N° 12

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023

Enregistré à la Présidence du Sénat le 5 octobre 2022

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des finances (1) sur les forces de souveraineté ,

Par M. Dominique de LEGGE,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Claude Raynal , président ; M. Jean-François Husson , rapporteur général ; MM. Éric Bocquet, Daniel Breuiller, Emmanuel Capus, Bernard Delcros, Vincent Éblé, Charles Guené, Mme Christine Lavarde, MM. Dominique de Legge, Albéric de Montgolfier, Didier Rambaud, Jean-Claude Requier, Mme Sylvie Vermeillet , vice-présidents ; MM. Jérôme Bascher, Rémi Féraud, Marc Laménie, Stéphane Sautarel , secrétaires ; MM. Jean-Michel Arnaud, Arnaud Bazin, Christian Bilhac, Jean-Baptiste Blanc, Mme Isabelle Briquet, MM. Michel Canévet, Vincent Capo-Canellas, Thierry Cozic, Vincent Delahaye, Philippe Dominati, Mme Frédérique Espagnac, MM. Éric Jeansannetas, Patrice Joly, Roger Karoutchi, Christian Klinger, Antoine Lefèvre, Gérard Longuet, Victorin Lurel, Hervé Maurey, Thierry Meignen, Sébastien Meurant, Jean-Marie Mizzon, Claude Nougein, Mme Vanina Paoli-Gagin, MM. Paul Toussaint Parigi, Georges Patient, Jean-François Rapin, Teva Rohfritsch, Pascal Savoldelli, Vincent Segouin, Jean Pierre Vogel .

L'ESSENTIEL

I. LES FORCES DE SOUVERAINETÉ SONT CONFRONTÉES À DES MISSIONS LARGES ET À DES CONTEXTES GÉOSTRATÉGIQUES SENSIBLES

A. DES MISSIONS LARGES S'INSCRIVANT DANS LA LOGIQUE DE PROTECTION DES OUTRE-MER

Les forces de souveraineté constituent des forces prépositionnées, interarmées et à dominante marine. Elles se répartissent en cinq forces armées régionales, qui ont chacune la responsabilité d'une importante zone géographique, dénommée zone de responsabilité permanente (ZRP).

Présentation des effectifs, des unités et des équipements
des forces de souveraineté

Source : ministère des armées

Elles y assurent, en appui des moyens de l'État et de l'action interministérielle, la protection du territoire national, le maintien de notre souveraineté et la préservation des ressources présentes dans les zones sous juridiction française. L'outre-mer représente en effet 97 % de la zone économique exclusive (ZEE), incluant les aires marines protégées et les zones d'extension du plateau continental.

Missions opérationnelles des forces de souveraineté

Mission

permanente 1

Connaissance/

Anticipation

? Entretenir une connaissance de la ZRP.

? Contribuer à la collecte du renseignement d'intérêt militaire.

Mission

permanente 2

Protection

? Contribuer à la protection du territoire national, de nos concitoyens et des installations stratégiques.

? Contribuer à la sécurité et à la préservation des intérêts nationaux dans les espaces sous souveraineté française, en soutien de l'action de l'État.

Mission

permanente 3

Prévention

? Affirmer la présence de la France et contribuer à la stabilité dans la ZRP.

Mission crise 1

? Conduire, participer ou soutenir une opération de secours d'urgence sur le territoire national (événements naturels ou technologiques, aide humanitaire).

Mission crise 2

? Conduire, participer ou soutenir une opération militaire dans la ZRP (secours aux populations ou RESEVAC).

Source : ministère des armées

B. DES ZONES DE RESPONSABILITÉ PERMANENTES CONCENTRANT CHACUNE DES RISQUES IMPORTANTS

Chacune des forces de souveraineté évolue dans un contexte géostratégique particulièrement sensible. Dans ces zones géographiques, elles visent à constituer un point d'appui en permettant aux armées d'y projeter des moyens et une garantie pour assurer notre souveraineté sur le territoire national.

Les Forces armées dans la zone sud de l'Océan indien (FAZSOI), où le rapporteur spécial s'est rendu dans le cadre de sa mission, constituent un exemple éloquent des différents défis auxquels sont confrontées les forces de souveraineté, de par l'immensité de leur zone de responsabilité et la diversité des enjeux auxquels elles font face. La zone de responsabilité des FAZSOI couvre ainsi 24 millions de km², soit plus de 50 fois la surface de l'hexagone, dont 2,7 millions de km² de zones économiques exclusives (ZEE), comprenant des territoires français contestés (îles Éparses) et des points de tension stratégiques (canal du Mozambique), exposés à des aléas climatiques importants comme les cyclones.

