II. UN ACCORD OBTENU SUR LE FIL : MALGRÉ UNE INDÉNIABLE AMBITION, TOUT RESTE À FAIRE

À l'issue de la séance plénière de clôture, le 19 décembre, la Conférence des Parties est parvenue à adopter un nouveau cadre stratégique mondial pour mettre un terme à l'érosion de la biodiversité d'ici 2030 , le « Cadre mondial de la biodiversité de Kunming à Montréal 18 ( * ) ».

À travers un patient travail de négociations en coulisse et de rencontres bilatérales, la présidence chinoise a réussi la gageure de concilier les principaux intérêts divergents , notamment sur le montant des engagements financiers Nord-Sud, la protection de 30 % des terres et des mers, la réforme des subventions néfastes à la biodiversité ou encore la réduction des risques liés aux pesticides et aux produits chimiques hautement dangereux. En guise de méthode : écouter, déléguer et proposer . En marge des séquences traditionnelles, les négociateurs chinois ont organisé des séances de travail spécifiques aux points d'achoppement les plus sensibles, associant des ministres de pays aux approches divergentes.

Juste avant l'issue de la COP15, alors que les chances d'un accord n'étaient pas assurées, la présidence chinoise a proposé, le 18 décembre 2022, de sa propre initiative, un projet d'accord « clef en main » , compromis aux formules et cibles soigneusement pesées afin d'aboutir à un cadre mondial équilibré et acceptable, autant par les pays désirant à tout prix un accord que par ceux s'inscrivant dans une démarche de surenchère dilatoire sur les mécanismes de solidarité Nord-Sud.

Malgré l'ultime opposition d'un représentant de la République démocratique du Congo, au motif que les ressources financières prévues par l'accord étaient insuffisantes, l' adoption de l'accord a fait l'objet d'un vif enthousiasme par les parties prenantes .

Les déclarations officielles n'ont pas manqué de qualifier d' « historique » l'adoption de ce nouveau cadre aux ambitions fortes. À cette occasion, la France a salué « un accord ambitieux, réaliste et applicable ». Le ministre canadien de l'environnement et du changement climatique, Steven Guilbeault, s'est félicité de cette « grande victoire pour la planète et l'humanité tout entière, marquant un changement de cap pour mettre un frein à la disparition incessante des habitats et des espèces. » L'enthousiasme de Huang Runqiu, président de la COP15 et ministre chinois chargé de l'écologie et de l'environnement, était pareillement grand : « Enfin, nous avons atteint notre destin. Nous avons adopté le Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal. » Au nombre des formules journalistiques fréquemment employées, revient souvent l'idée de « négociations de la dernière chance », de « COP de la décennie » et d'un « nouveau pacte pour la nature », qui reprend les termes du secrétaire général de l'ONU, António Guterres.

Gardons-nous cependant de tout optimiste : selon le média Actu Environnement 19 ( * ) , entre les 5 et 18 décembre derniers, le temps médiatique moyen consacré en France au déroulement de la COP15 par des chaînes de télévision ou des stations de radio (généralistes ou d'informations en continu) n'a été que de 0,3 %. L'événement est resté, vu de France, relativement confidentiel.

A. DES AVANCÉES NOTABLES ET LA PROMESSE D'UN ÉLAN TRANSFORMATEUR EN FAVEUR DE LA BIODIVERSITÉ...

Tirant le bilan de l'échec des objectifs d'Aichi, ce nouveau cadre mondial se veut à la fois ambitieux et transformateur . Le cadre vise en effet « à catalyser, permettre et galvaniser une action urgente et transformatrice de la part des gouvernements, des administrations infranationales et locales, et avec la participation de l'ensemble de la société, afin d'arrêter et d'inverser la perte de biodiversité, d'atteindre les résultats qu'il définit dans sa vision, sa mission, ses buts et ses cibles [...] ».

Contrairement à l'approche principielle et quasi-philosophique du cadre issu de la COP10 qui visait l'atteinte de cibles non quantifiables, celui de la COP15 « est axé sur l'action et les résultats , et vise à guider et à promouvoir à tous les niveaux la révision, l'élaboration, la mise à jour et la mise en oeuvre des politiques, des objectifs, des cibles, des stratégies nationales en matière de biodiversité et des plans d'action, et à faciliter le suivi et l'examen des progrès à tous les niveaux, de manière plus transparente et responsable. »

1. Un cadre à double détente : une vision pour 2050 et 23 cibles à atteindre d'ici à 2030
a) Les objectifs de long terme : un monde de vie en harmonie avec la nature

L'atteinte des 23 cibles mondiales définies pour 2030 n'est pas conçue comme une fin en soi, mais un moyen de parvenir à un monde de vie en harmonie avec la nature où « la biodiversité est appréciée, conservée, restaurée et utilisée avec sagesse, ce qui permet de maintenir les services écosystémiques, de préserver la santé de la planète et de procurer des avantages essentiels à tous les peuples ».

