Rapport d'information n° 312 (2022-2023) de M. Cyril PELLEVAT , fait au nom de la commission des affaires européennes, déposé le 2 février 2023

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N° 312

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023

Enregistré à la Présidence du Sénat le 2 février 2023

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur l' éradication de la brucellose ,

Par M. Cyril PELLEVAT,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-François Rapin , président ; MM. Alain Cadec, Cyril Pellevat, André Reichardt, Didier Marie, Mme Gisèle Jourda, MM. Claude Kern, André Gattolin, Pierre Laurent, Mme Colette Mélot, M. Jacques Fernique, Mme Véronique Guillotin , vice-présidents ; M. François Calvet, Mme Marta de Cidrac, M. Jean-Yves Leconte, Mme Amel Gacquerre , secrétaires ; MM. Pascal Allizard, Jean-Michel Arnaud, Mme Florence Blatrix Contat, MM. Philippe Bonnecarrère, Jean-Pierre Corbisez, Pierre Cuypers, Laurent Duplomb, Christophe-André Frassa, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. Daniel Gremillet, Mmes Pascale Gruny, Laurence Harribey, MM. Ludovic Haye, Jean-Michel Houllegatte, Patrice Joly, Mme Christine Lavarde, MM. Dominique de Legge, Pierre Louault, Victorin Lurel, Franck Menonville, Mme Catherine Morin-Desailly, MM. Louis-Jean de Nicolaÿ, Pierre Ouzoulias, Mmes Elsa Schalck, Patricia Schillinger .

L'ESSENTIEL

Le droit européen est couramment réputé, souvent à tort mais parfois aussi à raison, pour sa complexité byzantine, ou suspecté d'empiéter sur les prérogatives des États membres. Ce procès d'intention mérite une analyse critique au cas par cas, pour en tirer des conclusions étayées et équitables, comme dans le cas d'espèce des bouquetins des Alpes et des animaux d'élevage conduits à être abattus pour enrayer une maladie animale : la brucellose.

Ce sujet représente une question majeure de santé publique, autant qu'un enjeu environnemental, économique et social très sensible dans nos territoires alpestres. La commission des affaires européennes du Sénat s'est saisie de la question, car au-delà des raisons susmentionnées, la réglementation européenne est fréquemment soupçonnée d'être à l'origine des difficultés à surmonter pour mener à bien les campagnes d'éradication de cette maladie.

Or il apparaît que la stratégie de lutte menée contre résurgence de la brucellose dans les Alpes françaises n'est régie par le droit de l'Union européenne que dans ses grandes lignes. D'une part, le droit européen expose des principes généraux, et s'il prescrit des mesures différenciées pour chaque type de maladie animale en fonction de leur dangerosité, il laisse une large marge de manoeuvre aux États membres sur la façon de répondre aux objectifs fixés et prévoit également diverses souplesses et dérogations.

Au-delà de fournir une analyse du cadre juridique applicable, ce rapport d'information plaide également en faveur d'une application pleine et entière de la stratégie pluriannuelle de constitution d'un noyau sain d'animaux dans la faune sauvage - les bouquetins - conformément à l'esprit des préconisations générales de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses). Il envisage également une « clause de rendez-vous » d'ici trois ans, pour évaluer à cette date l'horizon prévisionnel d'éradication de la maladie. Le déploiement d'une telle stratégie suppose de stabiliser la clé de voûte juridique du dispositif. À cet effet, les arrêtés préfectoraux prévoyant les niveaux de prélèvement sur la faune sauvage pourraient utilement être élaborés sur un horizon pluriannuel, sans préjudice de la possibilité d'un appel éventuel des décisions du juge administratif.

Quant aux opérations de police sanitaire dans les exploitations agricoles touchées par la brucellose, le rapport suggère de prévoir certaines possibilités d'assouplissement ciblées, de nature à améliorer l'acceptabilité sociale des mesures exigées, sans prendre le risque de remettre en cause le précieux statut de « pays indemne de la brucellose » dont bénéficie la France.

LISTE DES PRINCIPALES PROPOSITIONS

1) Clarifier et dépassionner le débat public sur la question sensible de l'abattage des bouquetins des Alpes et des mesures de police sanitaire visant la faune sauvage, en faisant valoir que le droit applicable, en particulier son volet européen, n'entrave pas l'action publique.

2) Faciliter l'application du cadre juridique existant, dont la mise en oeuvre a été largement perturbée par un climat de défiance généralisé, en établissant un diagnostic partagé minimal entre les associations environnementalistes et les agriculteurs, souffrant trop souvent d'un dénigrement infondé (ou « agribashing »).

3) S'agissant de la faune sauvage et des bouquetins en particulier, revenir à l'esprit initial de la stratégie des pouvoirs publics, opportunément élaborée sur un horizon à moyen long terme et calée sur les avis de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), mais constamment perturbée, depuis lors, par la multiplication d'actions contentieuses

4) A cet effet, consolider juridiquement la démarche des pouvoirs publics contre la brucellose. L'obstacle des annulations successives des arrêtés préfectoraux annuels édictant des mesures de police sanitaire visant la faune sauvage peut être surmonté, d'une part, en donnant désormais une validité pluriannuelle à ces arrêtés, d'autre part, en laissant toute latitude aux autorités de l'État pour faire appel devant le Conseil d'État des décisions (en référé) du Tribunal administratif de Grenoble. Enfin, il serait opportun de modifier la rédaction de l'article L. 411-2 du Code de l'environnement qui indique que toutes les mesures alternatives doivent être utilisées avant de recourir à l'abattage, et de prévoir à la place que des scientifiques attestent qu'il s'agit de la solution la plus efficace.

5) Évaluer la stratégie de constitution d'un noyau sain d'animaux sauvage, ainsi consolidée juridiquement d'ici trois ans, sur la base d'un nouveau bilan d'étape établi par l'Anses. Si la maladie n'était toujours pas éradiquée, il pourrait alors être envisageable de réétudier l'opportunité de prévoir un abattage plus important de bouquetins, au terme d'une nouvelle analyse du rapport bénéfice/risque.

6) S'agissant des animaux d'élevage dans les exploitations agricoles contaminées par la brucellose, envisager de déroger à la politique d'abattage systématique, qui résulte d'un choix des autorités françaises et non d'une obligation imposée par le droit européen, dans trois circonstances ponctuelles et exceptionnelles, dont aucune ne serait de nature à faire courir le risque pour la France d'une perte de son statut de pays dit « indemne de la brucellose » :

6.a Une première dérogation pourrait être envisagée en ce qui concerne les génisses n'ayant pas été en contact avec l'élevage laitier contaminé, sous réserve de mesures de surveillance strictes ;

6.b Une seconde dérogation consisterait à rallonger le délai pour procéder à l'abattage des animaux de l'exploitation, afin de créer des embryons en cas d'enjeux génétiques ,

6.c Un troisième type de dérogation consisterait à envisager un éventuel abattage partiel, si l'éleveur dont l'exploitation est touché le demande, subordonné à des conditions drastiques, par exemple lorsque l'infection se limite à quelques cas individuels (et dans tous les cas de figure en deçà du seuil de 10% des animaux de l'exploitation), tandis que le reste du bétail de la ferme demeurerait confiné et soumis à des contrôles sérologiques périodiques répétés et espacés tous les 3 ou 6 mois».

7) Évaluer l'opportunité d'autoriser d'ores et déjà ces dérogations par arrêté ministériel, voire d'en confier la responsabilité du Préfet.

AVANT-PROPOS

Le droit européen est couramment réputé, souvent à tort mais parfois aussi à raison, pour sa complexité byzantine, ou suspecté d'empiéter sur les prérogatives des États membres. Ce procès d'intention mérite une analyse critique au cas par cas, pour en tirer des conclusions étayées et équitables, comme dans le cas d'espèce des bouquetins des Alpes ( Capra ibex ) et des animaux d'élevage conduits à être abattus pour enrayer une maladie animale : la brucellose.

L'une des missions essentielles des commissions des affaires européennes des deux assemblées du Parlement français consiste précisément à faire la part des choses, donc à veiller au respect, par les institutions européennes, du principe de subsidiarité 1 ( * ) , conformément aux dispositions de l'article 88-6 de la Constitution.

La question de la pertinence des mesures de police sanitaire prises contre l'épidémie de brucellose touchant les bouquetins des Alpes pourrait sembler à première vue anecdotique à certains observateurs. Il n'en est rien, en raison des conséquences de cette épidémie en termes de santé publique, d'environnement et d'économie de nos territoires alpestres. Il s'agit même d'un dossier extrêmement sensible, suivi par les plus hautes autorités de l'État et en passe d'acquérir une audience nationale, en raison de la médiatisation croissante dont il fait l'objet.

La commission des affaires européennes du Sénat s'en est saisie, car au-delà des raisons susmentionnées, la réglementation européenne est fréquemment soupçonnée d'être à l'origine des difficultés à surmonter pour mener à bien les campagnes d'éradication de cette maladie 2 ( * ) .

En effet, depuis 2012, le massif du Bargy en Haute-Savoie est confronté de manière épisodique à des cas de brucellose, non seulement parmi la faune sauvage, en particulier parmi les bouquetins, mais également dans des élevages laitiers. Plus précisément, la brucellose bovine est une zoonose, c'est-à-dire une maladie infectieuse transmissible de l'animal à l'homme et inversement. Au sein de la population animale, plusieurs espèces sauvages et domestiques peuvent être touchées et se transmettre l'agent pathogène par contamination directe et indirecte. Ainsi, la maladie a pu être détectée chez des chamois, des loups, des lièvres, des sangliers ou encore des cervidés et même des chiens. Les renards pourraient aussi être touchés.

La maladie est transmise aux animaux d'élevage durant la période des alpages en cas de contact avec la faune sauvage, ou du fait des sécrétions d'un animal malade. Les êtres humains également sont susceptibles d'être contaminés en cas de consommation de lait contaminé non-pasteurisé, ou en cas de contact avec des sécrétions d'un animal malade, en particulier lorsque celui-ci vient de mettre bas.

La commission des Affaires européennes du Sénat a confié au sénateur Cyril Pellevat, qui en est vice-président, le soin d'expertiser cette question, non seulement en sa qualité d'élu de la Haute-Savoie, mais aussi du fait de ses travaux antérieurs sur la question du loup 3 ( * ) . Le rapporteur complètera d'ailleurs prochainement le présent rapport d'information par le dépôt d'une proposition de résolution, au titre de l'article 34-1 de la Constitution. Cette démarche complémentaire appellera utilement l'attention du Gouvernement sur l'ensemble des enjeux de ce dossier.

La gestion d'une épidémie animale comme la brucellose mérite un examen approfondi, car elle soulève des questions scientifiques autant que juridiques, sociales, économiques et territoriales. Tous ces éléments apparaissent paradoxalement mal identifiés dans le débat public, en dépit de l'audience croissante du sujet dans les médias.

Ce rapport d'information ambitionne d'aller au-delà des préjugés et des constats simplistes parfois avancés, tout d'abord en rappelant les faits, ainsi qu'en fournissant une analyse du droit européen et français applicable. Il se propose également de répondre aux questions, portant sur les deux volets indissociables du dossier, mais juridiquement et scientifiquement distincts, que constituent les animaux sauvages, d'une part, les animaux d'élevage, d'autre part :

- conviendrait-il de viser l'éradication de la maladie par un abattage total des bouquetins dans le Bargy ? Serait-ce réalisable ?

