N° 285

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023

Enregistré à la Présidence du Sénat le 25 janvier 2023

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur la stratégie française pour l'Indopacifique : des ambitions à la réalité,

Par MM. Cédric PERRIN, Rachid TEMAL, Hugues SAURY, Jacques LE NAY,
André GATTOLIN et Joël GUERRIAU,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : M. Christian Cambon, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Olivier Cigolotti, André Gattolin, Guillaume Gontard, Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Pierre Laurent, Philippe Paul, Cédric Perrin, Rachid Temal, vice-présidents ; Mmes Hélène Conway-Mouret, Joëlle Garriaud-Maylam, Isabelle Raimond-Pavero, M. Hugues Saury, secrétaires ; MM. François Bonneau, Gilbert Bouchet, Alain Cazabonne, Pierre Charon, Édouard Courtial, Yves Détraigne, Mmes Catherine Dumas, Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Bernard Fournier, Mme Sylvie Goy-Chavent, M. Jean-Pierre Grand, Mme Michelle Gréaume, MM. André Guiol, Ludovic Haye, Alain Houpert, Mme Gisèle Jourda, MM. Alain Joyandet, Jean-Louis Lagourgue, Ronan Le Gleut, Jacques Le Nay, Mme Vivette Lopez, MM. Jean-Jacques Panunzi, François Patriat, Gérard Poadja, Stéphane Ravier, Gilbert Roger, Bruno Sido, Jean-Marc Todeschini, Mickaël Vallet, André Vallini, Yannick Vaugrenard.

L'ESSENTIEL

La stratégie française pour l'Indopacifique devrait être plus agile, pilotée au bon niveau politique, dotée de moyens à la hauteur de ses ambitions et cogérée avec nos DROM-COM.

Dès 2016, la CAEDFA appelait à la définition d'une stratégie indopacifique française et à son appropriation par l'ensemble des acteurs publics. En 2022, la France comme l'Union européenne sont dotées d'une stratégie indopacifique, c'est-à-dire d'un document présentant leur politique pour la moitié du globe terrestre alors qu'elles en sont en lointaine périphérie, nonobstant les DROM-Com : Mayotte, la Réunion, les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), la Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna, la Polynésie française et Clipperton. Ces stratégies sont-elles à la hauteur des ambitions affichées ? Six recommandations visent à les rendre plus opérationnelles et plus efficaces.

I. SITUÉE EN PÉRIPHÉRIE DE L'INDOPACIFIQUE, LA MÉTROPOLE FRANÇAISE PEUT-ELLE Y ÊTRE UNE PUISSANCE STABILISATRICE ?

La représentation Authagraph de Hajime Narukawa 
l'Europe en lointaine périphérie de l'Indopacifique

La représentation Authagraph de la terre proposée par l'architecte Hajime Narukawa. Cette carte propose une représentation des zones terrestres et maritimes corrigeant les déformations de la projection Mercator de 1569. (c) AUTHAGRAPH CO.LTD

Peu à peu le terme d'indopacifique s'est imposé comme cadre de conception de l'action géostratégique des pays qui l'adoptent à mesure que l'importance économique et géostratégique de cette vaste zone se renforce.

Centre névralgique de la planète, l'Indopacifique est devenu incontournable et le sera plus encore dans 20 ans

L'Indopacifique en 2040 ce sera

 
 
 
 

de la population mondiale

du PIB mondial

des réserves de matières premières critiques

États-Unis, Chine, Inde

L'Indopacifique recouvre entre les 2/3 et la moitié de la surface du globe terrestre et héberge 60 à 75 % de la population mondiale. C'est le lieu le plus rapide de création de richesses, avec six membres du G20 : la Chine et l'Inde qui ont les PIB les plus dynamiques de la planète, la Corée du Sud, l'Indonésie, le Japon et l'Australie. L'indopacifique génère aujourd'hui près de 40 % de la richesse globale et pourrait représenter plus de 50 % du PIB mondial en 2040 selon les prévisions du FMI. Au moins la moitié du fret mondial transite par cette zone qui concentre l'essentiel des réserves mondiales de matières premières critiques : 85 % du lithium, 75 % du nickel et 75 % des réserves de cuivre. La dépendance de l'Union européenne en la matière est alarmante, soit 95 % sur 30 métaux critiques en 2020. La place de la Chine sur le marché des matières premières critiques est prépondérante, près de 90 % des terres rares et 60 % du lithium sont traités en Chine. La Nouvelle-Calédonie détient 20 % des réserves mondiales de nickel. Le G3 à l'horizon de 20 ans devrait regrouper les États-Unis, la Chine et l'Inde, tous situés dans l'Indopacifique. L'ordre précis du trio de tête reste discuté, pas sa composition. À ces pays de tête s'ajouteront, dans un ordre qui peut varier, le Japon, l'Indonésie (dont le PIB pourrait dépasser celui du Japon d'ici 2040) et l'Union européenne.

