choqués par la diffusion du film américain Unplanned diffusé sur C8 en prime time , qui présente une vision à notre sens biaisée de ce qu'est l'avortement, culpabilisant ainsi les femmes qui y ont recours. Ce n'est ni plus ni moins que de la propagande politique et religieuse et ce qui pose ici question, c'est que ce film a été diffusé sur une chaîne en accès gratuit, et non payant. Certes, la régulation de l'audiovisuel laisse les chaînes déterminer librement le choix de leur programme, mais nous posons la question : peut-on accepter que la TNT, dont l'accès est gratuit, propage des fake news ? Il me semble que les réseaux sociaux s'en chargent bien assez comme cela...

Nous sommes très inquiets, car ce qui concerne la fiction concerne aussi le documentaire. Il y a quelques jours, j'ai dû renoncer - j'en suis vraiment désolée - à vous exposer un exemple concret : le réalisateur s'est rétracté par simple peur d'être blacklisté demain, si son nom apparaissait.

La définition de la ligne éditoriale d'une chaîne par son actionnaire fragilise considérablement la démocratie et crée un nouveau phénomène : nous sommes également devenus la cible de citoyens en colère qui nous assimilent au pouvoir politique et économique. Nous ne sommes plus entendus. La confiance entre les citoyens et nous s'est rompue. Cette situation de défiance est d'autant plus inquiétante qu'ils vont chercher ailleurs l'information, ce qui ouvre la porte aux fake news et au complotisme.

Il est donc temps, selon nous, de redonner de l'éthique à ce qui est la perle la plus précieuse de la démocratie : l'information.

La mise à la marge des auteurs évoquée dans le cadre de l'externalisation est encore plus dangereuse s'agissant de l'internalisation des sociétés de production rachetées par des diffuseurs, à l'instar de TF1 ou de Vivendi. Cette concentration verticale a bien évidemment un impact sur la diversité et le pluralisme. Appartenant à un groupe, ces sociétés suivent sa ligne éditoriale et son courant de pensée.

De fait, l'équilibre au sein du triptyque réalisateur-producteur-diffuseur est fragilisé : ni le réalisateur ni le producteur n'est en position de défendre un projet original. Ils sont au contraire totalement soumis aux exigences de la chaîne qui, pour des raisons entre autres d'audimat, va les pousser à simplement reproduire ce qui a déjà marché ou pire à se soumettre à la vision politique et philosophique des dirigeants et propriétaires du groupe.

De quels leviers les auteurs disposent-ils pour s'opposer à ces injonctions ? Je ne le sais pas et il n'y en a pas pour l'instant ! Un tel mode de fonctionnement est délétère pour l'information et la démocratie, mais la concentration verticale soulève en outre la question de l'affectation des fonds publics : ces filiales de diffuseurs, sociétés privées, préemptent en grande partie les comptes de soutien du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC).

Voilà donc, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, ce que vit aujourd'hui le réalisateur du fait de la concentration des médias.

M. Jean-Baptiste Rivoire, membre de la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires . - Je vous remercie également pour votre accueil. Je vais essayer d'évoquer ce que j'ai découvert durant les trois années d'enquête qui ont abouti au livre que vous avez cité, monsieur le président. Je veux d'abord vous donner deux éléments de contexte pour vous faire toucher du doigt les pressions qui s'exercent sur les journalistes en France aujourd'hui.

Premier élément : une filiale du groupe Bolloré m'a demandé de ne pas trop vous parler ! J'ai passé huit ans comme rédacteur en chef adjoint de Spécial investigation à Canal+. Après la prise de pouvoir par Vincent Bolloré en 2015, j'ai été laissé cinq ans sans affectation. Pour me laisser partir, le groupe m'a demandé de m'engager à ne rien dire, que ce soit devant un tribunal, un réseau social ou ailleurs, qui pourrait porter atteinte à la réputation de Vincent Bolloré, de l'une de ses filiales ou d'un des dirigeants de celles-ci.

Second élément : si on met de côté Arte qui est une chaîne franco-allemande un peu particulière, France Télévisions a aujourd'hui acquis un quasi-monopole de fait en France sur les documentaires d'investigation politique ou économique. Ce sont des secteurs qui ont été abandonnés par TF1, M6 et le groupe Bolloré. Or, d'après ce que j'ai appris sur le fonctionnement interne de France Télévisions pendant mon enquête, il y a de fortes chances que je ne place plus le moindre projet à France Télévisions tant que Delphine Ernotte en sera présidente. Ma carrière à la télévision est donc terminée, mais vu la gravité du sujet, il m'a paru important de vous résumer les choses.

En France, nous avons dorénavant trois grands pôles de pouvoir dans l'audiovisuel : TF1, fusionné demain avec M6, ces deux groupes faisant très peu ou quasiment pas de documentaires d'investigation économique et politique ; Vincent Bolloré, dont le sujet d'intérêt majeur est l'islam ; France Télévisions.

En ce qui concerne France Télévisions, il existe depuis 2019 un guichet unique pour France 2, France 3 et France 5. Ce guichet unique gère donc entre 80 % et 90 % des documentaires d'investigation politico-économique aujourd'hui en France. Il est extrêmement facile pour la direction de France Télévisions de donner quelques consignes : par exemple, faire du journalisme « positif » ou « de solutions »... On nous demande ainsi, dans les coulisses de France Télévisions, de faire du journalisme « de solutions ». Je pensais en ce qui me concerne que les journalistes et documentaristes étaient plutôt là pour être le miroir de la réalité, pour rapporter ce qui se passe dans la société, les solutions relevant davantage des élus et des parlementaires. Il y a donc bien quelque chose qui ne marche pas bien.

Je vais vous donner quelques exemples.

Un grand journaliste français, Pierre Péan, s'est battu pendant des mois avant sa mort pour convaincre France Télévisions de lancer un projet documentaire sur un certain Alexandre Djouhri, un homme certes de coulisses, mais important dans la République française, que ce soit sous Nicolas Sarkozy, François Hollande ou Emmanuel Macron. Pierre Péan n'a jamais réussi à placer ce projet.

Autre exemple, un confrère brillant de France 2, Jacques Cotta, qui pendant vingt ans a fait des enquêtes formidables à France Télévisions, a voulu après l'élection d'Emmanuel Macron faire un documentaire pour comprendre comment un homme qui était très peu connu a pu devenir Président de la République. Il voulait notamment comprendre quels étaient les soutiens ayant permis à Emmanuel Macron d'arriver à ce résultat, en particulier parmi ceux qui contrôlent l'information. France Télévisions a dit à Jacques Cotta qu'il n'y avait pas de créneau dans la grille pour ce projet. Il a fini par claquer la porte du service public, avec un propos un peu outrancier, mais que je vous soumets quand même : « ce fut un honneur de travailler pour le service public, c'est aujourd'hui une honte ! » Jacques Cotta en est maintenant réduit à manifester devant Radio France avec des gilets jaunes tellement il est en colère. Cet exemple est un peu excessif, mais il raconte quand même quelque chose.

Après mon départ de Canal+, quelques jeunes journalistes et moi avons proposé une série sur le bilan du quinquennat Macron à l'ensemble des diffuseurs. M6 nous a répondu que la chaîne n'irait pas dans le champ politique, sauf avec Karine Le Marchand. TF1 nous a dit que la chaîne avait déjà un projet, certes un peu différent. Pour Arte, un tel projet n'intéresserait pas ses spectateurs d'outre-Rhin. Netflix nous a dit qu'ils ne travaillaient pas sur des politiques en exercice. Canal+ nous a indiqué que la chaîne ne nous accompagnerait pas sur ce projet. France Télévisions nous a avancé qu'elle avait déjà trois documentaires de 52 minutes sur ce thème. Nous nous sommes donc dit qu'une chaîne au moins allait faire le bilan du quinquennat Macron à un an de la présidentielle... Ce projet est passé il y a quelques semaines sur France 5 et, à part quelques instants accordés à Marine Le Pen et à Jean-Luc Mélenchon, les gens - distanciés et critiques... - qui ont porté un regard sur le quinquennat Macron étaient Édouard Philippe, Christophe Castaner, Jean-Marc Dumontet et Sibeth NDiaye, ces deux derniers étant ou ayant été des communicants officiels de l'Élysée.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous demande de bien vouloir conclure afin de laisser le temps aux questions.

M. Jean-Baptiste Rivoire . - Il y a donc aujourd'hui une sorte de coin aveugle dans l'audiovisuel en France, une difficulté à questionner le pouvoir politique ou économique. Or c'est notre vocation.

Cette situation entraîne une violence considérable dans la société, une colère chez les citoyens, contre les gens d'information. Un récent sondage réalisé par Ipsos indiquait que 84 % des Français ne croient plus les journalistes. Je ne sais pas si vous mesurez la gravité de ce sondage. En outre, avant même d'envoyer un projet à France Télévisions, 60 % des documentaristes s'autocensurent. La population est en grande colère contre notre profession ; nous nous faisons lyncher dans les manifestations, il nous faut des gardes du corps pour y aller. Cette violence s'exerce aussi contre vous, les élus, comme le montre le nombre élevé de plaintes déposées.

Je crois qu'il faut s'interroger sur cette colère de la population.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous touchez du doigt l'objectif de notre commission d'enquête et je dois dire que le Sénat s'honore de travailler de manière approfondie sur ces sujets qui peuvent être sensibles et déranger certains. Cela montre l'utilité du Parlement et du politique, dans un moment de populisme ambiant et, finalement, de rejet démocratique qui touche tout le monde, y compris les médias et les journalistes. Les parlementaires ont le devoir de soutenir la liberté, l'indépendance et le pluralisme dans les médias ; ces valeurs sont essentielles au fonctionnement démocratique.

Nous auditionnons des personnes très différentes qui ont en commun de participer à cette grande chaîne de la production de l'information. Vous soulevez dans ce cadre des problèmes spécifiques que personne n'aborde.

Madame Drévillon, je comprends de vos propos que tout ce que nous avons souhaité mettre en place avec les décrets dits Tasca, c'est-à-dire faire en sorte qu'une myriade de boîtes de production permette d'apporter de l'inventivité et de la diversité, est aujourd'hui atrophié ou détourné du fait que ce ne sont pas ces sociétés qui choisissent en toute liberté les sujets, mais les éditeurs par leurs commandes. Ainsi, on ne se risque pas à développer des sujets, dont on sait qu'ils ne seront pas acceptés par les chaînes. Qui plus est, de moins en moins de chaînes diffusent des documentaires et des reportages. Les propositions créatives sont donc limitées de fait.

Pouvez-vous nous dire comment se concrétise cette autocensure dont vous parlez ? Quelle est son ampleur ? Lorsqu'on interroge les propriétaires pour savoir s'ils interviennent sur les contenus, ils répondent non, mais on voit bien qu'il n'y a pas nécessairement besoin d'une intervention, puisqu'il s'agit d'abord d'une autocensure. Avez-vous des exemples à nous donner ?

Mme Elizabeth Drévillon . - L'autocensure se fait des deux côtés : producteur et réalisateur. Ce dernier connaît la ligne éditoriale de la chaîne et il sait que s'il propose tel ou tel sujet sur un point précis politique ou social il ne sera pas retenu. Donc pour ne pas travailler dans le vide, il s'autocensure. J'ai en tête l'exemple d'un réalisateur qui travaillait sur les services sociaux français et qui a choisi de ne pas critiquer l'Aide sociale à l'enfance pour ne pas déplaire à la chaîne de diffusion. Il a donc fait son sujet en contournant certains aspects et en arrondissant les angles sur d'autres. Je ne reprendrai pas l'exemple du sujet sur Emmanuel Macron et les coulisses de sa présidence. Le producteur, en amont, et pour les mêmes raisons, peut s'autocensurer.

M. David Assouline , rapporteur . - Pour moi l'autocensure, c'est le choix de ne pas aborder tel aspect du sujet, mais vous évoquez aussi le stade de la commande, au niveau du producteur...

Mme Elizabeth Drévillon . - On ne propose plus certains sujets !

M. David Assouline , rapporteur . - Les réalisateurs et journalistes travaillent donc sur commande, et il n'y a plus de propositions créatives de leur part.

J'aborde un autre sujet, qui est celui du statut des journalistes et réalisateurs de documentaires. Journaliste, c'est un métier, avec des exigences, des règles déontologiques. Or, vous l'avez dit, de plus en plus d'enquêteurs travaillent sous le statut d'intermittent, et non sous celui de journaliste, détenteur de la carte de presse. En effet, cela arrange les producteurs, qui les paient au cachet. Ainsi, une personne qui sort d'une école de journalisme peut très vite perdre sa carte, ce qui peut poser problème au regard de son indépendance et de la qualité de l'information. Quelles solutions entrevoyez-vous pour régler ce problème ?

Mme Elizabeth Drévillon . - Le code du travail ne demande pas que le journaliste ait une carte de presse. Pour moi, on est journaliste quand on respecte une éthique, une déontologie. À mon sens, il faudrait créer une carte des réalisateurs de presse, qui permettrait de travailler sans être détenteur de la carte de presse de la commission de la carte d'identité des journalistes professionnels. Pour obtenir cette dernière, vous le savez, il faut être payé à 100 % en salaire. Or un réalisateur est payé à 60 % en salaire et à 40 % en droits d'auteur. Il fait partie de l'intermittence, du spectacle...

M. Jean-Baptiste Rivoire . - Aujourd'hui, 80 % des documentaristes ne sont pas détenteurs de la carte de presse. Ils sont obligés, pour des raisons économiques, de travailler sous le statut d'intermittent du spectacle. Concrètement, s'ils veulent couvrir une manifestation, ils peuvent être placés en garde à vue par la police comme un simple militant. Une de mes collègues a été menacée régulièrement par la police alors qu'elle faisait un reportage sur la désobéissance civile. C'est un problème pour la liberté de l'information.

Mme Elizabeth Drévillon . - Nous avons alerté le ministère de l'intérieur à ce sujet, car il n'est pas imaginable que les réalisateurs ne puissent pas travailler sereinement alors même qu'ils travaillent en externe pour des magazines d'information, comme Complément d'enquête, Envoyé spécial etc. Si demain les réalisateurs qui couvrent des manifestations doivent se disperser comme les manifestants, sous peine de se retrouver en garde à vue, cela s'apparentera à un frein, un obstacle à l'information.

M. David Assouline , rapporteur . - Monsieur Rivoire, vous avez travaillé pour un magazine de Canal+, qui a longtemps été une référence en matière d'investigation. Nous avons auditionné M. Bolloré, pour ainsi dire le propriétaire actuel de la chaîne, mais aussi M. Saada, le directeur, ainsi que le directeur de l'information. Ils nous ont tous affirmé qu'ils n'intervenaient jamais sur le contenu de l'information. Visiblement, vous n'êtes pas d'accord. Pouvez-vous nous donner des exemples concrets ?

M. Jean-Baptiste Rivoire . - Je vais être cash, mais ils vous ont menti ! Comme en juin 2016 !

Par exemple, lors de la fameuse enquête sur le Crédit Mutuel en 2015, Michel Lucas, président du groupe, a appelé Vincent Bolloré, qui est aussi un de ses amis, pour se plaindre. Il se trouve que le Crédit Mutuel aidait le groupe Bolloré à monter au capital du groupe Canal+. Vincent Bolloré s'est alors adressé à Rodolphe Belmer pour que notre enquête ne soit pas diffusée. Tout cela a été reconnu devant le comité d'entreprise de Canal+.

Six mois plus tard, pour Spécial Investigation , on propose 11 sujets à traiter à la nouvelle direction nommée par Vincent Bolloré : 7 seront refusés, dont quatre qui étaient susceptibles de déplaire à François Hollande, à l'époque Président de la République. Il y avait notamment un sujet sur les failles des services secrets lors des attentats de 2015, un sujet sur les ventes de matériels répressifs de la France à des régimes peu recommandables et un autre sur les emplois fictifs dans la haute fonction publique. Alors, les entendre dire qu'il n'y a aucune intervention...

M. David Assouline , rapporteur . - Vous nous avez parlé d'autocensure, mais il s'agit là d'interventions directes.

Comment cela se passe-t-il concrètement ?

M. Jean-Baptiste Rivoire . - Tous les deux mois, Stéphane Haumant devait aller voir la direction de Canal+ pour présenter les projets de sujets. C'est elle qui avait le dernier mot, sans avoir à se justifier. Au bout de plusieurs refus sur le sujet des banques ou la déprogrammation d'une enquête sur la guerre secrète Sarkozy-Hollande en septembre 2015, les producteurs et réalisateurs, de guerre lasse, et après avoir engagé des frais pour rien, préfèrent travailler sur l'ours blanc en Arctique ou les baleines en Antarctique.

M. David Assouline , rapporteur . - La direction, c'est qui ?

M. Jean-Baptiste Rivoire . - À Canal+, c'était Maxime Saada qui validait ou non. Bien sûr, il ne parlait pas de censure, mais de ligne éditoriale. Cela revient finalement au même...

M. David Assouline , rapporteur . - Et une fois que les sujets sont acceptés, y a-t-il des interventions ?

Mme Elizabeth Drévillon . - Les rédacteurs en chef et les conseillers des programmes ont la main. Ils peuvent intervenir tout au long du montage, pour choisir les plans, rectifier les commentaires, les termes employés, les intervenants... C'est un peu comme à l'école, en fait. On peut ainsi totalement changer l'orientation d'un documentaire. La pression, la censure, ne sont jamais ouvertes, elles prennent toujours des chemins de traverse.

M. David Assouline , rapporteur . - Y a-t-il des pressions explicites pour que des choses ne soient pas dites ?

M. Jean-Baptiste Rivoire . - Quand Vincent Bolloré vient devant le comité d'entreprise, le 3 septembre 2015, et assume la censure du reportage sur le Crédit Mutuel, il nous dit qu'il ne faut pas embêter le propriétaire de l'immeuble, ou quelque chose comme ça. Quinze jours plus tard, la direction nous écrit pour nous dire qu'il ne faut pas d'attaques frontales ou polémiques contre les partenaires actuels ou futurs du groupe. Les partenaires « actuels », on demande la liste de ceux sur lesquels on n'a plus le droit de travailler, on ne l'obtient pas, alors les « partenaires futurs », vous imaginez ! C'est un droit de censure absolu.

En octobre 2017, la direction nommée par Vincent Bolloré a fait supprimer du replay un reportage concernant les manifestations critiquant le dictateur du Togo, évoquées par toute la presse mondiale, mais qui dérangeait ce dictateur. Quelques semaines plus tard, la direction a fait diffuser clandestinement, à sept heures du matin, un reportage laudateur pour le dictateur Togolais à la tête de ce pays, en violation de toutes les conventions liant la chaîne. Il a fallu qu'un média indépendant, Les Jours.fr, harcèle le CSA pendant des mois pour qu'une petite sanction soit prononcée, à savoir l'obligation de diffusion d'un message de repentance de la chaîne. Bref, vous l'aurez compris, les propriétaires de ces grands groupes se moquent de la loi Bloche.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Je comprends parfaitement ce que vous dites. Moi-même, en tant que musicien professionnel, j'ai été confronté à ce dilemme : faire la musique que j'aimais ou de la musique « alimentaire » pour des publicités.

Aujourd'hui, je résume, vous nous expliquez que la concentration dans les médias nuirait à la démocratie. Cependant, vous n'avez pas abordé la problématique des plateformes. Ne pensez-vous pas que les fusions dans les médias, comme celle de TF1 et de M6, se justifient par des considérations économiques, pour tenir le choc face aux plateformes ?

Mme Elizabeth Drévillon . - Je ne vois pas en quoi une telle fusion permettrait de rivaliser avec les plateformes, qui sont de toute façon dix fois plus puissantes.

Le problème avec les plateformes c'est que le CSA nous a un peu coupé l'herbe sous le pied en n'imposant par exemple à Netflix que 0,6 % de son obligation d'investissement dans la production de documentaire. Cela correspond à environ 1,2 M€. Comparé aux 101 M€ d'investissements de France Télévisions je ne vois pas ce que cela apportera en plus en termes de production de documentaire. Je suis donc dubitative quant à la fusion TF1-M6 pour faire face aux plateformes. D'autant qu'il n'y a pas de documentaires et peu de magazines d'information sur TF1.

M. Jean-Baptiste Rivoire . - Netflix est un opérateur mondial qui diffuse dans 150 pays. Ce n'est pas vraiment le cas de TF1 et de M6. On n'est pas du tout sur la même échelle. Quand Vincent Bolloré nous explique que son principal concurrent, c'est Apple, je m'interroge : je ne savais pas que Bolloré faisait des téléphones.

La course à la taille, je n'y crois pas, mais admettons. Ce que je vois, en France, c'est le toujours plus de concentration dans les médias télévisuels privés et de centralisation à France Télévisions.

En tant que législateur, vous contraignez les citoyens français à financer ce système. Les dizaines de millions d'euros qu'ils versent pour les aides à la presse vont notamment à Lagardère et à Bernard Arnault. Ces gens prennent l'argent dans la poche du contribuable pour domestiquer les journalistes et l'information. La crise de confiance est majeure dans la population. Les gens sont en colère.

Le service public de l'audiovisuel avec la redevance de 140 euros par an et par habitant est un système très intéressant. Toutefois, il serait sans doute urgent de le faire fonctionner de manière plus transparente et démocratique. Or les conditions de nomination de ses dirigeants sont contestables, les choix éditoriaux sont parfaitement opaques et profondément arbitraires et les Français sont contraints de financer ce système. C'est là que vous pouvez jouer votre rôle.

Mme Sylvie Robert . - Vous avez abordé des sujets sensibles qui touchent à notre démocratie, mais qui sont aussi de nature économique. Vous avez notamment mentionné la précarité des créateurs. Notre collègue Hugonet a expliqué la situation dans le secteur de la musique. Il reste beaucoup à faire quant à la rémunération et au soutien à la création et aux auteurs. Cette question renvoie au modèle économique qui prévaut.

J'ai découvert que la politique actuelle était plutôt de commande. La Bretagne, d'où je viens, est une région de documentaristes. À la commission du film et du documentaire, nous nous attachions à savoir s'il y avait des pré-achats. Nous avions toutefois toute latitude si nous souhaitions faire un documentaire sur les algues vertes. Une politique de commande ne peut être que dommageable. On ne peut s'en satisfaire, car elle entrave la liberté de création. Cette politique domine-t-elle véritablement ? A-t-elle été renforcée par le phénomène de concentration verticale que l'on observe ? Quel modèle économique et quels garde-fous mettre en place pour garantir l'indépendance de la création ? À l'heure du streaming règne la loi de la jungle. Les créateurs comme les producteurs ne sont pas suffisamment armés. Comment gagner ce rapport de force ? Le législateur doit-il aller plus loin ?

Mme Elizabeth Drévillon . - Le jour où le réalisateur aura un salaire minimum garanti pour toutes les heures et journées travaillées, il aura plus de force pour contrer la censure et l'autocensure. Il est tellement précarisé qu'il doit tout accepter.

Vous parliez des algues vertes. Un tel sujet peut passer sur France 3 Bretagne. Le réalisateur sera à peine payé 12 000 euros, qu'il travaille trois mois, six mois, neuf mois ou même un an. Compte tenu des charges qu'il lui reste à payer, cela représente à peine le SMIC sur un an. Nous travaillons pour que les citoyens puissent être informés et accéder aux connaissances, mais nous sommes payés une misère.

En outre, le diffuseur ne fait que donner une somme x à un producteur indépendant. Il n'a donc aucun lien contractuel avec le réalisateur, ce qui lui donne une puissance réelle, le réalisateur ou le journaliste étant réduit au rôle de prestataire de services ou d'ouvrier spécialisé. Depuis trente-huit ans que je suis journaliste, je n'ai jamais connu telle situation : à l'époque, nous pouvions vivre de notre métier, sans censure ni autocensure, mais dans le pluralisme et la diversité.

Mme Sylvie Robert . - La politique de commande aggrave-t-elle la situation ?

Mme Elizabeth Drévillon . - Depuis cinq à huit ans, la tendance porte tant sur le public que sur le privé. Il y a de plus en plus de commandes pour le documentaire national de France Télévisions. Les producteurs discutent en amont avec les diffuseurs, avant d'appeler un réalisateur. C'est le monde à l'envers. Auparavant, le réalisateur allait trouver le producteur. Désormais, il peut se voir imposer des projets et des lignes pour les traiter, et il est contraint d'accepter s'il veut travailler. C'est inquiétant, surtout pour les jeunes journalistes, voire angoissant.

Initialement, il existait un véritable lien entre les citoyens et les journalistes, car ils avaient besoin de nous pour transmettre des messages. Aujourd'hui leurs propos sont souvent biaisés ou transformés, de sorte que la confiance est rompue.

M. Vincent Capo-Canellas . - Le constat que vous nous livrez s'agissant des diffuseurs privés est fort. Vous nous dites qu'ils ne sont pas friands d'investigation politique et que la logique de commande prévaut. Nos compatriotes ont pourtant le sentiment que, à l'heure des réseaux sociaux et des chaînes d'information continue, nous passons notre temps dans la polémique. La presse écrite, le numérique, les journaux télévisés jouent leur rôle, puis les chaînes d'information continue interviennent en lançant des débats à n'en plus finir.

Pourriez-vous étayer votre constat dans le temps et peut-être le nuancer ? Tout est-il complètement verrouillé ? Comment lutter contre cette tendance ? Les diffuseurs ne sont-ils pas soumis aux niveaux d'audience ? Comment définissez-vous votre relation avec les producteurs ? N'est-ce pas là qu'il faudrait agir ?

M. Jean-Baptiste Rivoire . - Le producteur a très peu de pouvoir. Il n'est pas diffuseur.

Mme Elizabeth Drévillon . - Le producteur vit grâce au diffuseur, de sorte qu'il est difficile pour lui de lui dire non.

Il ne faut pas confondre éditorialiste et journaliste de terrain. Le travail du journaliste de terrain se complique quand les polémiques prennent toute la place.

M. Jean-Baptiste Rivoire . - Nous avons tenté de faire un documentaire sur le bilan du quinquennat Macron, distancié, critique et indépendant. Pour cela, nous avons fini par lancer un financement participatif auprès des Français. Des milliers de citoyens ont financé notre projet et nous devrons le diffuser sur YouTube. Certains s'interrogent : pourquoi payer la redevance ? On finit par diffuser du documentaire indépendant ailleurs que sur France Télévisions. C'est marcher sur la tête.

Mme Elizabeth Drévillon . - Il y a quelques années, les producteurs nous défendaient encore face aux diffuseurs. Ils étaient solidaires et ils nous soutenaient. C'est de moins en moins le cas, car quand on est producteur indépendant, il faut pouvoir faire vivre sa société. Quant aux producteurs qui appartiennent aux groupes TF1-M6-Vivendi, ils obéissent à la ligne décidée par leur actionnaire.

Mme Monique de Marco . - La solution de participation ou de crowdfunding pour garantir la diffusion des documentaires sur des plateformes est-elle valable ? Quelles pistes pouvez-vous nous proposer pour faire évoluer la situation ?

Produire avec un budget participatif est une possibilité, mais qui reste insuffisante.

Mme Elizabeth Drévillon . - Il est beaucoup plus simple de créer un média en ligne pour la presse écrite que pour l'image. Assurer la diffusion en ligne d'un documentaire coûte cher, surtout si l'on veut concurrencer les chaînes hertziennes. Je souhaiterais, bien évidemment, qu'il existe un média en ligne audiovisuel où il n'y aurait que du documentaire et du magazine d'information. Comment réussir à le financer par un crowdfunding ? J'imagine que ce n'est pas possible.

Pour faire un documentaire de 52 minutes, il faut au moins un cameraman, un monteur, un étalonneur, un mixeur...

M. Jean-Baptiste Rivoire . - Les citoyens sont tellement en colère qu'ils sont en train d'inventer un contournement du système de concentration des médias, qui domestique beaucoup trop auteurs et journalistes. Toutes les levées de fonds pour des médias indépendants ont extrêmement bien fonctionné depuis cinq à dix ans. Notre documentaire sur le bilan du quinquennat Macron est un exemple : nous avons réussi à lever 230 000 euros en trois mois, qui nous serviront à financer neuf épisodes. Les gens nous demandent de faire notre travail de manière indépendante, car ils considèrent que c'est un besoin vital en démocratie.

Le système de concentration risque de s'aggraver en France. Les citoyens le contourneront grâce à des médias indépendants. Cela coûte cher, mais les gens sont exaspérés.

M. Michel Laugier . - Monsieur Rivoire, quelle était la situation à Canal+ avant le rachat par le groupe Bolloré ? Pouviez-vous réaliser tous les sujets que vous souhaitiez présenter, totalement librement, ou bien y avait-il une forme d'autorisation préalable qui s'imposait ?

M. Jean-Baptiste Rivoire . - Canal+ offrait beaucoup plus de liberté, il y a une dizaine d'années. La chaîne a été comme le premier Mediapart de la télévision, financée de 70 % à 80 % par ses abonnés et très peu par la publicité. Le système était exceptionnel. Dans les années 2000, je voulais mener une enquête sur les dérives de l'économie et l'on m'y encourageait, car les annonceurs ne représentaient alors que 15 % du chiffre d'affaires de la chaîne. Nous travaillions pour les abonnés.

Au début des années 2000, nous avons commencé à faire des enquêtes dans l'émission 90 minutes , comme celle sur la mort du ministre Robert Boulin, ou bien celle démontrant que l'armée française avait tiré dans la foule en Côte d'Ivoire en 2004, qui avait bousculé la chiraquie et le gouvernement de l'époque. Je voulais également faire une enquête sur « Sarkozy présidentiable ? ». Des pressions politiques ont surgi et à un an de la présidentielle de 2007, l'ancienne direction - il ne s'agissait pas de Vincent Bolloré - a décidé de supprimer l'émission 90 minutes assez brutalement. Le système de Canal+ qui se jouait des pressions politiques a fini par être rattrapé.

La suppression de l'émission a eu pour conséquence l'externalisation complète de l'investigation hors de Canal+. À partir de 2006, seuls des producteurs extérieurs pouvaient solliciter la direction pour mener un travail d'investigation.

En 2015, le système s'est normalisé grâce à l'arrivée d'un actionnaire qui décide de tout et nous n'avons plus pu travailler.

S'il y a donc eu une exception Canal+ dans les années 2000, elle n'a pas duré très longtemps. Des pressions politiques sont intervenues avant même l'arrivée de Vincent Bolloré.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - L'une des propositions récurrentes porte sur la création d'un délit de trafic d'influence en matière de presse, afin de limiter les pressions sur les rédactions. Avez-vous connaissance de l'existence d'un tel délit à l'étranger ? Il est pour le moins difficile de caractériser une situation de pression dans les médias. D'autant qu'il existe aussi beaucoup d'autocensure.

M. Jean-Baptiste Rivoire . - Edwy Plenel a déclaré devant votre commission d'enquête que le système des médias français était un système de conflits d'intérêts géant et constant. Créer le délit que vous suggérez sera-t-il utile ? Cela renvoie à la question de savoir si vos lois sont respectées. Ces gens respectent-ils vos lois ? Car si ce n'est pas le cas, inutile de légiférer !

M. Laurent Lafon , président . - Y a-t-il dans d'autres pays des systèmes qui protègent davantage le travail des journalistes ?

M. Jean-Baptiste Rivoire . - Je connais peu de pays où il y a une telle concentration. Ce n'est pas le cas en Allemagne ni aux États-Unis.

M. Laurent Lafon , président . - Même si elle n'est pas de même nature, la concentration existe aussi en Allemagne.

M. Jean-Baptiste Rivoire . - Les Länder ont plus de pouvoirs.

M. David Assouline , rapporteur . - En Allemagne, la concentration prend la forme d'un groupe de médias qui n'est pas lié par ses actionnaires à d'autres activités.

M. Jean-Baptiste Rivoire . - La loi Bloche prévoit que les intérêts d'affaires d'un actionnaire ne doivent pas entraver la liberté éditoriale des journalistes. Quand Canal+ diffuse un publireportage pour un dictateur togolais avec lequel le groupe Bolloré espère signer des contrats, il ne se passe quasiment rien. S'il n'y a pas de sanction, la situation ne changera pas.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous souhaitons partir de la loi Bloche et combler ses défauts pour qu'elle soit mieux appliquée.

M. Jean-Baptiste Rivoire . - À Canal+, nous avons saisi le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) pendant trois ans, par des courriers recommandés, sur ce problème précis. Le CSA a fini par nous renvoyer, au bout de deux ans, au comité éthique. Or c'est Vincent Bolloré qui a nommé les membres de ce comité, dont trois en relation d'affaires avec son groupe.

M. David Assouline , rapporteur . - J'entends ce que vous dites. Nous travaillerons à rendre efficaces les objectifs de la loi.

« Qui aime bien châtie bien ». Vous nous dites qu'il n'est plus possible de réaliser des enquêtes ou des reportages documentaires hors du service public et en même temps vous massacrez ce dernier. Il me semble que l'existence d'un service public autonome, étranger à toute propriété financière ou industrielle, est salutaire. Considérez-vous qu'il est soumis à des pressions importantes qui seraient de nature politique ? Je pense notamment à des émissions comme Cash Investigation ou Complément d'enquête qui donnent souvent lieu à des réactions de la part de gens qui considèrent que le service public est à la solde des gauchistes, alors que vous dites exactement l'inverse. Selon vous, le service public est-il soumis à des pressions politiques ou bien choisit-il d'éviter les sujets qui dérangent ? Pourquoi avoir fait un réquisitoire si violent ?

M. Jean-Baptiste Rivoire . - L'investigation a été réduite à portion congrue. Cash Investigation n'a plus que six émissions par an, soit douze heures de programme. Complément d'enquête en compte un peu plus, de sorte qu'on atteint 60-80 heures de programme sur 2 000 heures de documentaire diffusées sur France Télévisions. Cela représente 95 % du problème. Certes, deux arbres cachent la forêt très brillamment. Toutefois, on ne peut pas se contenter de deux émissions d'investigation pour l'ensemble du service public français.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous critiquez donc surtout le fait que le service public ne compense pas assez l'absence d'émissions documentaires sur Netflix ou aillleurs ?

M. Jean-Baptiste Rivoire . - Le guichet unique en 2019, c'est l'Office de la radiodiffusion-télévision française (ORTF) !

M. David Assouline , rapporteur . - Est-ce que vous critiquez le fait qu'il n'y a pas assez d'offre possible d'émissions d'enquête ? Ou bien n'y a-t-il plus de place pour certains sujets parce qu'il y aurait des pressions ou de la censure ?

Mme Elizabeth Drévillon . - Pourquoi avoir arrêté Pièces à conviction sur France 3, alors que c'était un excellent magazine d'investigation ? La chaîne Arte a ouvert ses portes à l'investigation par le biais de Thema , mais il n'y a pas de documentaire d'investigation sur France Télévisions. Cash Investigation est un excellent magazine mais il ne représente que six émissions. Et on ne peut pas résumer l'investigation à Cash Investigation .

M. David Assouline , rapporteur . - Est-ce que selon vous il n'y a plus de documentaire à la télévision parce que l'on considère que la demande n'existe pas et que les sujets ne feront pas d'audimat ? Quand l'offre existe, il me semble que vous avez dit que des pressions existaient pour limiter le champ des enquêtes. Le confirmez-vous ?

M. Jean-Baptiste Rivoire . - Le filtrage en amont est tel que les propositions sont très souvent bloquées. Cela concerne tout ce qui risque de déranger le pouvoir exécutif ou certains pouvoirs économiques. D'autres programmes existent et France Télévisions diffuse beaucoup de documentaires, mais les sujets importants qui touchent à la démocratie sont massivement écartés.

M. David Assouline , rapporteur . - Ils ne le sont pas par manque de place dans les programmes ?

M. Jean-Baptiste Rivoire . - Le poids de la tutelle sur l'audiovisuel public est lourd, en France, par exemple quand il s'agit de la nomination des dirigeants. Le pouvoir politique a la main sur le financement de France Télévisions. Nicolas Sarkozy a décidé de but en blanc qu'il fallait supprimer la publicité, ce qui a été un énorme choc pour Patrick de Carolis. Emmanuel Macron, en 2017, a imposé d'emblée que France Télévisions fasse 60 millions d'euros d'économies. Gérald Darmanin menace de supprimer la redevance sur l'audiovisuel. Le pouvoir politique exerce des pressions constantes, de sorte qu'au sein de France Télévisions, on ne prend plus aucun risque.

Mme Elizabeth Drévillon . - S'il n'y a plus de redevance, il n'y aura plus de service public et ce sera terrible pour la démocratie.

M. David Assouline , rapporteur . - La commission de la culture est en pointe sur cette question et a fait des propositions pour rendre cette contribution universelle et d'un montant important de sorte que le service public puisse vivre.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de M. Jean-Michel Baylet,
président du groupe La Dépêche du Midi

M. Laurent Lafon , président . - Nous recevons M. Jean-Michel Baylet, président du groupe La Dépêche du Midi.

Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Monsieur le ministre Jean-Michel Baylet, je ne suis pas sûr qu'il soit nécessaire de vous présenter dans cette maison qui fut la vôtre pendant plus de vingt ans. Vous avez été député, sénateur, quatre fois secrétaire d'État et ministre et vous êtes élu local.

Mais nous vous entendons aujourd'hui dans vos fonctions de président du groupe La Dépêche du Midi, qui rayonne sur le quart sud-ouest de la France. Avec 11 titres et 3,3 % des tirages nationaux, votre groupe est l'un des plus grands de la presse quotidienne régionale, avec EBRA, SIPA-Ouest France et Rossel La Voix.

J'ajoute que vous avez été à l'origine du regroupement de la presse quotidienne nationale et régionale au sein de l'Alliance, dont vous avez été le premier président.

Nous sommes donc désireux d'entendre vos analyses comme président d'un grand groupe de presse locale sur les conséquences d'une concentration dont vous êtes un des acteurs, mais dont vous subissez peut-être aussi les conséquences.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous passer la parole, je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Michel Baylet prête serment.

M. Jean-Michel Baylet, président du groupe La Dépêche du Midi . - Merci de me recevoir.

L'histoire de mon groupe se confond avec celle de la République. La Dépêche fut fondée à la chute de Napoléon III, le 2 octobre 1870, par deux typographes anarchistes de l'imprimerie Sirven désireux d'apporter une information au public différente de celle que délivrait le préfet sur les grilles de la préfecture... Le succès du journal fut assez considérable et rapide. C'est La Dépêche qui a créé les éditions régionales : il y en avait seize à l'époque. C'était alors une coopérative ouvrière. En 1924, un Rothschild décida de se présenter aux élections à Tarbes. La Dépêche, avec son vieux fond anarchiste et radical-socialiste, le combattit avec force. Il tenta alors de lancer une offre publique d'achat (OPA) sur le journal : il obtint 48 % du capital, mais échoua à en détenir la majorité. Le journal n'en fut pas plus tendre avec lui. Ayant perdu les élections, ce Rothschild chercha un repreneur. C'est Jean-Baptiste Chaumeil, député-maire de Valence-d'Agen et arrière-grand-oncle de mon père, qui racheta ses actions. C'est ainsi que ma famille est au capital de La Dépêche depuis 1924. Nous en détenons 97,5 % et la Mutuelle de La Dépêche, 1,5 %, car il m'a semblé important qu'un représentant du personnel siège au conseil d'administration.

La Dépêche est devenue un très grand journal, qui vit se succéder des plumes célèbres comme Clemenceau, Jaurès et bien d'autres. Elle fut prospère, comme l'ensemble de la presse, jusque dans les années 70. Ses positions étaient fermes : mon père avait ainsi fortement engagé le journal dans l'antigaulliste au moment du retour du général de Gaulle.

Les années 70 marquèrent l'apogée de la diffusion des journaux en France. À partir de là, la diffusion de La Dépêche baissa, lentement et tranquillement. Le journal connut la première révolution technologique, avec la fin du plomb. En 1998 et 1999, il subit une deuxième OPA : le journal Le Monde - à l'instigation de Jean-Marie Colombani - s'empare dans notre dos de 40 % des actions de La Dépêche . J'ai contré cette opération, grâce au droit d'agrément du conseil d'administration et avec l'appui de Jean-Luc Lagardère et Pierre Fabre. Nous avons ainsi réussi à conserver notre indépendance. Depuis, je dirige ce groupe familial. J'ai commencé ma carrière comme journaliste à La Dépêche et je suis toujours titulaire d'une carte de presse. Mes deux fils en sont les deux directeurs généraux. C'est l'un des derniers groupes de presse français qui soit resté familial, avec un capital totalement maîtrisé et dirigé par ses propriétaires : il n'y en a plus dans la presse quotidienne nationale (PQN), seulement trois ou quatre dans la presse quotidienne régionale (PQR), aucun dans la presse quotidienne départementale (PQD).

Mais la situation de notre groupe est compliquée, comme ailleurs. Bizarrement, au moment de l'arrivée de l'euro, nous avons connu une baisse considérable de la diffusion. Puis les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ont pillé nos contenus et aspiré nos publicités. Nous avons alors connu des souffrances économiques considérables et il a fallu remettre les choses en ordre.

À la Libération, le législateur avait considéré que la presse devait être à la portée de toutes les bourses et que toutes les opinions devaient y être représentées. D'où la création des Nouvelles Messageries de la presse parisienne (NMPP) - devenues Presstaliss depuis - et des aides à la presse, car il avait été demandé aux patrons de presse de vendre en dessous du prix de revient.

La Dépêche du Midi a connu de nombreuses années difficiles. Monsieur Assouline, vous qui avez travaillé sur la question des droits voisins, sachez que, deux ans après le vote de la loi, le compte n'y est toujours pas. Nous avons signé avec Facebook et presque abouti avec Google, mais dans des conditions bien éloignées de ce que nous avions espéré. Ces entreprises mettent des moyens considérables pour nous combattre : elles font du droit comme les Américains et font tout pour ne pas payer et continuer à piller nos recettes publicitaires.

Il y a six ou sept ans, nous avons eu l'opportunité de mener une opération de croissance externe en prenant le contrôle du groupe Les Journaux du Midi. Pourquoi ? Non pas pour asseoir notre autorité sur toute l'Occitanie, comme certains l'ont dit. Mais les revenus et les actifs de Midi Libre avaient été pillés par Le Monde , puis par le groupe Sud-Ouest. Pour nous, il s'agissait d'une opération de cohérence , avec d'importantes mutualisations, le développement de complémentarités et la perspective de redresser nos comptes. Sachez que les périmètres économiques des journaux, décidés à la Libération - avec notamment des statuts extrêmement favorables pour les ouvriers et les journalistes -, sont coûteux et ne sont plus en adéquation avec les réalités actuelles.

Le mouvement de concentration s'explique. Le journalisme a longtemps été un métier fructueux, dans lequel on ne regardait ni à la dépense ni à la gestion rigoureuse : les journaux étaient plutôt mal gérés et se sont trouvés en très grande difficulté. En outre, les successions n'avaient pas été préparées. Certains titres se sont donc retrouvés sur le marché et ont été repris, par Robert Hersant en premier lieu. J'ai eu la chance de recevoir La Dépêche du Midi en héritage et j'ai créé les conditions pour la transmettre à mes enfants qui travaillent à mes côtés.

Mais on ne nous rend pas la tâche facile : le prix du papier a augmenté de 50 %, celui des encres et des plaques de 30 %. De surcroît, Citeo a décidé, avec l'accord du Gouvernement, de transformer des échanges et espaces en un versement d'espèces sonnantes et trébuchantes à compter du 1 er janvier prochain : cela représente 20 millions d'euros pour la presse. Il faudrait veiller à moins nous taxer et je redoute de prochains sinistres dans notre secteur.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous avons déjà eu l'occasion d'échanger par le passé sur la presse. Dans l'après-Seconde Guerre mondiale, la presse écrite a en effet joué un rôle démocratique majeur, par son accessibilité au plus grand nombre et l'expression de la diversité des opinions qu'elle a permise.

Mais notre sujet est aujourd'hui plus précis : c'est celui de la concentration des médias. En matière de presse écrite, certains groupes contrôlent désormais un grand nombre de titres - autrefois indépendants - sur des territoires entiers. N'y a-t-il pas là un risque de perte de diversité et d'uniformisation, voire de formatage, de la production journalistique ? Les grands groupes de presse régionaux sont soit adossés à des groupes financiers sans lien avec presse - comme le Crédit Mutuel -, soit à des familles présentes de longue date dans le secteur- comme Ouest-France. En contrôlant de nombreux titres dans des régions entières, sans concurrence, ne portez-vous pas atteinte au pluralisme ?

Vos engagements politiques sont affirmés et assumés. Comment les rédactions conservent-elles leur indépendance politique ?

Vous êtes propriétaire de La Dépêche du Midi , La Dépêche du Dimanche , La Dépêche Lundi Sports , L'indépendant , Midi Olympique , La Nouvelle République des Pyrénées , Le Petit Bleu , Le Villefranchois , La Gazette du Comminges, Midi Libre, Centre Presse Aveyron, In Toulouse ... Sur internet, vous possédez Rugbyrama, Toulouscope , La Dépêche interactive, Publi.fr. Vous avez créé en 2003 l'agence de presse La Dépêche News. En outre, vous avez acquis quatre chaînes locales au printemps 2021, via le réseau viàOccitanie. En novembre 2021, vous vous êtes intéressé à la reprise de La Provence : Xavier Niel semblait avoir la main, mais des décisions de justice devraient prochainement intervenir. Quand, sur un territoire, il n'y a presque plus de concurrence, ne porte-t-on pas atteinte au pluralisme indispensable à la démocratie ?

M. Jean-Michel Baylet . - La réponse est non. Certes, mes engagements politiques sont connus et La Dépêche du Midi, dont je vous ai rappelé l'histoire, a longtemps porté une ligne politique. Mais aujourd'hui nous portons des valeurs, celles de la République - là-dessus nous n'avons pas changé. Nous continuons à nous battre pour ces valeurs, sans sectarisme : nos colonnes sont ouvertes à tous, pour rendre compte de l'activité des uns et des autres, quelles que soient leurs opinions, et même s'il en est certaines que nous préférons à d'autres. Nous nous sommes dotés d'une charte éditoriale et rédactionnelle. Les choses se passent convenablement.

Mettons à part les deux journaux qui ne parlent que de rugby - Midi Olympique et Rugbyrama -, uniques au monde : la diversité des opinions ne me semble pas affectée dans le cas d'espèce.

Quand nous avons pris le contrôle des autres titres que vous avez cités, nous n'avons pas changé un iota à leur ligne éditoriale. Cela aurait été une faute démocratique et de gestion. Prenez l'exemple de L'Indépendant , un journal très identitaire en Catalogne : en y touchant, nous toucherions à la substance même de la catalanité et les lecteurs s'en détourneraient. Nous avons mutualisé beaucoup de back offices et quelques rubriques locales, mais nous n'avons absolument pas touché aux lignes éditoriales. D'ailleurs, les journalistes ne l'auraient pas accepté. Or les choses se passent très bien avec eux, d'autant que je suis l'un des leurs, ce qui arrondit les angles. Je ne vois donc pas le moindre problème de diversité et de liberté d'opinion en ce qui concerne mon groupe : ce n'est pas un sujet chez nous.

La Provence est un bon exemple. Une entreprise de presse est avant tout une entreprise : elle doit trouver son équilibre économique sous peine de disparaître ou d'être avalée par les grands capitalistes. La Provence connaît une situation terriblement difficile. Nous nous sommes intéressés à ce titre pour deux raisons. D'une part, car la zone de diffusion de Midi libre est contiguë à celle de La Provence : nous sommes voisins à partir d'Arles, où nous montons prochainement un événement commun. D'autre part, car je voulais connaître la santé économique d'un confrère et pourquoi il en était arrivé là. Mais nous n'avions guère l'illusion de triompher face à MM. Saada et Niel. Et les choses ne changeront probablement pas.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous affirmez qu'il n'y a jamais eu d'interférence sur les lignes éditoriales. Quelles structures assurent l'indépendance des rédactions ? La loi encourage les entreprises de presse à en mettre en place.

On sait que les titres détenus par le Crédit Mutuel ont été maintenus, mais que certaines informations ont été mutualisées dans un bureau à Paris. Avez-vous opéré de telles mutualisations ou les rédactions sont-elles restées identiques à ce qu'elles étaient avant vos acquisitions ?

M. Jean-Michel Baylet . - Nous avons mutualisé les informations locales et sportives - mais pas partout ni de la même façon partout.

Midi Libre possède une société des journalistes.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous avons entendu M. Emmanuel Poupard, secrétaire général du Syndicat national des journalistes (SNJ). Il a mentionné La Dépêche du Midi comme exemple de rationalisation : les conditions d'emploi des journalistes y seraient moins-disantes, afin de diminuer les coûts. Pouvez-vous nous en dire plus ?

M. Jean-Michel Baylet . - Des conditions d'emploi moins-disantes ? Je ne vois pas ce à quoi il fait allusion.

M. David Assouline , rapporteur . - D'après lui, vous avez créé une agence de presse qui fournit l'information, mais qui écarte les journalistes.

M. Jean-Michel Baylet . - Ce n'est pas exact. Nous avons effectivement créé à La Dépêche - et là uniquement - une agence de presse, La Dépêche News, qui regroupe entre 30 et 40 journalistes. Le SNJ s'en soucie aussi. Leurs conditions sont légèrement différentes, mais pas dans des proportions considérables. Si l'on souhaite que les journaux perdurent, il faut bien rationaliser.

La rentabilité des journaux est « ric-rac » : 1 à 2 millions d'euros de bénéfices ou de pertes, pour un chiffre d'affaires consolidé de l'ordre de 200 millions d'euros, sur lequel nous avons perdu, en cinq ans, quelque 50 millions d'euros de recettes... Nous devons donc rationaliser et mutualiser, à la fois la rédaction, mais aussi les ouvriers.

M. David Assouline , rapporteur . - Certes, mais si vous créez une agence de presse dont le client exclusif est le groupe, à des conditions salariales inférieures à celles du journal, cela pose un problème social et de contestation. Vous nous dites qu'il faut contourner l'existant, car il y a un problème économique.

M. Jean-Michel Baylet . - La plupart des journaux ont créé de telles agences de presse. Ces conditions de travail, négociées avec les syndicats, sont légèrement différentes de celles des journalistes recrutés en direct, mais ont été acceptées par les journalistes embauchés. La différence porte essentiellement sur le nombre de jours de réduction du temps de travail (RTT) : un journaliste travaille normalement 192 jours par an, c'est très lourd à porter.

M. David Assouline , rapporteur . - Pouvez-vous nous assurer que vous n'intervenez jamais auprès des rédactions sur le contenu de l'information ?

M. Jean-Michel Baylet . - Je parle avec le directeur de La Dépêche surtout, moins avec celui de Midi Libre . Nous discutons du contenu du journal. Je veux bien que les rédactions soient complètement indépendantes, mais cela voudrait dire que l'on demande à des gens d'investir dans une entreprise qui ne rapporte quasiment rien - cela fait quinze ans que La Dépêche n'a pas versé de dividendes -, avec un directeur qui se bat au quotidien pour garder son journal à flot et une rédaction qui resterait totalement étrangère à tout cela ? Cela n'est pas possible !

Nous discutons globalement du contenu du journal. S'agissant des éditoriaux publiés chaque jour, la liberté est absolue et totale : aucune intervention n'a lieu sur leur contenu.

M. Laurent Lafon , président . - En février 2021, le SNJ a dénoncé le billet du chef de la rédaction de La Dépêche du Midi du Tarn-et-Garonne, Laurent Benayoun - depuis directeur de cabinet et de la communication du conseil départemental du Tarn-et-Garonne -, intitulé « Les juges contre le peuple ? », commentant la décision de justice qui a condamné la maire de Montauban, Brigitte Barèges. L'auteur précise que « ce billet engage toute la rédaction ». Par un communiqué du 11 février, le SNJ s'est donc ému de cet article et l'a condamné : « Les journalistes de La Dépêche ne peuvent cautionner que soient ainsi foulés au pied les valeurs de démocratie, de justice et les principes déontologiques. »

Êtes-vous intervenu directement pour favoriser la rédaction d'un tel article ? Si vous ne le cautionnez pas, des mesures particulières ont-elles été prises pour éviter ce manquement aux règles déontologiques ?

M. Jean-Michel Baylet . - S'agit-il vraiment d'une infraction aux règles déontologiques ? Je ne peux pas être suspect de défendre Mme Barèges, qui n'est pas une amie politique. Mais le jugement, assorti d'une mesure d'exécution provisoire, a été très inattendu : il a semblé bafouer les droits de la défense. C'est ainsi que le rédacteur de La Dépêche l'a ressenti. Il a donc écrit ce billet, sans me consulter le moins du monde. Ce billet ne m'a pas heurté : les juges y étaient allés très fort. Mme Barèges a d'ailleurs été relaxée en appel.

Le SNJ de La Dépêche , dont les relations avec une grande partie de la rédaction et avec la direction sont très houleuses, a cru bon de publier ce communiqué. Dont acte.

M. Laurent Lafon , président . - Vous n'êtes donc pas intervenu ?

M. Jean-Michel Baylet . - Non, ni d'un côté ni de l'autre. Je ne me voyais pas intervenir pour soutenir la maire de Montauban : voilà trente ans que nous nous tapons sur la figure, cela aurait été original...

M. David Assouline , rapporteur . - Pour épuiser les différentes accusations, en 2016, Le Petit Journal de Canal+ a diffusé un reportage sur l'absence d'indépendance de La Dépêche du Midi : d'après des journalistes syndicalistes du quotidien, la rédaction aurait reçu consigne de ne plus mettre le nom complet du maire de Toulouse, Jean-Luc Moudenc, car la ville de Toulouse aurait changé de bord et réduit ses dépenses de publicité en faveur du journal. En procédant ainsi, vous auriez voulu sanctionner la ville de Toulouse. Que répondez-vous à cela ?

M. Jean-Michel Baylet . - Les relations avec les élus locaux ne sont pas toujours faciles. Il est vrai que M. Moudenc, ayant considéré que La Dépêche n'avait pas été suffisamment compréhensive à son égard, a mis fin à nos relations commerciales. Mais qui pourrait demander à un journaliste d'écrire « M. le maire de Toulouse » à la place de « M. Jean-Luc Moudenc » ?

M. David Assouline , rapporteur . - C'est un journaliste qui l'affirme...

M. Jean-Michel Baylet . - Je ne sais pas qui il est, cela n'a pas fait grand débat à la rédaction et cela n'est pas remonté jusqu'à moi. Le directeur de la rédaction ne m'en a jamais parlé.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous affirmez donc que vous discutez du contenu de votre journal d'opinion, mais que vous n'intervenez jamais pour demander que l'on ne traite pas un sujet, pour des raisons politiques ou commerciales.

M. Jean-Michel Baylet . - Commerciales ?

M. David Assouline , rapporteur . - Il pourrait arriver que l'on fasse pression sur un journaliste pour qu'il n'enquête pas sur tel annonceur, par exemple...

M. Jean-Michel Baylet . - Effectivement, cela ne fonctionne pas ainsi.

M. David Assouline , rapporteur . - Revenons à la loi sur les droits voisins. Nous avons entendu dire - et une commission de l'Assemblée nationale y travaille actuellement - que les négociations entre les titres de presse et Google se déroulent dans la plus grande opacité. Le manque à gagner pour la presse serait considérable. Il serait bon que les montants négociés soient rendus publics, afin que la négociation prenne une dimension plus collective, profitable à l'ensemble de la presse. Or cela se passe de façon très différente de ce que nous avions voulu : les accords sont passés de gré à gré et restent secrets. Avez-vous passé un accord ? Pourquoi les montants ne sont-ils pas connus ?

M. Jean-Michel Baylet . - Je ne suis pas le mieux placé pour vous répondre. J'étais président de l'Alliance de la presse quand la loi a été adoptée, mais j'ai passé la main depuis. Je ne fais donc pas partie de ceux qui négocient avec Facebook et Google. Mais, d'après ce que je sais, l'accord a d'abord été collectif, avant d'être individualisé. Je pense que le contenu global de l'accord est couvert par une clause de confidentialité. Un accord collectif a été trouvé avec Facebook et un autre est en cours de finalisation avec Google.

M. David Assouline , rapporteur . - Quels sont les acteurs de cette négociation ?

M. Jean-Michel Baylet . - Google, Facebook et l'Alliance. Dans un premier temps, l'accord n'est pas individuel : l'individualisation intervient ensuite.

M. David Assouline , rapporteur . - Quels montants ont-ils été négociés ?

M. Jean-Michel Baylet . - Je ne les connais pas : ils n'ont pas été donnés.

M. David Assouline , rapporteur . - Même ceux qui recevront de l'argent ne savent pas combien ?

M. Jean-Michel Baylet . - Si.

M. David Assouline , rapporteur . - Alors ?

M. Jean-Michel Baylet . - Il faudrait que j'en parle à mon fils, car c'est lui qui s'occupe de tout cela. Je ne veux pas dire de bêtise, donc je ne dis pas.

M. David Assouline , rapporteur . - Un ordre de grandeur ?

M. Jean-Michel Baylet . - Autour de 2 millions d'euros.

M. Laurent Lafon , président . - Mais ces montants apparaîtront bien dans les comptes ?

M. Jean-Michel Baylet . - Cette discussion est d'une complexité incroyable : avec Google, c'est terrible ; avec Facebook, un peu plus simple. Je ne fais pas partie des négociateurs. Au conseil de l'Alliance, on nous a dit que l'on ne nous donnerait aucune information ni sur le global ni sur le détail par titre. Comme ce n'est pas moi qui m'en occupe, je ne peux pas vous donner le chiffre exact pour mon groupe. Je ne connais nullement ce qu'ont reçu les autres et certains - surtout la PQN - ont négocié de leur côté.

M. David Assouline , rapporteur . - L'objectif de la loi était d'aider la presse. Mais comment vérifier que l'esprit de la loi est respecté si ces négociations sont couvertes par le secret professionnel ou celui des affaires ?

Merci en tout cas de nous avoir donné un ordre de grandeur pour votre groupe. Cela me donnera une idée du montant global : 30, 40, 100 millions d'euros...

M. Jean-Michel Baylet . - Je ne connais pas le montant global.

M. Laurent Lafon , président . - Les 2 millions d'euros correspondent-ils à Google seul, ou bien à Google et Facebook ?

M. Jean-Michel Baylet . - Aux deux, je crois. Avec Google, nous n'avons pas encore signé. Je comprends l'importance de la question pour votre commission, mais comprenez que Google peut exciper de mes réponses ici pour ne pas signer...

M. Laurent Lafon , président . - Très bien, nous parlerons d'autre chose, alors. Mais vous avez évoqué les difficultés économiques rencontrées par la presse, et il s'agit là d'une ressource nouvelle.

M. Jean-Michel Baylet . - Je suis déjà allé au-delà de ce que j'aurais dû dire : on nous a demandé la plus grande confidentialité.

M. David Assouline , rapporteur . - Je poserai la même question aux représentants de Google et Facebook que nous auditionnerons.

M. Jean-Michel Baylet . - J'espère que je n'en paierai pas les conséquences...

Mme Monique de Marco . - Votre entreprise est familiale : avec vos deux fils, vous en détenez 97 %. Les salariés et les journalistes semblent donc peu présents au capital. Qui détient les 3 % restants ?

Vous avez évoqué une société de journalistes de Midi Libre . Est-ce à dire que cette publication fonctionne différemment des autres ?

Pensez-vous que le système actuel d'aides à la presse est juste ? Faut-il le réformer ? Comment ?

Vous semblez ne pas être satisfait des contraintes qui sont imposées par Citeo aux entreprises pour réduire leur impact environnemental. Représentent-elles vraiment un coût important pour vous ? Pourquoi ne souhaitez-vous pas accompagner la transition environnementale ? Le fait que vous soyez un homme politique reconnu n'influe-t-il pas sur la ligne éditoriale de vos publications ?

M. Jean-Michel Baylet . - Vous m'interrogez sur le capital. Avec ma famille, j'en détiens 97,5 %. La Mutuelle de La Dépêche du Midi en possède environ 2 %. J'ai souhaité, lorsqu'elle est entrée au capital, qu'elle dispose d'un siège au conseil administration, même si cette proportion ne m'y obligeait pas - mais je trouvais cela convenable. Restent quelques actions éparses - dont une dizaine au porteur !

La société des journalistes n'existe, dans mon groupe, qu'à Midi Libre .

Les aides à la presse, très décriées, sont indispensables. Je lis les comptes rendus de vos auditions, je parle à mes confrères, et je constate que leur répartition est très critiquée. Ce que je sais, c'est que, pour des groupes indépendants comme le mien, elles sont indispensables. Ce que je sais aussi, mesdames, messieurs les sénateurs, c'est que, d'année en année, elles fondent comme neige au soleil, alors qu'elles sont indispensables. Des discussions sont en cours pour réformer les aides postales.

Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit : je suis, comme tout un chacun, soucieux des problèmes environnementaux. Comment pourrait-il en être autrement ? Je le suis en tant que patron d'entreprises de presse, mais aussi en tant que responsable politique et élu local. Bien sûr, il y a beaucoup de choses à faire. Je dis toutefois que cette période est très difficile pour les groupes comme le mien. Je n'ai pas les moyens, comme certains, de recapitaliser, pour des sommes considérables, comme bien des groupes célèbres. Mon entreprise est familiale, et je dois respecter mes équilibres économiques.

Or nous avons décidé, pratiquement seuls en Europe, que, à partir de 2023, c'est-à-dire dans quelques mois, les échanges que nous avions avec Citeo céderont la place à des espèces sonnantes et trébuchantes. Cela représente, pour la presse d'information générale, 20 millions d'euros de charges supplémentaires. C'est tout de même brutal ! Et Citeo vient d'annoncer que nos tarifs augmenteraient de 38,5 %, sans aucune concertation - nous l'avons découvert dans la presse. C'est tout de même violent, et lourd pour nos budgets. Quand il a fallu passer des blisters à d'autres systèmes, puisque le plastique été interdit, cela a occasionné aussi des coûts importants. Et je pourrais multiplier les exemples : on nous demande de ne plus employer de l'encre minérale, mais végétale - ce qui représente aussi un coût - alors que celle-ci, si elle convient aux magazines, n'est pas au point pour les quotidiens.

Je ne conteste ni le fondement écologique ni la nécessité de défendre l'environnement. Je dis simplement que cela représente, d'un coup, dans une période douloureuse pour nous, des charges supplémentaires, que certains ne pourront pas absorber.

Vous m'avez interrogé sur la ligne éditoriale...

Mme Monique de Marco . - Oui. Le fait que vous soyez un homme politique n'influe-t-il pas sur la ligne éditoriale ? Sur le recrutement des journalistes ? Ne crée-t-il pas une forme d'autocensure ?

M. Jean-Michel Baylet . - Je discute avec le directeur de la rédaction - pas tous les jours, tant s'en faut - mais je ne pèse pas sur la ligne éditoriale. D'ailleurs, l'ensemble des courants politiques français sont traités, même si nous en préférons certains à d'autres.

La Dépêche du Midi est l'un des plus anciens journaux de France. Elle a été créée dans des conditions particulières, et a toujours été un journal d'engagement, comme on le sent dans ses éditos, et dans les tribunes que nous publions le dimanche. C'est moins vrai des autres journaux, que nous avons aussi pris - et conservés - comme ils étaient. Soyez donc rassurée. En fait, l'important est de savoir comment faire un beau journal, qui intéresse les lecteurs et qui trouve preneur, plutôt que d'attaquer untel ou de défendre telle idée. Quant au recrutement des journalistes, ce n'est pas moi qui m'en occupe - sauf pour les rédacteurs en chef, tout de même !

M. Michel Laugier . - Depuis le début de ces auditions, nous avons vu des groupes de médias constitués de différentes façons. Pour certains, l'activité principale était loin d'être les médias, d'ailleurs. Certains ont une forme associative... Le vôtre est un groupe familial. Quels sont les avantages et les inconvénients d'une telle structure ? Avec l'évolution du monde des médias et l'apparition des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), la constitution de grands groupes est-elle inéluctable ? Vous êtes un homme de presse écrite ; qu'est-ce qui vous attire aujourd'hui vers la radio ?

Sur les aides à la presse, je n'ai pas la même analyse que vous. Elles ne fondent pas comme neige au soleil ! Mais, sans doute, leur répartition évolue. La crise de Presstalis a eu son impact, aussi. Vu la concentration du secteur autour de quelques grands groupes, je parle non pas de supprimer les aides à la presse, mais d'envisager de nouveaux critères d'attribution. Qu'en pensez-vous ?

Vous couvrez une grande partie du sud-ouest. D'autres groupes sont diffusés dans tout l'est de la France, d'autres dans tout l'ouest... Il y a clairement un partage géographique. Dès lors, est-il encore possible de créer un journal régional ? La question se pose aussi pour la radio, puisque l'on voit que BFM s'intéresse à des secteurs régionaux.

M. Jean-Michel Baylet . - Un groupe familial, c'est différent d'un groupe qui appartient à un grand capitaliste. Celui-ci, en effet, recrute un manager et, s'il est satisfait de lui, il le garde. Nous sommes une entité familiale. J'ai la chance d'avoir deux fils doués pour la gestion des affaires - j'aurais été très embarrassé dans le cas contraire.

Il y a trente ans, toute la presse régionale et départementale était familiale. Nous ne sommes que trois ou quatre survivants. Là où la gestion était approximative, là où l'on n'a pas su préparer les successions, on s'est fait absorber par d'autres - y compris par nous-mêmes. Le Petit Bleu d'Agen , historiquement, était une entreprise familiale, par exemple. Mais il s'est trouvé complètement en dessous du seuil de flottaison...

Je suis attaché à la forme familiale du groupe, qui est une fierté et un honneur. J'ai hérité d'un groupe de presse, ce qui n'est pas donné à tout le monde, et je m'efforcerai de le transmettre à mes enfants.

La diminution des aides à la presse est insidieuse, elle se fait petit à petit. Il suffit de regarder les chiffres d'il y a trente ans pour voir qu'elles ont fondu comme neige au soleil. Bien sûr, d'un budget à l'autre, cela ne se voit que modérément. Faut-il les réorganiser ? Déjà, nous avons demandé que les aides postales nous soient versées directement. J'ai vu dans le compte rendu de vos auditions que certains avaient proposé que les aides soient réservées aux journaux indépendants. Je ne vais pas m'y opposer...

M. David Assouline , rapporteur . - Donc, vous êtes pour.

M. Jean-Michel Baylet . - Il faudra toutefois définir ce que c'est qu'un journal indépendant : tous vous expliqueront qu'ils le sont !

M. Laurent Lafon , président . - Quelle serait votre définition d'une presse indépendante ?

M. Jean-Michel Baylet . - Le modèle familial, qui a disparu incroyablement vite, était celui de toute la presse, y compris régionale, il y a trente ans. Des successions non préparées et une gestion trop approximative en ont eu raison presque partout.

Il est très difficile de gérer un groupe de presse. Cela impose de redéfinir sans cesse le périmètre économique, parce que nos recettes fondent aussi comme neige au soleil. En cinq ans, notre chiffre d'affaires est passé de 250 à 200 millions d'euros. Il faut bien s'adapter, car nous sommes aussi des entreprises comme les autres : si l'entreprise ne gagne pas d'argent, le journal se retrouve sur le marché...

M. David Assouline , rapporteur . - Il y a, bien entendu, presse indépendante et presse indépendante. La critique principale faite aux aides est qu'elles bénéficient aussi à des grands groupes dont l'activité n'est pas principalement dans les médias, et qui ont la capacité, si besoin, de sauver, de stabiliser, ou même d'investir massivement.

M. Jean-Michel Baylet . - Ce sont ceux-là mêmes qui touchent le plus...

M. David Assouline , rapporteur . - D'autres, qui ne groupent que des entreprises de presse, n'ont pas cette possibilité. Or les aides à la presse vont principalement à des organes possédés par de grands groupes industriels. Peut-on envisager de changer cela ?

M. Jean-Michel Baylet . - Oui, j'y suis favorable. Mais je vous souhaite du plaisir pour mener cette discussion...

M. David Assouline , rapporteur . - Vous pouvez aussi la mener dans l'Alliance, avec vos collègues.

M. Jean-Michel Baylet . - Oui, mais le problème est qu'il y a tout le monde, dans l'Alliance, qui est une confédération, avec un équilibre fragile. Les responsables politiques que vous êtes savent bien que rassembler, réunir, fédérer, est plus difficile que diviser ! Parfois, je me demande comment j'ai réussi à mettre tout le monde d'accord. C'est vraiment de la politique...

Je n'ai pas de radio. J'ai fait une expérience dans le domaine il y a longtemps, en créant Radio-Toulouse : cela a été un désastre économique, et j'ai arrêté. Pourtant, mon groupe a été amené à reprendre viàOccitanie il y a un an, tout simplement parce que BFM était sur le coup, et que je n'avais pas envie de voir arriver BFM sur cette zone. Ce n'est pas que j'aie une volonté goulue de maîtrise de l'information. C'est qu'il aurait fallu partager non seulement l'information, mais aussi les recettes publicitaires, l'événementiel... Et BFM a un vrai savoir-faire en la matière. Vous n'imaginez pas le combat que nous avons dû mener. Nous avons fini par gagner devant le tribunal de commerce de Nîmes. J'en ai été sidéré, parce qu'ils avaient mis tous les moyens...

Vous avez évoqué l'arrivée des Gafam. C'est terrible, ce qui nous arrive. Ils sont arrivés, ils nous ont pillé nos recettes publicitaires et nos contenus. Pour les premières, nous ne pouvons malheureusement rien faire. Pour les contenus, on essaie bon an mal an de toucher quelques indemnités grâce à la loi que vous avez portée, mais l'exercice n'est pas simple.

Presstalis ne concerne pas la presse régionale, mais me concerne au travers de Midi Olympique , qui est un journal national. Nous n'avons donc guère été affectés par la crise. Je note que Presstalis a été bien aidé par l'État. Quand je compare ces sommes à celles que l'on nous demande, et quand je pense à la gestion calamiteuse de Presstalis, pendant des décennies, jusqu'à sa disparition...

Créer un journal ? Cher Michel Laugier, je ne vous le conseille pas ! Si vous voulez investir votre argent, je pense qu'il y a beaucoup mieux qu'un journal. Il est très difficile de créer un journal aujourd'hui, car la presse écrite n'est plus le principal vecteur d'information. Ce rôle est désormais joué par les réseaux sociaux. C'est là qu'il faudrait faire porter les efforts. Comme ils sont mondiaux, on ne peut pas agir seuls. Mais, quand on voit l'opacité de ces grands groupes et l'anonymat sur les réseaux sociaux, c'est sidérant - et révoltant. Cela a des conséquences sur les manières de penser, d'agir et de voter.

M. Julien Bargeton . - Vous dites que l'avenir de la presse est incertain. Avez-vous des chiffres sur le nombre de jeunes qui la lisent ? Si les jeunes générations lisent de moins en moins la presse quotidienne régionale, certains titres disparaîtront, ou seront rachetés, ce qui accélérera la concentration.

M. Jean-Michel Baylet . - Vous avez raison, bien sûr. Année après année, nous perdons tous des lecteurs : les lecteurs jeunes ne compensent pas les anciens qui disparaissent. Nous avons su - un peu tardivement - prendre le virage du numérique. Notre site enregistre 152 millions de visites par mois, et le numérique représente à peu près 20 % de notre chiffre d'affaires. Cette évolution est inéluctable, et la presse écrite continuera à perdre des lecteurs. Chaque groupe essaie de compenser avec le numérique. Ne nous faisons pas d'illusion : cette guerre est perdue.

On ne parle pas des imprimeries ni, d'ailleurs, des ouvriers et des employés, qui constituent les deux tiers du groupe : celui-ci, sur 1 500 personnes environ, ne compte que 500 journalistes. Les imprimeries connaissent aussi beaucoup de difficultés. Je tiens à les conserver, alors que la presse nationale s'en est débarrassée. Dans le grand Sud, il y a beaucoup trop d'imprimeries, et les tirages diminuent année après année. Les jeunes, en fait, s'informent beaucoup sur les réseaux sociaux - et, je l'espère, sur notre site !

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Le chiffre d'affaires des journaux baisse régulièrement depuis de nombreuses années. La presse était déjà en déclin avant même l'électrochoc qu'a constitué l'arrivée d'internet. M. Patrick Eveno, que nous recevions il y a peu, soulignait que l'information n'était pas rentable. Les titres de presse appartenant à de grands groupes ont des marges très inférieures à celles des métiers principaux, mais peuvent s'appuyer sur les résultats de ces derniers pour surmonter les difficultés financières.

Constatez-vous une différence entre les grands titres nationaux et la presse régionale quotidienne dans cette crise de la presse ? Quel est, selon vous, le modèle économique de votre groupe, qui ne comporte que des titres de journaux, une agence de presse et des sites internet ? Quelle est l'importance de l'offre numérique dans le résultat ?

M. Jean-Michel Baylet . - En effet, le déclin de la presse avait commencé avant l'arrivée des Gafam. La presse écrite a connu son apogée dans les années 70. Mais le déclin s'est accéléré depuis que l'apparition des Gafam, naturellement.

Je pense que les titres régionaux résistent mieux que les titres dits nationaux, qui sont en réalité des titres parisiens : dans ma région, sur dix journaux vendus, il y a sept La Dépêche du Midi , un ou deux L'Équipe ...

Nous résistons mieux, donc, mais ils ont plus de moyens, car ils sont soutenus par de puissants capitalistes - et gérés par des managers de qualité. Cela dit, après bien des années de déficit, nos titres ont retrouvé, peu ou prou, à de rares exceptions près, leur équilibre économique. C'est que nous avons rationalisé, mutualisé, créé les conditions pour les journaux soient fabriqués dans des conditions moins coûteuses. Le modèle économique est donc de continuer sur cette voie, tout en s'adaptant en permanence. Dans toute entreprise, il faut faire, à la fin de l'année, un minimum de bénéfices...

Le numérique est inéluctable, et nous travaillons activement à nous développer dans ce domaine.

Mme Sylvie Robert . - Vous avez fait racheter viàOccitanie par La Dépêche du Midi il y a un peu moins d'un an parce qu'Altice s'y intéressait. Où en êtes-vous avec ce réseau ? Quel est le modèle ? Avez-vous gardé tous les journalistes ? Sont-ils totalement indépendants, par sites ? Comment organisez-vous l'information ? J'imagine qu'elle est très locale. C'est une nouvelle activité pour vous. Nous savons que les plateformes ont un impact sur le modèle économique et imposent une plus grande diversification de vos activités, et d'importants investissements dans le numérique. Jusqu'où avez-vous l'intention d'aller dans la diversification de vos activités ? Allez-vous rester dans le domaine de la presse, ou avez-vous d'autres projets ?

M. Jean-Michel Baylet . - Sur viàOccitanie, j'ai un peu de mal à vous répondre, car elle est dirigée par l'entreprise familiale, donc par mes fils. Quand nous l'avons reprise, de manière défensive, elle perdait 3 millions d'euros par an. Mes fils sont en train de travailler, après avoir recruté un directeur général, à créer les conditions pour revenir à l'équilibre, notamment en recherchant des mutualisations.

Vous parlez de diversification : nous sommes très engagés sur l'événementiel, malgré les sinistres que nous avons subis ces deux dernières années. Dans ce secteur, la plupart d'ailleurs des éditeurs se sont engagés avec succès, parce que nous avons les moyens, au travers de nos journaux, de porter fortement les événements que nous organisons.

Aller au-delà de mon coeur de métier ? Je ne l'envisage guère. La vie m'a appris que, quand on sait faire quelque chose, tout va bien, mais que, quand on veut se lancer dans l'aventure au-delà de son savoir-faire, cela se passe rarement bien. Jusqu'à maintenant, mon groupe s'est toujours diversifié dans la presse et n'est jamais allé au-delà.

M. Rachid Temal . - Notre commission d'enquête porte sur l'impact du processus de concentration des médias sur le pluralisme des opinions. Nous avons déjà entendu d'autres propriétaires de médias. De votre point de vue, ce processus de concentration s'explique à la fois par des considérations de viabilité économique et par la concurrence, notamment internationale. Mais, pour nous, le pluralisme des opinions est nécessaire dans une démocratie. Comment faire en sorte que nous ayons en France des entreprises suffisamment solides pour survivre face à la concurrence, tout en garantissant le pluralisme des opinions ?

M. Jean-Michel Baylet . - En fait, en France, les journaux dits nationaux ont toujours été des journaux engagés : L'Humanité, Le Figaro, L'Aurore, Libération, Le Parisien ... La presse régionale, elle, est très peu engagée. La Dépêche du Midi , à cet égard, est une exception. Les autres journaux sont totalement apolitiques. Même nous, d'ailleurs, qui revendiquons toujours nos valeurs et nos engagements dans nos éditoriaux, nous sommes ouverts à toutes les formes de pensée. Ce sont surtout des journaux d'information générale, pas de combat.

M. Vincent Capo-Canellas . - La presse écrite, tout de même, peut être une presse d'opinion. De ce point de vue, vous faites une claire différence entre La Dépêche du Midi et Midi Libre . Vous vous êtes engagé à préserver l'identité de Midi Libre et Centre Presse . Comment cet engagement se matérialise-t-il ? Nous cherchons justement à comprendre comment l'indépendance rédactionnelle peut trouver une matérialité.

Comment voyez-vous l'avenir de vos groupes dans le numérique ? Votre spécificité est votre connaissance de la vie locale. Vous avez évoqué des accords avec les Gafam. En avez-vous conclu aussi avec certains médias nationaux ? Vous avez évité que BFM n'arrive chez vous. N'est-ce pas pourtant l'avenir que de développer un couplage entre la presse écrite régionale et de grands médias nationaux ?

M. Jean-Michel Baylet . - Quand j'ai repris le groupe Midi Libre, j'ai réuni l'ensemble du personnel en assemblée générale, et je me suis exprimé pendant une heure et demie. Puis, nous avons discuté. Midi Libre a changé trois fois de propriétaire en sept ou huit ans, les personnels étaient très affectés. Je leur ai donné deux garanties : que je n'allais pas piller ce titre, car c'était déjà fait, et que nous respecterions ce qu'ils sont, leur histoire et leur identité. Comment vouloir changer, d'ailleurs, l'âme d'un journal, qui colle à son secteur ? Les gens qui habitent à Toulouse ne sont pas du tout les mêmes que ceux qui habitent à Montpellier ! Or un journal doit être représentatif : si le lecteur ne s'y reconnaît pas, il ne l'achète pas.

Bien sûr, nous allons tous vers le numérique. Ce n'est pas un choix ; je suis personnellement attaché au papier. Mais plus personne, en pratique, ne lit le journal sous ce format. Nos groupes seront profondément transformés par cette évolution. Ce ne sont pas les mêmes recettes ni les mêmes contenus.

M. David Assouline , rapporteur . - Je veux dire devant vous mon indignation quand je vois la manière dont la loi que nous avons portée est appliquée. Nous avons voulu aboutir vite pour être un fer de lance au niveau européen, et honorer notre pays, qui a toujours été à la pointe de ces combats. Notre état d'esprit était simple : nous voulions que la presse, dans sa diversité, puisse bénéficier de ce qu'elle produit, et que ceux qui utilisent cette production sans rien payer contribuent. Or je n'ai que des retours négatifs sur les montants négociés, sur les conditions de la négociation et sur l'exclusion de certains qui, de ce fait, ne sont pas concernés. J'y vois un détournement de ce que nous, législateurs, avons voulu. Cela m'indigne.

Vous avez osé répondre à ma question simple. En même temps, j'ai vu que vous vous demandiez ce qui allait vous tomber sur la tête. En fait, ces géants tétanisent et terrorisent la presse française, y compris en conditionnant ce qui est un droit et un devoir. Si l'on a peur, il y a presque mise sous tutelle ! Je le dis à l'adresse de tous les patrons de presse, ce n'est cela que nous avons voulu quand nous avons voté la loi. Nous avons voulu qu'ils bénéficient de leur production, dans la transparence et à un niveau qui soit à la hauteur de ce qu'ils méritent. L'esprit collectif et ouvert de la négociation doit reprendre ses droits. Les plateformes doivent payer ce qu'elles doivent payer, et non exercer un chantage les poussant à accepter n'importe quoi : même une miette, ils en ont besoin.

M. Jean-Michel Baylet . - Nous connaissons bien ce sujet, puisque je présidais l'Alliance quand nous avons discuté de la nécessiter de transcrire le droit européen dans la loi française. Je m'étais rendu à Bruxelles pour convaincre les parlementaires européens, ce qui n'a pas été simple.

Je ne vous souhaite d'avoir à discuter avec ces gens. Vous dites qu'ils terrorisent ; c'est excessif. Mais ils ont des moyens colossaux et tentent d'écraser tout le monde. Lors des débats au Parlement européen, 80 lobbyistes travaillaient pour eux. Je sais quelle a été la souffrance des négociateurs. Nous n'avons pas toujours été accompagnés comme nous l'espérions.

M. David Assouline , rapporteur . - L'Autorité de la concurrence est intervenue, tout de même.

M. Jean-Michel Baylet . - Nous aurions aimé nous sentir plus soutenus, même si l'Autorité de la concurrence, effectivement, a fait ce qu'il fallait. Deux ans après, votre loi a été votée. Comme la proposition de loi avait été déposée avant ces négociations, elle nous a aidés à définir nos positions. Mais il a bien fallu, au bout d'un temps, clôturer les négociations. Le conseil d'administration de l'Alliance a considéré que nous étions loin du niveau souhaité, mais qu'un « tiens » vaut mieux que deux « tu l'auras ». Après trois ans, nous devrons revenir à la table des négociations.

M. Laurent Lafon , président . - Merci.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Pascal Chevalier, président de Reworld Media

M. Laurent Lafon , président . - Chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l'audition de monsieur Pascal Chevalier, président de Reworld Media.

Vous avez créé le groupe Reworld Media en 2012, avec monsieur Gautier Normand. En 2018, vous avez acquis les titres du groupe Mondadori, pour devenir le leader de la presse magazine payante en France avec 117 millions d'exemplaires vendus.

Votre groupe emploie 951 salariés dans 11 pays. Vous possédez en France 56 titres, dont les emblématiques Science & Vie , Télé Star et Auto Plus . Vous êtes également présents dans la télévision, avec des chaînes thématiques accessibles en ligne, et via les box.

Votre irruption dans la presse n'a pas été sans heurts, et a entraîné incompréhensions et réactions. Vous avez ainsi été critiqué pour votre vision de la profession de journaliste, notamment au moment du rachat de Mondadori, ou plus de la moitié des 330 journalistes du groupe ont fait valoir leur clause de cession.

Il vous est également reproché de privilégier une approche commerciale des contenus, avec une forte présence des annonceurs. Vous-même aviez déclaré être favorable à un rapprochement entre la rédaction et la régie publicitaire.

L'objet de la commission d'enquête n'est pas de juger votre modèle économique, mais de comprendre la logique de vos investissements dans la presse, et les risques éventuels liés à la concentration dans votre groupe d'un très grand nombre de titres. Nous sommes par ailleurs intéressés par votre vision du secteur, et les mouvements récents qui l'ont touché.

Je vais vous donner la parole pendant dix minutes pour un propos préalable, qui sera suivi de questions des sénatrices et sénateurs présents, à commencer par le rapporteur, David Assouline. Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu qui sera publié. Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du Code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objectif de la commission d'enquête.

Je vais vous inviter, monsieur Chevalier, à prêter serment en jurant de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite.

M. Pascal Chevalier, président du groupe Reworld Media . - Je le jure.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie, et vous donne la parole pour dix minutes.

M. Pascal Chevalier . - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs, merci de m'accueillir.

J'ai 54 ans, je suis ingénieur de formation, et j'ai commencé ma carrière à la direction générale de l'Armement. Je suis arrivé dans le monde des médias après avoir entrepris des projets dans l'innovation pendant une trentaine d'années, toujours en France, avec des entreprises qui ont connu le succès également à l'étranger. Avant les médias, ma dernière entreprise était une agence, avec laquelle j'ai vécu la croissance de Google. Cette précision est importante pour comprendre ma présence dans les médias, et où se situe le problème de nos jours.

Jusqu'en 2012, je dirigeais une agence leader dans le secteur du marketing digital en Europe. Je dépensais alors pour le compte de mes clients plus de 300 millions d'euros par an destinés à Google, et malheureusement seulement quelques millions d'euros pour les groupes médias français de l'époque. J'ai alors pris conscience que ces groupes médias n'appréhendaient pas la réalité de la situation et la révolution liée au digital, à savoir que la force des Gafam leur permettait de s'emparer d'une très grande part du marché.

Devant l'échec de ces groupes de médias, je me suis dit, comme tout entrepreneur, que je devais m'y essayer. J'ai donc quitté le secteur des agences pour me consacrer pleinement aux médias, en créant ce groupe en 2012 avec Gautier Normand, en respectant une vision centrée sur l'innovation. Le marché des médias n'est pas en crise, il a déjà évolué.

Je vous propose quelques documents pour vous présenter le groupe Reworld Media, son activité présente et ses objectifs futurs.

Le groupe dispose aujourd'hui d'un millier de collaborateurs dans douze pays, et cette orientation vers l'étranger est importante, puisqu'elle représente 30 % de notre chiffre d'affaires. Reworld Media est côté en Bourse, avec un actionnariat principalement français. Nous avons contribué, avec les différents rachats, aux retours en France d'actifs français détenus par des actionnaires étrangers. Lorsque nous l'avons racheté, Mondadori appartenait à la famille Berlusconi, et nous sommes heureux que des marques médias soient à nouveau gérées par des actionnaires français. Entrer en Bourse constituait également une étape importante, en tant qu'élément de transparence et de communication.

Reworld Media dispose aujourd'hui de deux métiers. Nous sommes d'une part éditeurs de médias thématiques, de passionnés ni économiques ni politiques, et d'autre part, des techniciens, leaders européens de la publicité sur Internet, l'AdTech. Ces deux pôles d'activités sont importants, car ils représentent l'histoire du groupe, et un poids économique sensiblement équivalent l'un à l'autre.

Nous sommes donc créateurs de contenus, vendus à nos lecteurs, et nous sommes attachés à la qualité de ce contenu. Aujourd'hui, le lecteur achète du contenu selon différents formats : de l'écrit, de la vidéo, des podcasts... Nous devons travailler sur la pluridisciplinarité de ces contenus de qualité pour que nos lecteurs puissent les consommer sur les différents supports proposés aujourd'hui. Nous vivons avec notre temps, où le principal support s'avère être le téléphone portable, et nous produisons beaucoup de vidéos destinées à ce support.

Concernant notre autre métier, nous sommes une société technologique qui propose des logiciels à l'origine de la moitié de notre chiffre d'affaires. Dans ce cas, notre relation se noue avec un annonceur.

Il y a donc une véritable différence entre produire du contenu pour un lecteur et mettre en place des solutions publicitaires pour un annonceur. Cette dernière activité est gérée par des logiciels proposant des systèmes d'enchères automatiques, qui permettent d'acheter des publicités sur Internet pour cibler un profil de consommateur.

Le groupe présente 54 marques médias dans six univers thématiques regroupant pratiquement toutes les passions et les consommations. Comme déjà dit, nous n'avons pas souhaité nous positionner sur le marché des actualités ou de l'économie, le groupe couvrant à l'heure actuelle suffisamment de secteurs.

Demain, Reworld Media continuera à créer de la croissance et de l'innovation, car nous pensons que ce marché des médias a déjà évolué, et qu'il faut suivre cette évolution, accompagner les innovations, voire les devancer. Nous allons donc continuer à développer le digital, qui tire la croissance. Nous allons aussi poursuivre la création de contenus et de plateformes technologiques. Nous garderons par ailleurs notre culture entrepreneuriale qui nous a permis de créer ce groupe, en innovant, en restant agile, en vivant avec les évolutions sans chercher à les contrer, en travaillant avec les leaders du numérique tout en ayant conscience de leur taille, bien plus importante que la nôtre. J'ai appris ce matin les résultats de Google, de l'ordre de 61 milliards de dollars de recettes publicitaires, soit l'équivalent du chiffre d'affaires du groupe LVMH, ce qui est incroyable. Nous allons par ailleurs persévérer dans la diversification : édition de livres, formation ou microformation, organisation d'événements, et investissements dans la technologie dans un monde où il est nécessaire de maîtriser ses environnements pour suivre le marché.

Nous souhaitons donc nous inscrire dans la consolidation du marché européen, avec nos deux métiers, le contenu et les technologies.

Concernant la concentration des médias en France et en Europe, nous pensons que le marché évolue désormais vers un usage massif des canaux digitaux : mes quatre enfants ne regardent presque jamais la télévision, n'écoutent quasiment pas la radio, ne lisent pas de magazines, mais sont abonnés aux plateformes dont nous parlions (Netflix, etc.), et utilisent leur téléphone portable en permanence. Ce n'est pas un jugement de valeur, juste un constat. Nous avons donc une responsabilité de fournir à ces jeunes du contenu de qualité pour les supports qu'ils utilisent aujourd'hui.

Ce marché crée de nouveaux métiers, qui demandent de nouvelles formations. Certains métiers disparaissent, ce qui est à l'origine de tensions. Mais cela n'est pas synonyme de pertes d'emplois : nous allons devoir créer des formations pour accompagner des jeunes dans la recherche d'emplois liés à ces nouveaux secteurs, ou former les personnes déjà en place aujourd'hui. Le groupe investit depuis plusieurs années pour financer des écoles dans le domaine du marketing digital.

La concentration des marchés est une bonne chose si elle est accompagnée d'une stratégie offensive d'investissement et d'innovation. En revanche, si son seul objectif est de se contenter d'une vision défensive en réduisant simplement les coûts, ce sera un échec. Cela doit s'accompagner d'une véritable stratégie d'innovation et de croissance. Tout le monde me disait : « le marché de la presse va mal », et je répondais : « le marché des médias va bien ».

Ces médias français doivent être créateurs et acteurs de l'innovation. Nous ne pouvons pas nous contenter de constater que nos médias traditionnels, télévision, radio ou magazines papiers, connaissent des baisses d'audience, et d'attendre que ces médias ferment. Nous devons essayer de convaincre des investisseurs de prendre des risques pour récupérer une part de l'audience et du marché capté par les Gafam.

Les entreprises françaises possèdent les moyens, et disposent des meilleurs ingénieurs. Je constate avec plaisir que ces ingénieurs sont de moins en moins nombreux à partir à l'étranger. La prochaine vague du numérique doit être maîtrisée par nos entreprises.

En conclusion, Reworld Media est un groupe d'entrepreneurs français qui s'inscrit de manière durable dans l'innovation et la concentration du marché.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie, je laisse la parole à David Assouline pour la première question.

M. David Assouline , rapporteur . - Bonjour monsieur Chevalier. Nos auditions très riches nous permettent d'aborder avec vous un groupe positionné dans une situation originale, mais qui assume honnêtement une approche de la question de la diffusion de l'information et de la connaissance, approche qui peut nous interroger.

Le nombre de titres que vous possédez est à peine moindre que celui du groupe Bolloré, mais très important : Auto Plus, L'Auto-journal, Auto-journal 4x4, Sport Auto, Media 365, Sports.fr, Football.fr, DZfoot, F1i.fr, Grazia, Biba, Marie France, Modes & Travaux, Nous deux, Veillées, Le Journal de la maison, Mon jardin & ma maison, L'Ami des jardins, Top Santé, Pleine Vie, Vital, Gourmand, Gueuleton, Tanin, Science & Vie, Science & Vie junior, Mon petit Science & Vie, Guerres & Histoire, Diapason, Closer, Mission Patrimoine, Entre Nous, Télé Star, Télé Poche, Cogite, etc., ainsi que des créateurs de contenus originaux et d'autres médias dans le marketing digital.

Cette liste non exhaustive n'est pas neutre au regard de la vie quotidienne des Français. Tous ces titres nous sont connus, dans des domaines où vous considérez qu'il s'agit uniquement de services, alors qu'il est question de diffusion d'informations, un travail professionnel normalement réalisé par des journalistes. Ce n'est pas une marchandise comme les autres, cela irrigue la vie quotidienne des Français, leur rapport à la culture, à la science, aux loisirs. Posséder une si grande partie de la presse magazine n'est pas anodin.

Vous avez utilisé une méthode : acheter des médias en difficulté pour vous élargir et pour qu'ils redeviennent bénéficiaires, en suivant une démarche contestée. Vous avez en effet remplacé les journalistes par des « chargés de contenus », et les responsables de rubriques par des « chargés de l'audience ». Vous utilisez beaucoup de références qui n'appartiennent pas au monde des médias, mais plutôt à celui de la start-up. Vous parlez ainsi de « marque média », et pas de média. En conséquence, la qualité des contenus sans journaliste n'est plus la même. Vous avez par ailleurs mené des plans sociaux avec des réductions drastiques d'effectifs.

Vous inventez une presse sans journaliste : pensez-vous vraiment, en étant à la tête d'un groupe de médias, ne pas avoir une mission liée à l'intérêt général, à l'information, à la diversité, à la connaissance, à la vie intellectuelle, à la vie des citoyens ? Votre investissement doit-il avoir comme seul moteur la rentabilité ?

M. Pascal Chevalier . - Permettez-moi de corriger quelques points. Vous avez raison : en possédant un certain nombre de médias, je considère avoir une responsabilité que j'assume pleinement en tant qu'entrepreneur français.

Je vis aussi avec mon temps et mon environnement : mes lecteurs sont les seuls juges de paix que je dois servir. Lorsque ceux-ci cherchent à me lire sur un média sur lequel je ne suis pas présent, comme le téléphone portable, je dois m'efforcer de publier sur ce média en question.

Pourquoi le secteur de la presse est-il en difficulté ? Parce qu'il y a moins d'audience, et pas parce que le contenu a baissé en qualité. Il nous faut donc affronter les sujets et dire la vérité : il faut arrêter de produire sur les supports où les lecteurs sont moins nombreux, et se concentrer sur les supports où ils sont présents et où ils attendent. Nos marques pourront continuer à vivre à cette condition.

M. David Assouline , rapporteur . - Je souhaite éviter les malentendus : vous passez d'un sujet à l'autre trop facilement. Bien entendu, l'avenir de la presse est dépendant en grande partie du numérique. Mais les rédacteurs sur Internet continuent d'être des journalistes. Il s'agit bien d'entreprises de presse. Or vous mélangez les deux et prétendez que la presse numérique moderne est une presse sans journaliste.

M. Pascal Chevalier . - Vous reprenez sans doute des idées que vous avez lues, et je me permets de vous les expliquer, car le secteur réclame en effet des clarifications.

Quand nous affirmons que le secteur a changé, cela signifie que nos organisations doivent changer. Lorsque vous rachetez un magazine, vous allez investir pour développer la partie Internet, et pour cela créer des emplois. Concernant la partie papier, nous nous devons d'affronter la réalité d'une entreprise jamais restructurée. Oui, nous supprimons des emplois sur la partie « print », papier, mais nous créons des emplois dans le digital.

Vous savez qu'en France les journalistes ont un droit : la clause de cession. Les journalistes dont vous avez parlé ont décidé de faire jouer cette clause, en raison notamment d'un grand nombre d'années passées dans le groupe, etc. En interne, les jeunes ont pris la place des plus anciens. Mais dire que nous n'avons pas de journalistes est exagéré : nous sommes, avec plus de 800 journalistes dans le groupe, l'un des plus gros employeurs de France. Quelques articles présentent une autre réalité, mais je tenais à préciser ce fait.

M. David Assouline , rapporteur . - Me confirmez-vous qu'à l'achat de Mondadori France, ce dernier disposait de 340 cartes de presse, et qu'il n'en restait que 150 en 2020 ? Ceci n'est pas une augmentation, mais une division par deux.

M. Pascal Chevalier . - En dix ans d'histoire, nous avons créé au sein du groupe 1 000 emplois. Si vous ne prenez en compte que six mois de Marie France , première marque média rachetée, nous avons réduit les effectifs. Mais la transformation d'un média doit s'observer dans le temps.

Nous ne décidons pas de mettre fin aux contrats des journalistes : ils utilisent leur droit, et nous devons après nous organiser pour reformer des équipes et créer du contenu.

Le métier de journaliste a également évolué. Le contenu dépasse le cadre de l'écrit. Nous connaissons les « plumes », tout à fait respectables, mais nous avons aussi besoin de personnes maîtrisant la vidéo, et qui possèdent du charisme. Pour les podcasts , nous cherchons des voix. Nous recherchons également des photographes.

Certaines personnes qui ont mon âge expriment leur manque d'appétence pour le digital, ce que je comprends. Elles sont remplacées logiquement par des plus jeunes et plus appétents. Le métier ne connaît pas de problème, il a simplement évolué, et je me réjouis que les écoles de journalisme aient compris la nécessité de faire évoluer la formation, ce qui n'était pas le cas il y a dix ans.

Le magazine Marie France ne possédait pas de site Internet lors de son rachat, tout comme de nombreux titres de Mondadori. Nous avons donc dû investir massivement et restructurer les équipes. Dix ans plus tard, nous constatons les résultats positifs. Le nombre de lecteurs mensuels du magazine papier est passé de 100 000 à 60 000 ou 80 000 aujourd'hui, mais le site Internet est passé de 0 à 8 millions de visites par mois. Le lectorat est là, mais sur un nouveau support. Le contenu est de qualité, sinon il n'y aurait pas de lecteurs.

M. Laurent Lafon , président . - Vous parlez beaucoup de Marie France . Quand vous l'avez racheté, le magazine disposait de 28 journalistes. Aujourd'hui, il n'en compterait que deux : confirmez-vous ce chiffre ?

M. Pascal Chevalier . - Le marché est différemment organisé, et la pandémie a accéléré cette transformation. Nous avons 800 journalistes dans le groupe, mais il n'est plus possible aujourd'hui d'être expert dans tous les domaines. Il est très important pour les marques médias et pour la créativité d'aller chercher des gens compétents et passionnés.

M. Laurent Lafon , président . - Ces qualités se trouvent dans le métier de journaliste.

M. Pascal Chevalier . - Il est très dur de les trouver. Certaines personnes, compétentes et passionnées, ne souhaitent pas travailler à temps plein, ou ont déménagé dans le sud de la France. Ils ne veulent donc pas être présents dans les bureaux, puis expriment l'envie de ne travailler que quelques heures par semaine. Nous nous organisons pour répondre à ces envies, car le plus important est de trouver l'expertise adéquate. Dans un magazine de cuisine, je préfère qu'un chef vienne parler de cuisine, et dans un magazine auto, j'apprécie de lire un pilote automobile.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez une conviction assumée de proposer des journaux sans journalistes.

M. Pascal Chevalier . - Je suis le premier employeur de journalistes de France, avec 800 personnes.

M. David Assouline , rapporteur . - Quand nous évoquons le cas précis de Mondadori avec une baisse du nombre de journalistes de 340 à 150, ou le cas de Marie France , vous ne répondez pas précisément, bien que, de toute évidence, vous êtes parfaitement informé de la situation de votre groupe.

Par ailleurs, vous avez régulièrement déclaré que la régie publicitaire et la rédaction doivent être fusionnées. Nous comprenons donc que vous privilégiez des rédacteurs de contenus aux journalistes, qui ont une déontologie. Ces rédacteurs devraient rédiger des contenus en fonction des annonceurs-cibles permettant d'attirer de la publicité. Il s'agit donc de publireportage, et pas d'information.

Quel état d'esprit se cache derrière cet objectif de fusion entre régie publicitaire et rédaction ?

M. Pascal Chevalier . - Aujourd'hui, nous avons 800 journalistes, soit bien plus que lors de la création du groupe. Oui, j'assume la nécessité de restructuration après la reprise d'une marque média, puisqu'à terme, nous embauchons d'autres personnes, différentes de celles qui ont fait jouer leur clause de cession.

Concernant la partie publicitaire, vos propos ne peuvent s'appliquer au secteur du digital. Nous ne pouvons pas fusionner régie et rédaction, car la gestion des bandeaux publicitaires est automatique. Nous ne disposons pas d'équipe commerciale sur le terrain s'adressant à un client. Aujourd'hui, des plateformes d'enchères regroupent l'ensemble des marques médias et des annonceurs, qui entrent en rapport automatiquement par l'intermédiaire d'outils logiciels. La moitié de ce marché est détenu par les Gafam.

Nous ne fusionnerons pas non plus les équipes au sein de la presse papier. Dans le cadre de Reworld Media, le poids de la publicité papier, en décroissance, ne représente que 4 % du chiffre d'affaires. La globalité des marques médias ne vit pas de la publicité, mais des revenus de ses lecteurs. J'ai observé le modèle de Médiapart, et je l'apprécie. Avec un contenu de qualité, le lecteur accepte de payer. Nous avons commencé dans le digital en proposant des contenus gratuits, et cette approche était mauvaise.

Ces activités sont donc distinctes, comme précisé dans ma présentation, avec un pôle « BtoC », contenu proposé à un lecteur, et un pôle BtoB, solutions publicitaires pour des annonceurs. Il est important de comprendre que ces technologies sont tout à fait différentes. Le combat que nous devons mener n'est pas entre quelques groupes médias français. La question n'est pas de savoir si nous devons embaucher un ou plusieurs commerciaux pour les magazines dans un marché en décroissance. Nous devons nous battre pour récupérer des parts d'audience et de chiffre d'affaires dans la partie digitale, où nous avons perdu la guerre et où nous devons proposer de l'innovation.

M. David Assouline , rapporteur . - J'ai fait un calcul à partir de vos chiffres, qui peuvent impressionner. Vous avez évoqué 54 médias et 800 journalistes, soit 15,8 par titre, chiffre assez faible.

Par ailleurs, votre groupe a engagé des poursuites judiciaires contre d'anciens salariés de vos publications, qui ont fondé le magazine Epsiloon . Pourtant, le nouveau rédacteur en chef de Science & Vie , Thomas Cavaillé-Fol, assurait que l'arrivée d'un nouveau magazine scientifique était une bonne nouvelle, et qu'il y avait de la place pour les deux médias.

Pouvez-vous nous expliquer les raisons de ces poursuites ?

M. Pascal Chevalier . - La concurrence est toujours saine, sauf quand elle est déloyale. Dans ce cas précis, je ne peux pas commenter une affaire judiciaire toujours en cours ni parler du contenu du dossier.

M. David Assouline , rapporteur . - Je ne parle pas de l'instruction ni du jugement. Je souhaite simplement comprendre pourquoi une plainte a été déposée.

M. Pascal Chevalier . - Lorsque vous décidez de quitter un employeur avec des mots que vous n'auriez peut-être pas dû prononcer, et que vous utilisez des informations, cela s'appelle de la concurrence déloyale. Certaines règles doivent être respectées. Je n'accuse personne en ce lieu et ne peux pas aborder le dossier, mais des limites doivent être posées dans certaines circonstances.

M. Laurent Lafon , président . - Concernant la question du journalisme, je consulte votre site Internet et sa rubrique Offre d'emplois. Vous recherchez actuellement plusieurs collaborateurs, dont des chargés de contenu, mais pas de journaliste. Qu'entendez-vous par « chargé de contenu » ? Par ailleurs, les 800 journalistes que vous évoquez correspondent-ils à 800 cartes de presse ?

M. Pascal Chevalier . - Il y a 800 journalistes, et des cartes de presse en CDI, des pigistes avec des cartes de presse, et des personnes parties en province considérées comme des prestataires. Les 800 personnes évoquées ont une carte de journaliste. Mais le marché a évolué, et certains ne sont pas en CDI. Ils ont préféré créer leur structure et travailler pour plusieurs médias.

Concernant les chargés de contenus, de nouveaux métiers sont apparus dans le monde du digital. Un article doit être rédigé, mais il doit aussi bénéficier d'une bonne visibilité dans les moteurs de recherche comme Google, grâce à un bon référencement naturel. Nous parlons ici de techniques qui concernent les nouveaux métiers. C'est la raison pour laquelle nous favorisons la formation et les nouvelles écoles d'où seront issues des personnes capables de comprendre comment marche un algorithme, et de proposer les mots-clés les plus recherchés, pour que cet article remonte dans le moteur de recherche. Aujourd'hui, nous ne pouvons rien faire sans Google.