- ou bien serait-il préférable de s'en tenir à la stratégie des pouvoirs publics, consistant à viser une extinction au fil du temps, par constitution d'un noyau croissant d'animaux sains ? Si oui, à quelles conditions et suivant quelles modalités ?

- dans quelle mesure la politique actuelle très stricte d'abattage systématique des bovins dans les exploitations agricoles contaminées peut-elle être considérée comme le facteur décisif dans la préservation du statut « indemne de la brucellose » dont bénéficie toujours la France ?

- un abattage moins strict - donc partiel - des animaux d'élevage serait-il envisageable ? Si oui, à quelles conditions et suivant quelles modalités ?

I. POUR LES ANIMAUX SAUVAGES, UNE STRATÉGIE FONDÉE SUR LE CIBLAGE DES ANIMAUX MALADES ET SUR L'OBJECTIF D'UNE EXTINCTION NATURELLE À TERME DE L'ÉPIDÉMIE

A. LA CONSTITUTION D'UN NOYAU SAIN DE BOUQUETINS : UNE DÉMARCHE COHÉRENTE, QUOIQUE DIFFICILE À METTRE EN OEUVRE

1. Une maladie très contagieuse et difficile à détecter

L'infection peut demeurer silencieuse durant plusieurs mois, voire plusieurs années, et se réactiver.

De plus, les symptômes cliniques de la brucellose sont très inconstants et les formes inapparentes sont fréquentes .

La question des tests de détection de la brucellose

« La brucellose bovine est particulièrement difficile à détecter. Les tests existants sont imparfaits et peuvent conduire à des résultats faussement négatifs. C'est pourquoi le nombre d'analyses réalisées pour poser un diagnostic est élevé. En effet, la réponse sérologique qui permet de détecter en routine les bovins infectés est très tardive : entre 30 jours et 3 à 6 mois après l'infection, et parfois uniquement présente après la première mise-bas. Après contamination, un bovin peut être porteur de la bactérie, sans symptômes et sans réaction immunitaire, quasi impossible à détecter. En conséquence, les analyses de dépistage et de diagnostic de la brucellose s'interprètent à l'échelle du troupeau et non à l'échelle individuelle : un seul bovin reconnu infecté permet de déclarer un cheptel infecté. Notons qu'à ce jour aucune méthode sérologique ne permet de déterminer avec exactitude la prévalence de la maladie dans un cheptel infecté. A titre d'illustration, lors du dernier foyer de brucellose bovine en Haute-Savoie en 2021, une seule vache laitière avait été détectée infectée par les tests sérologiques puis bactériologiques. Pourtant, les analyses après abattage total du troupeau ont révélé une circulation de la brucellose au sein du cheptel, avec neuf bovins infectés malgré des tests initiaux sérologiques négatifs (faux résultats négatifs). »

Source : réponses du ministère de la Transition écologique aux questions du rapporteur

Chez l'animal, les symptômes sont souvent discrets , la brucellose donnant lieu à des avortements ou à un échec de la reproduction. Les « Brucella » se concentrent préférentiellement dans les organes génitaux, mais également dans les pis pouvant ainsi contaminer le lait. La brucellose se diffuse donc généralement au moment de la reproduction et lors de l'avortement ou de la mise-bas, ce qui emporte des conséquences dévastatrices sur les élevages, les bactéries se propageant en très grande quantité et pouvant survivre pendant plusieurs mois.

Chez l'homme , auquel la maladie se transmet soit par contact avec des animaux infectés ou leurs sécrétions, soit par ingestion de produits issus de ces animaux (notamment le fromage au lait cru), la brucellose est une maladie chronique, grave et invalidante qui, si elle n'est pas traitée à temps, peut nécessiter des traitements hospitaliers importants, avec souvent des séquelles irréversibles. La fièvre qu'elle provoque peut ainsi s'accompagner de complications chroniques, notamment articulaires et/ou neurologiques, voire de stérilité.

La brucellose bovine est une maladie très contagieuse . Tout bovin infecté, malade ou apparemment sain, constitue une source potentielle de Brucella et peut rester contagieux durant toute son existence. La brucellose bovine se transmet par ailleurs de différentes manières : transmission verticale in utero et horizontale directe et indirecte (matériel souillé, contamination des locaux, des pâtures).

Les mécanismes de diffusion de l'infection de la brucellose des bouquetins présents dans le massif du Bargy aux bovins qui estivent ne sont à ce jour pas clairement établis . Les bouquetins, initialement sains car tout juste réintroduits dans la nature, ont été contaminés par les élevages de bovins, ces derniers étant alors re-contaminés par les bouquetins infectés, créant un cycle de transmission auto-entretenu.

2. Les services de l'État, ainsi que les organismes scientifiques, pleinement mobilisés et compétents

La stratégie de lutte contre l'épidémie de brucellose est menée à bien par l'ensemble des services de l'État, qui s'appuient sur une expertise scientifique de grande qualité.

En effet, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses 4 ( * ) ) a été consultée depuis l'origine par les pouvoirs publics sur la stratégie à mener contre l'épidémie. Son rôle consiste à apporter la connaissance scientifique disponible 5 ( * ) pour éclairer la décision des pouvoirs publics, qui pour leur part peuvent avoir d'autres éléments à prendre en compte pour leur décision. Le laboratoire de l'Anses s'occupe des analyses. L'agence a créé une modélisation 6 ( * ) pour étudier les différentes options et leurs effets. D'après les renseignements recueillis par le rapporteur, un certain sous-investissement dans l'actualisation de ce modèle (qui devrait idéalement être refait sur la base des nouvelles données obtenues au cours de la période récente) serait intervenu.

Au fil des saisines 7 ( * ) successives, elle a développé un ensemble d'avis portant sur les niveaux envisageables de captures, de tests et de relâches des animaux négatifs. La stratégie à moyen et long terme des pouvoirs publics a été conçue sur la base de ces expertises scientifiques. Les arrêtés préfectoraux successifs autorisant les opérations menées sur la population des bouquetins du massif du Bargy y font également largement référence.

Les services de la Préfecture de la Haute-Savoie se trouvent en première ligne et assurent un rôle de pilotage opérationnel des opérations et en particulier de la Direction départementale des territoires. Ces services opèrent naturellement en liaison étroite avec ceux de la Préfecture de la Savoie pour les opérations à la frontière entre les deux territoires.

La Préfecture agit en liaison étroite avec les administrations centrales du ministère de l'Agriculture, d'une part, du ministère de la Transition écologique, d'autre part. En pratique, les cabinets des deux ministres compétents suivent le dossier de très près, ce qui conduit à une gestion interministérielle attentive du dossier.

En appui, l'Office Français de la Biodiversité (OFB) 8 ( * ) a mis en oeuvre à la demande de l'État, un programme de surveillance sanitaire de la brucellose sur les ongulés sauvages des massifs du Bargy, de Sous-Dine et des Aravis (chamois, cerfs, chevreuils, bouquetins) mis en oeuvre avec l'aide des chasseurs, dans le but de rechercher tout lien éventuel avec le foyer de brucellose sur le cheptel bovin du Grand-Bornand. Les agents de l'OFB sont mobilisés pour les opérations de capture des animaux.

3. Une stratégie à moyen et long terme, poursuivie en dépit des difficultés

De nombreuses opérations ont été conduites, depuis 2012, afin de réduire la prévalence de la brucellose parmi la population de bouquetins du massif du Bargy et des massifs adjacents et dans l'objectif ultime d'une extinction naturelle de cette maladie dans la faune sauvage. Ces opérations ont consisté en :

- des captures/relâches par téléanesthésie (permettant de neutraliser à distance un animal au moyen d'une fléchette, tirée à l'aide matériel spécifique, le projecteur hypodermique) dans les zones dites « coeur » et « périphériques » du Bargy. Les analyses effectuées à l'aide des prélèvements de sang sur l'animal endormi permettent de connaître le statut de chaque bouquetin vis-à-vis de la brucellose. S'il est négatif, il est marqué et relâché. S'il est positif, il est euthanasié. Des tirs indiscriminés ont été réalisés dans les secteurs les plus escarpés du massif où les distances de fuite et le relief ne permettent cependant pas de réaliser des captures ;

- l'autopsie des bouquetins euthanasiés ou tirés en vue d'examens cliniques et d'analyses bactériologiques ;

- des prélèvements réalisés sur les chamois et cervidés tirés à la chasse, en coordination avec la fédération départementale des Chasseurs de la Haute-Savoie 9 ( * ) .

Les mesures prises suivent le scénario 4 de la saisine n°2021-SA-0200 de l'Anses, qui présente le plus fort taux de réussite (40%) après celui de l'abattage total (50%). Le choix de ce scénario 4 résulte, en particulier, du plus fort risque de fuite des bêtes dans le scénario 5 (l'OFB n'arriverait pas alors à abattre lesdits animaux, avec par là même un risque de contamination vers d'autres massifs, ce qui empêcherait in fine le suivi de la population). Les données collectées sur les bouquetins permettent également de réaliser un suivi scientifique approfondi et longitudinal sur l'évolution de leur population (saine et malade).

La stratégie contre la brucellose 10 ( * ) ne repose pas uniquement sur ces mesures dites de prélèvement sur les bouquetins, renouvelées plus ou moins régulièrement au fil des années . Elle consiste, plus largement et d'une façon générale, à favoriser des conditions évitant le développement de la maladie. Or, l'expérience et les recherches scientifiques montrent que les flambées épidémiologiques sont limitées quand les animaux ont un bon système immunitaire. Ce dernier est lui-même dépendant de la qualité de l'environnement et d'une biodiversité la plus riche possible (phénomène de dilution des agents infectieux).

L'objectif de la stratégie des pouvoirs publics consiste à disposer d'une population d'animaux sains (séronégatifs ). À partir d'un noyau assaini, les mesures prises permettent son accroissement naturel au fil du temps afin d'atteindre in fine un taux de prévalence favorable à une extinction naturelle de la maladie .

4. Bilan chiffré des campagnes de lutte contre la brucellose, depuis 2012, dans les massifs alpins du Bargy et des Aravis

A l'origine, le département de la Haute-Savoie a été confronté, au printemps 2012, à la découverte d'un foyer de brucellose dans un cheptel bovin du Grand-Bornand , à l'origine d'une transmission de la brucellose à au moins deux jeunes garçons de cette même commune ayant consommé du fromage frais, produit dans cet élevage.

Il s'agissait du premier cas d'élevage infecté en France depuis une dizaine d'années . Afin d'éviter toute autre contamination humaine, de protéger les cheptels voisins et de conserver la qualification officiellement « indemne de brucellose » bovine reconnue par l'Union Européenne à la France, d'importantes mesures de police sanitaire ont été ordonnées par les services de l'État en Haute-Savoie dès la découverte de ce foyer, contribuant à assurer la maîtrise de celui-ci (abattage total et désinfection du foyer, destruction de fromages au lait cru...).

Plus de 26 500 analyses sérologiques et 5 500 analyses sur le lait ont été réalisées depuis septembre 2012 .

Ce programme de surveillance a permis d'identifier une présence importante de la maladie sur les populations de bouquetins du massif du Bargy. Après 10 ans de lutte sanitaire au sein de cette population (captures et tirs), la maladie a reculé mais reste active et se diffuse : de nouvelles contaminations ont été détectées en 2020 et 2021 au sein de la harde de bouquetins du massif, mais aussi sur un nouveau troupeau bovin de la commune de Saint-Laurent, ce qui a conduit à l'abattage de 235 vaches en janvier 2022.