La zone Caraïbe (Forces armées en Guyane et Forces armées aux Antilles) qui concentre plus d'un million de ressortissants français est quant à elle confrontée à des défis stratégiques liés à la lutte contre le crime organisé (narcotrafic, orpaillage illégal), à la nécessité de maintenir la liberté de circulation maritime, et à l'instabilité de certains pays de la zone.

Par ailleurs, les forces de souveraineté jouent un rôle clé dans la zone Pacifique Sud , qui constitue une cible de l'expansion chinoise au-delà de la mer de Chine méridionale. À ce titre, les Forces armées en Nouvelle-Calédonie, tout comme les Forces armées en Polynésie française et les FAZSOI constituent selon le gouvernement « la clé de voûte de l'action de défense française » 1 ( * ) , dans la zone indopacifique, qui est le nouveau centre névralgique des tensions mondiales.

Les FAZSOI conduisent en outre nombreuses actions de coopération avec les États et organisations internationales de son voisinage . Il serait cependant souhaitable que de telles actions de coopération puissent s'articuler avec les politiques d'aide au développement menées au sein de la ZRP. Une coordination avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères et l'Agence française du développement (AFD) serait non seulement de nature à renforcer l'efficacité de leurs actions respectives en la matière mais également d'améliorer « l'acceptation » de la présence française dans la zone.

Les forces de souveraineté jouent enfin un rôle majeur dans le domaine civil. Elles contribuent ainsi à l'action de l'État en mer (sécurité maritime, sauvetage en mer, lutte contre la pollution et la pêche illicite...) et aux missions de sécurité civile (évacuations sanitaires, participation à la mission « Résilience » avec mutualisation d'un hélicoptère de la marine nationale en Polynésie française afin d'assurer des missions de sauvetage). Elles ont également un rôle clé dans la lutte contre l'orpaillage illégal en Guyane (mission « Harpie »), et la lutte contre l'immigration clandestine à Mayotte.

II. DES FORCES DE SOUVERAINETÉ DONT LE FORMAT « TAILLÉ AU PLUS JUSTE » N'EST PAS ADAPTÉ À L'AMPLEUR DE LEURS MISSIONS ET À LEUR RÔLE STRATÉGIQUE

A. UNE « RATIONALISATION » À PARTIR DE 2008 ENTRAINANT UNE FORTE BAISSE DES EFFECTIFS

À l'issue d'un processus de consolidation au cours des années 1980 et 1990, les forces de souveraineté ont connu d'importantes réorganisations depuis 2008. La principale a été liée à la révision générale des politiques publiques , dont les objectifs ont été repris dans le livre blanc de 2008, qui prônait « une rationalisation des moyens militaires stationnés en dehors de la métropole, afin de grouper nos capacités d'intervention à partir du territoire national ou sur ces axes. [...] Les forces de souveraineté stationnées dans les départements et collectivités d'outre-mer devront être définies au niveau strictement nécessaire aux missions des armées proprement dites ». 2 ( * )

Cette volonté de réduction des forces de souveraineté à leur niveau « strictement nécessaire » a amené à une réduction de 20 % de leurs effectifs et profondément changé leur organisation.

Effectifs des forces de souveraineté

(en ETP)

Source : commission des finances, d'après le ministère des armées

B. UNE PRISE EN COMPTE DE LEUR IMPORTANCE STRATÉGIQUE PAR LA LPM 2019-2025 N'ENTRAINANT QU'UNE RÉÉVALUATION LIMITÉE DE LEURS MOYENS

Le rapport annexé à la LPM 2019-2025 prend acte de l'importance stratégique des forces de souveraineté et de leurs fragilités , puisque son rapport annexé mentionne la nécessité de pouvoir, au titre de l'Ambition 2030, « conduire [des] opérations dans le cadre d'une approche globale élargie, permise notamment par un dispositif de forces prépositionnées et de forces de souveraineté, toutes deux dotées des effectifs suffisants et des équipements adéquats ».

Depuis 2016, l'évolution des crédits des forces de souveraineté a été marquée par leur stabilité, et s'élevaient à 946 millions d'euros en 2020, crédits des personnels civils inclus.

Coûts annuels des forces de souveraineté

(en millions d'euros)

Entre 2016 et 2019, les coûts de T2 de masse salariale sont limités au personnel militaire tandis qu'à partir de 2020, ceux-ci incluent le personnel civil.

Source : commission des finances, d'après le ministère des armées

En matière d'effectifs, le ministère des armées prévoit un rythme d'augmentation des effectifs de plus de 2,5 %, supérieur à celui prévu pour l'ensemble des effectifs par la LPM d'ici à 2025 (+ 2,25 %).