M. Laurent Lafon , président . - Nous connaissons cette problématique. Vous nous précisez donc que les chargés de contenus n'écrivent pas.

M. Pascal Chevalier . - Certains chargés de contenus doivent écrire, mais d'autres présentent des compétences plus techniques et se concentrent sur la réécriture, pour s'assurer de la visibilité de l'article.

M. David Assouline , rapporteur . - Je repose la même question pour que nous bénéficiions d'une réponse claire, car si nous ne comprenons pas, nous ne voyons comment les personnes qui nous écoutent pourraient comprendre. Vous parlez de 800 journalistes, de cartes de presse, de pigistes, et d'une troisième catégorie qui ne bénéficierait pas de la carte de presse. Quelle est la part de contrats précaires sur ces 800 journalistes ?

M. Pascal Chevalier . - Je pense que nous disposons de 200 CDI et d'autant de prestataires externes.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous valorisez pourtant un nombre de 800 journalistes, alors que la grande majorité est en emploi précaire.

M. Pascal Chevalier . - Un pigiste n'est pas précaire. Il dispose de compétences, et il peut travailler pour plusieurs personnes. Cette situation existe depuis très longtemps. D'autres ont décidé de partir en province : une ancienne rédactrice en chef d'un magazine de mode s'est installée dans le sud-ouest de la France pour monter une agence d'une vingtaine de personnes. Ils sont journalistes, possèdent une carte de presse et travaillent pour beaucoup de groupes différents. Il s'agit d'un choix de vie, pas de précarité. Mon métier est de m'assurer de trouver la bonne expertise et le bon contenu, comme tout le monde dans mon secteur.

Tout lecteur apprécie d'avoir comme référence quelqu'un disposant d'une vraie expertise et d'une passion. Je cherche toujours les personnes non seulement compétentes, mais aussi passionnées.

M. Michel Laugier . - Monsieur Chevalier, je vous ai bien écouté, j'ai observé la présentation de votre groupe, et j'ai été surpris. Lors de cette présentation, vous avez parlé de coûts, de stratégie, de croissance, de digital. Vous avez donné un chiffre global du nombre de collaborateurs, mais sans jamais mettre en avant les journalistes. Ils sont pourtant à la base des médias que vous essayez de vendre aujourd'hui.

Par ailleurs, au regard de votre stratégie innovante comparée à d'autres groupes auditionnés, j'aimerais connaître la répartition de votre chiffre d'affaires entre la vente au numéro et le digital. Je souhaiterais également avoir connaissance de votre stratégie à venir. Vous avez déjà acheté beaucoup de titres : votre ambition est-elle de voir votre groupe grossir toujours plus, en étant à l'affût de toutes bonnes affaires, ou avez-vous des objectifs plus précis ? Enfin, que vous apporte le recrutement de Fleur Pellerin ?

M. Pascal Chevalier . - J'ai beaucoup de respect pour tous les collaborateurs de notre groupe, y compris pour les journalistes. Tous les métiers sont importants, et je ne souhaite pas mettre en avant l'un plus que l'autre. Le succès de ce groupe tient aux femmes et aux hommes qui le composent, et qui pour moi se tiennent tous au même niveau.

Concernant le chiffre d'affaires, la répartition est de moitié pour le digital et de moitié pour la presse papier. Nous avons comme particularité d'avoir la moitié de notre chiffre d'affaires, essentiellement de la vente de contenu, par abonnement. Nous disposons de 2,3 millions d'abonnés à nos magazines, nos chaînes de télévision et nos sites Internet, ce qui fait sans doute de nous le leader du marché français. Depuis le début, nous avons décidé de proposer du contenu de qualité et de le vendre à un lecteur, ce qui est important pour dissocier la publicité du contenu. Bénéficier d'autant d'abonnés et de croissance, environ 30 % par an, signifie que le contenu est de qualité. Ce format est donc une réussite, comme pour Mediapart avec ses 200 000 abonnés.

Avoir un contenu de qualité nécessite du temps et de l'investissement, mais le résultat est là. L'abonnement est pour nous plus important que la vente à l'acte. Par ailleurs, le digital croît, quand la presse stagne ou connaît une légère décroissance.

Concernant la stratégie, nous disposons de suffisamment de marques médias pour poursuivre nos démarches sur les différents supports, podcasts , vidéos, etc. Nous souhaitons également conserver notre part de 30 % consacrée à l'international.

La concentration qui s'annonce dans le secteur des médias présente pour nous des opportunités d'acquérir d'autres marques. Nous pensons que la révolution vécue dans la presse existe pour la radio et pour la télévision linéaire. La télévision linéaire n'est pas la vidéo. La vidéo diffusée sur un écran mobile doit présenter un format court, et les messages doivent être très condensés. Le marché de la vidéo est intéressant sur un téléphone portable, avec des procédures qui doivent évoluer. La radio est également en crise, mais la croissance des podcasts est importante, et nous sommes l'un des principaux acteurs sur ce marché. Au regard du digital, le podcast propose un format long. Concernant l'écrit, le contenu digital est généralement très court, et il est difficile de proposer des articles longs aux lecteurs, plus encore pour les jeunes. Nous parvenons difficilement à capter ces derniers. L'enjeu pour les années à venir est d'être présents dans les réseaux sociaux, qui évoluent très rapidement. Facebook est aujourd'hui le réseau des parents. Les jeunes étaient sur Snapchat, qu'ils délaissent maintenant pour TikTok.

Comment un groupe comme le mien va-t-il pouvoir agir avec suffisamment d'agilité pour produire du contenu dans ces médias prisés par les jeunes générations, mes lecteurs de demain ? Cette question est très complexe et essentielle pour notre stratégie future. Nous sommes donc actifs dans les acquisitions, mais continuer à innover et à investir comme nous le faisons depuis dix ans se révèle de plus en plus délicat.

Fleur Pellerin nous a aidés pendant une période. Elle gère aujourd'hui un fonds d'investissement et a donc décidé de quitter notre groupe.

Mme Monique de Marco . - Monsieur Chevalier, vous êtes un homme d'affaires, à la recherche de nouveaux créneaux pour innover. Vous avez dit vouloir affronter les sujets et proposer du contenu qui réponde aux demandes des lecteurs. Vous vous reposez donc sur des études de marché, des études de tendance. Je crois que vous avez lancé fin 2021 un magazine trimestriel d'investigation, C'est off , dont le premier numéro est consacré à Éric Zemmour, et comporte une interview de monsieur Jean-Marie Le Pen et un entretien avec Alain Soral. Pourriez-vous nous informer sur les ventes de ce premier numéro les sujets qu'abordera le second ?

Par ailleurs, vous avez parlé de financement d'écoles de formation axées sur les technologies de l'information, les nouveaux métiers et les nouvelles formations : ces écoles existent-elles déjà, et si oui quels diplômes délivrent-elles ?

M. Pascal Chevalier . - Reworld Media est un groupe qui innove dans les contenus, et nous créons plusieurs magazines : j'encourage les rédactions à « essayer », conformément à ma culture d'entrepreneur. Si vous n'essayez pas, vous n'allez pas réussir, et comme nous devons innover, il faut essayer.

Chaque rédaction nous propose de nouvelles marques. Celle dont vous nous parlez nous a été proposée. Je n'ai pas d'avis là-dessus. Pour être honnête, je n'ai pas lu le numéro un, et je ne connais pas le contenu du numéro deux. Je laisse libre cette équipe d'essayer. Ce magazine est vu comme politique au regard des prochaines élections, mais nous avons lancé des magazines sur le vin, sur la gastronomie, etc. Beaucoup de marques sont lancées par les rédactions, qui doivent faire preuve d'innovation. C'est off a été lancé par le pôle Divertissement. Chacun des pôles a pour ambition de créer de nouveaux produits.

M. David Assouline , rapporteur . - Éric Zemmour et Alain Soral entrent-ils dans la catégorie « divertissement » ?

M. Pascal Chevalier . - Les équipes de Closer sont à l'initiative de ce projet. Je les ai laissées essayer, puisqu'elles pensaient que c'était une bonne idée. Je n'ai vraiment pas de jugement sur ce sujet. Je possède une expertise dans certains domaines, mais je ne m'implique pas dans les rédactions. Je fais en sorte de m'entourer des meilleurs dans leur domaine.

Pour moi, le véritable juge, c'est le lecteur. Si le titre rencontre de l'audience, c'est qu'il est intéressant.

Le sujet de l'école est important. Nous avons beaucoup de mal à recruter, car un grand nombre de personnes répondent que le secteur est en crise. Dans les métiers où l'innovation est importante, nous ne trouvons pas de profils adéquats, particulièrement dans les grandes villes, où tout le monde possède un travail et où tous les jeunes trouvent de très bons emplois. Nous avons donc cherché à délocaliser de la connaissance dans les régions, et à y installer des écoles.

L'exemple évoqué précédemment est celui de la Digital Business School basée à Nîmes, ou plus précisément à Alès, dans un bassin d'emplois peu florissant, mais où nous avons trouvé un entrepreneur souhaitant monter une école, qui propose des formations qui font cruellement défaut. Le marché du digital en France représente 250 000 postes ouverts par an, quand les écoles forment 25 000 étudiants. Cette école forme des collaborateurs de très bon niveau, à bac + 2 et bac + 3. Nous avons recruté plusieurs étudiants. Ceux-ci ne souhaitent pas venir à Paris, et nous créons donc des bureaux dans les régions, à Aix, à Sophia-Antipolis, à Nantes, à Nîmes, avec des collaborateurs formés qui peuvent se rendre à Paris une fois par mois. Investir dans des écoles parce que nous n'arrivons pas à recruter et accepter d'ouvrir des bureaux en région constituent des démarches nouvelles pour nous.

M. Vincent Capo-Canellas . - Merci pour votre présentation. Vous utilisez un discours disruptif et un raisonnement d'ingénieur. Vous nous annoncez une révolution supplémentaire dont vous souhaitez être l'un des principaux acteurs. Nous mesurons l'enjeu que représentent les Gafam. Ce discours peut nous perturber, mais aussi nous intéresser. Vous ne parlez pas de titres ni de presse, mais de marques médias. Quel statut donnez-vous à l'information, au contenu rédactionnel, quelles garanties donnez-vous ? Pour que vos marques médias prospèrent et qu'elles soient lues, elles doivent présenter un contenu qualitatif et donc journalistique. Vous estimez que la passion compte autant que l'expertise, mais concernant les journalistes, nous pensons que, si la concentration est inévitable, elle doit être régulée, grâce notamment à l'indépendance rédactionnelle.

Nous vous entendons peu sur ce point. La technologie est un atout, mais cette absence d'indépendance rédactionnelle ne constitue-t-elle pas une faiblesse pour vous et votre groupe ? Cette absence de garanties et de rigueur journalistique n'entraîne-t-elle pas de risques de collusion avec des intérêts économiques ?

M. Pascal Chevalier . - Il n'y a pas de lien entre la publicité et le contenu, surtout dans le digital. L'équivalent du publireportage sur Internet n'est pas possible. Le bandeau publicitaire se vend automatiquement à l'aide de logiciels. Je n'ai pas inventé cette méthode, qui provient des Gafam.

En revanche, vous avez raison : pour un groupe médias, la qualité du contenu est primordiale. Nous avons donc pris deux décisions importantes lors de la création du groupe : séparer la monétisation et le contenu, qui constituent deux branches différentes. Le contenu doit être acheté par le lecteur, et pour cela il doit être de qualité.

Pour ce contenu, nous devons embaucher les meilleurs patrons de rédaction et leur laisser la totale liberté, ce qui est le cas : je respecte le fait que le contenu doit être réalisé par des professionnels, et je respecte leurs compétences. Je ne suis pas compétent dans tous les domaines. Nous gérons avec Gautier Normand beaucoup de choses, mais nous n'avons pas de compétences pour intervenir dans 54 marques médias.

Notre groupe a pour particularité de disposer de médias de passionnés. L'importance ne réside pas dans le statut de journaliste du rédacteur, mais dans sa compétence et sa passion. Le groupe fait travailler 800 journalistes et un grand nombre d'experts. Nous avons élargi le comité scientifique de Science & Vie , car les sciences deviennent complexes. Nous faisons ainsi intervenir un astronaute passionnant, mais pas du tout journaliste, et ses interventions en vidéo ou en podcast sont formidables. Le rédacteur en chef est un journaliste. Nous laissons à ces rédacteurs en chef et à ces responsables la latitude pour recruter des experts, capables de nous transmettre leur passion.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Comparée à celle d'autres groupes de presse, la santé financière de Reworld Media est florissante. Vous attribuez cette réussite à votre capacité à numériser les titres de presse, ce qui passe par la réduction des rédactions et donc des cartes de presse. Beaucoup de contenus éditoriaux sont désormais produits par des agences extérieures, et de nombreux articles sont financés par des marques pour leur promotion.

Avec ce mécanisme, n'y a-t-il pas confusion entre la communication et le travail journalistique ? Le métier de journaliste de presse doit-il être au service du lecteur ou des entreprises qui achètent des espaces publicitaires, dont la ligne est à chaque fois plus difficile à déterminer ?

M. Pascal Chevalier . - Je vais formuler à nouveau la même réponse. Ces deux domaines sont séparés, et la confusion est impossible dans le monde du digital, car l'annonceur n'a aucun lien avec la rédaction. Le publireportage n'existe pas. Les formats pour Internet sont très courts. Si cette possibilité de confusion existait, nous aurions intérêt à proposer des formats longs pour convaincre un consommateur. L'espace n'est pas du tout adapté à cette démarche. Vous devez comprendre que le processus dans le monde du digital est différent.

Concernant notre bonne santé financière, la première raison se trouve dans l'énergie des entrepreneurs de ce groupe. Nous en sommes les premiers actionnaires, nous avons abordé ce marché en ayant conscience de la nécessité des restructurations et d'y apporter de l'innovation. Dix ans après notre arrivée, les résultats sont positifs, bien plus en raison de nos démarches innovatrices que des restructurations des premiers mois. Les premiers mois sont toujours difficiles, mais s'ils sont accompagnés d'un discours volontariste sur l'innovation et l'investissement, les résultats suivent. Aujourd'hui, les femmes et les hommes qui composent Reworld Media sont ravis d'y travailler. Ils ont accepté que le marché de la presse seul ne pouvait pas suffire. Tout le monde aujourd'hui en est convaincu.

En tant qu'entrepreneur français, je ne souhaite pas manquer la prochaine révolution menée par les futurs Gafam. Je ne connais pas l'identité de ces derniers, mais je veux y participer sans avoir à regretter dans dix ans mon inaction. Nous ne devons pas nous reposer sur des règles édictées a posteriori ou des procès pour récupérer quelques millions d'euros quand une entreprise comme Google gagne 61 milliards de dollars. Cette guerre actuelle est perdue, mais nous devons tous nous mobiliser pour ne pas rater les prochaines vagues.

Quand vous avez la chance d'avoir des entrepreneurs souhaitant investir pour développer ce marché de médias, vous devez les soutenir et pas les contraindre. Nous sommes quelques-uns à être venus vous voir avec une volonté d'investir, et il faut nous aider. Le combat est contre les Gafam, pas contre nous. Je suis entrepreneur français, dont la société est cotée en Bourse, je rachète des titres partis à l'étranger : aidez-moi à innover et à créer de l'emploi.

M. Julien Bargeton . - Bonjour, monsieur Chevalier, merci pour votre présentation. Vous avez précisé être intéressé par le mouvement de concentration : avez-vous des projets précis de nouvelles acquisitions, et si oui à quel moment avez-vous l'intention d'accroître la dimension de votre groupe ?

M. Pascal Chevalier . - Le groupe va continuer de croître naturellement, parce que nos métiers présentent de la croissance. Nos éventuelles acquisitions vont dépendre de la concentration des médias et des différentes marques qui pourraient être cédées.

Nous sommes entrés dans le domaine de la télévision en produisant de la vidéo sur des formats web, puis nous possédons une dizaine de chaînes, dont une en collaboration avec le CNOSF, Sport en france . Nous gardons le même modèle, à savoir essayer de comprendre, créer du contenu qui sera acheté par le lecteur, et regarder le modèle économique, pour éviter d'investir dans un média sans pérennité.

Nous nous intéressons à la radio par les podcasts , ainsi qu'à l'édition : posséder un magazine de cuisine peut nous pousser à produire des livres de recettes. Une marque média doit permettre d'adresser différents types d'informations à une communauté de passionnés. Enfin, concernant la partie événementielle, nous avons pris une participation dans Hopscotch, actionnaire du Mondial de l'automobile. Nous pensons que le monde de l'événementiel possède un avenir malgré la crise sanitaire. Nous y entrons avec une vision d'entrepreneur au long terme, et nous pensons qu'il faut maintenir le Mondial de l'automobile en France.

M. Laurent Lafon , président . - Pourriez-vous préciser vos propos concernant votre définition d'un contenu de qualité ? Pour vous, un contenu de qualité est-il celui qui trouve un lecteur ? Ne voyez-vous pas d'autres critères à prendre en compte pour définir un contenu de qualité ?

M. Pascal Chevalier . - Pensez-vous à un critère de publicité ?

M. Laurent Lafon , président . - Non, je pense plutôt à un critère de fiabilité de l'information.

M. Pascal Chevalier . - Nous ne sommes pas confrontés au sujet des fake news dans notre domaine. La recette de la tartiflette n'évolue pas tous les ans, et j'ai peu de raisons de me tromper en la publiant. La situation est identique pour un essai automobile.

Cette information de qualité doit trouver son lecteur. Dans le domaine de la santé ou de la science, nous devons nous assurer que celui qui va produire l'information est un expert. En proposant un article dans Top Santé écrit par un médecin, je bénéficie d'une caution médicale très importante. L'expert aujourd'hui représente une véritable caution.

M. Laurent Lafon , président . - Il n'y a donc que des experts qui écrivent dans une revue comme Science & Vie .

M. Pascal Chevalier . - Je ne comprends pas pourquoi ce sujet revient toujours, alors qu'il ne devrait pas être au centre de cette discussion sur les concentrations. Encore une fois, nous avons 800 journalistes. Vous avez sans doute lu un article ancien, mais son contenu ne reflète pas la réalité, et vous pouvez vous en rendre compte en visitant nos locaux quand vous le souhaitez. Vous pourrez rencontrer le rédacteur en chef de Science & Vie , présent depuis très longtemps dans notre groupe, et qui a remplacé son ancien patron. Ce jeune journaliste a l'humilité de reconnaître qu'il ne peut pas être compétent dans tous les domaines, et s'il a besoin de compétences dans le domaine de l'hydrogène, il va chercher un expert qui rédigera l'article, sous sa supervision. L'expertise doit être trouvée là où elle est.

M. Laurent Lafon , président . - C'est ce qu'on appelle un travail de journaliste.

M. Pascal Chevalier . - Pas seulement : lorsque vous êtes face à des sujets très pointus, vous devez bénéficier d'avis d'experts capables de décoder de manière simple un message compliqué. J'ai été élevé avec Science & Vie . Lorsque je lisais des sujets qui me passionnaient, j'avais besoin d'explications simples et concises, au regard du peu de pages consacrées à un sujet dans un magazine. Nous avons deux domaines importants dans notre groupe : la santé et la science.

M. Laurent Lafon , président . - Avez-vous mis en place des chartes de déontologie ?

M. Pascal Chevalier . - Oui, nous en avons. Mais si votre question concerne la publicité, il arrive fréquemment qu'un rédacteur en chef refuse un annonceur, par choix.

M. Laurent Lafon , président . - Je n'avais pas d'idée préconçue, ma question était simplement factuelle.

M. Pascal Chevalier . - Cette déontologie fait partie de notre ADN et existe de facto lorsque j'estime ne pas être compétent, et en décidant de ne pas m'impliquer dans le travail des rédactions. En revanche, il est important de demander à ces rédactions de faire en sorte que l'information que vous allez produire soit toujours la plus pertinente possible. C'est à eux de s'assurer de la véracité de l'information et de son caractère pédagogique.

M. Laurent Lafon , président . - Votre groupe fait-il partie du Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) ?

M. Pascal Chevalier . - Oui.

M. David Assouline , rapporteur . - Cette audition s'achève, et je souhaite vous faire part de notre état d'esprit. Vous avez le sentiment que nous sommes hors du sujet de la concentration des médias dans les questions que nous vous posons. Nous avons pleinement conscience que le monde des médias et de la presse connaît une révolution, avec l'entrée dans l'ère numérique, l'obligeant à revoir ses règles de concentration. Nous ne sommes donc pas passéistes. Dans ce mouvement désordonné et sauvage, avec une domination des plateformes étrangères, nous souhaitons préserver la richesse et l'utilité de la presse, y compris magazine. Celle-ci est souvent décriée, car liée au divertissement ou à la vie quotidienne des Français. A ce propos, ce que vous avez développé et assumé est très surprenant. Vous pariez sur un achat de titres, pour certains prestigieux comme Science & Vie . Leurs lecteurs possédaient un lien fort avec ces titres, et nous constaterons dans quelques années si, avec un contenu amoindri, ces lecteurs seront dupes. Vous achetez des lecteurs et de la data liés à des marques ayant acquis leur prestige grâce au travail de journalistes.

M. Pascal Chevalier . - Vous persévérez sur le sujet du nombre de journalistes.

M. David Assouline , rapporteur . - J'aborde les sujets comme je veux, et vous répondez comme vous le souhaitez.

M. Pascal Chevalier . - Je vous invite dans nos bureaux.

M. David Assouline , rapporteur . - L'exemple de Science & Vie est important : le magazine possédait une rédaction qui avait la confiance des lecteurs et qui constituait une référence journalistique. Les journalistes scientifiques existent, alors que vous créez une distinction entre le journaliste et l'expert.

M. Pascal Chevalier . - Lisez-vous Science & Vie ?

M. David Assouline , rapporteur . - Nous pouvons lire les avis d'un grand chef dans un magazine de cuisine, et des spécialistes interviennent dans toute la presse d'information. Mais vous remplacez le journaliste par ces spécialistes, et vous mêlez dans ce processus la publicité. Nous nous trouvons donc face à un danger de l'appauvrissement des contenus, puisque nous avons l'impression que la fabrication de l'information sera liée à la vente de produits aux lecteurs. L'information est traitée comme une marchandise quelconque, et pas comme un domaine à part, respectant des règles déontologiques, écrite par des journalistes formés, ce qui permet de la distinguer des contenus trouvés sur le Net.

Vous assumez ce modèle économique, et je répète que ce modèle de concentration comporte un risque de voir disparaître le journalisme.

M. Pascal Chevalier . - J'ai passé une heure et demie à tenter de vous faire comprendre quelque chose, mais malheureusement sans succès. Je vais vous envoyer dans un premier temps un magazine Science & Vie , et vous pourrez constater la qualité de son contenu, raison pour laquelle nos audiences progressent. Je vous invite par ailleurs dans nos bureaux pour rencontrer les équipes éditoriales et constater que vos propos ne correspondent pas à la réalité.

Un magazine possède un rédacteur en chef, journaliste, qui bénéficie d'une équipe et de la liberté de choisir des journalistes ou des experts extérieurs pour travailler avec lui. Il n'y a pas de collusion possible avec la publicité, surtout avec Science & Vie qui n'en présente quasiment pas. La publicité est très présente dans les magazines féminins, mais un magazine avec trop de publicité ne marche pas bien. Une nouvelle fois, ma conviction est de séparer les deux domaines.

Par ailleurs, nous nous trompons de combat : nous ne pourrons pas garder les journalistes dans un secteur en décroissance. Notre préoccupation porte sur les Gafam et les moyens pour ne plus être supplantés par eux.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous demeurez dans cette logique unique de lutte contre les Gafam. Sachez que nous vous écoutons et que nous avons entendu un certain nombre de vos explications. Mais êtes-vous conscient qu'en suivant cette logique jusqu'au bout, des algorithmes suffiront à terme à créer de l'information sans intervention humaine ?

M. Pascal Chevalier . - L'algorithme dont je parlais concernait la gestion du bandeau publicitaire, pas le contenu.

M. David Assouline , rapporteur . - Je souhaitais vous faire comprendre que, lorsque nous parlons de presse, nous parlons de journalistes. Nous inventerons peut-être autre chose, mais il ne s'agira alors plus de presse. Nous parlerons peut-être de publicité adressée à des datas.

M. Pascal Chevalier . - Je comprends votre point de vue, mais je tiens à vous rassurer : l'ingénieur que je suis a été élevé avec Science & Vie , et je protégerai cette marque centenaire. Je me considère comme un passager de ce magazine, qui doit lui permettre de bénéficier d'une nouvelle vie dans le digital, notamment avec les lecteurs de demain que sont mes enfants.

Nous ne devons pas craindre les évolutions technologiques : nous devons vivre avec. Je ne pense pas que nous pourrons, demain, créer du contenu automatique, car vous ne pourrez pas transmettre cette passion si importante qui doit lier un média à son lecteur.

La crise actuelle de certains groupes du secteur vient du manque d'innovation, et nous devons agir maintenant. Nous ne devons pas nous faire doubler par les majors qui arrivent sur le marché comme Netflix, etc.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Je n'ai pas pu assister au début de votre audition en raison d'une intervention en séance, mais je souhaitais faire une mise au point. Monsieur le rapporteur, dans ses derniers propos, a exprimé « notre état d'esprit ». Je tenais à préciser clairement que si le rôle d'un rapporteur est éminemment important dans une commission d'enquête, il ne peut s'exprimer qu'en son nom. Ce n'est pas mon état d'esprit, et ce n'est pas non plus celui de bon nombre des membres de cette commission.

Je reprendrais enfin un des propos de M. Chevalier : heureusement, la passion ne pourra jamais être automatisée.

M. Laurent Lafon, président . - Monsieur Chevalier, merci pour les réponses que vous nous avez apportées. Notre audition se termine.

M. Pascal Chevalier . - Merci à vous, et soyez rassurés : nous continuerons à créer du contenu et à protéger ces belles marques médias.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Jeudi 10 février 2022
Audition de MM. Gautier Picquet, président de l'Union des entreprises de conseil et achat media, David Leclabart, co-président de l'Association des agences conseils en communication, et Jean-Luc Chetrit, directeur général de l'Union des marques

M. Laurent Lafon , président . - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête avec une table ronde consacrée aux annonceurs.

Je rappelle que cette commission d'enquête a été demandée par le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et qu'elle a pour rapporteur David Assouline.

Cette audition est dédiée aux agences médias : l'Union des entreprises de conseil et d'achat média (Udecam), représentée par son président, Gautier Picquet ; l'Association des agences-conseils en communication (AACC), représentée par son coprésident, David Leclabart ; et l'Union des marques, représentée par Jean-Luc Chetrit, son directeur général.

Messieurs, vous incarnez dans vos différentes spécificités le secteur de la publicité. Pour nous, il était important de vous entendre dans le cadre de ces travaux.

Je commencerai par quelques données, que vous compléterez sans doute. En 2006, le montant total des ressources publicitaires s'établissait à 9,1 milliards d'euros. En 2021, il a augmenté de près de 50 %, à 13,4 milliards d'euros. Cette hausse s'est cependant faite au bénéfice exclusif - ou presque - d'internet, marché qui n'existait que sous forme embryonnaire en 2006 et qui représente aujourd'hui 57 % des recettes totales. De leur côté, les médias traditionnels ne représentent plus que 5,8 milliards d'euros : le marché de la télévision est en baisse de 8 %, celui de la radio de 12,5 %. La presse est l'acteur le plus touché : ses revenus ont été divisés par trois.

La publicité est, de loin, le premier financeur des médias audiovisuels linéaires gratuits, qui représentent encore la voie privilégiée d'accès à l'information et à la culture pour les Français. Elle est essentielle, mais menacée - notamment pour ce qui concerne la presse écrite.

Dès lors, M. le rapporteur et moi-même avons souhaité vous entendre pour bien appréhender l'évolution de votre secteur, notamment sur le plan économique. Comment concilier la recherche bien naturelle d'efficacité des campagnes de communication, qui semble se faire au bénéfice exclusif d'internet, avec les valeurs soutenues par les médias ? Faut-il des contraintes et des objectifs pour permettre à notre écosystème de survivre ?

Je laisserai à chacun de vous huit minutes de temps de parole pour un exposé liminaire avant que nous passions aux questions.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle pour la forme qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêt en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gautier Picquet, M. David Leclabart et M. Jean-Luc Chetrit prêtent serment.

M. Jean-Luc Chetrit, directeur général de l'Union des marques . - L'Union des marques, anciennement Union des annonceurs (UDA), remonte à 1916. Elle représente des entreprises communiquant pour promouvoir leurs produits, leurs services, leur notoriété et leur image. Nous comptons 6 800 membres, 240 entreprises adhérentes de toutes tailles, de tous les secteurs d'activité et de tous statuts. En particulier, nous rassemblons 42 des 100 premiers annonceurs français, tous médias confondus.

Notre structure est un lieu d'échanges pour les marques, que nous représentons et accompagnons sur l'ensemble des sujets liés à la communication en suivant deux axes de travail prioritaires : la poursuite de la transition écologique du marché de la communication et la réussite de la transition numérique.

Nous nous attachons particulièrement aux sujets d'efficacité, ô combien complexes dans un monde où les canaux de communication ne cessent de se multiplier. L'ensemble de nos actions a pour objet d'aider les marques à développer une communication responsable pour la construction de marques durables ; et, à l'échelle internationale, nous représentons la France au sein de la World Federation of Advertisers (WFA), fédération mondiale des annonceurs, qui regroupe les grandes marques et 60 associations nationales, avec lesquelles nous entretenons des relations permanentes.

La publicité est un levier essentiel de développement, pour les marques comme pour l'ensemble de l'économie. Selon une étude de 2017 menée par Deloitte, 1 euro investi en publicité crée 7,85 euros de produit intérieur brut (PIB). Les ordres de grandeur sont tout à fait similaires à travers le monde.

Les dépenses de communication participent donc à la croissance économique d'un pays : à ce titre, elles actionnent trois leviers majeurs, à savoir la consommation des ménages, la concurrence et l'innovation. Les investissements publicitaires des marques, qui sont des clients du marché de la publicité, servent avant tout à faire connaître leurs produits, leurs services, leurs activités et leurs innovations auprès de leurs consommateurs pour établir un dialogue avec eux.

Bien entendu, les marques ont identifié l'accélération du développement de nouvelles solutions digitales sur le marché, lesquelles permettent une interaction et une conversation plus personnalisée avec leur public. Au regard de ses publics prioritaires, chaque marque détermine un plan média combinant différents types de médias ayant chacun sa spécificité. Au sein de ces derniers, différents supports sont choisis selon les profils, les niveaux d'audience et les offres.

Les marques sont très attachées à la vitalité des acteurs médias français ainsi qu'à l'existence d'une concurrence libre et non faussée sur les différents marchés de la publicité. Il faut que les médias puissent jouer leur rôle et se développer sur un marché concurrentiel : aussi les marques suivent-elles les sujets de concentration entre les médias sous l'angle de la concurrence.

Ce n'est pas le rôle des marques, en tant qu'acteurs économiques, d'entrer dans les débats liés aux enjeux de pluralisme, qui sont bien entendu très importants. Les investissements publicitaires sont fonction des entreprises des marques. Ils ont pour objectif le développement de ces dernières, même s'ils participent au financement des médias et à leur modèle économique. En ce sens, les marques sont attentives à leurs univers de diffusion.

Nous comprenons la volonté d'acteurs économiques de se rapprocher dans le cadre de la consolidation d'un marché. Néanmoins, nous restons vigilants quant aux conséquences de ces actions sur le marché de la publicité.

M. David Leclabart, coprésident de l'Association des agences-conseils en communication . - Avec Mme Bertille Toledano, je copréside l'AACC, syndicat professionnel représentatif des agences-conseils en communication, parfois appelées agences créatives. Au total, nous regroupons 150 entreprises aux profils extrêmement variés - filiales de grands groupes français, comme Publicis ou Havas, ou étrangers, comme Omnicom, et agences indépendantes ; sociétés de plus de 1 000 salariés et très petites entreprises (TPE) de moins de 10 personnes ; agences spécialisées, par exemple en santé ou en communication digitale ; et agences généralistes.

Notre rôle est de défendre et de promouvoir nos métiers. Au-delà, nous souhaitons être une force de progrès économique et social, car la communication a un rôle important à jouer dans les transformations que notre époque exige.

À ce titre, avec mes partenaires ici présents, nous participons activement aux États généraux de la communication. Dans ce cadre, au printemps prochain, nous devons aborder le sujet de l'avenir des médias : nous n'en sommes que plus attentifs à vos travaux. Deux autres thèmes ont été traités : les moyens d'accompagner la transition écologique via la communication, en 2020, et la défense de la valeur de nos métiers, en 2021. Nous ne sommes pas le centre de coûts que certains peuvent décrire, mais un levier d'investissement pour l'économie.

Nous avons évoqué l'audition d'aujourd'hui lors de notre dernière assemblée générale. Compte tenu du grand nombre d'entreprises que nous regroupons, des points de vue très différents se sont exprimés quant à la concentration des médias et quant à l'impact démocratique des transformations actuelles du monde médiatique français : nous avons donc décidé collectivement de rester tout à fait neutres, en gardant un point de vue purement professionnel.

En tant qu'agences créatives, nous disposons d'un mandat très particulier par rapport aux médias. Notre rôle est de développer des stratégies de communication pour les annonceurs, de concevoir les campagnes créatives et de produire les contenus qui vont être diffusés dans les médias. Nous sommes donc agnostiques face aux médias : nous avons besoin de différents types de supports pour parler à différents types de publics et faire passer différents types de messages. Pour bien faire notre travail, nous avons besoin de la variété des médias.

Pour autant, nous sommes extrêmement vigilants à la qualité des supports médias qui nous sont donnés pour créer un lien entre, d'une part, les entreprises et les institutions et, de l'autre, le public. Cette qualité est essentielle et un certain nombre de critères nous semblent très importants.

Premièrement, comment les supports médias nous permettent-ils de réduire l'empreinte carbone de notre filière ?

Deuxièmement, quel est le contexte d'écoute dans lequel nos messages sont diffusés ? C'est ce que les Anglo-saxons appellent la brand safety .

Troisièmement, comment mesurer l'audience ? Nous avons besoin de mesures fiables et précises pour piloter au mieux nos démarches.

Quatrièmement et enfin - ce critère nous tient particulièrement à coeur -, quelles sont les qualités narratives des supports proposés pour parler au public ? Les Français n'ont jamais demandé à être dérangés par de la publicité ou par un message commercial. Si nous interrompons leur lecture, leur visionnage ou leur parcours quel qu'il soit pour déployer nos idées créatives, nous devons le faire avec respect, comme on interromprait une conversation.

Notre métier a accompagné la croissance de l'après-guerre ; on lui reproche d'ailleurs souvent d'avoir été l'un des vecteurs forts de la société de consommation, à juste titre. Les slogans ont marqué l'imaginaire de nos aînés, au point d'entrer dans notre inconscient collectif. Certaines campagnes publicitaires sont même au musée d'art moderne de Paris, preuve qu'elles appartiennent à notre culture commune.

Charge à nous aujourd'hui d'utiliser notre intelligence et notre créativité pour promouvoir un nouveau mode de consommation et de nouveaux modes de vie ; de développer de nouvelles stratégies, de trouver les messages inspirants pour une consommation plus vertueuse et plus épanouissante.

Telle est la démarche dans laquelle nos équipes sont engagées. C'est notamment ce qui intéresse la nouvelle génération. Pour y parvenir, nous avons besoin de supports permettant de développer des récits, pour les institutions ou pour les marques, et de donner l'envie de ce changement.

Nous serons donc vigilants à la qualité des médias mis à notre disposition. Notre seule priorité, c'est le public, qui est intelligent et sensible.

M. Gautier Picquet, président de l'Union des entreprises de conseil et d'achat média . - L'Udecam est une association de mise en relation des différents acteurs des médias et de la communication.

Les agences médias accompagnent les annonceurs et les marques dans la conception et la mise en oeuvre de leur stratégie de communication. Nous sommes donc l'acteur technique du marché. En cette qualité, nous orchestrons et défendons les investissements des marques.

Notre travail consiste à optimiser la mise en relation entre les marques et les publics auxquelles elles s'adressent par l'utilisation des médias, audiences et contenus, et des technologies présentes sur le marché français.

Notre première mission est la stratégie média, à savoir la répartition stratégique des investissements par grandes familles médias, afin de répondre à des objectifs marketing précis et de définir quel investissement convient à la télévision, au digital, au cinéma, à la radio, etc.

Puis vient le média planning, ou choix d'investissement par acteur dans les médias pour optimiser la performance attendue par les marques - ainsi est-on conduit à choisir pour un investissement entre TF1, M6, France Télévisions ou Canal+, pour ne parler que de la télévision.

Le coeur de notre métier, c'est l'achat d'espace. Il s'agit d'optimiser l'investissement publicitaire des marques pour assurer aux annonceurs la meilleure performance et garantir l'efficacité des plans.

En dehors de ce métier, nous utilisons une palette technique très complète et assez sophistiquée de communication et de moyens de communication.

Le rôle des agences médias est donc de défendre les intérêts des annonceurs - c'est notre priorité - et de développer un maximum d'outils et de compétences pour naviguer dans le monde des médias, qui devient de plus en plus complexe et risqué pour ceux qui ne savent pas s'y mouvoir. Avec l'AACC, nous sommes un repère technique à la fois responsable et engagé.

Par définition, nous sommes aussi le partenaire des médias et des agences de communication : sans les campagnes, nous n'existerions pas non plus. Nous sommes là pour faire rayonner l'expression des marques par les campagnes publicitaires.

À elle seule, l'Udecam représente environ 90 % des flux financiers évoqués. En 2021, nos investissements publicitaires nets tous canaux se sont élevés à 15 milliards d'euros, contre 35 milliards d'euros au Royaume-Uni et 26 milliards d'euros en Allemagne.

Comme l'Union des marques et l'AACC, l'Udecam juge indispensable de préserver un paysage médias culturel pluriel, composé d'acteurs forts et de qualité.

La fragilité de l'écosystème est un fait, reconnaissons-le. La migration des audiences vers le digital est un phénomène d'usage. S'y ajoute la fragmentation publicitaire, qui renforce certains acteurs digitaux mondiaux, forts de leur technologie et de leurs moyens.

Nous avons tous besoin de contenus de qualité et d'audiences fortes, mesurables de manière transparente, pour protéger l'écosystème publicitaire français.

Nous devons garantir aux marques et à nos concitoyens un écosystème sain et propice à la communication : c'est tout le sens de notre engagement dans la lutte contre les fake news et en matière de brand safety .

Nous devons aussi trouver un équilibre de marché, fondé sur une concurrence saine et équilibrée. Les positions dominantes sont risquées et doivent être encadrées. Les protocoles de référence appliqués en France sont sans équivalent dans le monde, qu'il s'agisse de la mesure des formats ou des key performance indicators (KPI). Ils ne sauraient être dictés par quelques acteurs ou par un seul d'entre eux. Ils doivent toujours être issus de concertations de marchés, dont nous sommes parties prenantes en tant qu'utilisateurs.

Dans quelle mesure le phénomène de consolidation peut-il affecter la libre concurrence sur les marchés où les acteurs des médias sont actifs ? C'est une question économique. Dans quelle mesure d'éventuels mouvements de concentration peuvent-ils affecter le pluralisme et la diversité des médias ? C'est une question essentiellement politique.

En tant que citoyen, ce second enjeu me semble essentiel et, chaque jour, en tant que dirigeants de l'industrie de la communication, nous faisons notre maximum pour préserver les équilibres, tant économiques que démocratiques, entre tous les acteurs en présence. Toutefois, en tant que président de l'Udecam, je joue un rôle essentiellement économique, auprès de nos clients.

Nous pourrons évidemment proposer nos compétences techniques, qu'il s'agisse de l'évolution des audiences, de la fragilité du modèle publicitaire ou de la fragilité des contenus. Je suis moins créatif que M. Leclabart et vous apporterai donc surtout des réponses chiffrées, quant à l'organisation des plans.

M. David Assouline , rapporteur . - Les liens entre la publicité et la concentration des médias sont multiples. Certes, là n'est pas le sujet central de notre commission d'enquête ; mais, qu'il s'agisse des contenus ou des enjeux économiques, nous avons un certain nombre d'interrogations.

Nous avons déjà abordé ce sujet par le biais de la confusion entre l'information et la communication : entre ces deux notions, la frontière doit être très étanche. Je vous renvoie au débat sur les contenus publi-rédactionnels.

En outre, le modèle intégré de médias vendant de la publicité et possédant eux-mêmes une agence de publicité très puissante peut poser problème. De tels acteurs maîtrisent en effet la chaîne dans sa globalité. Un propriétaire présent sur les marchés de l'information, du livre et du cinéma possède ainsi l'agence de publicité la plus puissante au monde, à savoir l'agence Havas.

La libre concurrence est un sujet en tant que tel et, à cet égard, votre avis de professionnels a tout son intérêt. Quel est le marché pertinent aujourd'hui ? Le marché de la télévision ou, plus largement, de l'audiovisuel doit-il rester distinct de celui du numérique, ou faut-il au contraire les fondre ? D'importantes décisions dépendent de la réponse à cette question.

Monsieur Chetrit, certaines de vos déclarations, publiées dans la presse, se révèlent moins prudentes que votre propos liminaire d'aujourd'hui. Vous avez ainsi affirmé : « La publicité télévisée est unique et les marques ont besoin que ce marché demeure concurrentiel. » J'en déduis que, pour vous, il ne serait pas pertinent de fondre les marchés télévisuel et numérique : pourriez-vous préciser votre position à cet égard ?

Enfin, pourriez-vous nous éclairer quant à la stratégie des grandes plateformes, qui, elles, dominent presque totalement le marché du numérique ? Quelles seraient les conséquences d'une fusion de ces deux marchés ? Les plateformes y sont-elles favorables ou non ?

Sauf exception, les partisans de cette fusion affirment qu'elle les aidera face à la concurrence des plateformes. C'est ainsi que l'on peut justifier la fusion de TF1 et de M6. Quant aux plateformes, elles appelleraient également cette fusion de leurs voeux : elles échapperaient ainsi aux accusations d'abus de concurrence sur le marché.

M. Jean-Luc Chetrit . - Vous citez les propos que j'ai tenus au Figaro il y a quelques jours, en réponse à des questions sur l'étude menée par l'Autorité de la concurrence qui a mobilisé près de 1 000 annonceurs.

Il n'est évidemment pas de mon ressort de définir le marché pertinent. Je me faisais l'écho du point de vue des marques qui considèrent unique le marché de la publicité à la télévision, en raison de la puissance instantanée de ce média, de sa large couverture auprès de la population et du haut niveau d'acceptation de la publicité télévisée par les consommateurs. Le contrat est connu : l'accès à un contenu gratuit en échange de la publicité. Les Français préfèrent d'ailleurs majoritairement la publicité télévisée à la publicité digitale.

Les mesures d'efficacité réalisées sur la notoriété des marques et le niveau des ventes confirment cette analyse. De fait, les acteurs de la nouvelle économie, soucieux du rendement de leurs investissements publicitaires, y viennent aussi.

Le marché de la publicité à la télévision bénéficie également d'outils de mesure précis et de qualité avec Médiamétrie, utiles aux annonceurs qui ne disposent pas du même service dans l'univers numérique.

Pour autant, les comportements des consommateurs évoluent avec l'usage de nouveaux outils. Sur les smartphones, ils ont ainsi accès à une information personnalisée et à des publicités ciblées. Nous nous adaptons donc pour utiliser les différents médias de manière complémentaire.

M. David Assouline , rapporteur . - Pourriez-vous nous transmettre l'analyse détaillée que vous avez fournie à l'Autorité de la concurrence dans le cadre de son étude ?

M. Jean-Luc Chetrit . - Je le ferai. Notre analyse s'appuie majoritairement sur les données des chaînes de télévision.

M. Laurent Lafon , président . - Vous estimez la publicité télévisée inégalable pour faire passer un message aux consommateurs. Pourtant, les budgets des annonceurs ont largement été transférés vers le numérique, entraînant un recul des recettes publicitaires de la télévision. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

M. Jean-Luc Chetrit . - En réalité, les budgets consacrés à la publicité à la télévision sont demeurés stables au cours des dix dernières années, exception faite de l'année 2020 en raison de la crise sanitaire. De fait, il s'agit d'un marché régulé au niveau du contenu comme du nombre de chaînes et qu'il n'est pas possible de développer davantage.

En revanche, les chaînes de télévision ont aussi investi le support digital, qui représente désormais 5 % de leurs revenus et un véritable levier de croissance.

La publicité télévisée recule donc en proportion, mais pas en valeur. Du reste, l'année 2021 s'est avérée excellente pour les chaînes.

M. Laurent Lafon , président . - Les prix des annonces ont-ils augmenté sur la période ?

M. Gautier Picquet . - Vous analysez les médias, mais il faut également étudier les audiences. La porosité entre médias reste limitée, sauf pour la cible des jeunes.

Nous observons, en revanche, une migration des audiences qui pourrait, à terme, entraîner une porosité plus importante entre médias. Le marché de la publicité à la télévision représente 3,7 milliards d'euros en France, mais il apparaît difficile de prédire ce qu'il sera dans deux ans ou dans cinq ans. Aussi, nous travaillons avec les instances de régulation sur l'impact que pourrait avoir la migration des audiences sur la structuration du marché.

Notre enjeu est d'accompagner les marques pour diffuser un message. Nous suivons à cet effet les audiences, qui montrent l'efficacité de la télévision, média de masse et peu coûteux. En responsabilité, nous sommes attentifs à ne pas confondre la publicité et les autres contenus.

Nous répondons aux attentes des marques et des annonceurs, qui décident seuls de leurs investissements publicitaires.

Je ne puis répondre à la place des plateformes sur le périmètre du marché pertinent.

Pour notre part, nous sommes seulement préoccupés par le suivi des usages et des audiences, qui dépendent des contenus.

M. David Assouline , rapporteur . - Le changement de marché pertinent et les fusions entre médias peuvent-ils avoir un impact sur le prix des annonces ?

M. Gautier Picquet . - Le prix brut des annonces augmente chaque année. Le prix net dépend, pour sa part, de la corrélation entre l'audience réelle et la capacité des marques à acquérir des espaces publicitaires.

Le marché de la publicité est inflationniste sur tous les médias, à l'exception de la presse. Son évolution vers le digital laisse toutefois espérer une amélioration du niveau de ses recettes publicitaires.

Mme Laurence Harribey . - Vous assurez que la question politique vous intéresse moins que l'aspect économique du sujet, mais vous évoquez la qualité narrative des contenus et la nécessaire protection d'un paysage pluriel des médias.

La fragilité des contenus peut-elle, selon vous, être accentuée par un rétrécissement du marché des espaces publicitaires ?

Vous dites adapter votre stratégie aux audiences, mais celles-ci se construisent et se formatent. On observe une évolution vers des contenus plus simples, voire simplistes. Aussi, la neutralité ne me semble pas aisée.

Observez-vous une concurrence technologique qui favoriserait les rédacteurs de contenus, qui fabriquent de l'audience, au détriment des journalistes ?

Quelle est enfin votre opinion sur le projet de règlement européen sur la publicité politique ?

M. David Leclabart . - La qualité narrative que j'évoquais concerne les messages publicitaires, pas les contenus. Notre objectif est d'assurer un haut niveau de qualité en la matière.

Émile de Girardin avait pu doubler ses ventes grâce aux annonceurs : le lien entre médias et annonceurs existe depuis longtemps au bénéfice des deux parties. Plus récemment, il se développe sur de nouveaux supports.

Il est vrai que, du fait des algorithmes, les contenus des plateformes dépendent davantage des ingénieurs que des créatifs. Il n'en reste pas moins qu'il faut créer une interaction qualitative avec le public.

J'estime, pour ma part, que le contrat avec le public n'est pas si clair quant au fait que les annonceurs financent une partie des contenus, même si les chaînes de France Télévisions le signalent parfois. En outre, les jeunes générations sont habituées à payer pour obtenir des contenus, comme sur Netflix. À la télévision, la publicité est encadrée par des écrans ad hoc , ce qui offre davantage de transparence.

M. David Assouline , rapporteur . - Avez-vous déjà eu connaissance de publicitaires qui seraient intervenus pour obtenir d'un média ou d'un journaliste qu'un contenu soit diffusé ?

Certaines marques ont-elles déjà menacé de supprimer ou supprimé un budget publicitaire à un média en raison de la diffusion d'un reportage ou d'une information ?

M. Gautier Picquet . - Nous mettons en valeur un travail créatif, mais n'influençons pas les rédactions.

Pour autant, la qualité de l'information peut être affectée par la diminution des recettes publicitaires. Grâce à la publicité, en effet, les médias ont pu se développer dans la diversité. La fragilisation de l'audience peut également avoir des conséquences négatives sur le pluralisme.

Nous avons fait des propositions concrètes pour préserver un environnement informatif de qualité pour les marques.

M. Jean-Luc Chetrit . - Je ne peux répondre au nom de toutes les marques, mais je n'ai pas eu connaissance de tels faits. Nous sommes soucieux de la préservation de l'indépendance éditoriale.

Pour autant, les marques choisissent librement le contexte de leur communication et peuvent se retirer ponctuellement de certains médias pour ensuite revenir. Il peut arriver que les marques se demandent compte tenu de l'actualité s'il s'agit du bon contexte et s'il est pertinent d'investir publicitairement.

Nous sommes souvent questionnés sur le rôle des marques dans les contenus : elles ne sont pas les censeurs des contenus éditoriaux. Ces contenus sont portés par des éditeurs responsables devant les différentes autorités.

Le débat sur le rôle des annonceurs fait rage entre les « Sleeping Giants » et les « Corsaires », mais les annonceurs ne sont responsables que du contenu des publicités auquel veille l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité.

M. Michel Laugier . - Comment se répartissent les commandes publicitaires entre les plateformes et les médias traditionnels ? Au sein de ces derniers, quelle part revient à la presse, à la radio et à la télévision ?

Quels sont à vos yeux les avantages et les inconvénients de la concentration des médias ?

Pensez-vous que l'on puisse instaurer à l'avenir des plafonds de commande publicitaire pour les différents types de médias ?

Enfin, pourriez-vous nous dire quelques mots des relations entre annonceurs publicitaires et médias à l'étranger ?

M. Gautier Picquet . - S'agissant des marchés publicitaires, en France, en 2021, le digital arrive en tête avec 8 milliards d'euros, suivi par la télévision avec 3,7 milliards d'euros. La presse pèse environ 1,2 milliard d'euros, tout comme la communication extérieure, et la radio 800 millions d'euros.

Les tendances sont en revanche très différentes d'un marché à l'autre : le digital affiche une croissance de 21 % cette année, quand d'autres stagnent ou décroissent.

Quant à la répartition au sein du marché du digital, nous ne disposons que d'estimations pour les plateformes. On considère que Google est la première régie publicitaire de France, avec 2,7 milliards d'euros, et Facebook la troisième, avec 1,4 milliard d'euros.

La concentration permet à un écosystème pluriel de perdurer, en assurant la survie de médias fragilisés par des baisses d'audience ou par la fragmentation de la publicité. Or c'est un enjeu crucial pour la culture comme pour la démocratie. Et les marques ont également intérêt à conserver un écosystème publicitaire varié.

Nous croyons à la défense de notre culture et de notre démocratie, et nous souhaitons garantir un paysage de médias français. Si l'on ne renforce pas nos médias nationaux, ils vont inévitablement se mondialiser.

En revanche, au-delà d'un certain niveau de concentration, les autorités de régulation pourraient perdre la main, avec un risque de diktat sur les prix, la mesure des audiences et les contenus. L'équilibre de marché, qui se crée grâce à une saine concurrence et qui répond aux besoins des marques, pourrait alors se rompre.

La question des plafonds est fort débattue, mais il serait dommage d'opposer régulation et intérêts économiques. Toutes les entreprises ont une responsabilité citoyenne, je l'entends, mais n'oublions pas que l'investissement publicitaire contribue aussi au développement économique du pays.

Les paysages publicitaires sont très différents d'un pays à l'autre. Le Royaume-Uni ou les États-Unis se caractérisent par une prépondérance du marché digital. Nous avons la chance en France de conserver un marché télévisuel fort et un paysage de presse très riche, avec plus de 4 000 éditeurs. Nous avons aussi un acteur économique dans le top 30 mondial de la communication extérieure, le groupe JCDecaux.

La France connaît elle aussi un phénomène de migration publicitaire vers le digital et de fragmentation, mais les marques et les agences de communication ont vraiment pris conscience qu'il était nécessaire de trouver un bon équilibre de marché à un horizon de cinq ans.

Mme Monique de Marco . - Monsieur Chetrit, vous avez dit dans la presse que l'Union des marques redoutait, en cas de fusion entre TF1 et M6, une augmentation des tarifs, une exclusion des plus petits annonceurs et un appauvrissement des contenus. Monsieur Picquet, vous semblez établir une corrélation entre baisse de la publicité et qualité éditoriale, et vous estimez que la fragilisation du paysage publicitaire pourrait fragiliser la démocratie.

Pourriez-vous tous deux préciser votre pensée ?

M. Jean-Luc Chetrit . - Lorsqu'un marché, quel qu'il soit, se concentre, et que le nombre d'acteurs diminue, les effets sur les prix sont connus : c'est un mécanisme économique classique.

Le marché de la télévision est en effet constitué d'annonceurs de différentes tailles, grands groupes comme PME. Si les prix augmentent très sensiblement, certaines marques n'auront plus accès à ce média, ou plus difficilement. C'est pourquoi nous sommes très vigilants.

Si l'opération de fusion se réalise, il faudra trouver des solutions pour éviter que certaines marques ne soient contraintes de chercher des alternatives, alors même qu'elles considèrent la télévision comme un média très efficace. Tel est le sens des propos que j'ai tenus au Figaro .

M. Gautier Picquet . - La qualité de l'information est en effet affectée par la diminution des ressources des médias traditionnels. Faire reconnaître l'utilité de la publicité dans un écosystème de médias constituera d'ailleurs l'un des points structurants des états généraux de la filière de la communication et de l'Union des marques, qui se tiendront le 8 juillet prochain.

La publicité assure une part extrêmement importante du financement des médias privés, en particulier la radio et la télévision - la presse pouvant compter également sur la diffusion. Or nous assistons aujourd'hui à une nette diminution de l'investissement publicitaire, ce qui pourrait à terme fragiliser les métiers du journalisme et de la production de contenus.

Nous pensons souvent aux grands groupes, mais les technologies actuelles permettent à quiconque ou presque de se décréter média du jour au lendemain. C'est tout l'enjeu de la propagation des fake news , pointé dans le rapport Bronner.

Nous cherchons donc, dans l'intérêt de la démocratie, mais aussi des marques, à préserver un écosystème de qualité. C'est pourquoi nous soutenons le Digital Ad Trust , un label de qualité permettant de vérifier le contenu des sites digitaux. Nous nous engageons également, en lien avec les plateformes, à éviter autant que possible les investissements publicitaires sur des sites propageant des fake news .

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Un décret d'août 2020 autorise désormais la publicité ciblée à la télévision, le contenu des spots dépendant du lieu d'habitation des consommateurs, de la composition de leur foyer, de leur catégorie socioprofessionnelle ou de leur âge.

Cette publicité ciblée est toutefois réservée aux ménages équipés d'une box ou d'une télévision connectée et qui ont donné leur consentement. En 2021, 376 campagnes ciblées ont été diffusées sur les chaînes de télévision.

Que pensez-vous de cette technologie de ciblage en termes de coût et de performance ?

M. Gautier Picquet . - Vous pointez le doigt sur une tendance profonde de transformation du paysage des médias. Sur le marché américain, la publicité ciblée représente déjà plusieurs milliards de dollars. En France, on en est encore au stade du test. Les acteurs de la télévision sont en train de créer des protocoles et des références en la matière.

Le marché est encore trop limité pour que nous puissions vraiment évaluer l'efficacité de ces pratiques, mais elles peuvent ouvrir la voie à une reprise de valeur sur le marché de la télévision. En effet, plus il sera possible de cibler certains consommateurs en fonction de différents critères, plus le coût de la diffusion sera élevé.

M. Jean-Luc Chetrit . - L'Union des marques a toujours soutenu le développement de la publicité ciblée, et nous nous réjouissons que la France suive les pas d'autres pays en la matière. Le ciblage permettra aussi à de petits annonceurs locaux d'utiliser plus facilement le média télé.

Le chiffre d'affaires est encore très faible : 5,5 millions d'euros l'an dernier, et potentiellement 40 millions d'euros cette année selon le Syndicat national de la publicité télévisée (SNPTV). Il faut dire que le nombre de foyers qui peuvent accéder à cette publicité segmentée reste limité : 5 millions pour l'instant, 9 millions en 2023, c'est-à-dire environ un tiers du parc.

Nous verrons dans les années à venir si cette publicité segmentée peut devenir un moteur de développement.

Mais il y a aussi d'autres pistes pour lutter contre la stagnation du marché, en particulier l'assouplissement des règles qui interdisent à certains secteurs de réaliser des investissements publicitaires en télévision.

Nous allons également promouvoir l'idée d'un crédit d'impôt permettant aux PME et TPE d'investir dans des médias locaux.

M. Julien Bargeton . - Comment voyez-vous l'avenir de la consommation publicitaire, notamment chez les jeunes, et l'évolution du marché d'ici à une quinzaine d'années ? Quelle pourrait être la place des univers parallèles, dont on parle de plus en plus ?

M. Gautier Picquet . - Les tendances chez les jeunes de moins de 30 ans pourraient inquiéter : une consommation plus réduite de médias de qualité, moins d'usages traditionnels, plus de snacking ... Heureusement, il y a un très grand « cependant » : la nécessité de se rassembler ! Les jeunes, comme les moins jeunes d'ailleurs, ont besoin de se retrouver autour de grands événements sportifs ou culturels . Nous assisterons donc sans doute à une grande recomposition du paysage des médias, en lien avec la tendance Atawad - Anytime, Anywhere, Any Device -, mais nous continuerons aussi à avoir de grands événements que nous aurons envie de vivre à l'instant présent.

En matière de publicité, on ne se risque guère à faire des prévisions au-delà de cinq ans, mais je pense réellement que le vivre ensemble et la recherche d'une information de qualité resteront des éléments importants à l'avenir. On le voit d'ailleurs dans les indices de confiance : les jeunes générations aussi font la différence entre une information gratuite et une information vérifiée de qualité.

M. Jean-Luc Chetrit . - Depuis cinquante ans, les nouveaux médias se sont développés en complément des médias préexistants. On a souvent annoncé la mort des anciens médias ; pour l'instant, ce n'est pas le cas. Mais, bien évidemment, le régulateur doit s'assurer que l'irruption dans le paysage de plateformes extrêmement puissantes ne vienne pas interrompre brutalement cette tendance.

Quant à la consommation des jeunes, le sujet n'est pas nouveau. On sait très bien, et depuis longtemps, avant de fonder une famille les jeunes regardent moins la télévision, ce média étant davantage associé au foyer et à ses contraintes.

Je rejoins Gautier Picquet sur l'idée d'une écoute familiale convergeant autour de grands temps forts dans les domaines de l'information, du sport et du divertissement. Nulle part dans le monde la télévision linéaire n'est morte.

Pour ceux qui s'en souviennent, le lancement de Netflix aux États-Unis s'est fait sur une promesse : pas de publicité, des contenus de qualité. Nous sommes tous convaincus qu'un volume publicitaire trop important nuit à l'audience et à la qualité du média. Il faut trouver un équilibre, et c'est pourquoi nous ne sommes pas défavorables aux régulations, bien au contraire. C'est en sécurisant la qualité de l'expérience pour le téléspectateur que l'on préservera ces médias.

M. David Leclabart . - En effet, l'ultra-ciblage est une dynamique forte depuis maintenant plusieurs décennies, et les nouveaux acteurs ont cette chance de pouvoir traquer au mieux nos comportements et nos profils.

Mais n'oublions pas non plus que notre métier consiste à rendre publique une information au plus grand nombre, ce que permet encore aujourd'hui en France la télévision ou l'affichage. Pour développer un produit ou mettre en garde contre une pandémie, la diffusion de masse reste déterminante.

C'est pourquoi il est important pour nous de conserver toute une palette de supports.

Mme Sylvie Robert . - Vous n'avez pas complètement répondu à nos interrogations sur la notion de marché pertinent.

Vous avez évoqué l'impact des audiences sur la structuration du marché publicitaire. Mais sur le marché du digital, qui s'appuie davantage sur le ciblage, ce sont les données, personnelles ou économiques, qui ont le plus de valeur. Les plateformes l'ont bien compris.

Vous avez par ailleurs dressé une liste de conditions importantes pour les annonceurs : variété des médias, contexte d'écoute, mesures d'audience... L'image d'un média, la représentation que l'on peut avoir de sa qualité, fait-elle aussi partie de cette liste ?

Il est entendu que la concentration peut avoir un impact inflationniste. Existe-t-il des contrats d'exclusivité et, si oui, quelle est leur importance dans le paysage de la publicité aujourd'hui ?

Enfin, vous avez tous les trois insisté sur la transition écologique. Quelle place occupe-t-elle dans les négociations avec les régies publicitaires ? Peut-elle détrôner la règle du plus offrant ?

M. Gautier Picquet . - Vous l'avez compris, nous allons beaucoup travailler sur la notion de marché pertinent au cours des prochaines semaines...

La question des données personnelles est au coeur de nos réflexions stratégiques. La data , c'est le coeur nucléaire de la communication et la priorité stratégique de l'ensemble de notre écosystème, qu'il s'agisse des marques, des annonceurs ou des métiers créatifs. Toutefois, comme l'a dit David Leclabart, nous n'opposons pas personnalisation et capacité de diffusion à grande échelle. La mass personnalisation existe également, c'est-à-dire la capacité à identifier des groupes de personnes en masse, parce que les stratégies de niche ne sont pas intéressantes pour les annonceurs au plan économique.

L'image des médias fait aussi partie de nos préoccupations, car la marque sera forcément associée au média qui en fait la promotion. Or notre travail, c'est précisément de défendre les marques.

Sur les contrats, je ne parlerai pas d'exclusivité, mais plutôt de choix stratégiques. Aujourd'hui, assez peu d'annonceurs utilisent un seul média ou un seul acteur en médias. Il arrive en revanche que certains acteurs choisissent de n'utiliser que quelques supports, ce qui va influer sur le nombre de personnes touchées et la fréquence des diffusions durant la campagne publicitaire.

La transition écologique est notre priorité à tous. La filière communication a pris des engagements avec l'Union des marques. Nous travaillons sur ces enjeux avec le ministère de la transition écologique et le Commissaire général au développement durable, M. Lesueur.

Quel intérêt prime aujourd'hui, l'intérêt économique ou l'intérêt écologique ? Les interprofessions de l'ensemble des médias se sont réunies lundi dernier pour faire un point sur les enjeux et sur les engagements volontaires, comme les appelle le ministère de la transition écologique. Pour l'instant, nous ne souhaitons pas avoir un outil qui privilégierait l'écologie. Rappelons que les marques investissent d'abord pour assurer leur développement économique.

Nanmoins, des engagements écologiques sont une priorité pour l'ensemble des marques et des médias. Nous faisons ainsi des plans médias aussi bien sur la performance que sur la trace carbone, les gaz à effet de serre, etc.

M. David Leclabart . - Le choix d'un média se fait à deux niveaux.

D'abord, de manière défensive : la brand safety permet de protéger le message en le diffusant dans un bon contexte d'écoute, en évitant notamment qu'il soit mêlé à des fake news .

Ensuite, de manière plus proactive et créative : un média est choisi parce qu'il existe une affinité entre son lectorat et la marque, par exemple. On peut aller plus loin, et proposer un message spécifique à un média.

En ce qui concerne la transition écologique et l'arbitrage entre économie et écologie, nous avons doté toutes nos agences d'un calculateur développé avec l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) pour faire baisser l'empreinte carbone de notre industrie.

Nous réfléchissons aussi aux moyens de rapatrier la production de nos contenus en France. La publicité est une industrie créative : ramenons un maximum de photos et de tournages dans notre pays ! La question des coûts se pose bien évidemment. Nous essayons de proposer à chaque fois une alternative française, en maîtrisant les coûts. Il revient au consommateur de choisir s'il veut acheter du made in France : si le delta est de 50 %, il est possible que l'aspect économique prenne le pas et que le citoyen recule à la caisse ; s'il est de 15 %, il sera plus facile de rapatrier une partie de la production en France.

Nous voulons tous atteindre cet objectif, mais il s'agit d'une question d'équilibre économique. La transition écologique n'a pour l'instant jamais été prise en compte dans les budgets, or elle a un coût.

Nous devons réussir à trouver des imaginaires nouveaux qui donnent envie d'aller vers un style de vie différent. Nous avons réussi à donner envie aux gens de conduire un 4x4 en ville. Comment nos métiers vont-ils parvenir à promouvoir un autre type de locomotion, comme le vélo ? Comment inciter à consommer local ? Il y a là une part de libre arbitre et un enjeu économique, qui est le pouvoir d'achat. Mais nous devons aussi créer des messages nouveaux, intéressants et convaincants. Les jeunes générations qui travaillent dans les agences sont très motivées, et travaillent au quotidien sur cette question. Nous pensons que la communication peut accompagner la transformation. Les arguments rationnels, qui sont bien connus, ne suffisent pas. Cela ne signifie pas qu'il faut arrêter de faire de la pédagogie, mais le changement passe par le « je sais », le « je peux » - en ai-je les moyens ? - et le « je veux ». Nous sommes du côté du « je veux » : nous essayons d'oeuvrer à la transformation en mettant à disposition nos cerveaux et notre créativité.

M. Jean-Luc Chetrit . - Vous avez raison de poser la question de l'importance de la donnée. La donnée personnelle mérite une attention particulière - le RGPD sert à cela. Les régulations qui sont mises en place vont conduire à une évolution significative de l'usage de la donnée par les marques. Google est, par exemple, en train de développer des solutions pour sortir du cookie publicitaire et se tourner vers le contexte, un élément qui va prendre une très grande importance.

Nous sommes très attentifs à ce que la donnée, qui est une monnaie d'échange sur le marché, ne soit pas utilisée de façon inappropriée par les acteurs et les intermédiaires. D'où l'importance de la transparence de l'impression publicitaire. L'Udecam et l'Union des marques soutiennent un certain nombre d'initiatives en ce sens. J'ai été entendu par le député Bothorel il y a plus d'un an sur la création d'un identifiant pour tracer les campagnes publicitaires - et non les personnes -, afin de s'assurer que les marques ne se retrouvent pas dans des contenus inappropriés. Ces outils sont en développement : les plateformes peuvent les soutenir, et Google en l'occurrence ne le fait pas assez.

Les marques, les publicitaires et les agences ont souvent été considérés comme les causes de la surconsommation. Si l'on est la cause du problème, on peut aussi être la solution. On doit aider à aller vers une consommation responsable et raisonnée. La communication doit être un levier de la transition écologique. Nous y croyons fortement, et nous avons construit des plateformes d'engagements volontaires pour les marques.

Qui a le plus fort impact, le contenu du message ou le diffuseur du message ? Le contenu du message a, me semble-t-il, un impact extrêmement important sur la consommation. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas créer des outils de mesure du bilan carbone pour réduire progressivement l'impact des diffuseurs, des agences. Mais il faut travailler sur le contenu et encourager une consommation plus responsable. Les marques ont évidemment un rôle à jouer. Nous avons à l'Union des marques plusieurs programmes sur ce sujet notamment sur la diffusion maîtrisée des communications : le volume publicitaire a un impact sur l'environnement. À nous d'être sobres dans l'utilisation des moyens nous permettant de nous adresser au public.

Je n'oppose pas l'écologie et l'économie. Il suffit de regarder les marques qui se développent actuellement : lorsque l'on est plus écologique, plus inclusif et plus divers on crée davantage de chiffre d'affaires et de profits, et ce de manière durable.

M. Laurent Lafon , président . - Monsieur Picquet, vous avez évoqué, s'agissant de la répartition du marché publicitaire, le montant de 8 milliards d'euros pour le digital, dont 2,7 milliards pour Google et 1,4 milliard pour Facebook, soit un peu plus de 50 %. Il me semblait que ces deux diffuseurs représentaient une part plus importante.

M. Gautier Picquet . - Vous avez tout à fait raison, le chiffre de 8 milliards d'euros, annoncé il y a une semaine, porte sur l'année 2021. Les montants que je vous ai donnés pour Google et Facebook correspondent, eux, au marché de 2020. Je n'ai pas encore les chiffres pour 2021.

M. Laurent Lafon , président . - Quelle était la part de Google et Facebook en 2020 ?

M. Gautier Picquet . - La concentration était forte !

M. Laurent Lafon , président . - Autour de 70-80 % ?

M. Gautier Picquet . - C'est à peu près cela.

M. Laurent Lafon , président . - Les chiffres de Google et de Facebook que vous nous avez indiqués ont donc fortement augmenté entre 2020 et 2021 ?

M. Gautier Picquet . - Tout à fait. Je tiens à votre disposition le rapport relatif aux investissements publicitaires sur le marché digital français.

M. Jean-Luc Chetrit . - S'agissant de Google et Facebook, comme sur Amazon d'ailleurs, nous parlons bien d'estimations, et non de chiffres officiels. Vous recevez cet après-midi le directeur général de Facebook France : vous pourrez lui demander quel est son chiffre d'affaires. Amazon n'a pas déclaré non plus son chiffre d'affaires pour 2020 et 2021.

M. Laurent Lafon , président . - Ces chiffres sont issus du rapport d'Anne Perrot, paru en novembre 2020, sur l'alignement des obligations auxquelles sont soumises la publicité digitale et la publicité dans les médias traditionnels. Elle évoquait notamment le contrôle préalable des spots publicitaires par l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité. Êtes-vous également favorables à un alignement des règles entre le digital et le reste des médias ?

M. Gautier Picquet . - L'Udecam soutient à 100 % cette demande. Les médias traditionnels et les médias digitaux doivent être soumis aux mêmes règles de régulation.

M. Jean-Luc Chetrit . - Les plateformes sont souvent soumises à des droits extranationaux et à des fiscalités avantageuses, même si je sais que des efforts sont faits pour rétablir l'équité entre les différents acteurs. Par ailleurs, elles ne sont pas soumises aux mêmes outils de régulation ni aux mêmes outils de mesure.

Cette asymétrie est un vrai problème. Nous allons devant toutes les autorités, en France et au niveau européen, pour réclamer une plus grande équité.

Mme Monique de Marco . - Vous avez indiqué précédemment que l'augmentation avait été de 21 % sur le digital en 2021.

M. Gautier Picquet . - Le marché de la publicité digitale a plus que doublé depuis 2016, d'après les chiffres du baromètre SRI (Syndicat des régies internet). Comme l'a dit M. Chetrit, il s'agit d'une estimation. Le marché français a fortement évolué : tous médias confondus, il a connu une croissance de 21 % en 2021, passant de 12,4 milliards d'euros en 2020 à 15 milliards en 2021.

D'après l'Udecam et le SRI, les recettes de publicité digitale sont en forte croissance, de 24 %, en 2021.

Le search est en croissance de 28 % en 2021. Un acteur est en position importante.

M. Laurent Lafon , président . - C'est un monopole !

M. Gautier Picquet . - Je fais attention aux mots que j'emploie dans le cadre de cette commission d'enquête !

S'agissant de la publicité sur les réseaux sociaux, qu'on appelle le social, nous estimons l'augmentation du marché à 22 % par rapport à 2020. En social, la croissance était déjà de 15 % l'année dernière, dans un marché en retrait.

Enfin, en ce qui concerne le display , la publicité graphique, la hausse est estimée à 31 %.

Je tiens à votre disposition l'ensemble des chiffres. Nos estimations ne remplacent évidemment pas ce que pourront vous dire les représentants de Google ou Facebook.

M. David Leclabart . - Je souhaite compléter ma réponse sur l'asymétrie réglementaire : on peut considérer que plus un média est ancien, plus il est réglementé et plus l'autorégulation est forte. Les anciens médias sont réglementés parce que des lois ont été adoptées, notamment dans le domaine de la santé publique, ce qui a conduit à la fermeture de certains secteurs ; les nouveaux médias ne le sont pas encore parce qu'ils ont émergé récemment.

L'ARPP est l'autorité de contrôle de la publicité : elle doit donner un avis favorable aux films publicitaires diffusés à la télévision. Nous respectons cette pratique depuis longtemps ; à vous de voir si elle doit être appliquée à d'autres supports.

M. David Assouline , rapporteur . - Je vous remercie pour les informations que vous nous avez apportées.

En tant que législateurs, nous devons nous demander si, pour rétablir des conditions équitables de concurrence, il faut déréglementer ceux qui sont réglementés - les médias traditionnels - ou réglementer ceux qui ne le sont pas - les plateformes. Il faudra peut-être parfois emprunter une voie médiane. La question de l'asymétrie est fondamentale, car si elle perdure cela conduira forcément à la disparition d'un type de médias.

Nous faisons des efforts, notamment en réglementant les contenus publicitaires. Nous avons eu le débat s'agissant des émissions pour enfants. Quand nous exigeons le respect de certaines normes, les jeunes migrent sur YouTube, où il n'y a aucune règle.

Monsieur Chetrit, vous êtes attaché à ce qu'il ne soit pas fait de lien entre la publicité et le contenu de l'émission. Le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) a pourtant lié les deux lorsqu'il a interdit la publicité avant l'émission TPMP de Cyril Hanouna pendant trois semaines en 2017 pour sanctionner la diffusion de certains contenus. Il a considéré que taper au portefeuille était la meilleure façon de faire respecter les règles.

Je reviens sur une question qui vous a déjà été posée et à laquelle j'aimerais que vous apportiez une réponse plus développée.

Mme Nathalie Sonnac a proposé, et Pierre Louette a trouvé l'idée ingénieuse, d'instaurer un pourcentage de publicité par support pour permettre aux grands médias traditionnels de résister. L'idée est d'éviter une domination totale du numérique.

Par ailleurs, je trouve inquiétant que la data soit, comme cela a été dit, le coeur nucléaire de la communication. Nous nous posons des questions sur le plan éthique. Il est déjà difficile de voir la somme d'informations qu'il est possible de récolter ! La data vous permet certes d'être plus efficaces, mais, comme vous l'avez dit, vous êtes aussi concernés par la réflexion sur le type de société dans lequel nous souhaitons vivre et sur le respect des libertés individuelles.

M. Jean-Luc Chetrit . - Je voudrais préciser un point : l'univers du numérique n'est pas totalement dérégulé. On parle d'asymétrie réglementaire, mais le numérique n'est pas une jungle ! Outre le RGPD, nous contribuons aux travaux sur le Digital Markets Act et sur le Digital Services Act qui visent à assurer une régulation plus forte.

Je l'ai dit en propos liminaire, je suis membre du board de la fédération mondiale des annonceurs. Nous avons confronté les plateformes à la question des propos haineux et obtenu qu'elles rejoignent le GARM ( Global Alliance for Responsible Media). Les plateformes utilisent désormais les mêmes outils et les mêmes standards de mesure des propos haineux.

L'Autorité de régulation professionnelle de la publicité, dont je suis le trésorier, ne ferme pas les yeux sur le monde du numérique, loin de là. Elle développe des outils particuliers - le volume publicitaire n'étant pas le même, il n'est pas possible de dupliquer les outils existants.

Le modèle numérique fonctionne autour de la donnée, puisqu'il repose sur la personnalisation. À nous de trouver les moyens de rétablir la confiance sur la manière dont la donnée est utilisée et sur la valeur qu'elle apporte pour les marques.

Enfin, peut-on orienter les investissements publicitaires par médias ? On l'a rappelé à de nombreuses reprises, toutes les marques essaient de se développer ; la communication est un levier de ce développement. Les petits comme les grands annonceurs choisissent les médias en fonction de l'efficacité de ces derniers : c'est le critère numéro 1. Nous sommes dans une économie de marché, dans laquelle les acteurs opèrent de façon ouverte. La libre concurrence doit s'exercer partout, y compris sur des marchés dans lesquels des positions dominantes ont été construites, ce qui n'est pas totalement assuré.

En revanche, la mesure telle qu'elle est envisagée va décourager certains investissements publicitaires et porter atteinte, d'une certaine façon, à la liberté du commerce et au secret des affaires. L'idée qui est derrière cette proposition est que les plateformes ne doivent pas capter toute la valeur. Comme vous l'évoquiez, monsieur le rapporteur, il faut, d'un côté, une plus grande régulation des plateformes dans certains domaines, notamment économiques, pour éviter les effets des abus de position dominante et, de l'autre, une adaptation de la régulation aux réalités actuelles. Certaines législations datent de 1986, avant même le développement d'internet.

Les mentions sont, par exemple, un sujet important. La loi climat suscite en particulier des discussions. L'excès de mentions dans un message rend difficile la communication publicitaire dans certains médias, comme la presse, qui souffre déjà de cette situation.

M. David Assouline , rapporteur . - Selon vous, cette proposition est donc, en quelque sorte, une fausse bonne idée. Votre métier est de suivre l'audience. La diminution de l'audience de la presse écrite, en particulier papier, qui vit de la publicité et pas seulement des ventes, revient à une condamnation à mort si rien n'est fait.

M. Gautier Picquet . - La presse n'a jamais eu autant de lecteurs que ces dix dernières années. Les éditeurs de presse ont réalisé mené une incroyable transformation digitale . Nous tenons à votre disposition les chiffres - des rapports sortent tous les six mois -, mais, j'insiste, l'audience de la presse en France est extrêmement forte. L'enjeu, c'est la monétisation.

M. David Assouline , rapporteur . - Je parlais de la presse papier.

M. David Leclabart . - Vous avez commencé à tirer le fil d'une pelote... Ce débat dépasse nos métiers. Nous vivons dans un monde qui, depuis longtemps, permet à nos concitoyens d'avoir de l'information, du divertissement, de l'investigation, de la culture plus ou moins gratuitement : tout cela est largement payé par les annonceurs. De nouveaux acteurs sont arrivés. Contrairement aux anciens médias, qui demandaient de l'attention du public, ils demandent eux de l'attention et de la donnée.

Ce qui compte maintenant, c'est le public : que préfère-t-il ? Qu'est-il prêt à payer ? En a-t-il les moyens ? Nos industries s'adapteront et mettront de l'huile dans les rouages du nouveau système. Mais, je le redis, le débat dépasse largement notre cadre industriel. La donnée semble être la nouvelle monnaie mondiale. De très grands acteurs jouent quasiment un rôle de banque centrale. Or, comme le disait, me semble-t-il, Pierre Louette, il faut réguler les banques centrales. Cette question ne relève pas du tout de notre compétence.

Nous pouvons apporter des réponses techniques sur ce que nous connaissons d'un point de vue économique. Mais la pelote que vous commencez à dévider soulève un débat qui nous passionne : qu'y a-t-il de mieux pour le public ? Dans quel type d'écosystème médiatique souhaitons-nous vivre demain pour que l'information, le divertissement et la culture soient disponibles au plus grand nombre ? La communication, qu'elle soit commerciale, informative, ou de l'ordre du divertissement, fait partie intégrante de la démarche de faire société.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie pour cet échange, qui a été long mais très intéressant pour notre commission d'enquête.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de M. Laurent Solly, directeur général de Facebook France

M. Laurent Lafon , président . - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Laurent Solly, directeur général de Facebook France.

Monsieur Solly, le monde public ne vous est pas inconnu, puisque vous avez exercé des fonctions dans l'administration et en cabinet. Vous avez rejoint le secteur privé en 2007, chez TF1, puis chez Facebook en 2013, comme directeur général, fonction que vous exercez toujours et au titre de laquelle nous vous auditionnons.

Je ne vous apprendrai rien en vous disant que votre entreprise revient très souvent dans nos travaux, par différents biais : son rôle dans l'accès à l'information, en France et dans le monde, sa captation des revenus publicitaires, préjudiciable, selon certains, au secteur traditionnel des médias, et son impact sur le débat politique. Plus largement, Facebook s'est imposé comme un acteur majeur dans la vie de dizaines de millions de nos concitoyens.

Dans le cadre de nos travaux, vous apparaissez essentiellement sous trois modalités. Tout d'abord, votre succès pousse les médias traditionnels à se réformer en profondeur : vous êtes donc un moteur de changement. Ensuite, certains estiment que votre part dans le marché publicitaire menace très directement les ressources de la presse traditionnelle et constitue donc une menace qui mérite une régulation. Enfin, votre rôle de filtre dans l'accès à l'information, qui vous positionne presque comme un éditeur, est régulièrement souligné, certains vous assimilant à un média à part entière.

Vous le voyez, nos interrogations sont nombreuses, et nous attendons un échange franc avec vous.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Laurent Solly prête serment.

M. Laurent Solly, directeur général de Facebook France . - Je vous remercie pour votre invitation à échanger sur la dynamique du paysage médiatique et digital.

Notre entreprise est composée de réseaux sociaux, Facebook et Instagram, et de messageries, Messenger et WhatsApp, rassemblant 3,6 milliards d'utilisateurs dans le monde, dont plusieurs dizaines de millions dans notre pays. Ces services sont utilisés par chacun d'entre vous pour partager ses activités auprès de ses amis et de ses communautés. Telle est l'origine de Facebook, il y a dix-huit ans.

Des services de partage de contenus permettent aux médias et aux titres de presse de toucher de nouveaux publics. Ils ont donc recours à nos services, car ceux-ci apportent de la valeur. Les contenus ne sont pour l'essentiel pas lus sur nos services, qui renvoient vers leurs sites d'origine, générant du trafic et des revenus pour d'autres acteurs.

En 2020, le fil d'actualité de Facebook a renvoyé plus de 180 milliards de clics vers les éditeurs de presse, soit un trafic estimé à 9 milliards de dollars. J'insiste sur la gratuité de nos services pour tous.

Les médias, pour nous, ne sont cependant pas des utilisateurs comme les autres. La presse, comme source d'information de qualité, joue un rôle important dans nos sociétés. C'est pourquoi Meta, le nouveau nom de notre société, accompagne les médias et les groupes de presse en leur proposant des outils et des programmes spécifiques et gratuits. En France, une équipe y est consacrée.

Dans le monde, depuis 2018, nous avons dépensé 800 millions de dollars pour soutenir les entreprises de médias. Au cours des trois prochaines années, nous avons annoncé un investissement de 1 milliard de dollars supplémentaires.

Quelques exemples : en 2019, nous avons lancé un programme d'accélération pour la presse quotidienne régionale, avec onze éditeurs régionaux. En un an, on enregistre plus de 25 000 abonnés payants supplémentaires, 300 000 abonnés de plus aux newsletters et 8,5 millions d'euros de valeur créés pour ces éditeurs. Un autre exemple est le lancement très prochainement de Facebook News qui permettra aux éditeurs de presse de faire figurer leur contenu dans un espace dédié : la France sera le quatrième pays, après les États-Unis, l'Allemagne et le Royaume-Uni, à en bénéficier.

Nous lançons aussi, depuis longtemps, des initiatives pour aider nos partenaires à comprendre la transformation numérique comme une opportunité de transformer leur activité. Le partenariat le plus réussi en Europe est celui engagé depuis six ans avec Le Monde : nous les aidons à accroître massivement leur nombre d'abonnés numériques, qui a atteint 500 000 en 2021. Louis Dreyfus, président du directoire du groupe, a ainsi reconnu que Facebook représentait 10 % de ses recrutements d'abonnés, que nous étions son principal partenaire externe et que Facebook était une aide majeure pour l'adaptation à de nouveaux modèles économiques.

Nous développons aussi l'usage des vidéos de l'audiovisuel français sur internet : depuis trois ans, nous travaillons avec M6. Nous avons aussi un partenariat avec Canal+, Media One, mais aussi le service public, avec l'Institut national de l'audiovisuel (INA), qui a connu un très fort développement. Nous soutenons aussi depuis des années la création de nouveaux médias, comme Brut, Loopsider ou Konbini, que nous accompagnons depuis leur naissance.

Enfin, Meta applique la loi sur les droits voisins. Nous n'avons subi aucun contentieux et avons négocié longuement, mais de bonne foi, avec les éditeurs de presse, notamment avec l'Alliance de la presse d'intérêt général (APIG), avec laquelle un accord est conclu depuis plusieurs mois. Les discussions se poursuivent avec les autres organismes.

Enfin, notre modèle économique est celui de services gratuits financés par la publicité personnalisée. Le marché de la publicité en France est dynamique. Celui de la communication représente 30 milliards d'euros, dont 15 milliards d'euros pour la publicité. L'Institut de recherches et d'études publicitaires (IREP) et France Pub publieront prochainement leurs chiffres. Le syndicat des régies internet (SRI) a indiqué, il y a quelques jours, que le marché numérique de la publicité représentait 7,7 milliards d'euros. Une étude du cabinet Asterès a montré en 2021 à quel point ce dernier était dynamique et entraînait tout le marché de la publicité en France, à hauteur d'un accroissement de chiffre d'affaires de 3,6 milliards d'euros. Le numérique abaisse la barrière à l'entrée pour la publicité, y compris pour les petites et moyennes entreprises, les commerçants de quartier et les start-up, avec un ticket d'entrée à partir de quelques dizaines d'euros. Le cabinet Asterès estime ainsi que la publicité en ligne a permis une augmentation de 80 % du nombre d'annonceurs depuis 2014.

Nous opérons dans un contexte concurrentiel, avec les médias traditionnels qui ont digitalisé leurs services, donc leur publicité, mais aussi avec Google, Amazon, Apple, Twitter, Snapchat, TikTok, LinkedIn, mais aussi des entreprises françaises comme Leboncoin, dont 16 % du chiffre d'affaires provient de la publicité.

M. David Assouline , rapporteur . - Votre entreprise est largement citée par les grands propriétaires de médias français, que ce soit Vincent Bolloré, Bernard Arnault ou encore Patrick Drahi. Selon eux, les géants du net, dont Facebook, sont leurs vrais concurrents et la principale source de dangers.

Vous êtes considéré comme un hébergeur, échappant à ce titre à des régulations et à des devoirs pesant sur les éditeurs. Or vos activités s'apparentent à celles d'un éditeur. Vous affirmez ne faire que transmettre de contenus, mais le tri opéré par les algorithmes traduit un choix subjectif de ce qui sera porté à la connaissance de tous, ce qui est finalement un travail de journalisme et de rédaction, en d'autres termes de sélection de l'information.

À ce titre, vous êtes aussi un acteur concentré par vous-même : Meta est l'agrégation de plusieurs médias, comme vous l'avez dit. Votre position dominante est réelle vis-à-vis des jeunes : une étude de Diplomeo montre que 73 % des 16-25 ans indiquent s'informer essentiellement via les réseaux sociaux. Vous êtes dans la position, par les algorithmes, de décider de ce qu'ils verront en premier. Ne pensez-vous pas avoir des responsabilités particulières à l'égard de ce public, pas seulement comme hébergeur, même responsable, mais surtout comme éditeur ?

M. Laurent Solly . - Nous nous pensons non pas comme un éditeur, mais bien comme un hébergeur et une plateforme d'un type nouveau. Je rappelle que Facebook est un réseau social dont l'objet premier est de pouvoir publier l'activité de sa vie pour ses amis. Le contenu de l'information produit par les entreprises de presse, de radio et d'audiovisuel représente une infime minorité du contenu lu sur le fil d'actualité : environ 4 % selon nos études.

M. David Assouline , rapporteur . - Cependant, entre la presse - ces 4 % - et les photos de famille, il y a une zone grise de fake news et de petits sites.

M. Laurent Solly . - Monsieur le rapporteur, le fil d'actualité, sur Facebook, est personnalisé pour chaque utilisateur. En France, on a 40 millions de fils d'actualité différents. C'est l'essence même d'un réseau social. Nous serions, à vos yeux, un éditeur : cela voudrait dire que nous avons une activité interne d'édition. Or aucune équipe, chez nous, n'a de travail de rédaction, de curation ou de sélection de contenus.

Ensuite, les éditeurs de presse et les grands médias choisissent eux-mêmes de venir sur Facebook, sur une plateforme que nous appelons opt-in . Là encore, aucune équipe de notre entreprise ne va rechercher de contenus de ces éditeurs, ce qui nous différencie d'autres plateformes. Toutes les entreprises qui utilisent nos services viennent d'elles-mêmes. C'est pourquoi, fondamentalement, nous ne nous considérons pas comme un éditeur.

Vous mentionnez les algorithmes : ceux-ci ont pour objet de vous présenter les contenus, qu'ils viennent de vos amis, de vos familles ou d'ailleurs, en fonction vos intérêts et de votre activité sur Facebook. Vos likes et vos commentaires orientent ces algorithmes. Cela dit, depuis trois ans, nous avons donné aux utilisateurs des outils de contrôle précis sur leur fil d'actualité. Là encore, à travers ces algorithmes, nous ne faisons pas un travail d'éditeur. Nous développons ces outils depuis le début, au bénéfice des utilisateurs.

Je vais plus loin : ces outils permettent aussi de contrôler les contenus que vous voulez voir ou ne pas voir. Sur chaque post Facebook, vous avez accès au menu de gestionnaire des contenus.

Néanmoins, vous avez raison, nous avons une responsabilité particulière sur les contenus, non pas celle d'un éditeur, mais celle d'une grande plateforme rassemblant des millions d'utilisateurs.

Enfin, beaucoup de jeunes utilisent nos plateformes, mais la concurrence est très vive : Google, YouTube, Snapchat, TikTok, Twitter sont autant de plateformes à succès. Sur l'information, nous sommes en concurrence avec eux, mais aussi avec l'ensemble des acteurs traditionnels. Or ces derniers conservent un poids très important dans l'information du public.

M. David Assouline , rapporteur . - J'ai insisté sur les jeunes, car le taux de 73 % est écrasant, alors que vos seuls concurrents sont les autres plateformes étrangères. C'est une question de souveraineté, soulevée par les personnes que nous avons auditionnées, alors que vous êtes soumis à des règles fiscales et de contenus moins contraignantes que celles auxquelles sont soumises les entreprises françaises.

J'en arrive à une autre question, posée à l'Autorité de la concurrence et à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Pour la fusion de TF1 et de M6 est avancé l'argument selon lequel il faudrait considérer un marché publicitaire unifié, ce qui permettrait de reconnaître qu'ils ne sont pas en position dominante sur l'audiovisuel. Un tel marché regrouperait, outre l'audiovisuel, Facebook et Google, qui représentent 54 % de l'ensemble de la publicité numérique. Quelle est votre position sur cette discussion en cours ?

M. Laurent Solly . - Sur le projet de fusion que vous évoquez, en tant qu'entreprise, je n'ai pas de commentaire particulier à formuler.

Sur le sujet du marché lui-même, je ne suis pas compétent pour décider de la pertinence du découpage entre marchés. C'est le travail de l'Autorité de la concurrence, qui est saisie.

M. David Assouline , rapporteur . - Je dispose d'un chiffre plus précis que celui que j'évoquais à l'instant : en réalité, c'est 75 % de la publicité en ligne qui est captée par votre entreprise et par Google.

M. Laurent Solly . - Le 3 février dernier, le SRI et l'Union des entreprises de conseil et d'achat média (Udecam), dont vous avez reçu le dirigeant, M. Gautier Picquet, ce matin, ont publié la dernière édition de l'Observatoire de la publicité digitale. Ils estiment le marché de la publicité digitale en France à 7,7 milliards d'euros. La publicité de type search , qui est essentiellement l'activité de Google et qui est en croissance de 28 %, est estimée à 3,2 milliards d'euros ; celui de l'activité sociale, qui est la source de nos revenus mais où nous ne sommes pas seuls, à 2,2 milliards d'euros, en croissance de 22 %. Enfin, le display est évalué à 1,5 milliard d'euros, en croissance de 31 %. C'est dans ce dernier que l'on retrouve les médias traditionnels. Même si l'on additionnait tout le search et le social, on atteindrait 5,2 milliards, soit moins que les 75 % annoncés.

M. David Assouline , rapporteur . - Les chiffres nous ont été présentés par M. Pierre Louette, que nous avons reçu. Nous avons aussi reçu une étude de Benjamin Sabbah, enseignement à l'École supérieure de journalisme (ESJ) / Sciences Po Lille.

Peut-être pourriez-vous nous présenter vos chiffres ; le débat serait alors tranché sans appel.

M. Laurent Solly . - Pour 2020, le chiffre d'affaires est de 616 millions d'euros pour Facebook France. Nous publierons celui de 2021 en mars.

M. Laurent Lafon , président . - Nous disposons de chiffres précis pour la publicité traditionnelle, mais seulement d'estimations pour le numérique.

M. Laurent Solly . - Nos chiffres sont publics sur Infogreffe, pour la SARL Facebook France. Nous publierons en mars notre chiffre d'affaires pour 2021, avec une croissance forte par rapport à 2020. La croissance mondiale de Facebook a été de 37 %.

M. David Assouline , rapporteur . - En considérant cette croissance, on arrivera à 1 milliard d'euros environ.

M. Laurent Solly . - Cependant, les chiffres de l'Observatoire de la publicité numérique publiés le 3 février ne montrent pas que notre part de marché, avec Google, atteint 75 %. Nous sommes, certes, un acteur important, mais le marché de la communication globale, je le rappelle, atteint 30 milliards d'euros, dont un peu plus de 15 milliards d'euros pour la publicité et 7,7 milliards d'euros pour la publicité digitale.

Prenez le marché de la publicité sociale, que nous ne couvrons pas complètement, qui est de 2 milliards d'euros : cela représente 26 % de la publicité numérique, et 13 % de l'ensemble de la publicité. Nous sommes loin de ce que vous déclarez.

M. David Assouline , rapporteur . - Je ne déclare rien : je ne fais que relayer des chiffres donnés par des spécialistes. Je n'ai rien inventé.

M. Laurent Solly . - Je tiens à votre disposition les chiffres que je vous ai communiqués.

Pour notre part, au-delà des marchés pertinents, nous cherchons à montrer à tous les annonceurs français que nos produits et nos outils sont efficaces. C'est le critère d'arbitrage des annonceurs.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez mentionné les droits voisins : en la matière, malheureusement, l'évolution est lente et assez opaque. Vous avez passé, il y a quelques mois, un accord avec l'APIG, qui, du reste, ne représente qu'une partie de la presse. Or je suis choqué par le fait que les montants que recouvre cet accord soient tenus secrets.

Nous avons entendu, en tant que législateurs, favoriser la plus grande transparence et équité possible. Comment justifiez-vous cette opacité ? Quel est le montant de cet accord ?

M. Laurent Solly . - Tout d'abord, je vous remercie de rappeler que nous avons trouvé cet accord avec l'APIG, ainsi qu'avec Le Monde ou Le Figaro , qui ont souhaité des accords particuliers hors du cadre de l'Alliance.

M. David Assouline , rapporteur . - Et le reste, la presse professionnelle, les magazines ? Il ne faut pas les oublier.

M. Laurent Solly . - Je ne les oublie pas. Cependant, nous avons, dès la publication de la loi de la République, cherché à l'appliquer, et nous n'avons subi aucun contentieux en application de ce texte.

Pourquoi ne puis-je vous donner le montant ? Tout d'abord, nous sommes en négociation avec d'autres organismes de gestion collective, dont le syndicat gérant les magazines. De plus, les accords déjà passés sont de nature contractuelle. Il ne nous appartient pas de dévoiler, à nous seuls, ces montants, que les autres acteurs n'ont pas dévoilés non plus.

M. David Assouline , rapporteur . - Si l'un de ces acteurs devait nous donner ce montant, le pourrait-il ? Les autres nous ont dit qu'ils étaient tenus au secret par vous.

M. Laurent Solly . - Ce n'est pas toujours ce que j'ai entendu de mon côté...

Troisième élément, ceux avec qui nous avons conclu cet accord sont aussi nos partenaires sur d'autres sujets. Nous travaillons depuis longtemps avec eux. S'ils ont signé, c'est qu'ils y ont vu un intérêt pour leurs entreprises.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous comprenez bien que l'on peut signer un accord, pas forcément parce qu'on le trouve bon, mais parce que l'on préfère toucher peu que rien du tout.

M. Laurent Solly . - Nous avons passé deux ans à négocier. Si le texte que vous avez voté est clair, son exécution, pour les plateformes comme la nôtre, qui ne font pas de curation de contenus, mais dont les utilisateurs décident librement et gratuitement d'utiliser nos services, représente une évolution compliquée. Ces deux années ont été constructives. Il me semble que Pierre Louette, président de l'Alliance, est satisfait de ces accords.

M. Laurent Lafon , président . - Vous insistez sur la possibilité pour les utilisateurs de choisir leurs outils de contrôle. Toutefois, votre société a elle-même un contrôle sur les flux d'information, sur la réalité duquel existe une opacité.

Nous avons très peu d'informations sur les médiateurs : combien de médiateurs francophones interviennent sur Facebook ?

En matière de transparence des algorithmes, comment une information est-elle mise en évidence pour les utilisateurs, sans prendre en compte les outils de contrôle mis à la disposition de ces derniers ?

M. Laurent Solly . - Sur la modération, les standards de la communauté définissent les contenus qui peuvent ou ne peuvent pas être publiés sur Facebook et sur Instagram. Nous déployons des moyens technologiques et humains considérables pour les faire respecter.

Depuis 2016, nous avons investi 13 milliards de dollars sur cette modération, dont 5 milliards en 2021. Le premier pilier a été le développement d'intelligences artificielles, avec le deep learning et le machine learning , en particulier dans notre laboratoire de Paris, qui est le principal laboratoire privé d'intelligence artificielle en Europe. Ces outils permettent de bloquer a priori certains contenus, alors qu'il y a six ans le contrôle était essentiellement a posteriori , après signalement par les utilisateurs. Les résultats sont probants : les contenus terroristes sont bloqués à 99,6 % par ces outils, et les contenus de haine, pour le dernier trimestre 2021, à 93 %. Nous publions aussi un indicateur de prévalence : il est de 0,03 % pour les contenus de haine. En d'autres termes, sur 10 000 contenus, vous visualiserez 3 contenus de haine. Ces recherches sont d'ailleurs publiques et partagées avec les grands acteurs digitaux du monde.

La modération humaine est le deuxième pilier, avec 40 000 personnes travaillant sur la sécurité des plateformes et 15 000 modérateurs, en 70 langues. Nous ne donnons pas la répartition par langue pour des raisons de confidentialité et d'efficacité. En revanche, tous les trimestres, nous publions un rapport complet sur l'ensemble des actions de modération et de blocage - je le tiens à votre disposition. Peu d'entreprises digitales font autant d'efforts.

L'Union européenne a publié une étude il y a deux ans qui montrait que Facebook était l'entreprise la plus efficace en matière de retraits sous 24 heures.

En matière de transparence, nous ne pouvons pas tout révéler, car certaines structures cherchent à faire un usage malicieux de nos plateformes. Ainsi, nous interrompons régulièrement des tentatives d'interférence sur nos plateformes : 150 depuis 2017.

En revanche, sur chaque contenu visible, nous expliquons comment les algorithmes fonctionnent et mettons les outils de contrôle à la disposition des utilisateurs. Nous les incitons à s'en servir. L'outil de gestion de préférences publicitaires aide à comprendre pourquoi vous avez vu certains contenus et vous permet de masquer ceux que vous souhaitez, y compris en écartant les publicités de certaines marques.

Mme Monique de Marco . - Vous avez annoncé l'espace Facebook News. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Par ailleurs, en février, Facebook a perdu près de 200 milliards de dollars en bourse. Des utilisateurs pourraient être tentés de rejoindre d'autres canaux et votre base est vieillissante face à d'autres réseaux, comme TikTok. Quels projets de croissance, vers le métavers, ou encore externes, envisagez-vous ?

M. Laurent Solly . - Le fil d'actualité de Facebook n'est pas le lieu naturel de destination de l'information. Utilisez-vous Facebook ?

Mme Monique de Marco . - Malheureusement, oui...

M. Laurent Solly . - Ou heureusement, oui !

L'outil principal que vous utilisez est votre fil d'actualité. Mais vous trouvez aussi d'autres fonctionnalités, comme Facebook Watch, consacré aux vidéos. Facebook News sera prochainement lancé, et sera réservé aux médias que vous consultez. Outre la praticité pour l'utilisateur, l'intérêt est de lutter contre les informations moins fiables.

Comme sur le fil d'actualité, vous pourrez ensuite organiser cet espace, en classant les informations sportives, économiques, politiques, etc. Cette fonctionnalité est déjà largement utilisée aux États-Unis et au Royaume-Uni.

Sur la capitalisation boursière, nous avons annoncé nos résultats et nos perspectives de croissance, face auxquels il y a une correction boursière, comme cela arrive dans l'histoire des entreprises.

Vous avez raison, nous sommes dans un fort contexte concurrentiel, notamment à l'égard des jeunes, avec un environnement digital multi-applications que nous appelons de nos voeux depuis longtemps. Facebook est né il y a dix-huit ans et a racheté Instagram en 2012. Depuis, de nombreux services sociaux sont nés : ce sont des compétiteurs. Notre travail est d'attirer des gens vers nos produits, mais le paysage digital a, en effet, largement changé en cinq ou six ans. Il nous incombe, par l'innovation, de rester attractifs.

En changeant de nom, l'entreprise a annoncé son ambition de construire des métavers, espaces virtuels permettant de vivre des expériences. Au-delà de Facebook, c'est un mouvement de fond, en particulier en France - je pense à The Sandbox. Notre stratégie est d'être leader de cette nouvelle frontière de la révolution digitale. Nous verrons, dans les années qui viennent, comment ces métavers pourront être interopérables.

M. Laurent Lafon , président . - Comme vous nous y invitiez, je consulte à l'instant les outils de contrôle sur le fil d'actualité : je tombe très vite sur une page en anglais. Il y a encore des progrès à faire...

M. Laurent Solly . - Ce que vous dites m'étonne : tout devrait être en français.

M. Michel Laugier . - J'ai l'impression d'être dans la fable de la Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le boeuf : on poursuit des groupes toujours plus importants. Avec le passé qui est le vôtre, envisagez-vous de vous rapprocher de groupes audiovisuels ?

Quelles seraient les conséquences des difficultés boursières de Facebook au niveau français ?

Selon ce que nous avons entendu ce matin, vous seriez en troisième position sur les recettes publicitaires en France, avec 1,4 milliard d'euros. Pouvez-vous nous confirmer ce chiffre ?

M. Laurent Solly . - Le chiffre précis sera prochainement publié. Je vous ai déjà donné notre tendance de croissance.

Sur les rapprochements avec l'audiovisuel, cela n'a jamais été notre stratégie, ni en Europe ni aux États-Unis. Nous sommes toujours restés proches de notre mission première, qui consiste à connecter les gens et le monde. Instagram et WhatsApp sont dans cette même logique. La stratégie dévoilée par Mark Zuckerberg il y a quelques mois est que Facebook soit pionnier et si possible leader sur les métavers.

L'action a chuté, effectivement. Je suis là depuis neuf ans, et j'ai déjà vécu des événements similaires. Cela n'a pas d'impact direct sur nos résultats et sur notre activité. Le titre a, en outre, repris 5 % hier.

Mme Sylvie Robert . - Vous affirmez être non pas un éditeur, mais une grande plateforme responsable. Vous considérez-vous alors comme un média ?

M. Laurent Solly . - Non, nous ne nous considérons pas comme un média.

Mme Sylvie Robert . - Cependant, votre coeur de réacteur est l'algorithme. Comment celui-ci a-t-il évolué ?

Comment garantissez-vous la pluralité de l'information ?

Tout à l'heure, vous avez dit que l'utilisateur était son propre producteur d'information dans la mesure où les algorithmes profilent et amènent à une forme d'enfermement intellectuel. L'impact idéologique et économique est réel.

Au reste, les deux questions sont liées... Nous attendons votre réponse pour nous faire un jugement sur ce que l'on peut qualifier, ou non, de média.