Le bilan, année après année, des opérations annuelles effectuées sur la population des bouquetins a été publié par l'Anses en novembre 2021 11 ( * ) .

Au total depuis 2012, 627 captures ont été réalisées.

Bilan de la campagne 2022 sur la population de bouquetins

« Les résultats des captures et des tirs réalisés sur la faune sauvage en 2022 ont été les suivants :

- au printemps dans le massif du Bargy, 132 bouquetins ont été capturés (96 captures pour la première fois et 36 recaptures), dont 6 positifs à la brucellose qui ont été euthanasiés et autopsiés ;

- à l'automne, une première série d'opérations de capture/recapture a été effectuée dans le massif des Aravis (37 captures ou recaptures) ainsi que dans celui du Bargy (3 captures). Tous les résultats des tests rapides sur le terrain se sont révélés négatifs. Au laboratoire, tous les résultats négatifs ont été confirmés. S'y est ajoutée une seconde série d'opérations de tirs portant cette fois sur des bouquetins non précédemment capturés (non marqués) de la zone du Bargy : 61 bouquetins ont pu être prélevés, dont 3 bouquetins se sont avérés positifs au test rapide de détection. Les tests (de confirmation) sérologiques de laboratoire sont en cours de réalisation au Laboratoire d'analyses vétérinaires (LDAV) de Savoie, de même que les autopsies et les recherches bactériologiques associées. »

Source : réponses du ministère de la Transition écologique aux questions du rapporteur

5. Une réduction de la prévalence de l'épidémie, même si son éradication demeure une perspective lointaine.

Les données de surveillance de la faune sauvage font état d'un niveau de séroprévalence estimée (pour l'année 2021, date de la dernière estimation disponible) à environ 4 à 5 % chez les bouquetins femelles de la zone coeur du massif du Bargy (zone la plus contaminée).

Pour autant, ce résultat favorable mérite d'être analysé avec une certaine prudence, en raison, tout d'abord, des limites des tests de détection et du nombre des résultats inexacts. La maladie est toujours bel et bien présente. Enfin, ce pourcentage de 4 % aurait probablement été atteint bien plus tôt si la stratégie pluriannuelle de lutte contre la brucellose n'avait pas été perturbée par des annulations d'opérations prévues sur les bouquetins.

L'essentiel des mesures de gestion est intervenu en 2013, 2014 et 2015, avec respectivement 213, 54 et 118 animaux euthanasiés. Les niveaux des années ultérieures ont été très inférieurs : entre 4 et 11 bouquetins euthanasiés chaque année entre 2016 et 2021, et aucun en 2020.

Au surplus, la détection en juillet 2022 d'une étagne (femelle du bouquetin) positive dans le massif des Aravis, situé à cheval sur les deux départements de Haute-Savoie et Savoie, souligne la nécessité de rester particulièrement vigilant vis-à-vis de la persistance et de la diffusion de l'infection dans la population de bouquetins du massif du Bargy.

Les mesures de surveillance et de lutte en Haute-Savoie et en Savoie, en élevage comme dans la faune sauvage, ont évolué ces dernières années afin de répondre à l'évolution de la situation sanitaire et de tenir compte des avancées scientifiques.

Concernant la surveillance des autres espèces sensibles sauvages, le suivi des chamois chassés dans la zone du Bargy et des Aravis se poursuivra selon le protocole utilisé les années précédentes durant la saison de chasse 2022-23.

B. UN CADRE JURIDIQUE QUI COMPLIQUE MAIS N'EMPÊCHE PAS L'ACTION PUBLIQUE, ENTRAVÉE PAR DE MULTITUDES RECOURS CONTENTIEUX

1. Les bouquetins figurent parmi les espèces protégées, tant par le droit européen que par le droit français.

Réglementairement, le bouquetin des Alpes figure à l'annexe V (espèces animales et végétales d'intérêt communautaire dont le prélèvement dans la nature et l'exploitation sont susceptibles de faire l'objet de mesures de gestion) de la directive 92/43/CEE dite « Habitats Faune Flore » du 21 mai 1992 12 ( * ) concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages.

Les bouquetins des Alpes se trouvent également dans le champ d'application :

- de la directive 2003/99/CE du 17 novembre 2003 sur la surveillance des zoonoses (et mentionnant en annexe I la brucellose) ;

- du règlement (UE) 2016/429 (« législation sur la santé animale ») du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 relatif aux maladies animales transmissibles et modifiant et abrogeant certains actes dans le domaine de la santé animale, (sur la base des considérants n° 19, 39 et 40, ainsi que des articles 2, 5, 9, 32, 70, 71, 81 et 82 traitant à un titre ou à un autre des animaux sauvages s'agissant de leurs modalités d'éradication en cas de maladie répertoriée, ou de mesures d'urgence à l'article 257 b) IV et de mesures supplémentaires plus strictes à l'article 269, complétées par l'annexe II présentant le tableau des maladies répertoriées y compris la brucellose) ;

- du règlement délégué (UE) 2020/689 de la Commission du 17 décembre 2019 complétant le règlement (UE) 2016/429 (sur la base des considérants n° 30 et n° 34, de l'article 2 pour la définition de la notion de population animale supplémentaire, de l'article 4 pour celle de la population animale cible, des articles 12, 16, 17, 18, 20, 23, 27 et 28 portant sur les stratégies de lutte et les programmes d'éradication des maladies répertoriées, complétés par l'annexe IV sur les exigences du statut indemne de la maladie) ;

Le bouquetin fait donc l'objet d'une protection au niveau européen, dont la gestion repose largement sur les États membres. S'y ajoutent les dispositions du droit national français venant transposer ou compléter les mesures relevant du droit européen. Il s'agit :

- des articles L. 411-1 et L. 411-2 du code de l'environnement ;

- des articles R. 411-1 et suivants (et notamment articles R. 411-8) du même code ;

- de l'arrêté du 19 février 2007 fixant les conditions de demande et d'instruction des dérogations définies au 4° de l'article  L.  411-2 du code de l'environnement portant sur des espèces de faune et de flore sauvages protégées (voir en particulier l'article 1 et l'article 5 avec une possibilité de dérogation ministérielle à l'interdiction de principe d'abattage des mammifères protégés) ;

- de l'arrêté du 23 avril 2007 fixant la liste des mammifères terrestres protégés sur l'ensemble du territoire et les modalités de leur protection (voir en particulier l'article 2 y compris la mention spécifique au bouquetin et l'article 3). À ce titre, le bouquetin des Alpes bénéficie des protections accordées aux espèces protégées de l'article L. 411-1 du code de l'environnement et des modalités de dérogation à cette protection, détaillées au 4° de l'article L. 411-2 du code de l'environnement.

2. Le droit européen n'interdirait pourtant pas un éventuel plus large abattage des bouquetins, ciblé au massif du Bargy.

D'une façon générale, la protection juridique conférée par le droit européen aux bouquetins des Alpes n'est cependant pas absolue, puisque des dispositions exceptionnelles de gestion des épidémies sont prévues : sur la base de la directive précitée 92/43/CEE dite « Habitats Faune Flore », si les États membres l'estiment nécessaire à la lumière de la surveillance prévue à l'article 11, ils prennent des mesures pour que le prélèvement dans la nature de spécimens des espèces de la faune et de la flore sauvages figurant à l'annexe V, ainsi que leur exploitation, soit compatible avec leur maintien dans un état de conservation favorable (article 14).

L'espèce doit donc demeurer dans un état de conservation favorable.

Au surplus, même l'hypothèse d'un abattage total ciblant de l'ensemble des bouquetins du massif du Bargy ne saurait menacer l'espèce, car il s'agit d'une population de l'ordre de 373 animaux 13 ( * ) , sur un total estimé de 9.000 à 10.000 pour l'ensemble de la France et d'environ 50.000 en Europe.

Le droit national français prévoit explicitement, à l'article L 411-2 (4°) du code de l'environnement 14 ( * ) , une possibilité de dérogation à la protection des espèces protégées comme le bouquetin. Il faut pour cela « qu'il n'existe pas d'autre solution satisfaisante » (...) « et que la dérogation ne nuise pas au maintien dans u état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle ». Parmi les cas de figure explicités dans ledit article, le point c, qui évoque un abattage « dans l'intérêt de la santé et de la sécurité publiques, ou pour d'autres raisons impératives d'intérêt public majeur » trouve à l'évidence à s'appliquer au cas d'espèce qui nous occupe.

En définitive, le droit européen comme français ne constituerait pas un obstacle à un niveau de prélèvement éventuellement plus important sur la population des bouquetins du Bargy, ainsi que cela a d'ailleurs été le cas par le passé (avec 263 animaux euthanasiés en 2013). Au-delà du prisme exclusivement juridique, c'est un choix politique et scientifique qu'il s'agit de faire.

Le juge administratif s'est fondé sur le critère de « pas d'autre mesure satisfaisante » exposé à l'article L.411-2 du code de l'environnement pour annuler les arrêtés préfectoraux, avec une lecture extensive qui peut sembler trop contraignante. Dès lors, il pourrait être opportun de remplacer cette rédaction dudit article par un autre critère indiquant que la solution doit être recommandée par des scientifiques et viser le bon état de conservation des animaux sauvages, d'autant plus que le bouquetin est bien plus protégé en France que dans d'autres États membres 15 ( * ) .

3. La Commission européenne s'en tient à son rôle de surveillance et de supervision de la gestion de l'épidémie.

Au titre de ses obligations européennes, la France est tenue, d'une façon générale, d'assurer le maintien ou le rétablissement du bouquetin des Alpes, dans un état de conservation favorable dans son aire de répartition naturelle.

Cette obligation se matérialise, pour les autorités françaises, par la remise d'un rapport tous les six ans sur l'état de conservation de l'espèce.

D'après les renseignements recueillis par le rapporteur , la Commission européenne n'a pas engagé un suivi spécifique de la question de la brucellose dans le massif du Bargy.

Quant au volet animaux d'élevage, la brucellose bovine ou infection à Brucella abortus, B. melitensis et B. suis est une maladie de la catégorie dite BDE, c'est-à-dire à éradication obligatoire dans tous les États membres de l'Union Européenne : « tous les États membres doivent lutter afin de les éradiquer dans l'ensemble de l'Union » (article 9 du règlement (UE) 2016/429). En d'autres termes, les États membres doivent viser l'obtention et le maintien du statut indemne de brucellose et tout foyer domestique de brucellose bovine doit être enrayé. Par ailleurs, les États membres sont tenus de garantir que les opérateurs et les autres personnes physiques et morales pertinentes concernées prennent les mesures nécessaires pour « empêcher la propagation de ladite maladie répertoriée à partir des animaux, établissements et autres sites touchés dont elles ont la responsabilité à d'autres animaux non touchés ou aux êtres humains » 16 ( * ) .

4. Les motifs scientifiques et opérationnels justifiant d'écarter l'abattage non ciblé ou la vaccination des bouquetins pour éradiquer la brucellose

Selon les informations recueillies par le rapporteur, le ministère de la Transition écologique s'opposerait à une éventuelle stratégie d'éradication qui reposerait sur l'éventualité d'un abattage de l'ensemble des bouquetins du massif du Bargy. Le ministère de l'Agriculture n'est pas non plus favorable à cette option, jugée contre-productive et irréalisable, en dehors même de considérations strictement juridiques.

