B. UNE LOI DESTINÉE À SOUTENIR LA RÉMUNÉRATION DES AGRICULTEURS QUI EST, PAR DÉFINITION, INFLATIONNISTE

1. L'objectif de la loi Egalim 2 : « sanctuariser » les matières premières agricoles lors des négociations commerciales et rééquilibrer le rapport de force industriels-distributeurs, pour relâcher la pression exercée sur les agriculteurs

Une analyse détaillée des sous-jacents de la loi Egalim 2 figure dans le rapport de la commission des affaires économiques 36 ( * ) publié lors de son examen au Sénat. Les éléments qui suivent en sont une synthèse.

a) En amont, une contractualisation obligatoire pour l'achat des matières premières agricoles

L'objectif de la loi Egalim 2 est de rééquilibrer le rapport de force, lors des négociations commerciales annuelles portant sur les marques nationales, entre les industriels (PME comme grands groupes) et les distributeurs (moins d'une dizaine). L'une de ses ambitions finales est que ce rééquilibrage permette, par effet de ricochet, d'alléger la pression pesant sur les agriculteurs, qui sont souvent les victimes collatérales de la déflation des prix des produits alimentaires issue desdites négociations. Pour ce faire, la loi Egalim 2 introduit plusieurs mécanismes « en cascade ».

En amont tout d'abord, elle rend obligatoire 37 ( * ) , sauf dans quelques filières agricoles fixées par décret, la contractualisation écrite pluriannuelle pour les contrats de vente de produits agricoles livrés sur le territoire français (art. 1 er ), afin que les agriculteurs gagnent en prévisibilité. Ces contrats de vente doivent comporter diverses clauses, dont l'une concerne le prix et les modalités de révision automatique du prix (à la hausse ou à la baisse) selon une libre formule. Cette formule est librement définie, mais elle doit toutefois s'appuyer sur des indicateurs de coût de production, afin qu'il soit tenu compte des charges acquittées par les agriculteurs. Ce faisant, la loi est censée garantir que si l'agriculteur fait soudainement face à une hausse du coût de ses intrants, il puisse la répercuter (en partie) dans son prix de vente.

b) En aval, une sanctuarisation de la part des matières premières agricoles dans le tarif fournisseur

En aval, la loi Egalim 2 « sanctuarise » les matières premières agricoles (MPA) dans la négociation entre industriels et fournisseurs (art. 4). Son objectif est double :

o premièrement, que l'industriel puisse répercuter sur le distributeur les éventuelles hausses de MPA dont il se serait acquitté en amont auprès de l'agriculteur ( via la clause de révision automatique qu'il a signée). Autrement, si le prix de ses achats augmente mécaniquement mais que son tarif de vente reste sujet à négociation, il pourrait être déficitaire ;

o deuxièmement, s'assurer que la négociation commerciale industriel-distributeur ne porte pas sur la partie agricole du tarif du fournisseur, afin d'éviter que ce dernier ne cherche à se « rattraper » en amont en diminuant le prix payé à l'agriculteur.

Pour que les MPA ne fassent pas l'objet de négociations, il est nécessaire que le distributeur ait une idée de la part que représentent les MPA dans le tarif qui lui est soumis . Deux options sont ouvertes par la loi 38 ( * ) : une option n° 1, dans laquelle l'industriel détaille MPA par MPA la part qu'elles représentent dans le volume du produit et dans son tarif (par exemple : pour ce yaourt, l'achat du lait représente 65 % du tarif de vente demandé), et une option n° 2, dans laquelle le fournisseur indique un pourcentage agrégé des MPA (et non pas le détail).

Afin d'éviter que le distributeur n'ait accès à trop d'informations confidentielles via ces deux options (la connaissance de la part exacte de chaque MPA, adossée à une idée générale de ce que représentent les matières premières industrielles, lui permettrait de déduire facilement la marge exacte que réalise son cocontractant, qui est parfois son concurrent direct en tant que fabricant de MDD) tout en conservant un degré de transparence, la loi a prévu une troisième option . L'option n° 3 permet qu'à l'issue de la négociation commerciale, un tiers indépendant puisse certifier, sans donner le détail, que la négociation n'a pas porté sur la part des MPA.

La loi précise explicitement que la matière première agricole est non-négociable .

Compte tenu du fait que l'industriel est lié en amont à l'agriculteur par une clause de révision automatique du prix, la loi instaure également une telle clause dans le contrat aval entre l'industriel et le distributeur, dans une logique de cascade.