M. Laurent Solly . - Sur le pluralisme et le thème de l'enfermement dans des « bulles algorithmiques », nous pensons profondément que, comme de nombreuses études indépendantes l'ont montré, nous favorisons le pluralisme et l'ouverture sur le monde en mettant gratuitement nos outils à la disposition de milliards de personnes.

Nous veillons à ce que le pluralisme vive, et nous aidons les médias traditionnels à adapter leur modèle économique au monde digital. Nous favorisons l'émergence de nouveaux médias digitaux, comme Brut. Cette entreprise française est aujourd'hui un succès mondial : elle a rassemblé plus de 7 milliards de vues dans le monde l'année dernière, et rencontre un grand succès en Inde ou aux États-Unis. Les entreprises françaises de médias ont un rôle important à jouer, beaucoup d'opportunités, et nous favorisons le pluralisme.

J'ai préparé des éléments sur le sujet des bulles, car la question est très complexe. Elle a été étudiée dans de nombreuses universités, par les plus prestigieux centres de recherche indépendants. Le sociologue Dominique Cardon, l'un des spécialistes de ces questions, considère, d'ailleurs, que les plateformes sociales ne participent pas à la polarisation des opinions, qu'il n'existe quasiment pas de bulles, et que la polarisation a lieu bien avant. Je ne vous citerai pas toutes les études sur le sujet, car la liste serait trop longue. Au Royaume-Uni, la Royal Society , l'université d'Oxford et le Reuters Institute ont mené des études concluant très clairement au fait que rien ne permet de confirmer l'hypothèse de l'existence de telles bulles.

D'autres études, du Reuters Institute , de Harvard, de Stanford, ont au contraire montré que l'utilisation d'internet et des plateformes sociales permettait un accès plus large à diverses opinions, à diverses informations, et, loin de vous enfermer, vous ouvrait au monde. Une étude menée à Stanford a montré que, sur le territoire américain, les populations les plus polarisées étaient celles qui utilisaient le moins internet.

Madame la sénatrice, je ne vous dis pas que le sujet n'est pas complexe. Néanmoins, aucune grande université, aucun grand centre de recherche n'a jamais établi l'existence de ces bulles.

Par notre propre expérience, nous pensons, au contraire, que nos plateformes ouvrent sur la diversité des opinions. Je ne suis pas certain que, il y a une vingtaine d'années, on achetait dans les kiosques des journaux d'un avis opposé au sien ! J'observe que les idées circulent et que la liberté d'expression est garantie - ce que l'on nous reproche parfois.

Si ces études vous intéressent, je les mettrai à la disposition de votre commission. Ce ne sont pas des études de Facebook. En permanence, de grands sociologues comme Dominique Cardon ont montré qu'en réalité il n'y avait pas de bulle ni d'enfermement. Cela ne revient pas à dire qu'il n'y aurait pas de polarisation dans les sociétés. Mais déterminer l'impact d'internet, des réseaux sociaux ou des médias traditionnels dans cette polarisation n'est pas si évident.

Je termine en citant une étude menée par Harvard en amont de l'élection présidentielle américaine de 2020, qui a montré que les éléments de polarisation les plus importants étaient apportés par les médias télévisuels.

Nous pensons garantir le pluralisme. Les études prouvent que ces sujets sont plus complexes qu'on ne le croit, et tendent souvent à démontrer l'inverse de ce qui est couramment admis.

Mme Sylvie Robert . - Ces deux dernières années, avez-vous modifié l'algorithme ?

M. Laurent Solly . - Oui, nous avons modifié l'algorithme, et nous l'avons dit. La grande modification de l'algorithme de Facebook a été faite au début de l'année 2018. Nous l'avons appelée « meaningfull social interactions » : le but était de favoriser les interactions sociales qui avaient le plus de sens pour nos utilisateurs, notamment de recentrer le fil d'actualité sur les publications des amis et des proches, et moins sur les publications externes, comme celles des médias.

Lorsque l'algorithme est modifié de manière significative, nous l'expliquons.

Je reviens sur un point important : n'oubliez pas que vous pouvez vous-même décider précisément de ce que vous pouvez voir en priorité dans votre fil d'actualité. M. le président de la commission vient de le tester.

M. Pierre Laurent . - Au début de votre propos, au sujet de la richesse que vous apportez aux médias vers lesquels vous renvoyez, vous avez parlé de 180 milliards de clics dirigés vers les éditeurs de presse, et de 9 milliards de dollars. D'où sortent ces chiffres de valorisation ?

M. Laurent Solly . - Ils proviennent d'études que nous avons menées et publiées, qui analysent l'impact de notre site sur ceux des médias, et la manière dont ces derniers peuvent utiliser et développer les « liens entrants » sur leurs sites. Lorsqu'une entreprise de médias utilise Facebook, elle publie des contenus, au bout desquels vous êtes renvoyés sur le site du média. C'est cela que nous avons étudié, et ce sont les chiffres que nous avons donnés.

M. Pierre Laurent . - Je suis étonné de la réponse très directe que vous avez faite à Mme Robert, en disant que vous n'êtes pas un média. Au-delà du débat entre les statuts d'hébergeur et d'éditeur, vous êtes à proprement parler un créateur d'information. Du point de vue des relations entre concentration des médias et démocratie, c'est extrêmement important.

Toute l'information que vous créez partage une grande caractéristique, qui peut d'ailleurs poser problème à tous les médias : il s'agit d'une information peu vérifiée. Je ne parle pas seulement des fake news , c'est-à-dire des contenus directement élaborés pour être des fausses informations. Beaucoup d'informations circulent sur les réseaux sociaux sans être vérifiées. Compte tenu de votre puissance, elles s'imposent dans le débat public, ce qui oblige d'ailleurs la presse qui fait son métier à vérifier le degré de vérité de la rumeur qui a enflé sur les réseaux sociaux.

En étant provocateur, je dirais que, de ce point de vue, vous êtes presque un perturbateur d'information... La question de la transparence des algorithmes sur le contrôle des contenus est une question démocratique fondamentale.

Je reviens sur le montant des accords que vous avez négociés avec la presse, dont vous persistez à dire qu'il est normal qu'il soit secret. Cela pose aux législateurs que nous sommes un problème majeur de transparence : si nous cherchons à élaborer une loi, c'est parce qu'il y a un problème concernant la mutualisation de la valeur. Si ces chiffres sont inconnus, comment évaluer la portée du dispositif législatif visant justement à un partage de la valeur ?

Vous avez dit qu'une partie de ces accords avaient directement été passés par vous et certains éditeurs, et qu'une autre partie avait été passée avec des familles de presse. Pourriez-vous au moins nous dire quelle est la répartition de ces accords ? Sont-ce majoritairement des accords entre quelques gros éditeurs et vous, ou des accords mutualisés ? Du point de vue de la démocratie et de la concentration des médias, ce n'est pas la même chose : la richesse créée doit être mutualisée entre l'ensemble des acteurs, qui doivent pouvoir se développer de manière pluraliste.

M. Laurent Solly . - Pourquoi ai-je répondu que nous n'étions pas un éditeur ou un média ? J'ai dit que nous pensions être un acteur d'une autre nature, créé par le développement de l'activité numérique et des grandes plateformes.

Je répète que nous ne créons pas de l'information. Pour cette raison, les termes d'« éditeur » et de « média », qui recoupent essentiellement cette activité, ne sont pas appropriés pour nous. Les gens qui utilisent nos plateformes créent de l'information et du contenu, en publiant une photo d'un week-end, une vidéo de vacances, ou, pour les médias, effectuent une partie extrêmement minoritaire de leur activité - je vous ai donné les chiffres. Je ne peux donc pas vous suivre lorsque vous dites que nous créons de l'information. Aucun salarié de notre entreprise, en France ou dans le monde, n'a d'ailleurs pour métier de créer de l'information.

En revanche, la nature nouvelle de nos actions et la spécificité de notre responsabilité demandent de développer certaines réponses. Depuis des années, nous menons des opérations de modération, d'interdiction d'un certain type de contenus, en maintenant en permanence un dialogue avec les autorités démocratiques de régulation, comme le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), devenu l'Arcom, qui a une compétence sur le sujet des fausses informations, comme vous le savez. Nous travaillons avec des partenaires certifiés, reconnus : nos outils de lutte contre les fausses informations incluent des partenariats avec plus de 80 « fact-checkeurs » dans des entreprises de médias certifiées - cette activité est d'ailleurs née en France.

Nous cherchons à répondre à cette nature particulière par des moyens, des règles, des partenariats.

J'ai énormément de respect pour les législateurs, mais il est difficile de vous donner les chiffres de nos accords avec la presse, car des négociations sont encore en cours, notamment avec le syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) via l'organisme de gestion collective, Droit Voisin de la Presse. Je regrette de vous dire que je ne peux pas vous les préciser publiquement.

Nous ne choisissons pas si les négociations se font à titre collectif ou individuel. Certains groupes de presse, comme Le Monde - je peux l'indiquer, car le président du groupe l'a lui-même révélé -, ont choisi de négocier de manière individuelle. L'Alliance de la presse d'information générale a reçu le mandat, de la part de nombreux acteurs, de négocier cet accord. Ce sont les acteurs qui choisissent leur mode d'interaction dans ces négociations.

M. Pierre Laurent . - Sans nous donner les montants de ces accords, pouvez-vous nous préciser les proportions, et si l'accord avec certains médias est plus important que les accords collectifs ?

M. Laurent Solly . - Ce que je peux vous dire, c'est que tous ces accords ont été justes, équitables, et qu'ils ont toujours visé une répartition équitable, quel qu'ait été le mode de négociation choisi. Certains éléments des négociations ont d'ailleurs été préalablement définis avec les acteurs eux-mêmes, alors qu'ils étaient extrêmement compliqués.

M. David Assouline , rapporteur . - Si un éditeur ou une alliance ayant passé un accord avec vous a aujourd'hui envie de publier le montant négocié, par souci de transparence, les punissez-vous ou non ? Les déliez-vous de l'obligation qu'ils pourraient avoir envers vous ?

M. Laurent Solly . - Nous avons des clauses de confidentialité avec nos partenaires. Monsieur le rapporteur, laissez-moi étudier cette question avec nos services juridiques ; je pourrai répondre par écrit dans quelques jours. Il s'agit d'un élément sensible, car nous n'avons pas terminé nos négociations.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Le grand projet de Facebook, qui explique son changement de nom, est le métavers. Vous avez commencé à répondre sur ce sujet, mais je voudrais savoir si vous avez réfléchi aux conséquences, pour la démocratie, d'un tel projet. Si, demain, nous sommes en mesure de participer virtuellement à un concert, on pourra tout aussi virtuellement participer à un meeting politique. Les rapports sociaux sont susceptibles d'être modifiés en profondeur. A-t-on une idée, par ailleurs, du rôle des médias dans le métavers ?

M. Laurent Solly . - Avant même que Mark Zuckerberg n'annonce le projet du métavers, nous avons indiqué qu'il fallait réfléchir en amont aux questions démocratiques, sociales et éthiques qui vont se poser concernant cet univers - et qui se posent presque déjà. Pour cette raison, en 2021, nous avons annoncé nouer des partenariats avec des universités du monde entier, en Asie, en Europe et aux États-Unis, en dotant ce fonds de réflexion d'un montant de 50 millions de dollars. Nous traitons donc ces sujets, qui sont très importants.

Au sujet de la démocratie et des débats, nous avons déployé, depuis des années, lors de toutes les grandes élections politiques dans le monde, des dispositifs civiques spécifiques pour inciter les jeunes à s'informer, se renseigner et à s'inscrire sur les listes électorales. Ce dispositif a été utilisé en France en 2019 ; nous avons mesuré que 500 000 personnes avaient cliqué pour s'informer sur les listes électorales.

En permanence, nous cherchons à informer, par des dispositifs extrêmement larges, sur les actions civiques pendant les élections. Mais vous avez raison : sur le métavers, nous avons déjà commencé à engager des discussions avec des universités et des experts indépendants.

Mme Laurence Harribey . - Concernant l'évolution du modèle économique qui se dessine, certains articles académiques parlent de « coopétition ». Vous êtes devenus les nouveaux kiosques mondiaux de l'information, et les instances de l'information sont obligées de passer par vous : la presse est en état de dépendance. Ce modèle économique qui émerge pourrait étrangement ressembler à celui de la grande distribution, où les producteurs négocient leurs prix et sont en concurrence. Cela pose des questions concernant la pluralité de l'information, la structuration du champ vis-à-vis de votre site, qui est un « infomédiaire », et la démocratie.

Vous vous acharnez à dire que vous n'êtes pas un éditeur. Un règlement européen est en préparation sur la publicité politique, qui vise, d'une part, la traçabilité, et, d'autre part, la transparence en matière d'algorithme. Ce règlement vise en fait à bien identifier les acteurs de la chaîne, qui comprend tant l'éditeur du contenu que son diffuseur, et à aller vers une responsabilité conjointe de tous les acteurs. De fait, vous serez englobé. Avec ce règlement, la Commission européenne répond à la question de la concentration et de la pluralité de l'information, en obligeant à la transparence sur la collecte et l'utilisation des données personnelles.

La réponse juridique face aux évolutions du modèle économique est en train d'être élaborée. Comment répondez-vous à cette confusion à venir entre éditeur et diffuseur, qui mettra à bas toute votre stratégie ?

M. Laurent Solly . - Le débat européen illustre bien la complexité de mettre notre entreprise dans un cadre qui préexistait à la révolution digitale - je le dis humblement. Depuis de nombreuses années, à Bruxelles, on cherche à comprendre quelle est la nature de notre entreprise et de tant d'autres firmes, quelles sont les responsabilités, et comment élaborer un cadre de régulation.

Nous avons été la première entreprise à dire qu'une nouvelle régulation devait s'adapter à l'ère digitale, et que les autorités démocratiquement élues et les régulateurs devaient se saisir de ces sujets. Sinon, nos règles, celles d'une entreprise privée, pourraient devenir celles de la société, ce que nous ne voulons pas. Nous avons toujours plaidé pour une régulation efficace et adaptée à l'ère digitale.

Il y a quelques années, des tentatives de régulation ont eu lieu, en France et en Allemagne par exemple, mais elles ne répondaient pas à l'évolution que nous connaissons.

Nous voulons des règles adaptées, qui permettent l'innovation des entreprises. Beaucoup d'entreprises françaises et européennes deviennent et peuvent devenir des acteurs majeurs du numérique à travers le monde.

Concernant la publicité politique, nous avons été la première entreprise à changer les règles, il y a trois ans, et à rendre son élaboration totalement transparente. Sur Facebook, une « bibliothèque publicitaire » est accessible partout dans le monde, que l'on dispose ou non d'un compte Facebook. Elle vous donne accès à la liste de toutes les publicités politiques publiées, pays par pays. Vous pouvez savoir quand la publicité politique a été utilisée, dans quels territoires elle a été diffusée, quels groupes de personnes étaient ciblés, qui l'a financée.

Nous avons beaucoup réfléchi sur ce sujet. Quand vous voulez faire une publicité politique, vous devez demander l'autorisation de le faire. Depuis longtemps, nous avons également interdit les publicités politiques d'un pays à un autre, pour éviter des risques d'interventions extérieures.

Notre entreprise a tenté d'innover en associant transparence et autorisation, et en permettant à chacun de vérifier ce qui se passe.

C'est un bon exemple, car il montre que notre entreprise est responsable sur ces sujets, qu'elle a toujours voulu entretenir un dialogue constructif avec les autorités, notamment en France, où un livre blanc sur la régulation moderne du digital a été publié voilà maintenant quatre ans pour comprendre ces phénomènes. Il faut une régulation, mais elle doit être adaptée à notre temps et tenir compte des importantes évolutions qui ont eu lieu.

Vous demandez si nous ne risquons pas de mettre les entreprises de presse dans notre dépendance. Je vous dis humblement que nous pensons faire le contraire.

Les entreprises de média ont un avenir extrêmement fort à l'ère digitale. Contrairement à ce que les médias traditionnels ont souvent cru, et à ce que vous pouvez entendre, elles ont une opportunité de développement, car le contenu vidéo et informationnel n'a jamais été autant consommé.

Or elles ont une marque et des clients. Le travail que nous menons depuis près de six ans avec Le Monde - vous pourrez interroger Louis Dreyfus, le président de son directoire, si vous ne l'avez pas déjà fait - consiste à faire comprendre la consommation digitale et l'évolution des modèles économiques. Le Monde , c'est une réussite exceptionnelle pour notre pays, grâce aux abonnements numériques. Nous faisons le même travail avec Le Figaro , Les Échos , Le Parisien , afin qu'ils adaptent eux-mêmes leur modèle économique à la réalité de la consommation digitale.

Ces évolutions n'étaient pas faciles à comprendre. Il y a plus de quinze ans, certains de ces acteurs ont diffusé tout leur contenu gratuitement sur internet, en pensant que la publicité financerait tout - il ne s'agit pas de les blâmer.

Les partenariats avec les grandes plateformes permettent aux grands éditeurs et aux grands groupes de presse français, européens, américains, de retrouver les voies et les moyens de leur vie économique, donc de leur indépendance - Le Monde a publié de très bons résultats en 2021, quand le New York Times a 10 millions d'abonnés payants, ce qui lui donne une indépendance et une liberté totale.

Je crois donc, depuis très longtemps, que le partenariat installé entre les médias traditionnels et les plateformes est constructif.

Si le groupe M6 a signé un partenariat avec nous - vous connaissez son président... -, c'est bien que cela répondait à un de ses intérêts économiques. Nous avons un intérêt commun à construire ensemble de la valeur et à élaborer un nouveau modèle.

Les médias digitaux naissent. De nouveaux sites d'information se développent, comme Brut ou Konbini. Notre rôle est de les aider, et cela participe au pluralisme, il me semble.

M. David Assouline , rapporteur . - Bien entendu, entre l'absence de régulation pour vos modèles et la régulation existante pour la presse et les médias, vous souhaitez que soit élaborée une nouvelle régulation. Mais s'agit-il de déréguler ce qui est déjà régulé, pour l'adapter à votre modèle, ou de vous faire rentrer dans le cadre global des principes édictés pour les autres ? Tel est l'enjeu. Par exemple, sur la question de la fusion entre TF1 et M6, et sur la définition des marchés pertinents, soit on régule le marché numérique, dans lequel votre position est dominante, soit on fait entrer le marché régulé de l'information dans le marché dérégulé du numérique. Les régulations anciennes ne fonctionnent pas totalement, mais l'absence totale de régulation, c'est la loi du plus fort et la disparition de la diversité.

Votre groupe, avec Google, capte 75 % des revenus du marché de la publicité numérique. Si l'on rassemble les deux marchés du télévisuel et du numérique, selon nos propres calculs, vous capteriez 54 % des revenus publicitaires unifiés.

Que pensez-vous de la fusion de TF1 et de M6 ? Les représentants de ces deux chaînes nous disent avoir intérêt à s'unir pour assurer une concurrence face à vous. On me dit que vous auriez un intérêt à cette fusion, car vous seriez moins en situation de monopole et d'abus de position dominante, ce qui vous faciliterait la vie par rapport à l'Autorité de la concurrence. Qu'avez-vous à répondre à cela ?

M. Laurent Solly . - Respectueusement, je ne peux pas vous laisser dire que nous serions un monopole ou que nous abuserions d'une position dominante. Nous ne reconnaissons pas les chiffres que vous avez donnés, selon lesquels nous capterions 75 % des revenus publicitaires du marché numérique national.

Ce n'est pas à une entreprise de définir un marché pertinent : c'est le rôle de l'Autorité de la concurrence. Cette dernière a mené une enquête, et va faire son travail. Je ne peux pas répondre à votre question, car je n'ai ni les compétences d'équipe ni les compétences intellectuelles pour définir le marché pertinent. C'est un élément classique du droit de la concurrence et des autorités de régulation de la concurrence, qui vont bien faire leur travail.

Vous évoquez la régulation et les marchés pertinents. Il s'agit de deux sujets différents. La régulation globale, la modération des contenus qu'évoquait Mme Harribey est une chose. Dans mon esprit, elle est bien distincte de la régulation exercée par l'Autorité de la concurrence dans les marchés nationaux. Je ne peux pas vous répondre sur ce sujet, car il ne relève pas de mes compétences.

M. Laurent Lafon , président . - Cette audition est maintenant terminée. Monsieur, je vous remercie de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de M. Alain Weill,
ancien président-directeur général d'Altice France

M. Laurent Lafon , président . - Chers collègues, nous poursuivons nos travaux en auditionnant M. Alain Weill, président de L'Express .

Monsieur Weill, je ne crois pas travestir la réalité en vous qualifiant d'homme de média. Vous avez commencé votre longue carrière à Radio Cocktail en 1981, avant d'intégrer le groupe NRJ. En 2000, vous créez NextRadio et réussissez à redresser la station RMC. Votre entreprise complète son nom en NextRadio TV en 2005, suite à la création de BFM TV, aujourd'hui première chaîne d'information en France.

Vous menez par la suite diverses aventures dans la presse écrite, avec notamment le quotidien La Tribune . En 2018, le CSA autorise la prise de contrôle de NextRadioTV par SFR, pour former le pôle média d'Altice, dont vous prenez la présidence. Vous y avez quitté vos fonctions en juin dernier, mais exercez toujours les fonctions de président de L'Express , dont vous détenez 51 % des parts.

Votre carrière vous donne un éclairage singulier sur l'évolution des médias, leur place, et les contraintes dans lesquelles ils agissent aujourd'hui, au coeur des débats de notre commission d'enquête. Nous sommes donc heureux de vous entendre sur ces sujets.

Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat, et fera l'objet d'un compte rendu.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

M. Alain Weill, ancien président-directeur général d'Altice France et président de L'Express . - Je le jure.

Merci pour cette introduction très précise concernant mon parcours. Vous êtes remonté très loin, en évoquant Radio Cocktail et mes années étudiantes, dans une cave de la rue Mouffetard.

Je suis devenu entrepreneur en 1999 après avoir quitté NRJ. Cette dernière voulait reprendre RMC, mais ne pouvait le faire sans céder Rire & chansons, ce à quoi Jean-Paul Baudecroux a renoncé. À cette occasion, j'ai décidé de l'acquérir. J'avais préparé le dossier en tant que directeur général du groupe NRJ. Je voulais être entrepreneur, et cette occasion exceptionnelle m'a été présentée. J'ai trouvé des fonds d'investissement qui ont cru à mon projet industriel, plus que n'importe quel opérateur du secteur. Le fonds français Alpha est resté très fidèle, et a également permis de financer BFM TV. Nous avons redressé RMC, qui avait été contrôlée par l'État jusqu'en 1998 avant d'être rachetée par le groupe Pierre Fabre, qui a échoué à stopper vingt ans de pertes.

Puisque j'avais peu de moyens, je récupérais les médias dont personne ne voulait. Après le redressement de RMC, j'ai racheté BFM Radio à la barre du tribunal, 10 ans après sa création, et après 10 ans de pertes. Nous en avons fait la radio de l'économie.

Après ces deux expériences réussies est arrivé l'appel à candidatures pour la TNT. Arrivés à l'équilibre, le CSA pouvait donner une fréquence supplémentaire à TF1 ou à M6. Finalement, notre analyse selon laquelle un nouvel entrant était nécessaire pour apporter du pluralisme dans l'information, avec un acteur expérimenté, nous a permis d'être retenus. Notre projet était celui de la chaîne de télévision de l'économie, CNBC. Puisque LCI n'avait pas déposé de dossier pour passer sur la TNT gratuite, nous avons estimé qu'il y fallait une autre chaîne d'information, en plus d'iTélé. Nous avons donc modifié notre projet, dans l'intérêt général. Nous avons finalement signé une convention pour une chaîne d'informations générales et notamment économiques. Nous n'avons affronté aucune contestation. Dans l'aventure BFM, nous avions la conviction, dès le premier jour, que nous pourrions devenir numéro 1. LCI était hors-jeu en restant sur le câble et le satellite. Nous voyions en outre qu'iTélé n'était pas une priorité chez Canal. BFM devenait, dans le même temps, le sujet principal de notre entreprise.

Nous avons subi des moqueries. Notre budget s'élevait à 15 millions d'euros, contre 50 millions chez nos concurrents. Je ne pouvais pas dès le départ avoir une tour à Boulogne. Nous avons démarré avec nos moyens, avec la conviction que nous serions après plusieurs années la chaîne disposant du budget le plus important. Pour être numéro 1, nous devions avoir le plus de journalistes, et investir dans le contenu. Cette aventure a été exceptionnelle, et difficile. Nous avons souvent été critiqués comme un nouvel acteur ayant changé les habitudes dans le secteur. Je crois que nous lui avons aussi beaucoup apporté. Il est plus simple de critiquer que de voir les avantages. Nous avons beaucoup mieux suivi la vie politique, les campagnes électorales. Nous avons lancé la retransmission des meetings en direct dès 2007, et avons permis à tous les Français d'avoir les images du monde. Il n'est pas simple de gérer une chaîne en direct 21 heures par jour. En 15 ans, nous n'avons pas vu tellement de dérapages. Je suis très fier du travail accompli par toutes les équipes.

Après BFM TV, il y a eu RMC découverte, la chaîne du documentaire, puis RMC Story, après le rachat laborieux de Numéro 23. Le CSA avait retiré la fréquence au cédant. Nous avons attendu que le Conseil d'État lui donne raison pour pouvoir acquérir la chaîne. Le développement de notre groupe en a été retardé.

Finalement, en 2015, j'ai pris la décision de céder mon groupe pour deux raisons. D'abord, la multiplication des chaînes d'information. Notre audience s'élevait à 2,4 ou 2,5 %. BFM TV compte 12 millions de téléspectateurs par jour, soit l'audience du 20 heures de TF1 sur 30 minutes. Nous étions un acteur puissant dans l'information, mais nous apportions, je pense, beaucoup de pluralisme et d'indépendance. Il est légitime que les responsables du groupe TF1 aient voulu faire de LCI une chaîne gratuite. Que le régulateur et le législateur l'aient permis nous a considérablement mis en risque. Le nombre de chaînes d'information a poussé à la radicalisation. L'un de ces acteurs a craqué, et a créé un équivalent de Fox News, première chaîne d'information aux États-Unis, avant MSNBC, puis seulement CNN. Voulons-nous des chaînes d'opinion en France ? Nous identifions un intérêt du public pour celles-ci, mais un véritable équilibre doit être trouvé.

Ensuite, j'identifiais un risque dans la révolution digitale et le poids des télécoms dans la distribution des chaînes. Le Parlement a également avancé sur le sujet de la numérotation. La diffusion des chaînes de télévision passera de moins en moins par le hertzien, et de plus en plus par la fibre. La cession de NextRadio au groupe Altice a été très rapide. Patrick Drahi m'a vendu un projet. Nous avons réalisé tout ce que nous avions prévu. Au départ, je devais diriger tous les médias du groupe. Patrick n'avait aucune ambition sur les contenus. Simplement, BFM devait rester numéro 1, et les pertes dans la presse devaient être limitées. En raison de notre bonne entente, je suis finalement devenu président d'Altice France, et président de SFR, preuve que l'intégration s'était bien déroulée. Chez BFM, rien n'a changé. Hervé Beroud est toujours là. Marc-Olivier Fogiel a rejoint l'entreprise sous ma présidence. La chaîne n'a pas été déstabilisée sur le plan éditorial. L'actionnaire n'a jamais exercé de pressions, bien qu'il ait parfois pu réagir en tant que téléspectateur.

Les pressions reçues durant ma carrière venaient plutôt du monde politique. BFM a été critiqué pour avoir tendu son micro à Leonarda après l'intervention du Président de la République. La crise des gilets jaunes a également été reprochée aux médias. Il n'était pas facile de diriger une chaîne d'information dans cette période. Nous avons toutefois toujours cherché à montrer la vérité. Sinon, ce sont les réseaux sociaux ou Russia Today qui s'en chargent.

À la fin de cette période, difficile pour BFM TV, nous avons considéré que nous avons bien fait notre métier.

Ensuite, la concentration et le pluralisme doivent s'adapter à la révolution digitale. Les Gafam sont aujourd'hui omniprésents. Ils sont américains, monopolistiques, très utiles, et ont rencontré un succès incroyable. Ils demandent à chaque pays concerné de s'adapter, ce que nous ne faisons pas assez rapidement. Ils modifient beaucoup le marché en termes de publicité, d'information et de culture. Facebook, Twitter, Google, Netflix ou Amazon sont très présents dans les secteurs de l'information et de la production. Ces sujets nous concernent tous.

Le déploiement de la fibre rendra très rapidement la TNT obsolète. Dans moins de cinq ans, la quasi-totalité des Français y sera connectée. Tous les engagements pris visent à fibrer très rapidement la totalité des habitations. Avant de quitter Altice, j'ai inauguré de nouveaux centres d'exploitation de la fibre en régions, dans des zones rurales. Du jour au lendemain, les gens abandonnent la TNT pour aller sur la fibre, qui leur amène le replay et les plates-formes digitales.

Enfin, la publicité adressée va totalement changer le monde de la publicité à la télévision. Un nouvel âge d'or se présente pour cette dernière. Nous ne devons pas manquer ce rendez-vous. La télévision apportera le meilleur de deux mondes : la possibilité de cibler la publicité, ce dont les annonceurs ne peuvent plus se passer ; et une expérience créative que le digital sur le mobile ou sur ordinateur n'apporte pas.

Je suis favorable à la fusion TF1-M6. Avec L'Express , nous sommes candidats pour racheter une chaîne, Express TV, et créer un groupe autour d'une marque d'information forte, qui fêtera l'année prochaine ses 70 ans. Je crois à la convergence entre les médias. Pour que les marques de presse historiques réussissent, elles doivent moderniser intensivement leur organisation et leur fonctionnement. Disposer d'une chaîne de télévision nous apparaît être un projet très excitant. J'espère que nous parviendrons à convaincre les vendeurs.

Les régulateurs doivent faire évoluer leurs logiciels d'analyse dans la réalité du développement du numérique, sans quoi nous risquerons d'affaiblir les entreprises françaises, si elles ne peuvent pas se battre à armes égales, en investissant et en se développant. Le marché pertinent de la publicité ciblée me semble être celui du digital. L'enjeu de la fusion TF1-M6 est celui du pluralisme. Je pense que nous devons donner plus de pouvoir au CSA, pour l'heure limité pour revoir les conventions ou contrôler le pluralisme pour les chaînes.

M. David Assouline , rapporteur . - Pourquoi vous auditionner pour parler de concentration, alors que vous n'êtes pas à la tête d'un grand groupe qui concentre ? Il m'a semblé intéressant de vous entendre sur votre propre expérience. Avec M. de Tavernost, vous nous avez longtemps indiqué être un professionnel des médias, indépendant par rapport au reste du paysage médiatique. Vous défendiez avec fierté cette marque de fabrique. Ensuite, vous avez jugé bon de vendre votre propriété à Altice, qui n'était pas présent dans le domaine des médias. Vous nous dites que ce rachat n'a rien changé. Votre point de vue a-t-il néanmoins évolué ? Cette fierté ne vous semblait-elle plus vivable dans le monde d'aujourd'hui ? Vous êtes-vous senti obligé, pour tenir, de passer sous la coupe de groupes intégrés pouvant posséder les tuyaux, produire du contenu, diffuser... ?

M. Alain Weill . - L'évolution de la réglementation autour des chaînes d'information et la volonté du pouvoir politique de faire passer LCI en gratuit ont grandement fragilisé le secteur. Avec deux chaînes, nous affichions 2,4 à 2,5 % de part d'audience. J'ai estimé qu'avec 4 chaînes, nous passerions sous les 2 %, équilibre de BFM TV. J'aurais fragilisé l'entreprise, et donc le groupe. Le céder à Altice visait à le mettre à l'abri. En plus de l'intérêt du vendeur, l'avenir de l'entreprise est très important. Le bilan de NextRadio TV au sein d'Altice est positif. Je n'ai pas de regrets.

Le projet de chaînes régionales que nous avons développé avec Patrick Drahi est passionnant. Il est aujourd'hui entravé par les règles anti-concentration. BFM reste petit par rapport aux grands groupes qui se constituent. Un nouvel entrant ayant l'ambition de devenir fort en démarrant sur l'information locale me semble assez sain à côté de France 3. Sur l'information nationale, c'est un acteur qui pèse dans le paysage aux côtés de grands groupes tels que TF1 et M6.

M. David Assouline . - Vous critiquiez le fait que les autres médias ne soient pas indépendants lors d'auditions. Vous n'avez pas changé d'avis, bien que vous ayez été contraint à autre chose ?

M. Alain Weill . - Je n'ai absolument pas changé d'avis. Qu'un groupe indépendant comme le nôtre ait bien réussi dans l'information était un plus. Le CSA l'a rendu possible, mais un autre CSA a rendu la situation bien plus compliquée en préférant renforcer un groupe existant, et en prenant le risque d'affaiblir un groupe indépendant.

M. David Assouline . - Certains points de vue étayés, et respectables, considèrent qu'il faut aujourd'hui que les médias soient possédés par des groupes assurant d'autres activités. D'autres ajoutent que c'est l'idéal. Vous considérez que ce monde protégeait beaucoup plus son indépendance et sa créativité en étant d'abord médiatique.

Ensuite, vous indiquez qu'il n'y avait plus de place avec les quatre chaînes d'information. Vous dites que l'audience d'une journée sur BFM est égale à 30 minutes d'audience sur TF1 le soir. Il s'agit du nombre de téléspectateurs, et non du temps passé. L'impact de structuration de l'opinion pour chaque auditeur est plus important sur une chaîne d'information en continu que lorsqu'il regarde le 20 heures quelques minutes. La réception du message et son caractère répétitif ne devraient-ils pas être pris en compte ?

M. Alain Weill . - De mémoire, la durée d'écoute sur BFM avoisine les 20 minutes, voire moins si l'actualité n'est pas très forte, et bien évidemment plus en cas d'actualité très forte. Seuls les professionnels l'allument du matin au soir. Sur une chaîne d'opinion, c'est différent. Fox News est la première chaîne d'information aux États-Unis, parce qu'elle propose de vrais shows d'actualité avec des personnalités engagées. Les téléspectateurs regardent alors la totalité du programme. Pour une chaîne factuelle, la durée d'écoute est plus courte.

M. David Assouline . - Pouvez-vous assurer que l'absorption par SFR n'a rien changé aux structures des rédactions existantes, y compris dans la presse écrite ? Votre réputation dit que votre prise d'un titre ou d'une entreprise de média s'accompagne souvent d'une réduction assez importante du personnel.

M. Alain Weill . - Il est obligatoire de prendre des mesures face à une entreprise qui perd énormément d'argent, parce que des erreurs ont été commises par d'autres directions. C'est pour cette raison qu'existent en France l'assurance chômage et d'autres systèmes visant à amortir les difficultés liées à ces périodes très difficiles. Dans le secteur, les gens partent avec un à deux ans de salaire, en plus d'un accès à une assurance chômage par la suite. Nous essayons de les accompagner avec des plans de reconversion et de formation.

Ce qui est important, c'est d'avoir envie de sauver des entreprises, comme ce fut le cas chez RMC ou BFM Radio.

M. David Assouline . - Et pourquoi pas La Tribune ? Pensez-vous qu'il n'y a de la place que pour un journal économique dans le pays, y compris en termes d'audience ? Maintenant, il ne reste que les Échos, et la Tribune sur le net. Ce pluralisme en termes d'information économique était pourtant pertinent.

M. Alain Weill . - La Tribune était en difficulté depuis son origine. J'ai pris ce journal en 2007. Bernard Arnault voulait racheter les Échos. Il cherchait un repreneur qu'il a accompagné pour la cession. La crise économique est arrivée. Plus d'introductions en bourse, plus de publicités financières, plus d'annonceurs. J'ai préféré me concentrer sur BFM, qui était jeune, et j'ai cédé l'entreprise pour son prix d'achat à un autre actionnaire.

En effet, le pluralisme est très important, dans la presse économique comme ailleurs. Je ne doute pas que BFM Business y contribue à côté des Echos, avec une audience souvent supérieure grâce à la puissance de la radio et de la télévision. Il est toujours bon d'encourager le pluralisme, si ça se fait naturellement.

M. David Assouline . - Je parlais de la presse écrite. BFM Business n'est pas un journal.

Vous avez procédé à plusieurs plans sociaux chez L'Express , avec une utilisation assez importante des clauses de cession. Combien le journal comptait-il de cartes de journaliste à votre arrivée ? Combien en reste-t-il ?

M. Alain Weill . - Nous pouvions procéder à des plans sociaux, ou laisser mourir l'entreprise. Il fallait réparer les erreurs ayant été commises. En outre, l'âge d'or de la presse écrite est passé. Elle retrouvera, j'en suis certain, une période beaucoup plus favorable, peut-être pas sous format papier. Nous n'en sommes pas loin, raison pour laquelle je crois en l'avenir de l'Express. Pour autant, il faut s'adapter. Si on n'a pas le courage de le faire, on met l'ensemble de l'entreprise en danger.

L'Express compte aujourd'hui 65 cartes de presse - contre 95 pour The Economist, que nous prenons en exemple. Leur nombre est cohérent avec notre projet éditorial. Il nous permet d'atteindre un niveau de qualité compatible avec la pérennité et l'ambition du journal.

M. David Assouline . - S'agit-il bien d'emplois à plein temps ?

M. Alain Weill . - Il s'agit de 65 cartes de presse de salariés, en plus de plusieurs dizaines de pigistes.

M. Laurent Lafon , président . - Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre projet de chaîne Express TV ? En quoi ne serait-elle pas une chaîne d'information ?

Vous avez demandé un renforcement des pouvoirs de l'ARCOM, notamment pour contrôler le pluralisme. Pouvez-vous clarifier les besoins supplémentaires que vous souhaiteriez voir mis en place ?

M. Alain Weill . - Le nombre de candidats prêts à investir dans la presse est faible. Au regard de mon expérience professionnelle, le projet Express TV m'apparaît toutefois intéressant. Je ne suis pas un grand mécène de la presse. Ma démarche vise tout de même à prendre beaucoup de risques pour assurer la pérennité d'une marque qui nous a fait rêver lorsque nous étions plus jeunes. Nous sommes obligés, tous ensemble, de réussir. L'année prochaine, nous fêterons les soixante-dix ans de L'Express . Lorsque j'ai repris le journal, il perdait 12 millions d'euros. Nous en avons perdu 6 en 2020, 2 en 2021, et nous serons positifs cette année.

M. David Assouline . - Vous dites donc qu'il n'y a eu aucune rupture de ligne éditoriale depuis Jean-Jacques Servan-Schreiber ?

M. Alain Weill . - J'ai fait en sorte conserver l'ADN du journal. Avant de le racheter, je suis allée voir Jean-Louis Servan-Schreiber, qui avait beaucoup aidé son frère, et qui avait amené le modèle du Time magazine. Il m'a beaucoup soutenu, a parlé aux salariés et a pris part aux réunions de lancement. Nous avons tenu compte de ses avis éclairés. Nous avons conservé l'état esprit d'un journal libéral sur le plan économique et sociétal. Nous poursuivons la ligne éditoriale originale de L'Express .

M. Laurent Lafon , président . - Et le projet de télévision ?

M. Alain Weill . - Je crois que les groupes doivent aujourd'hui être plurimédia et convergents. L'Express fait de l'écrit, mais aussi du podcast. Nous voulons aller vers l'image.

Une opportunité de vente de chaîne me semble intéressante. Nous comptons rester sur la même cible que L'Express , à savoir les CSP+ au sens large, soit un quart de la population française, et plutôt les 25-49 ans. Nous voulons proposer une chaîne culturelle, avec des talk-shows, du documentaire, de la fiction, des programmes sur la culture, le spectacle, le cinéma et la mode, avec une part importante liée au linéaire tout en misant immédiatement sur le délinéarisé et le replay . Sur le plan publicitaire, nous imaginons un projet cohérent avec à la fois le journal papier, le journal digital, les podcasts et ce projet de chaîne de télévision.

M. Laurent Lafon , président . - Et l'ARCOM et le pluralisme ?

M. Alain Weill . - Le pluralisme tel qu'on le percevait il y a quelques années évolue. Avant, on pensait au temps de parole des partis représentés à l'Assemblée nationale ou au Sénat. Avec CNews, on a vu apparaître une chaîne de débats, d'opinion, qui nécessite sans doute de nouvelles façons d'analyser et d'animer ce secteur de la part du régulateur. Peut-être qu'à côté de CNews, il faudrait d'autres chaînes d'opinion parmi les quatre chaînes d'information.

M. David Assouline . - Vous, connaisseur des chaînes d'information, nous dites que c'est une chaîne d'opinion ?

M. Alain Weill . - Oui, c'est une chaîne de débats. Je crois que les éditeurs de la chaîne ne le contestent pas. Être une chaîne de débat ou d'opinion n'est pas négatif.

M. David Assouline . - Vous avez dit « une chaîne d'opinion ».

M. Alain Weill . - Oui. Ils font moins de journaux que BFM. Il y a plus de débats, qui rencontrent le succès. C'est une expérience intéressante. Le CSA doit s'assurer que l'offre est équitable sur l'ensemble du paysage audiovisuel.

M. David Assouline . - Je comprends que vous n'êtes pas opposé aux chaînes d'opinion, si elles sont plusieurs afin de respecter le pluralisme et d'atteindre un certain équilibre.

M. Alain Weill . - Oui. Dans un paysage à quatre chaînes, le groupe Vivendi a pris une décision assez raisonnée et efficace. L'intérêt du public est important. Ensuite, il revient au CSA de veiller au respect du pluralisme.

M. David Assouline . - Les chaînes d'information ne sont pas des chaînes d'opinion. Avec votre regard de connaisseur, vous estimez qu'il s'agit d'une chaîne d'opinion, et qu'il devrait y en avoir d'autres. Ce n'est pas ce qui est conclu avec le CSA. Vous préconisez donc de modifier le cahier des charges, ou du moins l'engagement des chaînes d'information, pour qu'elles puissent être des chaînes d'opinion, si elles le souhaitent.

M. Alain Weill . - Je ne veux pas porter de jugement sur le respect ou non de la convention de la part de CNews.

M. David Assouline , rapporteur . - Elle doit être similaire à celle de BFM. C'est une chaîne d'information.

M. Alain Weill . - Il est compliqué de savoir qui représente quel bord. Il est sans doute nécessaire que le CSA dispose d'autres indicateurs en plus du temps de parole des groupes représentés à l'Assemblée nationale.

M. David Assouline , rapporteur . - Qu'accepte la République lorsqu'elle donne une fréquence ? Ce n'est pas uniquement la diversité des idées qui pose question, mais aussi ce qui peut être acceptable. Si la liberté d'expression existe, ces mêmes expressions ne doivent pas nuire aux autres.

M. Alain Weill . - La chaîne a évolué et rencontre son succès. À un moment où le hertzien perd de son pouvoir, il peut être pertinent de revoir le fonctionnement de la télévision et le sujet du pluralisme. Dans quelques années, le poids des conventions associées à l'utilisation d'une fréquence appartenant au domaine public n'existera plus, après la fin de la TNT. Nous devons tenir compte de la transformation rendue nécessaire par l'évolution technologique.

M. Laurent Lafon , président . - Placeriez-vous Express TV comme une chaîne d'opinion ?

M. Alain Weill . - Je ne vais pas créer la cinquième chaîne d'information française, alors qu'elles sont déjà trop nombreuses. Il s'agirait d'une chaîne culturelle, qui s'adresserait au public détaillé plus tôt.

M. David Assouline , rapporteur . - Sur le modèle de Paris Première ?

M. Alain Weill . - C'est une bonne référence.

Mme Monique de Marco . - Vous détenez 51 % des parts de L'Express . Êtes-vous favorable à un droit d'agrément qui permettrait aux salariés et journalistes de pouvoir refuser la cession ou de chercher un repreneur si leur journal changeait à nouveau de propriétaire ?

M. Alain Weill . - Dans l'hypothèse d'une cession, les salariés sont consultés dans des process assez complets et longs. Pour autant, je ne pense pas qu'ils doivent avoir une forme de droit de préemption lors d'une cession, puisqu'ils ne disposent pas de tous les éléments pour assurer le développement et le changement d'actionnaire.

M. Michel Laugier . - Vous avez vous-même constitué un groupe dans un univers peuplé d'acteurs disposant de moyens financiers beaucoup plus importants. Justement, quelles difficultés avez-vous rencontrées face à ces derniers ? Vous avez commencé, comme beaucoup, par racheter des entreprises en difficulté financière. D'où viennent les fonds vous ayant permis de racheter RMC ?

Pensez-vous aujourd'hui que vous pourriez refaire le même parcours, dans ce contexte d'évolution du monde médiatique ?

Enfin, avez-vous tenté de garder la même indépendance des rédactions à mesure du développement de votre groupe ?

Comme cela a été dit sur BFM, « vous pouvez rester calme, ça se passera bien au Sénat ».

M. Alain Weill . - Je suis très attaché à l'indépendance des rédactions. Je n'étais un risque ni pour RMC, ni pour BFM TV, ni pour L'Express . Il m'est arrivé de protéger nos rédactions contre des pressions politiques ou commerciales.

M. Michel Laugier . - Aucun sujet ne s'est jamais posé concernant SFR ?

M. Alain Weill . - En tant que président de SFR, je n'ai jamais pu être interviewé sur BFM Business, comme les présidents de Free, d'Orange ou de Bouygues Telecom ont pu l'être. Les journalistes étaient mal à l'aise avec le sujet. Je ne me suis jamais battu, car ce n'était pas vital. Pour autant, ce n'était pas normal. Les invités, quels qu'ils soient, doivent être traités de la même manière. Si les résultats de SFR sont mauvais, on le dit. Il ne sera reproché à personne de dire la vérité.

M. David Assouline , rapporteur . - J'ai évoqué avec M. Drahi le cas particulier d'un rédacteur de capital qui collaborait avec BFM Business, et qui a été écarté après certains propos.

M. Alain Weill . - Patrick Drahi ne connaissait pas ce sujet, qui n'était pas un évènement.

BFM et Capital étaient partenaires pour réaliser une émission sur les cryptomonnaies. Capital a publié des articles dénigrants et inacceptables, ne rendant pas compatible un partenariat harmonieux entre les deux entreprises. L'émission confiée au journaliste de Capital s'est arrêtée, mais l'individu en lui-même n'a jamais été remis en cause.

Il est dans l'intérêt de tout le monde que les rédactions soient indépendantes. L'auditeur, le téléspectateur ou le lecteur n'est pas dupe s'il ressent un manque de transparence. La qualité éditoriale est indispensable pour avoir de l'audience. Ceux qui ne respectent pas cette indépendance le paieront cher. Je n'ai jamais eu de problème, ni à RMC, ni à BFM, ni à L'Express en ce sens. J'attends la charte d'indépendance du journal depuis six mois, mais il n'y a pas de pression, parce qu'il n'y a pas de problème. Les journalistes travaillent très librement, ce qui ne signifie pas que je ne m'intéresse pas aux contenus, simplement d'un point de vue qualitatif, et pas du tout politique ou commercial.

Lorsque j'ai repris RMC en 1999, je me suis tourné vers un fonds d'investissement que j'avais eu l'occasion de croiser. Ses gérants m'ont suivi lorsque je leur ai raconté mon histoire. J'ai d'abord été actionnaire majoritaire. Au lancement de BFM TV, nous avons introduit le groupe en bourse, meilleure manière d'être indépendant. Le fonds est parti. J'avais la majorité des actions en droit de vote. Je contrôlais totalement l'entreprise, et je me suis senti très libre. Je n'avais pas de pression d'actionnaires, quels qu'ils soient.

Mme Sylvie Robert . - En tant qu'ancien PDG d'Altice, verriez-vous d'un bon oeil le rapprochement avec Iliad ? Il diminuerait le nombre d'opérateurs, mais permettrait de consolider ce groupement.

Ensuite, dans votre projet de chaîne, iriez-vous jusqu'à produire des contenus et acheter des studios afin de diversifier votre approche et de créer un groupe plurimédia ?

Enfin, estimez-vous aujourd'hui que les contenus sont suffisamment diversifiés en France ?

M. Alain Weill . - Je ne suis pas certain d'être très compétent, aujourd'hui, pour parler du secteur des télécoms. Je sais toutefois que les États-Unis et la Chine comptent chacun trois opérateurs mobiles. En Europe, il y en a cent. Nous avons besoin d'acteurs plus puissants en lieu et place de cette multitude de petits opérateurs.

Ensuite, Express TV n'est aujourd'hui qu'un projet. Nous n'avons pas encore convaincu les actionnaires vendeurs de nous retenir.

J'ai envie de relancer une entreprise dynamique dans le secteur des médias. L'équipe, jeune, compte de très grandes compétences et connaît bien le monde du digital. 35 des 108 collaborateurs de L'Express ont 30 ans et travaillent dans le digital. Les entreprises de presse doivent se transformer et découvrir des métiers qu'elles ne connaissaient pas jusqu'à alors : le digital, le marketing digital, les développeurs. Cet enjeu rend nécessaire des restructurations et réorganisations pour faire venir des gens qui maîtrisent un nouveau métier. Cette aventure naissante est très motivante. Il faut convaincre les actionnaires. L'autorité de la concurrence et le CSA doivent approuver la fusion. Nous sommes encore très loin du lancement de la chaîne. L'idée de reconstruire un groupe en partant d'une petite plate-forme, avec une marque exceptionnelle, est très enthousiasmante.

Sur la diversité des programmes à la télévision, je crois que l'offre n'a jamais été aussi large. Les contenus sont si nombreux que nous ne les connaissons pas. Ils sont d'assez bonne qualité. L'engagement des plates-formes d'investir en France est également très positif. Je crois que la diversité existe, ce qui ne nous empêche pas d'amener encore de nouveaux projets. Il ne faut pas, en revanche, multiplier le même format.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Alors que la durée d'écoute de la télévision linéaire en France diminue d'année en année, vous avez déclaré qu'elle menait de l'avenir, même si elle devait se transformer. Qu'entendez-vous par « transformation » ? Pensez-vous au contenu des émissions, des publicités ? Vous semblez assez enthousiaste quant à la publicité ciblée, qui, selon vous, va tout changer.

M. Alain Weill . - La télévision linéaire traditionnelle va connaître une baisse exponentielle. Les enfants ne la regardent plus beaucoup, quoi que. Malgré les déclarations, les chiffres de Médiamétrie restent rassurants.

La télévision dispose aujourd'hui des outils pour rebondir assez rapidement. Il a fallu plus de vingt ans à la presse écrite pour trouver son modèle économique, la publicité digitale n'étant pas suffisante pour assurer le redressement de ces entreprises. Aujourd'hui, le New York Times compte 9 millions d'abonnés, et en vise 15. Nous en comptons 100 000, et en visons 200 000, en France, mais aussi à l'étranger, puisque le digital offre cette opportunité. Nous voulons faire de L'Express la marque des leaders d'opinion francophones. La télévision n'attendra pas vingt ans pour rebondir. Elle a le replay et la publicité adressée. Elle est très puissante. BFM, c'est 12 millions de téléspectateurs par jour, mais TF1 en compte 35 ou 40 millions. Même si l'audience baisse, la télévision restera puissante de longues années en linéaire pour attirer les annonceurs avec la publicité adressée. Le replay constitue en outre une solution immédiate à la volonté des gens de choisir l'heure à laquelle ils consomment leur programme.

Je crois en revanche que la télévision doit évoluer en allant davantage vers les contenus qui ont moins de sens en délinéarisé. Je crois aux programmes en direct, au sport, au spectacle vivant.

Si je fais preuve d'un certain optimisme, les années à venir seront tout de même assez agitées pour le secteur de la télévision en général.

Mme Laurence Harribey . - Imaginez-vous un avenir pour le fait régional dans celui de la télévision et la presse ? A-t-il une place, et à quelle condition ? Peut-il constituer un élément de la pluralité ?

M. Alain Weill . - En France, nous sommes très en retard sur l'information locale, notamment dans le secteur de l'audiovisuel. En plus de France 3, des chaînes régionales ont existé. Elles n'ont jamais vraiment fonctionné, car leur modèle économique était difficile. Avec BFM TV et BFM régions, nous avons pu faire une chaîne d'information de qualité avec des moyens beaucoup moins importants qu'hier. Il y a quelques années, trois ou quatre personnes devaient se déplacer sur le terrain pour faire un sujet. Aujourd'hui, les journalistes sont équipés d'iPhone et ramènent leurs images. Toute la technique de BFM Régions est gérée depuis Paris. Peu de personnel technique ou administratif est donc nécessaire. Tout est concentré sur la rédaction, puisque le contenu est clé.

Oui, les programmes locaux sont très importants. La France a pris du retard parce qu'elle a des règles. On a voulu protéger la presse quotidienne régionale, sans doute à juste titre. En empêchant des acteurs nationaux d'aller sur des marchés locaux, on a perdu sur les deux tableaux. La presse quotidienne régionale est très élevée, et n'est pas en grande forme. Les chaînes nationales, quant à elles, n'ont pas pu se développer sur le terrain local.

Nous observons également un retard sur le plan économique. L'impossibilité pour des entreprises locales d'accéder à des médias locaux puissants est négative pour notre pays et pour la croissance.

Enfin, les chaînes locales ne peuvent pas réussir en étant numérotées 112 ou 215. Aux États-Unis, la chaîne locale est numérotée 1.

M. Laurent Lafon , président . - Il est toujours intéressant de vous entendre, au vu de votre connaissance du secteur. Merci beaucoup.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Vendredi 11 février 2022
Audition de M. Sébastien Missoffe, directeur général de Google France

M. Laurent Lafon , président . - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de Sébastien Missoffe, directeur général de Google France. Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Monsieur Missoffe, vous étiez déjà venu devant la commission de la culture le 28 juin dernier pour évoquer notamment la question des droits voisins, sur laquelle nous allons revenir. La société que vous représentez, de par son poids économique et son importance dans la vie quotidienne d'une immense majorité de nos concitoyens, ne pouvait pas être ignorée dans le cadre de la commission d'enquête sur la concentration des médias. Google représente une capitalisation boursière de 2 800 milliards de dollars et a annoncé la semaine dernière un bénéfice de 76 milliards de dollars - l'équivalent du chiffre d'affaires de sociétés comme le groupe Moët Hennessy Louis Vuitton (LVMH). Cette puissance, qui par bien des aspects vous rapproche d'un État, ne pouvait bien entendu pas aller sans son lot de controverses.

En effet, que vous en récusiez ou pas le terme, vous êtes bien aujourd'hui pour beaucoup un média à part entière, par votre capacité à fournir à chacun, via le moteur de recherche, des informations personnalisées, et également par la proportion plus que significative des ressources publicitaires que vous percevez, pour beaucoup, au détriment de la presse écrite notamment.

Vous le voyez, nos interrogations sont nombreuses, et nous sommes donc impatients d'ouvrir ce temps d'échange avec vous.

Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, monsieur Missoffe, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Sébastien Missoffe prête serment.

M. Sébastien Missoffe, directeur général de Google France . - Je suis avec attention les travaux de votre commission depuis plusieurs semaines et mesure pleinement l'importance de ces enjeux. Google compte aujourd'hui en France plus de 1 400 collaborateurs, qui travaillent à Paris, à Grenoble, mais aussi dans nos ateliers numériques de Rennes, Nancy, Saint-Étienne, Montpellier ou Bordeaux. Nous sommes convaincus que la réussite de la France dans le numérique passe autant par la technologie que par son appropriation par les individus. Cet engagement prend tout son sens dans les régions. Depuis que j'ai rejoint Google il y a seize ans, j'ai vu combien les usages liés à internet ont bousculé tous les secteurs, en particulier celui des médias.

J'évoquerai tout d'abord le rôle de Google dans l'accès à l'information.

Les Français s'informent de plus en plus via des solutions numériques : comme le suggérait en avril 2021 l'Observatoire de la presse et des médias, 72 % des lectures de presse sont effectuées en ligne. Les réseaux sociaux se sont imposés au côté des médias.

Sur un moteur de recherche, l'accès à l'information est un peu différent, car l'action de l'internaute est nécessaire. On ne cherche pas l'information, on cherche où la trouver. Par exemple, à la question proposée sur Google : « Comment s'inscrire sur les listes électorales ? », le premier lien est le site du service public. Nous ne donnons pas la réponse, nous indiquons où la trouver. Pour une requête sur l'actualité, l'utilisateur reçoit une offre multiple de points de vue à travers plusieurs sources. Pour une recherche sur le nom d'un candidat à l'élection présidentielle, défilent dans un carrousel des titres issus de plusieurs publications. Les principes sont très simples : offrir du choix pour les utilisateurs et du contrôle pour les éditeurs, qui peuvent indexer ou non les contenus.

Dans ce contexte, Google continue à jouer un rôle clé : être un acteur engagé sur le pluralisme, en offrant ce choix de liens divers. Cet accès à l'information plurielle a permis l'émergence de nouveaux médias indépendants et de nouveaux formats destinés à des audiences souvent plus jeunes qui s'informent autrement, notamment sur YouTube.

J'évoquerai ensuite l'engagement de Google avec les médias.

Notre première contribution aux médias, c'est le trafic que nous apportons. Quand un utilisateur pose une question à Google sur un sujet d'actualité, la réponse est apportée sous la forme d'un extrait avec un lien vers le site du média. À l'échelle européenne, c'est 8 milliards de clics par mois. Nous aidons aussi les médias à comprendre ces audiences et à les monétiser. Les éditeurs de presse peuvent en effet choisir nos solutions pour afficher des publicités sur leur site. Nous leur reversons ensuite plus des deux tiers des revenus, soit 4 millions d'euros de revenus pour chacun de nos partenaires les plus importants.

Nous travaillons aussi sur d'autres pistes susceptibles de favoriser l'indépendance économique des médias. Je pense en particulier aux abonnements. En 2021, nous avons lancé une nouvelle fonctionnalité « S'abonner avec Google », pour permettre aux titres de presse de réduire les frictions via l'abonnement en ligne. Nous avons déjà accompagné 7 titres, et les premiers résultats sont très encourageants, avec plus de 112 000 abonnements.

Le deuxième pilier est l'innovation. Nous aidons les médias dans la transition numérique de leur production journalistique à hauteur de 85 millions d'euros depuis 2013 au travers de différents fonds de soutien à la presse.

Le troisième pilier est la rémunération des droits voisins. Nous avançons dans le cadre de la transposition française de la directive européenne. À cet égard, nous avons signé un accord avec l'Agence France-Presse (AFP) en novembre dernier. De plus, nous poursuivons les avancées significatives avec l'Alliance de la presse d'information générale (APIG), notamment sur la contractualisation de nos accords. Nous échangeons également régulièrement avec le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) dans le but de trouver un accord rapidement.

Je terminerai par notre place dans l'écosystème publicitaire.

La publicité sur les formats numériques est très dynamique depuis plusieurs années, cela a été dit à de nombreuses reprises. Une partie de cette croissance a été tirée par l'arrivée de centaines de milliers d'annonceurs, de toutes tailles. Pour quelques euros par semaine, un restaurant de province peut acheter un mot clé sur Google et afficher un lien de publicité de son établissement ciblé en direction de certains consommateurs. Ce sont toujours les annonceurs qui arbitrent les usages en fonction de leurs objectifs de campagne et du retour sur investissement, quel que soit le support. Cette convergence des usages aboutit à une convergence des investissements publicitaires. En France, 15 millions de Français regardent chaque mois YouTube sur leur télévision. Cette différenciation entre format numérique et linéaire correspond de moins en moins à la réalité des usages hybrides.

En conclusion, je tiens à vous redire combien nous mesurons l'importance de ces débats. Nous sommes engagés avec tous les acteurs concernés pour créer les conditions d'une information diverse et de médias indépendants.

M. David Assouline , rapporteur . - Cette audition est pour nous importante, je l'ai dit hier au représentant de Facebook. Le nom de votre société a été cité à de nombreuses reprises lors de nos auditions, notamment par de très grands propriétaires de médias français. Ceux-ci justifient leur stratégie par la concurrence impitoyable des géants américains dont vous faites partie.

Pourriez-vous préciser votre statut ? Vous êtes un hébergeur, ce qui vous impose des obligations - financières, fiscales, réglementaires - différentes de celles d'un éditeur. Or vous n'admettez pas que vous êtes un média qui produit de l'information, même s'il ne la « crée » pas à proprement parler. Par les algorithmes, vous effectuez une action de sélection, qui est le travail premier d'un comité de rédaction journalistique. Comment pouvez-vous continuer à opposer un statut de « moteur de recherche » qui est pour le moins réducteur ? Entre celui-ci et l'éditeur, une voie intermédiaire pourrait être imaginée.

Pour les droits voisins, j'ai constaté une évolution de votre part. Au lendemain de la promulgation de la loi en France, le président de Google News restait arcbouté sur ses positions. Il ne s'estimait pas redevable de la captation publicitaire envers les producteurs de l'information, considérant qu'il s'agissait d'un service rendu. Selon lui, Google pouvait néanmoins, en bon mécène, apporter une contribution volontaire à la presse. Vous avez finalement reconnu le principe du droit voisin dans un communiqué. Ne le niez-vous pas aujourd'hui ? Où en sommes-nous des négociations que vous avez engagées après les condamnations de l'Autorité de la concurrence ? Dans quels délais la finalisation pourrait-elle intervenir ? Les sommes sont-elles discutées, et pour quels volumes ?

M. Sébastien Missoffe . - Les questions posées sur Google sont extrêmement diverses. Le moteur de recherche continue à jouer un rôle extraordinaire, en identifiant parmi des centaines de milliards de pages partout dans le monde celles qui répondent à la question. Cela reste un grand défi technologique qui est au coeur du lien de confiance avec les utilisateurs. Lorsqu'il s'agit d'une information concernant l'actualité, le traitement ne sera pas le même que pour la définition d'un mot, par essence peu variable dans le temps. Chez Google, ce sont des ingénieurs et non des journalistes qui indexent les pages afin de trouver l'information adéquate. Je précise que nous donnons non pas une réponse, mais des éléments de réponse.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous donnez au moins de l'information sur l'information.

M. Sébastien Missoffe . - Nous sommes un moteur de recherche qui indexe des sites et indique où trouver la réponse à une question donnée.

Sur les droits voisins, j'évoquerai d'abord les montants, le sujet le plus important. Il s'agit d'un droit et non d'une subvention. Nous travaillons depuis plusieurs années avec la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), ou encore la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (ADAGP), sur des oeuvres protégées. Nous avons eu des discussions voilà quelques années sur les enjeux des grandes transformations dans le monde de la musique. Des accords ont été finalisés : 4 milliards de dollars ont été partagés l'an dernier aux ayants droit.

Nous reconnaissons les droits voisins, je le confirme devant vous. Mais il a fallu trouver en premier lieu l'assiette. À ce propos, vous visez notre lenteur. Nous avons des défauts, mais nous sommes très exigeants sur le respect des principes partout dans le monde. L'assiette a donc été calculée sur les revenus générés sur des pages de Google sur lesquelles apparaissaient des sites d'éditeurs de presse via un lien. Les revenus sont partagés avec les éditeurs de presse. Il existe d'autres solutions comme Google Actualités. Les revenus y étant inexistants, nous avons réfléchi à un forfait. Nous avons ensuite travaillé avec les associations et les éditeurs pour que les règles communes soient les plus transparentes et non discriminantes possible.

M. David Assouline , rapporteur . - S'agissant des enjeux de la concentration en France, le projet de fusion de TF1 et de M6 réveille un débat qui concerne l'ensemble des acteurs des médias, à savoir le marché pertinent de la publicité. Il existe deux marchés considérés comme tels : l'audiovisuel et le numérique. Google est en situation de quasi-monopole, puisqu'il détient avec Facebook / Meta 75 % de parts de marché. Pour que la fusion TF1/M6 ne produise pas un abus de position dominante, l'idée a été émise de fusionner les deux marchés. Cette solution vous laisserait un peu plus de 50 % du marché. Quelle est votre analyse à ce sujet ? Je ne vous demande pas d'émettre une position sur une quelconque fusion ou de remplacer l'Autorité de la concurrence.

M. Sébastien Missoffe . - Je n'ai aucune légitimité pour avoir une position arrêtée sur ce sujet. Néanmoins, je peux apporter mon témoignage. J'ai travaillé dix ans au sein d'équipes marketing d'un groupe de cosmétique français, et j'ai rejoint Google il y a seize ans. J'ai parlé avec des milliers d'annonceurs. Ils veulent toucher les audiences, qui passent de plus en plus de temps sur les formats numériques. Ils sont très attentifs au retour sur investissement pour identifier les médias les plus utiles pour eux. Dans la presse, on trouve de la publicité traditionnelle, mais aussi le display . Ces formats évoluent vers une plus grande convergence. Ce phénomène va s'accélérer sur le marché de la télévision, avec la publicité ciblée et les télévisions connectées.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous trouvez donc logique que cette fusion des deux marchés s'opère.

M. Sébastien Missoffe . - Je constate que les annonceurs regardent aujourd'hui les formats sans les séparer. Sur un certain nombre de nos formats, par exemple sur YouTube, nous sommes en concurrence avec la télévision.

M. Laurent Lafon , président . - Je voudrais revenir sur l'information. Même si vous n'êtes pas éditeur, vous avez un rôle de présentation par la hiérarchisation des algorithmes. Comment fonctionnent-ils et quels sont les critères pour arriver en tête ? Des notions de pluralisme de l'information sont-elles prises en compte par ces algorithmes ? Les prestations fournies en vertu d'accord avec des éditeurs peuvent-elles avoir des conséquences sur la présentation de leurs articles ?

M. Sébastien Missoffe . - La présentation de l'information repose sur des équipes d'ingénieurs dédiées avec lesquelles nous n'avons aucun lien, afin que nos interactions diverses n'aient aucune influence sur le résultat présenté. C'est le coeur de la confiance que placent les consommateurs dans ces moteurs de recherche. De la même façon, la publicité a toujours été identifiée comme telle de façon très claire. Il y va de la qualité de l'expérience des utilisateurs de Google, qui se reconnaissent dans les résultats très divers du carrousel qui s'affiche.

Concernant la hiérarchisation, une plus grande transparence est attendue. Nous avons publié à cet égard un rapport sur les méthodes utilisées, algorithmes ou vérifications individuelles, pour chaque secteur d'activité.

M. Laurent Lafon , président . - Afin de mieux comprendre la répartition du marché publicitaire entre le numérique et les médias traditionnels, pourriez-vous nous indiquer comment vos revenus se répartissent-ils ? Auriez-vous des chiffres précis en fonction de la taille des annonceurs ou de la cible, nationale ou locale ?

M. Sébastien Missoffe . - La publicité sur les moteurs de recherche est particulière en ce qu'elle est souvent mondialisée. Un hôtel de Bretagne pourra s'afficher aux États-Unis, et inversement. Cette dimension géographique d'import-export est quelque peu délicate à définir.

M. Laurent Lafon , président . - Nous voudrions appréhender l'effet de transfert dans le temps entre la télévision et le numérique pour les gros annonceurs ? Cela représente-t-il une part importante de vos revenus publicitaires ?

M. Sébastien Missoffe . - Je n'ai pas ces données brutes, car nous ne partageons pas le montant entre les annonceurs historiques et les plus petits. La publicité sur YouTube génère 18 milliards de dollars pour le monde, et probablement quelques centaines de millions en France. Certains des annonceurs traditionnels ont transféré une partie de leur budget sur ce site, mais les ordres de grandeur ne sont pas très significatifs dans ce cas.

M. Michel Laugier . - La concentration des médias, les plateformes internationales : deux mondes s'affrontent, avec des conséquences importantes en termes d'audience et de marché publicitaire. Quel est le montant de vos recettes publicitaires en France sur les 76 milliards de dollars qu'a évoqués M. le président ? Votre positionnement perturbe-t-il le monde médiatique français ? Les recettes publicitaires sont exponentielles au détriment de la presse écrite, qui a perdu 5 % de ses revenus en dix ans. Vous contribuez aujourd'hui, grâce à l'initiative sénatoriale sur les droits voisins, à financer les journaux. Comptez-vous aller plus loin que vos obligations légales ? Vous sentez-vous responsable des informations diffusées sur Google ? Combien de personnes au sein de Google France sont-elles affectées au contrôle ? Vous avez été sanctionnés deux fois à des amendes importantes. Comment l'expliquez-vous ?

M. Sébastien Missoffe . - Voulons-nous aller plus loin que la loi ? Évidemment oui. Chez Google, nous croyons passionnément en l'importance de l'information. Et nous n'avons pas attendu le sujet des droits voisins pour travailler avec les groupes de médias, puisque nous leur avions déjà consacré 85 millions d'euros. Le programme d'abonnements que nous avons mis en place favorise l'autonomie financière. Les résultats vont dans la bonne direction, et nous continuerons à innover au travers de licences au niveau mondial. Nous aurons réussi lorsque ces groupes gagneront en indépendance. Sur les algorithmes, nous sommes très vigilants et produisons un rapport annuel de transparence.

M. Michel Laugier . - Avec la crise covid et les mouvements de citoyens, comment est-il possible de se faire une véritable opinion ?

M. Sébastien Missoffe . - Les deux exemples que vous mentionnez appellent des réponses différentes.

Sur le covid, nous avons encadré le moteur de recherche pour renvoyer vers les sites les plus importants, en particulier ceux de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et du ministère de la santé, ce que justifiait l'urgence nationale et internationale. Nous avons plusieurs fois changé nos règles l'an dernier sur la diffusion sur YouTube également.

Sur l'actualité récente, si vous cherchez sur votre téléphone des informations sur ce sujet, vous serez renvoyé vers un certain nombre de sites qui assurent, je l'espère, la couverture la plus juste de la situation.

Sur les chiffres, il y a une difficulté d'import-export. Nous travaillons sur les estimations du Syndicat des régies internet (SRI), selon lesquelles la publicité numérique représentait, en 2021, 7,7 milliards d'euros, dont 3,2 milliards pour le search . Ces éléments ont le mérite de donner des estimations sur le marché français et de permettre des comparaisons avec les autres marchés publicitaires.

M. Laurent Lafon , président . - Pourquoi, pour la publicité numérique, ne parle-t-on toujours que d'estimations et pas de chiffres validés, comme pour la télévision et la presse ?

M. Sébastien Missoffe . - C'est principalement une question de périmètre géographique : pour la publicité, on a affaire à des acteurs essentiellement français. Pour le numérique, les flux entrent et sortent du pays en permanence et la définition du marché français est plus délicate.

M. David Assouline , rapporteur . - Derrière cela, c'est l'enjeu fiscal qui nous intéresse. En 2020, vous avez déclaré 576 millions d'euros au fisc. Ces montants sont pour nous, en tant que législateurs, un réel sujet, notamment sur ce qui sera engagé dans le cadre de la loi sur les droits voisins. En effet, celle-ci peut devenir complètement inopérante si les montants sont dérisoires. Êtes-vous prêts, par transparence démocratique, à rendre public le montant des accords en matière de droits voisins une fois ceux-ci conclus ?

M. Sébastien Missoffe . - J'ai plusieurs fois entendu cette question. Nous nous inscrivons dans le cadre des droits d'auteur, avec des revenus perçus en fonction de l'audience. De même que, dans le domaine de la musique, un artiste n'a pas à savoir ce que gagne l'autre, ces chiffres n'ont pas forcément vocation à être révélés.

M. David Assouline , rapporteur . - En ce cas, pourriez-vous au moins nous livrer une évaluation ?

M. Sébastien Missoffe . - L'Autorité de la concurrence, en juillet dernier, a été claire sur les éléments que nous devions partager avec les éditeurs, notamment sur le calcul de l'assiette. Nous avons envoyé un rapport d'une dizaine de pages à chacun d'entre eux, avec le montant des revenus de Google en France pour calculer cette assiette.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez donc bien fait une évaluation de ce que cela pourrait représenter comme montant pour la presse française.

M. Sébastien Missoffe . - Le montant de l'assiette a été partagé avec les éditeurs de presse. En revanche, sur l'estimation du montant des droits voisins, nous sommes au coeur des négociations avec l'Apig et le SEPM ; partager un chiffre avant la conclusion des accords me semble prématuré.

M. Laurent Lafon , président . - Vous n'avez pas répondu à la question de Michel Laugier sur les amendes. Pourquoi n'avez-vous pas conclu les accords à temps et payé de ce fait une amende de 500 millions d'euros ? Nous nous disons que les enjeux financiers sont considérables pour que Google soit prêt à payer 500 millions d'euros d'amende en retardant des négociations pourtant inévitables.

M. Sébastien Missoffe . - La loi sur les droits voisins est rétroactive. Dès lors que nous avons signé un accord, les paiements devront remonter à octobre 2019. Il n'y a donc aucun intérêt à retarder l'échéance pour nous. Nous sommes fiers aujourd'hui d'avoir pu signer avec l'AFP.

M. David Assouline , rapporteur . - Pour quel montant ?

M. Sébastien Missoffe . - Comme vous le savez, nous ne partageons pas ce montant.

Sur les amendes, il s'agissait de déterminer l'assiette des revenus de Google sur les publications de presse, et le travail effectué par les agences de presse sur chacune de ces publications. L'information est difficile à obtenir, particulièrement sur les photos. Cela nous a pris du temps et fait que nous n'avons pas réussi à signer avec tous les ayants droit dans les 90 jours impartis en avril 2020. Nous aurions préféré aller plus vite.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Cette audition est intéressante, je dirais même captivante. Étrangement, il n'y a pas un photographe aujourd'hui. Nous avons vu passer des sommités du CAC 40, avec une meute de journalistes : ce matin, il n'y a personne. Sans vous faire injure, cela me fait penser aux envahisseurs et à David Vincent, l'homme qui cherchait un raccourci que jamais il ne trouva.

M. Tabaka, face à la commission de la culture, avait prononcé des éléments de langage complètement interchangeables, très policés, sans aspérité. J'y vois un sujet de génération : depuis 1998 et l'idée géniale de Sergey Brin et de Larry Page, qui ont le même âge que vous, on a le sentiment d'un formatage et d'une idée qui se place bien au-dessus de nos réflexions. C'est ce qui vous rend à l'aise dans votre expression : nous ne sommes pas étrangers à ce que vous développez, mais c'est le débarquement d'un nouveau monde sur un continent ancien.

Nous écrivons la loi, et vous l'avenir. Il faut que les deux se rencontrent. Je reprends le sujet de notre commission d'enquête : mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France, et évaluer l'impact de cette concentration sur la démocratie.

Pour la première partie, vous en apportez la preuve : vous êtes le responsable de cette concentration. Vous affirmez ne pas être un éditeur. Vous avez votre logique, mais nous comprenons, rationnellement, que vous êtes bien un éditeur.

Vous répondez donc à notre première question, mais également à une autre. Sur le rapprochement TF1/M6, une des raisons d'être de cette commission, vous faites du marché publicitaire une totalité. Cette fusion peut vous déranger un peu, mais vous ne hurlez pas contre elle et considérez que, de fait, le marché publicitaire à considérer est bien celui de l'audiovisuel cumulé avec celui des plateformes.

Je suis sensible à votre emploi du mot « technologie » dans votre propos liminaire. Dans notre vieille Europe, nous parlons de pluralisme. Vous, vous déployez une technologie et des algorithmes qui rencontrent la loi. Lee Sedol, champion du jeu de go, a jeté l'éponge face aux algorithmes, mais ce n'est pas notre mentalité. Quels sont, selon vous, en tant que chef d'entreprise, les freins législatifs que notre pays dresse et ceux que vous voudriez voir lever pour avoir une action plus efficace puisque vous avez révolutionné, semble-t-il, les médias ?

M. Sébastien Missoffe . - Sur les éléments de langage que j'ai partagé avec vous, nous prenons au sérieux notre présence au Sénat et notre vigilance sur nos paroles est une marque de respect.

Sur l'avenir, je suis convaincu qu'il passe par la loi. Nous ne sommes pas l'un contre l'autre : depuis seize ans chez Google, ce que je trouve le plus extraordinaire est qu'internet n'est qu'une étape d'une mondialisation commencée depuis longtemps. Jeffrey Sachs parle des sept âges de la mondialisation et considère que celle-ci a commencé par la domestication du cheval. La révolution numérique n'est qu'une étape de plus dans le rapprochement des personnes. Cette tension entre les frontières et des interactions toujours plus rapides nous invite tous à réfléchir sur notre travail et sur notre collaboration.

Je suis français, je parle cinq langues européennes, je crois en ce projet et je pense que, dans les années qui viennent, le plus difficile et le plus intéressant sera de créer les conditions du succès pour les petites et moyennes entreprises (PME) françaises. Créer ces conditions est notre plus grande fierté chez Google en France, que ce soit grâce à nos technologies ou nos insights sur les marchés.

Mme Sylvie Robert . - Nous vous posons beaucoup la question des algorithmes, et vous avez évoqué une muraille de Chine entre vous et les ingénieurs. Pour autant les modalités de l'algorithme induisent des stratégies. L'algorithme de recherche est-il le même pour tous les utilisateurs ou change-t-il en fonction des données connues sur les utilisateurs ? En d'autres termes, y a-t-il un travail d'éditorialisation des contenus en fonction des données ?

Sur les amendes évoquées par Michel Laugier, un rapport d'information de collègues députés mentionne plusieurs recommandations, dont la publicité des accords et de leurs montants, et le recours à une autorité indépendante, comme l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), en cas d'arbitrage. Y êtes-vous favorable ?

Enfin, quels sont les objectifs de la nouvelle application Google Actualités Showcase, lancée en 2020 ? Y a-t-il une éditorialisation des contenus et une inclusion des droits voisins ?

M. Sébastien Missoffe . - L'algorithme tend à utiliser le moins de données possible pour répondre à une question. Si vous recherchez un restaurant près de chez vous, nous utiliserons la géolocalisation. Nous utilisons très peu de données sur les requêtes d'actualité, si vous recherchez un candidat à la présidentielle, vous devriez recevoir la même liste, indépendamment de votre orientation politique. Vous pouvez faire le test.

M. Laurent Lafon , président . - Nous venons de le faire avec David Assouline.

M. Sébastien Missoffe . - Nous pouvons donc voir que, malgré vos différences de points de vue, vous arrivez à des résultats similaires. Nous ne souhaitons pas enfermer les utilisateurs.

Sur votre deuxième question, il faut reconstruire la confiance, ce qui passe par un tiers. En janvier dernier, nous avons proposé à l'Autorité de la concurrence, face à ses injonctions, un arbitrage devant la chambre de commerce internationale de Paris. Oui, un tiers est important pour avancer.

Enfin, Showcase est une proposition d'achat de licences à des éditeurs de presse sur Google actualités. L'Autorité de la concurrence est claire : c'est un sujet distinct du droit voisin.

M. Julien Bargeton . - J'ai une question sur le devenir des moteurs de recherche. Les services à base de commandes vocales se multiplient. Se dirige-t-on vers un service vocal unique englobant le moteur de recherche ? Quel changement cela impliquerait-il au regard du marché publicitaire ? En effet, une recherche par commande vocale n'a pas le même effet en termes de publicité.

M. Sébastien Missoffe . - Les usages et les questions posées sur Google sont différents. Certaines questions factuelles, sur la météo ou des horaires de film par exemple, sont simples et permettent une commande vocale. Pour d'autres questions plus ouvertes, cela a moins de sens. Il n'y a pas de raz-de-marée de la commande vocale et la majorité de son usage est sur les téléphones portables.

Google, comme beaucoup d'entreprises, fait face à des disruptions potentielles. Un marché de l'information passant majoritairement par la voix remettrait notre modèle en question. Alors que la publicité, sur Google, était calibrée pour être présentée sur un écran d'ordinateur, nous avons su nous adapter à l'arrivée des smartphones à la fin des années 2000, mais je n'ai pas de réponse immédiate à vous donner pour une disruption issue du vocal.

M. Pierre-Jean Verzelen . - Google n'est pas basé sur une croissance externe. Votre modèle est cependant extraordinaire : un commerçant se pose dès son installation la question de son référencement sur Google. Cela vous place en position dominante en matière de communication et de publicité.

Sur la hiérarchisation de l'information, vous avez affirmé que les algorithmes n'étaient que peu liés aux données, avec un classement sur la qualité de l'information. Pour ma part, j'ai tapé « Emmanuel Macron Nucléaire », avec plusieurs journaux français classés dans un certain ordre. Concrètement, comment ce classement est-il fait ? S'agit-il de mes habitudes de consommation, d'un accord commercial avec les journaux ou encore de mots clés ?

M. Sébastien Missoffe . - Je réaffirme que le moins de données personnelles possible sont utilisées, même si je ne peux pas dire qu'il n'y en a aucune.

Sur la hiérarchisation, honnêtement, je ne sais pas vous répondre. Les ingénieurs s'efforcent de proposer une hiérarchisation répondant au mieux aux attentes des utilisateurs. On peut imaginer des critères comme le nombre de visites, de lectures de l'article jusqu'au bout ou de citations sur d'autres sites. Ces résultats pourraient donc changer au cours de la journée, mais vous avez pu constater une grande diversité et pluralité des réponses.

M. Pierre-Jean Verzelen . - Il n'y a donc pas de critère financier ou de notion d'accord commercial dans ce classement ?

M. Sébastien Missoffe . - Non. Les publicités qui s'affichent sont bien identifiées comme telles.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Google a gagné de fortes parts de marché dans la publicité, par rapport à Facebook notamment. En 2021, en France, le marché de la publicité digitale a crû de 24 %, pour atteindre 7,7 milliards d'euros, dont 40 % captés par Google. Comment les petits médias peuvent-ils se faire une place sur ce marché, alors que la concentration restreint leurs moyens d'action ?

Par ailleurs, je vous fais part d'une expérience personnelle. Je suis hôtelière. Autrefois, Google interdisait l'utilisation de notre nom par d'autres, ce qui nous permettait d'être en tête des référencements. Vous l'avez depuis autorisée, et Booking et Expedia nous cannibalisent, de même que d'autres hôteliers. Comment de petites structures peuvent-elles retrouver leur première place, sans avoir les mêmes moyens que les plus grandes ?

M. Sébastien Missoffe . - Sur la publicité numérique, il est frappant de voir que de nouveaux acteurs ont accès à la publicité numérique. Je pense notamment au display , très utilisé par la presse et estimé à 1,5 milliard d'euros en France par le SRI, en croissance de 31 %. De petits acteurs continuent à se développer et à monétiser leurs sites. Nous proposons à cet égard des solutions publicitaires pour des éditeurs de presse.

J'ai du mal à vous répondre sur l'exemple spécifique de l'hôtellerie. Cependant, sur le moteur de recherche, il y a des fiches d'établissement, espaces gratuits comprenant entre autres les horaires d'ouverture et le numéro de téléphone. J'en reviens à mes propos introductifs : nous entendons les besoins d'information et d'accompagnement de certaines structures. Je peux m'assurer que mes équipes vous contactent.

M. David Assouline , rapporteur . - Je reviens une dernière fois sur la question des accords. Vous êtes en cours de négociations et ne souhaitez pas en révéler les montants. Toutefois, hier, sur cette même question, Facebook n'était pas fermé : une fois les négociations conclues, serez-vous en mesure de révéler les montants ?

C'est un sujet démocratique : si on ne connaît pas les montants, comment vérifier que la juste part revient aux journalistes, en conformité avec la loi ? De plus, cela va représenter un nouveau revenu pour la presse. Les aides à la presse et les revenus liés aux abonnements sont revenus, et nous avons besoin de connaître le montant des autres apports. Il y a un risque que la presse devienne dépendante des plateformes de par la rémunération des droits voisins : c'est dans la transparence que tout cela doit s'apprécier.

Pourrez-vous publier des chiffres une fois les négociations conclues ?

M. Sébastien Missoffe . - Vous comparez avec les aides à la presse, mais les droits voisins sont bien un droit au profit des éditeurs.

M. David Assouline , rapporteur . - Je n'ai pas comparé, j'ai indiqué que les différents revenus de la presse devaient être connus pour apprécier son indépendance.

M. Sébastien Missoffe . - Je comprends la nécessaire publicité des aides à la presse. Sur les droits voisins, il s'agit d'une entreprise privée négociant avec une autre. Je reprends l'exemple d'Universal : deux artistes français ne souhaitent pas nécessairement voir publier les montants de tous leurs droits d'auteur, dans la mesure où ce sont des éléments d'appréciation de leur audience respective.

M. David Assouline , rapporteur . - Ce n'est pas comparable : les revenus de la presse nécessitent une transparence, dans la mesure où cela participe de la vie démocratique.

M. Sébastien Missoffe . - Le droit voisin s'inscrit dans le cadre des droits d'auteur, même si j'entends que le sujet de la presse est une question spécifique. Nous ne pourrons partager d'éléments sans l'accord de l'autre partie.

M. David Assouline , rapporteur . - Allons plus loin en ce cas : si l'AFP et les autres acteurs de la presse souhaitent que ces informations soient publiques, les délierez-vous de leurs obligations de confidentialité ?

M. Sébastien Missoffe . - Je ne peux pas m'engager sur ces éléments qui engagent le détail des contrats. Chaque éditeur de presse reçoit un certain montant et a les éléments permettant un partage avec les journalistes.

M. Laurent Lafon , président . - Nous vous remercions de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de MM. Yohann Bénard, directeur des affaires publiques d'Amazon France, Thomas Spiller, vice-président chargé des affaires gouvernementales de The Walt Disney Company, EMEA, Philippe Coen, directeur des affaires juridiques de The Walt Disney Company, France & CEE, et Mme Marie-Laure Daridan, directrice des relations institutionnelles
de Netflix France

M. Laurent Lafon , président . - Nous recevons maintenant M. Yohann Bénard, directeur des affaires publiques d'Amazon France, M. Thomas Spiller, vice-président chargé des affaires gouvernementales de The Walt Disney Company EMEA, M. Philippe Coen, son directeur des affaires juridiques, et Mme Marie-Laure Daridan, directrice des affaires publiques de Netflix France.

Madame, messieurs, vous êtes chacun dans une situation différente, mais avec un champ d'action commun qui nous permet de vous rassembler aujourd'hui : Amazon est une entreprise de commerce en ligne, membre permanent du club des GAFA - Google, Apple, Facebook, Amazon -, qui développe un service de streaming , Prime Video, lancé en 2019 en France ; Disney est une entreprise que l'on ne présente plus, implantée en France depuis quatre-vingts ans et qui a lancé en 2019 l'offre Disney+, un service de streaming avec près de 120 millions d'abonnés dans le monde ; Netflix, qui disposerait de près de 8 millions d'abonnés dans notre pays, est, d'assez loin, le leader des services de vidéo.

Si nous avons souhaité vous consacrer une table ronde aujourd'hui, c'est que votre nom est très souvent évoqué, pour deux raisons. D'une part, vous avez pris une place essentielle dans l'écosystème français et européen de la production, ce qui fait courir pour certains le risque d'une uniformisation des oeuvres. D'autre part, votre puissance économique semble constituer un facteur d'accélération de la concentration pour les acteurs nationaux. Comme nous l'a indiqué Mme Sonnac lors de son audition le 30 novembre dernier, en cinq ans, la totalité des dépenses en faveur de la production audiovisuelle et cinématographique de TF1, de M6, de Canal+ et de France Télévisions s'est élevée à 6 milliards d'euros, contre 17 milliards de dollars pour Netflix en un an. Ainsi, de très nombreuses personnes auditionnées ont mis en avant votre présence pour justifier des concentrations.

Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thomas Spiller, M. Philippe Coen, Mme Marie-Laure Daridan et M. Yohann Bénard prêtent successivement serment.

Mme Marie-Laure Daridan, directrice des affaires publiques de Netflix France . - Merci de me donner l'occasion de contribuer aux réflexions de cette commission. Un constat, pour commencer : nous sommes résolument entrés dans un âge d'or de la création audiovisuelle en France.

Netflix, vous le savez, est un service de médias audiovisuels à la demande par abonnement qui ne fait que du divertissement. Nous proposons des séries, des films, des documentaires, de l'animation pour tous les âges et pour tous les goûts. Nous ne proposons ni information ni sport. Notre modèle économique est assez simple : tous nos revenus sont issus du produit de nos abonnements ; il n'y a pas de publicité sur notre service. Ces revenus nous permettent d'investir toujours davantage dans des oeuvres que nous mettons à disposition de nos abonnés. Nous sommes totalement engagés dans les écosystèmes locaux dans lesquels nous opérons. C'est évidemment le cas aussi pour la France, pays qui tient une place à part pour Netflix en raison de sa créativité formidable, de ses talents et de son exception culturelle. Bien avant la directive Services de médias audiovisuels (SMA), nous avons fait le choix d'investir en France, de venir ici pour travailler avec l'écosystème local de la création et d'ouvrir un bureau à Paris il y a un peu plus de deux ans, qui réunit aujourd'hui une centaine de collaborateurs.

L'âge d'or de la création audiovisuelle bénéficie à l'ensemble des parties prenantes : aux producteurs, aux talents, aux diffuseurs comme au grand public. Netflix n'est pas le seul à faire ce constat, qui est notamment partagé par les producteurs que vous avez reçus il y a quelques jours, ou encore par Roch-Olivier Maistre, le président de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ; il a également été au centre des discussions du colloque de la coordination intersyndicale de l'audiovisuel (CISA) qui s'est tenu cette semaine.

Pour les talents et pour les producteurs, il n'y a jamais eu autant d'opportunités, les investissements des sociétés comme les nôtres venant en complément de ceux des services existants.

Netflix lancera 25 projets originaux français cette année, tous produits avec des sociétés de production françaises. Quelques exemples : Fédération pour une série inspirée de l'incendie de Notre-Dame, Gaumont pour Lupin ou encore Eskwad pour Big Bug , le dernier long métrage de Jean-Pierre Jeunet, disponible depuis ce matin sur notre service. Au total, nous allons investir en 2022 plus de 200 millions d'euros dans la production audiovisuelle et cinématographique française, dont les deux tiers dans la production indépendante, conformément aux exigences du décret de juillet dernier, et dont 40 millions d'euros environ pour la seule production cinématographique.

S'agissant spécifiquement du cinéma, nous avons signé il y a quelques jours l'accord portant sur la nouvelle chronologie des médias, et nous sommes sur le point de signer avec les producteurs de cinéma - le bureau de liaison des industries cinématographiques (Blic), le bureau de liaison des organisations du cinéma (Bloc) et la société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs (ARP) - un accord pour sanctuariser l'investissement de Netflix dans le cinéma français comprenant une clause de diversité, par laquelle nous nous engageons à financer des films à petit budget.

Notre approche est avant tout locale : on travaille ici pour développer des projets locaux qui répondent aux attentes de nos abonnés français. Mais notre contribution, c'est aussi notre capacité à exporter cette production auprès de nos 220 millions d'abonnés à travers le monde. Et il arrive qu'elle rencontre un succès formidable ailleurs. Nous avons cette capacité de faire rayonner la création et la culture française. Quelques exemples : notre série Lupin a été vue par 76 millions de foyers à travers le monde ; par ailleurs, l'agence Unifrance, dans sa dernière note, relève que la France est la première cinématographie non anglophone sur Netflix au deuxième semestre 2021 ; dans le top 10 des meilleurs films internationaux sur Netflix au deuxième semestre, il y a quatre films français.

L'âge d'or bénéficie aussi bien sûr aux diffuseurs. Il n'y a jamais eu autant de services français et internationaux qui rivalisent pour distraire le consommateur : les chaînes payantes, les chaînes gratuites, mais aussi la VOD payante, les SMAD par abonnement comme les nôtres, auxquels il faut ajouter Apple TV, Salto, bientôt HBO, Paramount... On peut parler aussi des plateformes de vidéo à la demande, YouTube, ou encore les services de streaming musicaux. Tous ces services rivalisent pour distraire le consommateur au bénéfice de la diversité et de la qualité de l'offre de programmes. De fait, la fiction française ne s'est jamais aussi bien portée, notamment à la télévision. En témoignent HPI , plus gros succès sur TF1 depuis 2007, Germinal et En thérapie. Il nous arrive aussi de travailler en partenariat avec ces chaînes pour développer des projets ambitieux, comme avec TF1 pour Le Bazar de la charité , ou un autre projet en cours, Les Combattantes , avec le même producteur. Nous avons aussi des partenariats de coproduction avec Arte ou avec France Télévisions.

En conclusion, cet âge d'or bénéficie aussi et surtout au public et l'on ne peut que s'en féliciter. Netflix entend contribuer de façon positive à cette formidable dynamique du marché en tant que bon partenaire pour la création audiovisuelle française. Nous avons eu un dialogue constructif avec l'ensemble des parties prenantes de cet écosystème depuis plus de deux ans, tout au long de l'élaboration du cadre réglementaire, que ce soit le Gouvernement, le Parlement, les sociétés de gestion collective - nous avons des accords avec toutes - les producteurs, les diffuseurs, les distributeurs pour comprendre les attentes de toutes ces parties prenantes et pour nous intégrer au mieux dans l'écosystème et dans le cadre réglementaire français. Le dialogue continue, il est nourri, il est constructif, on a encore beaucoup de choses à apprendre, et ce n'est que le début de l'histoire.

M. Thomas Spiller, vice-président chargé des affaires gouvernementales de The Walt Disney Company, EMEA . - J'aimerais d'abord nous présenter, parce que nous sommes différents de nos amis et confrères de Netflix et Amazon. Comme la Walt Disney Company est spécialiste des histoires, je vais vous en raconter une...

Il était une fois une société globale diversifiée dans le domaine du divertissement - entertainment en anglais - qui comprenait des marques très connues et appréciées : Disney, Pixar, Marvel, Lucasfilm, qui a produit La Guerre des étoiles , National Geographic. L'histoire de notre entreprise s'articule depuis toujours - nous existons depuis 88 ans - autour du storytelling de qualité, de la créativité et de la technologie.

Notre relation avec la France est très ancienne. Le nom Disney vient de France : c'est une contraction anglicisée de « d'Isigny », c'est une histoire vraie, je tiens à le dire ! Quant à Walt Disney lui-même, il est venu en France à la fin de la Première Guerre mondiale comme ambulancier pour la Croix-Rouge. Cet attachement à la France s'est reflété dans un certain nombre de films, comme La Belle et la bête , Le Bossu de Notre-Dame , Ratatouille ... Notre première filiale française a été créée en 1934 : Mickey Mouse, société anonyme.

The Walt Disney Company en France est principalement active dans trois domaines : l'audiovisuel, mais aussi les produits dérivés et le parc à Paris. Nous ne sommes pas présents sur le marché des médias d'information, en France, et nous n'avons aucune intention de l'être. En ce qui concerne l'audiovisuel, nous sommes actifs dans la distribution de films en salle. Nous sommes un acteur majeur, puisque nos films rencontrent généralement beaucoup de succès, nous permettons au fonds de soutien au cinéma de recevoir beaucoup de subsides. Avant le Covid, en 2019, nous avons généré un quart des billets de cinéma vendus dans ce pays, ce qui représente 44 millions d'euros de soutien via la TSA, au fond de soutient du cinéma, pour 50 millions de tickets vendus.

Nous sommes présents dans l'édition et la distribution de chaînes de télévision, et dans la fourniture et la licence de contenus audiovisuels - films, séries télé, documentaires - aux chaînes locales, dont TF1 et M6. Nous sommes aussi chargés de la distribution et de la promotion locale de Disney +, qui est un service européen. En effet, Disney+ est une offre globale, offerte dans plus de cinquante pays aujourd'hui et nous l'avons lancé en France depuis le 7 avril 2020 - en plein premier confinement... Disney+ est un service de streaming différent des autres, puisque l'essentiel du contenu présent est produit par The Walt Disney Company et les différents studios de cinéma que nous possédons. L'offre est organisée autour de six univers pour mieux répondre aux attentes du public. Nous investissons énormément en France et nous continuerons à investir malgré un cadre réglementaire très strict et qui ne prend pas forcément en compte ce que désire le public.

Nous avons les produits dérivés, les Disney stores , et l'activité d'édition avec Le Journal de Mickey , publié en France depuis les années 1930. Enfin, nous avons Disneyland Paris, première destination touristique d'Europe, avec plus de 360 millions de visiteurs depuis son ouverture en 1992 et 6,2 % des recettes touristiques de la France. Le parc est aussi le premier employeur monosite du pays avec 70 000 emplois directs et indirects. En 2018, nous avons annoncé un investissement de plus de 2 milliards d'euros pour étendre le parc encore plus et créer de nouveaux emplois.

Nous sommes très fiers de travailler avec des talents français. Au cours des vingt-cinq dernières années, nous avons commandé plus de 100 séries télévisées d'animation, nous avons coproduit et/ou acheté pas moins de 3 000 heures de documentaire, soit 250 séries et 1 000 projets unitaires. Nous produisons des séries françaises spécifiques pour Disney+. En 2022, nous lancerons six nouvelles séries, dont une qui pourrait vous intéresser, sur l'affaire Malik Oussekine, avec Kad Merad parmi les acteurs. Produire localement est essentiel pour nous, et nous allons continuer à le faire.

Une récente étude du groupe des médias d'analyse des médias montre que 84 % de l'audience totale de la télévision en France est constituée de contenu français. C'est dix points de plus que la moyenne européenne. Nous allons continuer à investir. Dernier point : notre priorité absolue, c'est le consommateur.

M. Yohann Bénard, directeur des affaires publiques d'Amazon France . - Je vous remercie de me donner aujourd'hui l'opportunité de présenter la contribution d'Amazon au développement et à la diversité de l'audiovisuel français. Amazon est présent en France depuis l'an 2000 et, depuis vingt ans, nous sommes au service des Français et nous contribuons au développement de l'économie française. Nous avons ainsi investi plus de 11 milliards d'euros dans les territoires et embauché 15 500 personnes en contrat à durée indéterminée (CDI), auxquels s'ajouteront 3 000 CDI supplémentaires en 2022.

L'offre culturelle et la passion pour l'innovation sont au coeur de l'ADN d'Amazon depuis l'origine. Nous avons commencé avec les livres, puis les CD, les DVD et nous sommes fiers du rôle pionnier que nous avons joué dans la numérisation de l'offre culturelle avec un premier service de vidéo à la demande en 2006 et le lancement des liseuses Kindle et d'Amazon Music l'année suivante. Nous n'en sommes qu'à nos débuts dans le secteur du divertissement audiovisuel en France, puisque le lancement de Prime Video date d'il y a cinq ans. Prime Video est un service encore jeune, qui a lancé ses premières productions originales françaises en 2020. C'est avec enthousiasme que nous nous engageons dans cette nouvelle activité pour proposer à nos clients français une offre audiovisuelle nouvelle qui combine les contenus de Prime Video et d'autres éditeurs. Nous sommes encouragés par le fait que Prime Video figure parmi les services de médias audiovisuels les plus populaires en France, d'après le baromètre trimestriel du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC).

En tant que nouvel entrant dans ce secteur très dynamique, nous sommes guidés par les attentes du public ; notre objectif est de proposer un catalogue de qualité qui corresponde au goût de nos abonnés français. Ces derniers apprécient à la fois les contenus français et internationaux, et c'est pourquoi, avant même l'instauration de toute obligation de financement, nous avions d'ores et déjà investi plusieurs dizaines de millions d'euros dans des créations françaises en acquisition et en coproduction. C'est aussi pourquoi nous nous sommes fixés l'objectif d'une douzaine de nouveaux films, séries et émissions français Amazon originaux par an. Pour limiter mon propos à l'actualité immédiate, je mentionnerai que notre docu-série sur le rappeur Orelsan a été primé la semaine dernière par le magazine Le Film français et est nommé pour la meilleure création audiovisuelle aux Victoires de la musique, dont la cérémonie a lieu ce soir. Notre série d'espionnage Totem avec Ana Girardot et Lambert Wilson sort la semaine prochaine. Nous produisons aussi la série Salade grecque de Cédric Klapisch, qui fait suite à L'Auberge espagnole , ainsi que les prochains films de Lisa Azuelos et d'Olivier Marchal, pour ne prendre que quelques exemples.

La conséquence de cet engagement, c'est que notre catalogue comporte aujourd'hui plus d'oeuvres européennes que ce que prévoit la directive audiovisuelle, et nous en sommes très heureux.

C'est dans ce même esprit que nous avons acquis les droits de diffusion de Roland Garros, ainsi que de la Ligue 1 et de la Ligue 2 de football. Nous sommes également une vitrine pour des chaînes françaises de niche comme Mezzo, Toute l'Histoire ou encore Madelen, la chaîne de l'Institut national de l'audiovisuel (INA).

Nous avons enfin conclu une convention avec l'Arcom en décembre, selon laquelle nos investissements dans la production française seront supérieurs à ce que prévoient nos obligations réglementaires. Prime Video ne contribue pas seulement à la vitalité de la création française, mais aussi à son rayonnement dans le monde. Nous avons ainsi assuré la distribution dans les cinémas américains des Misérables de Ladj Ly, qui a été nominé aux Oscars en 2020, et d' Annette de Leos Carax, prix de la mise en scène à Cannes l'an dernier.

J'en viens maintenant à l'objet de votre commission d'enquête - la concentration des médias en France. Amazon n'est pas présent dans les médias d'information ; mais, pour ce qui concerne le divertissement, segment dans lequel opère Prime Video, nous constatons que la tendance n'est pas à la concentration, bien au contraire. Ce que nous observons depuis près d'une décennie, c'est, à l'inverse, une intensification de la concurrence et une plus grande complémentarité entre les diffuseurs, ce qui se traduit par davantage de diversité et par une meilleure qualité d'offre et de service au bénéfice du public français. Davantage de concurrence d'abord : la liste des auditions conduites par votre commission témoigne de ce que le paysage concurrentiel s'est considérablement étoffé depuis dix ans. De nouveaux services sont apparus et se sont ajoutés aux offres existantes sans les remplacer : ainsi l'audience de la télévision linéaire traditionnelle est stable depuis dix ans, et elle est même supérieure à ce qu'elle était il y a trente ans. Ce qui se passe aujourd'hui est donc comparable à ce qui s'est produit dans le passé, quand la télévision s'est ajoutée au cinéma sans s'y substituer, ou quand les théâtres ont vu naître le cinéma. Ces révolutions technologiques successives ont été source d'émulation, elles ont poussé les acteurs traditionnels à innover, et c'est bien ce à quoi nous assistons aujourd'hui : les chaînes de télévision développent des offres nouvelles numériques, gratuites ou par abonnement, dont certaines rencontrent un franc succès.

Nous observons aussi davantage de complémentarité, parce que les nouveaux entrants développent une offre nouvelle complémentaire de l'offre existante. Selon l'Arcom, la fiction - films et séries - représente plus de 90 % de la consommation de vidéo à la demande par abonnement, contre environ 20 % des programmes des chaînes de télévision gratuite, dont les grilles comprennent aussi de l'information, des magazines, des programmes de divertissement en direct... La vidéo à la demande par abonnement et la télévision sont donc fortement complémentaires en termes de programmation. De même, on observe une complémentarité croissante dans les usages : les Français vont au cinéma, regardent la télévision, naviguent sur Internet et s'abonnent à des services de vidéo à la demande avec aisance, et ces usages sont complémentaires ; ce n'est pas : soit l'un soit l'autre ; c'est tout à la fois, et les disparités générationnelles tendent même à s'estomper.

Enfin, ces différentes évolutions se traduisent par une plus grande diversité de choix. En effet, la concurrence qui anime le secteur donne lieu à un accroissement des financements disponibles et à une diversification des oeuvres produites en France et en Europe. C'est une bonne nouvelle pour l'industrie, bien sûr, mais c'est surtout une bonne nouvelle pour le public français. Nous sommes nombreux, dans cette pièce, à avoir connu une époque très différente, où le choix disponible était limité, quand certains soirs étaient réservés aux programmes de flux et d'autres à la fiction, et quand seuls les films grand public étaient diffusés aux heures de grande écoute. Cette époque est révolue, et je ne crois pas que les Français la regrettent, comme le montre le succès de la vidéo à la demande, plébiscitée chaque jour par près de 9 millions d'entre eux, selon Médiamétrie.

