C. UNE RÉFORME IMPOSSIBLE ?

Les spécificités du régime comme le contexte social du secteur de la pêche ont largement contribué à l'exclure des précédentes réformes des retraites. Ainsi, de la réforme des retraites de 2014 n'a été retenu que le décalage de la révision annuelle de la pension à la date des pensions des autres régimes. Elle était jusque-là alignée sur celle de la révision du salaire forfaitaire (1 er avril).

L'article 7 du projet de loi instituant un système universel des retraites (SUR) prévoyait, en 2020, une intégration des assurés du régime d'assurance vieillesse des marins au sein du nouveau système. Les modalités de cet alignement devaient néanmoins être précisées par ordonnance.

Quatre principes avaient été retenus :

- l'intégration du régime des marins au sein du SUR avec en contrepartie le maintien d'un régime spécifique justifié par la situation particulière des gens de mer ;

- tous les marins devaient être traités de la même façon, qu'ils soient issus du secteur de la pêche ou de ceux du commerce ;

- le maintien des assiettes forfaitaires de cotisation moyennant une augmentation (une majoration comprise entre 30 et 50 % du montant des cotisations était alors envisagé) ;

- la mise en oeuvre d'une « clause du grand père », aux termes de laquelle seuls les marins nés après le 1 er janvier 1987 devaient intégrer le SUR. Les marins nés après cette date mais déjà embarqués en 2022 devaient encore bénéficier des dispositions actuelles pour la partie de carrière effectuée avant le 1 er janvier 2025.

Le choix de l'ordonnance était motivé par le souhait de mener une concertation approfondie avec les partenaires sociaux, en ce qui concerne :

- l'âge d'ouverture des droits à la retraite et en particulier l'âge anticipé de départ en retraite : le Gouvernement s'était alors engagé à maintenir un départ possible à 55 ans si le marin fait état de 15 ans de navigation ;

- les modalités de prise en charge transitoire par l'État des cotisations salariales et patronales pour les marins dans le cadre d'un alignement progressif des cotisations sur le droit commun. La durée de cet alignement devait dépasser 20 ans. Cette période relativement longue se justifiait notamment pour les pêcheurs confrontés au risque d'une multiplication par 16 du montant des cotisations patronales ;

- la gouvernance, l'organisation, les missions et les modalités de gestion de l'organisme de gestion des retraites des marins, l'ENIM étant appelé à travailler avec la future Caisse universelle des retraites.

L'abandon du système universel des retraites n'interdit pas, pour autant, de mener une réflexion sur la viabilité du régime à terme, compte-tenu du déséquilibre démographique constaté plus haut. Cette réflexion doit concilier prise en compte de la pénibilité, nécessaire majoration des ressources financières du régime et maintien du niveau de compétitivité de la flotte. Un alignement brutal des cotisations sur le niveau retenu au sein du régime général fragiliserait en effet les équilibres économiques sur lesquels repose actuellement l'activité maritime française. Toute augmentation des taux serait notamment particulièrement mal vécue dans le secteur de la pêche fragilisé tout à la fois par la crise sanitaire, le Brexit et l'augmentation continue des prix du carburant.

1. Quelles pistes peuvent être envisageables pour une réforme du régime ?

La rapporteure spéciale estime aujourd'hui que la double question de la pénibilité et de la compétitivité fragilise toute velléité de fermeture complète du régime. Elle n'interdit pas pour autant de modifier certains de ses paramètres, en menant à bien une réévaluation progressive de son mode de financement et une prise en compte plus fine des déroulés de carrières, avec en filigrane la question de l'intégration ou non des polypensionnés.

a) Une révision nécessaire du décret du 7 mai 1952

Une réforme a minima du régime pourrait passer par une révision des grilles de métiers. Un groupe de travail du Conseil supérieur des gens de mer a été mis en place à cet effet en 2014, réunissant partenaires sociaux, ENIM, direction des affaires maritimes, direction de la sécurité sociale et direction du budget. Une double mission lui avait été assignée :

- étudier la règlementation du classement catégoriel (ajustement, réflexion sur l'évolution...),

- étudier et, le cas échéant, prendre des décisions sur des cas particuliers de classement catégoriel (situations dérogatoires au décret de 1952 en cas de vide juridique, demandes particulières d'un secteur d'activité voire d'armement...).

Cette révision était néanmoins conditionnée à une réforme du régime plus ambitieuse, à la demande de la direction du budget et de la direction de la sécurité sociale. L'absence de perspective à ce sujet a conduit les partenaires sociaux à renoncer à siéger au sein de ce groupe.