Par ailleurs, la loi Egalim 2 prévoit d'autres dispositifs de rééquilibrage du rapport de force entre industriels et distributeurs, non spécifiquement liés aux MPA, comme la non-négociabilité du tarif fournisseur sans contreparties précises et documentées, l'encadrement des produits vendus sous MDD, l'instauration d'une réglementation des pénalités logistiques, et la création d'une clause de renégociation du contrat en fonction de l'évolution de certains intrants.

Schéma explicatif du fonctionnement de la loi Egalim 2

Source : Commission des affaires économiques.

2. Une loi inflationniste dont l'efficacité reste à prouver
a) Des doutes exprimés de longue date par le Sénat quant à l'efficacité de la loi
(1) Le risque que la rudesse des négociations se déplace vers les matières premières industrielles ...

Dès son examen en commission, le Sénat avait exprimé de forts doutes quant à la possibilité que la création d'un mécanisme de « ruissellement » (de l'amont vers l'aval via la clause de révision automatique des prix) permette d'améliorer réellement la rémunération des agriculteurs.

D'une part, la loi Egalim 2 ne traite à aucun moment le sujet des charges supportées par les agriculteurs, qui amputent significativement et de plus en plus leurs revenus.

D'autre part, au total, elle n'agit que sur une fraction de leurs revenus , puisqu'elle ne concerne ni les ventes à l'export, ni les ventes aux grossistes (qui interviennent notamment pour l'approvisionnement des établissements de restauration hors-foyer), ni la part de leur rémunération issue des subventions. En outre, elle ne concernait pas initialement les produits vendus sous MDD, avant que le Sénat ne rectifie le tir.

De la même façon que le Sénat n'a jamais cru à l'efficacité d'Egalim 1, « loi créant de grandes espérances pour un faible résultat 39 ( * ) », il n'a pas plus fondé de grands espoirs dans Egalim 2, mais a essayé « dans un esprit constructif, [...] de tirer le meilleur parti de ce texte au profit des agriculteurs ».

Par ailleurs, en ce qui concerne la capacité de cette loi à rééquilibrer le rapport de force entre industriels et distributeurs lors des négociations commerciales, le Sénat a constamment alerté sur le fait que la dureté des négociations allait désormais se reporter des MPA vers les matières premières industrielles (énergie, transport, emballage). Puisqu'ils ne peuvent plus négocier sur la part des MPA dans le tarif du fournisseur, le risque était élevé qu'ils refusent de passer les hausses de tarif demandées par les fournisseurs à raison de l'évolution du coût des MPI.

(2) ... semble s'être largement concrétisé

Or ce risque s'est, semble-t-il, matérialisé. Lors du « round n° 1 » des négociations, les hausses demandées au titre de l'évolution du prix du transport et de l'énergie ont dans l'ensemble été refusées ou acceptées de façon très réduite , sauf exception, et celles relatives au prix des emballages ont été satisfaites à hauteur de 20 % 40 ( * ) , soit un total d'environ 5 % du besoin pour les matières premières industrielles, selon les industriels.

Lors du round n° 2, toujours en cours, il semblerait que très peu de hausses au titre des MPI ne soient acceptées par les distributeurs, selon les différents représentants des industriels.

À cet égard, il est regrettable que parmi tous les acteurs entendus par le groupe, seuls les distributeurs aient indiqué ne pas pouvoir distinguer la part de MPA de celle des MPI dans les hausses demandées et acceptées ... Tant les pouvoirs publics que les syndicats agricoles et les représentants des industriels ont été en mesure d'indiquer si les MPA et les MPI avaient été bien « couvertes », et dans quelle proportion, mais certains distributeurs ont précisé ne pas pouvoir répondre au motif que les hausses demandées étaient insuffisamment transparentes. Le groupe de suivi déplore ces réponses, qui ne semblent pas refléter fidèlement le niveau d'informations dont dispose chaque acteur.

b) Une loi par construction inflationniste

La loi « Egalim 2 », en dépit de ses imperfections, permet à tout le moins de sanctuariser en partie la part des MPA dans le tarif du fournisseur , afin que celui-ci ne cherche pas à répercuter une éventuelle déflation sur l'agriculteur en amont.

En revanche, les mécanismes qu'elle introduit créent une boucle d'inflation qui, si elle est relativement discrète lorsque les prix des intrants sont à peu près stables, peut prendre des proportions considérables lorsque le coût des intrants (notamment agricoles) évolue fortement à la hausse.