Prime Video participe de ce progrès : nous accroissons la concurrence en tant que nouvel entrant, nous innovons avec une offre variée faite de contenus originaux et d'acquisitions, qui vient compléter et enrichir l'éventail des chaînes et services disponibles en France ; enfin, nous contribuons à plus de diversité en proposant un catalogue très varié en matière de genre et d'origine des oeuvres. En définitive, les Français souhaitent aujourd'hui pouvoir accéder à des contenus créatifs, diversifiés et de qualité, sur tous types d'écrans sans être contraints par la technologie ou par la réglementation. Pour répondre à ces attentes, l'industrie audiovisuelle, qu'il s'agisse d'acteurs établis ou de nouveaux entrants, doit pouvoir innover, investir et prendre des risques. Pour ce faire, la réglementation devra continuer à évoluer et dans cette perspective, l'intérêt du public nous paraît être la meilleure des boussoles. C'est celle que nous suivons, et nous espérons qu'elle guidera également vos travaux.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous êtes au coeur des problématiques de concentration.

Vous dites avec raison que votre entrée sur le marché permet d'augmenter la diversité et que vous participez à l'investissement dans la création en France.

Mais nos géants audiovisuels nous disent : nous ne pesons rien, par rapport aux grandes plateformes : c'est ainsi qu'ils justifient leur volonté de concentration.

Monsieur Bénard, confirmez-vous que le chiffre d'affaires de votre Pass Ligue 1 d'Amazon, distinct de l'offre Amazon Prime, n'est pas pris en compte pour définir vos obligations au regard du financement de la création ?

M. Yohann Bénard . - Effectivement, le Pass Ligue 1 est une chaîne de sport disponible séparément, régie par les règles qui s'appliquent aux chaînes de sport en général.

M. David Assouline , rapporteur . - Mais pouvez-vous nous confirmer que le chiffre d'affaires de votre Pass Ligue 1 n'est pas pris en compte au regard du financement de la création ?

M. Yohann Bénard . - Notre analyse du cadre juridique, c'est que ce revenu n'a pas à être pris en compte.

M. Laurent Lafon , président . - C'est votre analyse... Y a-t-il un contentieux avec l'Arcom à ce sujet ?

M. Yohann Bénard . - Pas du tout.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous avons une compréhension de ce que sont les obligations d'investissement dans la création en France : si une chaîne de sport intègre, ou est confondue, avec les obligations de production de programmes de création, forcément, c'est une analyse que nous ne pouvons pas partager. On ne peut pas considérer qu'un investissement pour diffuser du sport puisse se compter dans l'investissement pour la création audiovisuelle dans notre pays. Madame Daridan, est-il exact que vous diffusez aux États-Unis des programmes français qui ont été très largement financés par des chaînes françaises en les présentant comme des productions « Netflix Originals » ? Je pense au Bureau des légendes , par exemple.

Mme Marie-Laure Daridan . - Vous pensez sans doute à Dix pour cent ...

Il s'agit en réalité de programmes dont Netflix a fait l'acquisition auprès de diffuseurs ou de distributeurs, qui nous ont donné la possibilité de les exposer dans certains territoires et pour une durée donnée.

Dix pour cent a ainsi été mis à disposition aux États-Unis, et c'est ensuite toute la machine de promotion de Netflix qui s'est mise en place pour soutenir et renforcer la visibilité de ces programmes à l'international, avec un accompagnement en promotion, des bandes-annonces, de la publicité, du sous-titrage, du doublage... C'est tout cela qui se traduit par le logo « Netflix originals ». Je sais qu'il a beaucoup fait parler ; nous apprenons, nous évoluons et je pense que nous pourrons aussi évoluer sur ce sujet. Mais n'oublions pas que cette acquisition est issue d'une négociation commerciale dont fait partie le logo, qui peut aussi être refusé... Le logo est ce qui nous permet de promouvoir des oeuvres à l'étranger.

M. David Assouline , rapporteur . - Il y a deux sujets.

Nous avons vu avec les producteurs qu'ils étaient mécontents de ne pas avoir plus de droits, et qu'ils s'inquiétaient quand les droits étaient cédés à l'international à d'autres sans qu'ils gardent une exclusivité ou qu'ils participent à la discussion.

Mais dans le cas qui nous intéresse, il est quand même surprenant qu'une série produite en France par Canal soit labellisée comme une production de Netflix. Vous dites que cela va évoluer ; je l'espère, parce que c'est une fausse information.

Mme Marie-Laure Daridan . - Comme je vous le disais c'est une négociation dans le cadre d'une acquisition, ça fait partie de la négociation, il y a une explication très claire, c'est vraiment ce qui permet de donner de la visibilité à une oeuvre dans un catalogue qui en contient des milliers. Mais on comprend et on est capables d'évoluer.

M. David Assouline , rapporteur . - Quelle est la nature des droits que vous achetez, concernant les productions françaises que vous financez : ce sont des droits pour le monde ou des droits pour la France ?

Mme Marie-Laure Daridan . - En France, nous allons produire les deux tiers de notre production en production indépendante, conformément au décret de juillet dernier. Donc nous n'avons pas les droits, nous avons des droits de diffusion qui sont limités dans le temps : 72 mois, dont 36 exclusifs.

M. David Assouline , rapporteur . - Messieurs, comment fonctionnent les rapports de Disney avec les acteurs locaux, TF1 et Vivendi, puisque vous avez un accord particulier de couplage de votre offre avec l'offre Canal ?

M. Thomas Spiller . - Effectivement, nous avons des rapports anciens et importants avec tous les acteurs de l'écosystème français, en particulier avec TF1, M6 et Canal. Ce sont des rapports commerciaux classiques et qui évoluent avec le temps.

M. Philippe Coen, directeur des affaires juridiques de The Walt Disney Company, France & CEE . - Effectivement, avec le groupe Canal Plus, nous avons eu la chance de conclure un très bel accord par lequel ce groupe est notre distributeur, mais aussi un grossiste vis-à-vis d'autres opérateurs que sont les FAI. Notre collaboration avec ce partenaire qui est emblématique pour nous, est tout à fait notable.

Concernant le groupe TF1-M6, ce sont des partenaires historiques avec qui nous continuons d'avoir des contrats qui courent pendant encore de nombreuses années, nous avons des collaborations extrêmement positives et durables.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez décidé de ne pas signer le dernier accord sur la chronologie des médias, et vous menacez régulièrement de boycotter les salles de cinéma pour proposer directement vos films sur votre plateforme. Compte tenu de votre poids sur le marché des films et des séries jeunesse en France, votre menace ne constitue-t-elle pas un abus de position dominante ?

M. Thomas Spiller . - Notre position par rapport à la chronologie des médias, c'est que cet accord est un cadre très strict, qui va au détriment de ce que nous observons comme étant le comportement des consommateurs qui, de plus en plus, veulent tout, tout de suite, sur différentes plateformes. Nous pensons que la chronologie n'est pas alignée avec ces modes de consommation.

M. Philippe Coen . - Nous n'avons pas connaissance qu'un marché pertinent ait été défini sur les films en France. S'il devait exister, nous sortons en moyenne douze films par an - vingt, depuis le rachat de la compagnie 20th Century Fox. C'est très peu, rapporté aux 500 films qui sortent par an. Il paraît difficile d'y voir une position dominante.

Par ailleurs, il y a eu aucune menace. Ce n'est pas parce que nous n'avons pas signé cette chronologie que nous ne la respectons pas. Des films Disney sortent en France depuis les années 1930. Lorsque les règles sur la chronologie des médias ont été instituées il y a une quarantaine d'années, tous les groupes étrangers, y compris Disney sur la partie diffuseur, les ont respectées. Il n'y a pas de projet de casser le respect des règles françaises, même si elles nous étaient applicables - ce qui est une question ouverte, puisqu'il s'agit d'un service étranger hollandais.

M. David Assouline , rapporteur . - Je ne dis pas que vous voulez casser la réglementation, mais que votre action peut la casser, si la chronologie française des médias était percutée. Avec Disney, Pixar, Marvel, Star Wars, votre groupe occupe une place importante, et représente 25 % des entrées en salle en 2019. Vous participez donc largement au financement du cinéma français, ce dont vous êtes fiers, mais vous avez un poids gigantesque dans l'équilibre du cinéma français.

M. Laurent Lafon , président . - Dans vos propos liminaires, vous n'avez pas tous précisé le montant de vos investissements dans la production française en 2022. Quels sont-ils ?

M. Thomas Spiller . - Nous ne divulguons pas de chiffres précis par pays. Nous produisons six nouvelles séries pour la France en 2022. Cela fait partie d'une stratégie européenne : nous avons annoncé qu'une soixantaine de nouvelles séries seraient produites en Europe.

Mme Marie-Laure Daridan . - Nous allons investir 200 millions d'euros dans la production audiovisuelle et cinématographique française en 2022, dont 40 millions d'euros pour la seule production cinématographique.

M. Yohann Bénard . - Dans le cadre de la convention que nous avons conclue avec l'Arcom, nous avons prévu un minimum de 40 millions d'euros pour l'investissement dans la production audiovisuelle et cinématographique française. Ce montant n'est pas calculé en fonction de nos revenus.

Par ailleurs, notre contribution est protéiforme, et nous avons prévu une douzaine de créations originales françaises par an.

M. Laurent Lafon , président . - Ce montant de 40 millions d'euros ne comprend donc pas le montant des droits de diffusion des matchs de football.

Si vos revenus sont plus importants, vous investirez donc davantage ?

M. Yohann Bénard . - Effectivement, la convention que nous avons conclue avec l'Arcom est rédigée en ce sens, et prévoit un plancher de 40 millions d'euros.

M. Laurent Lafon , président . - Vous avez tous une notion de plancher dans vos conventions avec l'Arcom ?

Pouvez-vous nous donner le nombre exact d'abonnés de vos services en France ?

M. Thomas Spiller . - Nous ne communiquons jamais le chiffre de nos abonnés par pays. Vous avez cité le chiffre de 120 millions d'abonnés dans le monde ; le chiffre mis à jour est en fait de 130 millions d'abonnés globalement.

M. Laurent Lafon , président . - La France en représente une part importante ?

M. Thomas Spiller . - La France est un bon marché, comme d'autres pays européens.

Mme Marie-Laure Daridan . - La dernière fois que nous avons communiqué ce chiffre en France, c'était il y a deux ans. Il y avait alors 6,7 millions d'abonnés. Nous ne partageons pas ce chiffre publiquement, mais bien sûr l'Arcom, le CNC et les pouvoirs publics en disposent, et je le partagerai volontiers avec vous à l'issue de cette audition.

M. Yohann Bénard . - Nous ne publions pas non plus de chiffre par pays, mais un chiffre mondial de 200 millions d'abonnés Prime.

M. Laurent Lafon , président . - Et la France représente un marché important pour Amazon ?

M. Yohann Bénard . - La France est l'un des premiers pays où nous nous sommes implantés, dès l'an 2000.

M. Pierre-Jean Verzelen . - Comme l'a indiqué notre rapporteur, dans les différentes auditions que nous avons menées, les noms d'Amazon, de Disney, de Netflix reviennent, notamment pour justifier une concentration du marché et la fusion entre TF1 et M6.

On peut s'interroger sur les échelles et la nature même des métiers, mais une chose est certaine : le modèle économique n'est pas le même. La publicité pèse lourd dans les revenus et le modèle économique de TF1 et de M6. Votre modèle économique est de faire payer un abonnement, et de ne pas vous appuyer sur la publicité - sauf si je me trompe. Comptez-vous, dans les mois ou les années qui viennent, vous ouvrir à la publicité ?

M. Thomas Spiller . - La réponse est simple : pour nous, non.

Mme Marie-Laure Daridan . - À ma connaissance, pour nous non plus.

M. Yohann Bénard . - Pareillement.

M. Michel Laugier . - Pensez-vous avoir révolutionné ou perturbé le paysage audiovisuel français ?

Nous avons parlé du confinement ; a-t-il aidé votre développement, ou vous a-t-il pénalisé ?

Ensuite, percevez-vous le projet de fusion entre M6 et TF1 comme une concurrence, ou comme un nouveau client potentiel plus important ?

La question des droits de diffusion du football me tient à coeur. Amazon, après le fiasco Mediapro, est arrivé dans ce secteur. Les autres plateformes sont-elles également intéressées par des retransmissions sportives ?

Vous réalisez des bénéfices importants. Envisagez-vous, en raison de ces bénéfices, de pouvoir diffuser en clair des retransmissions sportives ?

M. Thomas Spiller . - Le paysage audiovisuel français se révolutionne lui-même, du fait de nouvelles méthodes de consommation et de nouvelles technologies. Les gens veulent consommer de manière plus flexible. Les débits permis par la 4G et la 5G améliorent l'accès au contenu. Dans le domaine des médias, dans le monde, le paysage se révolutionne de lui-même.

Le confinement a été très dur pour Disney, en particulier au niveau du parc de Disneyland Paris, qui est resté fermé des mois et des mois, alors que depuis son ouverture en 1992, il n'avait fermé qu'un seul jour, au moment des attentats de Paris. Les pertes ont été importantes, et la Walt Disney Company a été sérieusement atteinte.

M. Philippe Coen . - Nous sommes très vigilants sur la fusion entre TF1 et M6, d'abord sur la partie de la vente d'espaces publicitaire car nous faisons partie des clients des chaînes, en tant qu'annonceurs. Nous sommes même un peu inquiets de savoir que demain il n'y aura peut-être qu'un seul guichet pour accéder à l'espace publicitaire des chaînes en clair, qui est très important pour toucher les familles et le public qui s'intéresse à nos produits, et sans équivalent réel par ailleurs.

Nous sommes aussi très attentifs à l'accès aux contenus locaux, puisque TF1 et M6 sont partenaires de nombreux producteurs. Lorsque nous cherchons à obtenir les droits de diffusion en streaming de certains de ces contenus, nous tenons à ne pas être exclus des négociations, ce qui nous inquiète concernant notre accès à des films qualitatifs.

En matière de compétition, à partir du moment où un duopole est créé, entre d'une part cet acteur né de la fusion de TF1 et de M6 et d'autre part France Télévisions, nous avons certaines inquiétudes. Nous continuerons à répondre aux questions posées par l'Autorité de la concurrence et par l'Arcom. Nous contribuons activement aux questionnaires et aux tests de marché, également via nos associations professionnelles. Un sondage a été commissionné par l'Autorité de la concurrence à BVA, et nous éclairera sur les capacités de substitution des investissements de la publicité.

Mme Marie-Laure Daridan . - Netflix n'a pas révolutionné le secteur audiovisuel français. Effectivement, nous bénéficions d'une dynamique incroyablement positive. Nous vivons un âge d'or de la production et de la création audiovisuelle en France, avec beaucoup de concurrence, beaucoup de projets, une grande diversité dans l'offre de programmes, et une grande qualité des contenus.

Nous apportons notre pierre à l'édifice, nous contribuons à cette dynamique formidable, en complémentarité des services existants.

Nous avons aussi notre propre marque de fabrique : nous avons envie de prendre des risques, d'explorer de nouveaux genres, de faire confiance à de nouveaux talents. La grande majorité des films que nous diffusons sont des premiers films de réalisateurs ou de producteurs. Par exemple, le film de Guillaume Pierret, Balle perdue , était son premier film et a été vu par 37 millions d'utilisateurs à travers le monde.

Ce que nous avons peut-être apporté de nouveau, c'est cette capacité à exporter la création française à l'international, de façon inédite - là encore, le film de Guillaume Pierret est un bon exemple. Tous les producteurs que vous avez rencontrés vous l'ont clairement dit : c'est une opportunité qu'il faut pouvoir saisir.

Concernant votre deuxième question, la période du confinement a été très difficile dans le monde entier. Les gens se sont tournés vers des services auxquels ils pouvaient accéder depuis leur domicile. Fort heureusement, on a pu continuer à se distraire depuis son salon pendant toute cette période. Les abonnés sur ces services sont très volatils, ils s'abonnent et se désabonnent en un clic, sans engagement. Fort heureusement aussi, lorsqu'ils ont pu retourner au cinéma, ils l'ont fait, ce dont nous nous félicitons.

Concernant la fusion entre TF1 et M6, de manière générale, Netflix porte un regard positif sur la concurrence, d'où qu'elle vienne. Dans ce cas précis, le sujet est vraiment celui du marché publicitaire. Nous ne faisons pas de publicité sur notre service, nous ne sommes donc pas compétents sur ce sujet, et nous n'avons pas de position au sujet de la fusion entre TF1 et M6.

La question du sport ne nous concerne pas, à ma connaissance.

M. Yohann Bénard . - La révolution qui touche l'industrie française est autogénérée. Nous ne contribuons qu'à rendre l'offre plus diverse, et nous participons positivement à cette évolution favorable.

S'agissant du confinement, Amazon a été aux côtés des Français pour les aider à répondre à des besoins essentiels. Cela a également été le cas de Prime Video, ce service les a aidés à passer cette épreuve difficile.

Je répondrai plus longuement sur le sport. D'une manière générale, notre position est que, pour que le sport se porte bien, il faut des investisseurs. Toute volonté d'investissement et de soutien au sport et à la diffusion du sport nous semble bienvenue.

Je voudrais insister sur le fait que, s'agissant du football, la présence de Prime Video a permis un accès en clair beaucoup plus vaste qu'auparavant.

D'abord, notre base d'abonnés permet à beaucoup de Français de voir du football : nos audiences dépassent régulièrement le million de personnes.

Deuxièmement, nous diffusons des matchs en clair - comme Monaco-Lyon la semaine dernière.

Troisièmement, nous avons des accords avec les autres diffuseurs. Par exemple, alors que l'émission Téléfoot ne comportait plus d'images de la Ligue de football professionnel depuis très longtemps, elle peut à nouveau en diffuser, car nous avons conclu un accord avec TF1 en ce sens.

Nous avons aussi, et il s'agit d'une première en France, une diffusion en clair de la Ligue 2 sur la chaîne TNT de l'Équipe.

Nous avons enfin une émission hebdomadaire en clair sur Prime Video, Dimanche soir football , qui est accessible à tous, que l'on soit ou non abonné à Prime.

Je crois que nous avons permis un grand progrès de la diffusion du football en clair en France, ce dont je me félicite.

M. Thomas Spiller . - Je m'aperçois que pour répondre à votre question concernant le confinement, je n'ai parlé que du parc Disneyland Paris, et non de l'aspect audiovisuel.

Les chiffres montrent que le confinement a augmenté les audiences de tous les acteurs, que cela soit les acteurs classiques des chaînes télévisuelles ou les acteurs du streaming en France. Notre position est que le confinement n'a pas provoqué de déplacement ou de perte de valeur.

M. Michel Laugier . - Vous considérez-vous comme un média aujourd'hui ?

M. Yohann Bénard . - Nous ne sommes pas un média d'information, c'est absolument certain - nous sommes en revanche présents dans le segment du divertissement, c'est celui dans lequel nous opérons.

M. Laurent Lafon , président . - Les représentants de Netflix et de Disney ont précisé dans leurs propos liminaires, que leurs entreprises ne feront pas de l'information. Est-ce qu'un jour Amazon fera de l'information ?

M. Yohann Bénard . - Nous avons déjà beaucoup à faire dans le segment du divertissement. Des investissements très importants doivent être faits, nous sommes un nouvel entrant, donc nous nous concentrons sur ce segment.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Au moins, une chose est certaine : vous répondez quasiment à l'unisson qu'il n'y a pas de concentration, mais au contraire une concurrence féroce. Votre présence devant nous en atteste.

Vous soulignez également l'exception culturelle française : en France, vous êtes venus chercher un incroyable dynamisme de la création culturelle.

Vous avez insisté sur la diversité des usages. Mais vous avez aussi mis en avant les cadres normatifs très stricts qui existent dans notre pays. Vous parlez du « client », du « consommateur », ce qui n'est pas un gros mot, mais ce consommateur est également citoyen. Pour vous, que devrait-on faire évoluer au niveau des normes pour contenter le consommateur, sans que ce dernier soit captif et ne soit plus un citoyen éclairé ?

Ma seconde question a trait au football. Le football est le sport le plus populaire dans notre pays. Indépendamment du fait qu'il est un sport mondialement populaire, il est avant tout maintenant un spectacle. Les joueurs sont comparables à des acteurs. Ils ne s'appellent pas Gérard Depardieu ou Robert de Niro, mais Neymar, Messi. Ce qu'ils produisent est un spectacle.

Madame Daridan, vous faites erreur : Netflix est dans le secteur du sport, non seulement par le biais de l'excellent documentaire sur la Juventus de Turin. La série Sunderland est merveilleuse, car elle explique comment ce sport est devenu populaire en Angleterre, et comment il capte l'attention de personnes qui n'ont plus les moyens d'aller au stade. Netflix a donc compris l'importance du sport.

La remarque de notre président, qui voulait savoir si vous comptiez les investissements dans le football parmi les investissements dans la création audiovisuelle, est pertinente, et la réponse n'est pas si évidente.

Mme Marie-Laure Daridan . - Concernant la question de savoir si le plan du cadre réglementaire et du cadre légal doit évoluer en France, notre arrivée dans le marché français, marqué par l'exception culturelle, a été faite en connaissance de cause. Depuis deux ans, nous travaillons à nous intégrer pleinement dans ce cadre normatif unique au monde.

Sur un plan général, le marché évolue très vite, bouge tout le temps, comprend toujours de nouveaux acteurs et de nouveaux services. Les modes de consommation évoluent extrêmement vite. Nous parlons du streaming aujourd'hui, mais il y aura peut-être demain autre chose. Il est important que l'exception culturelle française tienne compte de ces évolutions, et qu'elle soit suffisamment flexible. Il ne faut pas que les choses soient figées trop longtemps, car les évolutions sont très rapides dans ce secteur.

Plus spécifiquement, nous avons signé l'accord portant la nouvelle chronologie des médias. Mais la fenêtre de quinze mois reste extrêmement longue dans le monde actuel, pour l'abonné, pour le consommateur. Ce sujet doit évoluer à l'avenir. Mme la ministre l'a dit, les parties prenantes l'ont dit, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) l'a dit devant vous. Il faut qu'on revienne assez vite à ces discussions.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Je me permets de faire un parallèle avec les dix-huit mois de procédure nécessaires à la fusion entre TF1 et M6.

M. Thomas Spiller . - Je suis entièrement d'accord avec Mme Daridan. De façon globale, la question clé est la flexibilité réglementaire.

Nous cherchons toujours à suivre les choix des consommateurs, qui évoluent très vite, de manière parfois surprenante.

Nous travaillons toujours dans les cadres réglementaires des pays dans lesquels nous opérons. Alors que les investissements obligatoires en France sont de 25 %, la moyenne européenne est plus proche de 5 %. Nous acceptons le cadre français, à l'intérieur duquel nous travaillons, mais il y a une grande différence, comme la Commission européenne le constate. C'est indicatif d'une tendance.

M. Philippe Coen . - Concernant la chronologie, je voudrais rappeler que dans nos pays voisins, un film sort en streaming entre trente et quarante-cinq jours après la sortie en salle. En France, nous sommes passés de trois ans à quinze mois, voire à dix-sept mois. La fenêtre se referme, par ailleurs, au bout de cinq mois. Les investissements obligatoires entre 20 % et 25 % concernent donc une fenêtre extrêmement courte, qui ne dure que cinq mois, et après laquelle il faut encore attendre quatorze mois jusqu'à une réouverture à 36 mois

Pendant tout ce temps, la piraterie est ouverte - on la constate déjà entre le deuxième mois suivant la sortie en salle et le quatrième mois, dans une fenêtre imposée offerte aux pirates.

Concernant ces pratiques illicites et déloyales, en ce moment, on rencontre fréquemment le phénomène des Virtual Private Network (VPN), qui fait l'objet de beaucoup de publicité agressive en ce moment. L'argument est que, puisque le consommateur a la malchance d'être en France, on lui offre la possibilité de contourner la chronologie française. Nous serions ravis que les autorités françaises, Bercy et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), nous accompagnent pour combattre ces pratiques illicites qui incitent à la fraude.

M. Yohann Bénard . - Notre approche dans le football illustre notre approche plus générale : permettre au public français d'accéder à un contenu français. C'est pour cela que nous avons investi dans le sport que les Français apprécient le plus, avec le championnat de France de football.

Pour que l'industrie française et pour que la création française se portent bien, il faut que cette dernière soit financée, et qu'elle puisse rayonner ailleurs dans le monde. Isabelle de Silva a notamment rappelé devant votre commission pourquoi le cadre réglementaire actuel pouvait être un frein à cette création française, et aussi à son rayonnement dans le monde. Le rapport de l'Autorité de la concurrence de 2019 l'explique très bien. Certaines évolutions devront se poursuivre pour permettre davantage d'investissements dans l'industrie, davantage de prise de risque, pour que la création française rayonne et soit conforme aux souhaits du public.

M. Philippe Coen . - Disney s'inscrit dans des obligations de réinvestissement depuis longtemps : depuis 25 ans, Disney Channel, chaîne française, est soumise à des obligations. Pour investir dans la production française, nous n'avons pas besoin d'obligations. Nous le faisons aussi spontanément, parce que ce qui importe pour un éditeur de service, c'est que le contenu soit vu. Ce n'est pas une obligation qui va faire notre objectif économique. Notre objectif, c'est le succès, l'audience, et que le public soit au rendez-vous.

Depuis 1986, nous avons été considérés comme un groupe d'origine non européenne. Même si nous sommes présents en France depuis quatre-vingt-huit ans, l'article 40 de la loi, votée et revue dans cet hémicycle, ne nous a pas autorisés pendant plusieurs décennies à pouvoir concourir avec les règles qui s'appliquent aux autres opérateurs, pour pouvoir offrir à tous les foyers français une chaîne jeunesse. Nous en avons fait les frais pendant près de trente ans maintenant.

M. David Assouline , rapporteur . - Pourriez-vous nous dire, ou sinon nous envoyer par écrit, quels investissements dans la production vous envisagez de faire en France et dans le monde en 2022 ? Nous avons évoqué les chiffres de 2020 et 2021.

Mme Marie-Laure Daridan . - En France, c'est plus de 200 millions d'euros en 2022, comme je vous l'ai déjà dit. Je vous transmettrai les chiffres des investissements mondiaux ultérieurement, afin d'être très précise.

M. Yohann Bénard . - Je n'ai pas ce chiffre mondial à ma disposition. J'ai fait référence aux chiffres concernant l'investissement en France.

M. David Assouline , rapporteur . - C'est-à-dire 40 millions d'euros. C'est fondé sur une évaluation de 30 % du chiffre d'affaires, et cela peut varier ?

M. Yohann Bénard . - Il s'agit d'un plancher, un minimum prévu par notre convention avec l'Arcom, conclue en décembre dernier. Ce plancher peut être dépassé, en fonction de l'évolution de notre chiffre d'affaires et en fonction du calcul légal. Les mêmes règles s'appliquent à nous ainsi qu'à l'ensemble des autres acteurs, mais nous avons accepté en plus de fixer un plancher à 40 millions d'euros d'investissements.

M. Thomas Spiller . - Nous n'avons pas de chiffre à donner pour la France. Mais globalement, nous avons annoncé, il y a 48 heures, 33 milliards d'euros d'investissement pour 2022 dans le monde.

M. David Assouline , rapporteur . - Je recommande de la prudence dans nos réflexions. C'est pour cela qu'il y avait une incompréhension avec Amazon. Si l'on intègre à la création la production d'événements sportifs, pour les prendre en compte dans la règle de calcul des obligations d'investissements dans la création audiovisuelle, c'est l'ensemble du système des obligations et du financement du cinéma et de la création audiovisuelle en France qui serait percuté et mis à bas. Je recommande la prudence.

J'ai l'impression que des contentieux peuvent s'ouvrir très vite, d'autres se demandant pourquoi pas eux, avec le précédent ouvert - car accepté - entre Amazon et l'Arcom. Le sujet va s'ouvrir, forcément, et fera l'objet des réflexions de notre commission et de celles du législateur, quand il traitera d'audiovisuel dans les prochaines années.

Mme Monique de Marco . - En complément, avez-vous réservé des parts de financement spécifiques aux documentaires ? Il y a plusieurs types de création...

M. Yohann Bénard . - C'est effectivement le cas. Dans notre convention avec l'Arcom, nous avons pris l'engagement d'aller au-delà des obligations légales, d'abord en termes de financement global, mais aussi en termes de financement du documentaire. La convention prévoit en effet que 3 % minimum de l'obligation d'investissement de Prime Video sera consacrée aux documentaires.

M. Philippe Coen . - Notre convention avec l'Arcom est publique, et a été signée le 9 décembre dernier. Nous nous sommes engagés à investir 1,5 % de notre chiffre d'affaires dans les documentaires. C'est un genre qui s'inscrit bien dans nos priorités. Dans les six verticales de notre service, nous avons National Geographic et Star qui comprennent des documentaires. Pour nous, ce n'est pas un point de départ. Notre point de départ remonte à plus de vingt-cinq ans en France. Nous avons déjà investi dans 3 000 heures de documentaires en France, 250 séries, 1 000 unitaires. C'est une continuation.

Nous avons aussi des chaînes linéaires émises en France, comme National Geographic, qui rentrent dans le schéma de l'investissement dans la production. Comme ce sont des chaînes documentaires, ce qu'on appelle des factuelles, par définition nous investirons une part importante de notre investissement dans ce genre que nous affectionnons beaucoup.

Mme Marie-Laure Daridan . - Si Netflix a investi particulièrement dans les séries, le coeur de son réacteur, nous avons aussi envie de faire du documentaire et en avons déjà fait. J'en veux pour preuve que le premier projet financé par Netflix et déposé par un producteur indépendant au compte de soutien du CNC, depuis qu'il est ouvert aux producteurs indépendants qui travaillent avec les plateformes, est un projet de documentaire.

M. Philippe Coen . - Et Soprano , sur Disney+, est un documentaire sur le rap dans la région marseillaise. Cela montre qu'avant d'avoir des obligations, nous étions sur ce créneau.

M. Laurent Lafon , président . - Avez-vous une autonomie totale dans le choix des productions que vous financez en France, ou cela rentre-t-il dans une orientation fixée par votre entité aux États-Unis ?

Mme Marie-Laure Daridan . - Netflix a des équipes créatives localement. Nous avons une centaine de collaborateurs à Paris, et ce sont eux qui décident d'investir dans des projets français.

M. Laurent Lafon , président . - Il n'y a aucune orientation des États-Unis ?

Mme Marie-Laure Daridan . - Aucune. Certes, il y a des discussions avec le siège européen qui est à Amsterdam. Il y a une stratégie éditoriale européenne, mais les choix sont opérés à Paris.

M. Philippe Coen . - Le pôle de décision de Disney est en Hollande. Les équipes présentes en France contribuent et soutiennent, mais la décision est liée au pays de l'édition du service global européen, qui est à Amsterdam.

M. Yohann Bénard . - Prime Video est un service européen. Je confirme son indépendance en matière de décision vis-à-vis du siège américain du groupe. Nous avons des équipes dans plusieurs pays et notamment en France, avec un peu plus de cinquante personnes. C'est ce service européen qui détermine sa ligne éditoriale.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Lundi 14 février 2022
Audition de M. Gilles Pélisson, président-directeur général du groupe TF1

M. Laurent Lafon , président . - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête en recevant ce jour M. Gilles Pélisson.

Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Monsieur Pélisson, vous êtes président-directeur général du groupe TF1 depuis 2016. Le projet de fusion avec le groupe M6 est au coeur des préoccupations de notre commission, et plus largement, des pouvoirs publics. Nous avons ainsi entendu Nicolas de Tavernost le 28 janvier et nous entendrons Martin Bouygues en fin de semaine sur ce sujet. Olivier Roussat avait par ailleurs également été auditionné le 1 er décembre par les commissions de la culture et de l'économie.

Il s'agit d'un sujet important, qui ne trouvera cependant son issue qu'à l'automne prochain avec la décision de l'Autorité de la concurrence. Je ne voudrais pour autant pas limiter nos échanges à cette fusion. Vous êtes à la tête de la première chaîne française, avec une rédaction importante, d'une chaîne d'information en continu, LCI, ainsi que d'un producteur important, Newen. Le groupe est donc placé au coeur du système audiovisuel français, présent sur tous les fronts. C'est pourquoi nous sommes impatients de vous entendre cet après-midi.

Un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M Gilles Pélisson prête serment.

M. Gilles Pélisson, président-directeur général du groupe TF1 . - Je dirige le groupe TF1 depuis six ans ; je le connaissais bien puisque dès 2009, Martin Bouygues m'avait demandé de siéger à son conseil d'administration. J'ai dirigé auparavant d'autres grandes entreprises telles que Disneyland Paris, Bouygues Telecom et Accor.

Le groupe TF1 réunit plus de 3 600 collaborateurs dans neuf pays. Nos investissements annuels dépassent 400 millions d'euros par an dans la création, environ 60 millions d'euros dans le sport et environ 135 millions d'euros dans l'information. Le coût total de la grille est d'un milliard d'euros.

Nos résultats 2021, très bons, sont le fruit d'une transformation continue de notre modèle économique ces cinq dernières années, dans un monde où la consommation des contenus évolue chaque jour. Nous essayons de rassembler les Français, de créer du lien social tout en gardant notre identité.

En traitant des enjeux de notre société, en proposant des divertissements familiaux, nous avons créé des rendez-vous populaires et même contribué à replacer la fiction française au sein des meilleures audiences de l'année. Nos antennes proposent également de grands rendez-vous sportifs féminins, avec l'Euro de football en juillet ou la Coupe du monde de rugby en fin d'année, et masculins, avec la Coupe du monde de football en fin d'année et la Coupe du monde de rugby en 2023.

Pour ce qui est de l'information, nos rédactions professionnelles indépendantes proposent des grands rendez-vous très variés, avec les JT du 13 heures et du 20 heures, des magazines et l'information en continu sur LCI. Nous dédions une équipe à la lutte contre les fake news , notamment à destination des jeunes.

Nous devons nos très bons résultats d'audience, face à la montée des réseaux sociaux, à nos plus de 430 journalistes qui travaillent sur nos contenus, désormais disponibles en replay sur MYTF1, notre plateforme de streaming. Avec 27 millions d'inscrits et 2,7 milliards de vidéos vues, c'est la première plateforme de replay en France, aux côtés de Salto, que nous partageons avec France Télévisions et M6.

Je souhaite enfin saluer le succès de Newen Studios, notre filiale de production, qui emploie plus de 600 salariés dans neuf pays.

C'est dans ce contexte que nous avons annoncé l'an dernier le projet de fusion des groupes TF1 et M6, opération inédite à l'aune des mutations de notre secteur, car les Français n'ont jamais bénéficié d'une offre aussi large.

Les investissements des plateformes, accessibles en un seul clic sur les télécommandes, donnent le vertige. Les huit premiers groupes américains investissent 115 milliards de dollars de dépenses pour les films et les émissions de télévision sur l'année qui vient. Aussi, les acteurs nationaux doivent défendre des projets ambitieux pour préserver un modèle garantissant notre souveraineté culturelle. Ce projet de fusion en est un. La mise en vente du groupe M6 est une opportunité historique. Depuis quelques années, nous étions convaincus, avec Nicolas de Tavernost, de la nécessité de consolider notre secteur. Je suis fier que le groupe TF1, soutenu par son actionnaire Bouygues, soit l'initiateur d'une telle opération, car ma responsabilité de chef d'entreprise est d'intégrer les ruptures qui pourraient affecter la pérennité de notre modèle.

L'évolution des modes de consommation des contenus fait baisser nos audiences. La durée d'écoute individuelle (DEI) par jour baisse de manière continue : elle est de moins de trois heures pour les 25-49 ans, quand les autres usages comme la SVOD, à 46 minutes, ne cessent de progresser.

Les plateformes internationales, avec leurs capacités financières presque illimitées, créent une spirale inflationniste. Elles mettent en place des stratégies locales en réservant les talents et en verrouillant les droits. Elles ont récemment investi de nouveaux territoires, tels que le sport et le spectacle vivant.

Dans le digital, les investissements technologiques sont capitaux. Puisque l'expérience du consommateur est la clé de sa satisfaction, la connaissance de ses goûts et de ses comportements par l'intelligence artificielle est cruciale.

Les acteurs locaux ont besoin de plus de moyens pour rester compétitifs dans la création comme dans la technologie.

J'entends certains dire que notre projet serait défensif, car nous serions trop petits face aux géants américains. Leurs investissements dans la création française, d'environ 300 millions d'euros, seront inférieurs à ceux de TF1 et de M6 cumulés. C'est bien sur les contenus locaux que nous voulons les concurrencer. Par ailleurs, nous resterons les principaux partenaires de la création française.

Pour d'autres, nous serions trop gros. Côté publicité, les annonceurs souhaitent-ils une alternative réelle aux Gafam et à leurs trois grandes régies publicitaires qui dominent la publicité digitale mondiale ? Côté producteurs, après une grande concentration, Mediawan regroupe plus de vingt sociétés de fiction française. Le groupe Banijay Endemol Shine, dans le divertissement, s'est lui aussi consolidé.

Enfin, je tiens à rappeler que le futur groupe sera plus petit que France Télévisions. On est très loin du géant décrit.

TF1 est une entreprise unique en Europe. C'est ce qui pousse le groupe Bouygues à réinvestir. Nous pensons sincèrement que l'intérêt du public est d'avoir, aux côtés d'un service public puissant, un groupe audiovisuel capable de continuer à faire vivre la marque de fabrique française dans le monde de la création culturelle.

Nous faisons entièrement confiance aux autorités qui analysent notre dossier.

M. David Assouline , rapporteur . - Monsieur Pélisson, je suis très heureux de vous auditionner. Vous dirigez un très grand groupe audiovisuel depuis de nombreuses années et vous avez toujours répondu au Sénat.

Vous plaidez pour une concentration particulière. Vous dites avoir confiance dans les autorités chargées de décider de la fusion entre TF1 et M6. Nous n'avons ni cette compétence ni cette prétention, mais la commission d'enquête a pour objet d'éclairer le débat public sur ce sujet.

Vous décrivez le changement global de dimension de vos concurrents et dites qu'il faut consolider l'audiovisuel public français pour y faire face. Après cette fusion, vous resterez très petits face aux grandes plateformes, la différence d'échelle étant énorme. En revanche, sur le marché français, vous serez très dominant, avec un audimat de plus de 40 %, même s'il faut le moduler selon les catégories. Le législateur fixe des limites ; aussi, il doit savoir de quoi on parle.

Cette fusion n'est-elle pas trop grosse pour le marché français et trop petite pour le marché mondial ?

M. Gilles Pélisson . - Avec 27 millions d'inscrits sur MYTF1 et environ 20 millions d'inscrits sur 6play, nous pouvons être un acteur crédible à l'échelle de la France. Google ou Amazon comptent environ 30 millions d'inscrits en France.

Le vrai problème, c'est l'effet de ciseau dans lequel nous sommes pris. Les plateformes font monter les prix et nous pénalisent sur les contenus - c'est pourquoi la mutualisation de moyens est donc absolument essentielle. En parallèle, la domination de Google et de Facebook, rejoints par Amazon, a pour effet de diriger l'essentiel du marché publicitaire vers le digital.

Comment intervenir pertinemment sur ces marchés en étant suffisamment crédibles ? Tel est notre enjeu.

Notre territoire est la France et la francophonie, et nous y réussissons bien. Avec nos 3 600 collaborateurs, nous avons la capacité extraordinaire de rassembler les Français. C'est fantastique. En capitalisant là-dessus, nous pouvons créer un champion national capable d'exporter son savoir-faire. À titre d'exemple, Newen vient de vendre notre série HPI , avec Audrey Fleurot, dans 68 pays. La Rai Uno, en Italie, l'a programmée en prime time .

La bataille n'est pas perdue. Nous ne serons jamais de la taille des Gafam, mais nous pouvons peser à l'échelle nationale.

M. David Assouline , rapporteur . - Qu'en est-il de votre position dominante sur le marché français, qui suscite des craintes ? Elle est inédite.

M. Gilles Pélisson . - En quoi est-elle inédite ? Si la fusion est réalisée, il y aura d'abord le groupe public, qui sera le plus important, puis deux autres.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez obtenu des pouvoirs publics d'être la première chaîne.

M. Gilles Pélisson . - On peut refaire l'histoire de la privatisation, avec Francis Bouygues.

Ce qui est important, c'est que le service public représente plus de 30 % de l'audience, sur la fiction, le sport ou l'information, avec plus de 1 000 journalistes contre 600 pour nous en cas de fusion. Nous ne sommes pas du tout à la même échelle.

M. David Assouline , rapporteur . - Mais si vous passez à 41 % d'audimat...

M. Gilles Pélisson . - Le service public deviendra le deuxième groupe. C'est le cas dans la plupart des pays d'Europe. On a envisagé de multiplier les petites chaînes avec une TNT 2, mais ce n'est pas forcément mieux pour les audiences ou la création.

Si vous n'avez pas suffisamment d'argent, vous n'existez pas dans le domaine de la création. Voyez Omar Sy : il est sous contrat avec Netflix pour cinq ans.

Le groupe TF1 est bien moins puissant qu'autrefois. Il a plutôt vu ses parts de marché se réduire. Face à des plateformes mondiales, pouvoir résister avec des contenus et une technologie, tel est le nerf de la guerre.

M. David Assouline , rapporteur . - Avec la commission de la culture, nous avons auditionné M. Roussat. J'avais souligné que le groupe TF1 n'allait pas si mal puisqu'il avait distribué des dividendes. Il m'avait rétorqué que la situation était exceptionnelle, liée au covid.

Or, avant le covid, le chiffre d'affaires était déjà en nette progression.

M. Gilles Pélisson . - De 3 % ! Voyez la croissance des Gafam !

M. David Assouline , rapporteur . - Vous présentez une situation plutôt florissante, à l'inverse de M. Roussat. J'entends toutefois que vous vous projetez à dix ans et que selon vous, la dynamique sera mortelle si vous ne réagissez pas.

Confirmez-vous ce qui s'écrit sur la reprise des chaînes que vous êtes contraints de céder en raison de la loi de 1986 ? Il n'y aurait pas beaucoup de repreneurs.

M. Gilles Pélisson . - Pourquoi voyons-nous des nuages noirs s'amonceler ? Les Américains ont trois à quatre ans d'avance sur nous, or, aux États-Unis, la pénétration de la SVOD est de 83 % contre 64 % en France. Les grandes plateformes américaines vont donc continuer à croître sur le marché français.

La DEI est passée aux États-Unis de 4 heures 36 minutes à 2 heures 56 minutes entre 2011 et 2019, soit une perte de 100 minutes. Nous avons déjà perdu 48 minutes, et nos projections sont d'environ 2 heures de DEI.

Le marché de la publicité linéaire est passé de 64 milliards à 58 milliards de dollars en cinq ans, depuis 2016. Surtout, il devrait tomber à 44 milliards dans les cinq prochaines années, soit une perte de 15 % en dix ans.

Si nous perdons ces 3,3 milliards d'euros avec 15 ou 20 % de perte, ce sont plusieurs centaines de millions d'euros qui disparaîtront durant les prochaines années. C'est pour cela que nous sommes inquiets. Nous pouvons certes faire comme la grenouille dans l'eau chaude dont la température augmente peu à peu, et qui finit par s'ébouillanter. On ne compte plus les sociétés qui ont cru qu'elles allaient s'en sortir, sans se rendre compte de la bascule dans le digital, et qui se sont réveillées trop tard...

Il nous faut saisir cette opportunité historique.

Pour nous conformer à la loi française de 1986, nous devons céder trois chaînes. Paris Première peut être rendue assez facilement, car c'est une autorisation de TNT exploitée uniquement en payant. Je répéterai juste les chaînes mentionnées dans la presse, puisque je n'ai pas le droit de commenter le processus en cours. Il y a Gulli, TFX et 6ter, principales chaînes qui sont intéressantes pour des entrants ou des acteurs existants. Des négociations sont en cours. Je ne peux vous divulguer avec qui nous discutons.

M. Laurent Lafon , président . - Avez-vous des informations sur le calendrier de la vente ?

M. Gilles Pélisson . - Ce calendrier est restreint. Pour arriver fin octobre début novembre 2022 devant l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) - pour un renouvellement des autorisations des chaînes TF1 et M6 en mai 2023 - les futurs acheteurs doivent être autorisés par l'Arcom. Il y a ce qu'on appelle un « 42-3 » pour les valider. Nous avons donc de février à avril 2022 pour nous mettre d'accord. Sinon, nous devrons restituer deux chaînes supplémentaires à l'Arcom qui les remettra sur le marché.

M. David Assouline , rapporteur . - Le groupe TF1 suscite certaines controverses, car il possède à la fois les tuyaux télécoms, la production et l'édition, ce qui pose un problème de concentration verticale. L'activité principale du groupe est liée à une activité autre que les médias et très liée à la commande publique, à savoir le BTP. Le groupe possède des médias qui se concentrent verticalement.

Quelle étanchéité prévoyez-vous entre vos différentes activités ? Xavier Niel a prévu un tel dispositif entre ses activités. Certains disent qu'il n'y en a pas chez vous.

M. de Tavernost va présider l'entité média du groupe fusionné. Comment le vivez-vous ?

M. Gilles Pélisson . - Voici quelques vérités fondamentales, qui seront confirmées par Martin Bouygues lors de son audition. Martin Bouygues n'est pas favorable à l'intégration verticale. Si Bouygues y croyait dans la construction, tous les immeubles de Bouygues immobilier seraient fabriqués par Bouygues construction. Ce n'est absolument pas le cas : quelques immeubles sont construits par Bouygues construction, mais les autres sont réalisés avec Vinci, Eiffage ou d'autres groupes.

Bouygues Telecom est dans une position très asymétrique par rapport à celle de TF1. Lorsque nous avons renouvelé nos contrats avec les grands opérateurs français de distribution, c'est avec Fabienne Dulac, présidente d'Orange France, que j'ai signé en premier, parce que je choisis le leader du marché. Nous sommes des leaders et ensemble nous essayons d'inventer de nouveaux services pour les Français. C'est ce que nous avons fait avec MyTF1 Max en introduisant un replay sans publicité.

Nos collègues de Bouygues Telecom savent que lorsque nous devons innover, nous allons d'abord voir Orange et non Bouygues Telecom. Nous n'avons qu'une seule obligation : avoir des portables Bouygues Telecom. Mais nos entreprises ont des positions asymétriques.

Au niveau du groupe, nous avons un développement propre dans le monde digital et la production. Newen produit peu de choses pour TF1 : actuellement, ce sont deux séries seulement. Et 10 % du chiffre d'affaires total de Newen est réalisé avec TF1. C'est peu. En France, l'intégration verticale pour la production est limitée par une protection assez unique : les producteurs indépendants ont accès à notre commande de façon privilégiée, et sont protégés contre toute velléité d'intégration verticale.

Sur les relations entre Bouygues et la commande publique, Martin Bouygues vous le commentera mieux que moi. Mais au vu du chiffre d'affaires total du groupe, celui-ci ne dépend que très faiblement de la commande publique d'Etat.

M. David Assouline , rapporteur . - Il est difficile de balayer d'un revers de main que d'avoir à la fois une activité essentielle comme le BTP ou la téléphonie, et de posséder en plus un média ne participerait pas d'une volonté d'influence sur les pouvoirs publics ou les autres.

Si la concentration en cours dans le groupe Vivendi fait partie du débat public actuellement et suscite des tensions, la concentration que vous allez opérer est vécue comme pouvant poser des difficultés économiques, mais moins de polémiques sur le plan idéologique. Vos rédactions travaillent, il n'est pas prévu de couper des têtes. Mais il y a un problème sur l'information. Malgré la floraison d'offres sur internet, les journaux de 20 heures ou de 13 heures de TF1 et M6 ont une attractivité mesurée par toutes les enquêtes, et devant le service public. Vous faites l'audimat à des moments clés pour l'information. Certes, on se dit que tant que c'est vous, c'est bien, mais si un magnat hongrois fait main basse sur vos chaînes, il pourrait y avoir un problème de souveraineté et d'assurance d'une information libre et indépendante. Comment faites-vous pour que dans le domaine de l'information, il y ait une indépendance et une protection absolue ?

M. Gilles Pélisson . - Vous lisez beaucoup Le Monde, dans l'orbite de M. Niel. Je ne rentrerai pas dans des histoires de politique fiction.

Face à vous, vous avez un groupe qui, depuis trente ans, a été accompagné et soutenu par une entreprise familiale : le groupe Bouygues.

Quand on regarde la qualité de nos rédactions, la façon dont les Français suivent nos journaux télévisés qui font la course en tête par rapport au service public, on ne peut que s'en féliciter. À l'heure des réseaux sociaux, nous fournissons une information fiable. C'est un phénomène assez unique en Europe : certains de nos journaux peuvent rassembler six à sept millions de personnes ! En tant que citoyen, je m'en félicite.

L'Arcom est extrêmement vigilante pour encadrer, réguler, surveiller les médias : elle veille à l'équilibre des temps de parole - ce qui ne s'applique pas à la presse écrite. Il y a des garde-fous.

En 2016, je venais d'arriver quand LCI est passé en clair, après une erreur d'aiguillage.

M. David Assouline , rapporteur . - De votre part !

M. Gilles Pélisson . - Oui. Nous l'avons assumée et payée très cher. Le problème, cela a été l'arrivée non contrôlée et non annoncée d'un ovni, franceinfo. Fin 2015, l'État français a décidé, en quelques mois, de créer franceinfo. Nous avons même assisté à une régression du service : pour diffuser franceinfo, il a fallu passer de la haute définition (HD) à la définition standard (SD), sans aucune étude d'impact ni enquête. Nous étions canal 26, franceinfo était canal 27. On peut peut-être s'en féliciter d'un point de vue démocratique, mais vous voyez le manque de parallélisme.

Nous avons des rédactions qui s'attachent à travailler avec qualité. Nous avons mis en place des garde-fous pour les rédactions. En tant que directeur de la publication, je suis pénalement responsable. Il y a quelques années, Patrick Bloche a fait voter une loi. Nous avons un comité de déontologie qui permet d'avoir des avis. On peut nous faire un procès et insinuer qu'il y aurait cette influence, mais le 13 heures de TF1, c'est un journal qui ne parle pas de politique, mais qui s'intéresse aux Français. Il couvre la province, et parle de la météo, du plus beau marché de France ou de SOS Villages....

M. David Assouline , rapporteur . - Ce n'est pas un procès d'intention. Lorsque vous êtes si dominant sur l'information, cela ouvre des potentialités. Il est logique que nous nous demandions si une telle concentration dans un seul groupe est normale.

M. Gilles Pélisson . - Les Français sont libres de leurs choix, ne l'oublions pas !

On m'avait prédit que la succession de Jean-Pierre Pernaut, idole nationale, serait difficile à gérer. Nous l'avons accompagnée, et il est encore actif chez nous sur LCI. J'en suis ravi. Marie-Sophie Lacarrau, qui était sur France Télévisions, lui a succédé. Les Français ont continué à nous suivre. Je fais confiance à nos équipes de journalistes, à notre qualité éditoriale. Nous avons des équipes extrêmement mobilisées, dirigées de main de maître par Thierry Thuillier et Fabien Namias sur LCI. Lors du passage en clair de LCI, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) nous a demandé de maintenir la séparation des rédactions de TF1 et LCI. Cinq ans plus tard, nous pouvons nous en féliciter.

M. Laurent Lafon , président . - Sans rentrer dans une querelle de chiffres, vous nous avez annoncé des chiffres sur le marché publicitaire qui ne correspondent pas tout à fait à ceux que nous avons entendus la semaine dernière. Ces chiffres seraient en augmentation... Pourriez-vous nous donner vos projections ?

Quel est le prix des annonces publicitaires ? La semaine dernière, les annonceurs nous ont dit que la publicité à la télévision avait une efficacité sans égale pour l'audience donnée à une marque. L'effet « vu à la TV » reste très puissant malgré tout ce que l'on entend sur la baisse de la durée d'écoute individuelle. La publicité à la télévision serait de ce fait peu coûteuse. Le confirmez-vous ? Quelles sont vos prévisions en matière d'augmentation éventuelle des prix de la publicité ?

Certains spécialistes, comme Jean-Louis Missika, estiment qu'une augmentation du prix de la publicité serait inéluctable à l'avenir. Confirmez-vous que vous prévoyez une augmentation des prix non à dix ans, mais d'ici cinq ans ?

M. Gilles Pélisson . - À partir du moment où le PIB augmente de 3 à 4 %, le marché pourra effectivement rebondir de quelques points en 2022.

Mais quand on se projette sur cinq ans, et au vu de l'évolution du marché américain où les audiences décrochent, je pense que nous aurons un décrochage de la durée d'écoute individuelle (DEI). Nous le constatons déjà pour la fin de l'année 2021, avec une baisse de la DEI de 10 % mois après mois... C'est cela qui nous inquiète, et qui entraînera un décrochage de la publicité. Nous aurons moins de stock de GRP ( Gross Rating Point , point de couverture brute) à vendre. Certes, nous pouvons augmenter les prix, mais pas indéfiniment. À un moment donné, le marché va décrocher. C'est ce qui s'est passé aux États-Unis.

En dix ans, le marché de la télévision linéaire va baisser, et donc aussi la publicité à la télévision.

Je suis ravi que les annonceurs utilisent nos arguments sur l'efficacité de la publicité à la télévision. Comparée à certains pays européens, la publicité télévisuelle est relativement peu chère en France. Mais certains crient avant d'avoir mal. À partir du moment où l'Autorité de la concurrence laissera probablement perdurer deux régies après la fusion entre TF1 et M6, il n'y aura aucun intérêt pour le futur groupe à augmenter ses prix, car sinon les annonceurs ne viendraient plus. Rappelons que l'essentiel de l'argent va sur le digital. Quel intérêt économique y aurait-il à vendre un produit cher à seulement quelques clients ? Cela n'aurait pas de sens. Notre chiffre d'affaires est notre seul revenu, car nous n'avons pas de redevance.

M. Laurent Lafon , président . - Le marché semble assez bas actuellement. Il y a encore une marge de progression avant de créer un effet d'éviction. Avez-vous chiffré cette marge ?

M. Gilles Pélisson . - Non, nous ne l'avons pas chiffrée. Elle est probablement de quelques pourcents...

M. Missika a une proximité historique avec M. Niel. Je ne vois donc pas dans ses propos toute l'indépendance que je souhaiterais...

M. Laurent Lafon , président . - Vous avez insisté sur les technologies qui sont un enjeu d'avenir. Sur quels secteurs envisagez-vous d'investir une fois la fusion effectuée ? Bedrock, la filiale de M6, est un leader dans sa technologie. Si nous avons bien compris ce que nous disait Thomas Rabe lors de son audition, Bedrock resterait sous la direction de Bertelsmann. TF1 en serait actionnaire, mais non majoritaire. N'est-ce pas une occasion manquée de garder cette technologie dans le futur groupe TF1-M6 ?

M. Gilles Pélisson . - Dans le secteur technologique, il faut beaucoup de moyens. Il faut avoir une data bien organisée, ce qui passe essentiellement par des investissements dans le cloud . Ce sont aussi des serveurs et surtout des algorithmes, puis des services d'applications qui permettent d'avoir de la fluidité pour servir les clients. Chacun d'entre nous a une consommation différente. C'est comme les e-mails que Netflix vous envoie, personnellement, pour vous conseiller tel ou tel film. Créer ce lien, c'est important et cela demande beaucoup d'investissement pour garder ce rythme par rapport aux grandes plateformes - Netflix, Amazon ou Disney - qui peuvent amortir leurs investissements à l'échelle mondiale.

Netflix investit environ un milliard de dollars dans les technologies. En se réunissant, TF1 et M6 pourront investir quelques dizaines de millions d'euros. Voilà ce qui est intéressant. La plateforme MyTF1 est notée par nos clients 4,3 ou 4,4 sur Android, iOS ou Apple, soit un niveau très proche de celui des plateformes américaines.

Bedrock est la plateforme technologique utilisée dans Salto, en accord avec France Télévisions. Elle appartient au groupe M6. Nous avons trouvé intelligent de faire confiance à M6 pour utiliser cette technologie. Les équipes sont basées à Lyon et à Paris.

Le groupe Bertelsmann a considéré que la plateforme Bedrock était un bel atout, et a mis une partie de ses filiales européennes sur Bedrock, pensant qu'il y avait des économies d'échelle à faire sur ce type d'investissement. Bertelsmann a donc décidé de prendre 50 % de Bedrock, et 50 % appartiennent à M6. Dans le cadre de la fusion, le futur groupe détiendra donc 50 % de Bedrock.

Après la fusion, le nouveau groupe détiendra les deux tiers du capital de Salto. Cela ne posera pas de problème de perpétuer Salto avec cette plateforme technologique.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Le 1 er décembre, la commission de la culture du Sénat a auditionné Olivier Roussat. Vous êtes parfaitement en accord avec lui. Selon lui, le statu quo n'est plus possible. Il se donnait cinq ans avant possible péremption, si j'ose dire. Comme lui, vous avez cité comme indicateur la durée d'écoute individuelle. Cela correspond à une logique entrepreneuriale, aux lois du marché.

Vous avez évoqué le service public. France Info s'est créée en claquant des doigts alors qu'il faut 18 mois pour que votre fusion aboutisse, sachant qu'en plus, au bout de cette procédure, la décision d'un ministre peut passer outre... Voilà une organisation dont nous sommes fiers, que seul notre pays sait mettre au monde !

France Télévisions veut sortir de Salto, mais que deviendra alors la plateforme ? Une plateforme de replay , payante ou gratuite ? Le replay de France Télévisions restera gratuit... Est-ce que Salto pourrait devenir une plateforme de SVoD ? L'Autorité de la concurrence ne risque-t-elle pas de maintenir des contraintes importantes limitant les synergies entre TF1 et M6 ?

France Télévisions aura dépensé 65 millions d'euros d'argent public dans Salto. Le groupe public sera-t-il indemnisé au moins à la hauteur de sa contribution s'il cède ses parts ?

M. Gilles Pélisson . - Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, souhaite que si la fusion TF1-M6 allait à son terme, France Télévisions sorte de Salto. Nous avons commencé à débattre des modalités. Nous envisageons la date de janvier 2023 si la fusion a lieu. Au moment de la fusion, Salto sera contrôlée à 66 % par le nouveau groupe, et France Télévisions en détiendra 33 %.

Quelles sont nos intentions sur cette plateforme ? Sans anticiper trop sur les modalités, que je n'ai pas le droit de vous dévoiler, nous voulons avoir un groupe allant vers plus de streaming , et donc qui serait le plus hybride possible, avec de la télévision, du replay , et de l'activité par abonnement, donc de SVoD payante. Nous pourrons donc garder Salto comme plateforme payante avec une forte présence d'oeuvres inédites pour attirer des abonnements, comme cela se pratique actuellement sur les plateformes de SVoD.

Nous ne voulons pas refaire du gratuit, car nous avons déjà MyTF1 et 6play comme plateformes gratuites.

À ce stade, je ne peux pas vous parler du montant et de la négociation elle-même, car tout dépendra de l'état de forme de Salto fin 2022. Nous oeuvrons actuellement, avec France Télévisions et M6, pour que tout se passe bien. Nous arriverons probablement à converger vers des accords.

Mme Monique de Marco . - Vous avez évoqué la mutualisation de moyens lors de la fusion entre TF1 et M6. Les rédactions seront-elles indépendantes ?

Quel sera votre rôle dans le futur organigramme ?

Les producteurs que nous avons reçus ont insisté sur le maintien de guichets de services séparés. Que pensez-vous de la proposition de Pascal Breton de fixer l'obligation de production indépendante à 15 % au lieu de 12 % actuellement ?

M. Gilles Pélisson . - Nous avons des rédactions indépendantes. L'Arcom prend en charge ce genre de sujets ainsi que les problèmes d'organisation, en rentrant dans un certain niveau de détails. Je n'ai vu cela dans aucune autre industrie ! Il y aura le même genre de dispositif qu'avec LCI : nous aurons les rédactions nouvelles de M6 et de RTL, et un patron de l'information qui chapeautera le tout, comme à France Télévisions. Ce n'est pas révolutionnaire.

Personnellement, je basculerai du côté Bouygues. Je serai administrateur du futur groupe, et aurai la responsabilité du pôle médias du groupe Bouygues.

Les producteurs français sont les plus protégés au monde, car ils sont propriétaires de la propriété intellectuelle de leurs contenus, ce qui n'existe a priori pas ailleurs. Nous avons travaillé main dans la main au fil des années et avons signé des accords ayant fait évoluer la part des producteurs dépendants et indépendants. C'est cet appui sur les producteurs indépendants qui fait qu'actuellement nous avons ces succès en fictions. C'est de bonne guerre de proposer à l'occasion d'une fusion qu'ils puissent gagner encore un petit chouïa... Évidemment, je ne peux pas vous répondre sur ce sujet.

M. Michel Laugier . - J'ai écouté avec attention les raisons de votre fusion. Quelle aurait été votre stratégie si M6 n'avait pas été en vente ?

Il y a une concurrence forte avec les plateformes sur la fiction, puis le sport, et désormais sur le divertissement. Quelle sera votre réponse face à ces attaques ?

Comment s'est fait le choix entre Gilles Pélisson et Nicolas de Tavernost ?

M. Gilles Pélisson . - C'est un choix des actionnaires, qui m'a surpris, de même que les collaborateurs du groupe TF1. Martin Bouygues pourra vous en dire plus. Je basculerai sur le groupe Bouygues.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous allez être directeur adjoint chargé des médias...

M. Gilles Pélisson . - ... et administrateur du futur groupe...

M. David Assouline , rapporteur . - Qui sera le chef de l'autre ?

M. Gilles Pélisson . - Le groupe Bouygues sera le responsable in fine , car si la fusion va jusqu'à son terme, le groupe Bouygues a un complément de prix qui a été rendu public, de 640 millions d'euros, ce qui lui permettra d'atteindre 30 % du capital de la future entité. Le groupe Bertelsmann descendrait à 16 %. Le groupe Bouygues aura donc un contrôle exclusif, avec six administrateurs - dont moi - sur douze.

Ces cinq dernières années, nous avons cherché à nous réinventer et à développer de nouveaux métiers, car la télévision linéaire connaît ses limites. Nous avons racheté des marques dans le digital : Auféminin, Marmiton, Les Numériques, Doctissimo, qui sont des marques éditorialisées. Mais nous dépendons beaucoup, pour la publicité, de Google et de Facebook : à chaque fois qu'ils changent leurs algorithmes, cela touche toute l'industrie de la publicité et les éditeurs.

Nous avons fortement investi dans la production. Nonce Paolini, qui était très franco-français, avec initié des contacts avec Newen, que nous avons finalement racheté en 2016, juste après mon arrivée. Nous avons racheté une douzaine de sociétés. Désormais, nous sommes présents au total dans neuf pays différents : outre la France, nous sommes au Canada, aux États-Unis, en Angleterre, en Belgique, en Hollande... À la fin de l'année, notre pôle de production réalisera 400 millions d'euros de chiffre d'affaires, moitié-moitié entre la France et l'international. C'est une belle réalisation !

Nous avons commencé à nous diversifier. S'il n'y avait pas eu la vente de M6, nous aurions probablement cherché d'autres alliances en Europe ou peut-être avec les Américains. Vu notre taille, nous ne pouv i ons pas rester tout seuls.

Si les plateformes sont nos concurrentes, elles sont aussi parfois des partenaires. Dans le secteur de la production, avec Ara Aprikian qui dirige les contenus du groupe TF1, nous avons considéré que nous pouvions aussi réaliser des séries avec Netflix. Une fiction française de 52 minutes coûte en moyenne entre 800 000 et un million d'euros sur TF1, pour un produit de qualité. Pour Le Bazar de la charité , cela a coûté 2,2 millions d'euros. Il y avait des costumes, des carrosses, des châteaux... Netflix a payé une partie de ces coûts, et nous avons donc ensuite donné cette fiction à Netflix, qui l'a intégré à son catalogue. Nous avons désormais plusieurs projets où Netflix est coproducteur ou associé, soit en amont, soit en aval.

Les plateformes sont pour nous une menace en termes de temps d'attention : les journées n'ont que 24 heures, pour voir un contenu soit sur ces plateformes, soit sur nos chaînes. Mais elles sont aussi des partenaires. Grâce à l'État et au décret relatif aux services de médias audiovisuels à la demande (SMAD), les plateformes ont des obligations de produire en France et nous pouvons en faire des alliés sur de très grands projets, car elles ont besoin de s'alimenter en productions françaises.

Nous les voyons arriver avec des ambitions sur le sport. Pour les événements d'importance majeure, comme les matchs de l'équipe de France ou des événements se déroulant en France, nous avons collectivement un rôle à jouer. Le législateur peut déterminer quels sont ces événements qui doivent rester accessibles gratuitement pour les Français. Vous pouvez nous aider...

M. Laurent Lafon , président . - Nous avons déjà essayé...

M. David Assouline , rapporteur . - J'ai rédigé un rapport sur le sujet.

M. Gilles Pélisson . - C'est un véritable enjeu, si l'on ne veut pas que le sport soit diffusé uniquement par celui qui a les poches les plus profondes...

Nous pouvons avoir les moyens de réguler un peu ce qui se passe dans notre pays, avec des règles, et avec des acteurs comme le service public ou nous.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Actuellement, TF1 et M6 se partagent la diffusion des matchs des Bleus jusqu'en 2022, pour un montant d'environ 140 millions d'euros. Si la fusion devait intervenir, il n'y aurait plus de concurrence sur le marché de la rediffusion, ce qui amènerait inévitablement une décote et pourrait conduire à une baisse des revenus très conséquente pour la Fédération française de football. Cette inquiétude a déjà été confirmée dès avant la fusion. Lors de l'appel d'offres pour les droits de retransmission des rencontres pour la période 2022-2028, TF1 et M6 ont fait une offre de 2,5 millions d'euros par match, bien inférieure au prix de réserve qui était fixé à 3,5 millions d'euros par la Fédération - ce qui est le tarif que vous payez actuellement. Où en sont les négociations avec la Fédération française de football ? Doit-on craindre un écran noir pour le football français ?

M. Gilles Pélisson . - Je suis admiratif : vous connaissez le prix mis dans l'appel d'offres ! Vous citez probablement un article de presse, mais vous comprendrez que je serai circonspect pour les confirmer ou les infirmer. Soyez également prudente...

Malheureusement, les matchs de l'équipe de France n'attirent plus autant d'audience. Nous perdons environ 2 millions d'euros par match sur la période 2018-2022. C'est un aveu de faiblesse du leader, TF1.

Plutôt que de continuer à perdre cet argent, j'ai pris la décision de dire que nous n'avions plus les moyens de nous payer cela, sachant que nous devons davantage investir dans la fiction, en raison de la spirale inflationniste des séries. Nous devions absolument partager la diffusion de ces matchs avec le challenger. Voilà ce qui s'est passé.

Je crois que M. Courbit a affirmé que nous avions essayé de faire baisser les prix des matchs, mais le prix des matchs n'a pas changé : nous avons juste partagé les pertes à deux ! Nous n'étions pas très heureux de cela, mais nous perdions un peu moins d'argent... Notre challenger a aussi pris sa part de charges.

Je suis supporter de l'équipe de France, mais comment trouver la meilleure solution avec des matchs intéressants, mais qui n'attirent plus autant ? Je pense notamment aux matchs amicaux ou de la Ligue des Nations. Il y a tellement de choses sur les écrans que de nombreux téléspectateurs iront voir autre chose en linéaire que ces matchs.

Les matchs de l'Euro concernent l'UEFA, qui commercialise la compétition. Nous voulons trouver une solution intelligente. Nous sommes prêts à nous engager dans la durée. J'ai bon espoir que nous pourrons trouver une solution.

M. Laurent Lafon , président . - La loi de 1986 oblige à ne détenir au maximum que sept chaînes. En 2005, le rapport Lancelot préconisait de raisonner en parts d'audience et non en nombre de chaînes. L'Arcom essaie-t-elle de négocier avec vous les chaînes à vendre ? Vous avez cité les quatre chaînes les plus petites, mais pour lutter contre trop de concentration, il serait sans doute plus pertinent d'en vendre d'autres...

Vous n'avez jamais évoqué l'idée de vendre LCI, alors que la concurrence est forte sur le créneau des chaînes d'information et que l'audience de LCI décroche. Quelle est votre motivation pour la conserver ?

M. Gilles Pélisson . - L'Arcom n'a pas communiqué d'orientations. Elle nous laisse avancer dans nos négociations. Les chaînes ont des conventions de nature différente. Acheter TF1 Séries Films, cela obligerait, en raison de la convention, à passer uniquement des films et des séries. C'est donc plus compliqué à vendre que TFX ou 6ter qui sont des chaînes plus généralistes et donc plus facilement accessibles à des acheteurs potentiels.

L'Arcom n'a pas imposé de critère particulier sur la cession de ces chaînes. Elle souhaite juste qu'il y ait un certain pluralisme d'actionnaires. Si jamais nous sommes obligés de restituer nos fréquences à ce moment-là, l'Arcom sera à la manoeuvre pour les remettre sur le marché.

Pourquoi garder LCI ? L'information est dans l'ADN de TF1. Le 13 heures, le 20 heures, les grands magazines du week-end sont des carrefours de l'information, ils sont structurellement présents dans la grille de TF1.

LCI a été la première chaîne d'information, créée en 1984. Elle était plutôt fondée sur une base économique, business . Le démarrage de LCI a été pénalisé par le fait que dans les plans d'affaires prévus en 2014-2015 par mes prédécesseurs, il n'était pas prévu que franceinfo arrive. Il était alors difficile de démarrer en partant à 0,3 point d'audience. Nous sommes montés à 1.

J'ai bon espoir, et je vois qu'en ce début de campagne présidentielle, nous sommes à 1,3 ou 1,4. Grâce à la politique de Thierry Thuillier et Fabien Namias, nous sommes arrivés à avoir une certaine hauteur de vue, des débats de qualité, et à donner la parole aux Français, avec « Mission convaincre » animé par David Pujadas et Ruth Elkrief, qui touche 400 à 900 000 Français, malgré ce numéro 26 qui nous handicape, loin de BFM et de CNews.

Mais bonne nouvelle, nous perdons de moins en moins d'argent, et améliorons notre fonctionnement. C'est un très bel actif. Il serait dommage de vendre une telle chaîne actuellement.

M. David Assouline , rapporteur . - À l'époque, je m'occupais déjà du suivi des médias. Je pensais qu'il était difficile que le service public n'ait pas sa propre chaîne d'information. Ce n'était pas spécifique à une couleur politique. Il y avait en Europe cette nouvelle façon d'informer dans de nombreux pays. Le service public a une mission spécifique. France Info avait déjà une force de frappe journalistique importante. Elle pouvait donc faire quelque chose à moindre coût.

Au même moment, nous avons voté que LCI pouvait passer en clair : cette dot ne vous a pas désavantagé.

Je pense que la numérotation devrait regrouper toutes les chaînes d'information, sans désavantager l'une d'entre elles.

La presse a relaté les chiffres des appels d'offre qui ont été dévoilés ici. Beaucoup de choses se disent ici. Est-ce de bonne ou mauvaise foi ? Nous sommes tout de même devant une commission d'enquête..

On nous a dit que lors des appels d'offres pour le marché de retransmission des matchs de football de l'équipe de France en 2016, il y avait eu une concurrence entre TF1 et M6.

La Fédération française de football a fini par obtenir 3,5 millions d'euros par match. Curieusement, lors du nouvel appel d'offres en 2021, personne n'a offert plus de 2,5 millions d'euros. Certains craignent que cela se passe ainsi pour tout après la fusion. Voilà ce qu'on nous a dit de vous...

M. Gilles Pélisson . - Je n'ai pas le droit de donner les chiffres d'un appel d'offres. Ces chiffres-là n'ont pas le droit d'être divulgués au public !

M. David Assouline , rapporteur . - La personne n'avait pas le droit de le dire ou c'était faux ?

M. Gilles Pélisson . - Le chiffre de 3,5 millions d'euros est juste pour la saison 2016-2020.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous vous inscrivez en faux sur la tendance ?

M. Gilles Pélisson . - Je ne connais pas les montants de M6, car nos offres sont séparées. Et je n'ai pas à vous transmettre les montants de notre offre.

M. David Assouline , rapporteur . - Indépendamment des montants - tout le monde nous oppose le secret des affaires - la tendance est-elle à la baisse du prix d'achat ?

M. Gilles Pélisson . - Je vous confirme que je perds 2 millions d'euros lorsque je paie un match 3,5 millions d'euros. Cela ne peut plus durer, d'autant que les prix de la fiction et du divertissement montent. Ensuite, nous faisons une péréquation.

M. David Assouline , rapporteur . - La Fédération française de football aura moins d'argent.

M. Gilles Pélisson . - Il y a France Télévisions !

M. David Assouline , rapporteur . - Le service public n'a pas le droit de diffuser de la publicité après 20 heures... Or les matchs doivent être diffusés en clair.

M. Gilles Pélisson . - C'est une question d'arbitrage.

M. David Assouline , rapporteur . - Le service public ne pourra pas s'offrir de grandes manifestations sportives. La tendance est donc d'offrir moins d'argent pour ces matchs ?

M. Gilles Pélisson . - J'ai bon espoir de trouver un accord avec la Fédération française de football et pour l'Euro. Si l'audience baisse pour les matchs de l'équipe de France, l'Euro continue à être prisé. Or nous répondons un appel d'offres pour l'ensemble.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de Mme Vanessa Boy-Landry, journaliste, à Paris Match, Mme Juliette Demey et M. Bertrand Greco, reporters, au Journal du dimanche, et M. Olivier Samain, ancien journaliste à Europe 1 et ancien délégué du syndicat national des journalistes d'Europe 1

M. Laurent Lafon , président . - Après avoir entendu des journalistes qui nous ont éclairés sur le travail quotidien au sein d'une rédaction, nous poursuivons nos travaux avec l'audition de journalistes travaillant dans un groupe déjà en partie concentré et qui devrait l'être encore plus demain. Vous représentez en effet les sociétés de journalistes d' Europe 1 , de Paris Match et du Journal du dimanche , médias emblématiques de notre pays, qui devraient être prochainement intégrés au groupe Vivendi.

Nous vous interrogerons sur vos conditions de travail actuelles dans le groupe Lagardère et sur les perspectives qui vous ont été annoncées dans le cadre du regroupement à venir.

Nous accueillons donc M. Olivier Samain, ancien délégué du syndicat national des journalistes (SNJ) d' Europe 1 . Vous avez passé 39 ans dans la station, qui était alors celle de la rue François 1 er , que vous avez quitté en prenant votre retraite en septembre dernier. Vous avez mené comme président du SNJ de la radio un combat contre votre nouvel actionnaire, notamment sur la question des synergies. Vous pourrez nous donner des éléments pour apprécier cette période marquée notamment par un conflit social.

Madame Boy-Landry, vous êtes présidente du syndicat des journalistes de Paris Match . Vous vous apprêtez à intégrer le groupe Vivendi mais vous travaillez déjà, comme vos confrères du Journal du dimanche qui sont avec nous, Mme Juliette Demey et M. Bertrand Greco, dans des titres très emblématiques, réputés pour leur influence réelle ou supposée sur la vie politique de notre pays. Comme représentant des SDJ, vous pourrez utilement nous éclairer sur les apports et les limites de la loi de 2016 et sur d'éventuelles améliorations à y apporter.

Je vous propose 8 minutes d'introduction pour chacun des journaux que vous représentez puis nous vous poserons des questions, en commençant par le rapporteur.

Je vous rappelle que cette audition est diffusée sur le site internet du Sénat et qu'elle donnera lieu à un compte rendu qui sera publié. Je vous rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également que vous devez indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflit d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vais successivement vous inviter à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».

Vanessa Boy-Landry, Juliette Demey, Bertrand Greco et Olivier Samain prêtent serment.

M. Bertrand Greco, coprésident de la SDJ du Journal du dimanche . - Juliette et moi sommes coprésidents de la SDJ du Journal du dimanche et nous partageons notre temps de parole.

Mme Juliette Demey, coprésidente de la SDJ du Journal du dimanche . - Nous représentons la SDJ du Journal du dimanche qui réunit une cinquantaine de membres sur la soixantaine de cartes de presse du Journal du dimanche , sans compter les nombreux journalistes pigistes qui signent dans nos colonnes plus ou moins régulièrement. Notre rôle, tel qu'il est défini dans notre charte déontologique adoptée en CSE en 2020, est de veiller au respect de l'indépendance journalistique de la publication face aux pressions de tout ordre, de faire entendre le point de vue des journalistes sur tous les problèmes touchant à la rédaction et à la politique éditoriale.

Il nous semblait important de répondre à votre convocation car la défiance à l'égard de la presse ne cesse de croître. Des journalistes sont pris à partie physiquement dans des meetings politiques. Nous sommes notamment interpellés à propos de nos actionnaires auxquels nous sommes soupçonnés d'être inféodés. Il nous semble important de participer à cette audition et pourtant nous avons hésité, pour plusieurs raisons. D'une part, l'OPA de Vivendi sur le groupe Lagardère est imminente mais elle n'est pas encore consommée. Nous sommes en pleine transition et les lignes ne sont pas encore claires. D'autre part, répondre à vos questions nous expose puisque les représentants des SDJ sont des journalistes comme les autres, ni plus ni moins protégés. Nous souhaitons néanmoins essayer de vous éclairer sur quelques points à commencer par l'exercice de notre profession dans un groupe comme Lagardère News.

Le Journal du dimanche a été créé en 1948 et a été racheté par Jean-Luc Lagardère en 1980 pour devenir l'un des titres majeurs du groupe Hachette Filipacchi Médias. À sa mort en 2003, son fils Arnaud a repris les rênes et à recentrer le groupe vers l'édition et le travel retail en se séparant progressivement de la plupart de ses titres de presse. Le Journal du dimanche a connu des mutations importantes qui ont entraîné, comme dans la plupart des autres journaux, une baisse des ventes au numéro avec l'irruption du numérique et la fin du quasi-monopole dominical du Journal du dimanche avec l'arrivée des éditions du dimanche de L'Équipe , du Parisien et de à la presse régionale. Enfin, l'effondrement du nombre de points de vente a un impact particulièrement fort sur le Journal du dimanche qui compte peu d'abonnés et dont la fenêtre de diffusion est très étroite, seulement quelques heures le dimanche matin.

Ce contexte économique tendu a eu plusieurs conséquences dont le poids croissant pris par la publicité dans les rédactions, la précarisation du métier de journaliste qui s'est accélérée et peut accentuer les pressions auxquelles les salariés et les pigistes sont exposés. Les effectifs du Journal du dimanche ont été drastiquement réduits par deux plans de départs volontaires en 2014 et en 2017. Aujourd'hui, la taille relativement modeste de notre rédaction nous rend plus vulnérables. À titre d'exemple, Le Monde compte près de 500 journalistes.

Le Journal du dimanche conserve toutefois l'image d'un journal d'influence, notamment dans les milieux économiques et politiques. Malgré l'érosion des ventes, la force de frappe du titre, sa capacité à sortir des informations exclusives et son côté prescripteur c'est-à-dire le nombre important d'informations reprises dans les autres médias restent intacts.

Vous vous interrogez sur la façon dont s'exercent concrètement les pressions sur la rédaction. En tant que SDJ, représentant les journalistes « de base », nous ne pouvons pas vous dire ce qui se joue en termes de pression exercée au niveau de la direction. Nous ne sommes pas les témoins directs de ces échanges avec l'actionnaire, ni de ceux entre la direction et les rédacteurs en chef qui ne sont pas membres de la SDJ, c'est une particularité du Journal du dimanche . L'idée que l'actionnaire appelle directement les journalistes pour commander tel ou tel sujet ou leur dire ce qu'ils doivent écrire relève du fantasme. Des pressions peuvent exister, elles sont économiques, politiques, publicitaires mais elles s'exercent sans doute de manière plus insidieuse. Nous ne sommes pas non plus à l'abri de l'autocensure. Les seules interventions visibles dans lesquelles nous pouvons percevoir la marque de l'actionnaire sont les changements de direction. Depuis plus de 40 ans, le Journal du dimanche n'a connu qu'un seul actionnaire principal, le groupe Hachette devenu Lagardère. En 25 ans, 9 directeurs se sont succédé à la tête de notre rédaction et ces trois derniers mois, deux changements sont déjà intervenus. Le 26 octobre dernier, Hervé Gattegno a été remplacé par Jérôme Bellay qui a cédé sa place sa place à Jérôme Béglé le 20 janvier.

Le choix d'un directeur n'est pas anodin puisqu'il est en première ligne face à l'actionnaire. Il peut faire écran à d'éventuelles pressions ou à l'inverse si montrer poreux. Face à des situations qu'elles jugent problématique, la SDJ peut choisir de se manifester publiquement à travers des communiqués. C'est arrivé par exemple en 2007 à l'occasion du non-vote de Cécilia Sarkozy au second tour de l'élection présidentielle. L'article avait alors été censuré un samedi soir alors qu'il était en page. La SDJ peut aussi solliciter des explications en interne. Ces dernières années, elle s'est inquiétée auprès de la direction de la saturation de la parole gouvernementale dans nos colonnes ou du traitement jugé parfois peu distancié de l'affaire du présumé financement libyen de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, par ailleurs membre du Conseil d'administration du groupe Lagardère depuis 2020. Elle peut enfin soutenir d'autres SDJ sur des questions touchant l'ensemble de la profession ou d'autres rédactions, comme celle de Paris Match .

Notre dernière manifestation publique a été le communiqué que nous avons publié il y a moins d'un mois après le énième changement à la tête du journal, pour lequel nous n'avons reçu, à ce jour, aucune explication à ce jour et qui est intervenu à quelques semaines de l'élection présidentielle et en plein OPA.

M. Bertrand Greco . - Dans le dernier communiqué auquel faisait référence Juliette, nous disions notre inquiétude face à l'éventuel rapprochement de notre rédaction avec CNews , chaîne du groupe Bolloré, à la faveur de l'OPA de Vivendi sur Lagardère. Nous exprimions également nos craintes et notre vigilance dans un contexte de reprise en main brutale d'Europe 1 et notre attachement à la ligne éditoriale du Journal du dimanche et à son indépendance. Notre journal n'a jamais été un média d'opinion et nous pensons qu'il se mettrait gravement en danger s'il le devenait.

Une autre crainte nous anime sur d'éventuelles synergies avec d'autres médias du groupe. Nous croyons que chaque titre, terme que nous préférons à celui de marque, doit garder son identité propre. La spécificité du Journal du dimanche et de sa ligne éditoriale ne sont pas interchangeables avec celles d'Europe 1 et de CNews, comme ses journalistes.

Les interventions, plusieurs fois par semaine, de notre nouveau directeur Jérôme Béglé à l'antenne de CNews dans des émissions de débat ne sont pas de nature à nous rassurer. Nous avons soulevé ce point avec lui dès son arrivée. Nous appréhendons plus largement une raréfaction du pluralisme de l'information, découlant d'un fonctionnement qui se ferait en vase clos et de la possibilité de voir le même événement, la sortie d'un livre par exemple, traité à l'identique sous forme de package dans les différents médias du groupe, un groupe industriel dont les intérêts économiques se déploient aussi dans l'édition, le transport ou la logistique. Nous pouvons nous demander si des sujets seront interdits.

Enfin, notre inquiétude porte sur l'emploi. Nous avons vu des départs massifs et douloureux chez nos confrères de Canal Plus , d' itélé et plus récemment d' Europe 1 . Nous relevons que depuis plusieurs mois, il n'existe plus de société des rédacteurs à Europe 1 , ce qui nous semble assez emblématique.

Cependant, depuis la montée en puissance de Vincent Bolloré au capital du groupe Lagardère, nous n'avons, à ce jour, pas constaté de changements manifestes au sein du Journal du dimanche en dehors de ceux qui ont été évoqués à la direction du journal ou de l'apparition récente de nouvelles signatures. Nous restons néanmoins en alerte sur le risque de banalisation des valeurs d'extrême droite dans nos colonnes.

Pour terminer, nous avons listé quelques préconisations pour tenter de préserver la sérénité des journalistes et l'indépendance des médias dans ce contexte de concentration :

- il serait judicieux de créer un statut juridique pour les rédactions. Les entreprises de presse ne sont pas des entreprises comme les autres, le rôle des médias est central dans une démocratie. L'exemple du fonctionnement du Monde nous paraît intéressant et il est pertinent que la rédaction puisse valider le choix de son directeur sur la base d'un projet éditorial ;

- il serait utile de mieux faire connaître et respecter les chartes de déontologie dont tous les journaux sont censés être dotés depuis la loi sur la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias de 2016 ;

- nous préconisons la création d'une instance déontologique propre à chaque rédaction qui accueillerait des personnes extérieures et qui pourrait pointer de potentiels conflits d'intérêts, d'éventuelles pressions et autres dérives liées au contenu du journal ;

- nous soumettrons également à votre réflexion la création d'un défenseur des droits des journalistes ;

- enfin, nous proposons la création d'un statut protecteur pour les sociétés des journalistes et leurs représentants. En effet, comme Juliette l'a souligné, à la différence des élus syndicaux, les membres du bureau des SDJ ne bénéficient d'aucune protection juridique. Nous avons pu constater ces dernières années que le rôle, le fonctionnement voire les statuts d'une SDJ pouvaient être attaqués dans certaines circonstances par la direction. Cela nous semble inacceptable dans une période où son rôle de vigie sera crucial.

Mme Vanessa Boy-Landry, présidente de la SDJ de Paris Match . - Je vous remercie de me permettre d'exposer devant vous l'expérience qui est la mienne en tant que journaliste à Paris Match , journal du groupe Lagardère. J'y travaille depuis 20 ans en tant que journaliste société/santé et je suis présidente de la SDJ depuis deux ans, récemment réélue.

Notre SDJ a été créée en mars 1999, à l'époque de Roger Thérond, l'ancien directeur emblématique de Paris Match . Lors de sa création, elle s'est donnée pour mission de veiller au maintien des traditions de qualité, d'indépendance et de liberté de Paris Match ainsi qu'au respect de son identité, issue d'une histoire longue de plus de 70 ans qui inclut désormais le numérique.

Paris Match c'est l'album de famille des Français, on y raconte l'histoire contemporaine à travers des hommes et des femmes, des photos et des textes. C'est « le poids des mots, le choc des photos » avec un savant mélange chaque semaine de sujets glamour, d'enquêtes, de reportages, de récits et d'interviews.

Depuis cette création notre SDJ est intervenu avec force et publiquement au cours de deux épisodes. Le premier, en juin 2006, pour l'éviction de notre directeur de la rédaction Alain Genestar, après une couverture parue en août 2005 présentant Cécilia Sarkozy et son nouveau compagnon. Alain Genestar a été démis de ses fonctions par la direction du groupe Lagardère. Nous nous y sommes opposés publiquement au nom de l'indépendance de la rédaction et de la liberté éditoriale de Paris Match. Pour la première fois de son histoire, le journal s'est mis en grève mais, malgré notre intervention, Alain Genestar a été remercié.

Le second temps fort de notre SDJ est plus récent. Il s'agissait, au cours des deux dernières années de préserver l'identité de notre journal. En octobre 2019, Arnaud Lagardère a nommé comme directeur de la rédaction Hervé Gattegno dont le projet bousculait les fondamentaux de Paris Match , notamment avec chaque semaine l'introduction d'un éditorial, donc une prise de position du journal, signé par la direction. Paris Match est devenu plus politique, plus polémique. À la suite d'un éditorial commentant une décision de justice concernant Nicolas Sarkozy, membre du conseil de surveillance puis du conseil d'administration du groupe Lagardère, la SDJ s'est désolidarisée publiquement de son directeur. En effet, dans son éditorial, il critiquait le fonctionnement de la justice et qualifiait de peine infamante le jugement visant l'ancien président de la République. Les membres de la SDJ, quasi unanimes, ont considéré que cette prise de position portait atteinte à notre journal et à sa rédaction.

Notre SDJ a aussi des échanges réguliers avec la rédaction, la direction du journal auprès de laquelle elle remonte les interrogations et les remarques des rédactions print et numérique. Nous menons également une réflexion collective avec les autres SDJ. Il nous est arrivé plusieurs fois de soutenir des confrères, de nous positionner publiquement pour défendre la liberté d'informer, notamment au moment de la sécurité de la loi sur la sécurité globale.

Garantir l'indépendance des journalistes des médias détenus par des groupes dont les enjeux sont industriels est une question majeure qui nous concerne. Le groupe Lagardère a et a eu de multiples activités. Il a détenu une quarantaine de titres, plusieurs radios des maisons de production, un groupe d'édition, il a même vendu des missiles et a été un acteur important dans l'aéronautique avec EADS. Démantelé au fil des années, le groupe est aujourd'hui recentré sur le retail avec ses fameuses boutiques dans les gares et les aéroports, l'édition et les médias. Si demain l'OPA de Vivendi est effective, nous serons collectivement très attentifs à ce que l'identité des titres, leur savoir-faire et leur indépendance éditoriale soient préservés. Il en va de la qualité de l'information délivrée et de son pluralisme.

Nous avons à coeur de défendre l'exercice de notre métier. Être journaliste, c'est délivrer une information vérifiée, honnête et pluraliste mais nous manquons de protection. La démocratie dans laquelle nous vivons porte cette responsabilité, celle de créer un système de règles, un mode de fonctionnement qui garantissent l'indépendance des journalistes, l'absence de conflits d'intérêts et le respect de règles éthiques.

La rédaction de Paris Match et ses confrères des autres SDJ réfléchissent à des pistes qui pourraient être des garde-fous, peut-être de nature à inspirer une évolution de la législation sur les médias. Une existence juridique pourrait ainsi être accordée aux rédactions. En effet, celles-ci sont aujourd'hui représentées par les SDJ dont le rôle n'est pas garanti par la loi, qui n'ont aucune existence légale si ce n'est le statut d'association de la loi 1901. Les SDJ pourraient être dotées d'une personnalité juridique, pour que les rédactions soient des personnes morales face à l'actionnaire et qu'elles disposent de droits, comme celui de valider la nomination d'une directrice ou d'un directeur de la rédaction proposée par l'actionnaire, avec pourquoi pas la possibilité d'un droit de veto sur une éventuelle révocation décidée par l'actionnaire.

Dans le prolongement de la loi du 14 novembre 2016 qui prévoit la rédaction d'une charte de déontologie dans les médias d'informations générales et politiques, la constitution d'un comité d'éthique pourrait être rendue obligatoire dans les titres de presse. Pour faire vivre sa charte de déontologie, une rédaction pourrait s'appuyer sur un comité composé de membres de la SDJ, de la direction et d'administrateurs dont l'indépendance est garantie.

Enfin, je rejoins mes confrères sur ce point, il serait souhaitable que les représentants des SDJ qui s'exposent en prenant la parole au nom de tous puissent bénéficier d'un statut de salarié protégé et d'heures de délégation au même titre que les représentants du personnel, non seulement pour les protéger de discriminations ou de sanctions arbitraires, mais aussi pour éviter l'écueil, dans les enjeux importants que nous connaissons, de voir les SDJ s'affaiblir, voire disparaître faute de candidatures. C'est une réalité que nous constatons déjà.

Ce qui se joue aujourd'hui dans nos débats est un enjeu de démocratie. L'image des journalistes est profondément dégradée, certains d'entre nous sont violentés, notre crédibilité est remise en cause par nos lecteurs, nos auditeurs, nos téléspectateurs, par les citoyens dans leur ensemble, qui suspectent une connivence entre la presse, les journalistes et les élites qu'elles soient politiques ou économiques.

Au sein de la rédaction de Paris Match et notamment au sein de la SDJ, nous souhaitons vous faire prendre conscience, Mesdames et Messieurs les sénateurs, mais aussi aux actionnaires présents et futurs, que la crédibilité de leurs journalistes et donc de leurs titres est un bien très précieux, une richesse qui n'a pas de prix. C'est la seule sur laquelle on doit s'appuyer lorsqu'on décide, groupe industriel ou pas, de faire de l'information.

M. Olivier Samain, ancien délégué syndical SNJ d'Europe 1 . - Je vous propose de retracer devant vous la manière dont s'est opéré, en à peine plus de 4 mois, le rapprochement entre Europe 1 et la chaîne CNews.

Mais je vous dois avant cela une précision. En quittant Europe 1 le 30 septembre dernier, comme tous mes collègues qui sont partis à cette période, j'ai dû signer une clause qui, si je résume, m'interdit de nuire aux intérêts d'Europe 1 et du groupe Lagardère, aux intérêts de ses dirigeants et qui m'interdit en outre de révéler des faits qui ne seraient pas connus du public. Mon intention n'est pas de nuire aux intérêts d'Europe 1 ou de ses dirigeants. Quant aux faits dont je vais parler, ils ont donné lieu à de nombreux papiers dans les médias ces derniers mois, ils sont donc connus du public. Je vous demande cependant de garder à l'esprit que je suis sur un étroit chemin de crête, délimité d'un côté par la nécessité de répondre à vos questions au nom du droit à l'information d'intérêt public et de l'autre par cette clause de loyauté que j'ai signée quand j'ai quitté l'entreprise.

4 mois ont donc changé radicalement l'Europe 1. Il y a eu un « avant 11 mai 2021 » et un « après 11 mai ». L'avant 11 mai, c'est celui des rumeurs qui circulaient depuis plusieurs mois sur une possible prise de contrôle d'Europe 1 par Vincent Bolloré et des inquiétudes que cette perspective suscitait chez bon nombre de mes collègues, instruits par la transformation radicale, 4 ans plus tôt, de la chaîne ITélé en une nouvelle chaîne baptisée CNews, cette transformation ayant été opérée par Vincent Bolloré. Avant cette date du 11 mai, quand nous interrogions la direction sur ces rumeurs, elle répondait qu'il ne fallait pas y prêter attention.

Le 11 mai, la présidente d'Europe 1, Constance Benqué, réunit l'ensemble des salariés de l'entreprise pour leur présenter le plan de réduction d'effectifs qui va être mis en oeuvre. Mais très vite, les questions sur Vincent Bolloré s'invitent dans la discussion. Constance Benqué répond que Vincent Bolloré n'est pas le diable, qu'Europe 1 a tout intérêt à se rapprocher de CNews à la manière de ce que font RMC et BFM ou RTL et M6 et que des synergies seront établies entre les 2 structures.

Cette réponse a créé un certain émoi dans l'assistance et le patron de la rédaction, Donat Vidal Revel, présent dans la salle à côté de Constance Benqué, déclare qu'avec un actionnaire qui pèse 27 % du capital de Lagardère « nous sommes tous déjà des salariés de Vincent Bolloré ». À l'époque, Vincent Bolloré détenait en effet 27 % du capital de Lagardère.

En droit, Donat Vidal Revel a tort, l'employeur des salariés c'est Europe 1. Vincent Bolloré n'est qu'un actionnaire, et encore : pas d'Europe 1 mais du groupe Lagardère. Cependant, avec le recul, nous allons comprendre que la phrase de Donat Vidal Revel était juste. En effet, les étapes qui vont suivre vont montrer que les dirigeants de Vivendi et de Canal Plus, dans les faits, à défaut d'être dans le droit, n'ont pas tardé à s'impliquer dans la transformation d'Europe 1.

J'ai identifié 4 moments clés dans ce chemin de convergence entre Europe 1 et CNews. Le 1 er est la décision de remplacer à la rentrée de septembre les présentateurs des grandes tranches d'informations d'Europe 1 par des voix estampillées CNews. Matthieu Belliard à la matinale, Patrick Cohen à la mi-journée et Julian Bugier le soir vont disparaître de l'antenne pour céder respectivement la place à Dimitri Pavlenko de Radio Classique et CNews, Romain Desarbres de CNews et Laurence Ferrari, CNews également. Laurence Ferrari arrive chaque soir avec une émission Punch Line , pur produit de CNews puisqu'elle existe sur cette chaîne depuis 2 ans. C'est donc une émission importée de CNews sur Europe 1 entre 18 heures et 20 heures. Elle commence une heure avant mais cette première heure n'est diffusée que sur CNews.

Le 2 e moment clé est la décision de stopper brutalement la collaboration d'Europe 1 avec Nicolas Canteloup, alors qu'il était encore lié à la station pour une saison. La direction a assuré que cette décision n'avait rien à voir avec sa liberté de ton à l'égard de Vincent Bolloré. Il avait fait quelques sketches égratignant de temps à autre Éric Zemmour, Pascal Praud et peut-être aussi Vincent Bolloré. Pourtant, jusque-là, à chaque rentrée, la direction d'Europe 1 faisait de cette liberté de ton de Nicolas Canteloup un marqueur fort de l'esprit Europe 1.

Le 3 e moment clé, c'est le 14 juillet quand nous avons appris qu'Europe 1 allait casser son antenne pour retransmettre la couverture, par CNews de l'intégralité du défilé sur les Champs-Élysées. Nous l'avons appris par un communiqué de CNews et la direction d'Europe 1 ne communiquera pas sur cette opération. Le matin du 14 juillet, Europe 1 a effectivement abandonné son antenne à CNews à 9 heures 58 et ne l'a récupérée que 2 heures et 50 minutes plus tard. Pendant tout ce laps de temps, Europe 1 a diffusé de longues conversations d'invités de CNews dont les noms étaient difficiles à saisir. La seule voix d'Europe 1 dans cette séquence a été celle du chef adjoint du service politique, Louis de Raguenel.

Enfin, le 4 e moment clé a lieu à la mi-septembre quand nous découvrons que le même procédé se reproduit de façon permanente avec la suppression de la tranche d'information matinale d'Europe 1 le week-end pour la remplacer par la matinale de CNews. À compter du 18 septembre, les auditeurs qui se branchent sur Europe 1 entre 7 heures et 9 heures le samedi matin et le dimanche matin n'ont plus droit, chaque demi-heure, aux journaux préparés par la rédaction d'Europe 1, avec des papiers d'analyse, des reportages, des interviews et des chroniques. À la place, Europe 1 sert à ses auditeurs l'antenne de CNews, avec des voix de CNews, des bulletins d'informations réduits à la portion congrue suivis de longs débats ou de longues discussions mettant aux prises des polémistes inconnus des auditeurs d'Europe 1, qui enchaînent des commentaires sur toutes sortes de sujets.

Au lendemain du premier week-end de cette nouvelle formule, vers le 20 septembre, les élus du CSE d'Europe 1 publient un communiqué dans lequel ils disent que cette approche ne ressemble pas au fonctionnement d'Europe 1 et qu'elle renforce l'idée que cette décision n'a pas été prise au sein de la radio mais plutôt du côté de Vivendi. C'est en effet une décision qui nous semblait ne pas être une décision prise par des professionnels de la radio. Il y aura presque un aveu de ce que nous pressentions, avec la décision de la direction, à peu près un mois et demi plus tard, de revenir en arrière le week-end. En effet, la rédaction d'Europe 1 a pu récupérer la tranche 7 heures/8 heures, ne laissant plus à la chaîne CNews que la tranche 8 heures/ 9 heures qui depuis démarre directement par une interview menée par Jean-Pierre Elkabbach, ancien journaliste et ancien directeur d'Europe 1, suivie de très longs moments de débat entre 2 personnalités. Voilà comment, en 4 étapes, s'est concrétisée cette convergence éditoriale.

Si une grande partie des journalistes et plus largement des salariés d'Europe 1 s'est mobilisée, notamment en faisant grève pendant 5 jours à la mi-juin, c'est parce qu'ils considéraient que le rapprochement CNews/Europe 1 allait signifier la perte de l'indépendance éditoriale de leur radio et au-delà, la fin d'une histoire démarrée il y a 67 ans, qui a vu Europe 1 s'imposer comme une radio moderne, audacieuse, ouverte à tous les courants de pensée et animée d'une volonté farouche de faire son métier d'informer et son métier de divertir à 1 000 lieues de tout activisme politique.

Parfois, les chiffres sont plus parlants que les mots. Sur les 120 journalistes que la rédaction employait encore au printemps dernier, un plus de 60, soit un sur deux, ont décidé de quitter Europe 1 entre le mois d'août et le mois de décembre 2021.

M. David Assouline , rapporteur . - Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de notre commission d'enquête. Comme les actionnaires, vous deviez y répondre mais vous avez manifesté vos difficultés à nous dire tout ce que souhaitez en raison de vos situations personnelles et de l'absence de protection sur le plan juridique.

Vous nous avez dit, madame Demey, que vous aviez réfléchi avant de venir car vous craignez d'être dans une situation de fragilité si vous nous communiquiez des éléments risquant de fâcher l'actionnaire ou le futur actionnaire. Quant à vous, monsieur Samain, malgré votre départ, vous êtes tenu, par des engagements contractuels, de rester silencieux sur un certain nombre de questions qui peuvent mettre en cause l'actionnaire.

Ce que vous nous dites, même si je ne suis pas naïf, me glace. Vos propos soulignent que notre commission d'enquête sur la concentration des médias traite d'un sujet essentiel et qu'elle n'a pas inventé un problème. Dans notre démocratie, devant une commission parlementaire, vous pouvez craindre de nous communiquer des informations et vous pensez que des éléments peuvent être cachés parce qu'une clause de silence vous interdit de mettre en difficulté l'actionnaire d'Europe 1.

Vos témoignages, que je perçois comme sincères, m'interpellent beaucoup. Vous avez répondu à presque toutes les questions que je voulais vous poser sur le nombre de départs, sur les changements de personnel ou de ligne éditoriale. Vous nous avez dit que nous faisions fausse route si nous pensions que des ordres étaient donnés par l'actionnaire mais que les changements avaient lieu à la faveur des changements de direction. Vous avez souligné que vous aviez changé deux fois, en trois mois, de directeur de la rédaction et que l'un d'eux était payé par CNews.

Que suggérez-vous pour que la crainte, voire la peur dont vous nous avez fait part disparaissent ? Vous êtes des représentants des structures qui doivent faire respecter les rédactions. De quelle protection collective avez-vous besoin, en plus de vos protections individuelles comme la clause de conscience et la clause de cession, pour préserver votre indépendance par rapport à l'actionnaire ? Que faudrait-il ajouter à la loi « Bloche » ?

Mme Juliette Demey . - La création d'un statut protecteur pour les représentants des SDJ, à l'image de celui des élus du personnel, augmenterait leur capacité d'action en dégageant du temps grâce aux heures de délégation.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous parlez d'une protection personnelle. Comment se concrétiserait le statut juridique des rédactions que vous avez évoqué ?

M. Olivier Samain . - C'est une proposition que les syndicats de journalistes poussent depuis longtemps. Reconnaître un statut légal aux équipes rédactionnelles leur permettrait d'incarner la ligne éditoriale d'un média. En cas de changement de directeur de la rédaction ou de ligne éditoriale, la SDJ pourrait pleinement exercer son rôle et s'opposer à ces changements.

M. David Assouline , rapporteur . - Cette proposition est-elle similaire à celle mise en place par Le Monde où la rédaction valide la nomination du directeur de la rédaction ?

M. Bertrand Greco . - C'est un modèle qui nous semble assez pertinent et qui pourrait être dupliqué dans d'autres titres. Les rédactions dépendraient moins des actionnaires et bénéficieraient de davantage d'indépendance.

Mme Vanessa Boy-Landry . - Les salariés du Monde contrôlent 25 % du capital. Ils se sont battus, comme ceux de Libération ou des Échos pour valider la nomination du directeur de la rédaction. Ils disposent d'un comité d'éthique ou d'un accord d'indépendance éditoriale. Ces dispositions sont le fruit de batailles et de négociations. Ce sont trois journaux différents, avec trois histoires différentes.

Donner une existence juridique à la rédaction lui accorderait des droits, notamment celui de valider ou de s'opposer à la nomination du directeur de la rédaction. Une rédaction doit aussi pouvoir s'appuyer sur un comité d'éthique pour faire vivre la charte de déontologie. Des chartes de déontologie existent dans de nombreuses rédactions, elles sont différentes puisqu'elles sont le fruit de négociations entre les journalistes et la direction.