En effet, l'élimination d'une espèce une unique fois sur un territoire donné entraîne un vide écologique, aussitôt colonisé par migration d'individus en périphérie ou par augmentation de la natalité des individus ayant échappé aux opérations de capture.

En outre, un abattage indiscriminé de plus d'une trentaine de bouquetins pourrait conduire à la fuite de ceux échappant aux tirs vers d'autres massifs et entraîner une propagation de la maladie sur d'autres secteurs. En effet, il a été observé par les agents de l'Office française de la biodiversité qu'en dessous de trente animaux abattus, le comportement de la harde n'était pas modifié : les animaux apeurés auront tendance à s'échapper en montant en altitude, mais pas en allant vers d'autres massifs. En revanche, en cas de dépassement de ce seuil, les bouquetins se déplacent de manière horizontale, ce qui les conduit à se rendre vers d'autres massifs où ils pourraient contaminer d'autres hardes.

Comme cela a été souligné au travers des nombreuses réponses de l'Anses 17 ( * ) qui a été saisie pour avis scientifique sur le sujet, l'élimination totale de la population des bouquetins du massif du Bargy n'est pas la solution optimale pour éradiquer la maladie, d'autant plus qu'elle est jugée trop difficile techniquement, car des bouquetins échapperaient forcément aux opérations de destruction. Un abattage total présenterait également l'inconvénient d'empêcher tout suivi de la maladie, car les animaux ayant réussi à s'échapper seraient trop craintifs et se réfugieraient dans des endroits trop escarpés qui seraient inatteignables pour les agents de l'Office français de la biodiversité. Les animaux restant seraient de surcroît trop peu nombreux pour être représentatifs.

La vaccination des bouquetins est techniquement possible. Mais elle s'avère également être une solution inadaptée. En effet, il a été observé que si la vaccination permet de réduire la quantité de bactéries excrétées par un bouquetin malade, elle va en revanche créer une excrétion chez les bêtes saines. Autrement dit, la vaccination va rendre contagieux un animal initialement non malade et donc participer à la propagation de la maladie.

La gestion de la brucellose bovine, qui peut toucher de nombreuses espèces, doit être appréhendée de façon systémique afin d'agir sur les différents facteurs identifiés. Une action ciblée sur une espèce en particulier sans tenir compte de ses interactions avec son environnement et les autres espèces est vouée à l'échec.

En définitive, les mesures de gestion arrêtées par les autorités françaises se fondent sur le scénario scientifique de l'Anses le plus favorable 18 ( * ) à l'éradication naturelle de la brucellose, qui est ainsi devenu l'objectif de l'État en la matière.

L'orientation directrice de la stratégie des pouvoirs publics repose sur l'idée qu'il est possible, à la fois, de préserver le bouquetin des Alpes (espèce protégée) dans le massif du Bargy et d'atteindre l'extinction naturelle de la maladie de brucellose. Cette stratégie suppose néanmoins du temps, implique la continuité au fil des années de l'action menée et requiert beaucoup de patience de la part des agriculteurs, directement confrontés à la menace de l'épidémie.

5. Une stratégie publique entravée par de multiples recours contentieux

La multiplication au cours des dix dernières années des recours contentieux a représenté un facteur de perturbation pesant lourdement sur la continuité - et l'effectivité - de la politique publique de lutte contre la brucellose. En effet, le tribunal administratif de Grenoble a annulé plusieurs arrêtés du Préfet de la Haute-Savoie tendant à prévoir des opérations de prélèvement sur la population des bouquetins. Par ricochet, la stratégie préconisée par l'Anses n'a jamais pu être suivie dans les conditions initialement prévues.

Certaines associations 19 ( * ) semblent manifestement avoir entretenu la tentation d'engager une sorte de guérilla juridique à l'encontre des initiatives préfectorales. Force est de constater également que les décisions du juge des référés suspendant les récents arrêtés préfectoraux, ou une partie de ces derniers, n'ont jamais fait l'objet d'un appel devant la juridiction supérieure

Plus précisément, un recours devant la juridiction supérieure permettrait de recueillir un éclairage supplémentaire, par rapport à celui du seul juge des référés du tribunal administratif de Grenoble. Au surplus, il serait pour le moins utile que le fond de l'affaire soit désormais jugé, ce qui permettrait de savoir définitivement si la stratégie recommandée est contraire ou non aux dispositions de l'article L.411-2 du code de environnement et si la notion même d'abattage indiscriminé doit ou non être abandonnée du champ de réflexion stratégique.

Dans l'ordonnance n° 2004308 rendue le 20 août 2020 20 ( * ) , le juge des référés fait valoir « qu'en l'état actuel de l'instruction le Préfet ne justifie pas d'autre solution satisfaisante que l'abattage d'animaux non testés pour parvenir aux buts poursuivis ». Ce constat « est de nature à faire naître un doute sérieux sur la légalité de la décision litigieuse, dès lors il y a lieu d'ordonner la suspension de son exécution ». Selon le juge les critères de nature à permettre la dérogation à la protection de l'espèce (autorisant l'abattage de bouquetins des Alpes sans test préalable) n'étaient pas remplis.

Dans l' ordonnance n° 2202516 rendue le 17 mai 2022 21 ( * ) , le juge des référés a également fait valoir un doute sérieux sur la légalité de la dérogation permettant l'abattage de bouquetins non marqués faute de pouvoir être capturés, dans la limite de 170 individus, afin de limiter le risque de contamination du noyau sain. Au titre des conditions posées au 4° de l'article L. 411-2 du code de l'environnement, celle de l'absence de solution alternative (évitement des points d'agrégation, gardiennage ou présence de chiens, vigilance particulière sur les zones de pâturage précoce au printemps, installation de clôtures adaptées, mise en défense des zones-refuges de la faune sauvage, ...) n'a pas été considérée comme satisfaite.

Sans porter d'appréciation de fond sur la jurisprudence du Tribunal administratif de Grenoble en ces matières, le rapporteur relève 22 ( * ) combien le contrôle exercé par le juge est étroit et poussé jusque dans les moindres détails sur les actes du Préfet. Ce contrôle semble négliger les considérations scientifiques et opérationnelles qui s'attachent aux solutions alternatives envisagées.

II. POUR LES ANIMAUX D'ELEVAGE, UNE STRATEGIE RIGOUREUSE D'ABATTAGE DANS LES EXPLOITATIONS CONTAMINÉES QUI N'EXCLUT PAS LE BESOIN DE CERTAINES SOUPLESSES

A. UNE POLITIQUE D'ERADICATION BEAUCOUP PLUS STRICTE QUE POUR LES ANIMAUX SAUVAGES : DEUX POIDS, DEUX MESURES ?

1. Lutte contre la brucellose : une problématique spécifique pour les animaux d'élevage.

Par construction, la problématique de lutte contre une maladie comme la brucellose n'est pas la même pour les animaux d'élevage que pour ceux de la faune sauvage, d'autant que les uns vivent dans un espace clos et pas les autres. La surveillance et le cas échéant l'euthanasie des animaux d'élevage malades apparaissent de fait beaucoup plus simples à mettre en oeuvre que pour les bouquetins vivant dans nos montagnes. En outre, la logique des impératifs de la politique de santé publique, y compris pour l'homme, prime sur la logique économique : les chaînes de contamination doivent être brisées au plus vite dans les exploitations, sauf à prendre le risque d'une croissance incontrôlable de la maladie.

Toutes ces raisons expliquent que la politique d'éradication de la brucellose soit différente pour les bovins, ainsi par extension que pour les ovins et les caprins, dans les fermes qui viendraient à devenir des foyers de contamination.

Enfin, le cadre juridique de référence est lui aussi distinct.

Dans ce contexte, l'économie générale de la politique menée contre la brucellose par les pouvoirs publics diffère à l'égard des bovins soupçonnés de contamination et des bouquetins dans la même situation. L'approche adoptée pour les premiers s'inscrit dans une logique beaucoup plus stricte : il s'agit de frapper vite et fort pour empêcher la maladie de se développer, quitte à sacrifier les animaux sains se trouvant à proximité des animaux malades. Pour les animaux sauvages protégés comme les bouquetins, en revanche, les opérations sont conduites de manière radicalement différente, d'où un sentiment croissant de « deux poids, deux mesures » chez les éleveurs à mesure que l'épidémie de brucellose persiste.

2. Une politique d'abattage très rigoureuse des bovins, suscitant inquiétudes, voire le désespoir parmi les éleveurs.

Dans le cas d'un foyer de brucellose bovine, les pouvoirs publics français considèrent que seul l'abattage total des bovins de l'exploitation infectée peut assurer l'enrayement de la maladie et le maintien de l'économie de la filière .

Les autorités font également valoir qu'un abattage sélectif - à savoir l'abattage d'une fraction du cheptel reconnu infecté par la zoonose ne peut pas être envisagé en raison des risques sanitaires et économiques, qu'il ferait encourir au niveau individuel et collectif .

Cette approche, largement inspirée par le principe de précaution, procède d'une logique qui ne souffre guère d'objection, du moins si elle produit des résultats dans un délai socialement acceptable.

Or la résurgence de la brucellose dans le massif du Bargy date de 2012 et l'horizon de l'éradication espérée de l'épidémie semble fuyant. Bien que le taux de prévalence ne soit plus estimé qu'à hauteur de 4 % parmi la population des bouquetins, la maladie demeure présente. Les travaux de l'Anses ont élaboré divers scénarios d'évolution qui visent une disparition de la maladie, mais à l'horizon 2030. 23 ( * )

Depuis déjà plus de dix ans, les agriculteurs s'astreignent à une discipline très stricte, ainsi qu'à de durs sacrifices lorsqu'un foyer de contamination est mis en évidence, ce qui entraîne l'abattage total du troupeau concerné. Certes, une indemnisation financière est prévue pour compenser le manque à gagner, mais elle intervient tardivement et n'est pas totalement à la hauteur des pertes économiques subies par l'éleveur. Au surplus, certains exploitants se désolent alors de la perte de tout un patrimoine génétique. En dernière analyse, l'abattage d'un troupeau de vache laitière est souvent vécu par les agriculteurs intéressés comme l'anéantissement de l'oeuvre d'une vie.

3. Une priorité donnée à la santé publique sur les considérations économiques

Les autorités françaises ne méconnaissent pas les difficultés des agriculteurs savoyards, ni ne mésestiment leurs efforts depuis 2012.

Pour autant, l'impératif absolu consiste à prévenir et à éliminer tout risque de santé publique , pour l'homme d'abord ainsi que pour les animaux, au vu de l'extrême contagiosité de la brucellose.

Dans un second temps, les considérations économiques sont également prises en compte, puisque l'intérêt général suppose de préserver à tout prix le statut de pays indemne de la brucellose dont peut se prévaloir la France.

Enfin, retenir une politique d'abattage partiel des animaux ne serait guère aisé à mettre en oeuvre, ni dénué de risque, en premier lieu pour la santé de l'éleveur et de sa famille.