D'une part en effet, les deux clauses de révision automatique du prix (au stade amont entre l'agriculteur et l'industriel puis au stade aval entre ce dernier et le distributeur) prévoient une répercussion normalement mécanique de la hausse du cours des matières premières agricoles subie par l'agriculteur jusque dans le prix de vente du produit au distributeur (qui choisit ensuite de modifier à la hausse le prix de vente final au consommateur, ou de comprimer ses marges).

D'autre part, l'activation de la clause de renégociation , qui peut intervenir lorsque le cours des matières premières non seulement agricoles mais aussi industrielles (énergie, emballage, transport) fluctue, permet en théorie de répercuter une nouvelle fois ces hausses dans le prix de vente au distributeur (qui, à nouveau, décide soit d'augmenter ses prix finaux, soit de réduire ses marges).

Cette répercussion des prix sur toute la chaîne est précisément l'objectif de la loi, puisque ce mécanisme doit permettre en théorie aux agriculteurs en amont de ne pas encaisser à eux seuls l'augmentation de leurs coûts.

Or, comme vu supra , les années 2021 et 2022 se caractérisent par une augmentation fulgurante du prix de la quasi-intégralité des matières premières (céréales, gaz, verre, aluminium, carton, engrais, etc.), dans une ampleur qui ne pouvait être anticipée lors de la conception de la loi à l'été 2021. Par conséquent, cette situation a un double effet dommageable :

• elle contraint les industriels et les distributeurs à s'engager dans de multiples négociations et renégociations tout au long de l'année, ce à quoi ils n'étaient plus habitués. Qui plus est, l'évolution des tarifs demandée atteint des proportions totalement inédites pour les négociateurs, plus familiers de hausses de l'ordre de 1 à 2 %. Sans aucun doute, ces multiples demandes (et donc autant de potentiels refus) accentuent des tensions qui sont déjà vives en « temps normal » ;

• elle pose le débat sur les prix en des termes nouveaux . Compte tenu du niveau de la hausse des intrants, si l'industriel ne parvient pas à renégocier à la hausse ses tarifs, il subit une baisse significative de ses marges . S'il y parvient, les consommateurs finaux font face à une montée soudaine et importante des prix de vente , et risquent de se retourner contre le distributeur qui a accepté les hausses de tarif demandées.

c) Une loi qui s'est toutefois révélée efficace pour la sanctuarisation des matières premières agricoles

Dans l'ensemble, les représentants des fournisseurs entendus par le groupe de suivi ont unanimement estimé que les MPA avaient été bien « couvertes » grâce à la loi Egalim 2 . Les différents syndicats d'agriculteurs l'ont également confirmé.

Représentant environ 40 à 50 % des hausses de tarif demandées, l'évolution des MPA a bien été prise en compte et expliquerait la quasi-intégralité des hausses de tarif acceptées par les distributeurs. Du reste, selon les distributeurs s'étant prononcés sur la question, le tiers de confiance n'aurait refusé de certifier les négociations que dans un nombre infime de cas.

En revanche, comme vu supra , la part des hausses justifiée par l'évolution des matières premières industrielles (MPI) n'a quasiment jamais été « passée » par les distributeurs .

En outre, la loi Egalim 2 comporte un risque supplémentaire indirect, qui est d'encourager la hausse du coût des MPA et MPI : dès lors que les fabricants de machines agricoles, d'engrais, d'alimentation pour animaux, savent que s'ils augmentent leurs prix, les agriculteurs pourront normalement les répercuter via les clauses de révision automatique des prix, ils pourraient d'une certaine façon être incités à le faire, même sans véritable raison économique. Elle présente un deuxième risque, non négligeable, sur lequel le Sénat alerte depuis son examen : en renchérissant le prix de production agricole français aux yeux des industriels, elle est susceptible de les inciter à délocaliser leurs productions et à s'approvisionner en produits étrangers.


* 36 https://www.senat.fr/rap/l20-828/l20-828.html .

* 37 Art. L. 631-24 du code rural et de la pêche maritime.

* 38 Art. L. 441-1-1 du code de commerce.

* 39 Rapport fait au nom de la commission des affaires économiques sur la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, visant à protéger la rémunération des agriculteurs, par Mme Anne-Catherine LOISIER, Sénatrice, 15 septembre 2021.

* 40 Un syndicat agricole entendu par le groupe de suivi a toutefois considéré que ce pourcentage était de 50 %, tout en confirmant que les hausses liées à l'énergie et au transport avaient été refusées.

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