Il est essentiel que les rédactions puissent valider la désignation d'un directeur après présentation de son projet éditorial et sa vision du titre et même s'opposer à sa révocation par l'actionnaire. C'est lui qui dispose aujourd'hui du pouvoir d'installer ou de démettre le directeur de la rédaction.

Certains affirment que ce pouvoir donné aux rédactions découragerait les candidatures extérieures et donc limiterait le pouvoir de l'actionnaire. Je pense au contraire que le directeur de la rédaction serait ainsi moins soumis à son actionnaire et que ce système limiterait les phénomènes d'excès de zèle, d'autocensure et de pressions.

M. David Assouline , rapporteur . - Quand nous avons discuté de la loi Bloche, que j'avais proposée au Sénat avant qu'elle ne soit reprise à l'Assemblée nationale à la faveur d'une niche, il y a eu de fortes oppositions des patrons de presse à l'instauration d'un tel mécanisme. Ils estimaient qu'il contrariait la tradition française de la presse d'opinion et que propriétaire d'un journal devait décider de son contenu et de sa ligne éditoriale, nommer son directeur puisqu'il assume en plus la responsabilité juridique des papiers en tant que directeur de la publication.

Vous nous dîtes, que même s'il est incontestable que l'actionnaire nomme le directeur et imprime la ligne éditoriale, le fait qu'il soit adoubé par la rédaction le rendrait un peu plus autonome.

Pouvez-vous préciser le nombre de journalistes ayant quitté Europe 1 ?

M. Olivier Samain . - Sur les 120 journalistes qui travaillaient à Europe 1 au printemps 2021, que ce soient les journalistes en CDI, en CDD et les pigistes à temps plein, à l'exception de certains pigistes en poste à l'étranger qui interviennent de façon très occasionnelle sur l'antenne, entre 60 et 70 sont partis via différents mécanismes. La direction a mis en place un plan de départs volontaires, sous la forme d'une rupture conventionnelle collective dont j'ai bénéficié comme 42 personnes parmi lesquelles 20 journalistes. Ce plan était motivé par un motif purement économique car Europe 1 perdait beaucoup d'argent. Le deuxième mécanisme est celui de la clause de conscience. La rédaction d'Europe 1 n'est pas une rédaction intégrée comme celle de la plupart des journaux ou des stations de radio ou de télévision. C'est une rédaction qui a le statut d'agence de presse, je crois pour des raisons fiscales.

M. David Assouline , rapporteur . - Elle a donc un statut juridique !

M. Olivier Samain . - C'est effectivement, depuis 1988 une société, qui s'appelle Europe News, qui produit des sujets pour l'antenne d'Europe 1 et qui les lui facture. Or, la loi exclut les journalistes d'agences de presse du bénéfice de la clause de conscience. Pendant la grève que nous avons menée mi-juin 2021, nous avons obtenu de la direction qu'elle ouvre un dispositif s'approchant de la clause de conscience qui n'est pas celui de la clause de cession. Plus de 40 journalistes sont partis via ce mécanisme entre septembre et décembre 2021. Enfin, d'autres départs sont intervenus en dehors de ces deux mécanismes, en démissionnant ou à la fin de leurs contrats de saison.

M. David Assouline , rapporteur . - Je note que personne n'est parti par le biais de la clause de cession.

M. Olivier Samain . - La clause de cession n'a en effet pas été appliquée car le statut d'agence de presse prive les journalistes du bénéfice de la clause de cession.

M. David Assouline , rapporteur . - Quel est l'état d'avancement de la procédure pour délit d'entrave lancée en septembre 2021 ?

M. Olivier Samain . - Je constate que vous êtes parfaitement informé. Cette procédure a été lancée par le CSE après la suppression de la tranche matinale d'information d'Europe 1 le samedi matin et le dimanche matin et son remplacement par la tranche matinale de CNews. Le secrétaire du CSE a été mandaté pour engager une procédure de délit d'entrave à l'encontre de la direction d'Europe 1 au motif qu'un changement d'une telle dimension aurait dû faire l'objet d'une information/consultation des instances et d'un recueil d'avis du CSE. Même si l'avis avait été négatif, la direction aurait pu mettre en oeuvre son projet mais elle n'a pas pris la peine de consulter le CSE.

À ce jour, je ne pense pas que le secrétaire du CSE ait engagé cette procédure pour délit d'entrave.

M. David Assouline , rapporteur . - Comment interprétez-vous le départ d'Hervé Gattegno en octobre 2021 ? Est-il dû à des raisons économiques, à une diffusion en déclin, à une décision de l'actionnaire motivée par des considérations de proximité idéologique ou politique ou à la Une de Paris Match sur Éric Zemmour qui a suscité une polémique ? Nous avons l'impression qu'un actionnaire, pour l'instant minoritaire, a complètement bouleversé vos écosystèmes.

M. Bertrand Greco . - Nous avons posé la question à notre direction mais nous n'avons pas obtenu de réponse. Nous ignorons pourquoi Hervé Gattegno a été remercié comme nous ignorons les raisons qui ont motivé le départ de Jérôme Bélier de la direction du Journal du dimanche seulement deux ou trois mois après sa nomination.

Mme Vanessa Boy-Landry . - Son départ est couvert par une clause de confidentialité et la direction de notre journal nous a dit qu'elle ne savait pas non plus pourquoi Hervé Gattegno était parti. Je ne peux pas vous dire si son départ est lié à la Une que vous avez évoquée.

M. David Assouline , rapporteur . - Hervé Gattegno était employé par la direction. Je ne comprends pas pourquoi vous nous dites que la direction n'est pas au courant des motifs de son départ.

Mme Vanessa Boy-Landry . - La direction actuelle de Paris Match ne dispose pas d'informations sur ce départ qui a été décidé par la direction du groupe.

Mme Sylvie Robert . - Merci beaucoup pour vos propos, vos témoignages sont à la fois éclairants et effrayants.

Vous avez plusieurs fois employé le terme d'autocensure. Au cours d'une audition précédente, nous avons demandé à un journaliste de définir l'autocensure. Pouvez-vous nous dire si cette autocensure est abordée au sein des SDJ et comment est-elle appréhendée au regard du sens du métier de journalistes ?

Par ailleurs, la question de la qualité de l'information et de la baisse des moyens (moins de budgets pour les reportages, moins de capacité à travailler sur le fond des sujets) est-elle liée au contexte que vous avez décrit ?

Enfin, vous avez mentionné la création d'une instance déontologique en plus des chartes. Pouvez-vous nous expliquer comment elle fonctionnerait ?

M. Bertrand Greco . - Nous vous soumettons des pistes de réflexion que nous n'avons pas forcément creusées. Une instance déontologique composée de représentants de la rédaction et de personnes extérieures, propre à chaque rédaction, pourrait porter un regard sur le contenu d'un média et jouer un rôle de contre-pouvoir.

Mme Sylvie Robert . - Elle jouerait donc un rôle en plus des chartes.

M. Bertrand Greco . - Les comités d'éthique sont obligatoires dans les médias audiovisuels mais pas dans la presse écrite. Nous disposons d'une charte de déontologie que nous avons rédigée mais elle n'a pas été diffusée au sein de la rédaction.

Mme Vanessa Boy-Landry . - L'autocensure est très difficile à repérer. On pourrait parler de frilosité à aborder certains sujets mais je ne peux pas dresser un tableau clair des thématiques qui ne sont pas abordées. Je pense que ces mécanismes existent dans tous grands groupes dont les actionnaires ont des activités multiples, avec des enjeux autres que ceux des médias. Elle peut être consciente ou inconsciente mais nous sommes aussi confrontés à l'excès de zèle qui peut provenir des journalistes ou de leur hiérarchie.

C'est pourquoi nous avons besoin de garde-fous pour qu'une rédaction se sente moins à la merci des actionnaires.

Par ailleurs, nous manquons ce temps pour discuter de ces sujets. Un comité d'éthique, tel qu'il existe dans les médias audiovisuels, composé de personnalités vraiment indépendantes par rapport à l'actionnaire et co-désignées, pourrait apporter des garanties. Un journaliste confronté à un problème ou à un manquement à la déontologie pourrait le saisir et ce comité rendrait les chartes plus effectives. En effet, si nous disposons de chartes, nous n'avons pas les moyens de veiller à leur application.

Les journalistes doivent aujourd'hui faire remonter les problèmes de déontologie au CSE qui, chaque année, devrait établir un bilan. Mais celui-ci ne le fait pas car les informations ne lui sont pas transmises par la SDJ qui ne dispose d'aucune protection et qui ne bénéficie pas d'heures de délégation.

M. David Assouline , rapporteur . - Les journalistes craignent-ils de faire remonter leurs difficultés ?

Mme Vanessa Boy-Landry . - C'est une question de temps, de moyens et d'organisation. Nous sommes sollicités quand un problème de déontologie est identifié mais nous n'avons pas de « process » clair pour saisir le CSE chargé d'établir le bilan annuel. Nous avons besoin de nous appuyer sur un comité d'éthique composé de personnalités indépendantes qui pourra plus facilement intervenir.

Enfin, nous souhaitons que les SDJ soient protégées car elles sont sur tous les fronts tout en étant à la merci de la direction. Il y a peu de candidats pour prendre des responsabilités au sein des SDJ qui s'affaiblissent ou disparaissent.

M. Olivier Samain . - L'autocensure existe depuis de nombreuses années dans les rédactions mais les conférences de rédaction permettent de la limiter. Europe 1 organise 3 conférences de rédaction, le matin, en début d'après-midi et en fin de journée pour préparer la tranche d'information du lendemain matin. Tous les journalistes sont invités pour proposer leurs sujets qui sont débattus avant d'être sélectionnés. Ces débats se déroulent aux yeux de tous et tous les journalistes comprennent les choix qui ont été opérés. Si la direction décide de ne pas traiter un sujet, les journalistes en sont témoins. Il est donc essentiel de faire vivre ces conférences de rédaction qui, c'est vrai, sont chronophages. J'ai connu les grandes années d'Europe 1 et ses conférences de rédaction très riches, très nourries, donnant lieu parfois à de vifs débats, mais aujourd'hui, le temps est compté.

M. Michel Laugier . - La presse évolue dans un contexte particulier, avec d'un côté les journalistes et de l'autre un modèle économique spécifique.

J'ai entendu vos préconisations. Il faut en effet protéger les rédactions, garantir une certaine indépendance et la pluralité de l'expression démocratique qui fait partie des missions du Sénat. C'est ici que nous avons voté l'application des droits voisins qui permet aujourd'hui, au moins pour la presse écrite, de percevoir de nouvelles sources de revenus. Nous pouvons discuter de la manière de renforcer la protection dont doivent bénéficier les journalistes.

Sur le modèle économique, les recettes publicitaires de la presse écrite diminuent, comme celles des ventes au numéro, phénomène qui est accentué par la fermeture de nombreux kiosques. Une radio comme un journal doivent trouver leur public. Aujourd'hui, les audiences d'Europe 1 sont loin de l'époque d'or que vous avez évoquée.

Trouvez-vous anormal qu'un actionnaire investisse dans des médias en difficulté et tente de nouvelles approches, par le biais de synergies ou de mutualisations ? C'est peut-être aussi une façon de sauver des médias.

M. Olivier Samain . - Je suis pleinement conscient du problème économique. Arnaud Lagardère a dit dans plusieurs interviews qu'Europe 1 perdait depuis quelques années 25 millions d'euros par an. Je conçois très bien que des mesures doivent être prises pour redresser cette radio. Il faut effectivement explorer de nouvelles pistes pour permettre à Europe 1 de rebondir, notamment avec les podcasts ou des diversifications, mais c'est un chemin compliqué. Les équipes d'Europe 1 sont engagées dans cette voie depuis de nombreuses années mais celle-ci ne permet pas de rétablir l'équilibre financier. Le vrai problème d'Europe 1 est une valse des directions ces dernières années, qui ont chamboulé la grille et fait fuir les auditeurs qui ne s'y retrouvaient plus.

Je suis réservé sur la piste du rapprochement avec d'autres médias pour mutualiser les efforts, comme Europe 1 est en train de le faire avec CNews, RMC avec BFM ou RTL avec M6. Je considère que ce ne sont pas les mêmes métiers. Il existe une spécificité de la radio. On écoute les messages qui passent à la radio d'une façon différente de l'attention portée à un programme de télévision. Vouloir à tout prix mutualiser les deux et faire de la télévision à la radio ou de la radio à la télévision n'est pas la bonne voie.

Mme Juliette Demey . - Des synergies croissantes permettront-elles de résoudre la crise du modèle économique de la presse écrite ? Nous pensons que c'est en défendant l'identité de chaque titre que nous pourrons fidéliser nos lecteurs et en trouver de nouveaux. La résolution de l'équation passe donc plutôt par un investissement dans les rédactions pour développer la qualité de l'information, l'investissement dans les reportages ou dans le numérique pour répondre à la fermeture des kiosques.

L'idée de développer toujours plus de synergies entre des métiers très différents n'est pas forcément, à nos yeux, la meilleure solution.

M. Bertrand Greco . - Les ventes du Journal du dimanche s'érodent comme celles de tous les titres de la presse écrite mais la publicité se porte très bien.

Je ne suis pas sûr que diluer l'identité d'un journal comme Journal du dimanche , qui est forte parce que c'est le journal du 7 e jour, dans d'autres médias soit, y compris économiquement, une très bonne idée. Ce serait aussi porter atteinte au pluralisme de l'information.

Mme Vanessa Boy-Landry . - Je partage la position de mes confrères. Nous devons en effet veiller au pluralisme de l'information et à la qualité de l'information.

Les synergies sont souvent mises en place pour mutualiser les coûts de production journalistique avec des journalistes « couteau Suisse », c'est-à-dire des journalistes qui n'ont pas le temps nécessaire pour faire correctement leur travail et qui devront fournir des papiers ou des reportages pour plusieurs supports. Il existe une façon de construire Paris Match comme il en existe une autre pour le Journal du dimanche . Elles conduisent à la dégradation de l'information. J'ajoute que depuis 10 ans, nous avons perdu 5 000 cartes de presse.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Sur l'échelle de Richter de l'agitation des médias, vous représentez deux titres et une antenne emblématiques. Paris Match est un monument. Quel est celui d'entre nous qui pourrait jurer qu'il ne jette pas un coup d'oeil chaque jeudi sur la Une de Paris Match , qu'il s'agisse de l'assassinat du président Kennedy dans sa Lincoln continental, du premier pas de l'homme sur la lune, de Paul VI en Inde mais également de l'ex-femme d'un président de la République baguenaudant avec son nouveau compagnon ou un jeune homme avec son épouse avant qu'il ne devienne président de la République. Vous nous avez rappelé que Paris Match c'était le « poids des mots, le choc des photos ». En préparant cette audition, je me suis rappelé que vous aviez essayé de changer la devise du journal en « la vie est une histoire vraie » dont personne n'en a entendu parler. « Le poids des mots, le choc des photos », comme le carillon de RTL, fait partie de la France.

Vous représentez aussi le Journal du dimanche qui seul sur le marché le dimanche, à l'exception du Parisien , qui est un peu la 2 e classe. Vous avez perdu un lecteur avec un changement de maquette qui n'avait plus ce côté populaire que je retrouve dans Paris Match , mais vous avez réussi à la stabiliser.

Enfin, vous représentez Europe 1, un chef-d'oeuvre en péril. J'ai connu l'émission « Bonjour Monsieur le maire », les voitures orange qui font partie de l'imaginaire. Tout ça a été dilapidé. Avant le changement de contrôle, Europe 1 a subi une perte vertigineuse.

Pensez-vous qu'un investisseur, dans n'importe quel média, presse, radio ou télévision investira beaucoup d'argent, sans possibilité de piloter l'entreprise, dans le respect bien entendu de l'activité spécifique qui est la vôtre ?

Avez-vous appris, dans votre formation ou dans vos parcours professionnels à diriger des journalistes ?

M. Olivier Samain . - Par le passé, des groupes puissants ont délibérément choisi d'investir dans des médias, en sachant que ces médias ne gagnaient pas d'argent ou même en perdaient, parce qu'ils représentaient de bons leviers d'influence auprès du pouvoir politique.

Je ne sais pas si ce système prévaut toujours aujourd'hui. Vous interrogez de nombreux dirigeants de grands groupes industriels et vous avez peut-être des réponses.

S'agissant de Vincent Bolloré, j'ai lu dans Challenge l'analyse d'un économiste des médias pour qui Vincent Bolloré a pour projet de récupérer l'image de marque d'Europe 1 et de transformer cette radio pour qu'elle s'adresse à un nouveau public à la recherche d'un traitement de l'information qui lui convienne. Cette clientèle serait une grande frange de l'opinion publique à droite et même très à droite, qui ne trouve pas aujourd'hui dans les médias audiovisuels celui qui lui correspond. Cet économiste disait que cette stratégie avait du sens sur le plan industriel. Europe 1 perd en ce moment des auditeurs à cause des changements importants apportés à la grille à la rentrée de septembre 2021 comme elle en a perdu les années précédentes mais peut-être qu'un jour de nouveaux auditeurs écouteront Europe 1. Cette analyse m'effraie mais sur le plan purement économique, elle peut avoir du sens.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Avez-vous, dans vos parcours de formation, appris à diriger une rédaction ?

Mme Juliette Demey . - Je suis journaliste depuis 20 ans et je ne suis jamais devenue manager. Je n'ai jamais bénéficié de formation mais si j'étais devenue manager, j'aurais pu en suivre une.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Je vous remercie pour votre réponse. C'est une formation qui n'existe pas au sein des écoles de journalisme et c'est à mon sens une grave erreur.

M. Bertrand Greco . - Tous les journalistes n'ont pas fait une école de journalisme, beaucoup apprennent sur le tas, c'est mon cas. Je m'interroge sur le sens de votre question.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Il est possible d'apprendre sur le tas, je suis autodidacte, y compris de la politique, mais manager une équipe de journalistes ne s'improvise pas. Un directeur de rédaction est pris entre le marteau et l'enclume, entre les journalistes d'une part et un patron et un actionnaire d'autre part. Je pense que le cursus des écoles de journalisme devrait prévoir un module pour détailler les difficultés auxquelles peuvent être confrontés un directeur ou un directeur adjoint de rédaction car je suis convaincu que manager des journalistes est difficile.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Je vous remercie pour tous les éclaircissements que vous nous avez donnés. Paris Match et le Journal du dimanche sont traditionnellement des journaux papier. Je pense que le numérique a profondément modifié votre travail, y compris d'un point de vue éditorial. Pensez-vous que vos médias respectifs pourraient exister sans être adossés à de grands groupes en capacité d'investir massivement dans les activités ?

M. Laurent Lafon , président . - Qui veut répondre à cette question sur les investissements que nécessite aujourd'hui un grand média en France ?

M. Bertrand Greco . - Je peux tenter de répondre. Le Journal du dimanche n'a pas tout à fait réussi son virage numérique, par manque d'investissements, alors qu'il appartenait à un grand groupe de médias, Lagardère Media News.

M. Laurent Lafon , président . - C'est un grand groupe qui rencontre des difficultés financières depuis des années.

M. Bertrand Greco . - Les investissements dans le numérique n'ont pas été suffisants.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Je comprends que sans grand groupe à vos côtés, vous ne pouvez pas assumer les investissements indispensables, aussi bien pour le papier que pour le numérique.

Mme Juliette Demey . - C'est une question de choix d'investissement par l'actionnaire.

M. Olivier Samain . - Je précise que le groupe Lagardère continue de gagner de l'argent. Ce n'est pas un groupe en difficulté. Il se voulait très en pointe sur le développement numérique, sur la conversion numérique de ses titres. Arnaud Lagardère l'a revendiqué à de nombreuses reprises et a annoncé des décisions majeures dans ce registre.

M. Laurent Lafon , président . - Vous nous avez dit que 60 journalistes avaient quitté Europe 1, 20 dans le cadre de la rupture conventionnelle collective mise en place pour des raisons économiques et 40 dans le cadre de la clause de conscience. Savez-vous combien ont été remplacés ?

M. Olivier Samain . - Les 20 journalistes qui ont quitté l'entreprise pour des raisons économiques n'ont pas été remplacés. Pour les 40 autres, nous étions convenus dans l'accord signé avec la direction qu'ils ne partiraient qu'à partir du moment où ils auraient été remplacés pour permettre à la radio de continuer à fonctionner. Il y a eu énormément de recrutements à la rédaction d'Europe 1 depuis le mois de septembre 2021, nous entendons de nouvelles voix sur l'antenne et je pense que les 40 départs sont le point d'être tous remplacés.

M. David Assouline , rapporteur . - Ne prenez pas à la lettre ce qu'a dit mon collègue sur la 2 e classe du Parisien . Il était moins effronté pour le dire devant Bernard Arnault.

Je vous remercie pour votre courage. Vous n'avez pas pu tout nous dire, vous nous avez fait part de vos limites. Vous nous avez fait prendre conscience que les craintes que nous pouvions avoir et sur lesquelles nous devons travailler pour les limiter ou pour les empêcher sont bien réelles.

Vous avez accepté de témoigner dans une période d'incertitude puisque vous avez évoqué un phénomène qui est à l'oeuvre mais qui n'est pas achevé. Dans ce contexte, cette audition était tout à fait nécessaire.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie pour vos réponses et pour vos témoignages.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mercredi 16 février 2022
Audition de MM. Antoine Gallimard, conseiller du syndicat national de l'édition, Guillaume Husson, délégué général du syndicat de la librairie française, Christophe Hardy, président de la société des gens de lettres

M. Laurent Lafon , président . - Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous poursuivons les travaux avec une table ronde sur l'édition.

Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe socialiste, écologiste et républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Le sujet de l'édition est apparu tardivement dans nos travaux, poussé par l'actualité brûlante du rapprochement des groupes Lagardère et Vivendi. À l'origine, notre commission porte sur la concentration des médias et nous n'avions pas envisagé de traiter de l'édition mais l'actualité de la fusion Lagardère-Vivendi et le fait que les acteurs soient communs avec le monde des médias nous a conduits à décider, il y a une quinzaine de jours, en bureau, d'organiser cette table ronde afin de porter un éclairage, à travers la rencontre de cet après-midi, sur l'opération en cours.

Le rapprochement de ces deux groupes acterait la création d'un mastodonte de l'édition, avec les groupes Editis (représentant 51 maisons d'édition) et Hachette Livres, qui en compte une quarantaine. En cumul de parts de marché, le rapprochement envisagé donne des chiffres impressionnants, puisqu'il aboutirait à 78 % de parts de marché dans la littérature de poche, plus de 80 % dans le parascolaire et près des trois quarts dans le scolaire. Pour autant, nous savons que ce ne seront pas les chiffres définitifs puisque selon une jurisprudence établie depuis une vingtaine d'années, la Commission européenne étant saisie, il y aura très probablement un redécoupage du secteur de l'édition. Le groupe fusionné sera probablement amené à céder une partie de ses actifs à d'autres maisons d'édition.

Il était donc important pour nous de faire le point et de comprendre la réalité de l'impact de ce rapprochement, car il est parfois difficile de faire la part des choses entre les craintes tout à fait légitimes que peut susciter la naissance de ce grand groupe et les indignations parfois intéressées de certains acteurs qui vont récupérer des parts qui seront cédés par le nouvel ensemble une fois que Bruxelles se sera prononcé.

Il nous a semblé important d'entendre trois acteurs essentiels dans cette réflexion, à commencer par M. Antoine Gallimard, dont le nom évoque beaucoup de choses dans l'histoire de la littérature française et pour tous les amateurs de littérature que nous sommes dans cette salle. Vous êtes à la tête des éditions Madrigall et avez pris la tête de la fronde contre ce projet, avec l'ancienne ministre Françoise Nyssen.

Monsieur Guillaume Husson, vous êtes délégué général du syndicat de la librairie française. Je vais citer le communiqué de presse que vous avez rédigé le 21 septembre dernier : « les libraires sont convaincus qu'au-delà des risques pour leur profession, c'est l'ensemble des équilibres du marché du livre qui s'en trouveraient bouleversés, impactant la création, la diversité et le maintien d'acteurs indépendants ». Vous vous êtes ainsi associés à la plainte déposée auprès des autorités communautaires.

Monsieur Christophe Hardy, vous êtes écrivain et président de la société des gens de lettres. Une pétition portée par votre société porte un titre éloquent, « péril sur la biodiversité littéraire ».

Vous avez donc tous les trois manifesté une forte opposition à ce projet de fusion et nous souhaitons vous donner l'occasion de développer vos arguments.

Pour ce faire, je donnerai à chacun huit minutes de temps de parole pour un propos liminaire. Chacun des sénateurs vous posera ensuite une série de questions.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu qui sera publié. Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Antoine Gallimard, Guillaume Husson et Christophe Hardy prêtent serment.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous donne la parole pour huit minutes chacun.

M. Antoine Gallimard, conseiller du syndicat national de l'édition . - J'ai l'honneur de représenter devant votre commission les quelque 720 maisons adhérentes du Syndicat national de l'édition (SNE). J'ai été président de ce syndicat de 2010 à 2012, avant que Vincent Montagne, président du groupe Média Participations, m'y succède.

Avant de vous apporter quelques éclairages sur le secteur éditorial français, je tenais à vous faire part de mon grand intérêt personnel pour les travaux de votre chambre sur la concentration dans les médias. La maison que je dirige depuis plus de trente ans ne relève pas du secteur des médias. Mais l'entreprise culturelle qu'elle est depuis sa création, fondée sur la créativité littéraire, le travail sur les textes, la liberté d'expression et de publication, pourrait être, comme de nombreuses autres, affectée par les phénomènes de concentration qui se font jour dans ce secteur.

La concentration dans les médias peut aller de pair avec une concentration sur le marché de l'édition. C'est le cas pour l'OPA que s'apprête à lancer Vincent Bolloré sur le groupe Lagardère - laquelle pourrait aboutir à la fusion des deux premiers groupes d'édition français, Editis et Hachette, au sein d'un même groupe de médias et de communication. Cette perspective est une menace réelle pour tout le secteur : elle peut mettre entre les mains d'un seul, d'importants catalogues et les moyens effectifs de les exposer très largement.

La filière du livre s'inscrit dans cette économie de l'attention qui veut que la rareté ne caractérise plus la seule production des biens mais l'attention des consommateurs. Un poids excessif des entreprises de médias sur les circuits de diffusion et les supports de promotion des livres, risquerait d'assécher la diversité éditoriale en s'accaparant à leur seul profit l'attention du lectorat. De telles mécanismes sont déjà à l'oeuvre. Ainsi, Daily Motion, Canal +, Gameloft ou Prisma Media, sociétés du groupe Vivendi, ont la faculté de déposer des cookies sur les sites de maisons d'édition d'Editis. On tend ainsi vers un univers médiatique fermé et exclusif.

D'autant que, selon les mesures d'audience de Médiamétrie de décembre 2021, les sites web de Vivendi sont les troisièmes les plus visités en France, derrière Google et Facebook, mais devant Microsoft et Amazon avec 10 millions de visiteurs uniques par jour. À l'échelle nationale, c'est considérable.

On sait que les deux premiers grands groupes d'édition, parviennent déjà à capter une grande partie des best-sellers. Les dix auteurs les plus vendus en France en 2021 sont diffusés, distribués et édités en poche par des filiales éditoriales de Vivendi et Lagardère. Huit d'entre eux y sont édités en première édition. La concentration des sociétés de médias et de communication ne peut qu'accentuer ce phénomène et en démultiplier les effets.

Or l'économie et la diversité de l'édition reposent sur des mécanismes financiers de compensation entre les ouvrages de rotation lente et ceux de diffusion rapide et massive. C'est pour cela qu'elle peut s'exercer dans la durée, au travers de politiques d'auteurs et de collections. L'exercice d'un monopole sur les bestsellers aurait des effets délétères pour la vitalité éditoriale française et sa diversité la privant ni plus ni moins de sa capacité d'autofinancement. Quel serait le mérite d'un champion français dont le rayonnement international se ferait, à terme, aux dépens de la diversité culturelle française ?

Bien sûr, le marché des médias et de la production audiovisuelle, largement dématérialisée, est aujourd'hui pleinement mêlé à l'essor des plateformes et des réseaux de communication numériques internationaux. Mais, si l'édition de livres n'est pas exclue de cet environnement, elle demeure avant tout un marché local, associé à une zone linguistique donnée. Sa diversité, ses équilibres doivent s'évaluer d'abord en fonction de cet horizon, et non en pointant le doigt vers les États Unis.

Le marché de l'édition en France, c'est, pour l'année 2021, 4,5 milliards de CA fort, 400 millions d'ouvrages vendus, pour 800 000 livres disponibles et 65 000 nouveautés par an. Les ouvrages de fonds représentent 60 % des ventes. Il se vend chaque semaine environ 110 000 références différentes dans les 300 plus grandes librairies françaises. Voilà de quoi la diversité est le nom !!!

Si elle tient à la forte créativité des auteurs et des éditeurs, elle est aussi intimement liée à la densité du réseau de librairies, à l'efficacité et à la diversité actuelle de notre système de diffusion et de distribution. Les librairies, grandes et petites, restent le premier circuit de vente du livre, avec quelque 3 500 points de vente réalisant environ 40 % des ventes totales de livres, largement devant Amazon.

Les fondations de notre filière sont assez solides pour entretenir un réseau de vente du livre à la hauteur de la variété et de la qualité de son offre. La loi sur le prix unique du livre, votée il y a plus de quarante ans, y a largement contribué ; et elle s'est vue récemment renforcée, à l'initiative même de votre chambre et de la sénatrice Laure Darcos, en encadrant mieux encore les frais de port. Cette régulation du marché du livre se justifie par l'existence et le maintien de la diversité, tant éditoriale que commerciale.

Sur notre marché de référence, la fusion entre Editis et Hachette est inenvisageable. Il suffit de retenir trois nombres pour s'en convaincre : 33, 50 et 60, correspondant aux trois grandes fonctions, édition, diffusion, distribution.

- 33, c'est le pourcentage des exemplaires vendus en France qui seraient édités par une entité réunissant Hachette et Editis ; en littérature générale, cette part atteindrait 42 %, pour le poche, 55 % ; pour les ventes de livres scolaires, 68 % ;

- 50, c'est le pourcentage des exemplaires vendus en France qui seraient diffusés par cette même entité, c'est-à-dire régis pas des contrats commerciaux négociés et signés par ses filiales de diffusion. Plus grave, en supermarchés, ce taux atteindrait 100 % ;

- 60, c'est le pourcentage des exemplaires vendus en France qui seraient distribués par cette entité, c'est-à-dire expédiés et facturés aux détaillants depuis ses propres entrepôts.

Ces chiffres suffisent pour démontrer l'impossibilité d'une fusion entre le premier et le deuxième groupe d'édition français.

La plus grande vigilance reste de mise. La diversité de notre filière se joue à tous niveaux : celui des auteurs, bien sûr, mais aussi celui des maisons d'édition, des structures de diffusion et de distribution, des détaillants, des bibliothèques, des salons et festivals. C'est la pierre de touche de notre culture littéraire, laquelle est aussi, comme les médias, un puissant vecteur de pluralité démocratique et de liberté d'expression.

Enfin, il ne faut jamais oublier que ce sont très souvent les petites maisons d'édition qui portent les découvertes éditoriales. Une étude sur « les ressorts de l'économie de la création », réalisée en 2014 par François Moreau et Stéphanie Peltier, a établi que près de la moitié des auteurs primés par les grands prix littéraires avaient publiés leur premier livre chez des petits éditeurs indépendants ; et qu'en littérature générale comme en bande dessinée, environ un tiers des livres, seulement, atteignaient leur point de rentabilité. C'est dire l'importance des effets compensatoires entre les échecs et les succès dans notre économie très particulière.

Ce n'est donc pas tant la fusion impossible d'Editis et d'Hachette qui préoccupe le Syndicat national de l'édition et son président Vincent Montagne, ainsi qu'il s'en est ouvert dans un communiqué publié au début de l'année. C'est bien la réunion d'actifs éditoriaux issus de l'OPA de Vivendi sur Lagardère, laquelle serait associée à une puissance médiatique renforcée de Vivendi. En effet celle-ci dégagerait de puissants effets congloméraux - dans le domaine de la presse, de la télévision, de la production audiovisuelle, des jeux vidéo et de la publicité... A cela s'ajoute un risque de déstabilisation durable de notre filière.

La diversité éditoriale a, de fait, tout à craindre de cette concentration des entreprises de médias. Car, malgré la place qu'occupent aujourd'hui ceux-ci sur le web et les réseaux, il est extrêmement difficile pour un livre d'obtenir un peu de visibilité à parution. La société Electre estimait, il y a quelques années, que seuls 25 livres enregistraient chaque année plus de 50 passages médias ! Les places sont très chères ; et si un seul opérateur tient le guichet, elles le seront plus encore. Le regroupement des titres de Prisma, de Paris Match, du JDD, d'Europe 1, de Canal +, de CNews, et peut-être d'autres encore à l'avenir, peut avoir de quoi inquiéter, en particulier si cette concentration s'accompagne de choix idéologiques forts ou de la promotion d'une culture de masse par trop conformiste.

Merci pour votre attention.

M. Christophe Hardy, président de la société des gens de lettres . - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie pour votre invitation. Il était important que les auteurs soient entendus, car la fusion annoncée entre Hachette Livres et Editis est un sujet qui les concerne. Je m'exprime ici en tant que président de la société des gens de lettres et co-président du Conseil permanent des écrivains, qui fédère une quinzaine d'organisations professionnelles représentant une large majorité des auteurs du livre et de l'image. Je m'exprime aussi tout simplement en tant qu'auteur ayant plus de trente ans d'expérience dans le domaine de l'édition.

L'absorption d'un des plus importants groupes d'édition français, Hachette Livres, par son principal concurrent Editis mérite d'être regardée à la bonne échelle. Sur le marché français, elle aboutirait à une concentration inédite. Un argument a été avancé, selon lequel elle s'inscrit dans une stratégie globale qui viserait à transformer un nain en géant capable de rivaliser à l'échelle mondiale avec la puissance des Gafam. S'il est vrai que ceux-ci suivent une logique prédatrice, je rappelle qu'ils ne sont pas des éditeurs. La plateforme Amazon fait un tout autre métier : elle commercialise en ligne une multiplicité d'objets, livres compris, certains publiés d'ailleurs par les groupes Hachette et Editis. Du point de vue des auteurs, le cadre pertinent pour apprécier la fusion Hachette-Editis est celui du marché du livre en France. Cette fusion aboutirait à la création d'un mastodonte. Si le terme de nain mérite d'être introduit dans le débat, c'est plutôt à nous, auteurs, placés devant ce mastodonte, qu'il doit être appliqué.

Nous avons plus d'une raison de nous alarmer des risques économiques que ferait peser sur nous un tel mastodonte. La relation entre auteurs et éditeurs est déjà très déséquilibrée. C'est la raison pour laquelle ont lieu en ce moment, à l'initiative des pouvoirs publics, des négociations interprofessionnelles dont l'objectif est d'améliorer l'équilibre et la transparence dans les relations entre les auteurs et ceux qui exploitent leurs oeuvres, les éditeurs. L'apparition d'un acteur surpuissant ne manquera pas d'affaiblir notre capacité à négocier, collectivement et individuellement.

Collectivement, quelle marge de manoeuvre nous restera-t-il face à un tel acteur pour faire valoir nos droits et obtenir des avancées ? A titre individuel, si aujourd'hui je me lance dans la recherche d'un éditeur pour exploiter l'oeuvre que je viens d'écrire, j'ai l'espoir de faire jouer la concurrence entre plusieurs maisons d'édition de manière à obtenir le contrat le plus favorable. Si demain, j'ai face à moi un groupe surpuissant, quelle possibilité aurai-je de négocier ? Le contrat qui me sera proposé ne risque-t-il pas de se présenter comme un simple contrat d'adhésion aux termes duquel j'accepterai de signer toutes les clauses présentées comme non négociables, suivant une logique du « c'est à prendre ou à laisser » ?

La fusion entre Hachette et Editis va à l'encontre des combats que nous, auteurs, menons, avec parfois le soutien de la puissance publique. Elle est révélatrice de la fragilité de notre situation. Je rappelle que c'est nous qui faisons la valeur des maisons d'édition. Nos titres étoffent les catastrophes. Nos contrats, presque toujours signés pour une durée très longue, la durée de la propriété littéraire et artistique (toute la vie plus 70 ans après notre mort), composent les actifs de ces maisons. Or, quand une maison d'édition est rachetée par une autre et que nos contrats font l'objet de transferts, nous n'avons pas voix au chapitre. Nous sommes rarement prévenus et n'avons aucune possibilité de nous opposer à ce processus. Intégrer un groupe puissant, réunissant activités éditoriales et audiovisuelles, par exemple, serait un atout pour l'auteur, a-t-il été avancé. Il aurait plus d'opportunité et de facilité pour que son roman, par exemple, soit adapté en film ou en série. L'esprit de la loi ne va pas dans ce sens. Ne stipule-t-elle pas que l'édition papier d'une oeuvre et son adaptation audiovisuelle doivent faire l'objet de deux contrats de cession séparés ? Plutôt que de céder des droits sur une hypothétique adaptation en film ou en série, l'auteur a tout intérêt à négocier cette cession de droits quand la perspective d'une adaptation se présente concrètement.

L'autre crainte des auteurs, confrontés à la perspective d'un remodelage brutal du paysage éditorial, se joue sur le front de la culture, de sa richesse et de sa diversité. Dans une tribune parue dans Le Monde début janvier, nous avons alerté quant aux périls qui menacent ce que nous avons nommé la biodiversité littéraire. On peut aussi l'appeler biblio-diversité. Hachette et Editis sont présents sur un certain nombre de segments éditoriaux équivalents. Ils s'y font concurrence. Si fusion il y a, elle incitera inévitablement à pratiquer des économies d'échelle. Certaines collections en doublon disparaîtront, certains titres aussi, dans les catégories comme les guides de voyage ou les livres pratiques par exemple. La conséquence sera un appauvrissement de l'offre. Surtout, au-delà de la fusion entre les deux groupes d'édition, la fusion Editis-Hachette entraînera la création d'outil de diffusion et de distribution à la puissance consolidé, pour ne pas dire écrasante. Fruit du rapprochement d'Hachette Distribution et d'Interforum, appelons-le Inter-Hachette, il représentera plus de 50 % des capacités de diffusion et de distribution des livres. Concrètement, cet outil assure la présence commerciale d'un ouvrage et sa place sur la table des libraires. Il joue donc un rôle déterminant dans le devenir d'une offre nouvelle. Pour s'imposer, un ouvrage dispose généralement aujourd'hui de quelques petites semaines. Tout se joue avant trois mois. C'est bien plus cruel que pour les bébés.

Un tel outil vaut pour les ouvrages produits par Hachette et par Editis mais aussi pour un grand nombre de titres publiés par de petites et moyennes maisons d'édition indépendantes. Si demain Inter-Hachette devait voir le jour, il régnerait sans partage sur la diffusion et la distribution des livres en France. Il aurait la possibilité de privilégier la mise en place des titres publiés par ses propres maisons d'édition et de marginaliser ou d'invisibiliser une part essentielle de la production éditoriale française, qui finirait par disparaître faute de débouchés commerciaux. Ce serait pire si l'on imposait au marché une logique de « best-sellerisation ». Seraient alors mis en avant, avec une force de frappe commerciale inégalée, les seuls titres potentiellement les plus vendeurs.

La plus belle rencontre entre un livre et son lecteur est toujours le fruit du hasard. Rien de plus gris qu'un acheteur entrant dans une librairie pour acheter le livre dont tout le monde parle, rien de plus beau qu'un lecteur entrant dans une librairie avec ou sans projet d'achat précis, et qui repart avec un livre inattendu, dont le titre, la quatrième de couverture, quelques phrases lus en le feuilletant, ont été un appel irrésistible. La diversité éditoriale est une réalité économique dont les enjeux dépassent la seule économie. Elle garantit l'expression libre et plurielle des idées, des pensées et des imaginaires. L'an dernier ont été célébrés les quarante ans de la loi Lang, sur le prix unique du livre, qui permet de maintenir en France une offre très variée, notamment pour les ouvrages et les genres plus exigeants, grâce à la préservation des librairies de proximité.

La logique de fusion entre Hachette et Editis est un geste économique qui va contre ce qui s'est mis en place depuis des décennies en matière de politique culturelle.

Pour un auteur, la vérité passe souvent par la fiction, qui n'est jamais un mensonge mais toujours une forme de révélation. Voici donc une fiction brève, que j'espère éclairante. L'histoire est celle d'un homme habité par une idée fixe. Il est persuadé de l'existence du père Noël, dont il situe le royaume quelque part au fond de l'océan, dans une nouvelle Atlantide. Pendant des années, il accumule les preuves, des preuves scientifiques. De sa lubie, il finit par faire un livre. Par chance, sa famille est propriétaire d'un empire des médias regroupant journaux, télévisions, agences de communication, maisons d'édition, ainsi qu'un énorme réseau de distribution et de diffusion. Un éditeur de ce groupe tentaculaire accepte de le publier. Le livre est annoncé : affiches, articles, messages publicitaires préparent une sortie en fanfare. Le jour de la parution, l'ouvrage est présent par piles entières sur l'ensemble du territoire, de la petite librairie de proximité à la grande surface. L'auteur est invité dans les journaux télévisés et les talk shows de toutes les chaînes du groupe. Le public est conquis et grâce à l'emballement médiatique, Le père Noël vit sous les mers devient un best-seller planétaire. Au bout de quelques mois, une partie de l'opinion se dit convaincue de l'existence de ce père Noël aquatique. Que puisse exister un tel ouvrage, développant une pensée délirante, ne pose pas problème. La liberté d'expression vaut pour les sages autant que pour les fous.

Ce qui pose problème, c'est la capacité qui lui est offerte à coloniser l'espace et les esprits. C'est surtout qu'une fois cette colonisation installée, il devient difficile, voire impossible de faire entendre à égalité de traitement une voix discordante, décolonisatrice, qui affirme l'inexistence du père Noël et qui puisse lutter efficacement contre la « père Noëlisation » des consciences. La morale de cette petite fiction grotesque ou cauchemardesque est simple : un acteur ultra-présent dans le secteur des industries culturelles, en particulier l'édition, s'ouvre la possibilité d'accaparer l'attention collective d'influencer et de fabriquer l'opinion. Il a la capacité d'orienter massivement le débat d'idées et de modeler les imaginaires. Cela représente un vrai risque démocratique et civilisationnel.

Si cette fusion annoncée, dont j'ai évoqué les risques, qu'il est difficile de qualifier trop sommairement parce qu'ils sont à la fois économiques, culturels et politiques, se produit, se pose à nous auteurs la question de notre capacité à réagir. Il est de notre intérêt que les organisations représentatives des auteurs soient entendues, dans ce dossier, par les services de la Commission européenne, en tant que tiers intéressés.

Nous invitons par ailleurs les pouvoirs publics à se pencher sur deux propositions.

Pourquoi ne pas accorder aux auteurs la possibilité légale de résilier leur contrat, dans le cas où une entreprise d'édition à laquelle ils ont confié leurs droits passerait dans d'autres mains ? Dans leur contrat, les journalistes bénéficient, comme vous le savez, d'une clause dite de conscience : lorsque le média pour lequel ils travaillent est revendu ou qu'il prend des orientations idéologiques qui heurtent leurs convictions ou leur indépendance, ils font jouer cette clause pour mettre fin à leur collaboration. Comme aiment le rappeler nos éditeurs, nous entretenons avec eux une relation régie par le principe de liberté contractuelle - relation où chacune des parties est supposée s'engager librement et en conscience. Pourquoi ne pourrions-nous pas disposer de cette liberté de conscience lorsque se produit un bouleversement dans l'orientation éditoriale et idéologique de la maison d'édition à laquelle nous avions cédé les droits d'exploitation de notre oeuvre ?

La seconde proposition est inspirée par ce qu'il se passe aux États-Unis, qui ne passent pas pour être un pays défavorable au libéralisme économique et au libre jeu du marché. Des lois antitrust y ont été adoptées. Elles préviennent les situations de monopole ou de position dominante qui pourraient menacer les équilibres entre les différents acteurs d'un marché, voire même la vie démocratique quand ces monopoles sont présents dans le domaine des médias.

Notre pays a été pionnier en matière de régulation dans le secteur du livre. La création et sa diversité en ont été stimulées. Pourquoi ne pas persister en suivant la même logique, qui a prouvé ses bienfaits ? Ne serait-il pas opportun d'encadrer aujourd'hui des mouvements de concentration capitalistique qui affaiblissent le modèle culturel que notre pays a toujours cherché à promouvoir.

M. Guillaume Husson, délégué général du syndicat de la librairie française . - Merci monsieur le président. Mesdames et messieurs les sénatrices et les sénateurs, je voudrais d'abord excuser la présidente du syndicat de la librairie française, Anne Martelle, qui n'a pu se rendre disponible pour cette audition. Je précise également que nous sommes toujours dans une phase dite de « pré-notification » avec la Commission européenne. C'est toujours sur le scénario de fusion que nous travaillons dans ce cadre, ne sachant pas quel scénario sera in fine retenu.

Nous avons effectivement exprimé les risques très sérieux que cette fusion ferait courir à la profession des libraires (risques économiques, culturels et en matière de conception du livre, de représentation de l'édition et de la liberté de création). Le poids d'Hachette et d'Editis, en librairie, représente en cumul la moitié du chiffre d'affaires global et bien davantage dans certains secteurs (bande dessinée, livres pratiques, ouvrages scolaires, livres de poche). Le déséquilibre de la relation économique entre les libraires et ces grands fournisseurs serait donc accru.

Hachette et Editis sont présents dans l'ensemble des secteurs de l'édition. Ce sont les premiers éditeurs mais aussi les plus gros diffuseurs (le diffuseur étant l'agent commercial de l'éditeur) et les plus gros distributeurs (acteurs logistiques assurant le stockage, l'expédition et la facturation des ouvrages). Ce sont des professions dont on parle moins mais qui sont stratégiques pour le fonctionnement du marché du livre et du point de vue des relations avec les librairies. Ces deux groupes diffusent et distribuent leurs propres maisons d'édition mais aussi de nombreux éditeurs indépendants. Le poids d'Hachette et d'Editis est aujourd'hui cinq fois supérieur à celui de leurs principaux concurrents, Média-Participations et Madrigall. Ces deux groupes sont les seuls fournisseurs des plus petits points de vente, dits multiproduits, et des supermarchés. Enfin, Hachette et Editis pèsent d'un poids très important dans les best-sellers : Hachette et Editis distribuaient ainsi huit des dix meilleures ventes de l'année 2021.

Il faut souligner le déséquilibre du rapport de forces entre Hachette et Editis et les libraires. Les libraires subissent déjà une dépendance à l'égard de ces groupes, qui représentent la moitié de leur chiffre d'affaires et sont incontournables du fait de leur place parmi les meilleures ventes ainsi que dans l'ensemble des rayons. Le diffuseur et le distributeur ont un monopole sur les titres des éditeurs pour lesquels ils travaillent. Pour commander un titre de Plon, le libraire ne peut que passer par le diffuseur et le distributeur d'Editis. Pour commander un titre de Fayard, il ne peut passer que par ceux d'Hachette. Aucune mise en concurrence n'est donc possible entre les fournisseurs des libraires. Ce n'est pas le cas dans tous les autres pays. En Allemagne, il existe une concurrence possible du point de vue des fournisseurs. Dans le cadre du prix unique du livre, que nous soutenons évidemment de manière indéfectible, l'éditeur et son diffuseur fixent à la fois le prix de vente au libraire et le prix de vente au lecteur. C'est donc l'éditeur diffuseur qui maîtrise la marge du libraire et non le libraire lui-même. L'économie des librairies est entre les mains de ces grands groupes qui pourraient aisément abuser de leur position dominante.

Ces deux grands groupes, particulièrement Hachette, proposent déjà les conditions commerciales les plus défavorables du marché, ce que nous dénonçons depuis de nombreuses années. Nous avons de nombreuses discussions commerciales avec Hachette, qui justifie ces conditions commerciales détériorées par sa position de leader. Qu'en serait-il si ce leader doublait de volume ? Si la fusion d'Hachette et d'Editis devait se réaliser, ce déséquilibre du rapport de forces économique et commercial serait, pour les libraires, considérablement aggravé. Leurs marges seraient encore plus réduites qu'aujourd'hui - alors que la librairie est aujourd'hui en France le commerce de détail le moins rentable. Les capacités d'investissement des librairies s'en trouveraient limitées, de même que la possibilité de rémunérer convenablement leurs salariés.

Cette fusion entraîne également, à nos yeux, des risques majeurs pour la diversité culturelle, au-delà des enjeux commerciaux et d'ordre économique. La fusion d'Hachette et d'Editis est une sorte de rouleau-compresseur financier, commercial et marketing qui bloquerait l'accès au marché pour les éditeurs indépendants et qui supprimerait à terme la possibilité même de se faire publier pour de nombreux auteurs plus confidentiels. Les deux groupes fusionnés auraient la capacité à attirer des auteurs publiés chez leurs concurrents, à préempter des droits de traduction, à attirer en diffusion-distribution des éditeurs jusque-là diffusés et distribués par leurs concurrents. Nous craignons aussi une sorte d'effet démultiplicateur, puisque plus le groupe est puissant, plus il accroît en quelque sorte sa puissance. La fusion risque de n'être en fait qu'un début, la puissance de ce nouveau groupe allant croissant.

Du point de vue des risques sur la diversité, les deux groupes fusionnés renforceraient leur stratégie actuelle, qui vise à publier de plus en plus pour occuper les tables et les vitrines des librairies en étouffant le marché : plus de titres, souvent de piètre qualité, mais moins de visibilité pour des milliers de petits éditeurs indépendants. La surproduction s'oppose à la diversité. Or la diversité, c'est la raison d'être des librairies. Face à la concentration des meilleures ventes, des capacités de diffusion-distribution entre les mains des deux principaux groupes et au déferlement de leurs nouveautés sur le marché, les éditeurs indépendants, notamment ceux de petite taille, auraient plus de difficulté à publier et à vendre.

Au-delà de ces risques d'ordre économique et culturel, nous percevons des risques démultipliés par plusieurs facteurs aggravants. Le premier concerne les effets dits congloméraux dus à la présence du groupe Vivendi dans les médias et la communication. Par son ampleur, la concentration envisagée est déjà inédite sur le marché. Elle l'est d'autant plus que Vivendi est très implanté sur les marchés connexes de la communication (la télévision, la presse, la radio, la publicité ou les agences de communication), bien davantage que ses concurrents. Vivendi, c'est une puissance médiatique démesurée pour promouvoir ses propres publications mais aussi pour débaucher des auteurs de best-sellers publiés chez les concurrents. Comme Antoine Gallimard le soulignait, les maisons d'édition ont besoin de cet équilibre, de cette péréquation, entre des titres qui rapportent et ceux, majoritaires, qui sont déficitaires.

C'est également une vision de l'édition réduite en quelque sorte aux produits dérivés qu'elle peut générer. À nos yeux, la valeur d'un livre ne se réduit pas à ses dérivés. Cette stratégie multicanal ne correspond pas à la réalité de l'édition, en tout cas celle de l'édition dite de création pour laquelle les libraires travaillent au quotidien. Enfin, c'est une approche politique et idéologique inquiétante qui constitue à nos yeux une circonstance aggravante.

Je voudrais terminer par le faux argument qui est avancé, en justifiant la fusion entre ces deux grands groupes par la résistance aux Gafam et particulièrement à Amazon sur le marché du livre. Vivendi présente la fusion entre les deux leaders de l'édition comme une nécessité pour résister à l'expansion de ces grands acteurs internationaux. C'est un argument tout à fait trompeur, d'abord parce qu'il ne s'agit pas des mêmes marchés. On ne traite pas une question relative au marché de la vente de livres en concentrant le marché de l'édition du livre. Pour résister à Amazon, la meilleure chose à faire est de soutenir l'existence et le développement de ses concurrents, les libraires en tête. De plus, Amazon est implanté en France depuis 22 ans. Certes, cet acteur progresse mais il ne représente que 10 % du marché. On ne remet pas en cause l'ensemble des équilibres d'un marché pour résister à un acteur qui n'en représente qu'un dixième. L'existence du prix unique du livre, pour le livre papier et numérique, limite déjà largement l'expansion d'Amazon en l'empêchant de pratiquer une politique de dumping sur le prix des livres. Aux États-Unis, Amazon représente 54 % du marché du livre et les librairies indépendantes 6 %. En France, c'est pratiquement 40 %. Cela n'empêche pas les autorités de la concurrence américaines de s'opposer au rachat du troisième éditeur américain, Simon & Schuster, par le numéro un, Random House. Nous voyons donc bien que cet argument de résistance aux Gafam ne peut tenir.

M. David Assouline , rapporteur . - Merci messieurs. Notre invitation est venue un peu plus tard. Je l'ai vivement souhaitée. Il existe bien entendu un phénomène de concentration interne à l'édition mais il a un lien avec notre thème d'enquête (la concentration dans les médias) puisqu'un acteur de cette concentration dans l'édition représente aussi une concentration médiatique importante. Ce lien est donc évident.

De plus, nous sommes globalement dans le même domaine. Ceux qui ne voient nos travaux que sous l'angle de l'indépendance de l'information et de la presse ou du journalisme ne voient pas que les médias produisent aujourd'hui de la culture et ont un poids, bien au-delà de l'information, sur l'information et la formation de l'opinion des citoyens. La production intellectuelle est au coeur de tout cela.

Lorsque nous avons auditionné M. Bolloré, il nous a indiqué que dans l'édition, Hachette était 3 ème et qu'Editis était le 19 ème acteur. Bien entendu, dit comme cela, on peut se demander pourquoi on leur cherche des poux. Il indiquait en fait le rang mondial de ces deux groupes. Sur le marché français, vous avez cité les chiffres. Hachette est le numéro un et Editis le numéro deux. Il est donc question de la fusion du numéro un et du numéro deux. C'est cela qui nous inquiète.

Je vais débuter par des questions précises. À quel degré de concentration du marché du livre la Commission européenne place-t-elle sa limite ?

M. Antoine Gallimard . - J'ai l'expérience de ce qu'il s'est passé en 2003-2004. Jean-Luc Lagardère avait alors essayé de racheter VUP, Vivendi Universal Publishing. Nous étions quelques éditeurs à avoir porté auprès de la Commission une réflexion critique. Il y avait Le Seuil, La Martinière, et par ailleurs les libraires, le SNE et Odile Jacob. La Commission européenne considérait qu'entre 35 % et 40 % (et non à partir de 50 %, qui est la règle commune), la situation devenait problématique. Elle étudiait surtout les segments les plus caractéristiques, les plus importants. Ce qui l'avait frappée, et ce qui nous frappe encore aujourd'hui, c'est surtout la domination de l'ensemble qu'il s'agissait de former dans le scolaire, le parascolaire et dans les outils de distribution.

Aujourd'hui, mon groupe est le troisième groupe en France. Vous pourriez me dire que je suis donc comme les autres et que je recherche un développement permanent. Ce sont des opportunités. Je me réjouis par exemple d'avoir acquis le groupe Flammarion, qui nous a permis de doubler notre chiffre d'affaires. Il s'est toujours agi d'opérations extrêmement complémentaires, qui avaient un sens. Je publie des ouvrages qui se vendent à 300 exemplaires et je peux publier de temps en temps des ouvrages qui se vendent beaucoup plus. L'ouvrage que j'ai le mieux vendu, dans l'histoire de ma maison, est Harry Potter, vendu à plus de 25 millions d'exemplaires. Les éditeurs doivent être comme des pêcheurs. Il faut nourrir son village. À partir du moment où on a pêché assez de poisson, il faut revenir à la côte et s'arrêter pour ne pas abîmer les fonds sous-marins.

Je diffuse de petits éditeurs avec environ 200 000 exemplaires, distribués par nos moyens, alors que Hachette et Editis en distribuent chacun 100 000 par leurs propres sociétés de distribution. Nous avons un réseau extrêmement précieux de librairies. Il fonctionne parce qu'il permet une production nationale, régionale et locale. Le risque est la perte de cette diversité dont tout le monde parle. À l'époque, la direction de la concurrence, à Bruxelles, était soucieuse de préserver les ouvertures au marché. C'est mon inquiétude.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous indiquez que la limite européenne est d'environ 50 %. Vaut-elle dans tous les segments ou y a-t-il des différences suivant les segments (scolaire, parascolaire, littérature...) ?

M. Guillaume Husson . - Je ne peux parler au nom de la Commission européenne. Je pense qu'il y a des cas dans lesquels un seuil de 30 % peut être extrêmement inquiétant et d'autres (en dehors du marché du livre) où une position dominante n'est pas forcément synonyme d'un abus de celle-ci.

M. David Assouline , rapporteur . - N'avez-vous pas de chiffre concernant la jurisprudence européenne ?

M. Guillaume Husson . - Je ne suis pas un spécialiste du sujet mais je pense que la Commission européenne n'en a pas elle-même. J'ai en tête le seuil de 30 % mais je pense que la Commission européenne l'apprécie en fonction du dossier qui lui est présenté et des équilibres du secteur, qui changent suivant que l'on parle du livre ou d'autres domaines. Dans les nouvelles technologies, un acteur peut représenter 90 % d'un marché émergent car il en est pratiquement le seul acteur. La concurrence peut être faussée par le poids sur un marché et/ou par l'abus de cette position dominante.

En France, les éditeurs publient environ 70 000 nouveaux titres par an. Il n'y a pas que les titres publiés dans l'année : il y a aussi ce qu'on appelle le fonds. Nous avons 800 000 titres disponibles. Une librairie stocke en moyenne 20 000 titres, sachant que 70 000 titres paraissent chaque année et que 800 000 titres sont disponibles en tout. Nous voyons donc bien le goulet d'étranglement qui exige un travail des libraires et la bataille que se livrent les éditeurs et les grands groupes pour occuper la place disponible en librairie. Nous ne pouvons avoir, demain, des librairies qui proposent 90 % de titres venant d'un seul acteur, dès lors que celui-ci serait extrêmement dominateur sur le plan commercial, du marketing et de la communication. C'est la diversité que nous défendons, et la place des petits éditeurs. Ceux-ci ont d'ores et déjà du mal à se faire une place. C'est le travail des libraires que d'aller chercher les auteurs publiés par ces petits éditeurs pour les promouvoir. C'est déjà une très rude bataille quotidienne et en termes de communication.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous nous avez expliqué que les auteurs étaient en train d'anticiper une diminution de leur pouvoir de négociation avec les éditeurs. Les deux groupes dont nous parlons répondent que l'opération concerne la maison mère mais que les maisons d'édition resteront autonomes et qu'il n'y aura pas d'intervention. Ils nous assurent vouloir conserver les titres, les collections, etc. et qu'il n'est pas question d'une uniformisation des pratiques, avec un guichet unique ou quelque chose de cette nature. Avez-vous un exemple, tiré d'autres opérations de rachat, ayant conduit à l'existence d'un seul acteur ?

M. Christophe Hardy . - Si vous êtes un auteur, vous êtes lié à un éditeur de la maison d'édition. Je pense par exemple à Hachette. Un service juridique va s'occuper de vous. Dans le cas de Hachette, des choses sont mutualisées. C'est le cas aussi de la comptabilité. Les choses ne sont pas cloisonnées maison par maison. Au moment de la reddition de comptes, pour un groupe comme Hachette, tout vient de la même adresse. Il en est de même lors de l'établissement des contrats : ceux-ci sont toujours établis par le service juridique.

M. Antoine Gallimard . - Lorsqu'il y a de très grandes opérations de marchandisation, de grands transferts, je puis vous assurer que la maison mère va gérer de près ce transfert et calculer l'à-valoir ainsi que la façon dont celui-ci pourra être amorti. Elle pourra d'ailleurs l'amortir plus facilement compte tenu de son poids sur le marché.

M. David Assouline , rapporteur . - Pour mieux comprendre le lien qui peut exister avec le monde médiatique, pouvez-vous nous rendre palpable, peut-être au moyen d'exemples, la liaison entre l'édition d'un livre et sa promotion (qui peut être importante à travers une agence de publicité et des médias) ? Pouvez-vous nous décrire ce processus et le danger que créerait le rapprochement entre le monde de l'audiovisuel, de la presse et celui de l'édition, avec des acteurs concentrés ? Pouvez-vous nous dire notamment ce que représente pour vous l'exposition des oeuvres littéraires dans diverses émissions ? Quel atout cela représente-t-il et craignez-vous une forme de « censure » dès lors que le nouveau groupe ne mettrait en avant que ses propres ouvrages ?

M. Christophe Hardy . - Le moment essentiel, dans ce processus, est celui de la diffusion et de la distribution. C'est là que le livre pourra avoir une visibilité ou non. La stratégie de communication peut amplifier les choses mais c'est là que se joue quelque chose de stratégique.

M. Antoine Gallimard . - Je peux vous donner un exemple à titre personnel. Je publie des guides de voyage. Il est très difficile de les trouver dans les Relay. Ce n'est pas un hasard : est mise en avant une collection de guides, très célèbre, publiée par Hachette.

S'agissant de la télévision, de la radio et de la presse, ce n'est pas le cas. Nous avons encore la chance d'avoir une radio publique et des chaînes de télévision publiques, qui assurent une équité du point de vue des personnes invitées. Je ne suis pas sûr que cette équité existe dans le cas de radios privées, du point de vue des auteurs invités. L'accès n'est pas le même à certains types de journaux, notamment pour ceux qui appartiennent à M. Bolloré. Je ne voudrais pas être accusé de dire des choses inexactes mais nous voyons bien des rapprochements, par exemple celui entre Europe 1 et CNews. Nous voyons bien les auteurs qui peuvent être invités dans les médias du groupe Vivendi. Il y a une tentation.

M. David Assouline , rapporteur . - Pouvez-vous prolonger votre propos, notamment quant à l'exclusivité des droits, à partir d'un livre, pour l'adapter en film ?

M. Christophe Hardy . - Lorsqu'un auteur cède ses droits patrimoniaux (ses droits moraux étant incessibles et inaliénables), on lui propose un contrat de cession audiovisuel, indépendant du contrat d'édition mais souvent proposé en même temps. C'est une cession hypothétique. Cela permet de voir venir, « au cas où ».

J'ai entendu l'argument invoqué par les promoteurs de la fusion entre Editis et Hachette : il serait bien pour les auteurs d'intégrer un groupe qui détient par ailleurs des sociétés dans l'audiovisuel, de façon à ce qu'il existe une sorte de continuité entre la cession des droits pour l'édition numérique et la cession de droits pour des oeuvres audiovisuelles. La loi ne va pas en ce sens : elle prévoit une cession séparée puisqu'il existe deux contrats séparés, depuis quelques années. Un auteur assez fort peut négocier le fait de ne pas signer le contrat de cession audiovisuel au moment de la signature du contrat d'édition. Il n'y a aucune automaticité et lorsque nous pouvons le faire, nous ne signons pas le contrat de cession de droits audiovisuels.

M. Laurent Lafon , président . - Vous avez souligné tous les trois que la diffusion et la distribution constituaient un élément central pour la diversité. J'ai cru comprendre qu'il existait deux demandes un peu différentes sur ce point, l'une directement liée à la fusion entre Hachette et Editis, consistant à plaider pour qu'un des deux circuits de diffusion et de distribution (dans la mesure où chacune des deux sociétés possède son propre circuit) soit cédé. Monsieur Husson, vous avez formulé dans votre propos introductif une demande d'une autre nature, me semble-t-il, qui consisterait à ouvrir à l'ensemble des maisons d'édition les réseaux de diffusion et de distribution. Vous avez cité l'exemple de Plon en disant que lorsque vous commandiez un livre de Plon, vous deviez passer par le diffuseur d'Editis.

M. Guillaume Husson . - Il existe déjà une relation de dépendance forte, contrairement à l'Allemagne par exemple. Lorsqu'un libraire allemand souhaite acheter un livre chez un éditeur, il peut l'acheter auprès du distributeur de l'éditeur ou auprès d'un grossiste, ce qui assure une certaine concurrence entre les fournisseurs de livres. Cette concurrence n'existe pas en France.

M. Laurent Lafon , président . - La demandez-vous ?

M. Guillaume Husson . - Idéalement, oui, mais elle n'est pas envisageable dans le schéma actuel. Il faudrait bousculer toute l'organisation de l'économie du livre. Ce n'est donc pas en relation directe avec le sujet dont nous parlons ici sinon comme raison supplémentaire pour assurer une concurrence équilibrée entre les diffuseurs distributeurs.

M. David Assouline , rapporteur . - On dit que la Commission européenne ne peut accepter ce niveau de fusion et va obliger l'actionnaire à se défaire d'une partie des entités qui seraient fusionnées. Certaines entités seraient donc mises sur le marché. Monsieur Gallimard, seriez-vous intéressé par la reprise de certaines de ces entités ? J'ai lu que le secteur du livre scolaire, notamment, pourrait vous intéresser.

M. Antoine Gallimard . - Je suis avant tout un éditeur de catalogues. Mon grand-père aime les catalogues comme on aime les catalogues de chemin de fer. J'ai construit ce groupe car j'ai vu des complémentarités. J'ai une collection littéraire de poche, qui s'appelle Folio et une autre plus populaire, qui s'appelle J'ai lu. Je ne serais pas allé au-delà. Il y a dans ces collections des ouvrages que je trouve très complémentaires.

Dans le domaine du scolaire, il est vrai qu'à une époque, j'étais intéressé par la maison Hatier. Je suis intéressé par le scolaire car je crois en l'éducation. J'ai créé une petite association, Les Petits Champions de la Lecture, pour les élèves de CM1 et CM2. Aujourd'hui, elle touche plus de 100 000 participants. Je trouve très important d'avoir des ouvrages scolaires et de faire la révolution dans l'édition scolaire comme elle s'est faite dans l'édition de jeunesse grand public. Il s'est trouvé qu'Hachette avait davantage de moyens que moi et a acquis Hatier. S'il y avait des opportunités, je les examinerais, dès lors qu'il s'agirait de complémentarités dans le cadre d'une politique qui a été définie à l'avance.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez tous pointé, dans le scolaire, le noeud des dangers de la concentration, sans doute parce que vous croyez à l'éducation. Pouvez-vous développer cet aspect ? Pourquoi cet aspect est-il si sensible ? Que représentent les livres scolaires aujourd'hui ? Comment sont-ils écrits ? Quelle est la marge de manoeuvre de l'éditeur au regard des contenus ?

M. Christophe Hardy . - Les deux groupes sont actuellement numéro un et numéro deux dans le scolaire. Vous avez d'une part Hatier, qui est présent dans le scolaire de manière importante. En face, vous avez Nathan. Ils se livrent une concurrence acharnée. Le jour où les deux groupes fusionneront, il y aura forcément une économie d'échelle. Il n'y aura plus qu'un seul acteur.

M. Antoine Gallimard . - Il est vrai qu'il est très coûteux d'avoir une maison d'édition scolaire. Il faut des services de presse. Des documents sont envoyés aux enseignants, parfois jusqu'à 80 000 exemplaires. En l'absence de réforme, il faut que la maison se serre les coudes. Parfois, il y a des réformes sur tous les cycles, tous les trois ans ce qui est très lourd pour une maison d'édition. Du coup, il existe des maisons importantes et les acteurs sont très peu nombreux. Ceux-ci peuvent se mettre d'accord. À la différence de l'édition généraliste, où nous avons encore la chance d'avoir de petites maisons d'édition, ce n'est pas le cas dans le scolaire. Il faudrait repenser tout ce système pour susciter davantage de créativité chez les éditeurs scolaires, en évitant cette concurrence forcenée entre des maisons qui finissent par publier des livres trop proches.

Mme Sylvie Robert . - De nombreuses questions ont déjà été posées. Une interrogation m'est venue en écoutant M. Hardy lorsque celui-ci évoquait la possibilité, pour les journalistes, d'invoquer la clause de conscience. Le patron d'une maison d'édition a dit ceci : « aucune maison d'édition ne prendrait le risque de publier un brûlot mettant en cause directement ou indirectement son actionnaire pour le plaisir de prouver son indépendance ». Est-ce une réalité et cette logique pourrait-elle aboutir à des formes d'autocensure de la part de certains auteurs ?

J'ai mal compris, par ailleurs, l'aspect relatif aux centres de distribution. Sans doute cet aspect sera-t-il problématique aux yeux de la Commission européenne, puisque l'addition d'Interforum et du Centre de distribution Hachette aurait une position dominante. Peut-on imaginer que le centre de distribution d'une maison d'édition soit revendu ? Derrière cette éventualité se profilent des questions sociales, en termes d'emploi et en termes de diversité. Existe-t-il un risque à vos yeux de ce point de vue ? Comment cette question pourrait-être être résolue au regard des exigences probables de Bruxelles ?

Je crois enfin qu'une question sera à creuser sur les doubles cessions de droits, pour l'audiovisuel. Cela semble une stratégie assez aisée et sans doute y a-t-il là un vrai danger également.

M. Christophe Hardy . - Il n'est pas possible de reprendre le principe d'une clause de conscience pour les auteurs mais il faudrait tenter de s'en inspirer pour les auteurs de façon à se dégager du contrat d'édition. Celui-ci est très engageant aujourd'hui et porte généralement sur la durée de la propriété intellectuelle et artistique, c'est-à-dire toute la vie plus 70 ans : lorsqu'on a signé, on a signé pour cette durée. Je n'ai pas d'exemple d'autocensure à évoquer. Mais lorsqu'un acteur est aussi massivement présent, a de telles capacités de diffusion et peut déployer une politique de communication extrêmement forte, un auteur devrait être idiot pour ne pas souhaiter être publié par cet acteur. Si cet éditeur surpuissant a une ligne éditoriale très fortement marquée, un auteur « malin », s'il n'est pas animé par l'amour de l'art et de la littérature, présentera des projets qui ne seront pas en contradiction avec cette ligne éditoriale. C'est un exemple un peu théorique mais je vois là un vrai risque.

M. Guillaume Husson . - S'agissant de la distribution, j'ai un peu de mal à faire de la « politique fiction ». Vous évoquez l'un des multiples scénarios qui pourraient se faire jour. Il serait à mon avis très difficile de prendre une décision allant dans le sens de la cession d'Interforum, par exemple, le centre de distribution d'Editis, car la valeur d'Interforum réside dans les contrats passés entre le distributeur Interforum et les éditeurs, c'est-à-dire principalement les éditeurs d'Editis.

Il faudrait que l'entité acheteuse ait une garantie quant à la pérennité de ces contrats. Or les contrats de distribution durent quelques années. Au bout de trois ou quatre ans, à l'échéance de ces contrats de distribution, le groupe Editis placerait la distribution de ses maisons d'édition chez un autre distributeur ou auprès d'un distributeur qu'il créerait lui-même. L'acquéreur d'Interforum se trouverait alors démuni, sans éditeurs à distribuer. Il me semble donc très difficile de dissocier la distribution et l'édition.

M. Antoine Gallimard . - C'est un dossier très complexe. Je rappelle qu'en 2003, à l'époque de Vivendi Universal Publishing (VUP), la Commission européenne avait réduit le périmètre de VUP de 40 %. Le groupe Editis actuel ne représente que 60 % de ce qu'était VUP à l'époque.

Surtout, il y a un tel tricotage entre la distribution, les outils de diffusion et les maisons d'édition que cet ensemble serait complexe à désimbriquer. Il peut y avoir beaucoup de casse sociale et une perte de valeur énorme. Une concentration a déjà eu lieu et nous sommes peu nombreux à avoir des outils de distribution. Je ne vois pas comment l'on pourrait partager un outil de distribution, sauf dans un monde idéal où existeraient, comme en Allemagne, des coopératives - ce qui fait écho à la structure fédérale du pays lui-même. En France, le secteur est assez concentré. S'il doit y avoir un numéro deux, ce doit être un vrai numéro deux, avec ses propres outils de distribution et de diffusion, afin qu'il existe une concurrence ouverte. C'est essentiel à mes yeux.

M. David Assouline , rapporteur . - Si les acteurs numéro un et numéro deux fusionnent, le numéro trois devient le numéro deux.

M. Antoine Gallimard . - À mes yeux, il est souhaitable que le numéro un et le numéro deux ne fusionnent pas. Je suis peut-être un numéro trois ou un numéro quatre. Ce qui m'intéresse, c'est que ma maison soit en bonne santé, de faire mon métier de recherche littéraire, que les auteurs restent avec moi et ainsi développer le catalogue.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Depuis que nous travaillons sur ce sujet des concentrations au sein de la commission d'enquête, deux sujets principaux apparaissent clairement : la diversité culturelle d'une part et le monde des affaires d'autre part.

Vous l'avez dit vous-même, monsieur Gallimard, à travers une très belle métaphore sur la pêche et le respect des fonds marins. Vous avez racheté Flammarion en septembre 2012. Cela n'a peut-être pas fait autant de remous que la fusion qui se prépare mais ce n'était pas rien. Vous mettiez en avant la complémentarité et une démarche stratégique professionnelle.

Pensez-vous que, dans l'écosystème au sein duquel vous évoluez, le statu quo soit encore possible ? Combien de temps a-t-il encore à vivre, sachant que rien ne peut être figé dans le monde des affaires ? Le numéro un et le numéro deux ne sont-ils pas en train de rechercher une complémentarité pour pouvoir lutter dans la bataille qui se déroule au plan international dans votre écosystème, dans celui de l'audiovisuel et dans le monde des médias en général ? Vous dirigez une maison qui est hautement respectable et que nous adorons tous mais comment la voyez-vous évoluer, singulièrement, au cours des années qui viennent ? Je suis convaincu, pour ma part, que le statu quo n'est plus possible.

M. Antoine Gallimard . - Je suis d'accord avec vous quant à cette approche. Je voudrais simplement exprimer quelques nuances. À l'époque, l'édition constituait un petit village. De grandes concentrations ont eu lieu. De jeunes maisons ont grandi, comme Actes Sud. Il arrive aussi que des maisons disparaissent. Les outils de promotion et de distribution sont devenus essentiels. J'illustrerai encore par une image l'une des raisons pour lesquelles j'ai souhaité reprendre le groupe Flammarion. Au niveau d'une écluse, les parois sont parfois très hautes. Un frêle esquif sera en danger, car les parois se rapprochent. Cette opération m'a évité d'être écrasé par les parois de l'écluse et m'a permis de négocier avec de grands distributeurs tels qu'Amazon, la Fnac et Cultura. Dans notre métier, en début d'année, nous devons décider de ce que nous négocierons avec la Fnac et ces acteurs. C'est une autre approche. La librairie indépendante, de proximité et de qualité, représente, au mieux, 40 %. Le reste dépend de grands opérateurs, vis-à-vis desquels il nous faut des chefs de marché et des propositions marketing. À un certain niveau, pour une maison d'une certaine taille, c'est ainsi que cela fonctionne. La donne n'est donc pas la même.

Ce qui m'inquiète, c'est qu'Hachette détient 30 % du marché en France et 70 % à l'étranger, essentiellement en Amérique du Nord, en Amérique du Sud, en Angleterre et en Espagne. Ce n'est pas rien. Editis est tout petit par comparaison. On parle souvent des conditions de vie des auteurs. Un grand marché de la jeunesse est représenté par les licences (Disney, Harry Potter, etc.) et non par les auteurs français, malheureusement. Cela se négocie différemment. Là, nous sommes dans un marché planétaire. Si nous n'avons pas une certaine taille et un certain mode de relation avec ces acteurs, nous risquons vraiment d'être en mauvaise santé.

M. Guillaume Husson . - Je perçois une sorte de télescopage. Le marché du livre est avant tout national. Il est francophone, certes, mais très largement national, du fait de la langue. Vous soulignez à juste titre le télescopage de logiques relevant du marché du divertissement international et du marché du livre national. Le divertissement - qui représente aussi une partie du marché du livre - est tout à fait respectable mais les équilibres d'un marché comme celui du livre ne doivent pas passer sous les fourches caudines de l'évolution du marché du divertissement à l'échelle internationale. Ce qu'on appelle la librairie de création ne doit pas être soumise à cette logique.

M. Christophe Hardy . - On peut avoir le souci de grandes perspectives macroéconomiques à l'échelle mondiale mais il ne faut pas oublier que le marché pertinent, pour l'édition de création, est la France et que les auteurs font partie de cette économie du livre. Nous avons aussi des craintes économiques. Je les ai un peu développées. Nous représentons « la partie faible » du contrat et sommes à l'origine des livres qui existent. Nous représentons donc un maillon économique important dans cet écosystème national et international.

M. Michel Laugier . - Lors du rachat d'une société, avec les synergies et les mutualisations, un et un ne font jamais deux. Il y aura donc des éditeurs à racheter. Vous avez évoqué, monsieur Gallimard, le segment scolaire. Seriez-vous intéressé par d'autres éditeurs afin de devenir un numéro deux très concurrentiel ?

Vous portez un regard très critique, tous les trois, sur le modèle français en général. Pouvez-vous nous dire ce que vous inspire le modèle allemand et du groupe qui le domine, Bertelsmann ?

Ma troisième question sera très directe. Est-ce la concentration qui vous gêne aujourd'hui ou est-ce Vincent Bolloré ?

M. Guillaume Husson . - Ce n'est pas Vincent Bolloré. La preuve, je n'ai pas prononcé son nom durant mon intervention. Je me suis situé sur le terrain des principes.

M. Antoine Gallimard . - Ce n'est pas Vincent Bolloré, c'est la concentration. Nous avons beaucoup insisté sur la diversité et l'accès au marché.

Comme je l'ai indiqué, je suis intéressé par les catalogues. Je ne cherche pas à être un numéro deux ou un numéro trois. Je cherche à ce que d'autres poussent et à ce qu'il y ait d'autres maisons d'édition. Je parlais d'un village d'éditeurs qui n'était plus là. Je ne voudrais pas pour autant que cela devienne un grand ensemble impersonnel. J'aime qu'il existe un actionnaire engagé dans ses choix éditoriaux, que sa maison et lui fassent un tout. Je ne veux pas constituer un empire, loin de là, mais développer toujours le catalogue. Le développement de liens avec l'international m'intéresse également. J'aime une maison comme E/O, en Italie, qui édite de très jolies choses. Je suis président du BIEF (Bureau International de l'Edition française) et cela m'intéresse de former des éditeurs, d'avoir des réunions de fellows, dans un esprit de compagnonnage, plutôt que des achats capitalistiques.

M. Guillaume Husson . - Le syndicat de la librairie française a également attaqué la fusion entre Hachette et VUP en 2003, comme l'a rappelé M. Gallimard. M. Bolloré n'était pas partie prenante de cette opération, ce qui montre que ce sont avant tout les risques de cette méga-concentration qui nous inquiètent. Les aspects politiques et idéologiques, qui existent et que nous voyons à l'oeuvre dans la presse, constituent à nos yeux une circonstance aggravante. S'il s'agissait de quelqu'un d'autre que Vincent Bolloré, nous mènerions exactement la même action auprès de la Commission européenne.

Quant au modèle allemand, je peux vous parler des librairies mais ce n'est pas tout le marché allemand. Je ne connais pas le poids du groupe Bertelsmann sur le marché allemand.

M. Antoine Gallimard . - Curieusement, le poids de Bertelsmann est presque plus important hors d'Allemagne qu'en Allemagne. Il existe en Allemagne une assez bonne réparation du marché entre les différentes maisons d'édition. Bertelsmann a commencé, au 19 ème siècle, comme une petite maison d'édition religieuse, puis s'est fait connaître en créant le club France Loisirs. Il s'en est retiré à temps en voyant que les consommateurs n'étaient plus les mêmes, et s'est beaucoup développé à l'étranger. Bertelsmann est aujourd'hui très développé aux États-Unis, beaucoup plus qu'en Allemagne. On ne peut pas dire que le marché allemand soit déséquilibré.

M. Laurent Lafon , président . - N'est-ce pas le schéma qu'a en tête le groupe Vivendi ? Lorsque nous avons reçu M. Bolloré, celui-ci a beaucoup parlé d'internationalisation et a dit être tout à fait conscient que l'issue des discussions avec la Commission européenne ne serait pas l'addition des deux groupes Hachette et Editis. Il a plutôt souligné la volonté de maintenir un grand acteur international et de réorganiser le marché français. N'est-ce pas votre sentiment ?

M. Antoine Gallimard . - Non, pas du tout. Je ne suis pas dans l'esprit de M. Bolloré mais j'ai l'impression que le projet consiste plutôt à développer des plates-formes pour différents types de canaux. Il y a deux niveaux de préoccupation pour nous. D'une part, un numéro deux peut disparaître alors qu'il existait un équilibre assez harmonieux sur notre marché. Le numéro deux ne sera plus dangereux pour le numéro un. Même si M. Bolloré a les meilleures intentions du monde, il pourra décider demain de fermer les péages et seules ses voitures iront sur l'autoroute.

Par ailleurs, nous voyons bien, avec les projets de Gameloft et les projets de développement de Canal Plus en Afrique, que l'objectif est de mettre en place un système d'abonnement à partir de vastes données qui seraient récoltées. C'est une inquiétude pour la librairie.

Mme Monique de Marco . - J'ai lu, monsieur Gallimard, que vous meniez une fronde auprès des autorités chargées de la concurrence à Bruxelles. Cette procédure n'aurait pas officiellement commencé. Pouvez-vous préciser ce qu'il en est ? Quelles seraient vos marges de manoeuvre ?

En cas de fusion, Editis-Hachette, le nouvel ensemble contrôlerait 84 % du secteur parascolaire et 74 % de l'édition de livres scolaires. J'ai lu que le ministre de l'Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, venait de nommer comme directeur général des programmes scolaires Mark Sherringham, ouvertement partisan de l'intégration explicite du christianisme dans les questions d'éducation, et proche des idées de M. Vincent Bolloré. Pouvez-vous nous dire si cette nomination pourrait influencer le contenu des manuels scolaires ? Je suis une ancienne enseignante et le milieu enseignant est très préoccupé par cette nomination.

M. Antoine Gallimard . - Je ne suis pas éditeur d'ouvrages scolaires mais si je l'étais, je serais opposé à cette nomination. Il doit exister à mes yeux une neutralité parfaite, républicaine. Je suis heureux d'avoir fréquenté des lycées républicain, laïcs, publics. Il est important qu'il existe un brassage social. Notre République a toutes ses qualités et il faut les préserver. S'il en est ainsi, je pense que le ministre commet une erreur. Il faut éviter que les maisons d'édition puissent faire du militantisme, ou alors elles doivent avoir un nom précis qui l'indique. Il ne s'agirait pas, dans ce cas, de maisons de niveau national.

La procédure devant les autorités de Bruxelles n'a pas débuté car il n'y a pas encore eu de pré-notification pour l'instant. Celle-ci devrait venir lorsque M. Bolloré lancera l'OPA. Peut-être va-t-il nous proposer, dans le cadre de son anniversaire, une solution en indiquant qu'il a fait des propositions à la Commission et qu'il s'occupe lui-même du découpage. Cela ne m'étonnerait guère. Nous pouvons seulement attirer l'attention de la Commission sur un certain nombre de points qui nous préoccupent et sommes à la disposition de la Commission pour répondre à ses questions. C'est ce qui s'est passé la fois précédente. Nous avons répondu à des questionnaires très précis, d'une centaine de pages, soumis par la Commission. Ce sont des personnes qui étudient très sérieusement ce type de dossier, sous l'angle de la protection du consommateur et du respect de la chaîne de valeur.

M. Guillaume Husson . - La procédure se déroule entre le groupe Vivendi et la Commission européenne. Nous intervenons en tant que « tiers intéressé », selon le terme juridique qui s'applique dans ce cas. La procédure est effectivement en phase de pré-notification. Cette phase dure depuis l'été 2021 et de nombreux scénarios peuvent être étudiés. C'est la raison pour laquelle nous avons voulu faire connaître nos analyses et nos griefs à la Commission européenne sans attendre. Nous devrions entrer dans les jours ou les semaines qui viennent en phase de notification, c'est-à-dire que sera dévoilé un projet sur lequel réagir.

M. Christophe Hardy . - Les organisations d'auteurs vont également, comme les éditeurs et les libraires, se manifester en tant que tiers intéressés auprès de la Commission européenne dans les jours qui viennent.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - En 2004, lorsque Lagardère rachetait Vivendi Universal, cela impliquait des maisons d'édition de même taille. Aujourd'hui, en plus d'Editis, Vivendi est propriétaire d'un certain nombre de médias (télévision, papier, radio). La promotion d'un livre trouverait donc un écho sur l'ensemble de ces médias et les sorties littéraires concurrentes pourraient tout simplement ne pas être mentionnées dans les supports du Groupe. Pensez-vous qu'il serait pertinent d'inclure également les maisons d'édition dans le cadre de la refonte du dispositif anti-concentration que nous étudions ?

M. Antoine Gallimard . - C'est une question extrêmement importante. Le syndicat de l'édition s'est opposé à la publicité du livre à la télévision afin d'éviter une promotion exagérée qui étoufferait les maisons d'édition n'ayant pas les moyens d'une telle promotion. Cela a permis d'avoir de grandes collections au format de poche et l'existence parallèle de collections de poche proposées par de petites maisons d'édition.

Il faudrait effectivement réfléchir de manière précise à l'encadrement de ce type de promotion s'il existait un grand groupe oligopolistique, si celui-ci devait exister. On voit par exemple des signets sur les écrans. Là aussi, il faudrait à mon avis, dans le cadre des relations entre un média et un éditeur, réfléchir à l'encadrement de ce type d'action.

M. Christophe Hardy . - N'oublions pas qu'avant la promotion, il faut considérer la diffusion et la distribution. La promotion permet à un ouvrage d'occuper les esprits mais la présence physique d'un livre dans tout l'espace est stratégique. Si le livre n'existe pas dans l'espace physique, le lecteur potentiel qui se rend dans un point de vente de proximité ne l'achètera pas. Les deux aspects (distribution-diffusion et promotion) sont liés.

M. Laurent Lafon , président . - Dans le secteur des médias, que nous étudions intensivement depuis deux mois, nous voyons l'organisation qui se met en place, autour d'un grand secteur public et deux grands groupes privés. Quelle est, selon vous, l'organisation idéale dans le domaine de l'édition ?

M. Guillaume Husson . - Je ne définirais pas une organisation idéale car cela dépend du comportement des groupes. On peut être un grand groupe et avoir un comportement respectueux des équilibres à l'égard des auteurs et des libraires. Nous sommes dans une économie régulée par le prix unique du livre, ce qui entretient des liens très particuliers entre les auteurs, les éditeurs et les libraires.

Nous avons dit qu'une concentration accrue serait tout à fait dangereuse mais c'est surtout une question de garde-fous. Le prix unique du livre confère aux éditeurs une responsabilité centrale dans l'organisation du marché. L'éditeur fixe à la fois la rémunération de l'auteur et la marge du libraire, sachant que les diffuseurs et distributeurs lui appartiennent. C'est donc une responsabilité considérable. Il faut que l'éditeur ait un niveau d'engagement à la hauteur de cette responsabilité. Certains groupes se montrent plus vertueux que d'autres à cet égard. Si nous dénonçons la concentration, c'est aussi parce que les deux groupes concernés - et particulièrement Hachette, le leader - sont loin d'être exemplaires en la matière. Les petits libraires tirent le diable par la queue depuis de très nombreuses années, vis-à-vis d'Hachette, pour bénéficier de conditions commerciales minimum car Hachette ne veut simplement pas les rémunérer.

L'équilibre de la concurrence dépend à la fois de la taille des acteurs et de leurs comportements, les deux étant liés puisque un acteur dominant peut abuser de sa position. L'idéal est donc à la fois de limiter la taille des acteurs mais également de favoriser de leur part des comportements vertueux.

M. David Assouline , rapporteur . - Qu'en est-il d'Editis ?

M. Guillaume Husson . - Les conditions commerciales d'Editis se sont un peu améliorées ces dernières années, ce groupe souhaitant se démarquer de son concurrent Hachette, mais elles restent insuffisantes eu égard à l'économie des librairies et à la croissance de leurs charges.

M. Antoine Gallimard . - Nous avons déjà la chance d'avoir, avec le prix unique du livre, un cadre formidable. Lorsque je présidais le syndicat, nous avons pu négocier un prix unique du livre numérique, ce qui nous a évité un écrasement des valeurs sur lesquelles repose notre métier. Nous avons un réseau de bibliothèques et des systèmes de gestion mis en place avec celles-ci. Il existe des relations, vaille que vaille, avec les différentes organisations professionnelles. J'aimerais retrouver un meilleur climat de transparence des comptes et de confiance partagée.

Nous avons parfois des problèmes. Nous ne savons pas toujours exactement ce qui est vendu et comment les livres sont vendus. Il existe avec Amazon des « marketplaces » sur lesquelles sont vendus des livres neufs ou d'occasion, auquel cas ceux-ci sont vendus comme s'il s'agissait de livres neufs, en mettant en cause le prix unique. Des libraires ou des particuliers utilisent aussi, dans une certaine mesure, ces plates-formes pour vendre des libres d'occasion. C'est un manque à gagner pour les auteurs, que nous ne parvenons jamais à quantifier.

Une des demandes des auteurs vise à obtenir des éditeurs des chiffres certains pour le calcul des droits d'auteur. Nous avons beaucoup de mal à savoir ce que cela représente pour Amazon. Tout le monde en fait le constat sauf Amazon. J'aimerais qu'il y ait davantage de transparence sur un certain nombre de points. Certains auteurs ne gagnent pas bien leur vie, comme certains libraires, mais il y a aussi des maisons d'édition qui sont très fragiles.

Il est très important pour moi d'identifier les principaux points de fragilité. Des structures telles que le CNL et l'ADELC (Association pour le développement de la librairie de création) ont réellement aidé la librairie. Il existe aussi des aides en faveur des auteurs, de même que les festivals. Notre situation est relativement précieuse par rapport à ce qui existe à l'étranger. Il ne faudrait pas qu'une énorme masse vienne casser tout cela. Or je crains que cet édifice soit durement mis à l'épreuve.

M. Christophe Hardy . - La question de l'organisation souhaitable déborde un peu le sujet de cette audition. Guillaume Husson a eu raison de souligner à quel point l'éditeur était au centre du dispositif et avait une responsabilité primordiale. Il fixe, en accord avec l'auteur, le taux de rémunération de l'auteur et fixe par ailleurs le prix unique du livre. Ce sont les deux leviers qui ont une incidence mécanique sur la rémunération de l'auteur. A ce propos, je voudrais préciser que ce n'est pas la taille de l'éditeur qui rend celui-ci vertueux ou non. Certains petits éditeurs ne se montrent pas du tout vertueux et inversement. De petits éditeurs ne font pas de reddition de comptes annuelle.

La situation idéale, nous sommes en train d'en discuter avec les éditeurs dans le cadre des négociations interprofessionnelles qui ont lieu sur le contrat d'édition. Nous nous efforçons de faire valoir des demandes qui pourraient apaiser nos rapports sur deux thèmes, le partage de la valeur et le partage de l'information qu'évoquait Antoine Gallimard. Cela a peut-être un rapport avec la fusion entre Editis et Hachette dans la mesure où nous représentons déjà la partie faible du contrat et avons souvent besoin de l'appui des pouvoirs publics pour discuter. Avec un acteur surpuissant, les négociations collectives seront à mon avis très compliquées, tant individuellement que collectivement.

M. David Assouline , rapporteur . - Néanmoins, si je comprends bien, lorsqu'un acteur est de très grande taille, il y a un peu plus de risques qu'il ne se montre pas vertueux. M. Laugier vous a demandé si vous aviez des craintes particulières d'une concentration avec M. Bolloré aux commandes. En écoutant vos exposés, je constate que vous répondez non et oui. Vous pointez les dangers inhérents à une grande concentration. Ils vous semblent aggravés dès lors que cet acteur domine aussi le monde des médias et y a imprimé des lignes éditoriales qui vous semblent dangereuses. C'est ce que nous avons entendu.

Vous n'avez pas été très loquaces en termes de propositions de solutions. La question va se poser à notre commission dans tous les domaines. Des phénomènes vont se produire, que nous ne pouvons empêcher, du fait de la liberté économique. Il est des domaines où une régulation est possible, sous l'égide notamment de l'Autorité de la concurrence. Au regard de la loi de 1986, qui empêche un certain nombre de concentrations dans les médias, vous paraît-il envisageable de définir des seuils qui seraient ajoutés à ces dispositions anti-concentration pour le monde de l'édition ? C'est une piste à laquelle nous envisageons de réfléchir.

Monsieur Hardy, vous formulez une proposition en invoquant la possibilité, pour les auteurs, d'une sorte de clause de conscience, comme pour les journalistes mais sa faisabilité serait à préciser. Lorsque vous signez un contrat, la principale valeur, pour l'éditeur, réside dans ses droits dans la durée. Si vous vous déliez de ces droits à un moment donné, son achat n'a plus de valeur. Quel montage imaginez-vous pour que ce principe soit applicable ? Dans un tel cas de figure, sans doute l'éditeur demanderait-il à l'auteur de racheter les droits.

M. Christophe Hardy . - L'idée que j'exprimais concernant la possibilité d'invocation d'une sorte de clause de conscience par les auteurs constitue une piste. Nous sommes prêts à y travailler.

Vous évoquez une cession des droits. Il existe aussi des pistes de réflexion en ce sens. Cela dépasse largement le sujet de ce soir mais nous réfléchissons avec les éditeurs à une éventuelle cession des droits. On peut jouer sur la durée de cession ou l'étendue de la cession. Lorsqu'on cède les droits aujourd'hui, la cession se fait généralement sur toute la durée de la propriété intellectuelle mais il n'y a aucune raison que la durée de cession corresponde à la durée de la propriété artistique. Quant à l'étendue des droits, lorsqu'on écrit un livre, l'éditeur a tout intérêt à ce que l'auteur cède tous les droits patrimoniaux et l'auteur peut avoir intérêt à ne céder qu'une partie de ces droits. Cela relève du dialogue contractuel entre les deux parties.

M. Antoine Gallimard . - Nous ne sommes plus là dans le problème de la concentration. Il s'agit des relations entre auteurs et éditeurs. Il est vrai que cela pourrait être apparenté au droit moral. Nous parlons ici du fonds et non de nouveautés, sauf si l'éditeur a un droit de préférence pour deux ou trois ouvrages. S'agissant du fonds, nous avons l'obligation d'une exploitation permanente et suivie. C'est contrôlé. L'auteur ou l'ayant-droit n'est pas lié à vie à l'éditeur, si celui-ci ne remplit pas ses obligations. S'il y a un changement important, une discussion pourrait s'ouvrir mais cela supposerait de déterminer quelle situation conduirait à une remise en cause de ce contrat. C'est une situation assez particulière. Il ne faudrait pas prendre le risque d'affaiblir un éditeur très méritant qui veut faire son catalogue. Pour les ouvrages étrangers, c'est le cas. Une maison comme Christian Bourgois, par exemple, a perdu des droits. L'agent, surtout aux États-Unis où il y a eu beaucoup de mouvements, devient un repère davantage que l'éditeur. En France, ce n'est pas le cas. J'espère que nous avons encore tout notre rôle vis-à-vis des auteurs.

M. Christophe Hardy . - Le droit moral a été cité mais l'idée n'était pas celle-là. Le droit moral est incessible et inaliénable. Il est difficile de le faire jouer pour les cas qui nous occupent, par exemple en cas de ligne éditoriale très fortement marquée du point de vue idéologique. Si un auteur a signé un contrat avec un éditeur, lequel est racheté par un autre groupe qui imposerait une autre ligne, il serait difficile d'invoquer le droit moral car il faudrait pouvoir prouver, devant les tribunaux, une atteinte à l'intégrité de l'oeuvre. En outre, le fait de faire jouer son droit de retrait devrait être accompagné d'une contrepartie économique. Cela se paie.

M. Antoine Gallimard . - Lisez la correspondance entre Céline et Gaston Gallimard et d'autres correspondances entre auteurs et éditeurs. C'est comme un couple. Parfois, cela se passe bien. Parfois, cela se passe très mal. On peut être en procès durant dix ans et retrouver ensuite des relations apaisées.

M. David Assouline , rapporteur . - Monsieur Gallimard, vous avez indiqué que vous représentiez ici 720 maisons d'édition. Ceci inclut-il les maisons possédées par Editis ?

M. Antoine Gallimard . - Tout à fait, ainsi que le groupe Hachette. Cependant, compte tenu de la position prise par le syndicat national de l'édition à propos de cette opération, qu'il a jugée problématique, le groupe Editis s'est retiré du bureau de notre syndicat - ce qui ne signifie pas qu'il ne fait plus partie de ce syndicat.

M. Guillaume Husson . - Je voudrais répondre à la question de M. Assouline. Il existe bien un effet de taille et un effet de puissance. Je l'ai souligné dans mon propos liminaire. Lorsque des groupes cumulent des forces en matière d'édition, sur le plan logistique, commercial et marketing, il existe un risque d'effet de puissance. Ce risque est renforcé parce que les équilibres du marché sont fragiles. Il se trouve que le marché a réalisé une très bonne année 2021, qui est inédite. Au cours vingt ou vingt-cinq dernières années, le marché est demeuré fragile. Il y a des acteurs fragiles tout au long de la chaîne (auteurs, éditeurs indépendants, libraires). Cela ne tient pas à grand-chose et il faut avoir cela en tête pour apprécier les effets d'une telle concentration.

Nous voyons déjà ces effets de puissance. Dans le secteur de la librairie, les deux fournisseurs qui accordent aux libraires les plus mauvaises conditions commerciales sont les deux leaders du marché (Hachette et Editis). Une réflexion quant à des seuils de concentration ou pour éviter des cumuls, pour le secteur de l'édition, serait donc effectivement bienvenue. Je sais que les débats, autour de la loi de 1986, sont compliqués et qu'il y a beaucoup de nuances à apporter dans cette réflexion. Sur le principe, renforcer la régulation du marché du livre par ce type de réflexion me semblerait quelque chose d'opportun.

M. Antoine Gallimard . - Je suis d'accord avec Guillaume Husson. S'il faut toucher un peu à la loi de 1986, c'est pour tenir compte des nouvelles pratiques, notamment en termes de digitalisation et du point de vue de la protection des données personnelles. Il existe un vrai problème entre les plates-formes et les maisons d'édition. Il faut voir quelle circulation peut exister, y compris dans une publicité interne aux groupes, afin d'éviter que toutes les voies dont ils disposent ne bloquent des acteurs extérieurs.

M. Laurent Lafon , président . - Messieurs, merci pour ces éclairages que vous nous avez apportés.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Jeudi 17 février 2022
Audition de représentants de comités d'éthique : Mmes Christine Albanel, pour France Télévisions, Édith Dubreuil, pour TF1, et M. Richard Michel, pour Canal plus

M. Laurent Lafon , président . - Nous reprenons nos travaux avec une table ronde consacrée aux comités d'éthique. Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe socialiste, écologiste et républicain et a pour rapporteur David Assouline. Le risque que peuvent représenter de grands groupes très puissants et intégrés pour le pluralisme de l'information constitue l'un des points cruciaux de notre commission d'enquête. Les comités d'éthique sont définis à l'article 11 de la loi du 14 novembre 2016, selon lequel « un comité relatif à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes composé de personnalités indépendantes est institué auprès de toute personne morale éditrice d'un service de radio généraliste à vocation nationale ou de télévision qui diffuse, par voie hertzienne terrestre, des émissions d'information politique et générale. Chargé de contribuer au respect des principes énoncés au troisième alinéa de l'article 3-1, il peut se saisir ou être consulté à tout moment par les organes dirigeants de la personne morale, par le médiateur lorsqu'il existe ou par toute personne. Il informe le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) de tout fait susceptible de contrevenir à ces principes ».

Nous avons souhaité réunir les membres de trois comités d'éthique, afin qu'ils nous exposent leur vision de cette mission confiée par la loi, leurs conditions de nomination et de travail et leurs liens avec les éditeurs et les rédactions ainsi qu'avec le CSA, devenu l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).

Nous souhaitons également entendre vos propositions pour faire évoluer vos comités et les renforcer. Madame Christine Albanel, vous avez été présidente de l'établissement public du château de Versailles et avez occupé les fonctions de ministre de la culture et de la communication entre 2007 et 2009. Vous êtes aujourd'hui présidente du comité d'éthique de France Télévisions. Madame Edith Dubreuil, vous êtes magistrate, conseillère honoraire à la cour d'appel de Paris et membre du comité d'éthique de TF1. Monsieur Richard Michel, vous êtes journaliste, et avez participé à la création d'ITélé avant d'occuper les fonctions de président de la chaîne parlementaire (LCP). Vous êtes membre du comité d'éthique de Canal +. La diversité de vos parcours et la richesse de vos profils témoignent de l'importance de ces comités et des personnes qui les composent. Nous sommes heureux d'en comprendre le fonctionnement concret à travers vos regards de professionnels.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu qui sera publié. Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objectif de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Christine Albanel, Edith Dubreuil et M. Richard Michel prêtent successivement serment.

Mme Christine Albanel, présidente du comité d'éthique de France Télévisions . - Je préside depuis fin 2020 le comité relatif à l'honnêteté, l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes (CHIPIP) de France Télévisions, dont le nom présente clairement les missions. D'abord institué par la loi de 1986, il a été modifié par la loi du 14 novembre 2016. Ses modalités d'action ont été fixées par le décret du 21 mars 2017, qui concernait France Télévisions, Radio France et l'audiovisuel extérieur.

J'ai été contactée fin 2020 par Mme Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, qui souhaitait me confier la présidence du comité. J'ai accepté très volontiers, mais je dois admettre que je n'en connaissais pas l'existence, ce qui dénote un problème et met en évidence une première piste d'amélioration. Je savais que France Télévisions comptait un médiateur. Il ne remplit toutefois pas les mêmes fonctions que le comité et assure le lien entre les auditeurs, les internautes et les antennes. Il existe également une Direction de la conformité, de l'éthique et de la déontologie (DCED). Les missions qui sont dévolues au comité m'intéressent et me semblent représenter un enjeu important. Notre comité est relativement petit et compte cinq membres : Francis Balle, professeur d'université et spécialiste des médias ; Geneviève Avenard, ex-défenseuse des enfants ; Brigitte Benkemoun, écrivaine et journaliste ; et Stéphane Hoynck, maître des requêtes au Conseil d'État. Malheureusement, ce dernier nous a quittés l'automne dernier, mais il sera bientôt remplacé. En effet, nous sommes obligés d'être cinq.

2021 constitue notre année de référence, durant laquelle la majeure partie de notre activité s'est déroulée, malgré les perturbations engendrées par la covid-19. Le relationnel est important, et nous n'avons pas pu nous rencontrer en présentiel comme nous l'avions prévu, mais avons uniquement fonctionné en visioconférence. Le comité peut être consulté, se saisir lui-même ou répondre aux sollicitations des dirigeants de la chaîne ou de toute personne extérieure. Dans les faits, nous ne nous saisissons pas nous-mêmes, car cela supposerait une énorme capacité de veille. Notre activité n'est pas très importante, nous avons été saisis onze fois en 2021. Sept saisines provenaient de sociétés commerciales, trois de particuliers et une d'une parlementaire. Lorsque nous étions simplement en copie du CSA, nous n'avons pas donné de réponse. Le premier réflexe des requérants est de saisir le CSA ou d'écrire directement à la présidente de France Télévisions. Souvent, la présidente oriente la saisine vers le comité d'éthique. Sur ces onze requêtes, nous avons rendu deux avis, dont l'un a demandé beaucoup de travail. En effet, il suscitait différentes questions, notamment parce qu'une procédure judiciaire était en cours. Nous avons beaucoup réfléchi à ce que nous devions faire et à l'étendue de notre périmètre d'action.

Je crois que ce comité n'est pas assez connu et qu'il aurait intérêt à être davantage visibilisé, ne serait-ce que sur le site Internet. En même temps, il est réduit à ses propres forces, et il est évident que nous ne pourrions pas faire face en cas d'afflux de saisines. Je sais que le médiateur reçoit plus de saisines et se trouve au coeur de davantage de conflits. Nous l'avons rencontré récemment, conformément à notre souhait de nouer des contacts.

