N° 800

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2021-2022

Enregistré à la Présidence du Sénat le 19 juillet 2022

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires économiques (1) sur le bilan de la politique de la ville ,

Par Mmes Viviane ARTIGALAS, Dominique ESTROSI SASSONE
et Valérie LÉTARD,

Sénatrices et Sénateur

(1) Cette commission est composée de : Mme Sophie Primas , présidente ; M. Alain Chatillon, Mme Dominique Estrosi Sassone, M. Patrick Chaize, Mme Viviane Artigalas, M. Franck Montaugé, Mme Anne-Catherine Loisier, MM. Jean-Pierre Moga, Bernard Buis, Fabien Gay, Henri Cabanel, Franck Menonville, Joël Labbé , vice-présidents ; MM. Laurent Duplomb, Daniel Laurent, Mme Sylviane Noël, MM. Rémi Cardon, Pierre Louault , secrétaires ; MM. Serge Babary, Jean-Pierre Bansard, Mmes Martine Berthet, Florence Blatrix Contat, MM. Michel Bonnus, Denis Bouad, Yves Bouloux, Jean-Marc Boyer, Alain Cadec, Mme Anne Chain-Larché, M. Patrick Chauvet, Mme Marie-Christine Chauvin, M. Pierre Cuypers, Mmes Françoise Férat, Amel Gacquerre, M. Daniel Gremillet, Mme Micheline Jacques, MM. Jean-Marie Janssens, Jean-Baptiste Lemoyne, Mmes Valérie Létard, Marie-Noëlle Lienemann, MM. Claude Malhuret, Serge Mérillou, Jean-Jacques Michau, Mme Guylène Pantel, MM. Sebastien Pla, Christian Redon-Sarrazy, Mme Évelyne Renaud-Garabedian, MM. Olivier Rietmann, Daniel Salmon, Mme Patricia Schillinger, MM. Laurent Somon, Jean-Claude Tissot .

ESSENTIEL

La commission des affaires économiques a adopté, le 19 juillet, le rapport présenté par Viviane Artigalas, Dominique Estrosi Sassone et Valérie Létard en conclusion de leur mission d'évaluation de la politique de la ville et de la loi Lamy du 21 février 2014 qui en est le fondement législatif.

À l'issue d'une trentaine d'auditions et de quatre déplacements dans les quartiers prioritaires à Val-de-Reuil, Allonnes, Valenciennes et Nice, le rapport appelle à un nouveau regard sur la politique de la ville afin de reconnaître son rôle de tremplin pour les habitants. Car, selon les maires de France , « il se joue dans ces territoires une partie de l'avenir de la France, en particulier de sa jeunesse, et, s'ils cumulent des difficultés, ils sont aussi des ressources de vitalité et d'initiatives ».

Le rapport demande à la Première ministre, Élisabeth Borne, de convoquer rapidement le Comité interministériel des villes et appelle le ministre de la Ville, Olivier Klein, à lancer une loi de programmation pour garantir les moyens financiers ainsi qu'une révision de la loi Lamy.

I. POUR UN NOUVEAU REGARD SUR DES QUARTIERS SAS

Le quinquennat précédent a été celui du « stop & go » entre les quartiers et le Gouvernement . Des espoirs du rapport Borloo à son classement sans suite, de l'oubli des quartiers dans le plan de relance, après une crise sanitaire dramatique, à son déploiement sous la surveillance directe du Premier ministre, Jean Castex réunissant le Comité interministériel des villes tous les six mois et un comité de suivi tous les deux mois, les coups de frein et d'accélérateur se sont succédés sans constance et sans boussole.

Il est urgent aujourd'hui de redonner un cap clair à une politique qui fait l'objet de nombreuses critiques mais qui s'inscrit dans la durée puisqu'elle a plus de 40 ans. Ces quartiers sont confrontés à de multiples difficultés en matière de sécurité, d'éducation, d'intégration, de santé ou de chômage. C'est un fait et il ne doit pas être négligé.

Mais, à « regarder la photo et non le film », les difficultés des quartiers et non l'histoire des habitants, une partie de la réalité échappe à l'analyse.

A. L'INÉGALITÉ TERRITORIALE, UN ENJEU TOUJOURS AUSSI ACTUEL

Depuis une vingtaine d'années, la politique de la ville a pour principal objectif de réduire les écarts entre des territoires, où se concentrent la pauvreté, et le reste du pays. Elle est conçue comme une politique de discrimination positive territoriale . L'objectif est de les normaliser, de les faire rejoindre la moyenne statistique. Dans les quartiers transformés par l'ANRU, ce n'est pas sans résultat, bien au contraire, comme nous l'avons vu à Val-de-Reuil. Mais la Cour des comptes, dans son rapport de 2020 , comme d'autres organismes d'évaluation, regrette que la situation des quartiers ne s'améliore pas fondamentalement. Il y aurait une forme d'échec récurrent de la politique de la ville malgré les milliards engloutis. Ce constat nourrit le procès en légitimité de la politique de la ville d'autant que, depuis le mouvement des « gilets jaunes » , les problèmes de la « France périphérique » et de la ruralité peuvent apparaître plus urgents.