À l'échelle de l'exploitation concernée par un foyer de contamination, tout d'abord, les mouvements des animaux, des sous-produits et des produits non pasteurisés devraient être en cas interdits durant une période minimum de 12 mois 24 ( * ) à compter de l'élimination de tous les bovins infectés. Compte tenu de ce délai, la viabilité économique de l'activité serait donc de toute façon remise en question 25 ( * ) . De plus, d'un point de vue épidémiologique, le risque de résurgence de la maladie serait accru dans des élevages en abattage partiel, en raison des difficultés précédemment décrites de détection de la brucellose. À titre d'illustration, les analyses réalisées à la suite de l'abattage total des bovins du foyer en Haute-Savoie en 2021 ont mis en évidence in fine que 9 bovins avaient développé des anticorps, en plus de la vache reconnue infectée initialement. Or ces mêmes animaux ne présentaient pas de signe clinique et n'avaient pas réagi aux tests classiques de dépistage. En outre, l'éleveur peut lui-même avoir été contaminé s'il était présent lors de la mise à bas d'une bête infectée, ou s'il a été en contact avec des sécrétions.

À l'échelle territoriale ensuite , le choix d'une stratégie d'abattage partiel pourrait entraîner la perte du statut indemne de brucellose bovine a minima pour une région française , Auvergne-Rhône-Alpes. Les conséquences économiques pour la filière bovine française seraient forcément très conséquentes, puisque que les mouvements d'animaux ne se feraient plus librement d'une région non indemne vers une région indemne (tests requis 30 jours avant le départ pour les bovins de plus 12 mois et les petits ruminants de plus de 6 mois). Dans la région non-indemne, les valorisations du lait seraient limitées et les débouchés réduits en filières agro-alimentaires. En particulier, la viabilité des élevages bovins et de petits ruminants valorisant des races rustiques locales via des produits au lait cru serait compromise.

À l'échelle nationale, enfin, certains marchés à l'exportation pourraient être remis en cause, tandis que des exigences supplémentaires à l'exportation pourraient être imposées à tous nos producteurs.

Enfin, recouvrer après l'avoir perdu un statut de pays indemne de la brucellose nécessiterait de faire état d'une durée de 2 ans sans cas pathologique pour être en mesure de démontrer à nouveau le retour à une situation épidémiologiquement satisfaisante.

4. Les conditions de la préservation pour la France du statut de pays « indemne de brucellose »

Les autorités françaises considèrent que la gestion des foyers de brucellose bovine par abattage total a permis l'obtention et le maintien du statut indemne de brucellose bovine de la France depuis 2005, à l'issue d'une action collective de l'ensemble des acteurs de la filière bovine et de l'État. Ce statut indemne a autorisé notre pays à alléger de façon très conséquente la prophylaxie sur l'ensemble des cheptels français et de profiter d'allègements dans la certification pour permettre la fluidité du commerce national et européen.

Ainsi, toutes les régions de France métropolitaine sont reconnues indemnes de brucellose ovine et caprine depuis 2021 26 ( * ) .

Le statut indemne de la brucellose

« Le statut indemne de brucellose est établi et reconnu dans l'Union Européenne en premier lieu à l'échelle de l'établissement d'élevage et ne concerne pas la faune sauvage. Dès lors qu'un établissement possède un animal infecté de brucellose, il perd son statut indemne. De plus, les États membres peuvent faire reconnaître un statut indemne de brucellose à l'échelle de l'État ou de la zone (région française par exemple), à condition notamment qu'au cours de trois années consécutives, 99,8 % des établissements représentant 99,9 % des animaux soient indemnes de brucellose (Annexe IV, Partie 1 du Règlement délégué (UE) 2020/689). Les dispositions pour l'obtention du statut indemne et son maintien n'exigent pas une maîtrise de la maladie dans la faune sauvage.

D'après le Règlement délégué (UE) 2020/689, les États membres indemnes d'infection à Brucella abortus, B. melitensis et B. suis maintiennent leur statut indemne en cas de détection de l'infection (annexe IV, Partie 1 du Règlement délégué (UE) 2020/689) à condition :

- que l'établissement infecté et tous les établissements en lien épidémiologique soient immédiatement soumis aux mesures pertinentes de lutte, jusqu'au rétablissement ou au recouvrement de leur statut « indemne de maladie » ;

- que dans les 60 jours suivant la confirmation de l'infection, l'autorité compétente ait mené des enquêtes épidémiologiques et investigations afin de déterminer la source probable et la répartition de l'infection. Elle a tiré des conclusions sur la source probable de l'infection et seul un nombre limité d'établissements ont été infectés, lesquels présentent un lien épidémiologique avec le premier foyer détecté ;

- que la surveillance de la maladie ait été adaptée et ait permis de démontrer que l'incident avait été résolu.

Ainsi, si un État membre indemne de brucellose gère un épisode d'infection dans les 60 jours, assure l'enrayement de la diffusion de la maladie via notamment des enquêtes épidémiologiques et atteste qu'il s'agit d'un événement isolé, il maintient son statut indemne de brucellose. »

Source : réponses du ministère de l'Agriculture aux questions du rapporteur

Depuis l'acquisition du statut indemne de la France, seuls deux foyers de brucellose bovine ont été identifiés en France, en 2012 et 2021, tous deux en Haute-Savoie. La gestion de ces foyers par abattage total des bovins et la preuve qu'il s'agissait de foyers isolés ont permis à la France de maintenir son statut indemne. Pour ces deux foyers, un lien avec l'infection persistante dans les populations de bouquetins du massif du Bargy avait pu être établi. La gestion rapide des deux foyers en 2012 et 2021 a permis de circonscrire la diffusion de la maladie. En effet, les investigations épidémiologiques ont démontré l'absence de diffusion aval de la maladie à d'autres élevages de ruminants.

5. La prudence requise en cas de comparaison avec la Suisse et avec la tuberculose animale

Les éleveurs savoyards font valoir deux sources majeures d'incompréhension : en premier lieu, la politique menée en Suisse serait beaucoup plus souple 27 ( * ) , en second lieu, les règles de police vétérinaire contre la tuberculose prévoiraient, quant à elles, la possibilité d'un abattage partiel des animaux d'élevage dans les fermes touchées par des foyers de contamination.

Ces deux arguments, s'ils sont exacts, méritent cependant d'être l'un et l'autre nuancés.

En effet, les abattages partiels menés en Suisse correspondent à des spécificités propres à ce pays. Les agriculteurs suisses produisent essentiellement pour leur marché intérieur. La prise de risque et l'enjeu de la perte du statut de pays indemne de la brucellose pour les exportations d'animaux n'est donc pas comparable. Enfin, la Suisse dispose d'une large souveraineté normative, puisqu'elle n'est pas membre de l'Union européenne.

Les différences de gestion sanitaire en France entre la tuberculose bovine et la brucellose bovine s'expliquent, quant à elles, par plusieurs raisons.

En premier lieu, la situation sanitaire n'est pas la même : on dénombre une centaine de cas tous les ans en élevage pour la tuberculose, contre un cas tous les dix ans en brucellose bovine.

En second lieu, les conditions d'octroi et de maintien du statut indemne sont différentes . Pour la tuberculose bovine 28 ( * ) , le statut sanitaire indemne est octroyé puis maintenu à l'échelle d'un État membre si le nombre de cas détectés chaque année est inférieur à un seuil donné (incidence inférieure à 1 %). S'agissant de la brucellose, le statut sanitaire indemne est accordé et maintenu à l'échelle d'un État membre si aucun cas de brucellose n'est détecté, avec cependant une dérogation possible pour un cas ponctuel, isolé et rapidement enrayé qui se présenterait (situation de la France en 2012 et en 2021).

En troisième lieu, la contagiosité des maladies n'apparaît pas comparable. La tuberculose est une maladie insidieuse et d'évolution chronique lente (les vaches n'expriment aucun signe clinique de tuberculose). Les modalités de contamination nécessitent des contacts rapprochés et répétés. A contrario , la brucellose est associée à une forte excrétion de bactéries à certains moments clés (mise-bas) et à une très forte contamination de l'environnement. La brucellose fait partie des maladies les plus contagieuse connues. A titre d'illustration, un seul avortement peut, par la charge bactérienne délivrée (plusieurs milliards de bactéries), contaminer tout un élevage.

En conséquence, l' encadrement réglementaire autorise une possibilité d'abattage sélectif pour la tuberculose, sur la base d'un arrêté ministériel. S'y ajoutent des critères scientifiques reconnus et définis pour la sélection des animaux à abattre.

Les conditions du maintien du statut de pays indemne de tuberculose

« La France est considérée comme indemne de tuberculose depuis 2001.

D'après le Règlement délégué (UE) 2020/689, les États membres indemnes d'infection par le complexe M.tuberculosis (CMTB) maintiennent leur statut indemne en cas de détection de l'infection (annexe IV, Partie II du Règlement délégué (UE) 2020/689) à condition :

- que la recherche systématique et l'examen de lésions susceptibles d'être caractéristiques de l'infection par le CMTB chez tous les bovins abattus dans le cadre de la surveillance ante mortem et post mortem soit réalisée,

- qu'une surveillance annuelle aléatoire ou fondée sur une analyse de risque permette de démontrer que le taux d'incidence des établissements dans lesquels une infection a été confirmée durant l'année ne dépasse 0.1 %.

De plus, le statut d'un État membre ou d'une zone indemne d'infection par le CMTB n'est pas compromis en cas de confirmation de l'infection dans une population animale autre que les bovins détenus pour autant que des mesures efficaces aient été mises en oeuvre.

La surveillance de la tuberculose bovine en France vise à s'assurer du maintien du statut indemne d'une part, et à éradiquer la maladie in fine par la détection et gestion des foyers de tuberculose bovine d'autre part. Les arrêtés du 7 décembre 2016 et du 8 octobre 2021 définissent les mesures de surveillance et de lutte contre la tuberculose en élevages et dans la faune sauvage. En élevage bovin, la surveillance de la tuberculose est basée sur :

- la recherche post mortem des animaux infectés fondée sur l'observation puis l'analyse de lésions suspectes à l'abattoir ou après autopsie ;

- la recherche en élevage des animaux suspects ainsi que dans les cheptels considérés à risque sanitaire ;

- le dépistage des bovins mis en mouvement à partir de certains cheptels considérés à risque sanitaire ;

- l'exploitation des résultats de la surveillance de la faune sauvage issus du dispositif Sylvatub.

Le dépistage en élevage ne cible que les cheptels situés ou pâturant dans des zones caractérisées par la persistance ou l'apparition inexpliquée d'élevages infectés ou de cas avérés dans la faune sauvage (ZPR = zone à prophylaxie renforcée).

En 2021, 99 foyers de bovins ont été détectés infectés en France métropolitaine (104 foyers en 2020). Une centaine de cas de blaireaux et une douzaine de sangliers ont également été détectés dans ces ZPR. »

Source : réponses du ministère de l'Agriculture aux questions du rapporteur

B. UNE RÉGLEMENTATION TOUFFUEE MAIS NÉANMOINS SOUPLE, QUI AUTORISERAIT LE CAS ÉCHÉANT UNE PLUS GRANDE SÉLECTIVITÉ DANS LES ABATTAGES

1. Un encadrement juridique touffu en droit européen et français

Vu la complexité de la matière il apparaît opportun, dans le cadre du présent rapport d'information, de procéde r à l'inventaire de la réglementation applicable à l'abattage d'animaux d'élevage à des fins prophylactiques, en commençant par son volet droit européen :

- le règlement (UE) 2016/429 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 relatif aux maladies animales transmissibles et modifiant et abrogeant certains actes dans le domaine de la santé animale (« législation sur la santé animale ») et plus particulièrement ses articles 65 (mesures de lutte contre la maladie dans les zones réglementées), 71 (mesures supplémentaires), 170 (mesures nationales), 257 et 269 ;

- le règlement délégué (UE) 2020/689 de la Commission du 17 décembre 2019 complétant le règlement (UE) 2016/429 et plus particulièrement son article 27 (prévoyant notamment que « l'autorité compétente ordonne que, dans les établissements infectés, tous les animaux reconnus en tant que cas confirmés et, si nécessaire, en tant que cas suspects soient abattus dans un délai maximal qu'elle détermine (...) » ;

- le règlement d'exécution (UE) 2018/1882 du 3 décembre 2018 classant la brucellose parmi les maladies répertoriées de catégories BDE (sur la base des dispositions combinées de l'article premier et du tableau présenté en annexe) ;

- le règlement délégué (UE) 2020/688 du 17 décembre 2019 complétant le règlement (UE) 2016/429 du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne les conditions de police sanitaire applicables aux mouvements d'animaux terrestres et d'oeufs à couver dans l'Union ;

- le règlement d'exécution (UE) 2021/620 du 15 avril 2021 en ce qui concerne l'approbation du statut indemne de la maladie, pour les maladies répertoriées, et en particulier l'article 2 traitant de la brucellose, ainsi que son tableau en annexe I.