Ce cadre s'articule autour d'une théorie du changement , fondée sur la reconnaissance « qu'une action politique urgente est nécessaire à l'échelle mondiale, régionale et nationale pour parvenir à un développement durable, de sorte que les facteurs de changement indésirables qui ont exacerbé la perte de biodiversité soient réduits et/ou inversés pour permettre la reconstitution de tous les écosystèmes et réaliser la vision de la Convention, à savoir vivre en harmonie avec la nature d'ici à 2050. » 20 ( * )

Les objectifs pour 2050 du cadre de Kunming à Montréal sont au nombre de quatre :

- Objectif A :

o L'intégrité, la connectivité et la résilience de tous les écosystèmes sont maintenues, améliorées ou restaurées, ce qui accroît considérablement la superficie des écosystèmes naturels d'ici à 2050 ;

o L' extinction d'origine humaine des espèces menacées connues est stoppée et, d'ici à 2050, le taux et le risque d'extinction de toutes les espèces sont divisés par dix, et l'abondance des espèces sauvages indigènes est portée à des niveaux sains et résilients ;

o La diversité génétique au sein des populations d'espèces sauvages et domestiquées est maintenue , ce qui préserve leur potentiel d'adaptation.

Cet objectif repose sur les bénéfices attendus de l' augmentation surfacique des espaces terrestres et maritimes faisant l'objet d'une mesure de protection afin de garantir le bon fonctionnement des écosystèmes et des mesures visant à enrayer le déclin des espèces menacées .

- Objectif B :

o La biodiversité est utilisée et gérée de manière durable et les contributions de la nature aux populations, y compris les fonctions et les services des écosystèmes, sont valorisées, maintenues et renforcées, et celles qui sont en déclin sont restaurées, ce qui favorise la réalisation du développement durable, au profit des générations actuelles et futures d'ici à 2050.

Cet objectif vise les mesures de restauration des écosystèmes dégradés , de renaturation et de solutions fondées sur la nature, afin de garantir les importants services écosystémiques rendus par la biodiversité : alimentation grâce à la pollinisation des cultures, épuration de l'eau, régulation des maladies et du climat, etc .

À titre d'exemple des bénéfices induits par la biodiversité, selon l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture, une bouchée sur trois des aliments que nous consommons dépend des pollinisateurs tels que les abeilles, les chauves-souris et les oiseaux.

Cet objectif fait écho au projet de règlement européen sur la restauration de la nature, actuellement en cours d'examen au Parlement européen.

- Objectif C :

o Les avantages monétaires et non monétaires découlant de l'utilisation des ressources génétiques et de l'information de séquençage numérique sur les ressources génétiques, ainsi que des connaissances traditionnelles associées aux ressources génétiques, selon le cas, sont partagés de manière juste et équitable , y compris, le cas échéant, avec les peuples autochtones et les communautés locales, et augmentent considérablement d'ici à 2050, tout en veillant à ce que les connaissances traditionnelles associées aux ressources génétiques soient protégées de manière appropriée, contribuant ainsi à la conservation et à l'utilisation durable de la biodiversité, conformément aux instruments d'accès et de partage des avantages convenus au niveau international.

Cet objectif fait écho au protocole de Nagoya sur l'Accès aux ressources génétiques et le Partage juste et équitable des Avantages découlant de leur utilisation (APA), adopté en 2010 lors de la COP10 et entré en vigueur le 12 octobre 2014, 90 jours après le dépôt du cinquantième instrument de ratification.

Ce dispositif, qui constitue l'un des trois piliers de la Convention sur la diversité biologique, permet notamment de lutter contre la biopiraterie et d'assurer que les gains et les avantages tirés des ressources génétiques et des savoirs traditionnels par les industries pharmaceutiques, cosmétiques, phytogénétiques ou zootechniques fassent l'objet d'un partage , sous forme de redevances ou de transferts de savoirs, afin de contribuer au développement des communautés autochtones.

- Objectif D :

o Des moyens de mise en oeuvre adéquats , y compris des ressources financières, le renforcement des capacités, la coopération technique et scientifique, ainsi que l'accès aux technologies et leur transfert, afin de mettre pleinement en oeuvre le Cadre mondial de la biodiversité de Kunming à Montréal, sont garantis et équitablement accessibles à toutes les Parties , notamment aux pays en développement, en particulier aux pays les moins avancés et aux petits États insulaires en développement, ainsi qu'aux pays à économie en transition, en comblant progressivement le déficit de financement de la biodiversité de 700 milliards de dollars par an , et en alignant les flux financiers sur le Cadre mondial de la biodiversité de Kunming à Montréal et la Vision 2050 pour la biodiversité.