Face à ces critiques, il faut déconstruire certaines idées reçues. Les quartiers prioritaires ne sont pas mieux lotis, l'insuffisance des services publics « de droit commun » est toujours une réalité . Améliorer la vie des habitants reste un enjeu. Les rapports Borloo, Cornut-Gentille-Kokouendo , et de l'Institut Montaigne l'ont largement démontré. Il y a moins de personnels de la fonction publique hospitalière pour 100 000 habitants en Seine-Saint-Denis que dans les départements les moins peuplés de France.

B. LES QUARTIERS POPULAIRES : UNE FONCTION DE SAS

Ces quartiers sont à bien des égards des sas et la politique de la ville un tremplin. Certains ont pu dire que la Seine-Saint-Denis était un « Ellis Island français » dans le sens où, dans les métropoles, les quartiers populaires ont des fonctions d'accueil et de rebond. Bien qu'il manque des études de cohortes pour confirmer les témoignages et les analyses sociologiques, plusieurs travaux montrent qu'il y a une réelle mobilité résidentielle et de revenu dans ces quartiers. On y déménage autant ou plus qu'ailleurs, par exemple pour devenir propriétaire , notamment à proximité afin de conserver les liens de solidarité. Mais les nouveaux entrants qui les remplacent ont en moyenne un niveau de revenu inférieur. Plus généralement, en termes de revenu, des études récentes de l'Insee et de France Stratégie montrent que la mobilité intergénérationnelle des revenus est plus importante en France qu'aux États-Unis , sous réserve d'accéder à l'enseignement supérieur et d'être mobile géographiquement.

Il faut donc adopter une vision dynamique de la politique de la ville. Car de manière statique, de dix ans en dix ans, et sans qu'il faille s'en satisfaire, un quartier pauvre va être, le plus souvent, confronté aux mêmes difficultés. Mais de manière dynamique, si on regarde qui sont les habitants, on verra qu'ils ont changé. En dix ans, environ 50 % auront déménagé.

Enfin, la contribution de ces quartiers à l'économie nationale est bien réelle. La Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de France, se révèle être le 8 e contributeur net à la protection sociale et celui où la masse salariale a le plus augmenté entre 2007 et 2018.

C. L'EXEMPLE DE L'ENTREPRENEURIAT

Tous les habitants des QPV n'ont pas vocation à devenir entrepreneurs et on ne transforme pas un jeune sans formation en PDG de licorne. Mais l'entrepreneuriat rencontre l'aspiration de plus d'un tiers des habitants et peut donc avoir un effet d'entraînement.

La promotion de modèles d'une réussite accessible a un vrai impact dans les quartiers.

Le programme Entrepreneuriat pour tous de Bpifrance a notamment permis la création de 5 000 entreprises ces deux dernières années. Les entreprises sont créées dans des secteurs économiques diversifiées, y compris traditionnels. « Ça change des vies, ça crée de l'emploi et ça anime positivement les quartiers » selon le témoignage du fonds d'investissement, Impact Partner , qui accompagne beaucoup de franchisés et de buralistes en QPV.

Cette dynamique pourrait être amplifiée notamment au profit de l'entrepreneuriat au féminin . Les femmes des quartiers sont aussi intéressées que les hommes par la création d'entreprise. Mais souvent à la tête d'une famille monoparentale, moins soutenues financièrement et victimes de barrières sociales, elles concrétisent moins leur projet que les hommes. L'attention devrait aussi se porter sur l'accompagnement dans la durée des jeunes pousses des quartiers, par exemple grâce à des Groupements de prévention agréés, qui ont été efficaces durant la crise sanitaire, ou la création d'hôtels d'entreprises.

D. FAIRE DE LA RÉUSSITE DES HABITANTS UN DES OBJECTIFS

Assurer l'égalité des territoires entre eux reste un objectif nécessaire. Mais il faut y ajouter de manière plus explicite la fonction de tremplin pour les habitants de la politique de la ville. Des habitants de QPV qui quittent un quartier parce que leur situation s'est améliorée, ce n'est pas un échec de la politique de la ville, bien au contraire .

II. PRIORITÉ, PARTENARIAT, TERRITORIALISATION, ÉVALUATION

Le rapport recommande ensuite d'améliorer les outils de la politique de la ville autour de quatre axes : l'engagement de l'État, le partenariat, la territorialisation et l'évaluation.