Une proposition de simplification de la grille de salaires forfaitaires avait auparavant été présentée par le président de la commission de classement de l'ENIM en 2008 31 ( * ) . Ce projet consistait en la réduction du nombre de catégories de vingt à huit, avec au total trente-six fonctions et deux critères (la jauge et la puissance du navire). Cette réforme avait également été abandonnée en raison de la réticence de certains professionnels à voir le niveau des salaires forfaitaires augmenter pour certaines catégories.

La rapporteure spéciale estime que ce travail devrait être aujourd'hui être repris. Au-delà de la mise à niveau d'une liste datée comprenant des fonctions disparues (palefreniers) voire insuffisamment ouverte à de nouvelles tâches (officiers électroniciens, fonctions sur les plateformes off-shore), l'affiliation de certains métiers au régime pourrait être revue. Il en va ainsi des ostréiculteurs ou des conchyliculteurs dont l'enregistrement auprès du régime des marins peut être sujet à caution, compte tenu notamment des préventions observées par ailleurs s'agissant des métiers côtiers. Le passage en cours, pour les employeurs, à la déclaration sociale nominative devrait permettre d'accélérer cette simplification du classement catégoriel avec la disparition des fonctions pas ou peu exercées. Il s'agit dès lors d'accompagner cette transition. Un compromis pourrait être trouvé via une actualisation des fonctions complétée par une réduction du nombre de catégories (une réduction de 20 à 15 a déjà été envisagée par le passé) et une évolution des règles de saut de classe, jugées trop restrictives, pour permettre aux marins une progression logique de leurs niveaux de cotisation.

Recommandation n°5 (direction générale des Affaires Maritimes, de la Pêche et de l'Aquaculture) : Procéder, après concertation avec les partenaires sociaux, à une actualisation du décret du 7 mai 1952 afin de mettre à jour les fonctions accomplies, réduire le nombre de catégories, faciliter la fluidité entre elles et revoir l'affiliation de certains métiers au régime (ostréiculteurs, conchyliculteurs) afin de faciliter la correspondance entre salaire forfaitaire et salaire réel et permettre ainsi d'améliorer la soutenabilité financière du régime.

b) La question du temps de mer

La rapporteure spéciale relève qu'en 2020, plus de 10 % des cotisants au régime ont effectué un service à terre. 272 cotisants se sont notamment vus affectés à terre pour une durée dépassant 4 mois.

Nombre de cotisants au régime des marins affectés à terre entre 2017 et 2020

Source : commission des finances du Sénat d'après les données transmises par l'ENIM.

La question de la pénibilité - qui varie selon les secteurs d'activité et les fonctions occupées - pourrait être appréciée au travers de la notion de temps de mer . Cette notion avait été avancée lors des négociations autour du projet de loi instaurant un système universel des retraites en 2020, afin de mieux tenir compte de la pénibilité effective des fonctions au moment de liquidation de la pension, qu'il s'agisse de la définition du nombre d'annuités nécessaires ou de l'âge requis.

Recommandation n° 6 (législateur) : Intégrer la notion de temps de mer dans le mode de calcul des droits à pension afin de mieux tenir compte de la pénibilité et bonifier ainsi précisément les moments de carrière passés en mer au moment du calcul du nombre d'annuités et de la détermination de l'âge d'ouverture du droit.

c) En finir avec le « régime de passage » ?

Le régime de retraite des marins est, par ailleurs, essentiellement un régime dit « de passage » pour les cotisants. Deux facteurs justifient une telle appréciation :

- 70 % à 90 % des bénéficiaires du régime sont des polypensionnés ;

- 48 % des liquidations de pensions concernent des marins ayant eu une carrière inférieure à 15 ans de services (pension spéciale).

L'ENIM dispose de données lui permettant d'identifier parmi ses pensionnés ceux percevant des pensions d'autres régimes. Pour traiter des questions relatives à ces situations, il s'appuie sur l'échantillon inter-régimes de retraités (EIR) qui donne, pour un échantillon anonyme de personnes, des informations sur les avantages de retraite et les droits acquis à la liquidation. Cet échantillon est constitué tous les 4 ans par la DREES auprès de la plupart des régimes de retraite obligatoires. L'EIR 2012, recensant 2 080 pensionnés dont 1 410 de droit direct, fait apparaître un taux de polypensionnés de 61,3 %. Les personnes concernées ont essentiellement cotisé auprès de la CNAV et dans une moindre mesure au RSI ou à la MSA. L'ENIM a indiqué à la rapporteure spéciale que ce taux était probablement sous-estimé, faisant état d'une étude sur la génération 1942 qui montrait que 77 % des retraités du régime étaient polypensionnés. Une nouvelle étude sur la base de l'EIR 2016 est actuellement en cours. Le poids des pensions spéciales, liquidables pour les périodes d'activités comprises entre 3 mois et 15 ans (cf supra), tend à confirmer cette impression.