Mme Edith Dubreuil, membre du comité d'éthique du groupe TF1 . - Ces comités récemment implantés et rencontrant la crise de la covid-19 n'ont pas bénéficié d'une période favorable à une activité de démarrage très marquée.

J'ai fait une carrière judiciaire, au barreau de Paris où j'ai prêté serment à 21 ans, avant d'intégrer la magistrature en 1980. J'ai beaucoup travaillé en droit de la presse et ai exercé des fonctions successives à la dix-septième chambre de Paris, également appelée chambre de la presse, pendant vingt ans. D'autres fonctions ont ensuite participé à élargir mon champ d'expérience, mais c'est au regard de cette spécialisation en droit de la presse que j'ai été approchée par TF1, qui avait eu mon nom par le bâtonnier Olivier Sur, début 2017. TF1, par l'intermédiaire de Gilles Pélisson, m'a contactée pour me proposer cette fonction de membre du CHIPIP de TF1. À l'époque, j'étais en poste à la Cour nationale du droit d'asile (CNDH), qui ne m'occupait pas à plein temps, en tant que présidente de formation de jugement, juridiction rattachée au Conseil d'État. J'ai donc accepté cette proposition qui s'est enracinée seulement à partir de 2018 compte tenu de la nécessité pour TF1 de passer un certain nombre de conventions pour la mise en place de ce comité.

Nous sommes de bonne volonté, et le groupe TF1 a souhaité favoriser au maximum notre activité. Toutefois, nous n'avons pas fait grand-chose. Nous avons d'abord souhaité visiter les services de la chaîne et assister à la préparation de certaines émissions. C'était très intéressant et cela nous a permis de contacter des journalistes sur place, ainsi que le directeur du service de l'information et un certain nombre de responsables de chaînes. Cette prise de contact a favorisé la circulation de l'information entre nous et TF1. Au départ, le comité comptait huit membres : Joëlle Farchy, universitaire ; Elisabeth Crédeville, magistrate ; Michel Vaquin, issu d'une formation scientifique ; Philippe Lucet, avocat ; Jean-Marc Pillals, journaliste ; Claude Carré, également journaliste de terrain ; et Camille Laville, universitaire. Travaillant à Liège, cette dernière s'est retrouvée débordée et a malheureusement donné sa démission. Mme Crédeville a également démissionné pour des convenances personnelles, ainsi que Joëlle Farchy, extrêmement prise par son travail à l'université.

Nous n'avons jamais été saisis au regard des dispositions de la loi Bloche. Nous pouvons nous autosaisir, mais, comme le disait Mme la ministre, cela impliquerait une veille constante de chaque émission, ce qui est impossible. Ainsi, ce sont les organes de TF1 ou les téléspectateurs eux-mêmes qui peuvent procéder aux saisines. Préoccupés de remplir nos fonctions, nous avons satisfait à la loi qui veut que nous nous réunissions une fois par semestre, souvent en présentiel à l'exception des périodes de confinement. Lors de ces réunions, nous avons échangé de manière à définir au plus près notre rôle, notre fonction et comment la remplir au mieux. Nous avons ainsi mené un certain nombre d'activités connexes bien que n'étant pas directement liées à une saisine dans le cadre de l'application de la loi. Nous avons minutieusement revu et rédigé la charte des journalistes en application de la loi Sapin 2. Nous avons assisté en direct à la couverture de l'actualité des gilets jaunes par LCI, l'une des chaînes de TF1, à une époque importante pour eux, le 10 janvier 2019. Observer la façon dont se fait l'information à partir d'événements si particuliers s'est avéré extrêmement intéressant pour notre comité. Nous avons été entendus à deux occasions par le CSA, notamment en 2020 par Mme Léridon, décédée depuis, à la suite de la publication de notre rapport d'activité. Nous avons été réentendus par l'Arcom en janvier 2022. Enfin, nous avons approché le comité de M6-RTL afin d'en rencontrer les membres et de discuter de la manière dont ils voyaient leur fonction. Sans aller plus loin dans l'idée d'une fusion entre les deux groupes, nous avons souhaité savoir si nos démarches étaient proches, voire identiques, ce qui s'est avéré être le cas.

Bien que n'affichant pas une activité époustouflante, ces comités peuvent représenter à l'avenir une garantie de l'honnêteté, de l'indépendance et du pluralisme de l'information et des programmes, dans le cadre d'une éventuelle fusion.

M. Richard Michel, membre du comité d'éthique de Canal + . - J'ai rejoint le comité d'éthique de Canal + le 5 décembre 2018. Le comité compte six membres : Jacqueline Franjou, créatrice du festival de théâtre de Ramatuelle, qu'elle copréside avec le comédien Michel Boujenah ; Sabine Bourgey, historienne de la monnaie française ; Brice Charles, magistrat de l'ordre administratif ; Christian Kert, ancien député et ancien vice-président des affaires culturelles de l'Assemblée nationale ; et Alain Fouchet, avocat, ancien sénateur et conseiller auprès de la défenseuse des droits.

Notre mission est triple. Nous veillons au strict respect du pluralisme et de l'honnêteté de l'information, ainsi qu'à l'indépendance des journalistes. Dans ce cadre, nous pouvons nous autosaisir ou être consultés à tout moment par l'Arcom, quand certains faits sont susceptibles de contrevenir aux principes de la loi, mais aussi être saisis par quiconque le souhaite. Nous ne sommes ni des juges d'instruction, ni des procureurs, ni des censeurs, ni des donneurs de leçon, ni des directeurs de l'information. Nous sommes simplement des veilleurs, voire des lanceurs d'alerte, dans le cadre de la loi. Notre pouvoir est donc simple. Nous pouvons rendre des avis lorsque l'on estime que c'est utile, faire des propositions pour rectifier certaines attitudes problématiques, tant sur le respect du pluralisme que sur l'honnêteté de l'information. A contrario , comme le stipule la loi, nous n'avons pas à intervenir sur les choix ou les évolutions éditoriaux des rédactions ni sur le recrutement des journalistes ou des chroniqueurs. C'est l'affaire des chaînes de télévision. En l'espèce, avec bienveillance, mais aussi avec lucidité, le comité d'éthique de Canal + a agi dans le cadre d'un dialogue franc et constructif avec la direction générale du groupe. Nous rencontrons régulièrement la direction composée de M. Jean-Christophe Thiery, président du conseil de surveillance, de M. Maxime Saada, président du directoire, et de M. Gérald-Brice Viret, directeur des antennes et des programmes.

Ces trois dernières années, nous avons établi certaines règles. Le comité peut se réunir une fois par semestre, ainsi qu'à tout moment à la demande de la majorité de ses membres. Il peut entendre toute personne et demander au groupe Canal + la communication de tout document de nature à éclairer ses travaux dans le respect des secrets protégés par la loi. Notre mission se concentre évidemment sur la chaîne Canal +, dont la rédaction sportive est dense et traite de nombreux événements sportifs à travers un travail que nous considérons de bonne qualité. Nous nous concentrons également sur CNews, chaîne d'information en continu, et sur C8, qui diffuse quelques émissions qui ont retenu notre attention et dont certaines sont de qualité, je pense par exemple à l'Essentiel, animée par Philipe Labro. Nous scrutons d'un oeil plus lointain Planète et les chaînes documentaires, qui diffusent d'excellentes émissions assurant le pluralisme et une qualité d'intervention. Dans tous ces domaines, nous n'avons jamais eu à intervenir. Nous nous sommes positionnés sur les deux chartes de déontologie contresignées par les directions de Canal +, de CNews et les représentants des journalistes des deux chaînes. Globalement, ces deux chartes ont convenu aux deux sociétés de journalistes (SDJ) du groupe. Il y a déjà plus d'un an, nous avons émis l'idée auprès de l'Arcom de réunir régulièrement tous les comités d'éthique afin de faire un point annuel ou biannuel sur nos différentes activités. Cet échange d'expérience est souhaitable et pourrait profiter à tous. L'Arcom a accepté, mais cette réunion n'a eu lieu que le 16 janvier dernier en visioconférence en raison de la pandémie.

Comme M. Thomas Bauder vous l'a expliqué lors de son audition, nous avons signifié à la direction de l'information CNews qu'il serait judicieux de mieux maîtriser le temps d'antenne consacré aux manifestations des gilets jaunes en 2019-2020. Il était évidemment légitime de traiter ce sujet, mais pas au prix d'autres actualités tout aussi cruciales. Il nous a semblé justifié de préconiser un meilleur dosage, d'autant que le CSA avait suggéré en parallèle à toutes les rédactions d'être attentives à la sauvegarde de l'ordre public.

Le dossier Zemmour constitue le plus délicat que nous ayons eu à traiter. Nous avons pris les devants dès le retour du polémiste sur l'antenne de CNews en octobre 2019. Prévenir fait également partie de la mission CHIPIP. Cette personne avait été mise en cause par la justice et condamnée pour incitation à la haine raciale à plusieurs reprises, puisque, le 3 mai 2018, la Cour de cassation avait rejeté son appel, rendant sa condamnation définitive. En 2020, à la demande de la direction générale du groupe Canal +, nous sommes intervenus sur l'émission Face à l'info, la direction de CNews ayant proposé à Éric Zemmour de devenir le pivot éditorial central de ce grand rendez-vous quotidien. Étant donné les différentes mises en cause judiciaires qui le concernaient, nous avons alerté la direction générale du groupe et avons soumis l'idée d'enregistrer l'émission une heure avant sa diffusion. Notre objectif était alors de miser sur la prudence et d'indiquer de ce fait à la direction générale de CNews qu'elle pouvait éviter certains dérapages et maîtriser au mieux son antenne. Nous avons été entendus, puisque cette suggestion a été appliquée sans que cela pose de problème pendant un certain temps.

Toutefois, débattant un soir de l'actualité autour de la gestion des enfants mineurs étrangers venus clandestinement en France, débat par ailleurs légitime, l'émission du 20 septembre 2020 a été enregistrée tardivement. Le polémiste a alors tenu des propos globalisants à l'égard des jeunes migrants : « ils n'ont rien à voir ici, ils sont voleurs, assassins, violeurs, c'est tout ce qu'ils sont, il faut les renvoyer, et il ne faut même pas qu'ils viennent », avant d'atténuer légèrement ses propos en fin d'émission à la suite de la réaction de l'animatrice, qui s'étonnait de cette accusation. En tant que comité d'éthique, il ne nous revenait pas de savoir si ces propos tombaient sous le coup de la loi, mais de savoir si l'information avancée par le polémiste était honnête, puisque le respect de l'honnêteté fait partie de nos attributions. Après examen auprès d'autorités incontestables, il s'est avéré que seule une petite minorité de ces mineurs isolés placés sous la responsabilité des conseils départementaux commettait des délits. Nous étions loin des affirmations globalisantes de M. Zemmour. Nous avons pris la décision d'auditionner diverses personnes pour comprendre ce qui s'était passé et nous avons entendu le directeur général de CNews, M. Serge Nedjar, ainsi que l'animatrice de l'émission Christine Kelly, qui nous ont expliqué que cette émission avait été enregistrée avec retard. Nous avons entendu Loïc Signor, président de la SDJ de CNews, qui nous a spécifié que la rédaction de la chaîne se désolidarisait à 100 % des propos du polémiste. En vérité, il a agi à sa guise. Face à cette situation, nous avons proposé à la direction générale de CNews de placer un véritable contradicteur en face d'Éric Zemmour. Notre rapport annuel stipule que « l'avis du comité est donc que l'émission Face à l'info ne peut pas continuer à être diffusée sous sa forme actuelle ». Dans un premier temps, la direction de CNews a été confrontée à la difficulté de trouver des interlocuteurs, puisqu'un certain nombre de personnes refusaient en effet de débattre avec M. Zemmour. CNews a réussi malgré tout à programmer un débat contradictoire avec des personnalités de haut niveau. Ce dossier a connu une conclusion provisoire le 21 janvier dernier, le tribunal de grande instance de Paris ayant condamné le polémiste pour provocation à la haine raciale et à 10 000 euros d'amende.

Mon expérience me conduit à penser qu'il serait utile de spécifier davantage dans la loi ce que vous entendez par « exercice du pluralisme ». Il s'agit d'un concept dont l'application exige d'être mieux précisée, notamment dans le cadre des conventions passées entre l'Arcom et les chaînes. De même, je crois que le législateur doit expliquer ce qu'il entend par « honnêteté de l'information » dans la loi, car je considère qu'aucune rédaction ne peut atteindre cet objectif sans un traitement de qualité de l'actualité, surtout dans notre société qui subit la dictature de l'instant. Quant au statut des CHIPIP, nous pensons qu'il est légitime de mieux préciser leur rôle et les prérogatives qui en découlent, notamment dans leurs rapports avec l'Arcom. Le travail de votre enquête parlementaire nous apportera des réponses, mais sachez que notre comité est d'ores et déjà prêt à poursuivre une réflexion constructive avec la commission de la culture, de l'éducation et de la communication du Sénat.

M. David Assouline , rapporteur . - Vos interventions nous placent face à une vérité brute et triste pour la représentation nationale. Cette dernière a voulu avancer dans le domaine de l'honnêteté, de l'indépendance et de la liberté des médias, à travers une loi qui a mis en place vos comités. Cependant, les gouvernements n'ont pas suffisamment suivi la mise en place de cette loi et n'ont pas cherché à savoir si les objectifs poursuivis étaient efficaces et quelles étaient les difficultés de son application. Il aurait fallu réfléchir à rendre plus réelles les possibilités de l'appliquer. Personne ne sait que les comités d'éthique existent. Il faut pour cela effectuer une recherche sur Internet qui ne donne pas grand résultat, et c'est sur le site de France Télévisions qu'apparaissent le plus d'informations. Autrement, il faut chercher longtemps. Or la crédibilité, la visibilité et la transparence dégagées par ces comités constituent le fondement même de leur existence, afin qu'ils puissent être sollicités et peser suffisamment lorsqu'ils sont saisis. Il est évident que nous devons réfléchir à comment rendre plus efficiente cette bonne idée de la loi Bloche, le constat général étant que les CHIPIP n'ont pas suffisamment compté ou existé, entre les démissions non remplacées et les réunions à distance en raison de la covid-19.

Si j'ai bien compris, les onze saisines dont vous nous avez parlé proviennent majoritairement de personnes ou sociétés extérieures, considérant qu'une information les concernant avait été mal traitée. Si l'honnêteté de l'information du point de vue du consommateur est l'une des prérogatives de la loi, ces comités étaient à l'origine destinés à protéger les rédactions d'ingérences et des difficultés entraînées par leurs propres propriétaires. Ils devaient représenter une garantie d'indépendance des rédactions, qui pouvaient saisir ce comité en cas de pressions intérieures ou extérieures. Il semblerait que la fonction des CHIPIP ait été légèrement détournée. Quels sont le nombre et la nature des saisines que vous avez reçues à TF1 et Canal + ?

Mme Edith Dubreuil . - Nous n'avons jamais été saisis, ce qui est très surprenant. À mon sens, cela s'explique par le grand professionnalisme et l'organisation très maîtrisée de l'exécution des programmes et des informations délivrées à TF1. Nous avons pu le constater lors de nos visites approfondies. La période de la covid-19 explique peut-être également cette absence de saisine.

Le comité d'éthique figure sur le site de TF1 et est joignable via une adresse tout à fait accessible : comitedeontologieinfo@tf1.fr. Il est possible de s'adresser à nous dès lors que l'on consulte le site de TF1.

M. Richard Michel . - Nous sommes intervenus sur d'autres affaires en nous autosaisissant. Maxime Nicolle, un leader des gilets jaunes, a notamment été déprogrammé d'une émission qui s'appelait les Terriens. Nous avons procédé à des auditions, échangé avec le CSA et avons conclu que la déprogrammation de cette interview n'était pas discutable sur le fond. Nous souhaitions calmer le jeu sur la question des gilets jaunes. À travers mon expérience, je sais ce qu'est une chaîne d'information en continu, qui demande de maîtriser son antenne et de faire face au flux d'actualités. Certains événements majeurs dominent l'actualité, mais il ne faut pas négliger d'autres informations tout aussi importantes. Il est important de trouver le bon dosage. Nous avons été très actifs au niveau de Canal +, grâce à la direction générale, avec laquelle nous entretenons un dialogue bienveillant, mais lucide. Les membres du comité d'éthique ne sont pas rivés devant leur écran en permanence et, si nous avons un secrétariat administratif, nous disposons de peu de moyens et ne pouvons pas nous substituer à l'Arcom qui, elle, a les moyens d'agir, de veiller, d'investiguer. Nous ne sommes que des observateurs dont le pouvoir minime consiste à délivrer des avis régulièrement et à rappeler certaines règles.

Je citerai un autre exemple dont toute la presse a parlé. Le groupe Canal + comporte des équipes, des journalistes et des producteurs intéressants. Pourtant, les dérives existent. L'une des personnes travaillant à la rédaction des sports a été mise en cause en raison de gestes qu'elle pouvait avoir à l'égard des femmes journalistes. Si un journaliste ou la rédaction des sports nous avaient saisis, nous aurions donné notre avis. Nous aurions pu nous autosaisir, mais ne souhaitions pas « en rajouter ». La directrice des ressources humaines de Canal + ainsi que l'inspection du travail ont mené une enquête qui a abouti au remerciement de cette personne et à son départ de la rédaction des sports. Au vu de nos moyens, nous n'avons pas à intervenir automatiquement. Nous l'aurions fait si nous avions été sollicités. L'inspection du travail ayant déposé un dossier auprès du parquet de Nanterre, nous n'avons pas jugé nécessaire de jeter de l'huile sur le feu alors que les choses se régularisaient normalement.

Nous travaillons en étroite collaboration avec l'Arcom, même s'il est toujours possible de faire mieux. Nous avons auditionné les syndicats, les SDJ et les producteurs. Lors de notre prochaine réunion avec la direction générale le 7 mars, nous proposerons de rencontrer d'autres acteurs.

Mme Christine Albanel . - France Télévisions, qui est un service public, et Canal + relèvent de logiques différentes. Nous ne sommes pas saisis dans le même type de démarche. S'agissant de notre comité d'éthique, les requêtes concernent principalement les magazines d'information. Certaines d'entre elles n'ont pas reçu de réponse, soit parce que nous étions en copie du CSA, je l'ai dit, soit parce qu'elles visaient à empêcher la diffusion d'un magazine, ce qui est inenvisageable. En dehors des magazines d'information, le principal objet concerné est le journal télévisé. Un parlementaire peut par exemple juger que ses propos ont été déformés. S'agissant des avis que nous avons rendus, ils avaient pour sujet deux documentaires dont l'un a fait l'objet d'une dizaine de réunions. Il s'agissait de l'émission Pièces à conviction sur le sujet des EHPAD au début de la crise de la covid-19. Le deuxième étant un documentaire à angle environnemental, Vert de rage. Donc, c'est vrai, ce ne sont pas les rédactions qui demandent à être protégées, mais des sociétés ou des personnalités qui se plaignent d'avoir été mal traitées.

M. David Assouline , rapporteur . - Je m'étonne que vous ayez dû vous réunir douze fois sur un seul sujet, suscitant d'ailleurs une polémique et rendant un avis contesté dont on vous reproche qu'il puisse être utilisé dans la procédure judiciaire en cours. À la suite de la plainte de la société Korian à l'encontre de l'émission Pièces à conviction, le comité a déclaré que « la présentation de la situation d'établissements du groupe Korian peut apparaître particulièrement à charge, sans que l'on soit véritablement en mesure de déterminer si leur organisation méritait qu'ils soient singularisés de la sorte. La présentation qui est faite de cette organisation est de nature à introduire un biais dans la perception du téléspectateur ». Vous mettez en doute l'angle et l'accusation portée par ce documentaire. Heureusement, votre avis a été rendu en juin, et pas en ce moment. Je pense que depuis, même ceux qui exagéraient se sont rendu compte que nous étions loin des réalités quand on parlait du scandale de la façon dont les EHPAD traitent nos ainés. Je ne rentrerai pas dans les détails d'un sujet que je n'ai pas étudié, contrairement à vous. Je sais qu'il existe une polémique, que vous avez rendu cet avis, qui peut être utilisé, et que les journalistes qui ont mené l'enquête se sentent en difficulté. Pensez-vous que le rôle du comité d'éthique soit de répondre à une saisine pour faire pression sur le contenu d'une enquête ou d'un travail journalistique ? Il a également été dit que vous connaissiez et avez rencontré plusieurs fois durant votre parcours professionnel la directrice de cet établissement. En faisant fi de ce commentaire, qui signifierait que vous auriez dû vous déporter plutôt que d'instruire vous-même cette affaire, je m'intéresse au fond de cette saisine, principal dossier que vous ayez eu à traiter. Vous nous dites avoir effectué douze réunions alors que vous prétendiez auparavant ne rien faire et ne pas être saisis.

Mme Christine Albanel . - Je voudrais préciser que le documentaire ne portait pas sur la situation globale dans les EHPAD privés, aujourd'hui au coeur de l'actualité, mais sur la façon dont les EHPAD en général avaient réagi au début de la crise de la covid-19, entre mars et mai 2020. C'est tout à fait différent. Nous avons en effet beaucoup discuté pour déterminer si nous risquions d'interférer avec la procédure judiciaire en cours. Nous avons tous jugé que cette procédure ne portait que sur des faits très spécifiques de dénonciation calomnieuse et sur certains chiffres qui étaient énoncés dans le reportage. Ce qui nous laissait la possibilité d'analyser et de porter un jugement sur la façon dont le sujet dans son ensemble avait été traité, conformément à notre mission. Nous avons visionné le magazine à de nombreuses reprises, lu beaucoup de littérature sur ce sujet, procédé aux auditions de toutes les parties prenantes -producteur, journalistes, responsables de France Télévisions, cadre dirigeant du groupe Korian, syndicat des maisons de retraite...- Enfin, nous avons rendu un avis, suivi d'une recommandation. Il est toujours possible de saisir l'Arcom si l'on estime qu'un manquement a eu lieu, mais, en l'espèce nous ne l'avons pas fait. En revanche, nous avons estimé dans notre avis que les EHPAD publics et associatifs étaient, dans ce magazine, traités avec une certaine empathie, contrairement aux établissements privés, représentés par le seul groupe Korian, car le groupe Orpea n'était pas concerné, si ce n'est fugitivement, lors du débat qui a suivi le documentaire. Cela alors qu'il apparaissait clairement que tous les EHPAD, dans leur ensemble, étaient confrontés aux mêmes situations tragiques, qu'ils soient associatifs privés ou publics : pénurie de tests, de masques, directives contradictoires données par les responsables politiques et de santé, priorité donnée aux hôpitaux, situations d'isolement épouvantable vécues par les résidents et souffrances des soignants... Nous avons finalement jugé que le téléspectateur n'était pas vraiment à même d'apprécier ce qui relevait des difficultés communes à tout le secteur ou de décisions spécifiques qu'on aurait pu reprocher au groupe Korian, et donc de se former une opinion pertinente. S'agissant de Sophie Boissard, PDG de Korian, je la connais dans le sens où nous nous saluerions, par exemple lors d'une cérémonie publique, mais je n'ai avec elle ni intérêts communs ni lien d'amitié, rien qui justifierait que je me déporte.

M. David Assouline , rapporteur . - M. Maxime Saada nous a dit que le CHIPIP de Canal + était probablement le plus sollicité, et donc le plus actif. À quelle fréquence vous êtes-vous réunis et pour quelles raisons ?

M. Richard Michel . - Nous discutons énormément, nous nous téléphonons, nous envoyons des mails, réfléchissons, observons. Nous recevons désormais une revue de presse très intéressante sur l'activité des médias traitant de divers sujets qui dépassent le groupe. Notre principal problème est que nous ne pouvons pas rester rivés devant la télévision.

Nous nous sommes réunis de façon officielle trois fois dans l'année : une fois dans un restaurant, une autre fois dans une salle prêtée par la direction de Canal +. Nous devons nous réunir le 7, au sujet des éléments fournis par l'Arcom sur le respect des temps de parole et d'antenne pour la période électorale. En cas de manquement à l'application des règles de l'Arcom, le comité d'éthique signalerait le problème à qui de droit.

M. David Assouline , rapporteur . - Reporters sans frontières vous a saisis en 2017 pour le retrait du reportage « L'effet papillon » sur les activités africaines de M. Bolloré, les plateformes de replay et le licenciement de deux salariés. Quelles suites ont été données à cette saisine ?

M. Richard Michel . - À l'époque, je n'étais pas membre du comité d'éthique, mais j'ai lu les rapports sur ce dossier. Effectivement, le directeur général de Reporters sans frontières avait saisi le comité au sujet de cette émission. Le reportage en question n'avait pas été déprogrammé, mais il n'est resté accessible sur le site que huit jours. Le comité d'éthique est intervenu et en a profité pour bien souligner que le groupe devait prendre des dispositions pour qu'à chaque risque de conflit d'intérêts, par exemple au regard du pays concerné par le reportage, les décisions prises et les procédures suivies soient transparentes et incontestables. Cette délibération a été transmise au directeur général de RSF ainsi qu'à la direction générale de Canal + par le comité. Il s'agissait d'un avis : nous avons signalé un problème. Je regrette que le directeur général de RSF ne vous ait rien dit à ce sujet. Le comité d'éthique a fait son travail. Nous ne sommes pas concernés par Canal Afrique, qui ne relève pas de notre périmètre. Nous ne pouvons pas intervenir sur ce qui se passe à l'étranger et qui ne dépend pas de nous.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Madame Dubreuil, vous êtes membre du comité d'éthique de TF1 en qualité de magistrate. J'aimerais avoir votre avis sur l'application du droit de la presse et son équilibre en France, dans une période où tout est judiciaire. Les dépôts de plaintes des personnes physiques ou morales visées par une enquête journalistique sont fréquents, même si elles ont peu de chances d'aboutir. Quel est le degré de protection des journalistes ? Je crois comprendre que le critère de bonne foi se retrouve dans tous les contentieux, qu'il est admis pratiquement à chaque fois et que c'est ce qui rend difficile l'obtention d'une condamnation pour diffamation. Les nullités de procédure sont fréquentes, et particulièrement généreuses.

Enfin, l'avis d'une magistrate sur la proposition visant à créer un trafic d'influence en matière de presse afin de limiter les pressions sur les rédactions me semble essentiel. Cela vous semble-t-il réaliste ?

Mme Edith Dubreuil . - Vous faites référence à la jurisprudence, notamment celle de Paris, essentiellement saisi en ces matières. En effet, les journaux et les émissions de télé sont principalement situés dans la capitale et le fait générateur d'une éventuelle infraction a souvent lieu à Paris. La jurisprudence sur la liberté d'expression est fondamentale. Je comprends que vous vous émouviez de la liberté que peuvent prendre certains journalistes et qui vous paraît peut-être excessive. Vous évoquez la largesse des critères et de l'application qui peut en être faite. En tant que membre du comité de la loi Bloche, je ne peux rien objecter à ce sujet. La magistrate que je suis et qui a beaucoup pratiqué la loi de 1881 et ses modifications n'a pas à redire sur l'application qui en est faite.

D'après les souhaits exprimés, je comprends que le trafic d'influence consisterait en un élargissement de son champ d'application dans une volonté de l'étendre à certains cas qui ne sont aujourd'hui pas visés par la loi. Il s'agirait alors d'une infraction qui ne serait pas nouvelle, mais qui pourrait être étendue à des personnes qui ne sont, actuellement, pas prises en compte par le texte. Je suis assez réservée. Ce ne serait pas la création d'une nouvelle incrimination.

M. David Assouline , rapporteur . - Dans l'esprit de ce qui est proposé, il s'agit bien de la création d'une nouvelle incrimination. Non pas une extension, mais la création d'un délit de trafic d'influence.

Mme Edith Dubreuil . - Dans ce cas, il faut proposer une rédaction afin que l'on puisse voir quels éléments constitutifs de l'infraction seront indiqués. Le flou actuel ne me permet pas d'apporter une réponse précise.

M. Michel Laugier . - Avez-vous déjà subi des pressions de vos directions respectives ?

La saisine intervient souvent a posteriori . Comment sont suivies vos préconisations ? Je pense par exemple à l'émission Cash investigation, sur France Télévisions. Il y a quelques jours. Le comité de M6 a également rendu un avis où il soutient le magazine de Zone interdite dont on a beaucoup parlé. Qu'en pensez-vous ?

Pensez-vous que les comités d'éthique soient des instances suffisantes pour garantir la liberté journalistique et la déontologie des pratiques ? Faut-il mettre en place un tribunal des médias, comme certains professionnels le réclament ?

Mme Christine Albanel . - Nous n'avons jamais subi de pressions.

Je ne sais pas comment sont suivies nos recommandations. En ce moment, la presse s'est fait l'écho d'un magazine Cash investigation à venir. Je ne peux pas en parler, car je ne l'ai évidemment pas vu. Sur l'affaire dont j'ai parlé, notre recommandation était très ciblée et concernait la façon dont avait été abordée une certaine période. Nous assumons et revendiquons le principe selon lequel il faut permettre au téléspectateur d'être à même de se former son jugement sans biais informatif.

Mme Edith Dubreuil . - Je ne représente pas M6. Chez TF1, nous n'avons jamais subi de pression de la part des dirigeants, je ne crois pas que ce soit possible.

Il existe à TF1 un comité d'éthique qui concerne les journalistes. Il existait avant le nôtre et ne fait pas double emploi avec notre CHIPIP. Il est constitué de trois administrateurs du Conseil d'administration de TF1, mais qui sont des personnalités indépendantes et non des actionnaires. Ce comité fonctionne. Je ne connais pas le nombre de saisines qu'ils peuvent traiter, mais je pourrai me renseigner sur ce point. Je pense qu'ils travaillent bien, puisque nous ne sommes pas saisis pour ce type de différents ou conflits.

M. Laurent Lafon , président . - Il est étonnant que TF1 n'ait pas fusionné les deux comités d'éthique.

Mme Edith Dubreuil . - Nous n'avons pas le même objectif. Il existait avant nous au sein de TF1 et regarde le conseil de déontologie journalistique (CDJ) de TF1. Il n'est pas ouvert à d'autres revendications que celles venant des journalistes.

M. Richard Michel . - Nous entretenons un rapport direct avec la direction de Canal +, dont les membres sont à l'écoute, même sur les sujets complexes. Ils tiennent compte de nos alertes. Je suis journaliste depuis plus de 45 ans, j'ai travaillé sur le service public pour TF1, j'ai monté ITélé et j'ai travaillé comme mandataire social et président de LCP, qui est une bonne école du pluralisme et du débat contradictoire. Je pense que l'on m'a proposé de participer à ce comité en raison de mon expérience et de mes deux mandats à diriger LCP. Je connais bien le monde parlementaire. J'ai surtout appris, y compris à LCP, que le débat contradictoire constitue le propre de l'information. Il s'agit d'un vrai sujet, d'une valeur dont on ne peut pas faire l'économie. C'est pour cela que nous sommes intervenus sur l'affaire Zemmour. Je me félicite d'ailleurs de la nouvelle émission de M. Hanouna, même si l' infotainment n'est pas ma tasse de thé. Je me félicite du débat contradictoire qui a eu lieu entre MM. Zemmour et Mélenchon, même si des noms d'oiseaux ont pu voler. J'espère qu'il y en aura d'autres. Nous n'avons en revanche rien à dire sur le style et le ton des émissions.

M. David Assouline , rapporteur . - Il nous apparaît que ces débats suscitent de la contradiction et de la polémique, que l'on aime ou que l'on n'aime pas. Vos moyens ne sont visiblement pas suffisants, mais d'autres chercheurs ont établi que M. Zemmour dispose de beaucoup plus de temps que tout le monde et que le pluralisme n'existe pas puisqu'il n'y a pas d'égalité ou d'équité dans les idées et les propos les plus mis en valeur. Il s'agit d'une piste quant à ce que pourraient faire les comités d'éthique, en allant un peu plus loin. Il ne suffit pas qu'il existe des polémiques et des débats contradictoires, il faut s'intéresser à ce qui peut écraser tout le reste et à ce qui en ressort à la fin. Pensez-vous que cela s'appelle le pluralisme ? Je trouve la définition dans le dictionnaire assez claire, alors que vous demandez de mieux le définir dans la loi.

M. Richard Michel . - Soyons concrets. Les comités d'éthique n'ont pas les moyens de décompter le temps d'antenne, tâche qui incombe à l'Arcom. Néanmoins, il est important que nous suivions ce dossier, et c'est le cas. J'ai discuté avant cette audition avec l'Arcom et avec l'une des personnes qui s'occupent de la question du temps de parole dans le groupe Canal +. Il s'avère qu'au-delà du fameux débat de la semaine dernière entre MM. Zemmour et Mélenchon, tous deux cumulent un peu plus de temps d'antenne que les autres candidats sur C8. Cette différence sera rectifiée. Je peux vous assurer que tous les personnels des deux chaînes sont mobilisés sur ces questions de temps d'antenne et de parole. Notre seule manière de peser et d'intervenir consiste à disposer de tous les éléments d'information fournis par l'Arcom, avec laquelle nous travaillons de manière constructive.

La première mission des comités d'éthique consiste à veiller à ce que les journalistes puissent travailler correctement, ce qui est déjà difficile dans une société happée par la dictature de l'instant. Nous pourrions aborder de multiples sujets tels que la formation des journalistes... Je continue d'ailleurs à former de jeunes journalistes au sein de deux écoles. Il faut bien comprendre qu'un journaliste n'est pas un greffier de l'actualité. Le journaliste doit, comme le dit Hannah Arendt, penser l'événement. Il doit pouvoir vérifier ses informations, les contextualiser. Il s'agit d'un métier extrêmement difficile, et tout le monde doit en avoir conscience. Je pense qu'encadrer ou caporaliser les rédactions n'est pas une méthode appropriée ou intelligente. En tant que CHIPIP, nous pouvons intervenir sur les questions liées à l'honnêteté. En revanche, au vu de la loi, nous ne pouvons pas intervenir sur les choix éditoriaux.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Dans notre pays, dès qu'un problème réel ou hypothétique est identifié, on s'empresse d'écrire une loi, qui sera rarement appliquée, si tant est que les décrets soient publiés. Ces lois débouchent très souvent sur la création de comités et sur la rédaction de rapports. Les nouveaux parlementaires ont souvent l'impression qu'en publiant un rapport, ils pourront changer le monde. Le sujet dont nous parlons aujourd'hui en est une caricature. Loin de moi l'idée de dire que la loi Bloche ne part pas d'un bon sentiment. Cependant, le résultat est un échec patent, dont vous avez donné une définition. Vous êtes méconnus, passez après l'Arcom et la direction, êtes dénués de pouvoir et dépourvus de moyens. Lorsqu'on parle des « comités d'éthique », on vous imagine recevant la plèbe et restant droits dans vos instances, étant donné votre sagesse et votre parcours professionnel qui en attestent. Avec tout le respect que j'ai pour vos positions et vos parcours, je considère que tout cela n'est pas crédible, sauf à vouloir installer une police de la pensée ou une caporalisation.

Que sont le pluralisme et l'honnêteté de l'information ?

M. Richard Michel . - Le pluralisme n'est pas un principe froid et académique. Il s'agit d'une valeur, qui correspond aux propos d'Hannah Arendt : « La politique repose sur un fait : la pluralité humaine. » Quand un journaliste se trouve face à un événement, il doit faire marcher ses savoirs : savoir regarder, enquêter. L'enquête est l'un des parents pauvres du journalisme. Elle coûte cher, mais elle revêt une valeur inestimable. Monsieur Hugonet, vous avez l'intention d'organiser des Grenelles réunissant des producteurs de télévision. Je vous invite à en faire de même avec les journalistes et les comités d'éthique. Ce que vous avez décrit est assez juste, mais nous souhaitons faire mieux. Tout dépend de la loi. Selon moi, notre pays repose sur un État stratège et tout passe par la loi.

Je vous invite à réfléchir davantage sur le pluralisme afin que nous puissions mieux comprendre ce que cela signifie. Laissez-moi prendre un exemple. L'émission Face à Baba de Cyril Hanouna lors de laquelle ont débattu MM. Zemmour et Mélenchon a réalisé plus de deux millions d'audiences. Lorsque Éric Zemmour est seul dans Face à l'info, il ne dépasse pas les 700 000. Le pluralisme, c'est le contradictoire, y compris sur une chaîne d'information. Le contradictoire favorise les échanges, qui sont nécessaires. Je vous conseille de lire Les Maîtres de la manipulation , de David Colon, enseignant à Sciences Po, qui démontre les vais dangers qui pèsent sur l'information. Je ne sais pas s'il s'agit de la concentration, car ce n'est pas mon domaine, mais je sais qu'il faut s'attacher à préserver le pluralisme, l'honnêteté de l'information sur ces questions-là, afin de faire en sorte que ce métier reste un beau métier.

M. David Assouline , rapporteur . - Je ne suis pas d'accord avec vous lorsque vous réduisez le pluralisme au contradictoire. Dans l'exemple que vous avez cité du débat entre MM. Zemmour et Mélenchon, les autres sensibilités politiques n'ont pas pu s'y exprimer. Je pense que le pluralisme est plus large que la seule notion de contradictoire.

Mme Edith Dubreuil . - Le contradictoire constitue la première marche vers le pluralisme, qui consiste à faire entendre toutes les voix de la société et de l'opinion.

Mme Christine Albanel . - Le pluralisme consiste à faire entendre la diversité des opinions et des positions dans la société, plus que le contradictoire pur, qui est la recherche du spectacle.

Mme Monique de Marco . - Ce genre de débats relève du showbiz, de la recherche d'audience. Il n'illustre pas le pluralisme, pas plus que le contradictoire. Je n'arrive pas à comprendre votre raisonnement.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Nous avons tous une définition différente du pluralisme. Nous cherchons une chimère. Nous pourrions aussi parler de la démocratie, qui se cache derrière le pluralisme, mais c'est une autre affaire.

Mme Monique de Marco . - En dehors de votre rapport annuel et de vos quelques échanges, quel lien entretenez-vous avec l'Arcom et les médiateurs, lorsqu'ils existent ? Recevez-vous des alertes de l'Arcom ou est-ce l'inverse ?

Madame la Ministre, concernant la saisine sur le documentaire Vert de rage, qui traque les scandales environnementaux et sanitaires, qui vous a saisi ? Qu'a-t-on fait de votre avis ? Je ne comprends pas bien la procédure.

Madame Dubreuil, vous avez dit qu'il existait à TF1 un comité d'éthique parallèle, dont les membres sont des personnalités indépendantes. Comment fonctionnent les nominations dans ce comité d'éthique ? Faut-il revoir ce fonctionnement ?

Monsieur Michel, vous expliquez qu'il faudrait que le législateur précise ce qu'est l'honnêteté de l'information. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Mme Christine Albanel . - Nous avons participé à une réunion formelle avec l'Arcom et les différents comités d'éthiques. Une autre réunion a par ailleurs eu lieu avant-hier entre l'Arcom et le CHIPIP de France Télévisions, afin que nous puissions échanger. Souvent, les personnes saisissent directement l'Arcom, ce qui est assez logique au vu de ses moyens. Nous ne sommes pas informés de ces saisines, de même que nous n'informons pas non plus l'Arcom lorsque nous sommes saisis, sauf en cas de véritable manquement. Mieux faire circuler l'information est une piste d'amélioration à envisager.

Concernant le magazine Vert de rage, nous avons été directement saisis par la société marocaine de production de phosphate OCP. Nous nous sommes réunis plusieurs fois, avons visionné le reportage et n'avons finalement pas estimé que l'honnêteté et le pluralisme avaient été bafoués dans ce document, qui mettait en cause cette société et les conséquences de l'utilisation des phosphates en Bretagne sur certaines cultures. L'axe était traité honnêtement.

Nous n'avons pas eu de dossier en commun avec le médiateur. Nous nous sommes simplement rencontrés pour nous informer de ce que nous faisions.

Mme Edith Dubreuil . - Le comité d'éthique de TF1 est formé de trois administrateurs indépendants, nommés par le conseil d'administration de TF1, dans le souci de garantir leur indépendance.

M. Richard Michel . - Il n'y a pas de médiateur au sein du groupe Canal +. Nous entretenons des liens avec toutes les directions du groupe.

Je pense que le législateur doit clarifier des points simples, qui peuvent varier selon les réalités que nous vous avons décrites. Qu'attendez-vous des comités d'éthique et quelles sont leurs prérogatives ? Il ne faut pas mélanger les genres : les comités d'éthique ne doivent pas se permettre de commenter les évolutions éditoriales des rédactions. Ces questions relèvent de la direction, de la SDJ et des journalistes. Nous ne pouvons intervenir que sur l'honnêteté de l'information, il est important de faire attention à cette dimension.

Il faudrait peut-être également renforcer nos liens avec l'Arcom, qui a beaucoup de travail. Les questions sur le pluralisme, l'honnêteté et l'indépendance doivent être abordées d'un point de vue législatif. Je pense que la loi Bloche est un premier pas et qu'il faut aller plus loin, en fonction des enjeux. La crise de confiance de l'opinion publique en la politique relève d'un problème de contrat social. Or nous vivons dans une république, une démocratie. Le contrat social s'appuie sur la loi, voilà pourquoi je pense qu'une évolution de la loi serait souhaitable. J'ai écouté 90 % des auditions de cette commission, qui comporte une véritable richesse. Je répète que si la commission de la culture, de l'éducation et de la communication nous ouvre ses portes, nous viendrons.

Mme Laurence Harribey . - Le bilan est très loin des attendus de la loi Bloche. Il existe une confusion entre les autorités de régulation, le médiateur, le comité d'éthique...

Mme Edith Dubreuil . - Le mot de comité éthique ne figure pas dans la loi Bloche, son emploi à propos des comités CPHIP est contestable car ce dernier comité paraît faire double emploi avec des comités d'éthique existant préalablement à ceux institués par la loi Bloche.

Mme Laurence Harribey . - Ces comités n'ont que quatre ou cinq ans d'expérience depuis le décret d'application de 2017. Il est difficile de faire le procès d'une structure aussi jeune.

Aujourd'hui, plaidez-vous pour la continuation de ces comités ? Quelle pourrait-être leur raison d'être ?

Vous donnez l'impression de vous situer totalement en dehors de ces enjeux, pourtant très importants. D'après vous, l'enquête est le parent pauvre du journalisme. Pourtant, vous affirmez que la confrontation représente le b.a.-ba du journalisme, ce qui est contradictoire. En effet, toute confrontation demande une enquête préalable. Il existe des enjeux liés au réseau, à la fabrication des audiences, à l'idée que l'avenir des journalistes consiste à devenir des rédacteurs de contenus, autrement dit à faire correspondre un texte aux exigences d'un algorithme pour fabriquer de l'audience. Les comités d'éthique ont là un important rôle à jouer. Qu'en pensez-vous ?

La France était en retard sur ces comités. Vingt et un pays membres de l'Union européenne avaient déjà légiféré en la matière. Avez-vous des contacts avec vos homologues européens ? Quels enseignements tirer de leurs expériences ?

M. Richard Michel . - Je suis journaliste et j'ai exercé le métier de producteur, y compris sur TF1, dans Médiation, une grande émission avec François de Closets. Je possède donc une double expérience. Depuis que je fais ce métier, je n'ai jamais opposé l'audimat à la qualité du traitement de l'actualité. Lorsque je dirigeais LCP et que les députés ont décidé de mettre en place la commission d'enquête parlementaire sur le scandale de l'affaire d'Outreau qui devait se tenir à huis clos, je me félicite d'avoir entamé des négociations avec le président, le rapporteur de la commission et le président de l'Assemblée nationale pour que la commission soit télévisée. Je pensais qu'il était positif politiquement et démocratiquement que les Français puissent assister à la commission d'enquête. Je savais que j'allais faire de l'audience. Le défi consistait à rassembler les forces nécessaires pour que notre petite rédaction traite correctement cette commission d'enquête. Sa diffusion a représenté un événement politique, parlementaire et médiatique. Il est évident que l'audience a considérablement grimpé. Je n'oppose pas l'audience à la qualité. Tout est une question de dosage approprié.

Nous ne nous sommes pas renseignés sur les expériences à l'étranger, mais nous signifierons à l'Arcom qu'il serait intéressant d'évaluer ce qui s'y passe lors de nos rencontres. J'ai notamment écouté l'audition du grand patron de télévision allemand de cette commission d'enquête. Il y a peut-être des leçons à tirer des pratiques à l'étranger.

Je suis moins sévère que vous avec la loi Bloche. Ces comités d'éthique ne sont qu'un premier pas, nous devons aller de l'avant. La présence d'un corps extérieur est bénéfique. Nous ne faisons pas partie des salariés du groupe Canal + et lui apportons quelque chose.

Mme Christine Albanel . - Je souhaite que ces comités perdurent. Je pense que leur rôle pourrait être plus important s'ils bénéficiaient d'une meilleure visibilité. Il faudrait peut-être également simplifier cet univers complexe. À France Télévisions, il y a un médiateur, une directrice de l'éthique, une direction de la déontologie... On retrouve une tendance, bien française, à la prolifération. Toutefois, il ne faut pas exagérer l'importance de ce comité. Il peut avoir un pouvoir d'influence, comme ça a été le cas dans l'exemple évoqué tout à l'heure. Nous avons beaucoup discuté en interne avec le service d'information et les dirigeants de France Télévisions. Il s'est agi d'une période de réflexion intéressante.

Nous n'avons pas de relations avec les comités d'éthique à l'étranger et n'avons ni les moyens ni les missions de l'Arcom. Il est important de bien apprécier notre périmètre d'action et de ne pas vouloir aller au-delà. Nous devons déjà assumer correctement notre mission, qui consiste à donner un éclairage sur certains sujets sensibles et à émettre des recommandations qui peuvent s'avérer utiles, en lien avec différentes instances telles que l'Arcom.

Mme Edith Dubreuil . - L'intérêt de nos comités existe et subsiste. Dans le cadre de certaines concentrations, la question de l'honnêteté, du pluralisme et de l'indépendance se posera de façon encore plus aiguë. Je ne pense pas que ce soit le moment d'y renoncer. L'avenir apportera des solutions.

M. Laurent Lafon , président . - Vos fonctions sont-elles bénévoles ?

La loi instaure un comité d'éthique pour les radios et les chaînes de télévision émises sur la TNT, mais pas pour la presse écrite. Il existe aujourd'hui des groupes de communication rassemblant des chaînes de télévision, des radios et des journaux. Selon vous, faudrait-il mettre en place un comité d'éthique commun à l'ensemble de ces groupes, concernant donc aussi leur activité dans la presse lorsqu'elle existe ?

La loi précise que vous devez vérifier l'honnêteté, l'indépendance et le pluralisme de l'information, mais aussi des programmes. Selon moi, cette définition englobe également la ligne éditoriale, que vous dites ne pas avoir à regarder. Avez-vous des discussions avec l'Arcom sur son interprétation des notions d'indépendance et de pluralisme de l'information et des programmes ?

Mme Christine Albanel . - Nous sommes tous bénévoles.

Il peut être envisageable d'étendre les comités d'éthique aux groupes intégrés, y compris avec une activité presse. Cette évolution correspondrait à celle du paysage.

Nos dernières discussions avec l'Arcom ont consisté en un échange d'informations. En fait, la saisine du comité d'éthique pourrait souvent être un préalable à la saisine de l'Arcom pour certaines requêtes. Nous n'avons pas eu de discussion philosophique sur les notions très complexes d'honnêteté, d'indépendance et de pluralisme. La complexité augmente d'un cran lorsqu'il s'agit des programmes. Je ne suis pas sûre que ce soit faisable.

M. Laurent Lafon , président . - Je ne pensais pas à des discussions philosophiques, mais à la mise en place de critères.

Mme Christine Albanel . - Non, cela n'a pas été le cas.

M. Richard Michel . - Il s'agit d'un axe sur lequel nous devrions évidemment travailler davantage avec l'Arcom.

Nous ne sommes pas rémunérés, nos frais sont simplement remboursés.

Les programmes m'intéressent, mais je ne peux pas regarder tous les documentaires qui passent. J'ai commencé ma carrière en tant que grand reporter. Un documentaire demande de prendre le temps d'enquêter et non de surfer sur l'actualité. Il n'y a pour l'instant rien à redire. L'information reste ce qu'il y a de plus important, notamment avec l'apparition des chaînes d'information en continu.

Mme Edith Dubreuil . - Notre statut de bénévoles implique aussi un certain nombre de restrictions d'activité.

L'extension des comités d'éthique à la presse écrite me semble possible étant donné la concentration des médias et le fait que certains groupes englobent également la presse écrite. Nous devrions être plus nombreux. Il serait facile de distribuer une spécialisation à l'intérieur des comités.

Les discussions avec l'Arcom n'en sont qu'à leurs débuts. Nous sommes neufs. La loi Bloche vient d'intervenir et nous avons connu des parenthèses dues à la covid-19. Une installation stable est nécessairement précédée d'une phase balbutiante. Il nous appartiendra, Arcom et CHIPIP, de nous rapprocher pour échanger sur nos pratiques et nos missions respectives. Je tiens beaucoup à cette appellation d'honnêteté, d'indépendance et de pluralisme que veut la loi, même si elle est lourde. Ces trois mots définissent notre mission, contrairement au terme général d'éthique, qui reste fourre-tout.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez donné l'exemple d'une affaire où le comité d'éthique de Canal + est vraiment intervenu. Nous pouvons saluer ce moment comprenant une véritable délibération suivie d'une préconisation revenant presque à une injonction auprès de la direction lorsque l'émission a été enregistrée à l'avance. Toutefois, après que M. Zemmour a tenu ses propos sur les mineurs isolés, vous avez indiqué dans votre délibération : « En conséquence de quoi, il apparaît au comité que ni le différé, même si le débat entre l'enregistrement et la diffusion était allongé, ni un éventuel retour au format originel de l'émission ne serait de nature à permettre la préservation des impératifs d'honnêteté, d'indépendance et de pluralisme. C'est en réalité la conception même de cette émission qui doit être revue, et cela pour deux raisons principales. Premièrement, parce que diffusée quotidiennement à une heure de grande écoute ayant vocation à couvrir pour l'essentiel l'actualité la plus immédiate, elle doit s'ouvrir davantage à la diversité des opinions dans le respect de leur expression contradictoire, ce que ne permet pas son organisation actuellement autour d'un éditorialiste vedette dont la présence permanente et la multiplicité des interventions aboutissent à privilégier à l'excès la parole d'un courant de pensée au détriment de tous les autres, et deuxièmement parce qu'il va de soi que tout doit être remis en place de façon efficace et que cela n'a pas été le cas jusqu'à présent, pour que soi banni les propos susceptibles de tomber sous le coup de la loi et ceux qui sont attentatoires au respect des personnes ainsi que les prises de position provocatrices ou délibérément contraires à la vérité. » Cette délibération n'a jamais eu de suite.

M. Richard Michel . - Si. Nous avons été écoutés. Un débat contradictoire a été organisé tous les vendredis soir.

M. David Assouline , rapporteur . - Ce n'est pas suffisant. Vous avez formulé un avis très clair sur la nature et la conception de l'émission, sur la façon dont elle intervient dans une tranche de forte audience et commente l'actualité. Il est demandé de revoir le concept même. Une autre délibération a-t-elle été formulée entre temps ? La première a été suivie de faits, l'émission étant enregistrée en avance. Cette autre délibération date du 22 octobre 2020.

M. Richard Michel . - Nous avons eu satisfaction avec la mise en place d'un débat contradictoire le vendredi soir. M. Zemmour est ensuite parti à la suite d'une intervention de l'Arcom sur son temps d'antenne.

M. David Assouline , rapporteur . - Le temps de sa candidature.

M. Richard Michel . - Je ne partage pas votre avis. Je viens de l'« info pure », mais dans les programmes de télévision, l' infotainment est une réalité, et ce type d'émissions existe sur toutes les chaînes. Je ne suis pas attaché au clash, mais à la pensée contradictoire, aux échanges. Le contradictoire est capital.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous organiserons un colloque sur toutes ces questions. Vous devez avoir les moyens de remplir votre mission afin de ne pas être mis en porte à faux. Vous ne devez pas être considérés comme impuissants et donc caution, quel que soit votre degré d'indépendance. Le risque, si vous n'avez pas la capacité d'assumer votre responsabilité et tout ce qui en est attendu, est que l'on vous accusera de n'être là que pour faire joli. Vous avez besoin de moyens, d'établir un rapport plus clair avec l'Arcom, qui dit ne pas avoir les moyens de tout faire. Nous pouvons considérer que les CHIPIP peuvent faciliter la décentralisation de certaines institutions à travers les avis sur lesquels ils peuvent être saisis ou leur expertise plus proche du terrain. N'hésitez pas à nous envoyer des propositions écrites.

M. Laurent Lafon , président . - Merci à tous, bonne journée.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Jeudi 17 février 2022
Audition de M. Arnaud Lagardère, président-directeur général
du groupe Lagardère

M. Laurent Lafon , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de M. Arnaud Lagardère. Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe socialiste, écologiste et républicain et a pour rapporteur David Assouline. Monsieur Arnaud Lagardère, vous êtes le président-directeur général du groupe Lagardère, présent dans de nombreux domaines, notamment l'édition avec Lagardère Publishing et le commerce de détail dans les gares et aéroports, avec Lagardère Travel Retail. Dans le cadre de cette commission d'enquête, nous nous intéressons cependant essentiellement à Lagardère News, votre pôle média, qui possède plusieurs entités emblématiques telles que Paris Match , le Journal du Dimanche , Europe 1 et RFM. Votre groupe a concentré l'attention ces dernières années, autour de deux événements en particulier, dont le rapprochement éditorial d'Europe 1 avec Vivendi, devenu premier actionnaire de Lagardère en juillet 2020. Il s'est ensuivi un climat social que l'on peut qualifier de tendu, notamment au sujet de la convergence avec CNews, la chaîne d'information en continu de Canal +. Le 15 septembre dernier, Vivendi a annoncé avoir lancé une offre publique d'achat (OPA) sur les 18 % du capital de Lagardère détenus par le fonds Amber Capital, ce qui porterait sa part à 45 % et à 36 % des droits de vote. Vivendi a par ailleurs annoncé vouloir anticiper sa montée au capital de votre groupe au mois de février 2022, ce qui lui permettrait notamment de prendre le contrôle des titres de presse. Dans ce contexte, nous avons souhaité vous entendre pour nous exposer votre sentiment en tant qu'actionnaire d'un grand groupe des médias sur les conséquences d'une concentration forte, qui pourrait être renforcée davantage les semaines à venir, ainsi que sur les relations que vous pouvez entretenir avec les rédactions des médias de votre groupe. Nous essayons en effet de déterminer le rôle joué par l'actionnaire dans la conduite du travail journalistique au quotidien, notamment dans la production de l'information.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu qui sera publié. Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objectif de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M Arnaud Lagardère prête serment.

M. Arnaud Lagardère, président-directeur général du groupe Lagardère . - Je me permettrai une petite correction avant de commencer. Le rapprochement avec le groupe Vivendi n'est pas éditorial, mais industriel et économique. Cette précision a son importance.

Le groupe Lagardère est né dans la haute technologie, avant d'ouvrir une importante branche média en 1980-1981, à travers l'acquisition du groupe Hachette, devenant ainsi un conglomérat. Dès le début des années 2000, nous avons fait le constat que nous n'avions plus les moyens économiques et financiers de développer toutes les branches de ce conglomérat. Nous étions face à une décision difficile, et qui a poussé certaines critiques malveillantes à prétendre que le groupe s'était rétréci. Il s'agissait en réalité d'une stratégie délibérée et totalement assumée. Au moment du décès de Jean-Luc Lagardère, j'ai fait le choix de privilégier deux branches. Je me suis en effet aperçu qu'elles pouvaient jouer un rôle global et nous permettre d'atteindre le podium des leaders mondiaux. C'est d'ailleurs le cas aujourd'hui. Bien sûr, cette réussite est due à plusieurs facteurs, y compris la chance et le talent de nos équipes. Pourtant, à l'époque, ce succès n'avait rien d'évident, car ce que nous appelons le travel retail - les magasins situés dans les gares et les aéroports - ne représentaient qu'une part infime de nos activités. Le groupe d'édition Hachette était certes flamboyant, composé de marques extrêmement symboliques en France, mais il restait un groupe franco-français qui venait de passer une période difficile vers la mi-1990. Nous avons parfois enregistré des pertes. À cette époque, on voyait l'édition comme un métier du passé. En 2000, nous étions en plein dans la bulle Internet et tout le monde se demandait ce que nous allions faire dans l'écrit et le papier. Nous avons fait un pari qui n'était pas évident. J'étais persuadé qu'il s'agissait au contraire d'un métier qui allait perdurer et qui n'entrerait pas en concurrence avec les formats numériques. La démonstration en a été faite, bien que ce soit bien sûr plus facile à dire aujourd'hui. Nous avons eu de la chance.

Pour reprendre les mots de Jean-Luc Lagardère, nous avons « sanctuarisé » certaines activités qui composent l'environnement que vous avez mentionné : Europe 1 , Paris Match et le Journal du Dimanche . Europe 1 est entrée dans le groupe en 1974, bien avant que nous ayons l'idée d'entrer dans les médias. La station faisait partie des activités de M. Sylvain Floirat, également propriétaire de Matra. Cet environnement, nous l'avons aujourd'hui et nous l'aurons demain, quels que soient les résultats de l'OPA en cours.

Je n'aurais jamais transformé la commandite en société anonyme, sollicité et accueilli avec bienveillance le groupe Vivendi en mars 2020 ou soutenu l'OPA amicale de Vivendi si je n'avais pas été à la fois rassuré et assuré que l'intégrité, le management et la stratégie de développement du groupe seraient conservés et que l'entreprise resterait cotée. Je dois dire, même si ce n'est pas ce qu'on entend en ce moment, que je suis infiniment reconnaissant à M. Vincent Bolloré, dont la famille est amie avec la mienne depuis trente ans. Je suis également reconnaissant à Yannick Bolloré, président du conseil de surveillance de Vivendi, et à Cyrille Bolloré, président du groupe Bolloré, qui fête d'ailleurs aujourd'hui ses deux cents ans. Quelle réussite ! Je suis français avant tout, et m'en réjouis pour la France. Je suis également reconnaissant à Arnaud de Puyfontaine, président du directoire de Vivendi que je connais lui aussi depuis trente ans, et à Maxime Saada, dont on ne peut pas dire qu'il n'a pas contribué au redressement de Canal +, essentielle à l'écosystème du cinéma et de certains sports français.

Je ne donnerai pas de coup de pied à quelqu'un qui m'a donné un coup de main. Je reste, avec Constance Benqué, votre interlocuteur pour la partie Europe 1 , Journal du Dimanche et Paris Match du groupe. Je reste également l'interlocuteur pour notre branche édition dont nous sommes si fiers. En outre, vous avez bien sûr accès à M. Pierre Leroy, compagnon de route de Jean-Luc Lagardère avec lequel je partage quarante années de vie commune. Nous sommes à votre disposition.

Notre monde change, nous nous adossons à un groupe puissant qui nous aidera et nous donnera les moyens de notre ambition. Toutefois, tous les actionnaires, Vivendi en premier lieu, sont d'accord sur le fait que la gouvernance du groupe Lagardère ne doit pas changer.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez évoqué d'entrée de jeu l'OPA de M. Bolloré, que vous qualifiez d'amicale et dont nous reparlerons.

Je souhaiterais avant tout que vous nous exposiez votre point de vue sur notre thématique générale, en tant qu'acteur essentiel de la concentration dans les médias de ces vingt dernières années. Vous avez en effet pratiqué toutes les concentrations sur lesquelles nous travaillons : horizontale, diagonale et verticale. Vous pratiquiez également au début l'une des concentrations dont on dit parfois qu'elles sont une « spécificité française », à travers une activité importante dans le domaine militaire, dépendant donc de la commande publique, avec la fabrication de missiles. Aujourd'hui, nous avons l'impression que toutes ces tentatives sont derrière vous, car vous n'êtes plus le maître des horloges des concentrations, même si vous restez, comme vous l'avez dit, un acteur totalement indépendant, ne passant pas sous la coupe idéologique ou éditoriale de qui que ce soit.

Pouvez-vous nous dire quelles étaient les logiques poursuivies par votre groupe dans ces aventures de concentrations, toutes très différentes ? Rétrospectivement, quel bilan tirez-vous de ces tentatives et du moment où vous avez fini par accepter l'OPA d'un plus gros groupe ?

M. Arnaud Lagardère . - Vous parlez de verticalité, d'horizontalité... Alors que l'histoire du groupe est simple. On dit qu'une stratégie est faite pour être appliquée, quoi qu'il arrive. En réalité, des événements que l'on ne maîtrise pas peuvent parfois surgir, représentant des opportunités que l'on saisit, parce que le moment s'y prête, que l'on est en forme financièrement ou que cela fait sens dans sa stratégie, sans qu'ils correspondent à ce qu'on s'était imaginé au départ. Comme je vous l'ai dit, le groupe est né de la haute technologie, première passion de Jean-Luc Lagardère. À l'époque, il s'était adossé à un capitaliste, M. Sylvain Floirat, actionnaire de Matra et d'Europe 1. Le groupe n'avait pas de volonté particulière de multiplier les activités en plus des engins Matra. C'était un tout. C'est ainsi que mon père s'est retrouvé à la tête de Matra, pour la haute technologie, et d'Europe 1. Même si j'étais moins passionné par cette branche, j'en étais extrêmement fier. Le groupe a développé des activités de souveraineté, qu'il s'agisse de la haute technologie, de l'édition, du scolaire, etc. C'est une véritable fierté. Les activités importantes à la fois économiquement et pour le pays constituent notre fil conducteur.

En 1980, nous n'avions pas le projet de faire grandir Europe 1, mais une opportunité s'est présentée. M. Jean-Luc Gendry nous a parlé d'une entreprise qui se portait mal : Hachette. À l'époque, je me souviens que Jean-Luc Lagardère a trouvé cette opportunité très belle. Il est difficile de faire plus patriote que lui. Il trouvait très intéressant et fascinant d'être le propriétaire d'une entreprise qui fabriquait des livres et oeuvrait pour l'éducation. Il y a vu l'occasion de faire une bonne affaire économique, tout en restant dans ses passions. Voilà le fil conducteur, il ne s'est jamais demandé si cela allait lui « profiter horizontalement, verticalement », etc.

La liberté d'un groupe indépendant tel que le nôtre se mesure avant tout dans sa capacité à gagner de l'argent. C'est peut-être triste, mais c'est ainsi. L'aspect économique et financier était extrêmement important. Pourtant, ce n'était pas un financier, mais un ingénieur. Il avait des visions stratégiques, en a réussi énormément, en a raté d'autres, comme tout le monde. Il comprenait que l'aspect financier était un passage obligé. À partir du rachat de Hachette, nous nous sommes retrouvés à la tête d'un conglomérat. Comme je vous l'ai expliqué en toute sincérité, nous n'avions pas les moyens de développer toutes ces activités. Créer EADS était une façon pour Jean-Luc Lagardère d'effectuer une « sortie par le haut ». En effet, nous n'étions plus maîtres de notre destin, que nous partagions alors avec l'État français, ce qui était extrêmement flatteur, ainsi qu'avec nos amis allemands de Daimler. Déjà à cette époque, nous savions que le groupe ne pourrait pas résister aux immenses besoins d'investissement nécessaires à toutes ses activités. Petit à petit, nous avons dû le rétrécir. J'ai pensé que le groupe ne survivrait pas en l'état et qu'il devait passer par une phase où il serait plus petit avant de pouvoir croître à nouveau. Mon opinion, qu'il connaissait, était que devenir le leader mondial du livre serait une magnifique réussite. Il était d'accord avec cette stratégie, car c'était sa passion. De fil en aiguille, nous avons développé cette activité.

Il était à Europe 1 depuis 1974. Il l'a dirigée, s'est rendu dans ses bureaux, où je le retrouvais le vendredi. Avec cette radio, nous sommes très loin des vraies ambitions économiques et financières d'un groupe, mais comme l'a dit très justement Martin Bouygues lorsqu'il a voulu conserver Bouygues Telecom, l'argent n'est pas la seule chose qui compte. La maison Europe 1 est entourée d'une sentimentalité qui nous a amenés à la sanctuariser immédiatement. Il en a été de même avec le Journal du Dimanche et Paris Match , qui sont arrivés avec Daniel Filipacchi après Hachette. Je poursuis cette fidélité à l'héritage de Jean-Luc Lagardère.

Quand je suis arrivé, on m'a demandé si mon père serait fier de la situation actuelle. Je peux vous affirmer que, même dans le cadre de cette OPA qui, je l'espère, réussira bientôt et mènera Vivendi à devenir l'actionnaire majoritaire du groupe Lagardère, cette situation m'honore, honore le groupe et la mémoire de Jean-Luc Lagardère. Ce qu'il voulait avant tout, c'est que ces activités finissent par dominer. Nous n'avions pas le choix.

M. David Assouline , rapporteur . - Je voulais que vous nous donniez votre analyse rétrospective de toutes ces ambitions dans le domaine médiatique. C'est pour cela que j'ai parlé de différentes concentrations, dont vous êtes un acteur. Il s'agit de définitions appartenant au jargon médiatique. Une concentration horizontale revient à multiplier les canaux dans un même secteur, par exemple les chaînes ou les stations dans le domaine de la télévision ou de la radio. La concentration diagonale revient à posséder des activités dans deux médias sur trois parmi la radio, la télévision et la presse. Une concentration verticale revient à intervenir sur toute la chaîne de valeur, de la distribution à la publicité, aux kiosques, etc. Il existe différentes formes de concentration, et je pense que vous les avez toutes essayées, testées et pratiquées.

Rétrospectivement, vous occupiez une position de force. Quel bilan en tirez-vous ? Aujourd'hui, ce n'est pas vous qui absorbez Vivendi, mais l'inverse. Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné ? Vous prétendez être guidé par le financier et expliquez ne pas être un mécène. Est-ce viable du point de vue financier ? On constate que cette viabilité a ses limites. Ne pensez-vous pas qu' Europe 1 , Paris Match, etc. représentent aussi des médias prestigieux et un moyen d'influence ? Il ne s'agit pas seulement d'un petit joyau que l'on chérit. Ce domaine n'est pas le plus rentable et connaît pourtant beaucoup d'investissements. Notre pays compte d'autres activités économiques tout aussi nécessaires pour notre industrie, notre nation ou son prestige dans lesquelles investir. Le domaine médiatique, et dans ce cas Europe 1, est assez peu rentable, c'est le moins que l'on puisse dire. Vous n'avez jamais considéré qu'il s'agissait d'un moyen d'avoir du poids et une influence ?

M. Arnaud Lagardère . - Jamais. Nous gérons nos médias dans un but totalement différent, et ce n'est pas parce qu'on ne réussit pas dans ses objectifs qu'on en a d'autres en tête. Europe 1 est effectivement dans une situation difficile depuis quatre ou cinq ans. Nous avons besoin de nous adosser à une chaîne, comme c'est le cas de toutes les radios généralistes. Certaines, comme RMC, ont été créées telles quelles, d'autres ont effectué des rapprochements, je pense notamment à M6 et RTL. Il en va de même dans le public. Ce soutien nous manque, en matière de notoriété, de synergies. Je ne considère pas avoir dominé quelque concentration que ce soit.

Comparons notre radio à la radio publique. France Inter possède 660 émetteurs, quand nous en avons 330. Pour faire une analogie avec le football, je vous garantis qu'avec 22 joueurs, je battrais n'importe quelle équipe. Je ne parle pas du talent des équipes de France Inter, que je ne remets pas en question. Je dis simplement que c'est là que se situe la concentration. Le budget de Radio France avoisine les 630 millions d'euros, tandis que celui de l'ensemble des radios commerciales est de 330. Je n'ose même pas vous donner celui d'Europe 1. En ce qui concerne les parts de marché publicitaire, en faisant la somme du futur TF1-M6-RTL - déjà presque adoubé, il me semble, par certaines autorités -, on atteint 70 % du marché de la télévision et 50 % du marché de la radio. Europe 1, le Journal du Dimanche et Paris Match en représentent 3 %. Où est la concentration ?

M. David Assouline , rapporteur . - Que pensez-vous de cette concentration que vous évoquez ? Vous avez l'air de dire que 70 %, c'est beaucoup.

M. Arnaud Lagardère . - Je ne suis pas là pour juger, ce sont des chiffres. Je ne juge pas le chiffre dans sa valeur absolue, même si je pense que j'aurai bientôt à le faire devant l'Arcom. Je compare simplement des chiffres aux nôtres, et constate que la concentration ne se trouve pas chez nous. On nous fait un mauvais procès. Je le prends bien, parce que j'estime que l'on donne un petit plus à la notoriété de nos marques, qui est déjà importante.

M. David Assouline , rapporteur . - Ce ne sont pas les mêmes chiffres dans le domaine de l'édition.

M. Arnaud Lagardère . - Nous avons aussi le droit d'être compétents et de gagner des parts de marché.

M. David Assouline , rapporteur . - Bien sûr, il ne s'agit pas de reproches. Vous avez indiqué dans le Figaro , en juin dernier, qu'aucune radio n'avait le droit d'être un média d'opinion et qu'aucun actionnaire n'avait de droit particulier sur Europe 1. Vous avez ajouté que prétendre qu'Europe 1 passait sous la coupe de Vivendi était un fantasme frôlant le complotisme.

M. Arnaud Lagardère . - Absolument. Une telle idée relève du complotisme.

M. David Assouline , rapporteur . - Au vu de l'actualité depuis le mois de juin, pensez-vous toujours qu'avoir des craintes à ce sujet relève du complotisme ? Depuis la rentrée 2021, des changements sont intervenus sur la grille d'Europe 1, alors que l'OPA menée par le groupe Vivendi n'a pas encore abouti. Comment expliquez-vous un tel décalage entre vos propos et la réalité ? Comment interprétez-vous l'éviction d'Hervé Cattegno de la tête de Paris Match et du Journal du Dimanche ? L'accélération annoncée de l'OPA, prévue initialement en décembre et avancée en février ne vient-elle pas confirmer une prise de contrôle déjà prégnante de Vivendi sur l'activité de votre groupe ? Quel rôle conserverez-vous au sein du groupe ? Vous nous avez affirmé rester l'interlocuteur de référence pour Hachette édition, Paris Match , le Journal du Dimanche et Europe 1, et que vous conserverez la même ligne éditoriale, qui ne peut être confondue avec celle imprimée par Vivendi dans ses médias. Dans ce cas, pourquoi des dizaines de journalistes d'Europe 1, y compris de grandes plumes et des humoristes très populaires, qui tenaient à leur maison et la faisaient vivre dans son identité depuis longtemps, ont-elles décidé de partir, considérant que le projet avait changé ? Pourquoi avoir nommé à la tête de la rédaction du Journal du Dimanche un proche de Vivendi, y compris sur le plan idéologique, intervenant plusieurs fois par semaine en tant que chroniqueur sur CNews ? La ligne éditoriale de Paris Match ne ressemble plus au courant de pensée qui était imprimé lorsque vous étiez le patron, et non M. Bolloré. Comme l'a révélé un certain journal, M. Donat Vidal Revel a même dit à la rédaction le 11 mai 2021 que vous étiez déjà salarié de Vincent Bolloré dans les faits, alors même que l'OPA n'était pas encore déclenchée. Prétendez-vous que tout cela n'est pas vrai ? Les journalistes ne sont pas partis pour cette raison ? La ligne éditoriale est la même qu'avant ? Il ne s'agit que d'une opération de protection financière impliquant un géant qui se trouve être un ami, motivée par des raisons économiques afin de continuer à être performants ?

M. Arnaud Lagardère . - Ce n'est pas uniquement pour continuer à être performant, mais pour grandir, pour investir davantage dans les métiers qui sont les nôtres. Nous nous sommes fait rattraper par l'épidémie de covid-19, qui a mis l'une de nos deux jambes hors service, mais que nous avons plutôt bien redressée. Nous avons eu accès à un prêt garanti par l'Etat (PGE), que nous avons d'ailleurs immédiatement remboursé. Nous nous trouvions dans une position délicate. Nous avons été assiégés par un activiste assez soutenu par un certain nombre de médias d'opinion, qui auraient préféré que le groupe se fasse découper plutôt qu'il reste intact.

On m'a reproché d'avoir nommé M. Hervé Gattegno pour des raisons politiques. Ces mêmes critiques ont changé de stratégie lors de son départ et y ont vu la main de M. Vincent Bolloré. J'avais eu l'idée de placer une seule personne à la tête du Journal du Dimanche et de Paris Match , non pas pour faire des économies, mais par souci d'efficacité. Je pensais que certains journalistes et correspondants à l'étranger de Paris Match pourraient aider au Journal du Dimanche et inversement, représentant des ajouts bénéfiques. J'ai estimé que cette stratégie n'avait pas abouti, et il existe peut-être d'autres raisons au départ de M. Gattegno sur lesquelles nous n'avons pas souhaité communiquer ni l'un ni l'autre. Je peux cependant vous affirmer sous serment que nous ne nous sommes pas quittés pour des raisons éditoriales. On ne peut pas dire tout et son contraire.

M. Jérôme Béglé est certes chroniqueur d'une émission menée par Pascal Praud, que j'aime beaucoup. Vous oubliez cependant que c'est également le patron du Point . Ce poste ne pose de problème à personne. En revanche, on nous reproche qu'il soit chroniqueur sur CNews. Il s'agit pourtant de la même personne. Je le connais depuis très longtemps et j'avais d'ailleurs failli le prendre lorsque j'ai embauché M. Hervé Gattegno.

M. David Assouline , rapporteur . - Je comprends donc qu'il ne s'agit pas d'un changement allant à l'encontre de vos idées, mais d'une rencontre. Vous êtes d'accord, vous adorez l'émission de Pascal Praud, cette nomination ne vous a pas été imposée, et vous y adhérez.

M. Arnaud Lagardère . - Je voulais déjà l'engager à une époque où Vivendi n'était pas à notre capital. Ce n'est pas sorti de nulle part.

M. David Assouline . - Pourquoi les journalistes d'Europe 1, qui ont fait la maison Europe 1, tels que Patrick Cohen, etc. ont-ils jugé l'inverse et sont-ils partis par dizaines ? Pourquoi M. Canteloup a-t-il été remercié ?

M. Arnaud Lagardère . - Lorsque je prends une décision, je sais quels sont les éléments que je prends en considération. Je ne peux pas empêcher les autres de ne pas être de mon avis et de soupçonner que mes décisions cachent quelque chose d'autre. Ce n'est pas le cas. C'est la raison pour laquelle les clauses de cession et de conscience sont parfois efficaces. Elles permettent aux personnes en désaccord avec nos choix de quitter la maison. Je ne les ai pas remerciées.

M. David Assouline , rapporteur . - Je souhaite me faire mon opinion. Je veux savoir ce qu'il s'est passé. D'après vous, jusqu'à ces événements, la ligne éditoriale d'Europe 1 était la même que celle de Pascal Praud ?

M. Arnaud Lagardère . - Je n'ai jamais dit ça. Reconnaissez cependant que je puisse aimer Pascal Praud et son émission sans être qualifié d'excessif. Je reviens sur des noms qui ont été cités. Prenons Patrick Mahé, dont la nomination a déclenché une polémique. Il a été nommé à Paris Match en 1981 et a dont rejoint le groupe en 1984, lorsque Daniel Filipacchi nous a amené ses actifs. Il a toujours travaillé chez nous, a fait un passage au Figaro et s'occupait des suppléments qui marchaient très bien économiquement. Expliquez-moi le lien entre la nomination de Patrick Mahé, un enfant de Paris Match , et Vivendi ou M. Bolloré. Il n'y en a pas. J'ai entendu dire que la nomination de Jérôme Béglé était due à son emploi chez Canal +, mais il ne faut pas oublier qu'il a travaillé chez Europe 1. C'est d'ailleurs moi qui l'avais embauché. Il a déjà dirigé le Journal du Dimanche . Il ne s'agit que de procès d'intention que nous font certains journaux et médias d'opinion. Europe 1 n'est pas une radio d'opinion. C'est une radio généraliste et elle le restera.

Les présentateurs qui ont rejoint Europe 1 ont été traités de tous les noms. On oublie que M. Dimitri Pavlenko travaillait pour Radio classique et allait se voir confier la matinale, pour ne relever que sa participation à une émission « sulfureuse » sur CNews. Laurence Ferrari, qui a travaillé sur Europe 1 et sur TF1, qui fait trois heures de direct l'après-midi, couvre le créneau de 8 heures 15 sur CNews. C'est une professionnelle, une femme extrêmement ouverte et bienveillante, mais elle a été jugée dès qu'elle est arrivée de CNews. On a prétendu que ce choix lui avait été imposé. J'étais le premier ravi de son arrivée, dont l'idée revient à Constance Benqué, qui a considéré qu'elle nous permettrait de faire quelque chose formidable sur Europe 1. Pourquoi devrait-on s'empêcher de le faire avec CNews, ce qui n'est pas interdit, sous prétexte que la chaîne appartient à Vincent Bolloré ? RMC et BFM ne se gênent pas. Pourquoi devrions-nous nous gêner ?

M. David Assouline , rapporteur . - Dans mon propos liminaire, j'ai parlé de rapprochement éditorial et vous avez immédiatement affirmé qu'il n'existait pas. Or, en préparant cette audition, j'ai lu une interview que vous avez donnée au Journal du Dimanche en septembre et dans laquelle vous expliquez : « Je l'ai dit au CSA, il y aura des synergies fortes avec CNews, comme le font d'autres radios avec d'autres télévisions. » Quelques semaines plus tard, des matinales communes entre CNews et Europe 1 ont eu lieu. C'est pour cette raison que je parle de rapprochement éditorial. Quelles sont ces synergies ? Pourquoi ne seraient-elles pas éditoriales ?

M. Arnaud Lagardère . - CNews ne reprend pas la matinale, sauf le dimanche avec le Grand Rendez-vous. Pour être exact, les synergies se font avec le groupe Canal +, pas seulement CNews. J'ai mentionné CNews en raison de la façon dont la question avait été formulée. Nous nous intéressons au cinéma, au football et à la musique. Dans ces domaines également, nous avons été rejoints par des personnels de Canal +, qui sont importants pour une radio généraliste. Ils ne viennent pas de CNews. Donc, personne n'a critiqué leur arrivée. En revanche, nous avons estimé qu'un certain nombre de journalistes pouvaient venir de CNews sans y travailler exclusivement. Je prends l'exemple de M. Béglé au Journal du Dimanche . Encore une fois, l'autocensure était une très mauvaise décision. Nous avons besoin de synergies, pas sur le plan éditorial, mais de la visibilité. Voir madame Laurence Ferrari à l'antenne sur CNews et sur Europe 1 en même temps, puis seule sur Europe 1, est extrêmement positif pour nous. Nous obtenons ainsi une visibilité beaucoup plus forte, en raison de la notoriété et du talent de madame Ferrari. Sa présence sur Europe 1 est plutôt flatteuse.

M. David Assouline , rapporteur . - Il existe également le sentiment que le temps d'antenne commun à travers les matinales du week-end profite principalement aux journalistes de CNews qui animent ces matinales. On a la sensation que ça ne va pas dans les deux sens. Je ne parle pas de l'antenne, mais des journalistes.

M. Arnaud Lagardère . - Je pense qu'on en profite aussi beaucoup. Ce qui est étonnant, c'est que, durant les tranches horaires du matin, les radios ont souvent davantage d'auditeurs que les chaînes de télévision. Nous atteignons probablement le million d'auditeurs là où une chaîne ne dépasse pas les 500 ou 600 000 spectateurs, même si elles ont augmenté leur audience beaucoup plus vite que les radios. Cela va dans les deux sens. Le Grand Rendez-vous profite énormément à CNews. Il a été instauré en 2011, avec iTV, bien avant que M. Bolloré ne soit chez Vivendi. Ce sont des idées auxquelles on pense depuis très longtemps, mais comme M. Bolloré n'était pas là, personne ne parlait pas de synergie éditoriale, évidemment.

M. David Assouline , rapporteur . - Il nous faut préciser, bien entendu, qu'il existe des émissions communes depuis très longtemps, telles que les émissions politiques du dimanche qui se réalisaient en commun avec une radio, une télé ou un journal... Il ne s'agissait pas de fusion de titres ou de groupes. Ce qui est surprenant, c'est que vous considérez la synergie éditoriale comme une collaboration sur des tranches horaires.

Pensez-vous que la marque Europe 1 telle qu'elle vivait, telle qu'elle était reconnue avec ses journalistes, influence CNews, ou est-ce l'inverse ?

M. Arnaud Lagardère . - Ni l'un ni l'autre.

M. David Assouline , rapporteur . - Tout le monde est resté dans ce qu'il a toujours fait ? Tous les journalistes partis se trompent ?

M. Arnaud Lagardère . - Ils ont le droit de se tromper. Je pense qu'ils ont tort. La première chute d'audience d'Europe 1 concernait la matinale, avec Patrick Cohen. C'est moi qui lui avais demandé de nous rejoindre, preuve que l'on commet tous des erreurs. Je pensais qu'avec l'aura dont il bénéficiait sur France Inter, il nous apporterait une grande partie de ses auditeurs. J'étais très heureux. Finalement, ça n'a pas fonctionné. Je ne dis pas que c'est à cause de lui, mais que ce n'était peut-être pas le bon format. C'est la preuve que la capacité d'une radio à se faire entendre joue beaucoup sur le succès d'une matinale. Certaines régions ne nous écoutent pas et ne sont pas mesurées. Le Patrick Cohen d'Europe 1 était le même que sur France Inter, et ça n'a pas marché.

M. David Assouline , rapporteur. - Lorsque nous avons auditionné M. Bernard Arnault, nous lui avons demandé s'il avait fait une offre d'achat pour le Journal du Dimanche et Paris Match . Il a commencé par nous dire que non, puis il s'est tout de suite ravisé. Pourquoi, dans ce cas, avoir choisi Vivendi plutôt que cette offre ?

M. Arnaud Lagardère . - Je n'ai pas choisi Vivendi, j'ai choisi de garder ces médias dans le groupe Lagardère. Cette offre a été formulée avant qu'on organise la paix entre tous les actionnaires, notamment avec Amber Capital. L'un des actes fondateurs de cette paix actionnariale a consisté à s'assurer que les actifs du groupe Lagardère, Europe 1, le Journal du Dimanche et Paris Match y restent.

M. Jean-Raymond Hugonet . - J'ai bien connu votre père qui reste, pour moi, associé à Jean-Pierre Belletoise qui est un Essonnien, à l'épopée Matra, et à une entreprise de la commune dans laquelle je suis toujours conseiller municipal et qui s'appelait Comelime XE « Comelime ». Vous avez rappelé cette saga familiale, la fidélité à l'héritage. Je sais que les héritages sont parfois lourds, notamment avec pareil père. Vous avez su, avec beaucoup de sérénité et de tranquillité, assumer parfaitement cet héritage, n'en déplaise à ceux qui ont essayé de trouver à votre encontre des critiques aussi stupides que malveillantes. Paris Match , Europe 1 et le Journal du Dimanche sont la France. Tout le monde se goberge depuis le covid-19 de la souveraineté industrielle française que vous et votre famille, comme d'autres familles passées devant cette commission d'enquête, incarnez. Comme toujours dans notre pays, la réussite est suspecte, elle suscite de la malveillance et de l'amertume de la part de personnes qui n'ont jamais connu une telle réussite, ce qui interroge véritablement, et peut aussi énerver au plus haut point.

Tout ce que vous avez dit est très clair. On le croit ou on ne le croit pas, cela relève de l'intime conviction. En ce qui me concerne, je le crois.

Auriez-vous une définition du pluralisme et de l'honnêteté de l'information ?

M. Arnaud Lagardère . - Je vous remercie pour vos propos, d'autant que je les entends rarement. J'aurais pu céder ce groupe mille fois, à différentes personnes qui me proposaient des sommes très importantes. Je serais probablement moins heureux aujourd'hui, mais à la tête d'une fortune plus importante. J'ai décidé en 2006 de tout miser sur l'entreprise. Je me suis endetté à hauteur de plusieurs centaines de millions d'euros et j'en ai racheté les titres. Ce n'était peut-être pas le bon moment, puisqu'ils étaient à 60 euros, alors qu'aujourd'hui ils sont redescendus à 24. Je croyais et crois toujours en cette entreprise. Ce choix de l'entreprise, de l'héritage, c'est ainsi que je le conçois. Il est vrai que j'ai beaucoup lu, et cela m'attriste, qu'une certaine France n'aime pas les héritiers. Je me souviens de la phrase de mon père qui me disait toujours, alors que les réseaux sociaux n'existaient pas encore, « ne bâtis jamais ton bonheur et ton équilibre personnel et professionnel à travers le regard des autres », principe qu'il a toujours respecté. Il a été traité de tous les noms, avant que, subitement le 14 mars 2003, jour de son décès, il devienne l'immense industriel que j'ai pour ma part toujours connu et qu'il a toujours été. Ce sont des réalités connues, propres à la vie des chefs d'entreprise, des hommes politiques, des sportifs.

Le pluralisme n'est pas uniquement incarné par les journalistes, mais aussi par les invités qui s'expriment. Nous n'avons jamais interdit la venue de qui que ce soit sur Europe 1, au Journal du Dimanche ou à Paris Match , et nous ne le ferons jamais. C'est un reproche qu'on ne peut pas nous faire. Je regrette en outre qu'on nous le concède aujourd'hui en ajoutant que ce ne sera bientôt plus le cas et que je suis dans le déni. Nous sommes à des années-lumière de la réalité. Cette idée m'attriste malgré tout, mais ne me rend pas aigri. L'ambition est toujours là et le pluralisme demeurera, je n'en doute absolument pas. J'ai confiance en mes amitiés de trente ans. J'ai eu l'occasion d'échanger avec Vincent Bolloré, qui m'a énormément aidé moralement le jour du décès de mon père. Cela compte. Son soutien témoigne également d'une forme de sincérité. Il a fait des choses qu'il n'était pas obligé de faire, de façon désintéressée, et j'ai donc une totale confiance en lui. J'espère que cette commission reverra le jour dans quelques années et que nous pourrons en reparler, non pas en nous appuyant sur des prédictions, mais sur des constatations de ce qui se sera réellement passé, dans les faits, contrairement à ce que certains médias d'opinion imaginent.

J'ai commis énormément d'erreurs, mais mes équipes m'ont souvent rattrapé. Si je devais un jour laisser un tel héritage, dont les deux branches, surtout celle du livre, se trouveraient à la première place mondiale, je ferais fi des critiques. Je me dirais que c'est la vie, que c'est normal. Je ne ferais pas ce métier s'il ne me passionnait pas, et je ne le ferais pas en France. Un tel accomplissement est magnifique. C'est dommage que vous n'ayez pas été là en 2003, l'année du décès de mon père, alors que l'on trouvait déjà que cette idée de réduire la taille du groupe pour le faire grandir à nouveau était une évidence. Nous ne serions nulle part aujourd'hui si nous avions conservé ce conglomérat, cet empire, qui a été soi-disant détruit. Hachette serait dilapidé, le travel retail n'existerait pas. Quant à nos médias, je ne sais pas où ils seraient.

Mme Monique de Marco . - Vous dites que cette future OPA amicale en famille a pour objectif de renforcer et de faire grandir le groupe. Vous avez aussi expliqué que vous étiez rassuré et assuré que l'intégrité, le management, la stratégie et le développement du groupe resteraient tels quels. Quels garde-fous avez-vous mis en place pour pouvoir l'affirmer ? Comment pouvez-vous rassurer les salariés et les journalistes ?

M. Arnaud Lagardère . - Il n'existe aucun garde-fou, si ce n'est la confiance que l'on peut placer en quelqu'un. Comme vous le savez, un chef d'entreprise est révocable ad nutum , bien que ce soit au bout de six ans dans le cadre d'une commandite. Ce n'est pas plus mal et engendre une certaine motivation. En tant qu'élus, vous savez que parfois les choses se passent bien, parfois non, et que l'avenir dépend du bilan dont on rend compte en fin de mandat. Je répète que je fais totalement confiance à M. Vincent Bolloré, à ses enfants et au management de Vivendi. Je les connais et, si je puis me permettre, c'est également dans l'intérêt de Vivendi que tout se passe bien et que le groupe Lagardère contribue au développement de Vivendi. C'est un jeu à somme positive pour tout le monde. Évidemment, on peut toujours douter. J'ai très peu d'amis, ce qui me permet de ne pas m'en méfier, et ceux-là sont solides. J'ai pu le constater, le mesurer à l'épreuve du feu pendant trente ans. Ce n'est pas rien. Les jours défilant et les questions m'arrivant, je suis de plus en plus conscient et convaincu que les choses vont bien se passer, dans l'intérêt de tout le monde. Je ne suis pas là pour convaincre, parce que je suis convaincu. J'ai peut-être l'avantage de mieux connaître que vous les personnes dont je parle.

M. Michel Laugier . - La vision que l'on a aujourd'hui de la concentration des médias possède deux aspects : l'économie et la pluralité et l'expression démocratique au niveau des journalistes. Selon vous, avez-vous su préserver l'indépendance des rédactions dans vos médias ? Comment ? Pensez-vous que ce sera encore possible dans les années à venir, avec de nouvelles configurations ?

On vous sent attaché à vos médias, notamment à Europe 1, dont vous avez beaucoup parlé. Comment a-t-on pu assister à une perte d'audience aussi catastrophique ?

Vous êtes rassuré quant à l'avenir de vos médias, sur lesquels vous aurez toujours un certain contrôle. Serez-vous amené à conduire d'autres projets avec des médias nouvelle génération, davantage tournés vers le numérique ? Quels sont vos projets dans ce domaine ? Laurent Joffrin intervient dans l'émission de Pascal Praud, que vous dites apprécier. Êtes-vous proche de la ligne éditoriale de M. Joffrin ?

M. Arnaud Lagardère . - J'aime cette émission parce que j'aime Laurent Joffrin, vous l'avez compris. Il s'y rend d'ailleurs souvent, ça ne lui pose pas de problème, et sa présence donne un ton formidable à l'émission.

Comme je vous le disais, la chute des audiences d'Europe 1 est probablement due à une somme d'erreurs, que j'assume. Peut-être est-ce dû au fait que l'on ne donnait pas assez dans l'information, alors que les radios en diffusent davantage aujourd'hui. Peut-être est-ce dû au départ de toute une génération, non pas par choix, mais en raison de l'âge. Cette génération nous manque aujourd'hui, même si nous avons conservé certaines de ses grandes voix. Le virage du numérique a clairement été pris trop tard. On constate aujourd'hui que le nombre de personnes écoutant la radio depuis leur mobile est croissant. Je n'ai pas anticipé ce phénomène assez rapidement, et je m'en veux. Nous avons voulu gérer au plus serré, mais je pense que nous aurions dû investir davantage dans la rédaction, en embauchant des journalistes à l'étranger par exemple. Nous ne l'avons pas fait, car nous sentions déjà que les profits diminuaient. J'ai décidé de m'attaquer à la base des coûts, alors que ce n'était probablement pas le bon moment. Je n'ai sans doute pas été assez patient. En outre, de nouveaux entrants sont arrivés et le CSA ne nous a pas aidés, au contraire. Je comprends qu'il crée un nouveau réseau, comme ça a pu être le cas dans la téléphonie. On constate l'utilité dans la pluralité de créer un réseau tel que RMC, c'est un véritable succès. Bravo à Alain Weil. Cependant, nous avons perdu beaucoup de croissance en ce qui concerne les émetteurs. Je ne veux critiquer personne, mais à chaque fois que des autorisations étaient disponibles, j'ai eu la sensation que nous n'étions pas favorisés, contrairement au public et à d'autres stations. Je répète que j'assume ces échecs et les regrette autant que vous. Je m'attèle à présent à faire en sorte que les choses se passent mieux.

Notre configuration actuelle ne nous mènera pas à l'acquisition de nouveaux journaux ou de nouvelles radios. Vous avez cité RFM, nous sommes aussi propriétaires de Virgin et donc d'une espèce de pôle constitué de trois radios, dont les synergies publicitaires ne sont pas négligeables. Nous n'avons pas l'intention d'en acheter d'autres, mais de gérer celles-là au mieux et de redresser Europe 1 le plus vite possible. Nous avons prévu dans le budget du groupe sur trois ans un important investissement dans le numérique, notamment à travers des applications. La distribution du Journal du Dimanche représente un autre sujet qui nous préoccupe. Le numérique constitue la sortie par le haut, et nous devons faire plus dans ce domaine pour le Journal du Dimanche . Il existe toujours un côté agréable à aller chercher son journal à la boulangerie le matin, mais c'est une habitude qui diminue malheureusement peu à peu. Je reste positif, économiquement, concernant ce pôle. Il est vrai que les pertes d'Europe 1 sont conséquentes, et c'est pour cela que ça vaut justement la peine que l'on s'y attèle. Je ne céderai pas Europe 1.

M. Michel Laugier . - Vous n'avez pas répondu à ma question sur l'indépendance des journalistes et de vos moyens. Comment voyez-vous les années à venir sur ce plan-là ?

M. Arnaud Lagardère . - Nous disposons de tous les outils nécessaires. Nous avons une charte de déontologie, une clause de conscience et de cession. On ne peut pas dire que Constance Benqué soit excessivement autoritaire. Au contraire, elle est extrêmement bienveillante, prend le temps de parler avec tout le monde et consulte les équipes. Elle est souvent critiquée, mais on ne peut pas lui adresser le moindre reproche sur ce point. Je souhaite en profiter pour reprendre votre citation de M. Donat Vidal Revel, qui prétend que les salaires sont payés par M. Bolloré. C'est un propos que je n'ai pas apprécié, parce qu'il est faux, et bête. M. Donat Vidal Revel a néanmoins toute ma confiance, non pas pour ce qu'il a dit, mais pour tout ce qu'il fait par ailleurs.

M. Laurent Lafon , président . - Si je schématise, une radio engendre des recettes publicitaires et des coûts essentiellement liés à la grille. Nous avons organisé des tables rondes à ce sujet et nous avons compris que les perspectives en matière de recettes publicitaires ne sont pas favorables en ce qui concerne les radios. Il semblerait qu'elles connaîtront, au mieux, une stagnation et, au pire, une baisse. Dans ces conditions, comment redresser une radio telle qu'Europe 1 si ce n'est en réalisant des économies sur la grille ? Quel type d'économies comptez-vous faire, sans toucher à la qualité de la radio, de l'information, des émissions et des intervenants ?

M. Arnaud Lagardère . - Nous constatons clairement aujourd'hui que gérer une entreprise en s'appuyant uniquement sur les coûts présente des dangers. Europe 1 possède d'autres sources de revenus, tels que les podcasts, qui marchent très bien. Ils sont créés par les journalistes de la station, par exemple M. Christophe Hondelatte. Il s'agit de produits que l'on peut monétiser. N'oublions pas les parts de marché. Rien ne nous empêche d'être meilleurs que les autres et de gagner davantage de parts de marché, afin d'augmenter nos recettes. Voilà notre objectif : passer des fameux 4 % actuels à 5, 6 ou 7 %. La radio est une industrie à économie à coûts fixes. Une fois la somme des coûts fixes dépassée, ça peut aller très vite dans le bon sens. Nous devons donc augmenter les recettes, car je crois que nous avons fait le tour des coûts. Nous devons travailler la qualité des programmes, nous appuyer sur les sondages, jouer sur la compétence des journalistes... C'est pour cela que nous avons changé. Le 18-20 représente la deuxième tranche la plus importante en matière de recettes publicitaires après la matinale. Elle est en train d'évoluer grâce aux synergies, au partenariat avec CNews et à Laurence Ferrari. Elle est d'abord sur CNews et Europe 1, avant d'assurer la dernière partie du créneau seule. J'ai la faiblesse de penser qu'un spectateur de CNews voudra continuer à écouter Laurence Ferrari sur Europe 1. Ces initiatives et ces personnes dotées d'une forte notoriété attireront des auditeurs plus que d'autres.

M. David Assouline , rapporteur . - D'autres noms, tels que M. Canteloup entre autres, vous assuraient de l'audience auparavant.

M. Arnaud Lagardère . - Vous avez raison, et je répète que personne n'est jamais à l'abri de commettre une erreur. Nous avons souhaité nous engager davantage vers une radio généraliste, en offrant une plus grande part à l'information, notamment le matin. M. Canteloup n'a pas été remplacé par un autre humoriste, ce qui prouve bien qu'il ne posait pas problème, mais que nous avons souhaité créer un nouveau format davantage centré sur l'information et le débat. Nous avons estimé que cela correspondait plus à l'état d'esprit d'Europe 1. Ce qui n'empêche pas l'intervention de Matthieu Noël un peu plus tard. Nous n'avons pas totalement abandonné cette ligne-là.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous nous assurez formellement que M. Canteloup n'a pas été remercié parce qu'il avait raillé M. Bolloré ? Il s'agit d'un chroniqueur qui était aimé et ramenait des auditeurs. Il est étrange de s'en débarrasser de la sorte pour une radio qui est en perte d'audience.

M. Arnaud Lagardère . - S'il y avait eu un problème éditorial avec M. Canteloup, nous nous en serions séparés depuis longtemps. Il ne s'est pas moqué souvent de M. Bolloré, et je fais sans doute partie des trois personnes qu'il taquinait le plus.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous supportez peut-être mieux les railleries que M. Bolloré.

M. Arnaud Lagardère . - C'est simplement la pluralité, on vit avec. J'espère que M. Canteloup ne pense pas qu'il a été évincé pour des raisons éditoriales, ce serait décevant. Il a toujours été libre de ce point de vue.

M. Vincent Capo-Canellas . - Europe 1 est une belle et grande radio. Vous possédez de beaux médias, en particulier le Journal du Dimanche et Paris Match, qui font partie de la vie des Français. Nous sommes tous un peu désespérés face à la chute d'audience d'Europe 1 et nous savons que vous avez lancé cette stratégie d'alliance avec Vivendi, qui se défend. Cette commission d'enquête initiée par le groupe socialiste s'intéresse aux effets des concentrations sur le pluralisme. Tout à l'heure, vous avez expliqué que le pluralisme était garanti par les journalistes et par le choix des invités qui l'illustraient. Ma question porte sur Europe 1, et vous comprendrez immédiatement de qui je veux parler. Selon vous, est-ce que remplacer des journalistes par des essayistes, des « penseurs », comme on les présente à l'antenne, qui défendent une ligne politique clairement identifiée à travers leurs questions et qui bénéficient de tribunes sur CNews, illustre le pluralisme ? Dans le Grand Rendez-vous, l'un des trois présentateurs est présenté comme sociologue, essayiste et penseur, mais ne semble pas être un journaliste et se cantonne toujours à la même thématique. Ne s'agit-il pas d'une perte de sens pour Europe 1 ? Répondez-vous à l'exigence du pluralisme ?

M. Arnaud Lagardère . - Avec un présentateur sur trois, nous sommes déjà dans le pluralisme. Il intervient avec le représentant de notre partenaire Les Échos , généralement M. Barré, dont on ne peut pas dire qu'il défende une ligne politique particulière, et Sonia Mabrouk, qui travaille pour CNews, mais qui était à Europe 1 avant. Elle est plus que légitime, est très utile et effectue un travail formidable. Nous en avons vraiment besoin. Ne la déstabilisez pas. C'est un choix qui n'est pas de mon fait ni du fait de qui que ce soit chez Vivendi. Je ne pense même pas que ce soit un choix de Constance Benqué, mais sans doute de Sonia Mabrouk, ou de Donat Vidal Revel, etc. Un présentateur sur trois, c'est du pluralisme, qu'on l'apprécie ou non. Je ne suis pas là pour donner mon avis. Ce n'est pas mon rôle ni celui de Vivendi.

M. David Assouline , rapporteur . - En réalité, vous acceptez de céder à M. Bolloré pour des raisons de contexte économique, de choix financiers, de protection de ce que vous avez réalisé jusqu'à présent. Avez-vous des nouvelles de l'OPA ? Aura-t-elle lieu en février ?

M. Arnaud Lagardère . - Nous sommes déjà mi-février, mais elle aura lieu bientôt. Un document sera ensuite déposé à l'Autorité des marchés financiers (AMF) et notre conseil se prononcera lui aussi sur l'OPA et sur le prix. Le lancement de l'OPA est suivi d'une période d'un mois durant laquelle les actionnaires décident d'apporter leurs titres, ou non. En ce qui me concerne, je n'apporterai pas. Je ne peux pas vous donner de date précise au risque d'être inexact.

Mme Sylvie Robert . - Je souhaite revenir sur deux autres formes de concentration entraînant des conséquences en matière de publicité, de diversité, de promotion et de liberté. La première concerne le spectacle vivant et constitue l'un des aspects de cette OPA qui passent un peu inaperçus. Allons-nous vers un modèle à 360 degrés, où toutes les formes de production, de distribution et de billetterie seraient gérées par un même acteur ?

Le rapprochement entre Hachette et Editis suscite beaucoup d'inquiétude, notamment chez les salariés. Dans l'hypothèse où ce projet passerait sous les fourches caudines de Bruxelles, comment allez-vous gérer la problématique des centres de distribution ? Quel est votre projet en la matière ?

M. Arnaud Lagardère . - Nous possédons un certain nombre de salles, telles que le Casino de Paris, où aura lieu notre prochaine assemblée générale, ou les Folies Bergères. Nous en avons d'autres en province, comme à Bordeaux ou à Aix. Nous représentons quelques artistes, mais restons un tout petit acteur comparé à d'autres géants tels que les Américains Live Nation, etc. Vivendi possède de son côté le mythique Olympia, que tout le monde souhaiterait avoir. Nous n'avons jamais, même par le passé, envisagé quelque synergie ou discussion que ce soit, ni avant l'entrée de Vivendi au capital, ni en ce moment. Il existe d'autres acteurs, que vous connaissez sûrement. Certains sont européens, comme un acteur allemand qui doit représenter une revalorisation entre 2 et 3 milliards d'euros, alors que nous atteignons péniblement les 70-80 millions de chiffre d'affaires. De nombreux petits acteurs en France ont absolument besoin d'être protégés, par exemple de petits théâtres, avec lesquels nous ne sommes pas franchement en concurrence. Nous nous situons dans des jauges entre 800 et 1 200-1 300 personnes. Ce ne sont pas des salles immenses, mais pas toutes petites non plus. Nous n'avons pas abordé ce sujet. S'il s'agit d'un sujet pour la concurrence, nous prendrons les mesures nécessaires.

La question d'Hachette et Editis est un vaste sujet. En bref, je ne suis pas autorisé à vous dire quoi que ce soit pour l'instant. Ce n'est ni moi ni Vivendi qui allons en décider, mais les autorités à Bruxelles. Nous les connaissons, je m'y étais déjà rendu en 2003-2004 et avais négocié avec M. Mario Monti. Ce n'était pas facile. Entre 2003 et aujourd'hui, le monde a beaucoup changé.

Je sais qu'il est de bon ton, dans cette commission, de vous dire de ne pas vous tromper d'ennemi. L'ennemi n'est pas en France, l'ennemi, ce sont les Gafam. Je sais qu'un grand éditeur célèbre vous a dit hier que les Gafam n'étaient pas un problème. Pourtant, Amazon possède un poids énorme et on ne peut pas dire, comme l'a déclaré une ancienne ministre dans la presse, que cette société soit si grande qu'on ne peut rien faire face à elle. Ce n'est pas notre avis. Je ne dis pas qu'il faille lutter contre Amazon, qui a son rôle à jouer et est un de nos clients. Une véritable concentration dans ce secteur consisterait à voir le distributeur devenir aussi l'éditeur en considérant que, finalement, l'éditeur ne sert pas à grand-chose, qu'il suffit de prendre un manuscrit, de l'imprimer, de le distribuer, et que le tour est joué. Aujourd'hui, on a conscience de la valeur ajoutée que représente le métier d'éditeur et qu'un auteur ne choisit pas son éditeur au hasard. Il ne le choisit pas pour gagner moins d'argent que ce que pourrait éventuellement lui proposer Amazon, mais parce qu'il représente une valeur ajoutée, notamment en matière de marketing et de lien entre l'éditeur et l'auteur. Nous défendons notre place, et je ne vois pas pourquoi il nous serait interdit d'avoir de l'ambition, même en France, au nom d'une pseudo-concentration qui, de toute manière, sera arbitrée par Bruxelles. Attendons que Bruxelles se saisisse du dossier et nous en reparlerons.