Il convient d'ajouter à cette liste déjà conséquente les dispositions suivantes du droit national français :

- les articles L. 221-1-1 et L. 223-8 du Code rural et de la pêche ;

- l'arrêté du ministre de l'Agriculture et de la Pêche du 22 avril 2008 fixant les mesures techniques et administratives relatives à la prophylaxie collective et à la police sanitaire de la brucellose des bovidés, et en particulier ses articles 16, 27 (7°) et 30 sur l'abattage total des animaux ;

- l' arrêté du ministre de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt du 10 octobre 2013 fixant les mesures techniques et administratives relatives à la prophylaxie collective et à la police sanitaire de la brucellose ovine et caprine ;

- l'arrêté interministériel du 17 juin 2009 fixant les mesures financières relatives à la lutte contre la brucellose bovine et à la lutte contre la tuberculose bovine et caprine ;

- l'arrêté du ministre de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt du 10 octobre 2013 fixant les mesures financières relatives à la lutte contre la brucellose ovine et caprine.

2. Aucune obligation européenne d'abattage total des bovins dans les fermes contaminées

Toutefois, il n'est pas inscrit stricto sensu dans la réglementation européenne, et a fortiori dans le règlement délégué (UE) 2020/689, que l'abattage total est l'unique mesure de gestion possible pour un foyer de brucellose.

En effet, comme mentionné plus haut, l'article 27 dudit règlement, qui est générique pour la gestion d'un ensemble de maladie animales réglementées catégorisées BDE (à éradication obligatoire dans les États membres), dont la brucellose, prévoit le dispositif suivant : « l'autorité compétente ordonne que, dans les établissements infectés, tous les animaux reconnus en tant que cas confirmés et, si nécessaire, en tant que cas suspects soient abattus dans un délai maximal qu'elle détermine ».

Conformément au principe de subsidiarité, toute latitude est laissée aux États membres afin de tenir compte de la contagiosité de la maladie considérée et du statut de la zone dans laquelle est pratiqué l'abattage.

3. Une dérogation ministérielle existante, mais partiellement inadaptée

Sur la seule base du droit existant, une dérogation à l'abattage total serait envisageable : le ministre en charge de l'Agriculture est en effet compétent pour introduire une telle dérogation.

L'article 30 de l'arrêté du ministre de l'Agriculture et de la pêche du 22 avril 2008 fixant les mesures techniques et administratives relative à la prophylaxie collective et à la police sanitaire de la brucellose des bovidés prévoit d'ailleurs qu'en « cas d'infection brucellique par une autre souche de Brucella, il peut être dérogé à l'abattage total sur instruction du ministre chargé de l'agriculture ».

Ce mécanisme juridique existe. Encore faut-il avoir la volonté de s'en servir, à condition d'y inclure toutes les formes de brucellose.

4. La prudence requise pour tout assouplissement des règles d'abattage d'animaux d'élevage contaminés

Envisager une modification des règles d'abattage des animaux d'élevage constitue un réel dilemme, au regard des enjeux et de sa complexité du sujet. Sans doute convient-il d'éviter de se placer dans une alternative purement binaire - celle d'un choix entre abattage total et abattage partiel - relevant en quelque sorte d'une logique de tout ou rien. Toute la question se situe au niveau de l'ampleur des assouplissements envisageables.

Selon le ministère de l'Agriculture, en effet, l'absence d'abattage total du troupeau lors des épisodes de 2012 et de 2021 aurait très vraisemblablement conduit à la perte du statut indemne de la brucellose bovine de la France, a minima pour la région Auvergne-Rhône-Alpes.

En effet, puisque la brucellose est une maladie très contagieuse, mais également difficile à détecter, le statut des animaux de l'élevage aurait été difficile à attester, en l'absence d'abattage diagnostique systématique avec analyse bactériologique et test PCR. Les autorités françaises n'auraient pas été en mesure de démontrer que l'incident était résolu avant le rétablissement du statut indemne du troupeau, sous conditions que tous les animaux restants présentent des résultats négatifs à deux tests successifs de dépistage.

Au surplus, les analyses réalisées suite à l'abattage total des bovins du foyer en Haute-Savoie en 2021 ont mis en évidence que 9 bovins étaient infectés, en plus de la vache reconnue infectée initialement, alors même que ces animaux ne présentaient pas de signe clinique et n'avaient pas réagi aux tests classiques de dépistage. Cet élément illustre, une nouvelle fois, non seulement les difficultés de détection de la maladie, mais également la diffusion parfois à bas bruit dans l'élevage, tandis que le risque pour la santé publique reste présent.

Dès lors, il serait sans doute préférable de ne prévoir que des assouplissements limités, ponctuels et strictement conditionnés, sans remettre en cause l'abattage systématique dans son principe.

5. Une issue : envisager des exceptions ciblées, pour une pratique d'abattage moins radicale.

S'agissant des animaux d'élevage dans les exploitations agricoles contaminées par la brucellose, la politique d'abattage systématique, qui résulte donc d'un choix des autorités françaises et non d'une obligation imposée par le droit européen, pourrait s'accommoder de trois dérogations ponctuelles et exceptionnelles, dont aucune ne serait de nature à faire courir le risque pour la France d'une perte de son statut de pays dit « indemne de la brucellose » :

- une première dérogation pourrait être envisagée en ce qui concerne les génisses n'ayant pas été en contact avec l'élevage laitier contaminé, sous réserve, d'une part, de mesures de surveillance strictes, d'autre part, que l'éleveur puisse démontrer qu'il a pris des précautions pour éviter une contamination du troupeau de génisse, car lui-même peut être porteur de la maladie et donc la transmettre aux génisses qui n'ont pas été en contact avec le troupeau laitier ;

- une seconde dérogation porterait sur le rallongement du délai de deux mois pour procéder à l'abattage des animaux de l'exploitation, le temps de créer des embryons en cas d'enjeux génétiques ;

- un troisième type de dérogation consisterait à envisager un éventuel abattage partiel subordonné à des conditions drastiques, par exemple lorsque l'infection se limite à quelques cas individuels (et dans tous les cas de figure en deçà du seuil de 10% des animaux de l'exploitation), tandis que le reste du bétail de la ferme demeurerait confiné et soumis à des contrôles sérologiques périodiques répétés et espacés tous les 3 ou 6 mois. En dernière analyse, comme l'observe un document de synthèse publié par les écoles nationales vétérinaires françaises sur la brucellose, il reste « judicieux, dans un cheptel où plus de 10 % des bovins sont infectés, ou dans une zone en fin d'éradication, de prévoir l'élimination rapide de la totalité du cheptel » 29 ( * ) .

Ces dérogations pourraient être réalisées par arrêté ministériel. Il semblerait également opportun de réfléchir à la création d'une telle possibilité sous la responsabilité du Préfet.

CONCLUSION GÉNÉRALE

Depuis 2012, une lutte opiniâtre est menée contre la résurgence de la brucellose dans les Alpes françaises, sans être entravée par l'Union européenne. D'autre part, la Commission européenne, en application du principe de subsidiarité, se cantonne de surveiller l'obligation d'action et de résultat assignée à ces mêmes États membres.

L'action menée contre l'épidémie de brucellose en Haute-Savoie a enregistré des résultats positifs significatifs : la prévalence de la maladie a diminué, tandis que la France est parvenue à conserver le statut de « pays indemne de la brucellose » en demeurant en deçà des seuils réglementaires pourtant très bas, dont le dépassement aurait entraîné une perte dudit statut, avec de multiples conséquences néfastes.

Ces résultats s'expliquent par les efforts conjugués des services de l'État, des scientifiques, des agriculteurs, des acteurs économiques et sociaux du département et, d'une façon générale, des habitants de la Haute-Savoie. Les auditions réalisées dans le cadre du présent rapport d'information ont également montré combien la lutte contre une épidémie comme la brucellose implique une démarche de longue haleine, qui peut s'étaler sur de nombreuses années. En effet, la capture d'animaux sauvages comme les bouquetins intervient dans des zones extrêmement difficiles d'accès et nécessite une logistique poussée : les agents de l'État et de l'Office français de la biodiversité prennent des risques réels pour remplir leur mission.

D'une façon générale, les services de l'État témoignent d'un réel savoir-faire et d'un haut niveau de professionnalisme face aux multiples menaces survenant régulièrement à nos frontières. La lutte contre la brucellose ne constitue qu'un exemple parmi d'autres : récemment la peste porcine africaine, qui ne s'est pas développée en France, a infecté des exploitations agricoles localisées en Belgique, à moins de cinq kilomètres du département des Ardennes.

La politique de lutte contre la brucellose suscite néanmoins une certaine frustration du fait de la persistance de l'infection, dont l'éradication définitive peut apparaître comme un horizon à long terme insaisissable, perpétuellement repoussé. S'y ajoute une forte conflictualité : les agriculteurs se plaignent, non sans raison ; d'être stigmatisés et vivent l'abattage des troupeaux de bovins contaminés comme l'anéantissement de l'oeuvre d'une vie, tandis que les associations environnementalistes s'inquiètent, pour leur part, d'une insuffisante prise en compte de la fragilité de la faune sauvage. Ce dialogue de sourds débouche sur de vives contestations sur le terrain, lors de chaque opération de capture des bouquetins, ainsi que sur une multiplication de recours contentieux aboutissant à conférer au Tribunal administratif de Grenoble un rôle clé dans ce dossier. A titre personnel, votre rapporteur s'interroge sur le contrôle étroit, voire « pointilliste » du juge des référés, d'autant plus qu'il est le seul à ce jour à avoir traité ce dossier, tout en regrettant qu'aucun appel sur ces décisions n'ait jamais été interjeté devant la juridiction supérieure.

L'ensemble de ces facteurs nuit gravement à la continuité de la démarche des pouvoirs publics contre la brucellose, dans la mesure où les mesures préconisées par l'Anses n'ont jamais pu être totalement mises en oeuvre. Le nombre d'animaux prélevés chaque année n'a pas été celui prévu, d'où une stratégie par à-coups. La France dispose pourtant de nombreux les moyens pour agir, avec des professionnels et des scientifiques compétents, ainsi qu'une machine administrative efficace. Au surplus, contrairement à certaines présentations simplistes 30 ( * ) ou caricaturales 31 ( * ) du dossier sur les réseaux sociaux ou dans la presse, la lutte contre l'épidémie de brucellose obéit légitimement aux impératifs de santé publique pour l'homme, puis de santé animale, avant d'être un sujet économique.