Au regard de ces éléments, la rapporteure spéciale s'interroge sur la spécificité du métier de marin dans un parcours de carrière qui semble plus complexe. Dans ces conditions, le versement d'une pension par un régime spécial qui ne représente qu'une partie de la vie professionnelle de l'assuré pose question. Un reversement des cotisations vers le régime général pourrait être envisagé pour les carrières courtes dans le secteur maritime, ce qui permettrait d'alléger la charge pesant sur le régime spécial. Il viserait les assurés dont la majeure partie de la carrière est réalisée en dehors du secteur et sont donc moins sensibles à la pénibilité des métiers. Ce faisant, la rapporteure spéciale entend préserver la spécificité du régime tout en limitant la charge pour les finances publiques.

Recommandation n° 7 (législateur) : Afin de reconnaître la pénibilité et la disponibilité afférentes à certaines catégories d'emploi, limiter l'affiliation au régime des marins aux carrières longues dans le secteur et prévoir un reversement au régime général des cotisations versées par les assurés affiliés au régime spécial dès lors que la majeure partie de leur carrière est effectuée en dehors du secteur.

2. Une trajectoire de réduction des coûts de gestion de l'ENIM difficile à respecter ?

Les coûts de gestion de l'ENIM devraient atteindre 9,7 millions d'euros en 2021, soit une diminution de 0,2 million d'euros par rapport à l'exercice précédent. Cette baisse est pour partie logique au regard de la diminution du volume de prestations servies entre les deux exercices. Le rapport annuel de performances table pour 2023 sur des coûts de gestion atteignant 8,28 millions d'euros. La rapporteure spéciale s'interroge sur une telle ambition au regard des missions assignées par l'État à l'ENIM dans la cadre de la convention d'objectif et de gestion 2022-2026 actuellement en cours de signature. Celle-ci prévoit notamment :

- l'accompagnement des entreprises dans le passage à la déclaration sociale nominative (DSN), source d'inquiétude pour la plupart des acteurs entendus par la rapporteure spéciale. 83 % des marins sont aujourd'hui déclarés via ce dispositif, avec de fortes différences selon les territoires : 92 % en métropole et 30 % dans les DOM 32 ( * ) ;

-  le développement d'une nouvelle branche Accidents du travail - Maladies professionnelles (AT-MP), l'ENIM ayant vocation à être pilote en vue du développement d'une véritable culture de la prévention et de contribuer à la constitution d'un véritable observatoire de l'accidentologie des risques professionnels maritimes ;

- l'accompagnement particulier des marins d'outre-mer ;

- le développement de nouveaux services en ligne doublé d'une stratégie de communication multicanal.

La rapporteure spéciale partage ces objectifs et plus particulièrement la question de la branche AT/MP (cf supra) . La prise en charge de ce risque est aujourd'hui le seul fait des armateurs, dans les conditions d'application prévues par un décret daté du 17 juin 1938 (prise en charge armateur). Elle relève cependant que de l'aveu même de l'ENIM, l'accélération des projets informatiques ces dernières années a eu pour conséquence une augmentation des coûts de gestion.

La rapporteure spéciale note en outre que le « Fontenoy du maritime » a conclu à la nécessité d'instaurer une continuité de protection sociale pour les marins quel que soit leur pavillon d'emploi et de rendre ainsi concrète l'affiliation des marins à l'ENIM dès lors qu'ils résident à l'étranger. L'objectif affiché, qu'elle partage, est de permettre à l'établissement de bénéficier de plus de recettes. Serait ainsi mis en oeuvre, sur le modèle de la caisse des français de l'étranger (CFE), un « compartiment » équivalent au sein de l'ENIM, auxquels adhéreraient les marins concernés sur une base volontaire et dont ils assumeraient, comme les expatriés à la CFE, l'intégralité des cotisations sans implication de leur employeur. Cette mesure accompagnerait le développement de l'emploi des officiers français sous des pavillons internationaux (quelques centaines), souvent dans des activités à haute valeur ajoutée ou à forte technicité, ce qui serait de nature à créer des filières de spécialité française (par exemple la propulsion au GNL) bénéfiques aussi au pavillon national. Une étude de faisabilité du dispositif doit être réalisée. La mise en place d'un tel dispositif ne serait pas sans incidence financière pour l'ENIM.

Dans ces conditions, la trajectoire de réduction des coûts de gestion apparaît plus qu'aléatoire.

.


* 31 Rapport du président de la commission de classement à M. le directeur de l'ENIM portant proposition de réforme du classement catégoriel des marins et de la grille de salaires forfaitaires, septembre 2008.

* 32 26 % en Guadeloupe, 24 % en Martinique, 24 % en Guyane et 75 % à la Réunion.

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