Ce dernier objectif fait référence à l'une des causes majeures de l'échec des objectifs d'Aichi : le manque de moyens financiers et humains .

Les moyens actuellement consacrés aux mesures nécessaires pour enrayer le déclin de la biodiversité sont insuffisants, avec un déficit de financement mondial de la biodiversité colossal.

Outre le comblement de ce déficit, un autre puissant levier d'action repose sur la diminution drastique des subventions néfastes à la biodiversité : du fait de l'incohérence des flux financiers publics et privés, certaines subventions peuvent entrer en contradiction avec les dépenses en faveur de la biodiversité. Ainsi, selon le Programme mondial du PNUD sur la nature pour le développement 21 ( * ) , « près de 90 % des subventions et des avantages fiscaux agricoles sont destinés à des activités qui peuvent nuire à la nature ».

Les États, les banques de développement et les acteurs financiers doivent donc s'appuyer sur ces deux canaux pour espérer inverser la tendance et tendre vers un avenir positif pour la nature .

b) Un cadre pour 2030 qui ambitionne de mettre fin à la perte de biodiversité

Afin de mettre en oeuvre la vision pour 2050, l'objectif du cadre pour la période allant jusqu'à 2030 consiste à « prendre des mesures urgentes pour enrayer et inverser la perte de biodiversité afin de mettre la nature sur la voie de la reconstitution dans l'intérêt des personnes et de la planète en conservant et en utilisant durablement la biodiversité, et en assurant le partage juste et équitable des avantages découlant de l'utilisation des ressources génétiques, tout en fournissant les moyens de mise en oeuvre nécessaires. » Étant donné le retard de deux années déjà pris pour l'élaboration du nouveau cadre pour la biodiversité, force est de relever le caractère optimiste de l'ambition en moins de huit années .

23 cibles mondiales 22 ( * ) doivent faire l'objet de mesures urgentes au cours de la décennie. Face à l'urgence et l'étroitesse de la fenêtre d'action, les actions « doivent être lancées immédiatement et achevées d'ici à 2030 [...] en tenant compte des circonstances, priorités et conditions socio-économiques nationales ».

2. Un cadre qui consacre la plupart des ambitions de la France

Au regard des ambitions défendues par la France, le cadre mondial pour 2030 peut être considéré comme un succès de diplomatie environnementale à créditer au compte de l'équipe des négociateurs de notre pays, à côté du rôle moteur et décisif joué par la Chine, le Canada, mais également l'Union européenne et quelques autres pays.

Le cadre mondial opère en effet une synthèse qui fait la part belle aux objectifs défendus par la coalition de la Haute ambition pour la nature et les peuples (HAC), que la France copréside avec le Costa Rica. La commission se félicite que l'accord ait pris la mesure de la situation de dégradation avancée dans laquelle se trouve la biodiversité , notamment dans la section A en rappelant que la biodiversité « soutient tous les systèmes de vie sur terre », et propose un cadre cohérent animé du souci d'inverser la tendance.

Ainsi que le rappelait devant la commission Sylvie Lemmet en novembre dernier 23 ( * ) , la France et l'Union européenne plaidaient pour l'intégration dans le cadre mondial de plusieurs objectifs structurants. En les énumérant, l'on constate que la plupart se retrouvent dans l'accord final :

- la protection de 30 % des terres et des mers, l'augmentation de la surface des écosystèmes naturels, leurs connectivités et leur intégrité et la restauration de 3 milliards d'hectares de terres dégradées : les cibles 2 et 3 répondent à cette préoccupation, avec notamment 30 % des écosystèmes faisant l'objet d'une restauration effective ;

- le taux et le risque d'extinction des espèces et la diversité génétique des espèces : la cible 4 vise précisément à mettre un terme à l'extinction d'origine humaine et à restaurer la diversité génétique au sein des populations ;

- l'arrêt et l' inversion du déclin de la biodiversité : l'ensemble du cadre et toutes les mesures sont articulées pour y répondre ;

- une réduction quantifiée des risques et des usages liés aux pesticides et aux engrais : la cible 7 vise une réduction de moitié au moins du risque global lié aux pesticides et aux produits chimiques hautement dangereux ;

- une augmentation des pratiques agroécologiques : la cible 10 vise la gestion de manière durable des superficies consacrées à l'agriculture et l'augmentation substantielle de pratiques respectueuses de la biodiversité - l'intensification durable et l'agroécologie étant nommément désignées ;