Comment sortir par le haut de cette situation préjudiciable à tous ?

Ce rapport d'information plaide en faveur d'une application pleine et entière de la stratégie pluriannuelle de constitution d'un noyau sain d'animaux dans la faune sauvage - les bouquetins - conformément à l'esprit des préconisations de l'Anses, tout en prévoyant une « clause de rendez-vous » d'ici trois ans, pour évaluer à cette date l'horizon prévisionnel d'éradication de la maladie. Cela suppose la consolidation de la clé de voûte juridique du dispositif : à cet effet, les arrêtés préfectoraux prévoyant les niveaux de prélèvement sur la faune sauvage pourraient utilement être élaborés sur un horizon pluriannuel, sans préjudice de la possibilité d'un appel éventuel des décisions du juge administratif.

Quant aux opérations de police sanitaire dans les exploitations agricoles touchées par la brucellose, le rapport suggère d'étudier de manière plus approfondie la possibilité de mettre en place certaines possibilités d'assouplissement ciblées, de nature à améliorer l'acceptabilité sociale des mesures exigées, sans prendre le risque de remettre en cause le précieux statut de « pays indemne de la brucellose » dont bénéficie la France.

En dernière analyse, il convient de dépassionner le débat pour diminuer la conflictualité autour du traitement de la brucellose. Toute l'ambition de ce bref document d'information consiste précisément à fournir les éléments d'un constat partagé, pour permettre à toutes les parties prenantes d'engager un dialogue constructif et de bonne foi.

EXAMEN EN COMMISSION

La commission des affaires européennes s'est réunie le jeudi 2 février 2023 pour l'examen du présent rapport

M. Jean-François Rapin, président . - Le troisième point de notre ordre du jour traite d'un tout autre sujet : il s'agit des moyens d'éradiquer la brucellose, maladie animale qui frappe les animaux sauvages dans les Alpes, lesquels contaminent ensuite les bovins qui viennent pâturer dans les alpages.

Cette maladie étant transmissible à l'homme, son éradication doit être opérée de la manière la plus radicale possible et la stratégie optimale pour y parvenir prête à débats : doit-elle cibler les animaux sauvages ou les animaux d'élevage ? En cas de contamination dans un troupeau de bovins, faut-il aller jusqu'à éliminer l'ensemble des bêtes ? Ce sont des décisions difficiles et douloureuses, qui créent de fortes tensions sur le terrain et dont il est tentant de faire porter le chapeau à Bruxelles.

Plusieurs de nos collègues ont interrogé le Gouvernement à ce sujet et nous avons jugé utile de confier à notre collègue Cyril Pellevat, très concerné par ce dossier, la mission d'éclaircir le débat en mettant à plat les règles applicables, au niveau européen et national, ainsi que les responsabilités des différents acteurs en présence. Il va donc nous présenter son rapport d'information, au terme d'un travail approfondi.

M. Cyril Pellevat, rapporteur . - Le droit européen est couramment réputé, souvent à tort, mais parfois également à raison, pour sa complexité byzantine, ou suspecté d'empiéter sur les prérogatives des États membres. Ce procès d'intention mérite une analyse critique au cas par cas, pour en tirer des conclusions étayées et équitables, comme dans le cas d'espèce des bouquetins des Alpes et des animaux d'élevage conduits à être abattus pour enrayer une maladie animale : la brucellose.

La question de la pertinence des mesures de police sanitaire prises contre l'épidémie pourrait sembler à première vue anecdotique à certains observateurs. Il n'en est rien en raison des conséquences de la brucellose en termes de santé publique, d'environnement et d'économie dans nos territoires alpestres. Il s'agit même d'un dossier extrêmement sensible, suivi par les plus hautes autorités de l'État et qui est en passe d'acquérir une audience nationale, en raison de la médiatisation croissante dont il fait l'objet.

La commission des affaires européennes du Sénat s'est saisie de ce sujet, car, au-delà des raisons que je viens d'exposer, la réglementation européenne est soupçonnée d'être à l'origine des difficultés à surmonter pour mener à bien les campagnes d'éradication de la brucellose.

Je vous remercie, monsieur le président, de m'avoir confié la tâche de travailler au nom de notre commission sur ce sujet qui me tient à coeur. Il concerne également au premier chef mon département - la Haute-Savoie - puisque c'est chez nous, plus précisément dans le massif du Bargy, que la maladie est réapparue, en 2012. Depuis lors, nous sommes confrontés de manière épisodique à des cas de brucellose, non seulement parmi la faune sauvage, en particulier chez les bouquetins, mais également dans certains élevages laitiers.

Plus précisément, la brucellose bovine est une zoonose, c'est-à-dire une maladie infectieuse transmissible de l'animal à l'homme. Au sein de la population animale, plusieurs espèces sauvages et domestiques peuvent être touchées et se transmettre l'agent pathogène par contamination directe et indirecte. La maladie est transmise aux animaux d'élevage durant la période des alpages en cas de contact avec la faune sauvage. Les êtres humains également sont susceptibles d'être malades en cas de consommation de lait contaminé non pasteurisé, ou en cas de contact avec des sécrétions d'un animal malade, en particulier lorsque celui-ci vient de mettre bas.

Durant ces deux derniers mois, nous avons auditionné tous les acteurs de ce dossier : la préfecture de la Haute-Savoie, les administrations centrales et les cabinets du ministère de la transition écologique et de l'agriculture, l'Office français de la biodiversité (OFB), l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), les représentants des agriculteurs et du syndicat du reblochon, l'Ordre national des vétérinaires, ainsi que l'association France Nature Environnement(FNE).

Au terme de nos travaux, il apparaît que la stratégie de lutte menée contre la résurgence de la brucellose dans les Alpes françaises n'est régie par le droit de l'Union européenne que dans ses grandes lignes.

D'une part, le droit européen expose des principes généraux, et s'il prescrit des mesures différenciées pour chaque type de maladie animale en fonction de leur dangerosité, il laisse une large marge de manoeuvre aux États membres sur la façon de répondre aux objectifs fixés. Il prévoit également diverses souplesses et dérogations.

D'autre part, la Commission européenne respecte en l'occurrence le principe de subsidiarité, en limitant son intervention à ce qui lui donne une valeur ajoutée, en l'espèce en n'exerçant qu'une surveillance de l'obligation d'action et de résultat assignée aux États membres.

La politique de lutte contre la brucellose suscite néanmoins une certaine frustration du fait de la persistance de l'infection, dont l'éradication définitive peut apparaître comme un horizon à long terme insaisissable, perpétuellement repoussé. S'y ajoute une forte conflictualité : les agriculteurs se plaignent, non sans raison, d'être stigmatisés et vivent l'abattage des troupeaux de bovins contaminés comme l'anéantissement de l'oeuvre d'une vie. Les associations environnementalistes s'inquiètent, pour leur part, d'une insuffisante prise en compte de la fragilité de la faune sauvage.

Ce dialogue de sourds débouche sur de vives contestations sur le terrain, lors de chaque opération de capture des bouquetins, ainsi que sur une multiplication de recours contentieux aboutissant à conférer au tribunal administratif de Grenoble un rôle-clé dans ce dossier.

L'ensemble de ces facteurs nuit gravement à la continuité de la démarche des pouvoirs publics contre la brucellose, dans la mesure où les mesures préconisées par l'Anses n'ont jamais pu être totalement mises en oeuvre : le nombre d'animaux sauvages prélevés chaque année n'a pas été conforme à ce qui était prévu. Il en résulte une stratégie menée par à-coups.

En plus de fournir une analyse du cadre juridique applicable, ce rapport d'information plaide également en faveur d'une application pleine et entière de la stratégie pluriannuelle de constitution d'un noyau sain d'animaux dans la faune sauvage, les bouquetins, conformément à l'esprit des préconisations générales de l'Anses. Il envisage également une clause de rendez-vous d'ici à trois ans, pour évaluer à cette date l'horizon prévisionnel d'éradication de la maladie.

Le déploiement d'une telle stratégie suppose de stabiliser la clé de voûte juridique du dispositif. L'obstacle des annulations successives des arrêtés préfectoraux annuels édictant des mesures de police sanitaire peut être surmonté : les services de l'État pourraient à cet effet, d'une part, prendre désormais ces arrêtés pour une période pluriannuelle, d'autre part, ne pas s'interdire de faire appel devant le Conseil d'État des décisions en référé du tribunal administratif de Grenoble. Enfin, il serait opportun de modifier la rédaction de l'article L. 411-2 du code de l'environnement, qui dispose aujourd'hui que toutes les mesures alternatives doivent être utilisées avant de recourir à l'abattage, et d'indiquer, à la place de cette disposition, que des scientifiques attestent qu'il s'agit de la solution la plus efficace et qu'elle n'empêche pas un état de conservation favorable de l'espèce.

Quant aux opérations de police sanitaire dans les exploitations agricoles touchées par la brucellose, le rapport suggère de prévoir certaines possibilités d'assouplissement ciblé, de nature à améliorer l'acceptabilité sociale des mesures exigées, sans prendre le risque de remettre en cause le précieux statut de pays « indemne de la brucellose » dont bénéficie la France.

En dernière analyse, il convient de dépassionner le débat pour diminuer la conflictualité autour du traitement de la brucellose. Toute l'ambition de ce bref document d'information consiste précisément à fournir les éléments d'un constat partagé, pour permettre à toutes les parties prenantes d'engager un dialogue constructif et de bonne foi.

M. Jean-François Rapin, président . - Il ne s'agit donc pas d'un sujet directement européen, dans la mesure où les États membres disposent d'une certaine latitude. Pour autant, je repère une convergence avec l'expérience de la grippe aviaire en bordure littorale, dans les échanges entre espèces sauvages et espèces d'élevage, mais aussi dans les conflits qui persistent entre les décisions de la Commission européenne et leur application sur le territoire. À ce titre, il s'agit d'un bon exemple d'incompréhension des règles européennes et de leur application sur le territoire.

M. Cyril Pellevat, rapporteur . - En Haute-Savoie, la contamination est passée par deux enfants dans le massif du Bargy, et cela a abouti à des abattages massifs d'animaux décidés par arrêtés, au nom de la stratégie du noyau sain ; cette dernière est systématiquement attaquée par les associations devant le juge des référés, qui leur donne systématiquement raison.

En fonction des préfets, les actions sont plus ou moins fortes ; on nous oppose toujours le degré de protection du bouquetin, mais ce qui ressort, c'est bien le manque de compréhension entre les éleveurs, les services de l'État et les associations de protection de l'environnement. Nous considérions initialement que le noeud d'incompréhension était du ressort de l'Union européenne, mais nous avons pris conscience que nous disposions d'une certaine latitude sur le terrain. Tout abattage suscite une forte émotion dans les associations, mais aussi chez les éleveurs, quand il faut, par exemple, abattre tout un troupeau et perdre des décennies d'amélioration génétique.

Dans le cadre de la stratégie du noyau sain, nous cherchons d'une part à mettre en place une stratégie efficace et conforme aux recommandations de l'Anses en ce qui concerne le bouquetin, et d'autre part à travailler avec les éleveurs pour essayer de déroger à l'abattage total d'un troupeau, dans la mesure où certaines bêtes sont isolées. Il faut retrouver un équilibre entre faune sauvage et élevage. Dans le Bargy, les bouquetins sont vecteurs de la maladie, et s'ajoute maintenant le risque que le loup le soit également.