M. David Assouline , rapporteur . - Cela a-t-il été prénotifié ?

M. Arnaud Lagardère . - Je ne crois pas. C'est Vivendi qui doit le prénotifier.

M. David Assouline , rapporteur . - En tant qu'interlocuteur sur ces sujets, je vous pose la question.

M. Arnaud Lagardère . - Nous n'avons pas le droit de nous parler. Nous pouvons échanger des données dans un clean room , mais nous ne pouvons bien sûr pas négocier entre nous.

M. David Assouline , rapporteur . - Bruxelles conclura sans doute que l'un des secteurs ne pourra pas être fondu, mais devra être revendu. Avez-vous déjà réfléchi à ce que vous céderiez en priorité dans ce cas ?

M. Arnaud Lagardère . - Je ne veux pas révéler mes idées aujourd'hui. Je dois d'abord les quantifier et attendre les étapes les unes après les autres. Ce ne serait pas élégant vis-à-vis de la Commission d'en parler, contrairement à ce que font nos amis. Je pense que Vivendi a aussi une idée claire de ce qu'il voudra garder et céder de son côté.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous avons bien compris qu'il était difficile de scinder les maisons d'édition des diffuseurs et des distributeurs. Avez-vous une solution à ce sujet ?

M. Arnaud Lagardère . - Des solutions se présenteront sûrement. Je n'évite pas la question, mais je ne veux pas l'anticiper, même si elle est d'actualité. En ce moment, la question est dans les mains de Vivendi et il sera toujours temps d'en discuter plus tard. Je ne veux pas que nos équipes ainsi que les équipes d'Editis anticipent des catastrophes, des cessions, des découpages, même si nous savons que certains secteurs dans lesquels nous serons dominants pourraient poser problème à Bruxelles. Cela dit, quand je vois que TF1-RTL-M6 concentre 70 % de part de marché à la télévision, je me sens mieux, si vous me permettez cette boutade.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - En début de semaine, nous avons auditionné certaines sociétés de journalistes (SDJ), dont celles du Journal du Dimanche et de Paris Match . Ils ont estimé que votre groupe avait raté le virage du numérique et n'avait pas suffisamment investi pour réussir cette transition qui a modifié les médias en profondeur. Partagez-vous cet avis ?

En ce qui concerne Lagardère Travel Retail, la seconde branche de votre secteur d'activité, vous disposez de plus de 1 000 points de vente dans des lieux de transport en France ainsi qu'à l'étranger à travers les magasins Relais. Bien que cette activité pendant la période passée, notamment en raison du covid-19, soit devenue déficitaire, cette structure continuera-t-elle à innover pour proposer de nouvelles offres ? Quel est l'avenir de cette branche, sachant que M. Bernard Arnault s'est dit intéressé par ce secteur d'activité ?

M. Arnaud Lagardère . - J'ai déjà reconnu, notamment concernant Europe 1, que nous avons été un peu timorés lors du virage du numérique en matière d'investissements et de temps de réaction. Je pense que c'est aussi le cas pour le Journal du Dimanche , à la fois en ce qui concerne le produit et sa distribution. M. Hervé Gattegno avait eu l'idée brillante de commencer à envoyer gratuitement des lettres, comme le New York Times l'avait fait à un moment, aux personnes qui souhaitaient les recevoir. Il s'agissait de lettres sur l'information, la cuisine, etc., qui sont devenues payantes par la suite. Nous en avons envoyé une, puis deux, puis trois, et nous sommes aperçus que c'était un moyen d'attirer des abonnés au Journal du Dimanche , surtout lorsque nous sommes passés à la formule payante. Cela explique en grande partie la réussite de la stratégie du New York Times aux États-Unis.

En matière de distribution, nous rencontrons un véritable problème. Nous ne sommes pas les seuls à paraître le dimanche, même si nous sommes peu nombreux, et c'est dommage parce que nous serions peut-être mieux distribués. L'idée est évidemment de numériser le journal, qui existe déjà en format numérique. Toutefois, permettre au public de savoir où et comment s'abonner prend du temps en matière de marketing. La représentante de la SDJ du Journal du Dimanche a raison de le dire, nous avons été trop timorés. Nous avons probablement commis une petite erreur que nous sommes en train de rattraper, même si elle nous coûte plus cher maintenant.

Concernant le travel retail , nous possédons même plus de 1 000 boutiques en France. Nous sommes le troisième acteur mondial derrière Dufry, entreprise cotée en Suisse et qui n'a pas d'actionnaire précis. Il s'agit d'un métier injustement touché aujourd'hui. Toutefois, la situation a justement permis aux équipes de réfléchir au rebond en faisant table rase de tout ce qui avait été entrepris auparavant. C'est dans le rebond que nous devrons être les meilleurs, en étant plus proches des consommateurs, des touristes, des voyageurs. Nous ne devrons plus nous contenter de les saisir au moment de leur arrivée, mais essayer d'avoir un contact avec eux avant qu'ils ne prennent leur vol, par exemple en nous associant aux compagnies aériennes, en leur livrant leur colis plutôt que de les laisser attendre en magasin, ce qu'on commence à faire dans le retail et qui n'est pas toujours facile. Tous les acteurs sont prêts. Les années que j'ai passées au sein d'ADS et d'Airbus me sont profitables. J'ai encore quelques amis qui y travaillent et me communiquent des informations sur la reprise. Nous l'attendons pour 2023 en année pleine. Les plus pessimistes tablent sur 2024, 2025. La vérité se situe peut-être entre les deux. L'essor du travel retail changera la physionomie du groupe. C'est un très beau métier, même s'il ne possède peut-être pas le cachet de l'éducation. C'est aussi un métier de commerçant très difficile. Je reste optimiste. Même si nous n'avons pas de synergie avec Vivendi dans cette branche, ils sont avec nous, et nous aideront si nous avons d'importantes acquisitions à réaliser.

M. David Assouline , rapporteur . - Je souhaite revenir sur votre réponse concernant le changement de ligne éditoriale. On dit que la rupture de contrat avec M. Canteloup vous a coûté un million d'euros. Je trouve que c'est cher pour un simple changement de positionnement, comme vous nous l'avez dit, mais j'ai entendu votre réponse et en prends acte.

Je souhaite vous poser une question sur l'interventionnisme que nous avons posée à tous les patrons ou actionnaires endossant des responsabilités qui se sont présentés devant nous. Affirmez-vous n'être jamais intervenu dans le contenu de l'information tant à Paris Match qu'au Journal du Dimanche ou sur Europe 1 ? Vous n'avez jamais exprimé votre volonté qu'un contenu soit publié ou non ?

M. Arnaud Lagardère . - Oui, je peux l'affirmer. En matière de contenu, j'ai parfois une opinion sur le positionnement. Il existe par exemple une grande question que l'on se pose tout le temps et qui suscite parfois des divergences avec le rédacteur en chef : devons-nous faire plus de people ou plus d'information ? Nous savons que Paris Match a failli mourir pour avoir trop donné dans l'information, bien avant que Daniel Filipacchi ne le rachète, dans les années 1980. Nous sommes ensuite passés à une période où l'on faisait beaucoup de people , sous l'oeil aiguisé de Roger Terron. C'était le choc des photos, davantage que le poids des mots. Nous sommes peu à peu arrivés à un magazine hybride assez unique. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il marche et résiste, et qu'il faut préserver cette caractéristique. J'ai une opinion à ce sujet, et je m'autorise à l'imposer.

M. David Assouline , rapporteur . - Je vous demandais si vous interveniez pour dire que vous ne vouliez pas traiter d'un sujet ou qu'il devait être traité d'une certaine façon.

M. Arnaud Lagardère . - Ce n'est pas mon rôle.

M. David Assouline , rapporteur . - L'ancien président Nicolas Sarkozy est membre du conseil de surveillance de Lagardère et en est devenu administrateur en juin 2021. La presse a révélé des actes d'information judiciaire, concernant une éventuelle influence qui serait intervenue sur un article, une interview, traitant d'une affaire le concernant. Pensez-vous qu'il y a eu intervention ou influence ?

M. Arnaud Lagardère . - Soyez plus direct. Nous savons tous de quoi vous parlez. Bien sûr qu'il n'y a pas eu d'intervention. C'est moi qui ai choisi de nommer M. le président Sarkozy au sein de notre conseil. J'avais besoin de lui. Il a de nombreuses connaissances à travers le monde, ce qui est extrêmement utile lorsqu'on développe le retail dans certains pays. Nous avons besoin de fortes personnalités telles que la sienne au sein d'un conseil. C'est un ami. Il m'a lui aussi énormément aidé moralement au décès de mon père, ce sont des choses que je n'oublie pas. Je suis très fidèle en amitié. Vous parlez de l'article qui a été rédigé par un journaliste qui a été interrogé par la police, concernant M. Takkiedine. Il a évidemment été mis hors de cause, tout comme Hervé Gattegno. Je n'ai participé ni de près ni de loin à quoi que ce soit concernant cet article, et encore moins M. Sarkozy.

M. David Assouline , rapporteur . - Je ne parlais pas de vous. Je voulais vous poser la question parce qu'il était concerné et qu'il est membre du conseil de surveillance. Votre réponse me suffit. Je m'informe. Pensez-vous que cette position lui offre la possibilité d'influencer le contenu journalistique pouvant le concerner ? En tant qu'un homme public, il arrive que des articles parlent de lui. C'est là l'envers de l'avantage de sa présence au sein du conseil de surveillance. Concrètement, une intervention ou une influence auraient-elles pu avoir lieu ?

M. Arnaud Lagardère . - Non. Le fait qu'il soit au conseil ne lui donne pas davantage de pouvoir, y compris auprès des rédactions.

M. Laurent Lafon , président . - Merci, monsieur Lagardère.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Vendredi 18 février 2022
Audition de M. Xavier Niel, fondateur et actionnaire du groupe Iliad

M. Laurent Lafon , président . - Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l'audition ce matin de monsieur Xavier Niel, fondateur et actionnaire du groupe Iliad. Je rappelle que cette commission d'enquête a été demandée par le groupe socialiste, écologiste et républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Monsieur Niel, nous vous remercions d'avoir pu vous rendre rapidement disponible pour apporter votre témoignage et échanger avec nous sur la problématique de la commission, à savoir la concentration des médias. Avec Free, vous avez été le pionnier en France de l'offre dite « triple play », rendue possible par les box internet aujourd'hui présentes dans l'écrasante majorité des foyers. Vous avez commencé à investir dans la presse en 2010 avec la prise de contrôle du groupe Le Monde en compagnie de Matthieu Pigasse, que nous avons auditionné le 28 janvier, et de Pierre Bergé. Au décès de ce dernier, Matthieu Pigasse a cédé 49 % de ses parts à Daniel Kretinsky. A vous trois, vous déteniez donc un peu plus de 72 % du groupe. Cependant, le mercredi 26 janvier, il a par ailleurs été annoncé que vous aviez acquis le solde des parts de Matthieu Pigasse.

En avril dernier, vous avez transféré dans une fondation, pour un euro symbolique, l'intégralité de vos participations dans la presse ( Le Monde , L'Obs , Nice Matin et France Antilles ainsi que Paris Turf ). Enfin vous avez manifesté votre intérêt pour le rachat des parts de Bernard Tapie dans le groupe La Provence, dont vous êtes déjà actionnaire à hauteur de 11 % si je ne me trompe pas. Vous vous retrouvez en concurrence avec Rodolphe Saadé, président de la compagnie maritime CMA-CGM, qui a communiqué le 15 février sur une offre de 81 millions d'euros. Vous serez certainement interrogé sur ce point et pourrez peut-être en parler dans votre propos liminaire.

Monsieur Niel, vous incarnez, comme d'autres, ces grands industriels qui choisissent d'investir dans un secteur qui leur est a priori étranger, en tout cas au départ de l'aventure industrielle, les médias, ce qui suscite bien sûr des interrogations légitimes de nos concitoyens et de la commission. Nous sommes donc heureux de pouvoir vous entendre sur les origines de votre engagement ainsi que sur votre vision de l'indépendance des rédactions. A ce titre, je signale que Le Monde opère dorénavant sous une structure complexe supposée en garantir l'indépendance, sur laquelle nous aurons également besoin d'avoir vos éclairages.

Je vais vous laisser la parole, comme nous le faisons à chaque fois, pour un propos liminaire de dix minutes. Nous vous poserons ensuite des questions et prendrons le temps d'échanger. Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu qui sera publié. Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Xavier Niel prête serment.

M. Xavier Niel, fondateur et actionnaire du groupe Iliad . - J'ai aujourd'hui quatre grandes activités qui vivent chacune de manière indépendante et qui sont chacune en croissance.

La première est celle des télécommunications. J'ai créé mon premier opérateur de télécommunications il y a 35 ans. J'avais tout juste 18 ans. Je suis originaire d'une ville qui s'appelle Créteil, en banlieue parisienne. Je viens d'une famille moyenne française. J'ai eu la chance de faire partie des premiers à s'intéresser à la numérisation et à la mise en ligne des choses. Cette activité a grossi avec de nombreux partenariats. Je contrôle aujourd'hui une petite vingtaine d'opérateurs de télécommunications dans le monde, avec toujours une volonté d'expansion. Il y a quelques mois, nous avons racheté le plus grand opérateur de Pologne. Nous continuons de nous développer dans tous ces territoires car le marché français est un marché sur lequel croître ou gagner significativement des parts de marché est difficile. Nous allons donc au-delà de nos frontières, plutôt en Europe. Nous nous développons aussi aux États-Unis et ailleurs.

J'ai une deuxième activité qui est l'immobilier. Pendant longtemps, le sujet des nouvelles technologies semblait un secteur présentant des problèmes et l'argent que j'ai pu gagner dans les télécommunications, au début, a été réinvesti dans l'immobilier. A ce titre, nous avons créé plusieurs foncières et avons financé de nombreux entrepreneurs, jusqu'à prendre une participation d'un peu plus de 20 %, au début du confinement, dans le groupe Unibail Rodamco Westfield. Nous continuons de développer cette activité en achetant régulièrement des actifs. Encore une fois, le marché français est significatif. Le marché parisien est lui-même significatif et assez grand. Nous avons donc énormément de travail et de potentiel de développement. Nous nous y attelons, et commençons aussi à sortir de ces frontières.

La troisième activité est également indépendante. Ce ne sont pas des groupes de sociétés qui appartiennent à une holding : ce sont réellement des activités indépendantes, avec des dirigeants différents et des actionnariats généralement différents. J'ai eu la chance, au travers de l'entrepreneuriat, à partir de 17, 18 ou 19 ans, de réussir au moins financièrement ma vie. A partir de ce moment-là, n'était-il pas logique de se demander comment je pouvais aider d'autres à avoir cette même chance et pousser d'autres personnes vers l'entrepreneuriat ? J'ai ainsi commencé à financer des start-ups, il y a 25 ou 30 ans. Nous avons ensuite estimé qu'il fallait aider notre écosystème français, alors que nous avions débuté par l'international. L'écosystème des start-ups françaises était faible. Aujourd'hui, nous finançons essentiellement des start-ups françaises. Nous finançons 100 à 150 start-ups chaque année en France dans tous les secteurs. Pour continuer d'aider cet écosystème, nous avons notamment décidé de la création de l'Ecole 42, école gratuite, à Paris, qui accueille 4 000 élèves. Je crois que nous avons aujourd'hui 40 à 45 écoles dans le monde, sur le même modèle. J'espère que nous allons en ouvrir quelques dizaines cette année. C'est le modèle d'une école gratuite, ouverte à tous, dans laquelle on ne pose pas de questions sur le passé de nos étudiants. Nous leur apprenons un métier et si vous sortez de cette école à Paris, vous avez une rémunération, y compris si vous avez 40 à 50 ans. Si vous avez décroché de l'école à 14 ans, on vous apprend ce métier des nouvelles technologies, à faire du code informatique. Après, vous avez une demande incroyable. Il y a peut-être 30 demandes de stage par élève pour les élèves de ces écoles, ce qui veut dire la garantie certaine d'un emploi bien rémunéré.

Avec la même idée d'aider l'entrepreneuriat, nous avons lancé une autre initiative, Station F, à Paris, qui n'est pas destinée à être rentable. Il s'agit du plus grand incubateur du monde, fondé sur la même idée : comment pousser des jeunes vers l'entrepreneuriat ? Nous accueillons physiquement un millier de start-ups chaque année dans ce lieu. Nous continuons d'essayer de développer le lieu avec de nouvelles surfaces autour. Nous nous sommes rendu compte qu'il se posait un problème de logement et avons ajouté des immeubles, autour, dans lesquels se trouvent 600 logements.

La quatrième activité a trait à la presse et plus généralement à la communication audiovisuelle. Dans cette activité, j'ai créé mon premier journal à l'âge de 20 ans. Ce n'était donc pas il y a vingt ans mais il y a un peu plus longtemps. Depuis cette date, j'ai toujours été éditeur de journaux. J'ai financé un grand nombre d'initiatives qui ont existé, dont celles qu'on me reproche parfois. Ce sont des journaux qui vont, politiquement, de l'extrême gauche à l'extrême droite. Mon avis politique ne compte pas : je souhaite que ces journaux soient indépendants, car c'est une condition de leur développement. Je les ai financés avec ce principe, sans les contrôler. Puis est arrivée à partir des années 2 000 l'histoire du Monde. Le Monde était vu comme étant en difficulté, avec un risque potentiel d'une prise de contrôle, complexe, soufflée par l'État. Matthieu Pigasse est venu me voir en me disant « il faut qu'on fasse quelque chose ». Nous sommes allés voir Pierre Bergé, qui nous a dit « je fais cela avec vous ». Nous avons alors pris le contrôle du Monde, qui était en difficulté. Par la suite, j'ai continué dans un certain nombre de médias que vous avez cités.

Lorsque nous sommes arrivés, Le Monde vendait moins de 300 000 exemplaires. Aujourd'hui, il vend 500 000 exemplaires. En dix ans, nous avons porté sa diffusion à des niveaux jamais atteints dans son histoire. En 2010, il comptait 300 journalistes. Aujourd'hui, il a 500 journalistes. Notre idée de départ était simple : si vous achetez un journal, que vous voyez les difficultés et que vous vous séparez d'un certain nombre de journalistes, vous allez moins vendre, ce qui va vous obliger à vous séparer de nouveau d'un certain nombre de journalistes et ainsi de suite. Notre pari, avec Matthieu et Pierre, a donc consisté à faire l'inverse : augmentons le budget alloué aux rédactions de façon à permettre au journal de bien fonctionner. Garantissons aux journalistes un cadre qui leur permettra d'écrire ce qu'ils veulent et cantonnons-nous à l'économie. En d'autres termes, confiez-nous la gestion économique et prenez la gestion éditoriale. Ce partenariat a été conclu avec une entité (le pôle d'indépendance, dont nous reparlerons sûrement) et a plutôt bien fonctionné. Lorsque nous sommes arrivés en 2010, le groupe Le Monde perdait 32 millions d'euros. Je crois qu'en 2021, il a dégagé une marge d'EBITDA de 22 millions d'euros. Nous avons donc complètement changé la donne.

Il y a un dernier sujet dont vous n'avez pas parlé : avec Matthieu Pigasse et Pierre-Antoine Capton, un brillant producteur, nous nous sommes associés pour créer la société Mediawan autour d'un concept assez simple : tout repose sur la créativité. Le moteur de la réussite économique d'une société de production repose sur la créativité. Cela permet d'avoir un impact sur le rayonnement de la France si nous sommes capables de créer des producteurs. Cette créativité vient du cerveau des hommes. Nous avons donc essayé d'agréger dans une entité un grand nombre de producteurs indépendants, qui étaient généralement petits, avaient de mauvaises conditions de distribution. Nous les avons aidés à porter leurs projets dans la durée, à financer ces projets et à acquérir des droits d'adaptation pour peser face aux gros acteurs du marché. Evidemment, quand vous êtes un petit producteur et que vous allez voir TF1 ou Netflix, ces acteurs savent que vous êtes dépendant d'eux, ce qui réduit votre capacité de négociation. Mediawan est devenu un des trois leaders européens. La production marche incroyablement bien en France. Nous sommes en train de produire des leaders européens et des leaders mondiaux, bien que notre part de marché reste extrêmement modeste. Nous avons acquis environ 70 sociétés en Europe mais la part de marché de Mediawan reste faible. Je crois qu'une personne que vous avez entendue disait qu'il existait 4 000 petits producteurs en France. Excusez-moi d'avoir été un peu long. Je suis prêt à répondre à vos questions.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous n'avez pas été long puisque vous n'avez pas utilisé tout le temps qui vous était imparti. Merci d'être là, monsieur Niel. Vous faites partie de ces grands propriétaires de médias qui sont très attendus dans ces auditions car le coeur même de notre objet, la concentration dans les médias, touche de façon importante vos activités. Vous faites en effet partie de ceux qui concentrent plusieurs activités de façon verticale. C'est un des aspects que nous examinons car la téléphonie ne pouvait être dans le champ de la loi de 1986 qui avait pour objet de réguler le monde médiatique. C'est donc un vrai sujet de réflexion pour nous. Vous êtes présent dans la presse écrite, dans la téléphonie et dans la production de programmes avec Mediawan.

J'ai envie de vous poser une question de journaliste. Elle a d'ailleurs été posée par une très grande journaliste qui travaille au Monde. Elle s'interrogeait, selon des propos rapportés par Mediapart, sur vos motivations au moment de la création du fonds dont vous avez parlé. Elle aurait dit : « de la part de Xavier Niel, est-ce une affaire d'image ou une affaire de conviction ? ». Pourriez-vous répondre à l'interrogation de cette excellente journaliste ?

M. Xavier Niel . - Vous parlez de concentration des médias mais il faut examiner la concentration de la diffusion de cette information. Un article « normal » du Monde a 100 000 lecteurs. Le journal de TF1, tous les soirs, rassemble 5 à 6 millions de personnes. Il existe donc un rapport d'un à cinquante ou un à soixante. L'influence ou la concentration des médias « presse » qui basculent dans le digital est incroyablement délayée par rapport à d'autres médias. Il me paraît donc extrêmement important, lorsque vous évoquez des quotas, par exemple, de mesurer la réalité de la puissance de ces médias.

Je crois que c'est Raphaëlle Bacqué, qui s'occupe du pôle d'indépendance du Monde, qui a tenu les propos que vous rapportez. Pour moi, c'est une activité industrielle. J'ai gagné de l'argent dans la presse. J'ai eu le plaisir d'être associé à Alain Weill, entrepreneur génial des médias. J'ai été associé dans ses holdings à ses côtés. Un jour, il a décidé de vendre cet actif à un concurrent. Nous avions un concurrent, Patrick Drahi, qui a payé un prix incroyable et nous avons vendu. Si j'avais souhaité contrôler des médias pour disposer d'un pouvoir d'influence quelconque, j'aurais gardé BFM TV.

M. David Assouline , rapporteur . - Autrement dit, vous affirmez que ce n'est ni une question d'image ni de conviction : c'est une affaire économique.

M. Xavier Niel . - Je crois que nous avons besoin d'une liberté de la presse. Celle-ci n'existe pas toujours en France. Un certain nombre de médias ont une ligne éditoriale qui tend à servir les intérêts économiques ou financiers de leur actionnaire. C'est leur choix. J'ai d'ailleurs parfois subi cette situation. Ce n'est pas ma vision des médias : selon moi, nous devons avoir des médias pour tous, capables de diffuser l'information. Avec Matthieu Pigasse, nous détenons le contrôle du Monde Diplomatique. La ligne du Monde Diplomatique n'est peut-être pas ma ligne mais ils continuent de faire leur métier et même d'agresser leurs actionnaires. C'est très bien. Ils font leur métier. Ils ont leur ligne éditoriale. C'est un journal que l'on peut qualifier d'opinion. Je suis à l'aise avec cela.

D'un autre côté, je suis actionnaire de Causeur et d'Atlantico, qui peuvent incarner des lignes différentes. Ces journaux ne correspondent peut-être pas à mes idées mais je souhaite qu'ils aient la plus grande liberté. Voyant que ces médias peuvent attirer des gens qui ont des intentions malsaines, plutôt que de les revendre, j'ai souhaité essayer de les protéger de manière plus durable, en empêchant qu'ils deviennent cessibles et en assurant l'indépendance des personnes qui y travaillent, c'est-à-dire les journalistes. Le fonds de dotation traduit cette idée.

Je suis un industriel qui a bien gagné sa vie dans chacune de ses activités et qui a souhaité, à un instant de raison, créer un fonds pour protéger le contrôle de ces médias. J'ai une concentration verticale dans chacune de mes activités mais il n'y a aucune synergie entre mes activités. Les dirigeants du Monde ne connaissent pas les dirigeants de Free. Ce sont des mondes complètement séparés. Ils ont un de leurs actionnaires en commun.

M. David Assouline , rapporteur . - Cela répond à une question que je souhaitais vous poser. Nous nous interrogeons quant à la logique poursuivie lorsque vous prenez des participations dans des titres aussi divers que Le Monde, Paris Turf ou France Antilles. Je me demandais quel était le fil conducteur. Certains vous reprochent d'ailleurs de ne jamais avoir annoncé une stratégie de long terme en matière de presse, qui n'est pas une activité comme les autres du point de vue des affaires : elle touche à l'information des citoyens et au fonctionnement de la démocratie. Vous dites qu'il s'agit d'une activité économique, à côté d'autres activités économiques, ce qui explique que vous saisissiez d'éventuelles opportunités lorsqu'elles se font jour. C'est ce qui explique l'absence de cohérence apparente du point de vue des titres dans lesquels vous investissez. Est-ce bien cela ?

M. Xavier Niel . - Vous pourriez me dire également qu'il n'y a pas de fil conducteur entre le fait d'exploiter Free en France et d'exploiter un opérateur en Irlande ou un opérateur en monopole à Monaco. Le fil conducteur est une activité. Lorsque j'ai débuté cette activité, il s'agissait d'une activité industrielle. J'ai gagné de l'argent dans la presse à l'âge de vingt ans. A un moment donné, en prenant de l'âge et me rendant compte que cette activité pouvait attirer des gens qui auraient peut-être d'autres idées derrière la tête, j'ai estimé que l'argent que j'avais gagné en France me permettrait de rendre ces activités non mercantiles pour moi, sans en tirer un avantage fiscal - et pour ce faire en les cédant pour un euro à une fondation. Peut-être ai-je pris conscience du fait qu'il s'agit d'un bien commun - que certains souhaitent s'approprier. J'ai pu penser autre chose il y a vingt ans mais aujourd'hui, je me dis, essayons de préserver la totalité de ces actifs. J'ai voulu créer un fonds de dotation auquel ne sont apportés que des titres rentables. Apporter des titres non rentables à un fonds de dotation est un moyen de s'en débarrasser. Nous faisons l'inverse. Nous apportons une participation dans le Monde (la totalité de ma participation) à ce fonds de dotation, car la société est durablement rentable. Le Monde a fait plus de 20 millions d'euros de résultat l'an dernier. Il est parvenu à s'acheter son immeuble, pour un coût de 170 millions d'euros, ce qui n'est pas commun dans le monde de la presse. Nous avons un groupe capable de vivre de manière indépendante. Ceci ne veut pas dire qu'il peut être de nouveau géré par les journalistes ni que la partie éditoriale peut être gérée par le fonds de dotation. Il faut que ces aspects soient traités de manière séparée car c'est ce qui fonctionne.

Nice Matin a été rentable au cours des trois ou quatre derniers mois. De la même manière, lorsqu'il sera redevenu durablement rentable, l'idée sera de l'apporter au fonds de dotation. Il en est de même pour Paris Turf et les autres titres.

M. David Assouline , rapporteur . - Les statuts de ce fonds montrent que vous conservez une part importante dans sa conduite. Vous nommez en particulier quatre administrateurs sur six, dont deux après consultation du pôle d'indépendance. Vous pouvez les révoquer à tout moment. Pourquoi ne pas être allé au bout de la démarche en affirmant clairement une indépendance absolue des titres par rapport au fondateur que vous êtes ?

M. Xavier Niel . - Il y a plusieurs raisons à cela. En premier lieu, nous y allons par étapes. Je suis en plein contrôle et ai la totalité des droits au sein de la société qui co-détient Le Monde (LML). Je crois que vous avez un organigramme.

M. Laurent Lafon , président . - Je propose que le montage soit projeté en même temps, car il est un peu compliqué.

M. David Assouline , rapporteur . - Précisons que la source de cet organigramme est Le Monde. Je le précise car, lors d'une autre audition, j'ai projeté un document dont la source a été contestée.

M. Xavier Niel . - Je ne contesterai pas votre schéma, bien qu'une partie de celle-ci soit contestable puisque les entités que contrôle Matthieu Pigasse et celles que je contrôle ne sont pas encore apportées au fonds, dans la mesure où il y a une contestation de l'ayant droit de Pierre Bergé. Ces entités ne sont donc pas encore notre propriété, bien qu'elles apparaissent comme telles sur ce schéma. Une décision de justice nous donne raison donc on peut supposer que ces actions seront apportées au fonds. C'est l'esprit et c'est ce vers quoi nous nous dirigeons dans les semaines et les mois qui viennent.

Ce fonds comporte six membres, dont deux que j'ai nommés directement. Il s'agit de Roxane Varza, qui dirige Station F et connaît le digital, et de mon fils. Je ne suis pas du tout dans le népotisme ni emballé par l'héritage outre mesure. Je pense qu'un certain nombre d'entre vous m'ont entendu défendre des mesures qui me permettraient de faire de mon vivant ce que je souhaitais de ma fortune, pour peu de servir un intérêt collectif. Je n'ai pas encore réussi à me faire entendre sur ce sujet mais je suis sûr que nous y arriverons. Mon fils se retrouve dans ce montage à la demande du pôle d'indépendance, qui m'a dit : « si un jour nous avons un problème financier et que tu n'es plus là, qu'adviendra-t-il ? Nous voulons être sûrs que tu sois là ». J'ai donc proposé que mon fils soit membre du fonds.

Deux autres membres sont choisis conjointement par le pôle d'indépendance et par moi-même. Il s'agit d'Alain Frachon, ancien directeur de la rédaction du Monde. Il est le président de ce fonds. L'autre personne est Nicole Notat. Je ne connais pas Nicole Notat, qui a siégé au Conseil de Surveillance du Monde il y a très longtemps. Je n'ai jamais déjeuné avec Nicole Notat. Je ne la connais pas et n'ai pas son numéro de téléphone. Cela me va très bien.

Deux autres personnes sont présentes au sein du fonds, notamment un journaliste de Télérama, choisi par le pôle d'indépendance, et une personne choisie par Matthieu Pigasse.

Evidemment, on peut résumer le fonctionnement du fonds en disant que j'ai la possibilité de révoquer n'importe qui mais le jour où je révoquerai une seule personne dans ce fonds, tout le monde criera au scandale et tout ce que je suis en train d'expliquer ne sera plus crédible. Il me paraît extrêmement important de continuer d'apporter ce savoir-faire de gestion, qui permet au groupe Le Monde d'être rentable. C'est cette rentabilité qui crée l'indépendance d'un titre de presse. D'un autre côté, nous donnons toujours plus d'indépendance aux journalistes. A chaque niveau du Monde sont définies des règles de protection de l'indépendance éditoriale. On peut parler de celle-ci mais elle se prouve avant toute chose. Si vous m'interrogez sur ce sujet, je pourrai y revenir.

M. Laurent Lafon , président . - Je voudrais revenir sur ce fonds pour l'indépendance de la presse, car certains estiment que le modèle des fonds est vertueux, notamment pour garantir la pluralité dans la propriété des journaux. Néanmoins vos statuts ne disent pas la même chose. L'article 5.1, dont vous avez parlé, prévoit la présence de six administrateurs, dont deux nommés par le fondateur, c'est-à-dire vous-même, deux autres par le fondateur après consultation du pôle d'indépendance. Parmi les deux derniers administrateurs, l'un est nommé par le pour l'instant et l'autre par Matthieu Pigasse. Donc quatre des six administrateurs dépendent directement ou indirectement de votre nomination. Vous avez indiqué que Nicole Notat et Alain Frachon n'avaient pas été nommés par vous. Or il y a quelques mois, Mediapart affirmait, dans un article, que leur nomination avait été proposée par vos soins.

L'article 5.7 des statuts énonce que le président du Conseil d'administration du fonds est désigné par le fondateur, c'est-à-dire vous-même parmi les membres du Conseil d'administration. Le fondateur peut décider à tout moment de désigner un autre membre du Conseil d'administration en qualité de président. Vous avez donc à la fois un pouvoir de nomination et de révocation du président. Enfin, il est prévu, dans l'article 14, qu'en cas de décès du fondateur, les droits de celui-ci se transmettent de plein droit à ses ayants droit. Je ne conteste aucunement la légitimement de ces articles. Ils indiquent tout de même que vous avez entièrement la maîtrise du fonds. Celui-ci n'est guère indépendant de ses propriétaires.

M. Xavier Niel . - Reprenons point par point. En ce qui concerne les nominations, vous pouvez interroger le pôle d'indépendance sur la manière dont cela s'est passé. Nous avons discuté. Ils ont choisi deux membres. Il y a les statuts et la réalité.

En ce qui concerne la révocation, si c'est écrit, c'est que cela doit être exact. Cela dit, le jour où vous révoquez un membre de ce fonds, vous provoquerez un scandale incroyable. Cela décrédibiliserait le journal et votre actif.

M. Laurent Lafon , président . - Pourquoi l'écrire dans les statuts alors ?

M. Xavier Niel . - Nous faisons les choses progressivement. J'ai un actif qui a manifestement une valeur significative. Le don qui est fait à ce fonds représente une perte de valeur importante pour moi. Nous faisons le chemin tout doucement. Si vous estimez que l'idéal est de regrouper tous les médias français dans une grande fondation, je n'y serais pas opposé mais, parmi toutes les personnes que vous avez auditionnées ici, je serais sans doute le seul sur cette ligne. L'idée de ce fonds, depuis le début, n'est pas de protéger l'indépendance du Monde mais son capital. Les statuts indiquent qu'il est impossible de céder le capital de cette société sans un très grand nombre d'accords. C'est cela que nous avons cherché à préserver.

M. David Assouline , rapporteur . - Notre propos n'est pas de dire s'il est bien ou mal d'avoir mis en place la structure que représente ce fonds. Chacun de nous ici peut avoir son idée à ce sujet. C'est une originalité qui est saluée par rapport à d'autres configurations. Nos questions visent à aller au fond au regard des objectifs et convictions dont vous faites part pour garantir l'indépendance de ce média et des autres médias, car nous voyons que certaines dispositions sont plus limitées que ce qui est affiché. Vous conservez le contrôle. Vous nous dites ne pas en abuser en nous assurant qu'une décision de révocation éventuelle aurait des conséquences terribles. Nous connaissons des patrons de presse qui n'hésiteraient pas et considèrent que c'est par la révocation qu'ils redorent le blason de leur média, ou encore prononcent des révocations sans se soucier du fait que leur média coule par la suite, car l'important, pour eux est leur pouvoir. Il y a de nombreux cas de figure et nous examinons ce que permet ou non une structure, plutôt que les individus particuliers qui les animent.

Vous avez créé ce fonds, qui traduit d'abord une volonté d'indépendance capitalistique. C'est montré en exemple. Ce montage m'intéresse car nous réfléchissons tous à ce qui permettrait, dans ce climat de concentration, aux titres et aux journalistes, a minima , d'avoir leur indépendance et leur liberté. Nous vous interrogeons néanmoins car certains éléments montrent tout de même qu'in fine , vous détenez le contrôle. Cela me conduit à vous demander une dernière précision : au sein de ce fonds, pourquoi avoir distingué les parts détenues dans Le Monde et L'Obs, désormais incessibles, de celles détenues dans Nice Matin, France Antilles et Paris Turf ?

M. Xavier Niel . - Je n'ai jamais communiqué sur ce fonds. Seul le pôle d'indépendance a communiqué à ce sujet. J'en parle aujourd'hui pour la première fois. Chaque fois que des journalistes m'ont contacté pour parler de ce sujet, j'ai toujours répondu que je n'en parlais pas. Ce n'est pas un sujet de communication. Ce fonds vise uniquement à protéger le capital du Monde. L'indépendance du Monde est protégée d'autres manières, à cinq niveaux. Je vais les détailler car c'est important.

En premier lieu, le pôle d'indépendance est actionnaire du journal à hauteur d'un peu moins de 30 %.

M. David Assouline , rapporteur . - L'indépendance rédactionnelle est également séparée de l'indépendance capitalistique, ce qui constitue une autre originalité de ce modèle.

M. Xavier Niel . - Le pôle d'indépendance détient un peu moins de 30 % du capital, avec des droits forts, puisqu'il occupe un tiers des sièges au Conseil de Surveillance. C'est bien celui-ci qui gère l'entreprise. Au même titre que tous les autres actionnaires, le pôle d'indépendance a accès à l'ensemble de la stratégie de l'Entreprise.

Dans tous les titres du groupe Le Monde, les sociétés de rédacteurs ont un droit de veto sur la nomination du directeur du journal, avec un taux de 60 %, ce qui est élevé.

Une charte éthique codifie les droits et devoirs et un comité d'éthique, présidé par une ancienne bâtonnière, peut être saisi autant que de besoin. Ce comité ne prive pas de se saisir.

Le pôle d'indépendance dispose d'un droit d'agrément si un actionnaire souhaite devenir contrôlant ou co-contrôlant du groupe. Sans cet agrément, il ne peut y avoir de changement de contrôle du groupe.

A tous les étages, l'indépendance du journal est donc assurée. Je n'en ai cité que quelques exemples.

Je vous invite également à examiner le contenu du journal. Celui-ci est incroyablement indépendant de ses actionnaires.

Vous pourriez aussi estimer que nous pouvons exercer un chantage sur le directeur de la rédaction au travers de son salaire. Nous avons créé un comité des rémunérations, dont fait partie Julia Cagé.

Chaque fois que nous avons un doute sur un sujet, nous en parlons avec le pôle d'indépendance et nous ajoutons une disposition qui permet de parer à une éventualité, dans l'hypothèse où une personne aurait de mauvaises intentions. Nous inscrivons cela dans les statuts et ceux-ci ne peuvent être modifiés, eu égard aux majorités requises et à la présence du pôle d'indépendance.

Un jour, on s'aperçoit que le changement de contrôle n'a pas été bien défini. On s'y attelle et on traite ce sujet, un peu dans l'urgence. L'un des actionnaires ayant le contrôle du Monde crée aussi une entité de façon à empêcher que ses titres soient cédés. Nous faisons aussi entrer les journalistes dans cette entité. Vous me dites que je ne suis pas allé au bout de la logique en donnant tout le contrôle aux journalistes.

M. David Assouline , rapporteur . - Je parlais des statuts du fonds. J'ai parlé de l'indépendance absolue des titres et non seulement des rédactions.

M. Xavier Niel . - Si vous redonnez le contrôle total de cette participation au pôle d'indépendance, vous refaites l'erreur historique qui découle du fait que les gens qui gèrent les entreprises ne sont pas ceux qui savent faire des journaux. Je ne sais pas faire des journaux mais je sais gérer une entreprise. C'est cette répartition des savoir-faire qui permet au Monde d'être rentable et de voir son audience exploser. Vous me dites, en quelque sorte, que je suis « petit bras » en n'étant pas allé au bout de la logique. Je n'ai jamais communiqué là-dessus et nous sommes sur le chemin. Nous avançons. Je vous le promets. Nous allons dans ce sens-là.

Vous me demandez pourquoi les autres titres ne disposent pas des mêmes droits. Le sujet de ce fonds a été discuté avec le pôle d'indépendance du Monde. Peut-être celui-ci a-t-il estimé un certain nombre de choses. Nous corrigerons cela dans la durée bien évidemment. C'est un dispositif évolutif.

M. David Assouline , rapporteur . - C'est-à-dire ?

M. Xavier Niel . - La possibilité de cession de la participation que j'ai dans d'autres titres n'est pas prévue aujourd'hui dans le fonds de dotation et ces titres ne sont pas dans le fonds de dotation.

M. David Assouline , rapporteur . - Ce n'est donc pas quelque chose de théorisé. C'est une étape. Vous laissez cette possibilité ouverte.

J'ai une dernière question. Ici, chaque fois que les propriétaires de médias n'étaient pas directement concernés par la fusion entre TF1 et M6, ils nous disaient ne pas y être opposés, n'avoir rien à dire ou y être plutôt favorables. On connaît votre position puisque vous avez déjà déposé quatre recours contre l'éventuelle fusion de TF1 et M6. Trois d'entre eux ont été rejetés. Le dernier a été instruit la semaine dernière et invoque une question prioritaire de constitutionnalité. Pouvez-vous nous expliquer la raison de tous ces recours en justice et nous faire part de votre opinion sur ce dossier, en tant que citoyen mais aussi en tant que concurrent de ces médias ?

M. Xavier Niel . - Je ne me suis jamais expliqué publiquement sur le sujet.

M. David Assouline , rapporteur . - C'est la raison pour laquelle nous allons vous écouter avec attention.

M. Xavier Niel . - Ces procédures étaient liées à une petite bizarrerie. Le principal recours contestait le souhait de déroulement de cette procédure devant les autorités françaises. On annonce cette fusion, qui est incroyablement lourde dans notre paysage. Elle sera décidée par des autorités indépendantes à Paris. A peine annoncée, et avant même de nous avoir auditionnés, alors que nous étions censés être auditionnés, le président de l'Arcom nous dit « tout va bien, circulez ». La ministre de la culture nous dit « tout va bien, circulez ». La présidente de l'Autorité de la concurrence dit « on va regarder » et elle est virée. Cela n'inspire pas une confiance totale.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous dites « elle est virée ». Nous l'avons auditionnée. Estimez-vous que c'est la raison pour laquelle son mandat n'a pas été renouvelé, alors qu'elle souhaitait poursuivre dans cette mission ?

M. Xavier Niel . - C'est mon opinion personnelle, sans avoir aucune information particulière à ce sujet. Je pense qu'elle a été virée parce qu'elle n'avait pas pris position sur le projet de fusion, c'est-à-dire alors qu'elle souhaitait faire son travail normalement sur ce sujet. Nous donnons des exemples. Mon pays est une grande démocratie. Je crois dans sa justice. Parfois, j'ai un petit doute à l'égard de ses autorités indépendantes eu égard au soutien affiché publiquement à cette opération (incroyablement complexe sur le plan de la concurrence) alors que ces personnes devraient faire preuve d'un peu plus de réserve.

M. David Assouline , rapporteur . - Qui, à vos yeux, dirige ces autorités indépendantes si elles ne le sont pas réellement ? Vous remettez en cause l'Arcom et son attitude. Qui aurait intérêt à cela, de façon coordonnée ?

M. Xavier Niel . - Les gens qui ont intérêt à être bien vus ou soutenus dans ces médias.

M. David Assouline , rapporteur . - Qui peut avoir ce pouvoir sur ces autorités ?

M. Xavier Niel . - Ce ne peut être que l'État. Je ne sais pas qui nomme les présidents de ces autorités. Je crois que le Sénat lui-même nomme un certain nombre de membres de ces autorités, qui ensuite nomment leur président. A l'Arcom, je sais comment est désigné le président. Je ne sais pas comment est choisi le président de l'Autorité de la concurrence. Je crois que c'est une décision politique.

M. David Assouline , rapporteur . - L'État, c'est l'État. C'est le Gouvernement.

M. Xavier Niel . - Nous ne sommes donc pas à l'aise pour considérer que nous allons rester à Paris avec un risque d'intervention devant ces autorités indépendantes. Nous avons envie de quelque chose de juste, car ces deux groupes sont ultra-dominants en France dans la production d'informations. Cette ultra-domination, sur le plan économique et en termes de pluralisme, devrait susciter un certain nombre d'interrogations. Or il y a eu assez peu de prises de position et de questions soulevées sur ce sujet.

Prenons le sujet globalement. Ces acteurs veulent fusionner. Pour le groupe TF1, c'est un coup économique génial. Nous sommes quatre dans les télécoms. Nous n'arrivons pas à passer à trois. Nous ne sommes pas sûrs qu'une telle évolution puisse être acceptée un jour sur le plan de la régulation. Passer de deux groupes privés dominants à un groupe privé dominant, ce qui veut dire la création d'un monopole, ce serait un coup économique exceptionnel. Bravo s'ils y arrivent. Je pense qu'ils le font uniquement pour cela. Les autres aspects ne sont pas leur sujet. Ce sont des - bons - commerçants et de bons commerçants veulent gagner de l'argent. Leur souci n'est pas le pluralisme ni le contrôle de l'audience ou de la publicité dans ce pays. Ils veulent gagner de l'argent.

A ce moment-là, il faut s'interroger sur un certain nombre de sujets. On vous dira d'abord que ces groupes sont en grave difficulté. Cela va très mal. Ils risquent de disparaître. Vous prendriez une grande responsabilité, messieurs, si vous ne souteniez pas cette concentration. On est à la limite de la menace. Je ne sais pas où est la grande responsabilité. Voyons la situation de ces groupes. Les chiffres sont clairs. Il faut les lire. Ils viennent de publier leurs résultats.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous les avons cités nous-mêmes.

M. Xavier Niel . - C'est mieux que ce que vous pensez, car on vous a cité des chiffres un peu réduits. Leur résultat net a quasiment doublé entre 2017 et 2021, 158 millions de résultat net en 2017, 281 millions d'euros en 2021 pour M6. Je n'ai pas ceux de TF1 sous les yeux.

M. Laurent Lafon , président . - Il n'est pas anormal en soi de gagner de l'argent.

M. Xavier Niel . - Je suis entièrement d'accord, monsieur le président, sauf lorsqu'on souhaite se concentrer. Pour se concentrer et créer un monopole dans un pays, il faut une situation exceptionnelle. La création d'un monopole, c'est extrêmement grave. Ces groupes n'ont donc pas de problème financier. Vous me direz, ils ont un problème d'audience. En dix ans, l'audience de TF1 n'a pas bougé. Celle de M6, en dix ans, a progressé.

Vous me direz alors que Netflix est en train d'arriver. Mais Netflix n'est pas en concurrence avec TF1 et M6 (qui est gratuite). Netflix est en concurrence avec Canal Plus (qui est payante). Netflix a dix millions d'abonnés en France. Canal Plus en a 9 millions, je crois. Le chiffre d'affaires de Canal Plus est supérieur à celui de Netflix. C'est une vaste blague.

On invoquera alors YouTube, mais ce média est fait de contenus vidéos postés par ses utilisateurs. Cela n'a rien à voir. C'est incomparable. La publicité que vous ferez sur les médias digitaux est ultraciblée : je voudrais toucher les femmes de 55 ans qui habitent dans tel quartier. La force de TF1 et M6 sera une puissance considérable : elle permet de toucher 10 ou 12 millions de personnes à un moment donné. Cette puissance est nécessaire. En consolidant les deux seuls médias détenant cette puissance en France, vous créez des problèmes de différentes natures.

Vous créez d'abord un problème sur le marché de la publicité.

M. Laurent Lafon , président . - Nous l'avons entendu.

M. Xavier Niel . - Vous ne l'avez pas entendu de cette manière-là. Avec cette concentration, vous faites disparaître la possibilité de réguler les Gafam. C'est un sujet majeur et cela va beaucoup plus loin que ce qu'on peut dire par ailleurs. On ne pourra plus réguler les Gafam si vous allez au bout de cette concentration.

M. Laurent Lafon , président . - On a déjà du mal à les réguler.

M. Xavier Niel . - L'ancienne présidente de l'Autorité de la concurrence a tout de même prononcé une condamnation de 500 millions d'euros.

M. David Assouline , rapporteur . - C'est quelque chose que j'ai suggéré lors d'une précédente audition : en mêlant la TV et le digital pour considérer le marché pertinent, la part ultra-dominante qu'avaient les Gafam sur le marché numérique diminue en pourcentage et les fortes régulations qui s'appliquaient lorsqu'ils étaient seuls, sur le numérique, ne s'appliqueront pas de la même manière.

M. Laurent Lafon , président . - A cela, on nous répond que les 80 % de recettes publicitaires détenus par Google, Facebook et maintenant Amazon ne sont pas du tout régulés.

M. Xavier Niel . - Je pense qu'il faut que vous reposiez la question au président de l'Autorité de la concurrence.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous allez poursuivre mais j'aimerais que vous intégriez un élément qui ne figure pas, jusqu'à présent, dans votre argumentation : vous expliquez ces recours avec beaucoup de passion mais qu'est-ce qui vous dérange par rapport à vos propres activités puisque vous n'êtes pas dans la télévision ? C'est donc du point de vue de la téléphonie que vous vous placez.

M. Xavier Niel . - Pas du tout, monsieur le rapporteur.

M. Laurent Lafon , président . - Y a-t-il un risque financier pour Iliad ?

M. Xavier Niel . - Il y a un risque financier colossal pour Iliad, c'est une augmentation des prix. On vous parle de 300 millions de synergies. Dans ce montant, je pense que la hausse des prix de la publicité représente 100 millions de synergies. Cela touche toutes mes activités. Je suis confronté à ce risque, en tant qu'industriel. La hausse des prix de la publicité sera directe, immédiate et il ne peut en être autrement. TF1 est la chaîne la plus puissante d'Europe en termes d'audience. M6 est la chaîne la plus rentable d'Europe. On nous invite parfois à regarder la consolidation qui s'est opérée aux États-Unis. La première chaîne de télévision américaine a 7 % d'audience. Les réseaux sont très nombreux aux États-Unis. En termes de publicité, vous allez créer un monstre qui va dominer ce marché.

En fait, le marché de la publicité est le marché du temps de cerveau disponible. Quelle est la logique d'achat de mots clés sur Google, dans ce même marché ? Pourquoi n'y inclut-on pas la presse, l'affichage, etc. ? On est en train de vous dire « notre marché, c'est le temps de cerveau disponible », dans lequel on va insérer de la publicité. C'est un sujet incroyablement problématique car c'est une hausse des prix qui s'annonce. En tant qu'industriel, je vais la subir car ne peux pas me passer de TF1 ni de M6 pour ma publicité. Dès lors, je suis attaqué. Je distribue ces chaînes. Ce sont des chaînes gratuites mais nous les rémunérons. Ce sont les deux seuls groupes que nous payons pour diffuser des chaînes linéaires gratuites. Aujourd'hui, je peux couper une de ces chaînes. Nous avons coupé BFM à un moment où la chaîne souhaitait nous faire payer alors que nous n'étions pas d'accord. Le groupe Vivendi a coupé TF1 à un moment donné pour les mêmes raisons. Qui aura le courage de couper TF1 et M6 en même temps parce qu'ils auront imposé dans la négociation, quelque chose d'inacceptable ? Personne n'aura le courage de le faire. En tant que distributeur de services de télévision au travers des box triple play , je suis touché et je risque de disparaître dans cette activité.

Je serai également touché en tant que producteur audiovisuel. Lorsque Mediawan produit un film comme BAC Nord, vous allez voir TF1 et M6 en leur demandant combien ils sont prêts à investir pour financer le projet. De la même manière, vous n'aurez plus ce marché ouvert et les 4 000 producteurs indépendants de France vont souffrir. Certains d'entre eux vont disparaître. Pourtant, les producteurs ont fait le boulot que n'ont pas fait TF1 et M6. TF1 est resté un groupe français, local. Bertelsmann avait fait ce travail en commençant à étendre la distribution partout. Quel est le secret de Netflix ? Je produis un contenu et je le diffuse dans le monde entier. Ce n'est pas parce que vous allez rapprocher TF1 et M6 que vous aurez une meilleure production. Ce sera exactement l'inverse. Ils vont faire baisser les coûts de production dans la négociation et vous allez faire baisser la qualité de la production. Tout cela nous conduit à des situations problématiques.

J'ajoute un sujet, qui est celui de cette commission : le pluralisme. Un bon article du Monde est lu par 100 000 personnes. Tous les soirs, le journal de 20 heures de TF1 regroupe 5 à 6 millions de téléspectateurs. Le 19:45 de M6 est vu par 3,5 millions de personnes. On pourrait y ajouter RTL. La puissance du groupe TF1-M6 réuni représente un rapport d'un à cent. Ce n'est pas la concentration qu'il est important de réguler, au sens où certains acteurs concentrent et agrègent plusieurs médias. Il faut examiner la puissance d'un acteur dans la diffusion de l'information à un moment donné. C'est là que se trouve le danger pour la démocratie.

M. Laurent Lafon , président . - Nous allons avancer car nos collègues ont aussi de nombreuses questions. Nous avons compris votre opposition au projet de fusion TF1-M6. Finissez votre propos rapidement.

M. Xavier Niel . - Une chaîne comme TF1 a montré que, dans l'Histoire, le sujet du pluralisme était un sujet complexe. Un jour a eu lieu le lancement de Free Mobile. Je ne sais pas pourquoi, TF1 n'a pas pensé à l'évoquer. Heureusement, d'autres médias se sont moqués de TF1, qui a fini par le mentionner durant quelques secondes. Nous avons rendu des dizaines de milliards d'euros de pouvoir d'achat aux Français, collectivement, via l'existence de Free Mobile et TF1 oublie d'en parler. C'est notre quotidien. Dans le cadre de la fusion TF1-M6, si vous dites du mal de TF1, vous ne serez plus invités de TF1 ou LCI. Vous m'aurez vu sur toutes les antennes de France, jamais sur TF1 ni LCI. Je n'ai jamais reçu de ma vie une invitation de ces chaînes. Pourtant, vous avez des interviews de M. Bouygues dans Le Monde ou ailleurs. Cette conception des médias est problématique. Si vous donnez plus de puissance à ce type d'acteurs, c'est un problème pour le pluralisme. Du point de vue économique, c'est une superbe opération économique pour le groupe qui prendra le contrôle de l'ensemble. Félicitations à eux. Pour nous, en tant qu'industriels et en tant que citoyens, c'est un énorme problème. Je pense qu'un tel projet ne passerait pas la rampe d'une vérification par des autorités indépendantes.

M. Laurent Lafon , président . - Une des conséquences possibles de la fusion entre TF1 et M6 serait la remise sur le marché d'un certain nombre de chaînes, en application de la loi de 1986. TF1 et M6 ont évoqué 6ter, TF1 Séries Films TFX ou Gulli. Est-ce que NJJ, votre structure dans les médias ou Mediawan, dont vous avez parlé, seraient intéressés par la reprise d'une ou plusieurs de ces chaînes ?

M. Xavier Niel . - A partir du moment où la fusion ne peut, à mes yeux, avoir lieu, la question ne se pose pas. Peut-être Mediawan étudie-t-il la question. Je l'ignore.

M. Laurent Lafon , président . - Vous-mêmes n'étudiez pas cet aspect ?

M. Xavier Niel . - Non. Cela me paraît tellement aberrant que je ne peux même pas me projeter dans cette hypothèse.

Mme Monique de Marco . - Cela vous paraît tellement aberrant que vous n'imaginez pas que la fusion puisse se faire. Les arguments que vous avez développés sont très intéressants. Nous les avons déjà développés lors de précédentes auditions à propos de la publicité et de l'impact possible sur la production audiovisuelle.

Je reviens sur les propos qu'a tenus hier en audition Richard Michel, du comité d'éthique de Canal Plus. Il nous disait qu'il fallait préciser dans la loi ce qu'est le pluralisme. Pouvez-vous nous faire part de votre vision du pluralisme ?

Pensez-vous qu'il faut modifier les aides à la presse et dans quel sens ?

Nous n'avons pas abordé le sujet du rachat du groupe La Provence. Vous en détenez 11 % et avez répondu à l'appel d'offres. Parallèlement, nous avons eu des retours de syndicats et de salariés de La Provence qui s'inquiétaient de votre offre, en conséquence de ce qu'il s'est passé lorsque vous avez repris France Antilles et France Guyane, pour lesquels il n'y a plus d'impression ni de diffusion du journal papier en Guyane. Pouvez-vous préciser ce qu'il s'est passé en ce qui concerne ces deux titres ?

M. Xavier Niel . - Je vais vous dire quelque chose qui va probablement vous choquer. Je ne suis pas choqué par CNews. C'est une chaîne d'opinion. Il n'y a aucun doute là-dessus. Maintenant, 30 % des Français semblent voter sur une ligne qui est assez proche de cette chaîne d'opinion.

M. Laurent Lafon , président . - C'est interdit, en principe, les chaînes d'opinion, à la télévision.

M. Xavier Niel . - Je suis entièrement d'accord avec vous. C'est le travail de l'Arcom. Si celle-ci ne fait pas son travail, ce n'est pas mon sujet. Cela me conforte dans les petits doutes dont je faisais part.

M. David Assouline , rapporteur . - C'est tout de même étonnant. Avec beaucoup de passion, vous avez expliqué pourquoi la fusion entre TF1 et M6 n'était pas bien. Là, vous reconnaissez qu'il y a une contravention au regard des conventions passées avec l'Arcom et vous minimisez en constatant qu'il s'agit d'une chaîne d'opinion.

M. Xavier Niel . - Non, je ne cherche pas à minimiser. En disant cela, je fais une sorte de provocation dont je suis parfaitement conscient. Je dis juste que le pluralisme, c'est d'avoir des médias capables de s'adresser à tous. Nous avons besoin de médias qui s'adressent à tous. Nous avons aussi besoin de médias d'information. Nous avons besoin de tout cela pour avoir une démocratie qui fonctionne. Le pluralisme, c'est la capacité à avoir, dans les médias, un panorama représentant ce que nous sommes, avec nos opinions, nos différences. Le risque est la concentration d'une opinion dominante (« mainstream » ) à un moment donné, qu'un média représente 50 % à 60 % de l'audience en France et qu'une multitude de petits médias ne représentent que 0,1 % de l'audience.

In fine , ce qui me met incroyablement mal à l'aise, ce sont toutes les concentrations qui vont donner à un groupe une audience incroyable. J'ai cité les chiffres. La puissance d'un certain nombre de médias ne peut être comparée à celle du Monde, de CNews ou d'autres médias, au-delà du non-respect potentiel de la convention (sujet qui relève de l'Arcom). La fréquence peut être retirée à un média si celui-ci ne respecte pas ses obligations. Il existe une petite spécificité en France : ces fréquences de télévision sont gratuites. Dans les télécoms, nous les payons très cher, au travers d'enchères. Peut-être faudrait-il aussi faire des enchères pour les chaînes de télévision. Ce ne serait pas complètement idiot. Le budget de l'État n'en souffrirait pas. C'est la part de marché de chacun de ces médias qui est importante pour le pluralisme, non leur nombre, pendant le temps durant lequel ils délivrent de l'information.

En matière d'aides à la presse, je crois qu'il demeure quelques fantasmes. Je crois que Le Monde a touché 2 millions d'euros directement d'aides à la presse, sur un résultat de 20 millions et quelque. Les médias reçoivent souvent des aides pour les redistribuer à France Messageries et à d'autres acteurs. Je suis content que Le Monde bénéficie de ces aides. Il y a un certain nombre de sujets qu'il faut prendre à bras-le-corps, par exemple France Messageries et le fait d'avoir plusieurs distributeurs de la presse papier, dont la diffusion, en volume, va continuer à diminuer. Il y a un certain nombre de sujets à traiter mais la plupart des aides perçues sont destinées à être reversées à d'autres acteurs.

À un moment donné, le groupe France Antilles a été liquidé. Toute la presse française a dit « nous allons retrouver des repreneurs ». Un jour, je lis dans le journal que ce titre est liquidé. Il s'agit du seul titre de presse locale existant dans les Antilles. Je me suis dit qu'il ne pouvait pas disparaître ainsi. Nous parvenons à trouver une procédure dérogatoire, au tribunal, pour sortir de la liquidation. Nous demandons aux salariés qui devaient être licenciés de revenir pour relancer le groupe. Nous recréons cette aventure incroyable. Au passage, nous relançons le titre en papier en Martinique et en Guadeloupe. Ce n'est pas encore le cas en Guyane (où il n'existe pour l'instant qu'en version digitale) mais nous y travaillons. Dans ces territoires où la notion de fake news est beaucoup plus forte que ce que nous connaissons ici, nous avons besoin de ces journaux et de ces médias. Il est de notre responsabilité d'avoir des médias qui diffusent une information vérifiée et contrôlée par des journalistes.

Nice Matin et La Provence avaient été financés par un groupe, AD Développement, qui appartenait au gouvernement belge et avait plus ou moins sauvé ces deux groupes, ainsi que Corse Matin. Ces groupes se trouvaient en difficulté. Dans ces entités se trouvaient deux participations minoritaires, dans Nice Matin et dans La Provence. Dans les deux cas, un certain nombre de pactes avaient été passés, permettant à terme de prendre le contrôle de ces médias. Cela s'est fait pour Nice Matin et cela va se faire pour La Provence.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez cité le chiffre de 2 millions d'euros d'aides à la presse pour Le Monde.

M. Xavier Niel . - C'est un chiffre net.

M. David Assouline , rapporteur . - Je crois que le montant perçu par l'ensemble des titres de votre groupe est de 6,3 millions.

M. Xavier Niel . - Je ne le sais pas. J'ai ce chiffre dans mes notes. Je vais le retrouver.

M. Michel Laugier . - Monsieur Niel, vous avez créé plusieurs écoles, dont la dernière dans le département des Yvelines, à Lévis-Saint-Nom. Envisagez-vous de créer un jour une école de journalisme, puisqu'on parle beaucoup de l'indépendance des journalistes ?

J'ai lu dans Libération que vous auriez déclaré : quand des journalistes m'emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix ». Est-ce votre conception de l'indépendance des journalistes et de leur liberté ?

Un de vos confrères préconise la taxation des plates-formes en fonction du débit de bande passante qu'elles utiliseront chez les opérateurs. Pensez-vous que c'est une bonne idée ?

M. Xavier Niel . - Merci d'évoquer cette école. L'idée, c'est d'apporter des entrepreneurs au monde de l'agriculture, de former ces jeunes et de leur apprendre un métier. Lorsque des jeunes sont en quête de sens, l'agriculture est quelque chose de fantastique. Je parle de toute forme d'agriculture, y compris l'élevage bien sûr. On m'a prêté l'intention de vouloir tuer le monde animal. Je mange de la viande et je n'ai aucune difficulté avec cela. L'objectif est de pousser des jeunes, notamment de région parisienne, vers l'agriculture en les aidant à trouver un métier.

J'ai un problème. Je suis sous serment. Si je vous dis quelque chose de faux, je risque cinq ans de prison. Je suis très ennuyé et je ne sais pas quoi faire. Je n'ai jamais dit cette phrase. Mes détracteurs, mes concurrents, me la font toujours porter. Cela me fait tellement plaisir de leur faire plaisir que je suis obligé de continuer de soutenir que j'ai prononcé ces mots. Alors je dis que j'ai tenu ces propos en off , je ne sais plus quoi inventer. D'après un livre, je suis censé avoir tenu ces propos au fondateur du 1, Éric Fottorino, en tête-à-tête. Le 1 est un journal fantastique. Le problème c'est que même Éric Fottorino affirme que je n'ai jamais dit cela. En même temps, cela me fait tellement de peine de le nier. Je vous propose, à titre exceptionnel et dérogatoire, que ces précisions ne figurent pas au compte rendu de cette audition, pour laisser mes détracteurs continuer d'affirmer que j'ai tenu ces propos.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous n'avez pas cette dérogation.

M. Xavier Niel . - Monsieur le rapporteur, ayez un peu de pitié. Je ne sais plus quoi faire.

M. Laurent Lafon , président . - C'est un pouvoir du président. Je verrai en fonction des réponses que vous apporterez à la suite de nos questions !

M. Xavier Niel . - Je vous remercie.

La nouvelle directrice de l'OBS est elle-même une ancienne dirigeante d'une école de journalisme. Nous nous demandons si nous ne serions pas capables de créer une école dédiée à l'investigation. Celle-ci est extrêmement importante dans la presse. Si vous avez une idée un peu particulière de la gestion de vos médias, faire de l'investigation n'est jamais une bonne nouvelle. J'ai été l'actionnaire ravi de Mediapart. Ce fut une opération financière incroyable, avec les fondateurs.

M. Laurent Lafon , président . - Les dirigeants de Mediapart disent que même à l'origine, vous n'étiez pas actionnaire et que vous avez apporté une participation.

M. Xavier Niel . - Exactement, de la même manière que je ne suis pas actionnaire du Monde. Je suis actionnaire de holdings. Je ne suis plus actionnaire du Monde puisque nous allons dans un fonds de dotation. J'étais actionnaire de Mediapart à travers une holding. Ils sont parfois un peu gênés mais je crois que nous avons gagné quatre ou cinq fois notre mise. Ce fut une très belle opération financière, ce qui n'a jamais empêché Mediapart de régulièrement publier des articles plus ou moins justes, à mon avis, en toute liberté, et de continuer de le faire. Je crois que nous avons besoin de Mediapart dans ce pays, car nous avons besoin d'investigation.

Encore faut-il que celle-ci soit bien faite. M. Arfi est un garçon sérieux, raisonnable. Il va chercher des informations et les publie. Parfois, dans l'historique de Mediapart, c'est un peu plus particulier mais il y a une jeune génération qui a envie de faire de l'investigation. Nous en avons discuté au Monde et nous nous sommes demandé si nous ne devrions pas former à l'investigation, car l'investigation est le coeur de ce métier. En général, si vous voulez avoir une vie tranquille, vous ne faites pas d'investigation dans les journaux. L'investigation est ce qui permet de découvrir ce que l'on cherche à cacher. Parmi les grands groupes que vous allez auditionner, la plupart ont fait disparaître l'investigation et n'en veulent plus. C'est une source de problèmes. Je crois au contraire que c'est ce qui va faire fonctionner nos journaux si nous sommes capables de produire de l'investigation. Je crois que Le Monde a pour projet d'aller dans ce sens.

La question de la taxation éventuelle de la bande passante est compliquée. Ceux qui consomment beaucoup de bande passante aujourd'hui ne sont pas ceux qui étaient là hier. Je crois qu'il faut aider ou favoriser ceux qui ont très peu d'audience plutôt que de taxer les gros. A nous d'être intelligent pour trouver des moyens de le faire. Il y a quelque chose de fantastique avec l'émergence d'internet : cela a permis à tout le monde de créer des médias. Nos comptes Twitter sont des médias en soi. Ce sont des médias qui ne représentent que nous mais ce sont des médias en soi et j'ai toujours trouvé cela extrêmement important. Si vous commencez à taxer et que vous ne le faites pas intelligemment, cela revient à une forme de censure. Je suis toujours mal à l'aise sur ces sujets car internet est un lieu incroyable de liberté - ce qui n'empêche pas l'existence de dérives - et il faut préserver celle-ci. Taxer la bande passante pourrait conduire, un jour, à taxer un service si l'on trouve que celui-ci ne correspond pas à ses propres idées par exemple.

M. Laurent Lafon , président . - Pouvez-vous nous confirmer avoir été candidat au rachat de M6-RTL ?

M. Xavier Niel . - Oui, je l'ai été indirectement. Je suis associé de nombreuses sociétés. L'une de ces sociétés avait un intérêt pour le rachat de RTL et M6 avec d'autres partenaires. Il s'agissait des actionnaires de Mediawan et d'une partie de Mediawan.

Mme Sylvie Robert . - Bonjour monsieur Niel. Je vous remercie pour la clarté de vos propos.

Votre intérêt pour le projet de rachat de La Provence traduit-il un intérêt pour la presse régionale et souhaitez-vous poursuivre vos investissements dans ce segment de la presse ?

J'avais demandé à M. Drahi s'il songeait à un rapprochement entre Iliad et Altice. Au détour d'un de vos propos, vous avez d'ailleurs estimé tout à l'heure qu'il serait compliqué de passer de quatre opérateurs à trois. Un tel rapprochement ne serait-il pas une bonne idée à vos yeux ?

Vous faites partie, avec Mediawan, des leaders européens de la production et de la distribution de contenus. Les huit plus grands groupes américains vont investir environ 172 milliards d'euros d'ici 2025. Avez-vous l'intention de poursuivre cette stratégie d'acquisition ou en tout cas d'intégration de contenus, notamment via des studios, au sein de votre groupe ? Souhaitez-vous par exemple que Mediawan s'étende à la musique, au jeu vidéo et au Metaverse ? Avez-vous une ligne éditoriale en matière de production, notamment pour les documentaires et la fiction ?

M. Xavier Niel . - Notre logique, avec la vision industrielle qui nous anime, consiste toujours à se demander à quel endroit nous avons des actifs qui risquent de disparaître ou de ne pas rester indépendants pour voir si nous pouvons faire quelque chose et créer de la valeur, c'est-à-dire bâtir des groupes rentables dans la durée. Nous avons une double volonté : assurer l'indépendance des rédactions et l'indépendance économique de ces médias. Il n'est jamais question d'avoir une « danseuse », car ces histoires se terminent souvent mal. C'est toujours la volonté d'indépendance qui nous anime.

Vous examiniez l'horizontalité et la verticalité de notre présence dans les médias. Je crois qu'une des personnes que vous avez auditionnées évoquait le jeu d'échecs. Elle est faussement naïve. Lorsque dans le même groupe se trouvent des personnes qui gèrent des activités vivant potentiellement de grands contrats d'État, cela pose un problème. Si vous êtes dans l'armement et dans le BTP et que vous vivez de ces gros contrats, disposer, au sein de la même surface financière, d'un média est un problème. Dans les télécoms, nous vivons des enchères et des appels d'offres. La question, c'est de trouver les moyens de maintenir vivante une presse régionale, qui puisse se développer avec une indépendance économique et financière. Le fonds de dotation n'a pas vocation à créer une danseuse : il s'agit d'avoir des médias rentables qui vont continuer d'exister et d'évoluer durant des siècles. Ils doivent être capables de générer de l'argent pour aller en ce sens.

Quant au rapprochement éventuel de plusieurs opérateurs, comme tout bon commerçant, si nous pouvons passer de quatre à un, je n'aurais rien contre, surtout si je suis celui-là. C'est la raison pour laquelle je ne peux vous dire du mal des commerçants Bertelsmann et Bouygues. En tant que client, consommateur ou citoyen, je pourrais avoir un avis différent mais vous m'interrogez en tant que commerçant. J'ai donc du mal à faire une réponse différente.

Mme Sylvie Robert . - Je pensais aussi aux conséquences, en tant que citoyenne et responsable politique.

M. Xavier Niel . - Je vais m'abstenir de révéler les conséquences auxquelles je penserais en tant que citoyen. Il y en aurait en effet. Il faudrait donc des remèdes forts. Lorsqu'on compare la situation du marché français avec d'autres situations, on se dit que tout est ouvert. Si la France doit être le regroupement de grands monopoles, alors là, on peut tout imaginer. On se plaint déjà de la concentration des richesses et de la fortune entre un nombre de mains trop restreint. Dans l'hypothèse que je viens d'évoquer, nous pouvons tout imaginer. C'est la raison pour laquelle je pense qu'il y a quand même un certain nombre de sujets sur lesquels il faut se pencher.

J'en viens à votre question sur Mediawan. Tous ces producteurs ont besoin d'être aidés pour pouvoir vendre leurs contenus, notamment aux Américains. Je crois que vous avez reçu ici trois grands groupes français qui se développent à l'international. Pierre-Antoine Capton, qui dirige le groupe Mediawan, fait un travail fantastique. Nous avons eu cette idée il y a quatre ans avec Matthieu Pigasse et Pierre-Antoine. Quatre ans plus tard, il a acheté 60 entreprises de production audiovisuelle. Ces 60 entités sont restées indépendantes et se développent. Elles bénéficient juste d'une aide pour financer des projets et aller plus loin. C'est donc extrêmement important et la liberté éditoriale est une condition pour que cela fonctionne. Nous sommes déjà présents dans les jeux vidéo. Je crois qu'il y a des projets fantastiques dans la musique. Peut-être y en aura-t-il dans le metaverse. Cela dépend de nos clients. Je suis sûr que Mediawan sera ravi de produire des contenus pour cet univers.

M. Laurent Lafon , président . - Vous avez dit dans votre propos introductif que j'avais omis de signaler que vous aviez créé un journal à l'âge de vingt ans. Quel était ce journal ?

M. Xavier Niel . - C'était un journal humoristique. Puis, à partir de 21 ou 22 ans, j'ai édité des journaux d'informations boursières. J'ai ensuite continué dans cette voie. Je l'ai fait dans tous les sens. Je vous ai senti choqué tout à l'heure lorsque j'ai dit que je n'étais pas choqué par CNews.

M. Laurent Lafon , président . - Je n'étais pas choqué par le fait que vous disiez cela. J'ai été choqué par le fait que vous ayez utilisé le terme de télé d'opinion alors que celle-ci n'existe pas en France.

M. Xavier Niel . - Elle existe mais hors des fréquences hertziennes. En tant que citoyen, je condamne la xénophobie, le racisme. C'est l'inverse de ma vie mais il ne faut jamais museler les opinions.

M. David Assouline , rapporteur . - J'interviens pour qu'il n'y ait pas de confusion. Il y a des chaînes d'information. Il peut y avoir des chaînes d'opinion hors des fréquences hertziennes. Nulle part, dans les lois de ce pays, le racisme n'est considéré comme une opinion : c'est un délit. Essayons d'être clairs quant aux termes utilisés.

M. Xavier Niel . - Je crois que nous sommes entièrement d'accord sur le fond. Excusez-moi si je ne l'ai pas dit d'une manière appropriée. Il n'est pas tolérable d'avoir des médias diffusant des propos xénophobes ou racistes dans ce pays. Mon interprétation est large et non fermée. Si vous tenez des propos racistes ou xénophobes dans un média, même par ambiguïté, il faut vous condamner.

Maintenant, des personnes ont diverses opinions, votent de diverses façons et nous avons besoin de médias qui répondent à leurs envies, à leurs ambitions, à leurs opinions. Cela me paraît extrêmement important. Je comprends que cela ne puisse pas exister sur les chaînes hertziennes. Ces dernières années, d'innombrables lois ont restreint nos libertés. Ce sujet me paraît une question démocratique incroyablement importante. Il faut que quiconque puisse dire ce qu'il a envie de dire et que toute personne qui tiendrait des propos xénophobes ou racistes soit condamnée. Il ne s'agit pas de défendre la chaîne en elle-même mais de défendre l'existence de médias d'opinion qui correspondent aux attentes et aux positions d'un certain nombre de Français.

M. Laurent Lafon , président . - Vous avez dit que vous aviez des journaux allant de l'extrême-gauche à l'extrême-droite. Quels sont les journaux d'extrême-droite parmi ceux que vous contrôlez ?

M. Xavier Niel . - Je ne sais pas si c'est d'extrême-droite. Je suis par exemple un actionnaire historique de Causeur, un journal qui défend sa liberté. Je ne crois pas qu'il ait été condamné pour xénophobie ni racisme et j'espère que ce ne sera jamais le cas. Cette participation existe. Ce n'est pas pour autant ma ligne éditoriale. A un moment donné, ce journal avait besoin d'exister. J'ai été ravi d'y mettre un peu d'argent et de les aider. Je n'en ai pas le contrôle.

Cette liberté me paraît incroyablement importante et doit être soutenue. C'est souvent une discussion que nous avons avec des journalistes de nos médias. Ils me demandent par exemple comment je peux tenir, à propos de CNews, les propos que j'ai tenus également devant vous. Je leur réponds que cette position traduit une conviction profonde. Notre liberté doit être défendue. La liberté de chacun d'avoir des opinions contraires est importante. C'est ce qui forme le débat et la démocratie. Nous avons tendance à l'oublier. On examine la concentration dans tel ou tel secteur en y voyant un problème. Le vrai sujet est celui du pluralisme : y a-t-il des médias représentant tous les avis et n'a-t-on pas, à un endroit donné, quelque chose d'incroyablement similaire, qui ne reflète pas la diversité des Français ?

M. Laurent Lafon , président . - Vous avez dit tout à l'heure que vous aviez gagné de l'argent avec la presse. Est-ce le cas avec Le Monde ?

M. Xavier Niel . - Oui, à ceci près que ce n'est pas moi personnellement qui ai gagné de l'argent puisque l'argent que j'aurais pu gagner part dans le fonds de dotation.

M. Laurent Lafon , président . - Pourquoi Matthieu Pigasse nous a-t-il dit, il y a quinze jours, qu'il n'avait pas gagné un euro avec Le Monde ?

M. Xavier Niel . - Parce que c'est effectivement le cas. Il n'a gagné que l'argent qu'il avait investi dans Le Monde . Il en a toujours le contrôle.

M. Laurent Lafon , président . - Je ne saisis pas bien car vous étiez actionnaires dans les mêmes conditions.

M. Xavier Niel . - J'ai gagné virtuellement de l'argent mais je n'ai pas cédé ma participation. Matthieu a cédé la sienne, ce qui lui a permis de rembourser tout l'argent qu'il avait investi dans Le Monde , ce qui était très lourd pour lui financièrement, car les trois actionnaires du Monde n'avaient pas le même niveau de fortune. La solution trouvée par Matthieu, lorsqu'il a eu besoin d'argent pour se développer dans d'autres médias, a consisté à trouver le moyen d'être remboursé de ses investissements. Je crois que l'investissement total dans Le Monde s'est monté à 130 millions d'euros à trois, avec Pierre Bergé, qui est parti à un moment donné, et Matthieu, qui a significativement réduit son implication financière.

M. David Assouline , rapporteur . - Un point m'a marqué durant cette audition et je pense que je ne serai pas le seul à l'être. Vous avez dit que l'État avait décidé, fait pression ou exercé son influence pour que la fusion TF1-M6 puisse se réaliser. Il vous a été demandé si vous seriez candidat à la reprise de certaines d'entre elles dans l'hypothèse où des chaînes seraient cédées. Vous avez refusé de répondre, estimant que cette fusion ne se ferait pas.

Je comprends mal votre certitude. Vous avez souhaité que ce soit au niveau européen que les choses soient tranchées. L'Europe a dit non, la décision incombe à la France. La balle est donc dans le camp de l'Arcom (dont vous dites qu'elle est sous influence - et de l'Autorité de la concurrence, dont vous en dites à peu près la même chose. Si l'on vous suit, la fusion va donc être décidée. Ce ne serait qu'une question de temps. Une personne peut ne pas tenir compte de ces avis et avoir le dernier mot : c'est le ministre de l'Economie et des Finances, que nous allons bientôt auditionner. Nous lui poserons d'ailleurs la question. Sur quoi fondez-vous cette certitude ou, du moins, cet optimisme très fort, si l'on se place de votre point de vue ?

M. Xavier Niel . - Je crois toujours que le bien gagne. Excusez-moi de ma naïveté. C'est un tropisme d'entrepreneur. Vous faites des choses, tout le monde vous dit que ce n'est pas possible, et puis ça marche. Quelle était ma chance d'être là devant vous aujourd'hui, pour le gamin que j'étais à Créteil dans une cité ? Il n'y a pas de logique. Je crois au bien. Quand vos intentions sont saines, vous avez raison et vous gagnez. Lorsqu'elles ne sont pas bonnes, ce qui m'est arrivé dans ma vie, à la fin, vous ne gagnez pas.

Je crois que l'Autorité de la concurrence est incroyablement indépendante.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous avez dit que sa présidente avait été virée parce qu'elle voulait poser des questions.

M. Xavier Niel . - Cela reste le dernier rempart dans cette histoire. Je crois qu'à la fin, lorsque quelque chose n'est pas sain, cela finit par ne pas se faire. J'ai une conviction profonde (qui concerne la presse, TF1-M6 ou la production) : la concurrence et la diversité constituent la meilleure protection pour les démocraties. Il y a des populistes qui montent et nous avons besoin de ce pluralisme dans tous les secteurs dont nous avons parlé. C'est capital et c'est ce que j'attends de vous, modestement. C'est de faire avancer ce sujet et d'aller plus loin afin que ce pluralisme existe dans ce pays.

M. Laurent Lafon , président . - Je crois que nous ne sommes pas allés loin en ce qui concerne La Provence. Nous savons que votre concurrent fait une offre de 81 millions d'euros. Je crois que la vôtre était quatre fois inférieure. Que signifie cette surenchère au regard de la valeur de ce titre de presse ? N'y a-t-il pas un danger plus général autour de la valorisation ? Entendez-vous utiliser votre droit de préemption, qui vous permettrait de racheter les actions au prix proposé par votre concurrent ?

M. Xavier Niel . - Le groupe Bernard Tapie est en liquidation et dispose de ces participations contrôlantes (même si nous avons des droits extrêmement importants) dans La Provence. Dans le cadre de cette liquidation, deux expertises ont été conduites par le liquidateur. Ces deux expertises, réalisées par deux experts nommés par le liquidateur judiciaire, estiment que le titre vaut vingt millions d'euros.

Un entrepreneur, localement, estime que cela vaut 80 millions d'euros. Je pense qu'il existe une motivation d'un repreneur local, soutenue par l'ensemble du tissu économique local (élus locaux, chambre de commerce, etc.). Lorsqu'on est soutenu par tout le monde, ensuite, lorsqu'on arrive dans le média, cela pose quelques petits problèmes. En toute franchise, lorsque tout le monde est d'accord et lorsque des acteurs sont prêts à payer quatre fois le prix d'un actif, j'ai une petite alarme qui sonne. Je me dis que ce n'est pas normal. Je me suis donc demandé s'il ne fallait pas regarder exactement ce qu'il se passe localement. A côté de cela, il y a une société avec des salariés, à Marseille et en Corse. Il faut leur parler et les rassurer. Nous ne l'avons pas encore fait car nous sommes dans le cadre d'un appel d'offres. Nous allons le faire. Nous allons leur parler et les rassurer. Nous avons un projet industriel qui a pour objectif de rendre La Provence rentable. Ce n'est pas une danseuse. Il ne s'agit pas d'y mettre un peu d'argent pour pouvoir dire dans les dîners en ville que je possède le média local. C'est exactement l'inverse de ce que nous souhaitons faire. Pouvons-nous aider à faire fonctionner le pluralisme localement ? Si tel est le cas, nous le ferons. Je n'ai donc pas l'intention de faire jouer notre droit de préemption. Avant le droit de préemption, l'article 4 de la loi de 1986 sur la presse permet à tout actionnaire d'une société de presse d'agréer tout nouvel actionnaire.

M. Laurent Lafon , président . - Je crois qu'un premier jugement a été prononcé et que vous êtes en appel sur ce point.

M. Xavier Niel . - Je veux bien qu'un tribunal de commerce affirme, de son propre chef, que la loi ne s'applique pas à Marseille mais cela poserait tout de même problème. Le droit d'agrément est inscrit dans la loi.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Monsieur Niel, vous faites partie des quelques entrepreneurs français qui font notre fierté et notre réputation internationale, avec un petit brin d'insolence qui vous rend peut-être d'emblée plus sympathique. Votre entrée dans le secteur des médias en a surpris plus d'un, même si vous avez débuté très tôt, comme vous l'avez indiqué tout à l'heure. Avec le recul, que pensez-vous avoir apporté à ce secteur et êtes-vous parvenu à vos fins ?

Des articles de presse récents tendent à souligner votre évolution en matière de télécom, n'hésitant pas à considérer que vous êtes passé du statut de trublion à celui de consolidateur du marché. Votre vision de la concentration économique a-t-elle changé depuis que vous avez débuté dans les télécoms et les médias ?

M. Xavier Niel . - Lorsque je suis arrivé dans ce secteur, j'ai été animé par la volonté d'avoir des médias à la fois rentables et indépendants. Tel était notre pari. Il n'était pas évident à relever car on promettait à la presse une disparition certaine. Si j'ai pu, avec d'autres, aider ou permettre la création de nouveaux médias et l'émergence de médias plus indépendants, qui soient, in fine , rentables, j'en serais ravi et honoré.

Nous vieillissons tous et le vieillissement rend peut-être moins révolutionnaire celui qui se pensait comme tel. Il est toujours bien d'avoir des articles de presse qui vous réveillent. Peut-être effectivement, à un moment donné, ne regardons-nous plus le monde de la même manière. C'est l'aspect très sain de la critique. Je crois que vous faites référence à un article paru dans Le Figaro lundi dernier. En lisant cela, on se dit que son auteur n'a peut-être pas complètement tort. Cela nous pique un peu au vif et cela ne peut que nous inciter à essayer de retrouver la fraîcheur du départ en essayant de penser différemment pour conduire des initiatives qui correspondent aux envies que vous aviez lorsque vous étiez un grand adolescent ou un jeune adulte.

M. Laurent Lafon , président . - Merci, monsieur Niel pour vos réponses.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de M. Martin Bouygues, président de Bouygues

M. Laurent Lafon , président . - Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous poursuivons les travaux avec l'audition de M. Martin Bouygues, qui est en visioconférence. Monsieur Bouygues, vous n'avez pu être présent physiquement parmi nous ce matin pour cause de covid et nous vous souhaitons un prompt rétablissement et espérons que ce virus ne vous affecte pas trop.

Vous êtes président du groupe qui porte votre nom, après avoir cédé cette année la direction générale à Olivier Roussat, que nous avons reçu ici même au Sénat, à la double initiative de la commission de la culture et de l'économie. Votre groupe est présent dans trois grands secteurs d'activité, la construction et l'immobilier (secteur historique), les télécoms (avec Bouygues Telecom) et les médias avec le groupe TF1, racheté en 1986 par votre père au moment de la privatisation de la première chaîne.

TF1 détient plusieurs canaux sur la TNT et est la chaîne la plus regardée en France. Si les médias ne sont pas au coeur de vos activités, votre engagement dans ce secteur est néanmoins ancien, ce qui vous distingue d'autres grands investisseurs auditionnés par notre commission d'enquête, arrivés plus récemment dans le secteur des médias.

Dernièrement, le projet de fusion avec M6 a attiré l'attention et accaparé une partie de l'attention de notre commission d'enquête, tant le nouvel ensemble serait dominant dans le paysage audiovisuel français, avec notamment l'impact que cela peut avoir sur le secteur publicitaire. Des évaluations confirmées par plusieurs acteurs établissent que 70 % à 75 % du marché publicitaire seraient concentrés dans les deux sociétés TF1 et M6.

Ce projet de fusion nous paraît une illustration du phénomène de concentration qui touche tous les médias et qui suscite un certain nombre d'interrogations, tant sur le contexte économique dans lequel il se déroule, marqué par la concurrence internationale, qu'au regard des impacts qu'il peut avoir sur le pluralisme de l'information et des médias. Nous vous remercions donc de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.

Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe socialiste, écologiste et républicain et a pour rapporteur David Assouline, qui est à mes côtés.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu qui sera publié. Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M Martin Bouygues prête serment.

M. Martin Bouygues, président de Bouygues . - Merci monsieur le président.

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, le groupe Bouygues est présent dans plus de 80 pays dans le monde. Nous sommes actifs dans plusieurs métiers et comptions 129 000 collaborateurs au 31 décembre 2020. Bouygues est réputé pour sa culture d'entreprise. C'est une dimension essentielle dans notre pacte social. Bien entendu, j'y veille personnellement.

Nous sommes très fiers d'être, de très loin, le premier groupe du CAC40 par l'importance de l'actionnariat salarié. Les salariés constituent, avec 21,1 % du capital et 28,5 % des droits de vote, le deuxième actionnaire du groupe, juste après la société que nous contrôlons avec mon frère Olivier. Cette société détient 23,8 % du capital et 26,6 % des droits de vote.

J'ai été nommé président-directeur général de Bouygues il y a 32 ans, soit deux ans après la privatisation de TF1, en septembre 1989. Depuis le 17 février 2021, c'est-à-dire il y a un an et la nomination d'Olivier Roussat comme directeur général, je ne suis que président non exécutif du groupe.

Nous avons décidé de saisir l'opportunité d'une fusion avec le groupe M6. Je conçois fort bien que ce projet puisse soulever un certain nombre d'interrogations. Je suis là pour essayer d'y répondre avec mes mots et sans détour.

Il me semble que deux grandes questions se posent. D'abord, pourquoi se lancer dans une opération aussi complexe que la fusion entre TF1 et M6 ? Le métier de la télévision fait face à la plus grande mutation de son histoire récente et il est indispensable de croître pour résister et construire l'avenir.

Le modèle économique de la télévision gratuite repose traditionnellement sur un cercle vertueux : des audiences élevées permettent d'obtenir des recettes publicitaires solides, qui elles-mêmes financent une information de qualité et des contenus variés, lesquels soutiennent à leur tour des audiences fortes, et ainsi de suite. Mais il y a des problèmes : à chaque étape, le modèle se grippe.

Nous nous félicitons année après années des succès d'audience de TF1 mais ces parts d'audience ne sont que des chiffres relatifs. En valeur absolue, les audiences baissent nettement au profit des contenus digitaux car la consommation de la télé ne fait que diminuer. Le nombre moyen de consommateurs de 25 à 49 ans devant la chaîne TF1, en prime time , a baissé de 38 % entre 2011 et 2021. Du coup, logiquement, les recettes publicitaires de la télévision stagnent. Les annonceurs, constatant l'évolution des audiences, se reportent massivement sur la publicité digitale. Entre 2011 et 2021, les recettes de la publicité télévisée n'ont quasiment pas bougé en valeur, tandis que celles de la publicité sur internet p ont été multipliées par quatre, et cela continue.

Enfin, les contenus audiovisuels sont de moins en moins accessibles pour les chaînes. Les grands studios américains produisent des contenus exclusifs et les gardent désormais pour leurs propres plates-formes. Par ailleurs, les coûts de fabrication des oeuvres s'envolent et les droits sportifs suivent évidemment le même mouvement.

L'arrivée d'acteurs de taille planétaire que sont les Gafam change tout. Sans même parler d'Amazon, la seule capitalisation boursière de Netflix représente 176 milliards de dollars en 2021, c'est-à-dire cent fois la capitalisation boursière de TF1. Ces bouleversements peuvent, à terme plus ou moins rapide, tuer le modèle économique de la télévision. Il faut donc réagir pour sauver ce modèle et inventer quelque chose de différent.

Au fond, ce que nous souhaitons faire, ce n'est pas grossir pour grossir. Nous avons seulement besoin qu'on nous permette de faire pivoter notre modèle. Si les autorités de régulation l'autorisent, nous serons demain un groupe audiovisuel ancré dans le territoire national et dont le profil sera hybride, linéaire et non-linéaire.

La deuxième question est la suivante : ce projet de fusion fait-il peser des risques sur le pluralisme et la liberté de la presse ? Je ne suis pas choqué que cette question se pose. Elle me semble tout à fait légitime et sérieuse. J'entends dire que le futur groupe serait beaucoup trop puissant en matière d'information et que tout cela serait extrêmement dangereux. Soyons factuels. Parmi les sources d'information utilisées par les Français, la télévision a aujourd'hui une place beaucoup moins importante que par le passé. Une étude récente montre que si la télévision est encore citée comme le principal média utilisé par les Français de plus de 35 ans pour s'informer (48 %), les médias digitaux arrivent immédiatement derrière avec 32 %. Au sein des médias digitaux, les réseaux sociaux (Facebook, Twitter) arrivent pour la première fois devant les applications mobiles des titres de presse.

Si l'on veut parler de pluralisme dans les médias, il faut parler de tous les médias. Du reste, même si l'on s'en tient à la télévision, TF1 serait la chaîne hyperdominante sur l'information. Les chiffres clés de la télévision publiés par l'Arcom en janvier 2022 montrent que les journaux télévisés de TF1 et M6 représentent ensemble 34 % du nombre d'heures d'information diffusées, quand ceux du service public (France 2, France 3 et les autres chaînes) en font 63 %. Ceci posé, il est à mes yeux parfaitement légitime d'être très exigeant sur la liberté de la presse. C'est un acquis essentiel qu'il faut préserver.

Les journalistes des rédactions du groupe travaillent librement. La seule chose que je leur demande, c'est de faire leur métier. Je ne suis pas là pour dicter une ligne de conduite et vous le savez bien. Personne ne s'en est jamais plaint. J'ai mes opinions personnelles mais elles n'intéressent ni les journalistes de la rédaction ni à plus forte raison les téléspectateurs. Dans l'avenir, nous poursuivrons dans la même logique en protégeant la liberté de la presse. Nous allons travailler avec l'Arcom dans les mois qui viennent pour imaginer les engagements que nous pourrions prendre afin d'apporter des garanties supplémentaires, si nécessaires, à toutes celles d'ores et déjà prévues par la loi.

Je ne verrais par exemple aucun inconvénient à ce que les journalistes des différentes rédactions du groupe puissent, en cas de difficulté, saisir directement, de façon anonyme ou non, un administrateur indépendant, membre du Conseil d'administration, chargé de vérifier qu'aucune pression ou intervention ne s'exerce sur les rédactions. Il aurait un droit d'alerte du Conseil d'administration. Tout ceci serait bien évidemment précisé dans le règlement intérieur du Conseil d'administration, document qui est public.

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les membres de la commission d'enquête, TF1 est un groupe audiovisuel qui, pour être privé, a ceci de commun avec le service public qu'il appartient d'une certaine façon au patrimoine de ce pays. Les autorités de régulation décideront ce qu'elles estiment devoir décider. Je me bornerai à vous dire ceci : le projet de fusion entre TF1 et M6 n'est pas un projet de puissance politique, médiatique ou économique. C'est un projet de souveraineté. Il consiste à bâtir en France un groupe de médias qui puisse continuer, demain, d'informer et divertir les Français.

M. David Assouline , rapporteur . - Bonjour monsieur Bouygues. Je suis content de pouvoir vous auditionner ce matin. Je vous souhaite également un prompt rétablissement. Cette audition sera la dernière des auditions de grands propriétaires de médias dans notre pays. Ensuite, nos ministres fermeront le ban de ces auditions.

Cette séance était donc attendue. Nous avons beaucoup parlé de vous, tant parmi les analystes ou les observateurs du secteur audiovisuel que parmi ces acteurs à divers titres. Vos concurrents directs et les autres grands propriétaires de médias ont beaucoup parlé de vous également et de votre projet de fusion, que nous avons déjà évoqué avec M. Pélisson et avec M. de Tavernost.

Vous savez qu'il existe un sujet relatif à la concentration en ce qui concerne le groupe Bouygues et TF1 : vous êtes au coeur d'une originalité au plan européen ou international en ceci que vous représentez un industriel dont le métier principal n'était pas les médias, même si vous avez aujourd'hui une certaine ancienneté dans ce domaine. Bouygues, c'est d'abord le métier. Chaque fois, nous avons interrogé ceux qui sont dans votre cas sur les raisons qui les ont poussés à développer un groupe de médias, en nous demandant notamment si des raisons d'influence pouvaient faire partie de ces motifs, étant entendu que certaines de vos activités (le BTP et aujourd'hui la téléphonie) peuvent bénéficier, pour leur développement, de positions d'influence ou d'un rayonnement. Quelle a été la principale motivation de votre engagement dans ce secteur et de votre désir de le prolonger aujourd'hui ? Que faites-vous pour ériger une « muraille de Chine » entre ces différentes activités ?

M. Martin Bouygues . - Je rappelle que le groupe Bouygues a 70 ans. Il est présent depuis 35 ans dans les médias, c'est-à-dire la moitié de sa vie. Cela représente une ancienneté respectable.

Francis Bouygues, lorsqu'il a fait le choix de lancer Bouygues dans la privatisation de TF1, y voyait une opportunité de s'intéresser à une entreprise qui était publique et qui avait été gérée comme toute entreprise publique, c'est-à-dire qu'elle était entièrement hors de l'univers concurrentiel. Il a pensé qu'en tant que chef d'entreprise, il pouvait apporter à TF1 une vision différente de l'avenir et projeter TF1 dans un milieu concurrentiel et réussir. Ç'a été le cas.

J'entends, comme vous, beaucoup parler d'influence. M'a-t-on fait le procès d'être présent dans la rédaction de TF1 ? On ne me l'a jamais fait car ce n'est pas le cas. Vous le savez bien. Je pense que cela fait partie des chimères et des tartes à la crème qu'on s'envoie un peu facilement. L'an dernier, globalement, la commande publique d'Etat représentait, pour le groupe Bouygues, 7 % du chiffre d'affaires et peut-être 1 % ou 2 % de la marge. Ce sont des proportions extrêmement limitées. On peut faire des procès d'intention mais je ne pense pas que ce soit votre propos. Personne ne m'a jamais accusé d'une quelconque ingérence ni d'avoir exercé une quelconque pression sur les rédactions du groupe TF1 pour que tel ou tel sujet soit traité, en contrepartie de je ne sais quel marché public. Cela n'a pas de sens.

M. David Assouline , rapporteur . - Juste avant la vôtre a eu lieu l'audition de M. Xavier Niel, qui n'a pas mâché ses mots. Il a rappelé quelques chiffres qui nous interrogent, car nous parlons d'une matière qui n'est ni le bâtiment ni un produit de consommation classique : nous sommes au coeur d'une matière (les médias) très importante pour la démocratie, pour la culture, pour la création et pour la cohésion sociale. La fusion entre TF1 et M6 représenterait tout de même un taux d'audience très important à des moments clés : si l'on cumule les journaux de TF1, de M6 le soir, le 12 heures 45, etc., cela occupe tout de même une grande partie des Français. L'impact du rapprochement serait également important sur le plan économique, avec à peu près de 75 % de la part publicitaire.

Votre argumentation première doit être entendue mais elle suscite des questions. Elle invoque la nécessité d'atteindre une masse critique suffisante pour être présent sur le marché international et résister à la concurrence des Gafam. Cet argument est contesté car les Gafam opèrent sur un marché international qui n'est pas complètement comparable au marché français. La fusion vous placerait en position dominante sur le marché publicitaire français de l'audiovisuel. On avance généralement les arguments que vous avancez lorsqu'on est en mauvaise situation. Vous avez développé l'idée selon laquelle vous seriez en situation difficile puisque les audiences sont en baisse. On nous a affirmé que, depuis dix ans, votre audience était à peu près stable et que celle de M6 avait progressé. Que répondez-vous à cela ?

De plus, les résultats financiers sont bons, même si l'on prend pour référence l'année antérieure au covid. Ils vous permettent d'investir et de verser des dividendes aux actionnaires. L'argument principal selon lequel votre situation dégradée justifierait la fusion et l'atteinte d'une position de quasi-monopole sur le marché privé, paraît donc discutable. Que répondez-vous à ces arguments avancés par des personnes très diverses et pas seulement par vos concurrents ?

M. Martin Bouygues . - Vous avez fait allusion à l'audition récente de M. Niel. Je l'ai bien entendu écoutée. J'ai été assez choqué car il ramène un peu tout à des questions d'argent, de son argent. Chacun a ses conceptions de la vie.

En ce qui concerne les 75 % du marché publicitaire, précisons que ce taux s'entend au regard du marché de la publicité sur la télévision en clair. TF1 a 100 % des recettes de TF1. M6 a 100 % des recettes de M6. Soyons sérieux. Sachons de quoi l'on parle. Le marché n'est pas du tout celui que vous décrivez. Le marché qui nous concerne est celui de la télévision et d'internet. Les dissocier n'a aucun sens.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous dites « cela n'a aucun sens », « cela n'existe pas ». Jusqu'à présent, c'est ainsi que le marché a été jugé pertinent par l'ensemble de la jurisprudence de l'Autorité de la concurrence. Vous le contestez. L'Autorité de la concurrence répondra mais ce n'est pas une aberration que de présenter les choses comme nous l'avons fait si tel est le marché qui a toujours été jugé pertinent jusqu'à présent.

M. Martin Bouygues . - Vous avez parfaitement raison, si ce n'est que ce qui nous intéresse n'est pas le passé. C'est plutôt d'essayer de se projeter dans l'avenir. Je me suis fait fournir un chiffre très simple. Les recettes publicitaires de la chaîne TF1 étaient de 1,5 milliard d'euros en 2011. Elles varient depuis trois ans entre 1,2 et 1,25 milliard d'euros. En dix ans, la recette publicitaire de TF1 ne cesse donc de décroitre, alors que sa part d'audience, parmi les chaînes de télévision en clair, reste stable et que sa part d'audience parmi les autres médias, en incluant le digital, ne cesse de décroitre - raison pour laquelle nous nous inquiétons de voir les recettes publicitaires baisser. Ces chiffres sont disponibles et nous pourrons vous les fournir aisément.

M. Niel a beaucoup employé le terme de monopole en parlant de TF1 et M6. Il occulte le service public, qui est plus gros. Si l'on retire tout, effectivement, il reste des monopoles. Cela n'a évidemment pas grand sens.

M. David Assouline , rapporteur . - Non, ce n'est pas plus gros. D'un côté, vous aurez 41 % après la fusion. Pour le service public, cette part sera de 31 % ou 32 %.

M. Martin Bouygues . - Je reviens un instant sur l'impact des médias sur l'information. Il me semble que Le Monde a beaucoup plus de poids et d'influence que TF1 auprès des décideurs. C'est une réalité très ancienne. M. Niel le sait bien. Je constate d'ailleurs que, depuis sept ou huit mois, Le Monde a dû faire au moins une quinzaine d'articles sur le sujet de la fusion de TF1 et M6, dans la plus grande indépendance. Avec M. Niel, c'est une certitude.

Nous voulons vous exprimer notre inquiétude. En tant que président du groupe Bouygues, actionnaire de référence de TF1, il m'a semblé que je devais prendre mes responsabilités. Nous allons au-devant d'une situation très difficile. Nous percevons une solution, qui est la fusion avec M6. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour que cette fusion ait lieu. Je rappelle que M. Niel a été un candidat malheureux au rachat de M6. Il l'a rappelé car vous lui avez posé la question.

Nous sommes très proactifs vis-à-vis de cette fusion car elle nous paraît essentielle. Il est grand temps de bouger. Cela fait plusieurs années que nous exprimons nos inquiétudes en soulignant que si nous ne bougeons pas, cela va très mal se terminer. Sans vouloir vous accabler de chiffres, j'ai obtenu le bénéfice net de Google, qui était de 65 milliards de dollars en 2021, c'est-à-dire beaucoup plus qu'une fois et demi l'ensemble du chiffre d'affaires du groupe Bouygues dans le monde entier. Nous avons donc face à nous des monstres, extraordinairement puissants. Cela doit nous inciter à réfléchir tous ensemble et à trouver des solutions. Je propose une solution. Le gouvernement et les régulateurs l'accepteront ou non. J'aurai pris mes responsabilités. Chacun prend les siennes.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous avons auditionné M. Olivier Roussat dans un autre cadre au Sénat. Ses propos étaient très intéressants. Il nous a notamment indiqué que, d'ici 2027, 33 ou 34 millions de prises de fibre optique devraient être installées. « L'ensemble des foyers devraient être ainsi connectés, permettant des échanges de volumes de données très importants », a-t-il dit. « La publicité ciblée pourra ainsi se développer », a-t-il ajouté. Même si le groupe Bouygues ne croit pas à la convergence entre les activités d'opérateur et de diffuseur, M. Roussat reconnaissait que la compétence d'opérateur en télécommunications permettait d'anticiper des usages et des tendances. Il existe donc bien un lien.

Bien que vous ne l'indiquiez pas clairement, la convergence des tuyaux et des contenus ne constitue-t-elle pas votre réponse de fond à la montée en puissance des Gafam ? N'est-ce pas aussi ce qui justifie cette fusion avec M6 et votre propre développement dans les activités où vous étiez déjà présent ? Comme vous pouvez l'imaginer, ces aspects sont aussi pris en compte dans notre réflexion sur les concentrations. En 1986, lorsque la loi a été écrite, personne n'envisageait l'arrivée d'internet, des tuyaux et des box. En matière de télévision gratuite, on ne peut pas considérer que Netflix soit un concurrent. En revanche, du point de vue de la convergence que vous avez réalisée entre les tuyaux, la production et l'édition et au regard des développements que vous êtes en train d'envisager, je vois bien la réponse que vous pouvez apporter. Pouvez-vous développer votre projet stratégique de ce point de vue ?