- des dispositions concernant les flux financiers et une mobilisation de l'ensemble des sources de financement : la cible 18 vise l'élimination ou la réforme des subventions néfastes à la biodiversité et la cible 19 vise l'augmentation substantielle des ressources financières en mobilisant au moins 200 milliards de dollars des États-Unis d'ici à 2030, avec des contributions Nord-Sud d'au moins 20 milliards de dollars par an d'ici 2025 et au moins 30 milliards de dollars d'ici 2023 ;

- une obligation pour les entreprises de faire connaitre leur impact et leurs dépendances en matière de biodiversité : la cible 15 répond précisément à cette préoccupation, mais sur un mode incitatif et non contraignant.

Les pays en développement souhaitaient, pour leur part, que le Digital Sequence Information , l'accès et le partage des avantages issus des ressources numériques, soit pris en compte et qu'un financement plus volontariste soit mis en oeuvre du Nord vers le Sud : ils ont obtenu gain de cause à travers la cible 13 visant à assurer le partage juste et équitable des avantages découlant de l'utilisation des ressources génétiques et des informations de séquençage numérique et la cible 19 qui accroît de manière substantielle les engagements Nord-Sud en faveur de la biodiversité , actuellement de l'ordre de 5 à 6 milliards de dollars par an selon l'OCDE 24 ( * ) , à au moins 20 milliards d'ici 2025 et au moins 30 milliards d'ici 2030, soit une multiplication par trois puis par cinq. Souhaitant être exemplaire sur ce point avant la COP15, la France a doublé son financement en matière de biodiversité à travers l' Agence française de développement (AFD), et en augmentant de 40 % sa contribution au Fonds pour l'Environnement mondial (FEM).

Certains pays, peu réalistes, plaidaient pour des transferts s'élevant à 100 milliards de dollars par an , mais cette progression était manifestement démesurée au regard des flux financiers internationaux et des engagements que les pays du Nord étaient prêts à assumer. Comme le rappelait Sylvie Lemmet devant la commission, « la guerre en Ukraine a ravivé les tensions géopolitiques, réduisant les marges de manoeuvre des pays donateurs. Le renchérissement des prix agricoles n'incite pas à plus d'ambition en matière d'agroécologie. 25 ( * ) »

Bérangère Couillard, secrétaire d'État chargée de l'écologie, a déclaré devant la commission 26 ( * ) que les objectifs défendus par son ministère à la COP15 étaient atteints : « la France a porté et obtenu des engagements historiques et concrets auprès de tous les pays du monde ». Elle a salué notamment comme une avancée notable la réduction des subventions aux activités néfastes, à hauteur de 500 milliards de dollars par an d'ici à 2030. Elle s'est réjouie du rôle moteur de la France sur le montant des engagements financiers des États donateurs.

Au titre des regrets par rapport à l'ambition initiale , elle mentionne l'absence de cibles chiffrés d'ici à 2050, les insuffisances du cadre pour protéger les espèces menacées, le manque de dispositif de redevabilité des États, le versement des ressources financières internationales en faveur de la biodiversité transitant par le fonds pour l'environnement mondial (FEM) et non via un fonds spécifique dédié et le fait que l'objectif de 50 % de réduction des pesticides porte seulement sur les risques et non les usages.

La commission estime cependant que viser la toxicité des pesticides est plus pertinent pour réduire les menaces pesant sur la biodiversité qu'une approche quantitative qui ne prend en compte que les usages.


* 18 https://www.cbd.int/doc/decisions/cop-15/cop-15-dec-04-en.pdf ou sa version en français qui n'a pas encore fait l'objet d'une traduction officielle à la date de publication du présent rapport : https://www.cbd.int/doc/c/0bde/b7c0/00c058bbfd77574515f170bd/cop-15-l-25-fr.pdf

* 19 https://www.actu-environnement.com/dit-aujourdhui/1205.html

* 20 Cf. Accord de Kunming à Montréal.

* 21 https://www.undp.org/fr/blog/les-voies-suivre-vers-un-avenir-positif-pour-la-nature

* 22 Voir en annexe : Les 23 cibles mondiales de Kunming à Montréal pour 2030.

* 23 http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20 221 107/atdd.html#toc6

* 24 https://www.oecd.org/fr/environnement/ressources/biodiversite/aper %C3 %A7u-g %C3 %A9n %C3 %A9ral-du-financement-de-la-biodiversit %C3 %A9- %C3 %A0-l %C3 %A9chelle-mondiale.pdf

* 25 http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20221107/atdd.html#toc6

* 26 http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20 230 130/atdd.html#toc3

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