Mme Pascale Gruny . -La brucellose est un terme que je n'avais plus entendu depuis l'enfance, et dont on ne parle pas ailleurs qu'en France. Dans d'autres pays, il me semble qu'on ne tue pas tout le troupeau : comment fait-on ? Pourquoi n'adoptons-nous pas les mêmes techniques ?

M. Cyril Pellevat, rapporteur . - Je n'ai pas connaissance de foyers en dehors du Bargy, mais nous ne sommes pas à l'abri, car la maladie se transmet par la faune sauvage, même si le taux de prévalence est passé à 5 %, contre 40 % en 2012. L'abattage total est la norme en Europe, mais ne se pratique pas en Suisse. Pour nous, l'enjeu est aussi économique, et concerne notamment la filière du reblochon.

M. Jean-François Rapin, président . - Des programmes de recherche ont-ils été lancés sur la question en Europe ?

M. Cyril Pellevat, rapporteur . - L'Anses mène un suivi régulier de la brucellose, et a récemment étudié des prélèvements réalisés sur les bouquetins abattus. Une thèse a été soutenue sur cette maladie à Lyon, mais je n'ai pas connaissance d'autres travaux de recherche en Europe.

M. André Reichardt . - Comment se manifeste la maladie chez l'homme ?

M. Cyril Pellevat, rapporteur . - Il s'agit d'une pneumopathie qui peut aussi entraîner des atteintes aux reins et une stérilité. La maladie ne se soigne pas, et peut être très dangereuse pour les personnes fragiles. Elle est donc prise au sérieux dans notre région.

La brucellose est dangereuse pour l'homme, même si la transmission interhumaine est très rare. Si nous avons constaté une baisse du taux de prévalence ces dernières années, l'arrivée du loup, qui se déplace énormément, complique la situation.

M. Jean-François Rapin, président . - Il y a 500 000 nouveaux cas humains par an dans le monde. C'est une maladie sérieuse qui peut être dangereuse, comme la borréliose transmise par la tique, si on la laisse se développer et que l'on souffre d'une immunité faible.

M. Cyril Pellevat, rapporteur . - Les deux enfants contaminés ont gardé des séquelles et l'on a recensé quelques rares cas de décès.

La commission adopte le rapport d'information et en autorise la publication.

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

- mardi 6 décembre 2022 :

Mme Colarie, Amar vétérinaire et animatrice du collectif « Sauvons les vaches » ;

- jeudi 8 décembre 2022 :

Mme Marie-Louise Donzel, présidente du Syndicat du Reblochon et M. Bernard Mogenet, président de la Fédération Départementale des Syndicats d'Exploitants Agricoles de la Haute-Savoie ;

- vendredi 9 décembre 2022 :

Docteurs Jean Marc Petiot et Christophe Hugnet, conseillers nationaux de l'Ordre national des vétérinaires ;

- vendredi 9 décembre 2022 :

Mme Anne Van de Wiele, cheffe de service adjointe SantéAgri, Coordination des actions sanitaires de la faune sauvage, Direction de la Recherche et de l'Appui Scientifique de l'Office français de la biodiversité (OFB) ;

- jeudi 15 décembre 2022 :

M. Hadrien Jaquet, conseiller filières animales, santé et bien-être animal au cabinet de M. Marc Fesneau, ministre de de l'Agriculture et de la Souveraineté alimentaire ;

- vendredi 16 décembre 2022 :

M. Mathieu Schuller, directeur général du pôle « Sciences pour l'expertise » de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) ;

- jeudi 22 décembre 2022, M. Olivier Thibault, directeur de l'eau et de la biodiversité, ministère de la Transition écologique ;

- jeudi 22 décembre 2022 :

M. Yves Le Breton, préfet de la Haute-Savoie ;

- 25 janvier 2023 :

M. Jean-Pierre Crouzat, vice-président régional de France Nature Environnement (Haute-Savoie et Auvergne-Rhône-Alpes).


* 1 L'article 5 du Traité sur l'Union européenne (TUE) explicitant ainsi la notion de principe de subsidiarité : « dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l'Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, tant au niveau central qu'au niveau régional et local, mais peuvent l'être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, au niveau de l'Union. » En outre, le principe de subsidiarité est indissociable et s'entend au regard du principe de proportionnalité, comme le fait valoir le même article 5 du TUE : « le contenu et la forme de l'action de l'Union n'excèdent pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs des traités ».

* 2 Cf. Extrait de la question écrite n° 26176 de la Sénatrice Martine Berthet, publiée dans le JO Sénat du 13/01/2022, sur les conséquences de la réapparition de la brucellose en pays de Savoie : « Les professionnels pointent du doigt les règlements nationaux et européens car jugés inadaptés en la matière ».

* 3 Résolution n° 139 (2019-2020), devenue résolution du Sénat le 21 août 2020, en application de l'article 73 quinquies du Règlement, visant à modifier le classement dont bénéficie le loup au sein de la Convention de Berne.

* 4 L'Anses est un établissement public à caractère administratif, sous la tutelle des ministères chargés de la santé, de l'agriculture, de l'environnement, du travail et de la consommation. Elle a pour mission de réaliser l'évaluation des risques, de fournir aux autorités compétentes toutes les informations sur ces risques ainsi que l'expertise et l'appui scientifique et technique nécessaires à l'élaboration des dispositions législatives et réglementaires et à la mise en oeuvre des mesures de gestion des risques.

* 5 L'Anses est saisie par les services de l'État qui lui demandent d'étudier certains scénarios spécifiques.

* 6 L'évaluation des risques en matière de santé animale se pratique avec une expertise collective, multidiscplinaire, collégiale, contradictoire. Les avis minoritaires figurent dans le rapport et différentes écoles de pensées sont présentes car l'interface entre faune sauvage et animaux élevage fait qu'il y a tous les ingrédients d'une controverse, y compris scientifique.

* 7 Saisines n°2021-SA-0200, n°2021-AST-0203, n°2018-SA-0017, n°2016-SA0229, n°2014-SA-0218, n°2013-SA-0129, n° 2021-SA-0200

* 8 L'OFB est un établissement public dédié à la protection et la restauration de la biodiversité en métropole et dans les Outre-mer sous la tutelle des ministères de l'Agriculture et de la Transition écologique.

* 9 La surveillance sur les cervidés avait été abandonnée ces derniers temps mais qu'elle a repris courant 2022.

* 10 Il est recommandé scientifiquement de mener les opérations juste après la période mise à bas, car c'est le moment où la maladie est la plus détectable. Or les recours contentieux intervenus au fil du temps ont eu pour conséquence que ces opérations ne soient pas menées à la bonne période.

* 11 Avis de l'Anses du 30 novembre 2021 - Saisine n°2021 - SA-0200 - Cf tableau pages 2 et 3.

* 12 Voir également les articles 12 et 15 de cette même directive. L'article 15, b) de la directive 92/43/CEE du 21 mai 1992 prévoit que l'utilisation d'aéronefs ou de véhicules à moteur en mouvement est interdite en cas de mise à mort d'un mammifère listé à l'annexe V, a) de ladite directive.

* 13 Voir page 53 (données pour 2020) et suivantes de la thèse soutenue le 9 décembre 2020 par Mme Coline Richard - Université de Lyon (campus vétérinaire) - sur le rôle de la modélisation dans la lutte contre la brucellose du massif du Bargy

* 14 Les articles R. 411-1 et R. 411-2 du même code renvoient à un arrêté conjoint des ministres chargés de la protection de la nature et de l'agriculture le soin de fixer la liste des espèces animales non domestiques faisant l'objet des interdictions définies à l'article L. 411-1. Un arrêté du 23 avril 2007 inclut le bouquetin des Alpes dans la liste des mammifères terrestres protégés

* 15 Le bouquetin est chassé en Italie et en Espagne.

* 16 Article 72 du règlement (UE) 2016/429

* 17 Saisines n°2021-SA-0200, n°2021-AST-0203, n°2018-SA-0017, n°2016-SA0229, n°2014-SA-0218, n°2013-SA-0129, n° 2021-SA-0200

* 18 Voir les six scénarios exposés aux pages 5, 26, 32 à 36 de l'avis de l'Anses en réponse à la saisine n°2021-SA-0200

* 19 Si plusieurs associations s'opposent au principe d'un abattage des animaux, un consensus minimal pourrait se dessiner sur la nécessité d'euthanasier les animaux malades.

* 20 Tribunal administratif de Grenoble - Ordonnance n°2004308 du 20 août 2022 du juge des référés (réf 54-035-02) suspendant la décision du 29 mai 2020 prise sur la base de l'arrêté DDT-2020-0722 du Préfet de la Haute-Savoie (autorisation de l'abattage de 20 bouquetins sans vérification d'une infection à la brucellose de ces animaux).

* 21 Ordonnance n°2202516 du 17 mai 2022 du juge des référés (réf 44-045-06) suspendant la décision du 17 mars 2022 prise sur la base de l'arrêté DDT-2022-0450 du Préfet de la Haute-Savoie (autorisation de la capture de bouquetins parmi les individus non marqués sur le massif du Bargy et de l'abattage des autres individus dans la limite de 170 individus).

* 22 Parmi les autres arguments à prendre en compte, il convient de mentionner que les bouquetins malades souffrent de la brucellose. Au surplus, les mesures alternatives évoquées dans les décisions du juge des référés sont difficiles à mettre en oeuvre : ainsi le gardiennage des chiens pourrait participer à la diffusion de la maladie puisqu'ils peuvent être porteurs, tandis que l'installation de clôture est contraire à la tradition pastorale en alpages.

* 23 Voir les six scénarios exposés aux pages 5 et 26 à 36 de l'avis de l'Ansesm en réponse à la saisine n°2021-SA-0200.

* 24 Par ailleurs, dans ce délai, il serait obligatoire de pasteuriser l'ensemble du lait produit par l'éleveur, ce qui serait bien moins intéressant économiquement pour l'exploitation.

* 25 Même si le lait pasteurisé pouvait être vendu, il serait moins cher que le lait non-pasteurisé.

* 26 Voir l'annexe I du règlement d'exécution (UE) 2021/620 de la Commission du 15 avril 2021 établissant les modalités d'application du règlement (UE) 2016/429 du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne l'approbation du statut «indemne de maladie» et du statut de non-vaccination de certains États membres ou de zones ou compartiments de ceux-ci au regard de certaines maladies répertoriées et l'approbation des programmes d'éradication de ces maladies répertoriées.

* 27 En Suisse, il n'est pas obligatoire d'éliminer tout le troupeau en cas d'infection d'un animal à la brucellose. Le choix est laissé à l'éleveur, qui peut décider de procéder à l'abattage par facilité ou pour raison économique.

* 28 Voir le règlement délégué (UE) 2020/689 de la Commission du 17 décembre 2019 complétant le règlement (UE) 2016/429 du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne les règles applicables à la surveillance, aux programmes d'éradication et au statut «indemne» de certaines maladies répertoriées et émergentes

* 29 Voir page 17 du document « La brucellose animale », publié en juin 2021 par les écoles nationales vétérinaires françaises

* 30 Voir par exemple le site Instagram de l'influenceur médiatique Hugo Clément sur le « Massacre en cours des bouquetins » (17 octobre 2022).

* 31 Voir article du Canard enchaîné dans son édition du 26 octobre 2022 « La bactérie qui rend chèvre ».

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