Dans l'ensemble de la zone indopacifique, le déficit de régulation et l'absence de consensus multilatéral sur les conditions d'accès et d'utilisation des espaces communs favorisent l'exercice des rapports de force entre États, ou à l'encontre d'acteurs non-étatiques. Les architectures régionales de sécurité dans l'océan Indien, en Asie et dans le Pacifique demeurent fragiles, en dépit d'importants efforts consentis. Dans l'Indopacifique, qui compte plusieurs pays nucléarisés (dotés ou non), on enregistre les plus gros efforts d'investissements de défense. Le Japon va doubler son budget annuel de défense en le faisant passer à 2 % de son PIB d'ici 2027. D'ici 2040, le PIB et les dépenses de défense de la Chine seront probablement équivalents à ceux des États-Unis. La rivalité stratégique opposant la Chine et les Etats-Unis structure les dynamiques sécuritaires dans cette région, où elle oblige les États à composer avec de nouvelles menaces et influences. Le multilatéralisme qui a fondé l'ordre international après la seconde guerre mondiale s'effrite.

La nécessaire révolution copernicienne de l'Europe, en périphérie du nouveau centre du monde, l'Indopacifique

L'espace atlantique est en périphérie du centre névralgique de la planète. L'Europe -et avec elle le territoire métropolitain de la France- qui s'est longtemps pensé comme centre du monde, se situe dans la très lointaine périphérie de l'Indopacifique. Paris est à 16 732 km de Nouméa, 15702 km de Papeete, 12 639 de Port-aux-Français et 9 390 km de Saint-Denis.

La France et l'UE se sont dotées d'une stratégie pour l'Indopacifique, allant des côtes orientales de l'Afrique aux territoires français du Pacifique. La carte illustrant la stratégie de défense française en indopacifique montre à la fois l'immensité de l'indopacifique, l'éloignement de la métropole, la dispersion des territoires français d'indopacifique et leur relatif isolement.

La France et l'Indopacifique

Visuel utilisé par la DGRIS pour illustrer la stratégie de défense française en indopacifique.

La zone indopacifique dans sa conception la plus large est-elle bien un cadre d'analyse opérant compte-tenu de son ampleur ? Ce cadre coïncide avec la stratégie mondiale de certains acteurs, tels les États-Unis, et la volonté ou la nécessité de recentrer les cartes du monde sur l'Asie. Dans ce contexte, chaque pays aura la tentation de définir un espace indopacifique qui serve au mieux ses intérêts, ses représentations et ses ambitions.

Le pivot asiatique américain est devenu la stratégie américaine, dite Free and Open Indo-Pacific (FOIP), est fondée sur la promotion de valeurs partagées et sous-tendue par l'affirmation d'une volonté d'influence stratégique majeure dans la zone. Elle recouvre aussi un objectif d'endiguement de l'influence chinoise assumé par les États-Unis. Ce positionnement de défiance affiché à l'égard de la Chine a longtemps limité l'adhésion des pays de la zone qui ne souhaitent ni s'aligner sur l'une ou l'autre des zones d'influence ni se trouver pris dans l'affrontement sino-américain de plus en plus frontal. La guerre commerciale et douanière que se livrent les deux pays et les multiples tensions qui se manifestent autour de Taïwan l'illustrent.

La France défend une stratégie dite troisième voie entre les États-Unis et la Chine. Basée sur la conception la plus large de l'Indopacifique, qui correspond à ses implantations et intérêts, la stratégie française ne perd-elle pas en lisibilité pour les acteurs de la zone qu'elle entend fédérer ? N'est-elle pas affaiblie par la multiplicité de ses orientations ? Peut-elle répondre aux attentes de chaque partenaire stratégique, demandeur de sécurité pour les uns, de développement économique pour les autres, d'actions de protection de l'environnement ?

La stratégie française ne choisit pas, ni l'espace géographique qu'elle conçoit comme maximaliste, ni les secteurs d'action qu'elle souhaite tous embrasser. Elle ne sélectionne pas plus ses partenaires, souhaitant collaborer avec tous. Si un temps un triangle de grands partenaires stratégiques s'était dessiné avec le Japon, l'Australie et l'Inde, Aukus, la relance par l'Inde du format Quad, le souhait japonais de rapprochement de l'OTAN, et la non-condamnation de l'agression de l'Ukraine par la Russie ont fragilisé cette architecture. Les partenariats se multiplient, au gré des exportations d'armement, ou d'autres opportunités. S'il n'en faut refuser aucune tant qu'elle est favorable aux intérêts français, l'éparpillement qui en résulte ne nuit-il pas à la lisibilité de la stratégie française ?

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