A. UN ENGAGEMENT DU GOUVERNEMENT AU PLUS HAUT NIVEAU

La Première ministre, Élisabeth Borne, doit reprendre le pilotage interministériel de la politique de la ville comme le faisait Jean Castex. La convocation d'un comité interministériel des villes, le CIV, selon un rythme semestriel, c'est-à-dire dès cet été, apparaît comme le premier signal politique et opérationnel à donner. Elle doit ensuite s'assurer que les différents ministères mobilisent les moyens de droit commun dans les QPV. La signature de conventions interministérielles dans ce but doit être relancée par Matignon. Il n'y en a plus depuis 2016 !

Le Gouvernement doit également donner une visibilité sur les crédits de la politique de la ville dans la durée à travers une loi de programmation pour la ville .

B. POUR UNE POLITIQUE PARTENARIALE...

La complémentarité et le dialogue entre l'État et les villes doit se développer. Dans les Alpes-Maritimes, les Cités éducatives et les Bataillons de la prévention sont de bons exemples du travail approfondi qui a été réalisé pour adapter ces programmes au territoire et les compléter grâce à des financements complémentaires locaux.

Il faut ensuite renforcer le tissu associatif des quartiers, qui s'est beaucoup délité, en sortant des appels à projets systématiques pour favoriser les conventions pluriannuelles notamment pour aider les associations à grandir. L'accompagnement des associations de grande proximité doit se généraliser et des enveloppes de crédits leur être réservées.

Concernant la participation des habitants, le rapport propose de réformer les conseils citoyens dont les résultats sont hétérogènes. Plus de souplesse à l'exemple des conseils de quartier et une logique de projet avec des moyens appropriés seraient les voies à suivre.

Enfin , l'implication des entreprises en faveur des quartiers devrait être favorisée à travers les conventions de revitalisation, comme cela se fait dans les Alpes-Maritimes, à travers les critères de performance extra-financière. L'idée de créer une fondation pourrait être relancée. Prévue dans la loi de 2014, elle n'a jamais vu le jour.

C. ... PLUS TERRITORIALISÉE

Le rapport plaide pour une adaptation de la géographie prioritaire et des contrats de ville.

La géographie prioritaire issue de la loi de 2014 , qui est fondée sur le seul critère de la concentration de la pauvreté par carreau de 200 mètres de côté, a été une grande avancée et a concentré les moyens. Mais elle a laissé de côté, sans vraie solution, des poches de pauvreté diffuse ou localisée . Le bassin minier en est le meilleur exemple. Aujourd'hui, il est à déplorer l'absence d'actualisation de la géographie prioritaire alors qu'elle aurait dû avoir lieu en 2020. C'est donc la première urgence . Cette actualisation doit être l'opportunité de laisser une plus grande latitude aux maires et aux préfets pour ajuster le zonage sur le fondement des analyses de besoins sociaux .

De plus, les contrats de ville doivent devenir des outils opérationnels . Comme la géographie prioritaire, ils n'ont pas été actualisés depuis 2014. Il faut également les assouplir pour que les EPCI puissent choisir leurs priorités et décliner des objectifs concrets et mesurables quartier par quartier. Ils pourraient comprendre un volet investissement . Cela aurait particulièrement du sens dans les quartiers qui ne sont pas éligibles à l'ANRU. En outre, sous réserve d'un meilleur contrôle et de sa compensation aux communes, l'abattement de 30 % de la TFPB au profit des bailleurs sociaux, qui s'achève en 2023, doit être pérennisé . Enfin, le rapport envisage d'expérimenter et d'évaluer la délégation des crédits de la politique de la ville auprès de quelques EPCI volontaires.

D. FAIRE UN SAUT QUALITATIF DANS L'ÉVALUATION DE CETTE POLITIQUE

Enfin, il est impératif de faire un saut qualitatif dans l'évaluation de la politique de la ville. Il faut changer de culture et intégrer l'évaluation d'objectifs concrets dès la conception des programmes. Un rapport d'activité n'est pas une évaluation des résultats. Le rapport formule trois propositions :

• L'Observatoire national de la politique de la ville (ONPV) est en « état de mort cérébrale ». Il est passé de dix équivalents temps plein, lors de sa création, à deux en 2022. Un renforcement des moyens est indispensable notamment pour lancer des études de cohortes sur les trajectoires des habitants dans la durée .

• L'ONPV doit pouvoir travailler sur les discriminations en fonction du lieu de résidence et de l'origine comme il le fait déjà sur celles en fonction du genre.

• Il faut accompagner les collectivités pour muscler leurs capacités d'évaluation . Le travail du CEREMA à Valenciennes est un très bon exemple. On doit aussi faciliter la levée du secret statistique , qui rapidement empêche la réalisation des évaluations.

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