Cet effort, s'il met fin à la déflation de la décennie passée, ne permet pas de renouer avec les niveaux antérieurs à 2008. Alors qu'elles doivent faire face à une menace croissante contre nos intérêts stratégiques et à une pression accrue sur les ressources naturelles de nos territoires et de notre zone économique exclusive (ZEE), les forces de souveraineté peuvent répondre aujourd'hui strictement à leurs missions du quotidien . En cas de crise, elles devront être rapidement renforcées depuis la métropole ou par une bascule de moyens entre forces prépositionnées, selon une logique d'appui mutuel.

Un effort important apparaît essentiel pour leur permettre de répondre à l'évolution de leur environnement stratégique, au renforcement des menaces d'origine naturelle ou sécuritaire, ainsi qu'à la concurrence croissante de certains compétiteurs qui cherchent à étendre leur sphère d'influence ou à sécuriser leur accès aux ressources naturelles.

Ces différents éléments devront être pris en compte dans la « réévaluation » de la programmation actuelle demandée par le président de la République 3 ( * ) .

III. DES MOYENS LIMITÉS PARFOIS INADAPTÉS AUX LARGES MISSIONS DES FORCES DE SOUVERAINETÉ

A. DES MOYENS NAVALS ET AÉRIENS INSUFFISANTS

Les moyens de surveillance aérienne des forces de souveraineté apparaissent très largement insuffisants. Au sein des FAZSOI, la mission de surveillance aérienne (lutte contre la pêche illicite et contre les atteintes à l'environnement, notamment) est assurée aux abords des îles Éparses à vue par les équipages des deux avions de type Casa dont elles disposent. La surveillance s'effectue lors du survol de ces îles à l'occasion de la relève des militaires présents en permanence sur trois d'entre elles (environ 1 fois tous les 45 jours). Cette relève ayant toutefois lieu de manière régulière, les pêcheurs, notamment malgaches, pêchant illégalement sur les eaux territoriales de certaines de ces îles peuvent facilement adapter leurs programmes de navigation en évitant les jours de passage estimés du Casa. Ceci apparaît insuffisant pour assurer les missions de surveillance dans les ZEE de ces îles où la pêche illégale demeure un problème prégnant (notamment à Bassas da India).

En appui, les FAZSOI bénéficient également d'un Falcon 50 M de patrouille maritime, qui apparaît toutefois plus qu'insuffisant puisqu'il n'est déployé dans cette zone que deux fois deux semaines par an, et dédie également une partie de son temps de présence à la lutte contre l'immigration clandestine à Mayotte. La situation est comparable pour les Antilles et la Guyane, qui ne bénéficient de cet appui que de manière occasionnelle.

Au regard des enjeux en matière de surveillance maritime de la zone, particulièrement concernée par la pêche illégale, l'immigration clandestine à Mayotte et la lutte contre les activités polluantes, une augmentation des capacités constitue une nécessité impérieuse. Plus largement, la réussite du programme AVISMAR visant à remplacer les capacités de surveillance maritime de la marine nationale est particulièrement importante pour les forces de souveraineté.

Les capacités de transport tactique sont également limitées. Les FAZSOI ont ainsi connu une forte baisse de leurs capacités en la matière à la suite du retrait du Transall C 160 en 2015, alors que ce dernier présentait une capacité d'emport bien supérieure à celle du Casa (6 tonnes contre 1,5) et une autonomie de 8 heures au lieu de 6. Les FAZSOI peuvent, en cas de besoin (évacuation sanitaire, crise, etc.), demander un renfort de l'A400M de métropole sous un préavis de 48h, qui pourrait s'avérer trop long en cas de crise impliquant une réaction rapide.

Les Forces armées en Polynésie française disposent également de deux Casa, ce qui reste suffisant pour un emploi au sein de la Polynésie française, mais nécessite, pour se déployer vers l'Ouest du Pacifique, plusieurs jours de transit et l'ouverture de points d'appui pour le ravitaillement. L'Est du Pacifique, et notamment les côtes américaines, est inaccessible par la voie aérienne avec les moyens précités. Enfin, ces moyens aériens ont une capacité d'emport limitée.

Les moyens nautiques des forces de souveraineté sont également « taillés au plus juste », et ont dû faire face à de nombreuses réductions temporaires de capacité dans la décennie 2020, qui devraient être comblées avec l'arrivée de six patrouilleurs outre-mer (POM) à partir de 2023 et complètement résorbée en 2025.

En matière de bâtiments de soutien , les forces de souveraineté ne disposent plus depuis 2017 de bâtiments ayant des capacités amphibies, pourtant considérées comme essentielles.