M. Martin Bouygues . - Au risque de vous décevoir, je ne comprends pas votre question. Nous n'envisageons pas du tout la question en ce sens. Bouygues Telecom est un opérateur de télécoms. Nous investissons de manière très importante dans les réseaux mobiles, dans les réseaux fixes, dans la fibre optique. Je vois mal le rapport avec la convergence des images.

Tous les offreurs d'image ont accès au réseau internet. C'est quelque chose qui a été imposé par les Américains alors qu'à ma connaissance, ceux-ci n'ont pas introduit cette pratique aux États-Unis. C'est d'ailleurs une vieille tradition américaine. Je pense qu'il serait intéressant de se reposer la question sur ce sujet.

En ce qui concerne la convergence, je ne comprends pas votre question.

M. David Assouline , rapporteur . - Lorsqu'on s'interroge pour la concurrence, la démocratie et le pluralisme, en constatant qu'un même propriétaire possède les tuyaux, la création, la production et l'édition, c'est-à-dire l'ensemble de la chaîne de valeur, pensez-vous que l'on s'invente un problème ? Votre réponse consiste à affirmer qu'il n'y a aucun rapport entre tout cela, car ce sont des activités autonomes. De quelle façon l'ensemble de ces activités sont-elles séparées, sur le plan formel ?

M. Martin Bouygues . - Bien sûr, c'est très simple. TF1 est une filiale de Bouygues, contrôlée à 43 %, je crois, avec des actionnaires extérieurs auxquels nous rendons des comptes très régulièrement. Bouygues Telecom est une filiale de Bouygues contrôlée à 91 % par le groupe Bouygues, avec des actionnaires extérieurs également, auxquels nous rendons régulièrement compte. Il n'y a pas de mélange des genres entre les deux.

Toutes les chaînes de télévision et tous les diffuseurs qui le souhaitent ont accès aux box de Bouygues Telecom, selon des règles claires et parfaitement définies, sans aucune limitation pour qui que ce soit.

Je voudrais dire un mot de la création. Par tradition, chez Bouygues, j'ai lutté toute ma vie contre l'intégration verticale. Lorsque Bouygues Immobilier réalise un programme immobilier quelque part en France, moins de la moitié des chantiers sont réalisés par Bouygues Construction et je tiens absolument à ce que le marché soit ouvert aux autres entrepreneurs, ne serait-ce que parce que nous avons besoin de comprendre ce dont les autres sont capables et quels sont leurs prix de revient.

Si vous estimez que l'intégration des fonctions de diffuseur et de créateur de contenus constitue une intégration verticale, vous vous trompez totalement. C'est une idée mortifère. Cela veut dire que vous créez une relation entre le producteur et le diffuseur et que celui-ci n'aurait plus pour objectif de faire de l'audience : il diffuse les produits qu'on lui propose, qui ne sont pas forcément les meilleurs, ce qui serait mortifère. TF1 n'a pas d'autre logique que de proposer les meilleurs produits possible pour satisfaire ses deux types de clientèle, c'est-à-dire les téléspectateurs d'une part, les annonceurs de l'autre. De la même manière, les producteurs doivent proposer les contenus qui leur semblent les meilleurs possible.

M. Niel détient la société Mediawan, qui doit être un des premiers fournisseurs du service public. Il ne peut pas être mal traité. Lorsqu'il dit qu'il est invité par le service public, il omet de dire que c'est dans une émission que lui-même produit. C'est sûrement un hasard. Il faut dire les choses correctement. Notre vision est que chacun fasse le mieux possible à son niveau, et notamment que TF1 fasse les meilleurs produits possible et les vende à ceux qui veulent les acheter.

M. David Assouline , rapporteur . - Le plan de généralisation de la fibre et d'abandon du cuivre, d'ici 2030, présenté par Orange, ne constitue-t-il pas une opportunité pour votre groupe de présenter une offre couplant accès et contenus ? Ce projet peut-il exister ou ne le ferez-vous jamais ?

M. Martin Bouygues . - Je ne peux prendre de position pour l'avenir. Pour le moment, nous ne nous sommes pas posé cette question.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous savons que cette fusion va obliger votre groupe à céder des chaînes, puisque l'addition de TF1 et M6 représente dix chaînes alors que le maximum est de sept chaînes. Avez-vous une idée des chaînes que vous pourriez mettre sur le marché ? Pouvez-vous nous dire qui prend déjà contact avec vous pour être candidat à l'achat de ces chaînes ?

M. Martin Bouygues . - Nous n'avons pas encore défini quelles chaînes pourraient être cédées. Cette réflexion est en cours. Effectivement, nous avons des discussions en cours mais vous comprendrez que, pour protéger le secret des affaires, je ne puisse dire avec qui ni dans quelles conditions.

M. Niel s'est alarmé tout à l'heure du coût que présenterait pour lui la fusion entre TF1 et M6, notamment parce que nous augmenterions le prix de la publicité sur TF1. Pour que les choses soient claires, j'ai demandé le chiffre. Iliad a investi 4 millions d'euros en publicité sur la chaîne TF1 en 2021. Je rappelle que la marge d'EBITDA d'Iliad, en France, était probablement de l'ordre de 1,8 milliard d'euros. Je pense donc qu'il n'est pas encore tout à fait en péril. Qu'il se rassure.

M. Laurent Lafon , président . - Je voudrais rebondir sur la question du rapporteur quant aux chaînes que vous pourriez céder dans le cadre de la fusion entre TF1 et M6. Jusqu'à présent avaient été évoquées, 6Ter TF1 Séries, TFX ou Gulli. Ces chaînes ont été évoquées ici même par des représentants de TF1. Vous indiquez ce matin que ce ne seront pas forcément celles-là qui seront mises en vente.

M. Martin Bouygues . - Si, le choix se fera probablement parmi ces chaînes mais je ne suis pas en mesure de vous dire lesquelles.

M. Laurent Lafon , président . - Parmi les remarques faites à propos du taux de concentration que pourrait engendrer cette fusion, il a été noté que les chaînes mises en vente, s'il s'agit de celles que je viens de citer, seraient celles dont les taux d'audience sont actuellement les moins élevés. Votre groupe pourrait décider, en réponse aux objections formulées du fait de la concentration que créerait la fusion, de vendre des chaînes dont le taux d'audience serait un peu plus élevé.

M. Martin Bouygues . - Nous n'allons pas vendre TF1 et M6.

M. Laurent Lafon , président . - Je pensais à d'autres chaînes.

M. Martin Bouygues . - Je voudrais dire deux mots de LCI, dont je suis le père fondateur. Il se trouve que nous étions trois à avoir décidé de la création de LCI, Etienne Mougeotte, Patrick Le Lay et moi-même. Etienne Mougeotte et Patrick Le Lay sont malheureusement décidés. Je suis le seul encore vivant.

Lorsque nous avons créé LCI, nous avions plusieurs idées. En premier lieu, il fallait créer une chaîne d'information en France. Cela n'existait pas. Nous l'avons créée. Nous souhaitions aussi que LCI constitue une école de formation pour les journalistes de la presse audiovisuelle. Vous pourrez voir qu'un très grand nombre de journalistes actuels de la presse audiovisuelle ont débuté sur LCI. Je crois que cela s'est bien passé pour eux. Je suis un fervent défenseur de LCI. Nous avons une équipe, des valeurs et nous allons continuer de nous développer. Nous avons fait face à beaucoup de difficultés administratives mais je pense que les choses s'améliorent doucement.

M. Laurent Lafon , président . - Nous avons organisé une table ronde, il y a quelques jours, dans le cadre de cette commission d'enquête, avec différents acteurs du secteur publicitaire. Elle était très riche et je ne vais pas tenter d'en résumer les échanges. J'en ai retenu plusieurs points, notamment le fait qu'à leurs yeux, la publicité à la télévision avait une efficacité qui restait inégalée. L'un d'entre eux nous a même dit que la publicité télévisuelle restait peu coûteuse au regard de son efficacité. Les prévisions que vous établissez, dans l'hypothèse d'une fusion ou même si celle-ci ne se réalise pas, tablent-elles sur l'augmentation des tarifs de la publicité sur vos chaînes ?

M. Martin Bouygues . - À ma connaissance, le tarif de la publicité à la télévision en France est l'un des plus bas en Europe. De nombreux annonceurs disent aussi qu'ils partent sur Google. Peut-être pourrions-nous augmenter les tarifs mais je ne suis pas sûr que ce soit si facile car nous évoluons dans un monde très compétitif. Les agences de publicité, les annonceurs quantifient très précisément leurs investissements publicitaires et vont là où le rapport coût-efficacité est le meilleur. C'est mesuré de manière très précise et cela ne laisse pas une si grande liberté de manoeuvre à une éventuelle augmentation des tarifs sur TF1 et M6.

M. Laurent Lafon , président . - Nous avons auditionné il y a quelques jours, dans le cadre de cette commission d'enquête, Thomas Rabe, qui nous a indiqué que si la fusion entre TF1 et M6 avait lieu, elle pourrait donner lieu à d'autres rapprochements au niveau européen. De mémoire, je crois qu'il a cité l'Allemagne et les Pays-Bas. Nous verrions ainsi se structurer un certain nombre de groupes à taille européenne. Existe-t-il à vos yeux des perspectives de coopération entre ces futurs champions européens ?

M. Martin Bouygues . - C'est naturellement ce que nous espérerions. Nous voudrions créer des synergies entre grands groupes de façon à permettre par exemple des co-productions - ce que nous avons déjà fait par le passé. Les grands médias de diffusion et d'information doivent tout de même conserver une typicité locale forte. Personnellement, je suis pour que nous gardions en France - notamment pour TF1 - une forte composante de médias d'information et de divertissement d'origine française. Cela limite l'ampleur possible des synergies au plan européen.

Le mouvement auquel vous assistez en Europe n'est pas déclenché à l'initiative de la France. Ce sont des autorités indépendantes qui sont en train de le décider. En France, l'instruction du projet TF1-M6, si elle aboutit, mettra environ deux ans à aboutir. On ne pourra pas dire qu'on n'aura pas eu le temps de la réflexion. C'est même un des délais d'instruction les plus longs que je connaisse et je voudrais rendre hommage aux salariés des deux entreprises, car il faut aussi parler d'eux. Je vous laisse imaginer l'inquiétude que cela génère pour les salariés des deux entreprises qui ne sauront pas, durant deux ans, comment les choses vont se terminer. C'est sans doute un détail mais il mérite d'être souligné.

Nous avons essayé depuis longtemps de créer des synergies. Nous l'avons tenté en Italie avec le groupe de M. Berlusconi, de même qu'en Allemagne, et dans d'autres pays, mais ce n'est pas si simple que cela.

M. Michel Laugier . - Nous voyons deux sujets se dessiner, sous l'angle de la concentration. Le premier est économique, en rapport avec la publicité. Le second a trait au pluralisme et à l'indépendance des rédactions, puisque ces aspects font également partie du travail que nous avons à réaliser au sein de cette commission. Ce pluralisme vous semble-t-il suffisamment fort chez vous ? Faut-il à vos yeux doter l'Arcom de compétences supplémentaires au regard du renforcement de la concurrence qui se dessine ?

Il existe, au sein de votre groupe, un comité d'éthique. En fait, nous avons appris hier qu'il y en avait deux, l'un au niveau du de rédaction et un autre, de portée plus générale, dont nous a parlé hier Mme Edith Dubreuil. Celle-ci nous a indiqué qu'il n'y avait aucune saisine à son niveau. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi il existe au sein de votre groupe deux comités d'éthique et qu'aucune saisine de ceux-ci n'a eu lieu, alors que vous êtes la télévision européenne la plus importante ?

J'aimerais également évoquer avec vous le choix du président de la future entité, si la fusion a lieu. M. Pélisson et M. de Tavernost pouvaient tous les deux prétendre à cette fonction. Comment ce choix s'est-il porté sur Nicolas de Tavernost ?

M. Martin Bouygues . - Il existe effectivement un comité d'éthique au sein de la rédaction de TF1 et un comité d'éthique au sein du Conseil d'administration de TF1, de même qu'il existe un comité d'éthique au sein de chaque entité du groupe Bouygues. C'est assez ancien. Cela fonctionne bien. A chaque fois, le président du Conseil d'administration choisit un administrateur indépendant comme président du comité d'éthique, lequel est chargé d'entendre les doléances lorsqu'il y en a, en préservant l'anonymat de ceux qui le souhaitent et en diligentant des enquêtes s'il y a lieu.

Vous évoquez le renforcement des pouvoirs de l'Arcom sur la question de l'indépendance des rédactions. Je n'y verrais que des avantages.

J'ai toujours veillé à l'indépendance de la rédaction de TF1. Je l'ai protégée, y compris dans des périodes très agitées. En 34 ans, j'en ai vécu d'assez nombreuses. Finalement, cela s'est toujours bien passé et je continuerai de transmettre ma vision du problème à mes successeurs, quels qu'ils soient. J'ajoute que la rédaction de TF1 ne m'a pas supplié de nommer un de mes enfants dans l'autorité de surveillance de la rédaction. Si elle me le demandait, je l'envisagerais mais je ne crois pas que cela apporte grand-chose.

J'ai des relations anciennes et très amicales avec Gilles Pélisson. Comme vous le savez, il a d'abord été collaborateur de Bouygues Telecom. Il nous a quittés pour aller chez Accor et est revenu pour prendre la présidence de TF1. Il a des résultats tout à fait satisfaisants et je l'en remercie. Lorsque s'est posé le problème de la fusion, il m'a semblé qu'il fallait choisir la personnalité la moins contestable possible et la personne qui avait le plus d'expérience. Je crois qu'avec Nicolas de Tavernost, nous sommes sans doute les deux plus anciens dirigeants du paysage audiovisuel français. Ce n'est pas un privilège qui me réjouit mais il en est ainsi. Il a une compétence unanimement reconnue par ses pairs quant à la gestion d'une entreprise de télévision. Il a donc toutes les compétences requises.

Gilles Pélisson a accepté de revenir, aux côtés d'Olivier Roussat, au sein de Bouygues en qualité de directeur général adjoint où il suivra pour nous les évolutions en matière d'audiovisuel et de télécoms, de façon à nous apporter un éclairage un peu différent de celui de nos métiers et aider Olivier Roussat dans ses réflexions. Je me réjouis de ce choix. Je pense qu'il faut se donner le maximum de chances de réussir l'arrimage de TF1 et de M6.

Mme Monique de Marco . - Je reviens sur les propos de Xavier Niel, qui est allé plus loin, affirmant qu'avec la fusion de TF1 et M6, « un monstre va faire la loi ». Il faisait allusion aux tarifs publicitaires et vous avez abordé le sujet sans réellement répondre. Vous nous dites que les tarifs publicitaires sont, en France, les plus bas d'Europe et que les recettes publicitaires ont diminué en dix ans. Le rééquilibrage de toute cette situation devrait se traduire par une augmentation des tarifs de publicité, ce qui rejoint l'inquiétude exprimée par M. Niel. Je ne vois pas d'autre solution.

Les producteurs de séries et d'émissions s'inquiètent, eux, de voir diminuer les prix de leurs programmes. Si jamais la fusion TF1-M6 se faisait, il y aura, selon eux, un vrai duopole, avec le service public d'un côté et un seul groupe privé de l'autre, qui représenterait en tout 90 % des achats. A partir du moment où il existe un seul client, il est évident que celui-ci fixera les prix, disent-ils. Pouvez-vous les rassurer ?

Edith Dubreuil, la magistrate de votre comité d'éthique, a dit qu'elle ne servait à rien et qu'il n'y avait eu aucune saisine. Nous nous interrogeons donc quant au bien-fondé de l'existence de ce comité d'éthique au sein de TF1. Ne faudrait-il pas lui donner les moyens de se saisir de dossiers ?

Enfin, je suis abonnée à Salto et en cas de fusion, il est fort possible que France Télévisions se retire de cette plateforme. Comment voyez-vous l'avenir de celle-ci ? Comment peut-elle entrer en concurrence ? Je suis étonnée aussi qu'on ne puisse voir les programmes de Salto hors de France. N'y a-t-il pas quelque chose à revoir afin de pouvoir profiter des programmes de cette offre lorsqu'on est en Espagne ou en Italie par exemple ?

M. Martin Bouygues . - Je rappelle que c'est le marché qui fait, en grande partie, les tarifs publicitaires. M. Niel n'a pas à s'inquiéter. J'ai rappelé les chiffres le concernant. Ce n'est quand même pas grand-chose.

Contrairement à ce qu'il a dit, M. Niel est passé sur une chaîne du groupe TF1 puisqu'il est passé dans l'émission qui s'appelle Quotidien. Il l'a sûrement oublié. M. Niel est un immense entrepreneur mais nous recevons très peu d'entrepreneurs dans le journal télévisé de TF1. M. Arnault n'y passe pas. M. Pinault n'y passe pas. M. Bolloré n'y passe pas. Moi-même, je n'y passe absolument jamais.

S'agissant de la création, on est en train de nous expliquer que nous avons face à nous des plateformes monumentales, internationales, dont les offres sont extraordinaires. C'est vrai. Mais qui paie les programmes de ces plates-formes ? Que les sociétés de création de M. Niel soient compétitives, créatives et capables de faire des programmes pour Netflix ou toute autre plateforme, je trouverai cela bien et normal. Nous entendons une petite musique française consistant à dire que les créateurs sont totalement dépendants d'un système qui les nourrit. Je ne crois pas que ce soit le cas. Nous avons des obligations de financement de la création française. J'ai toujours été en faveur de ce principe et je continue de le défendre. Mais ce n'est pas au système français de créer des acteurs totalement dépendants de la commande publique ou privée française. Je crois qu'ils doivent se tourner aussi vers l'international car le gros du marché se trouve désormais à l'international. De la même façon, il y a de quoi s'étonner de voir la création française autant commandée par le service public. C'est finalement un transfert d'argent public vers le privé sans grande contrepartie. Je pourrais vous faire tout un cours sur le sujet mais nous n'en avons pas le temps ici.

Je n'ai aucun état d'âme quant au renforcement des règles d'un comité d'éthique. Je n'ai rien à dissimuler. Tout ce qui favorise davantage de transparence et de rigueur me convient parfaitement.

Il ne m'appartient pas de décider de l'avenir de Salto. Il appartient à Gilles Pélisson, Nicolas de Tavernost et Delphine Ernotte d'en décider. J'en prendrai évidemment connaissance avec intérêt mais ce n'est pas une décision qui me concerne. En tant que président de Bouygues, j'observe simplement que Salto est mal née du fait d'obligations administratives extrêmement lourdes qui lui ont été imposées avant même sa naissance. Elles oblitèrent à mon avis assez grandement son avenir. Nous verrons comment les choses évoluent. Quant à la diffusion de Salto à l'étranger, ce n'est pas moi qui fais la loi. Je pense que Salto n'a pas le droit de diffuser ses contenus au-delà des frontières françaises. Je n'ai pas examiné la question mais je suis à peu près sûr que c'est l'origine du problème que vous soulevez.

Mme Evelyne Renaud Garabedian . - En septembre dernier, Daniel Kretinsky, qui était déjà propriétaire de plusieurs magazines en France ( Elle , Marianne ), a élevé sa participation chez Bouygues pour atteindre 5 %. Cette montée au capital de TF1 s'est faite sans concertation avec votre groupe et « en aucun cas dans un esprit d'hostilité », a dit M. Kretinsky. Selon certains médias, une rencontre aurait déjà eu lieu en 2019 entre vous et M. Kretinsky. A cette occasion, selon ce qu'a rapporté la presse, il vous aurait fait part de son intention d'acquérir 10 % du capital de TF1 - projet qui n'a finalement pas abouti. Comment percevez-vous l'investissement de M. Kretinsky dans votre groupe ?

M. Martin Bouygues . - J'ai effectivement reçu M. Kretinsky il y a quelque temps. Il m'avait fait part de son projet. Je lui ai dit : « monsieur, faites ce que vous voulez ». TF1 étant une société cotée en bourse, je n'ai bien entendu aucun pouvoir d'empêcher quiconque d'acquérir des actions de TF1. Cela ne vous donnera strictement aucun pouvoir, lui ai-je simplement indiqué. Je me suis permis de lui rappeler que TF1 vivait toujours sous le régime de la loi de 1986, ce qui est d'ailleurs assez original, même si cela me convient très bien. J'ai vu comme vous qu'il avait acheté 5 % de TF1. Si l'Etat français souhaite sanctuariser l'actionnariat de ces médias, ce qui me semblerait tout à fait utile, il existe déjà des lois. Peut-être faut-il les renforcer. C'est une vision qui ne me semble pas absurde, car les médias forment un monde un peu à part. Vous le savez bien puisque c'est l'objet de votre commission.

M. Laurent Lafon , président . - Vous n'avez pas évoqué, parmi les motivations du rapprochement entre TF1 et M6, des enjeux de maîtrise de la technologie. Or, lorsqu'on écoute Thomas Rabe exposer sa stratégie chez Bertelsmann, il place d'emblée les enjeux de maîtrise technologique au premier plan. Confirmez-vous le chiffre que M. Pélisson nous a indiqué en début de semaine, évoquant un investissement annuel à venir, en cas de fusion, d'une dizaine de millions d'euros en matière de maîtrise technologique, ce qui peut paraître relativement peu au regard de la puissance qu'aurait le nouveau groupe ?

M. Martin Bouygues . - Je pense comme vous que la maîtrise technologique est essentielle. Je soutiendrai tout ce qui peut favoriser des investissements pour améliorer la maîtrise technologique de l'ensemble. Nous avons parlé de 10 millions d'euros mais en réalité, nous n'avons pas encore défini nos plans stratégiques. Je rappelle que les deux groupes n'ont pas le droit de se parler. Il est difficile d'échafauder des plans pour l'avenir sans se parler. Nicolas de Tavernost, Olivier Roussat et Gilles Pélisson sont en tout cas persuadés de la nécessité de faire un effort technologique important. Ce sera le cas. Nous continuerons de le faire.

Nous avons en permanence un outil de veille à l'international. Il existe au sein du groupe Bouygues, depuis vingt ans, une cellule (basée en Californie aux États-Unis) de veille technologique sur tous les domaines liés aux médias et aux télécoms. La même cellule existe à Tokyo et fait le même travail pour l'ensemble de l'Asie. Nous collectons de nombreuses informations et cherchons à comprendre quelles sont les voies de développement technologique possibles. Nous avons nous-même nos propres développeurs en interne. Nous pensons qu'il faut beaucoup investir dans tous ces domaines. A travers Salto, M6 a apporté les compétences importantes d'une de ses filiales et je ne vois pas pourquoi nous ne continuerions pas en ce sens.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous nous acheminons vers la fin de cette audition. J'ai deux questions et une remarque. Je suis frappé par la férocité de la concurrence, par exemple entre vous et M. Niel, et par la férocité des mots, des reproches ou des sous-entendus, car vous voyez bien que l'objet principal du débat sur la concentration que vous initiez consiste à faire face aux plates-formes étrangères en unifiant un peu les grands acteurs français. On se rend compte que cela ne fait nullement trembler les plates-formes étrangères mais que la perspective d'émergence d'un nouveau grand acteur suscite surtout des craintes à l'intérieur.

Je rappelle que la principale concurrence, pour les grandes plates-formes, pourrait porter sur les capacités capitalistiques d'investissement, l'argent constituant le nerf de la guerre dans ces domaines où les investissements sont très coûteux. Pour le seul acteur Netflix, on évalue ces investissements à 17 milliards d'euros par an. L'entité que vous souhaitez créer se situerait au niveau de 1,3 milliard d'euros par an. Si l'on considérait l'ensemble des acteurs du secteur, on pourrait estimer le volume total d'investissement du secteur à près de 100 milliards d'euros par an. Je mentionne ces chiffres pour pondérer la nécessité de la fusion. Je ne suis pas un décideur en la matière mais il me paraît utile de ramener les choses à leur juste proportion.

Je voudrais revenir sur la question de l'indépendance des rédactions et de la spécificité du champ médiatique lorsqu'il est question de pluralisme, d'indépendance et de liberté. Il est reconnu que les rédactions de TF1 et LCI sont des rédactions solides, professionnelles, qui travaillent de façon tout à fait efficace. Il n'y a pas là de polémique comme il peut y en avoir avec d'autres groupes, notamment dans celui de M. Bolloré. Cela dit, vous ne répondez pas complètement à la question. Vous assurez que vous n'intervenez jamais. Nous savons néanmoins qu'un nuage peut planer au-dessus des rédactions et se traduire par une forme d'autocensure, lorsqu'un propriétaire a d'autres activités.

On m'a par exemple alerté sur des circonstances à propos desquelles j'aimerais avoir votre réaction. Le groupe Bouygues a été définitivement condamné, le 12 janvier 2021, pour recours au travail dissimulé sur le chantier de l'EPR de Flamanville. L'affaire n'est pas anecdotique puisque selon l'ancien directeur du travail Hervé Guichaoua, l'Etat estime avoir perdu au moins 10 à 12 millions d'euros de cotisations sociales non versées. Aucun média du groupe TF1 n'a évoqué ce sujet. On peut se dire que vous n'avez probablement passé aucun coup de téléphone pour demander aux rédactions de ne pas traiter ce sujet. On peut aussi penser que celles-ci vont peut-être d'elles-mêmes rester à l'écart de certains sujets touchant à vos activités. Le problème ne se résume pas à savoir si M. Niel a l'occasion ou non de s'exprimer sur TF1. Il s'agit d'un risque structurel. Dès lors que des activités industrielles importantes touchent à de multiples choses dans notre pays, la façon de traiter les informations relatives à ces activités, pour un groupe dont le propriétaire est responsable de ces activités, constitue un sujet, indépendamment de vous et de votre volonté d'intervenir. Avez-vous quelque chose à dire sur ce cas particulier ?

M. Martin Bouygues . - J'espère que la férocité de la concurrence que vous évoquez vous rassure : vous voyez bien qu'il existe une concurrence réelle et forte. Sommes-nous trop gros ou trop petits ? Nous estimons aujourd'hui être trop petits et nous faisons face à un monde qui nous inquiète beaucoup.

M. David Assouline , rapporteur . - J'ai bien compris ce propos. D'autres acteurs français vont cependant être écrasés pour vous permettre de résister aux plates-formes. Cela peut poser un problème de pluralisme pour les acteurs français.

M. Martin Bouygues . - Je suis le protecteur, depuis 35 ans, de TF1. Nous n'avons pas voulu prendre position dans d'autres médias. Nous avons toujours souhaité nous concentrer sur la défense et l'avenir de TF1 - avec, jusqu'à présent, un certain succès. Je continue de le faire. Je ne suis pas là pour sauver la planète. Il y a d'autres gens dont c'est le métier. Ce n'est pas le mien.

S'agissant de l'indépendance des rédactions, je vais vous raconter une anecdote authentique. Dès que j'ai pris la présidence de Bouygues, j'ai été confronté à un phénomène que vous n'avez peut-être pas connu, la fin du financement occulte des partis politiques. Toutes les entreprises françaises, à des degrés divers, ont été concernées, dont Bouygues.

Dès que la question s'est posée chez nous, je me suis rendu, un jour, dans le bureau de Patrick Le Lay. Etienne Mougeotte était présent. Je ne sais plus qui était le directeur de la rédaction de l'époque, peut-être Gérard Carreyrou. Je leur ai dit que je tenais d'abord à la qualité de la crédibilité de TF1 et donc que ce sujet devait bien sûr être traité aux informations. Je les ai assurés que je n'y voyais aucun inconvénient. Cela m'a paru au contraire un gage de qualité de la rédaction. Ce sont des propos qui pourront peut-être vous être rapportés car il doit y avoir des « survivants ». Je l'espère.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous voyez bien que la question se posait et qu'ils avaient besoin que vous y répondiez. Sinon, peut-être se seraient-ils autocensurés.

M. Martin Bouygues . - J'ai pris mes responsabilités. Je leur redis tout le temps que je ne vois pas pourquoi des problèmes touchant le groupe Bouygues devraient être dissimulés dans l'information. De toute façon, l'information sera dans tous les médias, donc pourquoi dissimulerions-nous ces informations sur TF1 ? Cela n'a aucun sens. Ce n'est pas ma conception des choses. J'espère qu'il n'y a pas d'autocensure. Les journalistes traitent les sujets qui leur semblent utiles. Ce n'est pas moi qui suis rédacteur en chef. Les choses sont extrêmement claires.

M. Laurent Lafon , président . - Monsieur Bouygues, merci pour les réponses que vous nous avez apportées.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Mercredi 23 février 2022
Audition de Mme Roselyne Bachelot, ministre de la culture

M. Laurent Lafon , président . - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête en recevant Mme Roselyne Bachelot, ministre de la culture. Je rappelle que cette commission a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.

C'est toujours un plaisir, madame la ministre, de vous accueillir au Sénat et d'échanger avec vous. Lors de votre dernière audition devant la commission de la culture le 9 novembre dernier, vous aviez, d'une certaine manière, précédé les travaux de la commission d'enquête en indiquant : « Sur la concentration des médias, nous pouvons effectivement nous interroger sur l'efficacité des textes dont nous disposons. Nous devons réfléchir à de nouveaux textes, sur un terrain vierge, ce qui demande un très gros travail ».

Vous avez confié, avec votre collègue Bruno Le Maire que nous auditionnerons demain matin, une mission aux inspections des finances et des affaires culturelles qui rendront leurs conclusions au printemps prochain. Je suis certain que vous allez nous en préciser le calendrier et le contenu.

Notre commission a déjà mené 46 auditions publiques, nous ne sommes pas loin des records du Sénat. Elles ont confirmé la nécessité de faire évoluer le cadre législatif, sans pour autant dégager une direction qui fasse l'unanimité. C'est peut-être la difficulté du sujet que nous avons à traiter.

Nous sommes heureux de vous entendre sur les conséquences des mouvements de concentration des médias. Nous pensons bien sûr à la fusion annoncée entre TF1 et M6 mais aussi à l'OPA de Vivendi sur Lagardère. Ces phénomènes de concentration se sont accélérés et nous souhaitons connaître l'état de votre réflexion sur ce sujet.

Je vous propose de vous donner la parole pendant 10 minutes avant d'échanger avec vous. Les premières questions seront posées par notre rapporteur.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu qui sera publié.

Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Il vous appartient également d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, madame la ministre, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite et en disant « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Roselyne Bachelot prête serment.

Mme Roselyne Bachelot, ministre de la culture . - Je vous remercie, monsieur le président, d'avoir lancé des travaux qui sont l'occasion d'un débat utile. Ils montrent que ces sujets sont d'une grande complexité.

Le constat sur l'état même de la concentration des médias est difficile à partager. Vos auditions l'ont montré, certains estiment que le paysage est trop concentré, d'autres au contraire le jugent excessivement fragmenté. Pour certains, la concentration est un problème, pour d'autres c'est une solution. Incontestablement, ces dernières années sont marquées par un accroissement de la concentration, mais sur le temps long on constate plutôt une alternance de mouvements de diversification et de concentration.

Le paysage médiatique est beaucoup moins concentré aujourd'hui qu'il ne l'était il y a 40 ans. C'est particulièrement vrai en télévision : 30 chaînes TNT aujourd'hui, dont 25 accessibles gratuitement, contre 6 chaînes analogiques jusqu'aux années 2000. Le passage au numérique a favorisé l'arrivée de nouveaux entrants. Certains ont revendu leur chaîne aux groupes historiques mais d'autres se sont installés durablement.

La diversité de notre paysage radiophonique est unique au monde. Alors que les Français n'avaient accès jusqu'en 1980 qu'à la radio publique et à quelques radios périphériques, ils peuvent aujourd'hui choisir entre plus de 1 200 radios publiques, commerciales, ou associatives.

Dans la presse enfin, le nombre de titres est globalement stable depuis 20 ans, avec 4 000 titres différents, dont 9 quotidiens nationaux, une soixantaine de quotidiens régionaux et pas loin de 2 000 titres de presse magazine. Dans les années 1980, le groupe de Robert Hersant représentait 40 % de la diffusion des quotidiens nationaux et régionaux. Aujourd'hui les 10 plus gros éditeurs représentent ensemble 30 % des tirages.

Par ailleurs, les mouvements de concentration à l'oeuvre ne sont pas propres à la France. Sur le plan international, notamment aux États-Unis, des opérations d'une tout autre envergure que celle qui nous préoccupe, ont été ou sont sur le point d'être conclues.

Quels sont, du point de vue des pouvoirs publics, les enjeux de la concentration des médias ? Il y a évidemment des enjeux économiques, industriels et concurrentiels. Nous y reviendrons et Bruno Le Maire évoquera certainement ce sujet demain. Je veux pour ma part insister sur trois enjeux de nature démocratique, sociétale et culturelle qui sont d'ailleurs indissociables.

Le premier porte sur la protection du pluralisme, en particulier le pluralisme de l'information qui est un principe constitutionnel. Le lien entre concentration et pluralisme est moins univoque qu'on le dit parfois mais il existe incontestablement. Le deuxième concerne le financement de la création et son corollaire, la qualité des contenus proposés aux téléspectateurs, y compris gratuitement. Là encore, vos auditions l'ont démontré, les avis sont partagés entre ceux qui voient dans la concentration une chance, voire une nécessité pour le financement, et ceux qui voient au contraire une menace pour la création. Le troisième enjeu porte sur la souveraineté culturelle. L'une des raisons qui poussent les médias français à se regrouper est la nécessité de faire face à la concurrence d'acteurs mondiaux très puissants et au risque de dépendance aux géants du numérique, nous ne pouvons être indifférents à cette problématique.

Devant cette difficulté à partager un constat objectif et cette multiplicité d'enjeux, que penser des règles anti-concentration en vigueur ? Vos auditions l'ont montré, il existe un consensus apparent sur l'obsolescence de ces règles, parce qu'elles sont hétérogènes d'un média à l'autre, parce qu'elles se focalisent sur l'audiovisuel hertzien et la presse papier et ignore les nouveaux modes de diffusion, parce qu'elles ne tiennent pas compte suffisamment de l'audience ou de la nature des différents médias concernés. Cependant, ce consensus n'est en réalité qu'apparent. Certains plaident pour une remise à plat d'ensemble, quand d'autres souhaitent plutôt des aménagements techniques. Surtout, certains jugent les règles trop contraignantes et demandent qu'on les assouplisse quand d'autres les jugent trop permissives et veulent qu'on les durcisse. En réalité, si la critique est aisée, l'art est difficile et comme l'a souligné le président de l'Arcom, il y a sur ce sujet plus de positions de principe que de propositions.

La dernière réflexion d'ensemble en 2004, qui était de très grande qualité avec le rapport de M. Lancelot, n'a pas été suivie d'une réforme. Il n'y a pas eu de proposition globale de réforme sur le sujet depuis au moins 15 ans, y compris de la part de ceux qui avaient promis de s'y atteler. Il y a eu des réformes, mais des réformes paramétriques au fil de l'eau. J'ai bien sûr en tête celle concernant les plafonds de concentration applicables à la radio et aux télévisions locales, introduite par votre assemblée dans la loi audiovisuelle du 25 octobre dernier.

C'est justement pour cela, qu'avec Bruno Le Maire, nous avons confié à nos deux inspections une mission qui va dresser un état des lieux des phénomènes de concentration, mener une analyse approfondie de notre cadre juridique sectoriel, formuler des propositions en vue de sa modernisation. Ces propositions devront faire évidemment l'objet d'études d'impact. Comme ce travail est encore en cours, vous comprendrez que je ne veuille pas en préempter les conclusions.

Je peux toutefois partager, avec vous, trois de mes convictions sur le sujet. La première est que le droit de la concurrence est bien sûr utile, mais il est insuffisant. Je pense que nous avons besoin de règles spécifiques au secteur des médias car le pluralisme n'est pas réductible à la concurrence. Ma deuxième conviction est que la convergence des médias est inéluctable et porteuse de promesses pour le dynamisme économique du secteur. Je crois que les règles qui encadrent la concentration plurimédias doivent tenir compte de cette réalité incontournable. Enfin, ma troisième conviction est que la réflexion doit porter aussi sur la concentration verticale. En matière audiovisuelle, on peut considérer qu'elle est déjà régulée, indirectement par le système de financement de la création qui protège la production indépendante, ou encore par les règles qui encadrent l'activité de distribution des services audiovisuels. Je pense à la numérotation ou au must carry qui garantissent un traitement non discriminatoire.

Cette question de concentration verticale se pose dans d'autres secteurs. Dans la presse, certains acteurs regroupent des activités d'édition, d'impression et de portage. Dans l'édition, les grands groupes ont tous leur propre structure de diffusion et de distribution. Au sens large, la question de la concentration verticale renvoie aussi à la protection des auteurs sur laquelle vous souhaiterez peut-être revenir.

J'ai été aussi frappée de voir que vos auditions ont permis d'élargir le débat à des questions connexes, telles que le pluralisme de l'information ou l'indépendance des médias, au prix parfois d'une certaine confusion entre les concepts. Je crois que ces notions sont distinctes, même si elles entretiennent des liens. La concentration peut ainsi être une menace pour le pluralisme mais la défense du pluralisme ne se résume pas à l'encadrement des concentrations. Elle repose sur bien d'autres outils, par exemple les règles relatives à la délivrance et à la modification des autorisations hertziennes, l'encadrement des temps de parole des personnalités politiques, les aides à la presse et aux radios associatives.

De même, il ne faut pas confondre la question de la concentration et celle de l'indépendance. La notion d'indépendance est elle-même plurielle, selon qu'on l'applique aux médias, aux journalistes ou aux rédactions. Elle constitue un objectif en soi, quel que soit le degré de concentration des marchés. Pour autant, plus les médias se concentrent plus il est indispensable de défendre leur indépendance.

N'oublions pas non plus le contexte européen dans lequel ces questions s'inscrivent, d'autant plus que la commission européenne a engagé la préparation d'un règlement sur la liberté des médias, le Media Freedom Act , qui pourrait aborder certains des sujets qui nous occupent aujourd'hui. Ces questions seront au coeur du débat d'orientation sur la confiance de l'information qui se tiendra lors du Conseil informel des ministres de la culture que je présiderai les 7 et 8 mars dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne.

Je ne doute pas que nous reviendrons sur ces questions au cours de cette audition. En conclusion, je veux rappeler qu'elles sont au coeur des compétences du législateur, tout particulièrement depuis la révision constitutionnelle de 2008 qui vous doit tant, cher David Assouline. C'est pourquoi je serai bien sûr particulièrement attentive aux propositions que votre commission d'enquête formulera.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous sommes très heureux, madame la ministre, de vous auditionner après ce long marathon d'auditions. Après avoir entendu M. Le Maire, nous nous attellerons à la rédaction de notre rapport.

Vous formulez les enjeux de façon synthétique et je suis très content que vous ayez posé les trois questions essentielles, en commençant par dire que les mouvements économiques et les règles de concurrence ne pouvaient pas être les seuls baromètres pour les médias et pour l'information parce que le pluralisme devait être préservé. Vous vous inscrivez dans une tradition consensuelle depuis la Libération. La loi de 1986, même si elle est décriée, établit des règles de concentration dans ce secteur particulier, qui n'est pas la vente d'automobiles ou de brosses à dents. Sur cette base, vous nous avez très clairement exposé les enjeux. Vous dites qu'un consensus se dégage pour réformer la loi de 1986, la réécrire pour l'adapter à un nouvel environnement mais vous ajoutez que c'est un faux-semblant parce que certains veulent baisser les niveaux de réglementation parce qu'ils les trouvent trop stricts alors que d'autres veulent les renforcer parce qu'ils ne sont pas assez contraignants.

Quel est votre sentiment sur ce sujet ? La refonte de la loi de 1986 doit-elle renforcer les règles, en ajouter de nouvelles ou plutôt les assouplir ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Il est clair que les règles ne sont pas adaptées aux réalités actuelles. Elles ont été conçues il y a 40 ans, elles sont hétérogènes, certaines reposent sur le nombre d'autorisations pour la télévision, d'autres sur la couverture potentielle en radio et en télévision locale, d'autres encore sur la diffusion effective dans la presse écrite. À l'heure de la convergence des médias, cette hétérogénéité pose question. Elles ignorent les nouveaux modes de diffusion. Elles appréhendent uniquement la télévision et la radio hertzienne (TNT, FM et DAB +) et laissent de côté la vidéo à la demande dont le poids ne cesse de croître dans les usages. Elles se focalisent sur la presse papier et ignorent la presse en ligne qui représente une part croissante de la diffusion.

Certains jugent la loi de 1986 contraignante, d'autres estiment qu'elle est incapable de protéger efficacement le pluralisme. A-t-elle empêché certaines opérations de concentration ? Nous savons, si la fusion TF1/M6 allait à son terme, que la règle des 7 autorisations imposerait la cession ou la restitution des fréquences d'au moins trois chaînes. Le plafond de concentration radio interdit certains rapprochements entre les grands réseaux nationaux. Enfin, la règle des deux sur trois a pu, au niveau local, contraindre un groupe à se séparer de certains titres de presse.

Pour répondre clairement à votre question, monsieur le rapporteur, l'enjeu est moins d'assouplir ou de durcir la réglementation que de la moderniser pour l'adapter aux règles actuelles des usages et des marchés. C'est précisément pour cela que j'ai demandé ce travail aux deux inspections. Il faudra sans doute ajouter des éléments pour adapter la loi à ce nouveau paysage. Ainsi, l'extension des règles anti-concentration au numérique est un objectif. Une réforme des règles anti-concentration doit nous permettre de mieux appréhender ces médias numériques. Nous devrons trouver le moyen d'isoler dans le vaste univers numérique ce qui relève du pluralisme des médias et de l'information. Faut-il aller jusqu'à englober des acteurs qui ne sont pas éditeurs des contenus qu'ils diffusent ? Je pense notamment aux réseaux sociaux. Comment imaginer des critères globaux qui appréhendent à la fois les médias traditionnels et les nouveaux usages ? Je souhaite que la mission confiée aux inspections et votre commission d'enquête nous apportent des outils.

M. David Assouline , rapporteur . - La loi de 1986 modifiée interdit aujourd'hui à un opérateur de détenir plus de 7 chaînes sur la TNT mais en 2004, ce chiffre était de 5. Cette règle a donc été assouplie. Pensez-vous qu'il faille encore l'assouplir ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Ce plafond de diffusion hertzienne ne me paraît pas illégitime. La ressource hertzienne fait partie du domaine public et elle est octroyée gratuitement à des opérateurs privés. Il n'est donc pas anormal que nous en empêchions l'accaparement par un même acteur économique. Cependant, cette règle présente des limites évidentes au regard de l'objectif de pluralisme qu'elle est censée protéger. Elle ne tient pas compte de l'audience des chaînes, l'autorisation d'une chaîne qui représente 20 % de l'audience compte comme celle d'une chaîne qui représente 1 %, elle est indifférente à la nature de la programmation, une chaîne d'information compte autant qu'une chaîne de divertissement ou de culture. Cela contraste avec les règles qui sont applicables à la presse écrite où l'on tient compte d'une part de la diffusion avec l'interdiction de détenir des titres représentant plus de 30 % de la diffusion totale et d'autre part de la nature du titre. Ces règles sont applicables aux quotidiens d'information politique et générale. Ce constat figurait déjà dans le rapport Lancelot de 2004 mais il ne proposait pas de solution plus adaptée. Je pense qu'il faudrait tenir compte des critères que je viens de citer.

M. David Assouline , rapporteur . - Je comprends que vous considérez, qu'au-delà du nombre d'autorisations, l'audience et la nature des chaînes doivent être prises en compte.

Sur la règle des deux sur trois, certaines personnes que nous avons auditionnées ont relevé une anomalie. La presse écrite est réduite à la presse quotidienne d'information politique et générale parce qu'elle a un impact sur l'opinion et sur la vie démocratique du pays alors que les magazines, qui ont un impact au moins aussi important, ne sont pas concernés. Le JDD et Paris Match ont pourtant un impact très fort. Dans ces conditions, elles s'interrogeaient sur la pertinence de cette règle. Par ailleurs, le seuil de 20 % me semble aujourd'hui obsolète. Qu'en pensez-vous ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Il ne me paraît pas illégitime d'encadrer la concentration multimédias. Il faut veiller à ce qu'un même acteur ne puisse acquérir dans chacun des secteurs une position si forte qu'elle mettrait en cause le pluralisme. À l'ère de la convergence des médias, il serait contre-productif d'entraver à l'excès les stratégies plurimédias des acteurs. C'est sans doute le sens de l'histoire, c'est indispensable à leur dynamisme. C'est pour cela que nous avons mis les coopérations entre France Télévisions, Radio France, France Médias Monde, l'INA et Arte au coeur de notre projet de transformation.

La règle dite des 2 sur 3 mérite donc d'être repensée. En effet, au niveau national, elle n'est que peu contraignante compte tenu du niveau des seuils qui a été fixé à 4 millions pour la télévision, 30 millions en radio et 20 % de la diffusion pour la presse écrite quotidienne. À l'inverse, au niveau local, elle présente les mêmes limites que les règles monomédias, notamment parce qu'elle n'appréhende que les modes de diffusion traditionnels, hertzien et papier. Cette règle mérite d'être modernisée, durcie sur certains points et repensée sur d'autres.

M. David Assouline , rapporteur . - Je note que vous considérez qu'il faut tenir compte de l'audience.

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Je le confirme.

M. David Assouline , rapporteur . - La révolution technologique et des usages ont fait entrer de nouveaux acteurs. Vous n'êtes pas favorable à la limitation de cumul des supports parce que la convergence des médias va dans ce sens. Que pensez-vous des acteurs qui possèdent aussi des tuyaux, comme SFR/ Altice, Free ou Bouygues ? Faut-il limiter leur capacité à détenir des médias ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Tous les phénomènes de concentration comportent une part de danger. Je pense que les règles capitalistiques devront s'appliquer à l'ensemble de la production, qu'elles soient de contenus ou de contenants et qu'il ne faut pas les dissocier. Les seuils de détention capitalistiques doivent évidemment s'appliquer.

Je ne sais pas si le seuil de 49 % doit être remplacé par un critère de contrôle. Cette évolution poserait des problèmes techniques car il faudrait tenir compte des situations de contrôle conjoint, des pactes d'actionnaires et des entreprises dont le capital est flottant.

M. David Assouline , rapporteur . - Doit-on faire entrer dans la sphère de la régulation les tuyaux ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Oui.

M. David Assouline , rapporteur . - Dans la note que vous avez adressée aux deux inspections, vous dites qu'un premier débat oppose traditionnellement deux enjeux dont la conciliation est délicate, la nécessaire préservation du pluralisme et la volonté d'accompagner ces mouvements par un allégement des dispositifs anti-concentration dans une visée de politique industrielle afin d'ouvrir la voie à la constitution de champions nationaux à même de produire et d'investir dans des contenus français ou européens. Vous ajoutez que symétriquement, certains sont amenés à se demander s'il ne conviendrait pas alors d'interdire à ces champions nationaux de détenir des positions dans d'autres champs industriels que les médias afin de limiter le soupçon de conflit d'intérêts et ainsi de renforcer la confiance du public dans ces sources d'information.

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Je pose une question, je n'apporte pas de réponse.

M. David Assouline , rapporteur . - Quel est votre sentiment sur ce sujet ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - J'attends de cette mission qu'elle me fournisse des éléments de réflexion, je n'attends pas qu'elle me fournisse une réflexion clés en main. J'attends aussi des éléments de comparaison internationale. La concurrence internationale est très active et il conviendrait de ne pas corseter nos champions nationaux dans un marché extrêmement ouvert.

Je ne dispose pas, à l'heure actuelle, de tous les éléments me permettant d'affirmer une position.

M. David Assouline , rapporteur . - Que pensez-vous d'une solution qui, sans interdire, créerait une étanchéité entre chaque activité d'un groupe, notamment l'activité médias.

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - C'est un champ que je souhaite effectivement explorer.

M. Laurent Lafon , président . - Le rapporteur vous a interrogée sur la loi de 1986. Je souhaite pour ma part aborder la loi Bloche de 2016 qui reste une réponse aux craintes que peuvent avoir les journalistes en cas de changement d'actionnaire. Cette loi doit-elle être modifiée ou la considérez-vous satisfaisante dans sa version actuelle ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Le dispositif de la loi Bloche est satisfaisant mais comme pour la loi de 1986, certains secteurs n'ont pas été explorés. Il faut donc l'adapter.

M. Laurent Lafon , président . - Certaines sociétés ou certains syndicats de journalistes demandent la création d'un statut juridique des rédactions. Quelle est votre position ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Je rappelle que le sujet de l'indépendance des médias est distinct de la concentration. La proposition du syndicat national des journalistes (SNJ) de conférer un statut juridique aux rédactions recouvre plusieurs réalités. S'agit-il de conférer à la rédaction, entendue comme un groupement de journalistes, voire aux salariés eux-mêmes, un droit d'agrément des actionnaires entrants ? S'agit-il de donner à ce même groupement la possibilité de nommer ou de refuser un directeur de rédaction, comme cela peut se faire dans certains titres ? S'agit-il enfin de conférer à ce groupement une autonomie, un statut juridique propre au sein de la société éditrice ?

Je vois plus de difficultés que d'avantages à cette dernière hypothèse. Est-il possible de constituer, à l'intérieur même d'une société, un objet juridique autonome en tant que démembrement de la société ? S'il s'agit de conférer à la rédaction une autonomie, un statut juridique propre au sein de la société éditrice, comment ce statut serait-il compatible avec celui de journaliste salarié ? Comment ce statut juridique pourrait-il être compatible avec d'autres principes constitutionnels comme la liberté d'entreprendre et le droit de propriété ? Il n'existe aucun exemple en droit français d'objets juridiques autonomes au sein de sociétés, sauf bien sûr à créer des filiales, mais on s'éloigne alors de l'objectif.

M. David Assouline , rapporteur . - Le Monde et Libération ont mis en place de tels dispositifs.

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Ce sont des démarches volontaires. M. Patrick Eveno, que vous avez entendu, mettait en garde sur les réserves qu'aurait certainement le Conseil constitutionnel sur la création d'un statut juridique des rédactions. Ce sujet pose de redoutables défis juridiques, notamment constitutionnels comme je le disais. Il mérite études et consultation d'experts. En revanche, les rédactions peuvent s'organiser en tant que société civile ou association de type loi 1901 afin d'exercer des droits collectifs, notamment des actions en justice ou de se porter acquéreurs de parts de sociétés. Il existe déjà des outils dont les rédactions peuvent se saisir. Le droit d'agrément des actionnaires existe déjà dans l'article 4 de la loi du 1 er août 1986. Il ne concerne que les sociétés par actions et il n'est pas très opérant puisque les administrateurs sont par définition nommés par les actionnaires réunis en assemblée générale. Cela reflète donc la façon dont les titres de presse sont détenus.

Faut-il réfléchir à une modification, à une évolution du dispositif, par exemple en rendant obligatoire la clause d'agrément par les sociétés de nouveaux entrants, clause qui peut déjà exister mais de façon volontaire dans les statuts ? Là encore, ce sujet pose de redoutables questions juridiques qu'il convient d'expertiser.

Enfin, l'agrément par la rédaction de son directeur me semble incompatible avec le droit légitime de l'actionnaire. Il peut être mis en place de façon volontaire mais l'imposer par la loi nous mettrait juridiquement en risque. Je rappelle un principe fondamental : les journalistes ont le droit de ne pas être d'accord avec la ligne éditoriale. C'est pour cette raison que la loi leur octroie ce privilège un peu particulier par rapport aux autres salariés de la clause de conscience, doublée de la clause de cession. Par ailleurs, si les médias ne sont pas des entreprises comme les autres, ce sont quand même des entreprises qui ont besoin de capitaux et d'investisseurs. Au cours de vos auditions, des intervenants ont relevé que certaines propositions seraient décourageantes pour un investisseur, même bien avisé.

Les journalistes doivent cependant être protégés de l'ingérence éditoriale pour des motifs économiques ou idéologiques. La loi Bloche a renforcé la loi du 30 septembre 1986 et il y a déjà des dispositifs de protection. Je rappelle que la réglementation interdit toute confusion entre publicité et rédactionnel, dans la presse comme dans l'audiovisuel.

Nous n'avons eu de cesse que de renforcer la place des journalistes. J'ai confié une mission de réflexion à Laurence Franceschini. À la suite du rapport qu'elle m'a remis, nous avons modifié un certain nombre de critères d'accès aux aides. Les critères d'éligibilité aux aides à la presse ne comportaient pas jusque-là d'exigences relatives à la présence de journalistes dans les rédactions. Le décret du 21 décembre dernier conditionne désormais les aides fiscales et postales à la présence de journalistes professionnels dans les rédactions et renforce les obligations d'identification de la publicité pour une meilleure transparence de l'information.

Je m'interroge vraiment sur la faisabilité d'un statut des rédactions au regard de la constitution.

M. Laurent Lafon , président . - Dans cette recherche d'équilibre entre l'intérêt des investisseurs et la préoccupation légitime d'indépendance des rédactions, que pensez-vous de la proposition d'accorder aux présidents des sociétés de journalistes un statut proche de celui des représentants syndicaux pour les conforter dans leur faculté d'action et leur octroyer des décharges pour effectuer leurs tâches ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - C'est une proposition qui pose de nombreuses questions au regard des règles du droit syndical. En effet, les sociétés de journalistes sont des regroupements volontaires de journalistes et non des organisations syndicales. Il faudrait interroger le ministère du Travail.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous avons auditionné des SDJ qui nous ont dit qu'elles craignaient de parler. Nous nous interrogeons sur la manière de les protéger, au-delà du droit de partir avec la clause de conscience ou de cession.

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - J'ai entendu les propositions que le secrétaire général de Reporters sans frontières, Christophe Deloire, a formulées et qui visent à lutter contre les procédures bâillons. En France, ce type de détournement de procédure est déjà puni par le code de procédure civile, quelle que soit par ailleurs la finalité poursuivie par celui qui en est l'auteur. C'est un abus de droit.

Par ailleurs, la Commission européenne a lancé en octobre 2021 la préparation d'une initiative visant à protéger les journalistes et les défenseurs des droits de l'homme dans le cadre des procédures bâillon. Une feuille de route et une consultation publique ont été ouvertes pour avis jusqu'au 10 janvier 2022. L'initiative européenne pourrait consister en un paquet de deux instruments, l'un législatif sous la forme d'une directive et un non contraignant.

Des propositions ont été faites, comme l'annexion de la charte de Munich à la convention collective et au contrat de travail. Je rappelle que la charte de Munich fait partie des déclarations et usages de la profession et cette annexe au contrat de travail ne me paraît donc pas nécessaire. Par ailleurs, une convention collective fait l'objet d'une négociation entre partenaires sociaux et l'État n'a pas pour rôle d'imposer une charte. La mise en place d'une sanction à l'absence de charte déontologique a également été évoquée. Aujourd'hui, les chartes déontologiques ne sont pas obligatoires mais doivent faire l'objet d'une négociation entre salariés et employeurs. Même en l'absence de charte, les salariés restent protégés par les déclarations et les usages, comme la charte du SNJ de 1918 et celle de Munich de 1971. Une sanction ne me paraît donc pas utile. Enfin, j'ai entendu des critiques contre les comités relatifs à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes. Elles méritent d'être nuancées. La création de ces comités est récente, la crise sanitaire a pu perturber leur fonctionnement et je pense qu'avant d'envisager leur extension à la presse écrite, nous devons dresser un bilan de leur fonctionnement dans l'audiovisuel. Enfin, contrairement à l'audiovisuel, la presse écrite n'est pas soumise au principe de pluralisme interne. Le rôle d'un tel comité ne pourra donc pas être exactement le même que dans l'audiovisuel. Je rappelle enfin qu'il revient aux entreprises de presse et aux syndicats de faire vivre le Conseil de déontologie journalistique et de médiation créé sur recommandation d'Emmanuel Hoog en y adhérant.

M. Michel Laugier . - La concentration des médias a des conséquences sur les recettes publicitaires et sur l'indépendance et le pluralisme. Compte tenu de l'appartenance de certains titres de presse écrite à des groupes industriels dont la santé financière est indéniable pensez-vous que les aides à la presse doivent être revues ? Lorsque vous interveniez sur des chaînes de télévision, sur des radios ou dans des titres de presse écrite appartenant à de grands groupes, avez-vous subi des pressions plus ou moins amicales de leurs dirigeants ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Je comprends que vous m'interrogez sur mes fonctions d'éditorialiste. À l'époque, je n'avais pas le statut de journaliste. J'étais éditorialiste et le groupe dans lequel j'exerçais comme prestataire de services mettait en avant ma liberté de parole et l'identité que je portais. Personne n'a jamais exercé de pression sur moi, la question ne s'est jamais posée. Mon témoignage n'a que peu d'intérêt puisque je n'étais pas journaliste, mais éditorialiste.

Les aides à la presse recouvrent des mécanismes très différents : des aides indirectes avec le taux réduit de TVA, des tarifs postaux spécifiques, des aides à la distribution et au portage, des aides à l'investissement, notamment à travers le Fonds stratégique pour le développement de la presse (FSDP) et des aides au fonctionnement, appelées aussi aides au pluralisme. Il n'est pas illogique que la répartition des aides indirectes et des aides à la distribution reflète mécaniquement le poids économique des différents acteurs. De même, les aides à l'investissement sont accordées aux entreprises suffisamment solides, capables de financer des projets d'investissement. Pour autant, les règles encadrant le FSDP prévoient des plafonds qui empêchent un même groupe de recevoir plus de 15 % de l'enveloppe globale. Les aides au pluralisme reposent sur des critères objectifs, qui ciblent les titres à faibles ressources publicitaires. L'impératif de pluralisme justifie de soutenir ces titres qui ont fait le choix de ne pas dépendre économiquement des annonceurs.

Enfin, le dispositif a été complété ces dernières années par de nouvelles aides qui vont dans le sens d'un soutien accru aux médias émergents : création en 2016 d'un fonds de soutien aux médias sociaux de proximité, d'un fonds de soutien à l'émergence à l'innovation et la création en 2021, d'une aide au pluralisme des titres ultramarins et d'une aide au pluralisme des services de presse en ligne.

Vous soulignez que ces aides sont attribuées aux titres sans tenir compte de leur structure actionnariale. L'idée qu'il faudrait priver d'aides des titres au seul motif qu'ils sont contrôlés par un groupe très important ou par des milliardaires me paraît assez simpliste, peut-être même dangereusement simpliste, compte tenu des difficultés auxquelles le modèle économique de la presse est confronté, tant au niveau des ventes au numéro ou par abonnement que du côté des recettes publicitaires. Il est vital que la presse soit soutenue par des investisseurs capables de lui apporter des moyens de développement.

Pour autant j'ai noté avec intérêt la proposition formulée lors de certaines auditions pour mieux cibler les aides à la presse vers des médias indépendants, c'est-à-dire des titres qui n'appartiennent à aucun groupe ou qui appartiennent à un groupe exclusivement dédié aux médias. Que des groupes industriels exerçant d'autres activités investissent dans les médias n'est pas problématique en soi, dès lors que nous nous assurons que ses intérêts économiques n'interfèrent pas avec la ligne éditoriale. L'impératif du pluralisme justifie que nous accordions une attention particulière à ces médias indépendants. Elle pourrait prendre la forme d'une bonification ou d'un couloir réservé au sein de certaines aides directes. C'est une réflexion que je suis prête à engager. J'ajoute que les dispositifs fiscaux qui encouragent la souscription des particuliers au capital des entreprises de presse participent de ce même objectif de soutien aux médias indépendants.

Mme Monique de Marco . - Nous avons auditionné les membres des comités d'éthique de TF1, de Canal Plus et de France Télévisions. Ces auditions ont révélé l'impuissance de ces organismes qui semblent plus relever de l'outil cosmétique. Le renforcement des prérogatives de ces instances est-il envisageable ?

L'Arcom vient d'être mise en place mais quelle est votre position sur le renforcement des pouvoirs de cette autorité afin d'en faire un régulateur plus puissant et plus réactif ?

Enfin, pendant son audition, M. Xavier Niel nous a dit que la fusion de TF1 et de M6 créerait « un immense monstre qui ferait la loi ». Les producteurs audiovisuels nous ont également alertés sur la création d'un duopole entre TF1/M6 et France Télévisions qui pourrait fixer les prix des programmes.

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Chaque société constitue son comité d'éthique en respectant un certain nombre de règles mais nous pouvons réfléchir à la définition d'un comité d'éthique standard. Ces instances sont aussi à la main de leur président et des personnalités qui les composent et qui exercent ou non leurs pouvoirs.

L'Arcom est explicitement chargée de garantir l'honnêteté, l'indépendance et le pluralisme de l'information et des programmes qui y concourent. Elle hérite des dispositions de la loi de 1986. La mise en oeuvre de ces principes repose sur les conventions que l'Arcom conclut avec les éditeurs. L'autorité dispose déjà des pouvoirs de contrôle et de sanctions lui permettant de veiller au respect des conventions. Je rappelle que la loi du 25 octobre 2021 a élargi et renforcé les pouvoirs d'enquête de l'Arcom à l'égard de l'ensemble des acteurs relevant de son champ de compétences. Les procédures de sanction sont certes longues mais c'est la contrepartie inévitable de l'état de droit et du respect du contradictoire.

Certains estiment que l'Arcom ne sanctionne pas assez durement les dérapages mais c'est un débat dans lequel je ne veux pas rentrer, je respecte l'indépendance du régulateur. Au demeurant, l'Arcom a fait usage de ses pouvoirs en prononçant contre la chaîne dont vous avez beaucoup parlé, pour la seule année 2021, une sanction de mise en demeure et quatre mises en garde. La question posée ne concerne pas tant les pouvoirs de l'Arcom que le contenu même des conventions. J'ai noté avec intérêt que les propositions formulées lors de certaines auditions visaient à muscler ces conventions, par exemple en fixant la part minimale de la grille consacrée à des émissions d'information et de reportages par opposition aux émissions de débats low cost ou aux chroniques d'éditorialistes, voire d'imposer un taux de recours à des journalistes professionnels. Cela fait d'ailleurs écho à une réforme que j'ai engagée dans le champ de la presse écrite dans le prolongement du rapport de Laurence Franceschini. Cependant, il revient à l'Arcom de dire si cette piste peut apporter une réponse adéquate aux questions que vous vous posez.

Sur le projet de fusion entre TF1 et M6, je rappelle qu'il s'agit d'une opération entre acteurs privés. L'État n'a pas à donner son autorisation ou à porter une appréciation sur cette fusion. Deux autorités indépendantes sont chargées de l'examiner et de l'autoriser ou de l'interdire : l'Arcom et l'Autorité de la concurrence qui doit étudier ses impacts sur les différents marchés au regard des règles du droit de la concurrence.

M. David Assouline , rapporteur . - L'État aussi puisque M. Le Maire a le dernier mot.

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Je vous réponds en tant que ministre de la culture. Je suis heureuse que vous m'interrogiez sur la fusion TF1/M6 parce que j'ai constaté, dans l'audition que vous signalez, que mes propos avaient été tronqués. Je souhaite les relire pour être parfaitement claire.

M. David Assouline , rapporteur . - Qui a tronqué vos propos, dans quelle audition ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - M. Xavier Niel.

M. David Assouline , rapporteur . - M. Xavier Niel a donc déformé vos propos.

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Il ne les a pas cités dans leur intégralité.

Je rappelle la chronologie de ce dossier. En février 2021, Bertelsmann a annoncé qu'il envisageait une session du groupe M6 parce qu'il avait une autre stratégie industrielle. Le 17 mai, les groupes TF1 et M6 ont annoncé qu'ils entraient en négociations exclusives pour fusionner leurs activités. Ce rapprochement a été approuvé à l'unanimité le 24 juin par les instances représentatives du personnel de Bouygues, de TF1 et de M6. Les procédures devant l'Autorité de la concurrence et l'Arcom ont été lancées. Elles sont à ce jour toujours en cours.

Une journaliste m'a demandé si la fusion entre TF1 et M6 m'inquiétait. Je lis mes propos dans leur intégralité : « Cette fusion ne m'inquiète pas, d'autant qu'elle n'est pas finalisée. Les négociations, les pourparlers sont en cours. Il y a deux choses qui me soucient, que j'observe avec intérêt. C'est un, le respect du pluralisme dans les médias et deux le respect des règles de la concurrence. Ce n'est pas le gouvernement qui est en charge de cela, ce sont des autorités indépendantes. Pour le pluralisme, c'est le CSA et pour le respect des règles de la concurrence c'est l'Autorité de la concurrence. Ce sont elles qui sont en observance. Ce que je note aussi, nous avons besoin de groupes forts dans l'audiovisuel privé qui assurent des programmes gratuits de qualité. Si certains ont qualifié ceux-là de géants, cela reste au niveau international des nains de l'audiovisuel. »

Cette déclaration a été reprise pour indiquer que le gouvernement serait favorable à cette fusion en ne retenant que le tout début, sans que soient mentionnées la question et la fin. Je le redis pour être parfaitement claire, cette fusion n'est pas ma décision. Je suis heureuse de le dire car j'en ai assez que mes propos soient déformés.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Merci beaucoup madame la ministre pour vos réponses claires et très directes. Nonobstant votre agilité, vous ne bottez pas en touche !

Si j'osais, je dirais que votre propos liminaire serait le parfait propos introductif de notre commission. Vous avez souligné que le constat de concentration dans les médias était difficile à partager. C'est ici un euphémisme. Si je devais employer une comparaison avec le milieu du digital, vous avez d'un côté le hashtag #stopbolloré, avec les procureurs vigoureux que sont Edwy Plenel ou Julia Cagé et de l'autre côté le hashtag #pasavecmaredevance. Un dossier du Figaro a également pointé l'orientation du service public.

Notre commission a accordé beaucoup d'attention à la question du pluralisme et de l'impartialité, notamment dans le traitement de l'information. Je fais partie de ceux qui regrettent que la question de l'impartialité dans le service public n'ait pas fait l'objet d'un approfondissement qu'elle mérite. L'État étant actionnaire unique de France Télévisions et de Radio France, j'aimerais connaître votre sentiment sur le respect de l'impartialité dans le service public.

Après le dossier du Figaro Magazine paru en octobre auquel j'ai fait référence, vous avez sans doute lu un article publié ce week-end dans le Journal du dimanche sur le service France Télévisions qui met en évidence de graves dérives relevant du wokisme. Que pensez-vous de cette controverse ? Avez-vous demandé des explications à la direction de France Télévisions ? Enfin, même si les délais sont toujours trop longs, l'Arcom, qui est prompte à se saisir des dérapages de certaines chaînes d'information, a-t-elle été invitée à se prononcer sur cette dérive ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Je vous remercie pour le propos flatteur que vous avez eu sur mon introduction, j'y suis sensible.

La question qui est posée dans cette campagne électorale n'est pas seulement celle de la redevance parce que nous pouvons imaginer des supports alternatifs à la taxe d'habitation. Plusieurs candidats disent qu'il faut supprimer l'audiovisuel public. Deux candidats se sont clairement exprimés pour la suppression de l'audiovisuel public et une troisième dit que la question n'est pas taboue.

Jean Raymond Hugonet . - Je m'empresse de préciser que ce n'est pas du tout mon cas.

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - À ce point de notre débat, il n'est pas indifférent que la ministre de la communication dise ce qu'elle pense du rôle de l'audiovisuel public. Je suis convaincue que l'audiovisuel public doit jouer un rôle singulier, central dans notre paysage audiovisuel, que ce soit en matière d'indépendance de l'information, de pluralisme, de diversité culturelle. C'est d'autant plus vrai au moment où nous étudions les phénomènes de concentration dans le secteur.

Notre audiovisuel public est éclaté entre plusieurs sociétés distinctes. Les chaînes de service public sont au coeur de la vie des Français. France Télévisions est le premier média des Français. Le groupe touche chaque semaine 4 Français sur 5 et Radio France enregistre en ce début d'année des records d'audience. Je rappelle aussi que l'audiovisuel public est le premier financeur de la création française. Il apporte un soutien stratégique indispensable à la vitalité la culture française.

Il faut bien sûr accélérer, approfondir les synergies et les coopérations entre les entreprises du secteur public. Nous avons déjà obtenu des résultats avec le déploiement des matinales communes à France 3 et France Bleu, la nouvelle offre numérique de proximité des deux réseaux qui sera lancée à la fin du trimestre, la pérennisation de la chaîne Culturebox dédiée au spectacle vivant, le lancement de l'offre numérique Lumni, la conclusion d'un pacte pour la jeunesse et d'un pacte pour l'outre-mer en octobre dernier. Je suis et je resterai une défenseuse résolue de l'audiovisuel public !

Vous m'avez posé une question sur l'indépendance éditoriale. Je suis une auditrice de l'audiovisuel public et j'ai le sentiment que cette indépendance et ce pluralisme sont respectés. Les autorités de contrôle ne sont pas plus interpellées sur l'audiovisuel public que sur bien d'autres médias de l'audiovisuel privé. Si des fautes ou des dérapages se produisent, ils devront être sanctionnés par l'Arcom. Il ne faut pas faire de mauvais procès à l'audiovisuel public pour trouver des arguments pour le démanteler.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Nous avons auditionné plusieurs dizaines d'acteurs du monde des médias avec des visions totalement différentes.

Que pensez-vous des modèles d'indépendance développés par Le Monde et Mediapart ?

Une étude réalisée par l'Union européenne de radio-télévision en septembre 2021 établit un lien entre l'audience des médias publics et l'intérêt des citoyens pour la politique et la démocratie. Par ailleurs, une étude menée par le ministère de la culture sur les pratiques culturelles des Français fait état d'une baisse de la consommation télévisuelle des jeunes au profit des usages numériques. Elle parle même de décrochage pour la radio. Votre ministère est-il en mesure de savoir si, parmi la population des plus jeunes, il existe une préférence pour les médias publics ou pour les médias privés ? Quel est votre avis sur la façon de s'informer des jeunes ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Des études nous ont en effet montré que les jeunes se détournaient de plus en plus de la partie informative des médias et qu'ils concentraient leur attention sur des médias de divertissement. C'est la raison pour laquelle l'éducation aux médias et l'éducation à l'information sont des éléments cruciaux du parcours d'éducation qui doit être délivré par l'éducation nationale dans des matières comme le français, l'histoire ou la géographie. Une partie du pass culture pourrait y être consacrée.

J'ai déjà répondu sur les modèles d'indépendance à travers les sociétés de journalistes.

Enfin, sur le lien entre l'audience des médias publics et l'intérêt pour la démocratie, je ne peux pas vous répondre. Je regarderai si les études dont nous disposons mettent en avant un tel lien et si les jeunes écoutent plus les médias publics que les médias privés.

M. David Assouline , rapporteur . - Les médias publics ont un audimat âgé.

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Si le rapporteur dispose d'éléments, je le laisse volontiers répondre.

M. Laurent Lafon , président . - À la fin de son audition, Matthieu Pigasse a souligné le poids important de Radio France en termes de part de marché et d'audience. Dans votre propos liminaire, vous avez dit qu'il n'y avait jamais eu autant de radios en France. Néanmoins, si nous raisonnons en part d'audience comme vous nous y invitez en proposant de réviser la loi de 1986, le poids de Radio France est extrêmement élevé. Partagez-vous cette remarque de Matthieu Pigasse ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Cette audience extrêmement élevée reflète la qualité des journalistes et de l'information et la forte identification des différentes antennes du service public sur lesquelles chacun peut trouver ce qu'il cherche. Radio France opère sur un marché concurrentiel et nous ne pouvons que nous féliciter de son succès.

M. Laurent Lafon , président . - Sur la concentration verticale, vous avez dit qu'elle pourrait s'appliquer également aux entreprises de tuyaux. Pouvez-vous confirmer que des dispositifs pour lutter contre la concentration et notamment contre la concentration verticale pourraient s'appliquer également aux entreprises de tuyaux ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - J'ai dit que cette piste devait être explorée.

M. David Assouline , rapporteur . - Pouvez-vous nous parler de la concentration dans le domaine de l'édition ? Comment envisagez-vous de réguler ceux qui détiennent des médias et des éditeurs ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - À ce jour les opérations de fusion dans le secteur de l'édition littéraire ne font l'objet d'aucun encadrement sectoriel et relèvent exclusivement du droit de la concurrence. Devons-nous nous doter de règles sectorielles ? Cette question me paraît légitime et je souhaite y travailler même si elle soulève des problèmes ardus sur le plan juridique. Il faut trouver la base constitutionnelle qui permettrait un tel encadrement. Les règles anti-concentration dans le secteur des médias sont fondées sur un objectif constitutionnel de pluralisme des courants de pensée et d'opinion. Or, il n'est pas contestable que l'édition littéraire ou au moins une partie de celle-ci participe au pluralisme des courants de pensée et d'opinion.

Je veux également insister sur la protection des auteurs face à ces opérations de concentration parce que ce sujet a été évoqué lors de vos auditions. Je rappelle que le droit de la concurrence n'est pas indifférent à cette question. Le projet de rachat du grand éditeur américain Simon & Schuster par Penguin Random House, c'est-à-dire Bertelsmann est actuellement bloqué par l'autorité fédérale de la concurrence, notamment au nom de la défense des intérêts des auteurs. J'ai pris note avec intérêt de la proposition de la Société des gens de lettres (SGDL) d'une clause de conscience pour les auteurs inspirée de celle dont bénéficient les journalistes. C'est une piste intéressante qui mérite d'être approfondie parce que les deux situations ne sont pas strictement comparables. Dans le cas des journalistes, seuls les contrats de travail sont mis en cause et l'entreprise de presse peut continuer à exploiter les articles des journalistes, tandis que pour les auteurs, la résiliation du contrat d'édition emporterait restitution des droits cédés à l'éditeur, qui constituent des actifs de son entreprise, sans qu'aucun manquement à ses obligations légales n'ait été constaté. Un tel mécanisme pourrait avoir de lourdes conséquences sur le modèle économique des maisons d'édition et créerait évidemment une forte insécurité juridique et économique à l'occasion d'un changement de contrôle, en fragilisant les actifs de l'entreprise.

Je rappelle qu'un auteur peut déjà obtenir la résiliation de son contrat devant un juge si la cession porte un préjudice grave à ses intérêts moraux comme l'a montré la cession du Serpent à plumes aux éditions du Rocher.

M. David Assouline , rapporteur . - La loi de 1986 prévoit la régulation de la télévision, de la radio et de la presse écrite et interdit la détention simultanée de ces trois catégories d'actifs. L'édition littéraire peut-elle entrer dans cette règle de non-cumul, au moins avec un seuil ? Nous sommes dans un champ impliquant l'ensemble de la création culturelle, intellectuelle, journalistique et informatique.

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Je sens bien que derrière cette interrogation, vous faites référence à la fusion Hachette/Editis.

M. David Assouline , rapporteur . - Ce n'est pas la fusion Hachette/Editis qui m'intéresse dans le cadre de cette commission mais le fait que cette fusion soit en lien avec des propriétaires de médias.

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - J'ai bien compris. La règle des deux sur trois permet de répondre en partie à votre question.

M. Laurent Lafon , président . - Le rapporteur demande si vous envisagez d'intégrer l'édition dans les règles anti-concentration ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Nous pourrions effectivement imaginer, avec toutes les précautions juridiques qui s'imposent, l'intégrer. Faut-il adopter une règle du trois sur quatre, je ne sais pas.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous ne vous avons pas interrogée sur les pouvoirs de l'Arcom par rapport aux chaînes d'information et sur la nécessité de muscler ou non leurs conventions. J'ai devant moi celle de CNews. Elle indique que : « l'éditeur veille dans son programme à ne pas inciter à des pratiques ou comportements dangereux, à respecter les différentes sensibilités politiques, culturelles et religieuses du public, à ne pas encourager des comportements discriminatoires en raison de la race, de l'origine, du sexe, de l'orientation sexuelle, de la religion ou de la nationalité, à promouvoir les valeurs d'intégration et de solidarité qui sont celles de la République et lutter contre les discriminations. »

C'est très ambitieux, très clair et l'éditeur assure le pluralisme et l'expression des courants de pensée et d'opinion notamment dans le cadre de recommandations formulées par le CSA. Vous avez rappelé que le CSA avait prononcé plusieurs mises en demeure ou avertissements et une sanction lourde de 200 000 euros. L'Arcom est-elle condamnée à réagir à chaque manquement ou peut-elle, en cas de manquement permanent à la convention, la remettre en cause ?

L'attribution d'autorisation d'émettre sur la TNT pour des chaînes d'information est-elle équivalente à des autorisations pour des chaînes de débat voire des chaînes d'opinion ? Pour l'instant, ce sont des chaînes d'information. M. Saada nous a dit que CNews était une chaîne de débats, que ce n'était pas contradictoire avec son statut de chaîne d'information, alors que d'autres intervenants considèrent que c'est une chaîne d'opinion.

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Il n'y a pas de télévision d'opinion, c'est un élément fondateur. Le régulateur n'autorise pas de télévisions d'opinion. Contrairement au paysage radiophonique, le nombre d'autorisations est trop faible dans la TNT pour qu'une telle évolution puisse raisonnablement être envisagée. La frontière entre chaînes d'informations et chaînes d'opinion est difficile à tracer Faut-il renforcer les pouvoirs de l'Arcom ou compléter les règles garantissant le pluralisme des chaînes ?

Vous différenciez chaînes de débats et chaîne d'information mais le débat fait partie de l'information. La confrontation des idées est aussi un mode informatif et elle me paraît tout à fait cruciale. Un débat entre éditorialistes est-il de l'information ? Je note que les débats se déroulent parfois avec des journalistes qui expriment des opinions et c'est évidemment tout à fait recevable. J'aurais d'ailleurs bien du mal à en classer certains dans un courant politique parce que sur certains sujets ils ont une opinion et sur d'autres ils se réfèrent à d'autres écoles de pensée. Nous pourrions néanmoins imaginer des règles qui permettraient de limiter le pourcentage de débats par rapport à l'information sèche apportée par des journalistes.

M. David Assouline , rapporteur . - Lors de ses voeux à la presse le 11 janvier, le président de la République a déclaré : « nous compléterons, si besoin était, nos textes français et européens pour aller au bout de la volonté qui fut la nôtre et demeure la nôtre, la juste rémunération des droits d'auteur et des droits voisins. »

J'ai porté la loi sur les droits voisins qui a été votée par le Sénat à l'unanimité puis par l'Assemblée nationale, en bonne intelligence avec vous. Envisagez-vous une évolution de cette loi de 2019 pour que son application soit plus efficace ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Que proposez-vous comme modification ? C'est un texte européen.

M. David Assouline , rapporteur . - Je parle des droits voisins pour la presse. L'application de la loi n'est pas facile. Elle contente certains mais irrite tous les laissés-pour-compte. J'ai interprété cette déclaration du président de la République comme une volonté de tenir compte de ces difficultés pour aller plus loin.

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Vous parlez donc de la loi du 24 juillet 2019. L'Autorité de la concurrence a en effet été saisie par plusieurs syndicats de presse de plaintes concernant les pratiques de Google. Elle a ouvert en décembre dernier une procédure d'engagement et elle a formulé des préoccupations de concurrence. Google a proposé des engagements qui sont soumis à consultation. Je pense qu'il faut attendre le résultat de cette nouvelle étape qui déterminera les suites données aux plaintes dont l'Autorité de la concurrence a été saisie.

Lors du colloque qui s'est déroulé à l'Assemblée nationale la semaine dernière, j'ai dit que le gouvernement était déterminé sur l'application de ce droit essentiel.

M. David Assouline , rapporteur . - Je suis surpris que nous n'ayons pas été invités car la loi vient du Sénat.

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Si, après que l'Autorité se sera prononcée, il apparaît nécessaire de compléter les textes français et européens, nous le ferons. Je tiens quand même à préciser que toute modification éventuelle de la loi ne pourra être envisagée qu'avec de grandes précautions, compte tenu des risques de fragilisation juridique qu'elle pourrait comporter au regard du cadre fixé par la directive européenne.

M. Laurent Lafon , président . - J'ai l'impression que nous vous avons interrompue au moment où vous alliez vous exprimer sur le rapprochement Hachette/Editis. Quelle est votre position sur ce mouvement ?

Par ailleurs, pouvez-vous préciser le calendrier de rendu de la mission confiée aux inspections générales des finances et des affaires culturelles ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Leur rapport sera remis aux ministres le 31 mars avec des préconisations et nécessitera sans doute une étude d'impact.

M. David Assouline , rapporteur . - Quand comptez-vous le rendre public ?

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Où serons-nous début avril ?

Sur la fusion Hachette/Editis, je rappelle que contrairement au secteur de l'audiovisuel, il n'y a pas de règles anticoncurrentielles sectorielles. Elle relève du droit strict de la concurrence et de la compétence de la Commission européenne. Je n'ai évidemment pas vocation à m'immiscer dans cette instruction. Il y a 20 ans, la Commission européenne avait bloqué une opération en miroir, Lagardère étant alors l'acheteur. Les intentions du groupe Vivendi quant à un éventuel rapprochement Editis/Hachette restent à ce jour incertaines. Compte tenu de la part de marché de ces deux géants, en particulier sur certains segments comme les livres scolaires, les livres de poche, la diffusion et la distribution, il est normal que cette perspective suscite des inquiétudes et même des oppositions.

Je suis pour ma part attentive aux conséquences qu'une telle opération pourrait avoir sur la diversité de la création littéraire, c'est un facteur déterminant dans le secteur de l'édition, sur la situation des libraires, parce que le pouvoir de négociation vis-à-vis des distributeurs peut être affecté par une concentration accrue et sur la situation des auteurs, parce qu'une telle opération rendrait plus difficile l'équilibre des relations contractuelles entre les auteurs et les éditeurs. Comme je l'avais annoncé dans mon plan en faveur des auteurs, j'ai confié au professeur Sirinelli une mission pour accompagner les négociations professionnelles sur l'équilibre de cette relation contractuelle. J'ai aussi entendu leurs inquiétudes quant à la liberté de création et les propositions en faveur d'une clause de conscience. J'ai déjà répondu sur la clause de conscience inspirée de celle dont bénéficient les journalistes. Pour l'instant, dans l'état actuel du droit nous sommes entre les mains de la Commission européenne.

Ce projet nous invite à revoir les règles, c'est précisément le but de cette commission d'enquête et de la mission d'inspection IGAC/IGF.

M. Laurent Lafon , président . - Merci madame la ministre d'avoir répondu à nos questions. J'en profite pour vous remercier plus largement, en tant que président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication pour les nombreuses séances que nous avons eues avec vous, parfois tendues mais souvent conviviales. Nous avons apprécié la qualité de vos réponses et la disponibilité dont vous avez fait preuve à chaque fois que nous vous avons sollicitée.

Mme Roselyne Bachelot, ministre . - Je tiens à mon tour à vous remercier. Je n'ai jamais ressenti d'agression mais cette combativité nécessaire aux débats parlementaires, propre à une démocratie. Il n'y a jamais eu de ma part mépris ou arrogance, peut-être parce que j'ai été élue 5 fois députée.

M. David Assouline , rapporteur . - Je veux moi aussi vous remercier, particulièrement pour cette audition.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Lundi 7 mars 2022
Audition de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie,
des finances et de la relance

M. Laurent Lafon , président . - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête en recevant M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la relance, dont l'audition, initialement prévue le 24 février, a dû être reportée en raison des événements dramatiques en Ukraine. Je profite de l'occasion pour exprimer notre solidarité au peuple ukrainien.

Je rappelle que notre commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe socialiste, écologiste et républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Monsieur le ministre, nous sommes heureux de conclure avec vous les travaux de notre commission d'enquête, qui aura organisé quarante-huit auditions en trois mois - un travail intense -, après avoir entendu votre collègue Roselyne Bachelot le 23 février.

Nous avons souhaité vous entendre, car les médias constituent non seulement un objet culturel, mais également un authentique sujet économique, avec un fort impact sur nombre de secteurs où la France dispose de très réels atouts - je pense notamment à la production et à l'animation -, mais subit aussi des menaces liées au développement des grandes plateformes. Les mouvements de concentration que nous étudions ressemblent à une course au gigantisme, souvent présentée comme la seule solution pour lutter contre les géants de l'internet - même si la démonstration pose un certain nombre de questions.

Il me faut bien entendu évoquer la fusion TF1-M6, pour laquelle nous avons entendu les parties prenantes, mais également l'expansion du groupe Vivendi, qui devient un acteur dominant des médias. À chaque fois, les règles de la concurrence se doublent d'un régime spécifique, issu d'une loi de 1986 que tout le monde s'accorde à trouver datée, sans qu'une unanimité se dégage sur la direction à prendre pour la modifier.

Comme vous le voyez, monsieur le ministre, le champ est large et en appelle autant à vos fonctions ministérielles qu'à votre conscience de citoyen.

Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Le Maire prête serment.

M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la relance . - Je suis heureux de témoigner devant votre commission d'enquête, qui traite d'un sujet aussi sensible que délicat. Je n'ai aucun conflit d'intérêts à déclarer.

À mon tour, j'assure le peuple ukrainien et l'Ukraine de ma solidarité en ces moments tragiques.

Le sujet de la concentration économique apparaît complexe, en ce qu'il se trouve à la croisée des chemins entre la défense des intérêts industriels et celle des intérêts du consommateur.

D'un point de vue économique, il convient de favoriser la concentration, afin de peser face aux géants américains et chinois, notamment dans les secteurs du transport ferroviaire et de l'aéronautique. Le droit de la concurrence, cependant, protège le citoyen et lui assure un prix le moins élevé possible. Il s'agit d'un enjeu décisif. Ainsi, dans une Europe qui compte de nombreux acteurs du numérique, le prix de l'abonnement à internet s'établit à un niveau plus bas qu'aux États-Unis.

L'équilibre apparaît difficile à trouver, notamment dans le secteur des médias, où le consommateur est également citoyen, avec des intérêts à la fois économiques et politiques, et dont il convient de protéger l'indépendance de l'information. Le pluralisme de l'information constitue donc un enjeu culturel, politique et économique majeur pour nos démocraties.

Dans ce cadre, l'État a la responsabilité du maintien de l'ordre public économique ; il joue un rôle d'arbitre entre la liberté du consommateur et celle du producteur. Le droit de la concurrence sert à assurer le maintien de cet ordre, en évitant les concentrations excessives, les monopoles et les ententes au détriment des consommateurs et des citoyens. L'Autorité de la concurrence, indépendante, juge et sanctionne ces comportements, dès lors que le marché pertinent est celui de la France. En 2020, elle a ainsi infligé pour 1,8 milliard d'euros d'amende et a traité près de 195 dossiers depuis le début du quinquennat.

Le ministère de l'économie, des finances et de la relance, pour sa part, adapte les règles applicables aux évolutions de l'économie, en particulier au bouleversement qu'a représenté l'émergence du digital. Il doit assurer l'équilibre entre la concurrence et les enjeux industriels et d'emploi. En conséquence, je puis m'opposer pour ces motifs à une décision de l'Autorité de la concurrence.

Au cours de ces cinq dernières années, nous avons adapté les règles à l'émergence des géants du numérique, de façon qu'elles s'appliquent à tous, y compris en l'absence d'une présence physique de l'entreprise sur le territoire national. Nous avons réglé en partie la question fiscale, mais beaucoup reste à faire sur le sujet concurrentiel et sur celui de la juste rémunération des auteurs.

En matière de fiscalité, il convenait de soumettre à une juste taxation des entreprises qui, comme Google, comptent des dizaines de millions de clients en France. Ce fut un long combat, durant quatre ans, que de définir une base fiscale opérante. Nous avons fait émerger une solution au niveau de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dont il convient désormais de s'assurer de la mise en oeuvre effective. En attendant, nous avons choisi de maintenir notre dispositif de taxation nationale.

Les pratiques anticoncurrentielles des géants du numérique posent un problème économique autant que politique. Ceux-ci se comportent comme des États privés, dont ils disposent des prérogatives sans être soumis à une quelconque obligation. Ils n'ont de comptes à rendre qu'à leurs actionnaires. Certains souhaitaient même créer leur propre monnaie digitale ! Le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA) apparaissent, à cet égard, indispensables.

La juste rémunération des auteurs constitue une condition essentielle de la liberté de la presse. L'information de qualité a un coût pour les organes de presse ; elle ne peut être livrée gratuitement par les géants du numérique. Nous avons soutenu la directive européenne sur les droits voisins, qui doivent être rigoureusement respectés. L'Autorité de la concurrence a ainsi infligé récemment une amende de 500 millions d'euros à Google. Des accords doivent être signés entre éditeurs et plateformes. Nous sommes prêts à aller plus loin en matière législative et réglementaire, si cela s'avérait nécessaire.

Ma mission porte également sur le respect de l'équilibre entre la concurrence, l'intérêt industriel du pays et le maintien de l'emploi. Tout projet de concentration fait l'objet d'une enquête de l'Autorité de la concurrence. Il m'est possible de passer outre son avis pour des motifs d'intérêt général liés aux intérêts vitaux de la Nation, hors maintien de la concurrence. Ainsi, j'ai posé des conditions au projet de rachat de William Saurin par Cofigeo, autorisé par l'Autorité de la concurrence, afin de préserver l'emploi.

Il me semble important d'interroger régulièrement le marché pertinent, qui peut évoluer. Nous l'avions évoqué devant la Commission européenne lors du dossier Alstom-Siemens. S'agissant de la publicité télévisée et en ligne, il s'agit d'un sujet majeur, sur lequel je ne puis me prononcer. L'Autorité de la concurrence devra y apporter une réponse, qui aura des conséquences sur le projet de fusion entre TF1 et M6.

Les médias forment un marché aux enjeux spécifiques. La concentration n'y apparaît pas excessive : il existe près de 1 200 radios publiques et privées, alors qu'elles n'étaient qu'une poignée avant 1980. Les médias obéissent à une régulation propre, destinée à protéger la liberté d'information du citoyen. La loi de 1986 garantit ainsi le pluralisme de la presse - un seul opérateur ne peut, par exemple, disposer de plus de sept autorisations de services nationaux de télévision -, sous le contrôle de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Le numérique présente pour les médias un risque autant qu'une opportunité, raison pour laquelle un équilibre doit être trouvé.

M. David Assouline , rapporteur . - Je m'associe à la solidarité exprimée envers le peuple ukrainien. Je suis particulièrement frappé par le rôle joué par les médias en ces moments terribles. Pour agresser, il faut pouvoir bâillonner un peuple : tel est le cas en Russie, où toute personne soupçonnée de divulgation d'une information nuisible au régime risque quinze ans de prison. Nous avons un devoir de vigilance dans nos démocraties s'agissant de la liberté d'information.

Je vous remercie de votre intervention très complète sur les enjeux économiques afférents aux concentrations.

Nous avons entendu deux types de témoignages sur le sujet : ceux des patrons de médias, qui considèrent les concentrations inévitables pour faire face aux plateformes, et ceux de personnes qui nous ont alertés sur le risque qu'elles font peser sur la diversité.

Vous avez sûrement une appréciation sur le marché pertinent de la publicité. Est-il global ou existe-t-il une spécificité des médias ? Que pensez-vous de l'argument selon lequel il serait plus difficile de réguler les plateformes si le marché pertinent était global ? Il semblerait d'ailleurs que certaines défendent cette option...

M. Bruno Le Maire, ministre . - Je préfère prendre position sur la base d'éléments techniques établis. Tel est l'objet de l'enquête menée par l'Autorité de la concurrence, qui a déjà envoyé un millier de questionnaires.

Le marché de la publicité des médias représente 12 milliards d'euros, équitablement répartis entre la presse écrite, la télévision et la publicité en ligne. Si le marché de la publicité télévisée est jugé distinct de celui de la publicité en ligne, TF1 et M6 représenteront 70 % du marché, ce qui limiterait leur projet de concentration. En revanche, si le marché de la publicité est jugé global, aucune difficulté de concurrence ne se poserait. Tels sont les termes du débat, qui sera tranché en fonction de différents éléments techniques, notamment le fait que la publicité en ligne peut être ciblée. Le sujet nécessite une analyse fine. Je me prononcerai donc à l'issue de l'enquête.

M. David Assouline , rapporteur . - Quel est votre point de vue sur les concentrations ? Vous semble-t-il impératif de les accélérer pour assurer la survie de nos médias ? Un autre modèle que celui des plateformes est-il envisageable ?

M. Bruno Le Maire, ministre . - J'ai toujours défendu le modèle économique européen par rapport à celui qui est prôné par les États-Unis. Je ne crois pas aux concentrations à tout prix ; elles ne semblent pas toujours pertinentes.

Le modèle européen est fondé sur un équilibre entre les intérêts économiques et le pluralisme de l'information, entre la puissance industrielle et la préservation de l'indépendance, entre la maîtrise du marché et la liberté des consommateurs. D'aucuns s'en moquent : les Américains créent, les Chinois copient, les Européens régulent... Nous devons créer de la valeur comme les Américains savent le faire, mais ces derniers ont aussi à apprendre de notre modèle en matière de protection du consommateur.

Il faut cependant relativiser : Netflix pèse 25 milliards de dollars, tandis que, fusionnés, TF1 et M6 ne représenteraient que 3,5 milliards d'euros, soit une capacité d'investissement et de production bien inférieure, quelle que soit la décision de l'Autorité de la concurrence.

M. David Assouline , rapporteur . - Vous dites qu'une véritable concurrence avec les plateformes n'est pas à l'ordre du jour ?

M. Bruno Le Maire, ministre . - En termes de production, non.

M. David Assouline , rapporteur . - Beaucoup nous l'ont effectivement dit...

En matière de concentration, la difficulté principale réside dans le fait que, en France, les propriétaires de groupes de médias, comme TF1 ou Canal+, sont également souvent de grands industriels. Nous réfléchissons donc aux moyens de garantir l'indépendance des rédactions en cas de conflit avec les intérêts du groupe.

Comment assurer l'étanchéité des activités médias au sein d'un groupe ? Quid d'un renforcement des règles de prévention des conflits d'intérêts et des obligations de transparence visant l'actionnariat dans les médias ?

Le code Association française des entreprises privées (AFEP)-Mouvement des entreprises de France (Medef) vise à améliorer le fonctionnement, la gestion et la transparence des grandes entreprises pour mieux répondre aux attentes des investisseurs et du public. Il s'adresse aux sociétés cotées. Même s'il relève de la soft law , son respect est assuré par l'Autorité des marchés financiers (AMF). Il intègre depuis 2018 des principes ayant trait à la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Que penseriez-vous de principes spécifiques applicables aux entreprises de médias ?

M. Bruno Le Maire, ministre . - Je suis favorable à ces pistes de réflexion.

Les médias sont une activité industrielle, qui, à ce titre, doit être rentable, mais l'est rarement. Ainsi, la rédaction de Ouest-France est établie à côté de l'usine qui produit le journal.

Je ne vois nulle difficulté dans le fait qu'un industriel possède un média, dans la mesure où il existe des garde-fous pour protéger l'indépendance des journalistes, essentielle à la démocratie.

Je suis favorable à un renforcement de la prévention des conflits d'intérêts, au-delà même des seuls médias, ainsi qu'à une plus grande transparence, afin d'éviter tout soupçon. Je rejoins également les objectifs du code AFEP-Medef.

M. Laurent Lafon , président . - Avec Roselyne Bachelot, vous avez missionné l'Inspection générale des finances (IGF) et l'Inspection générale des affaires culturelles (IGAC) sur le sujet de la concentration des médias, dont le rapport est attendu fin mars.

Quelles sont les orientations de cette mission et quelles pourraient en être les conséquences ? Une évolution du cadre législatif, notamment de la loi de 1986, est-elle envisagée ?

M. Bruno Le Maire, ministre . - Il est encore trop tôt pour le savoir, car la phase d'auditions vient seulement de se terminer. Les conclusions seront connues à la fin de ce mois.

Les enjeux de cette mission diffèrent toutefois de ceux de votre commission d'enquête, puisqu'ils ne portent que sur les règles de concurrence au regard de l'émergence des géants du numérique.

M. Jean-Raymond Hugonet . - Je vous remercie pour la clarté de vos propos.

Le sujet qui nous intéresse comporte un triple enjeu, culturel, démocratique et économique.

Roselyne Bachelot a évoqué l'exception culturelle française et le volet démocratique, tandis que vous avez fait le lien entre ce dernier et le volet économique, à propos duquel il me semble plus juste de parler, comme Roch-Olivier Maistre, de « convergence » plutôt que de « concentration » des médias.

Nous vivons en démocratie, sans aucun doute, et je regrette les propos contraires de certains « défenseurs de la liberté ».

Cependant, le paysage médiatique a évolué en raison d'une accentuation de la concurrence internationale et nécessite une adaptation. La responsabilité de l'État, dans ce cadre, est importante. Tout a d'ailleurs été prévu par notre Constitution, qui donne d'utiles prérogatives au Président de la République et à vous-même.

Nous sommes nombreux à travailler sur la concentration des médias, notamment sur le projet de fusion entre TF1 et M6, sur lequel le Président de la République ne peut s'exprimer. Comment concevez-vous votre rapport avec lui, qui nomme le président de l'Autorité de la concurrence, tandis que vous avez le pouvoir de vous opposer à l'avis de cette dernière ? La décision sera-t-elle prise avant l'élection présidentielle ? En cas de changement de président, les conclusions de la mission des inspections pourraient-elles conduire à une décision différente ?

M. Bruno Le Maire, ministre . - Je vous rejoins : la liberté d'information, d'opinion et de critique est garantie en France.

S'agissant de la fusion entre TF1 et M6, nous devons respecter les procédures définies par le droit. La première étape était celle du projet envisagé par les deux chaînes et le groupe Bertelsmann, légitime dès lors que le droit de la concurrence est réputé respecté.

Vient ensuite la deuxième étape, celle de l'enquête, en cours, de l'Autorité de la concurrence.

La troisième étape sera celle de l'avis, qui sera rendu public à l'automne.

Enfin, une quatrième étape peut intervenir : celle de mon droit d'évocation sous vingt-cinq jours, pour tenir compte d'intérêts industriels et d'emploi majeurs. J'en prendrais, le cas échéant, la responsabilité, tout en en informant le Président de la République et le Premier ministre.

M. Michel Laugier . - Je vous remercie à mon tour pour vos explications.

La fusion annoncée entre TF1 et M6 doit permettre de concurrencer les plateformes dans la conquête du marché publicitaire.

Effectivement, Google a été sanctionné à hauteur de 500 millions d'euros, mais son chiffre d'affaires s'élève à 76 milliards de dollars... Nous avons l'impression qu'il suffit de payer pour se dédouaner de ses obligations.

La régulation des plateformes ne devrait-elle pas relever du niveau européen ?

Ne faudrait-il pas moduler les aides à la presse en fonction de la santé financière du groupe et de l'indépendance ?

M. Bruno Le Maire, ministre . - Non, Google ne paie pas 500 millions d'euros d'amende en France pour se dédouaner : il les paie parce que nul n'est au-dessus des lois. Nous sommes d'ailleurs prêts à durcir la législation sur les droits voisins si aucun accord n'était trouvé entre les éditeurs et les plateformes. Le « tout gratuit » conduirait, en effet, à la ruine de la presse et des journalistes.

L'information de qualité a un coût, qui doit être payé, y compris par les diffuseurs en ligne.

L'État verse 22 millions d'euros par an au titre des aides au pluralisme selon des critères de diffusion - moins de 150 000 exemplaires par an - et de recettes - la publicité doit en représenter moins de 25 % - à des titres souvent peu amènes avec le Gouvernement, afin de les préserver de la faillite. Ces aides sont légitimes dans une démocratie et ne nécessitent pas d'être réformées.

M. Vincent Capo-Canellas . - Quelles sont vos propositions pour adapter nos règles à l'émergence du digital ?

Ne voyez-vous pas un paradoxe dans le fait que la décision sur la fusion entre TF1 et M6 interviendra avant une éventuelle modification de la législation ?

M. Bruno Le Maire, ministre . - L'évolution du paysage audiovisuel et numérique ne se limite pas à cette fusion et il nous faut légiférer pour le temps long.

Le combat contre les géants du numérique fut le plus important de mon ministère. Nous avons obtenu leur taxation au niveau européen, malgré les sanctions prises par Donald Trump, établi le DMA, qui évitera qu'un opérateur utilise les données qu'il récupère, et le DSA et, enfin, fait voter la directive sur les droits voisins.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian . - Vous avez été très clair, comme à votre habitude.

Vous semblez favorable à la concentration pour consolider certains secteurs, mais votre pouvoir d'évocation vous permet de vous opposer à des projets pour des motifs d'intérêt général autres que le maintien de la concurrence. La concurrence internationale des plateformes justifierait-elle son usage ?

La concentration est-elle le seul moyen de lutter contre cette concurrence écrasante ?

M. Bruno Le Maire, ministre . - Les consolidations s'avèrent parfois utiles, mais pas dans tous les secteurs. Aussi, il convient de faire preuve de discernement.

Je n'ai utilisé mon pouvoir d'évocation qu'une unique fois en cinq ans, alors que l'Autorité de la concurrence a rendu 195 décisions dans le même temps. Il s'agit donc d'un ultime recours.

M. David Assouline , rapporteur . - Nous avons entendu l'ancienne présidente de l'Autorité de la concurrence, dont les compétences étaient unanimement saluées. Savez-vous pourquoi elle n'a pas été reconduite ?

M. Bruno Le Maire, ministre . - J'ai lu quelques remarques très inappropriées de certains de vos interlocuteurs sur le sujet...

Isabelle de Silva est une femme remarquable, mais le choix de la présidence de l'Autorité de la concurrence relève du Gouvernement, sans esprit partisan. Son remplaçant est réputé pour son indépendance ; il a d'ailleurs émis des critiques sur le plan de relance. Il s'agit d'un spécialiste des questions économiques et financières, enjeux essentiels des années à venir.

M. David Assouline , rapporteur . - La France a été le premier pays européen à transposer la directive sur les droits voisins, mais son application suscite quelque déception.

Toutefois, Google a reconnu récemment l'existence de ces droits, ce qui représente une étape importante.

L'Arcom pourrait-elle disposer d'un pouvoir d'injonction et de sanction en cas d'échec des négociations entre plateformes et éditeurs ?

La presse souffre : ne pourrait-elle pas bénéficier, en partie au moins, du produit de l'amende infligée à Google ?

M. Bruno Le Maire, ministre . - Hélas, les finances de l'État ne se portent guère mieux et 500 millions d'euros représentent bien peu au regard de la flambée des prix de l'énergie...

Ainsi, le coût du gel du prix du gaz, estimé à 1,2 milliard d'euros à l'automne, devrait atteindre 10 milliards d'euros en année pleine, pour protéger les seuls particuliers, soit 30 % des consommateurs. Le plafonnement à 4 % de la hausse du prix de l'électricité entraînera, quant à lui, une perte de 8 milliards d'euros de recettes fiscales. S'ajoutent également 4 milliards d'euros pour l'indemnité inflation et 1 milliard d'euros pour le chèque énergie, soit un total de 20 milliards d'euros, qui ne tient pas compte des augmentations à venir. Nous ne pouvons donc dilapider cette amende.

L'État ne profite pas de la crise énergétique, bien au contraire !

M. David Assouline , rapporteur . - Certes, mais Google a été condamné pour non-respect des règles au détriment de la presse...

M. Bruno Le Maire, ministre . - Vous n'êtes pas sans savoir que les recettes fiscales ne peuvent être fléchées, même si j'ai proposé une dérogation pour les dépenses vertes.

M. David Assouline , rapporteur . - Des accords ont été signés entre Google et certains éditeurs, mais nous ne pouvons avoir connaissance des montants en jeu du fait de l'opacité imposée par Google au nom du secret des affaires. Comment garantir la transparence ?

M. Bruno Le Maire, ministre . - Votre question est légitime, d'autant que certains éditeurs n'ont pas conclu d'accord. L'Autorité de la concurrence doit y répondre.

M. Laurent Lafon , président . - Nous vous remercions, monsieur le ministre.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

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