B. UN SOUTIEN PARFOIS SACRIFIÉ, NOTAMMENT EN MATIÈRE D'IMMOBILIER

Ces dix dernières années les crédits consacrés aux forces de souveraineté sont restés stables, avec une tendance inverse entre les dépenses de fonctionnement (titre 3) et les dépenses d'investissement (titre 5).

Les dépenses d'investissement, qui recouvrent principalement les constructions, rénovations, réhabilitations lourdes des bâtiments d'hébergement ainsi que le maintien en condition des logements, sont marquées par une tendance baissière. À contrario, un effort a été réalisé pour les dépenses de fonctionnement (entraînement des forces, coopération régionale, MCO des équipements, frais de déplacement, etc.).

Ainsi, les dépenses de fonctionnement, qui s'élevaient à 137 millions d'euro en 2010, ont progressé de plus de 29 % pour atteindre 178 millions d'euros en 2020, tandis que les dépenses d'investissement ont baissé de 13 %, passant de 40 à 35 millions d'euros sur cette période.

Dépenses des forces de souveraineté (hors titre 2)

(en millions d'euros)

Source : ministère des armées

Le sous-investissement est de nature à entrainer une dégradation du patrimoine, notamment immobilier. Ce dernier constitue, comme dans l'hexagone, l'un des principaux points noirs des forces de souveraineté.

À l'échelle de l'ensemble des forces de souveraineté, la question du soutien et singulièrement de l'immobilier apparaît comme un point « sacrifié » au profit de l'opérationnel (comme l'arrivée des patrouilleurs outre-mer.), alors que ces deux volets sont pleinement imbriqués . Le renouvellement des capacités programmées au cours de la décennie 2020-2030 (livraison des POM, équipements Scorpion) requiert à la fois l'adaptation et la montée en gamme de l'infrastructure qui devra être en mesure de soutenir des équipements plus imposants et plus complexes. Une attention particulière doit être portée à la remise à niveau des infrastructures existantes, notamment des logements, qui constituent le cadre de vie quotidien du militaire, et dont la dégradation est source de surcoûts à terme.

Enfin, les importations et certaines livraisons de biens des forces de souveraineté sont assujetties à l'octroi de mer dans la plupart des départements d'outre-mer, ce qui constitue une charge financière importante . Cet impôt indirect est affecté aux départements et régions, qui en fixent les taux et peuvent exonérer certains produits, notamment ceux destinés à l'accomplissement des missions régaliennes de l'État.

Les équipements des armées sont particulièrement coûteux, et leur assujettissement à l'octroi de mer est susceptible de limiter la capacité d'action des armées en réduisant les moyens à disposition des forces de souveraineté.

Un tel assujettissement est contestable car il pénalise l'accomplissement des missions régaliennes de l'État en outre-mer. En outre, les fondements économiques de l'octroi de mer, qui vise à protéger l'emploi et la production locale, ne sont généralement pas pertinents pour les biens destinés à l'activité opérationnelle des forces de souveraineté.

C. LES RESSOURCES HUMAINES : DES DIFFICULTÉS D'ATTRACTIVITÉ DANS LES ANTILLES, EN GUYANE ET À MAYOTTE

Dans l'ensemble, les armées ne rencontrent pas de difficultés générales pour armer les postes, même si certains points d'attention doivent être relevés : la zone Antilles-Guyane apparaît en effet peu attractive au sein de l'armée de l'air et de l'espace et de l'armée de terre.

La faible attractivité des Antilles puis de la Guyane peut s'expliquer par plusieurs facteurs comme l'absence d'emploi pour les conjoints, les difficultés de scolarisation, et l'environnement social et économique.

Au sein des FAZSOI, les îles de La Réunion et de Mayotte sont aux antipodes, cette dernière rencontrant un fort déficit d'attractivité particulièrement sensible pour la base navale et le détachement de Légion étrangère (DLEM).

Pour les marins, Mayotte est ainsi le seul territoire pour lequel les volontariats peuvent, suivant les catégories de militaires, être peu nombreux. Le climat social, l'insécurité et l'exiguïté du territoire en sont les principales raisons.


* 1 Gouvernement, La stratégie de la France dans l'Indopacifique, 2018.

* 2 Défense et sécurité nationale : le livre blanc de 2008.

* 3 Déclaration du président de la République du lundi 13 juin 2022, en marge de l'inauguration du salon de l'armement terrestre Eurosatory : « J'ai demandé au ministre [des armées] et au chef d'état-major des armées de pouvoir mener dans les semaines qui viennent une réévaluation de cette loi de programmation militaire à l'aune du contexte géopolitique ».

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