C. UNE MENACE TERRORISTE EN EXPANSION

1. La « descente » progressive des djihadistes vers le golfe de Guinée

Depuis plusieurs années, de nombreuses spécialistes et les services de renseignement alertent sur l'expansion du terrorisme djihadiste depuis le Sahel à travers les frontières Sud du Mali, du Burkina Faso, du Niger et du Tchad vers le nord des pays du golfe de Guinée . Le 1 er février 2021, au cours d'une rare apparition publique, Bernard Emié, le directeur général de la Sécurité extérieure (DGSE) avait déclaré que « l'Organisation d'Al-Qaïda dans la Région du Sahel examine actuellement un projet d'expansion vers le Golfe de Guinée, en particulier vers la Côte d'Ivoire et le Bénin ». Plusieurs attaques dans ces pays ont confirmé cette menace.

Les forces de sécurité du Togo ont ainsi connu trois attaques en 2021 et 2022. Au Nord du Ghana, la porosité avec la région des Cascades au Burkina Faso, où opèrent plusieurs katibas, et avec le Nord de la Côte d'Ivoire, fait également craindre des attaques. La situation sociale du pays présente des fragilités qui pourraient être exploitées par les groupes terroristes. Selon un rapport des Nations unies sur l'extrême pauvreté publié au printemps 2018, le contingent de millionnaires (en dollars) est passé de 1 900 à 2 900 entre 2006 et 2016, et devrait encore croître de 80 % d'ici à 2026. Le nombre de pauvres, en revanche, est quasiment resté le même au cours de la dernière décennie. Seulement 1,4 % de la richesse nationale est consacrée à la protection sociale. Le pays a progressivement déployé des forces contre-terroristes dans le nord du pays.

Les forces de sécurité du Bénin ont également été attaquées à partir de la fin 2021 dans les parcs du W et de la Pendjari dans le nord du pays, à la frontière avec le Burkina Faso et le Niger . Une vingtaine d'attaques ont été recensées tout au long de l'année 2020, obligeant le pays à renforcer son armée, à construire des postes avancés et des forts près de la frontière.

La présence des groupes terroristes dans ces pays revêt des réalités diverses, de la simple utilisation des zones frontalières et des parcs nationaux comme zones de transit, de repli, de base logistique ou se sanctuaire, à l'installation de véritables cellules terroristes.

Outre le renforcement des dispositifs miliaires, des mesures sont prises par les États pour tenter de lutter plus en profondeur contre les causes de ce phénomène . Ainsi, le Bénin s'appuie sur son Agence de gestion intégrée des frontières (ADGIF) pour tenter de réduire des vulnérabilités socio-économiques en développant des infrastructures de base, la santé, les écoles ainsi que les infrastructures pour les forces de défense et sécurité. Le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) a remis des véhicules à cette agence le 2 août 2022 à Cotonou. De même, au Togo, le Comité interministériel de lutte et de prévention contre l'extrémisme violent mène des actions de prévention et de sensibilisation dans les zones frontalières affectées à travers des comités régionaux et locaux. Il a ainsi organisé en septembre 2022, avec l'appui financier de l'Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), des ateliers de formation et de sensibilisation sur la prévention et la lutte contre l'extrémisme violent au profit des chefs traditionnels et des leaders religieux des préfectures de Cinkassé et de Kpendjal-Ouest dans la région des Savanes.

Il existe par ailleurs un projet de renforcement des frontières Nord de la Côte d'Ivoire, du Ghana et du Togo, mis en oeuvre par l'OIM et financé par le Bureau international des stupéfiants et de l'application des lois des États-Unis. Il vise l'amélioration de la sécurité frontalière à travers le renforcement des capacités techniques et matérielles des agences de gestion des frontières et le renforcement de la résilience des communautés transfrontalières.

Depuis attaque importante subie par la Côte d'Ivoire en 2016 au Grand Bassam, le pays a notamment mis en place une « malette pédagogique », en collaboration avec des chefs religieux, pour observer les processus de radicalisation et promouvoir des pratiques religieuses pacifiques. Il a également mis en place une stratégie nationale de lutte et de prévention de l'extrémisme violent.

2. Une menace toujours en expansion au Nigeria
a) Boko Haram, une nébuleuse toujours active

Dans le nord-est du Nigeria, le terrorisme djihadiste semble avoir fléchi, notamment du fait de l'action de l'armée de l'air nigériane autour des grandes villes de la région. Des investissements importants dans l'armement et la capacité aérienne (notamment les avions antiguérilla Super Tucano livrés par les États-Unis en septembre 2021) ont permis d'obtenir des résultats tangibles. Toutefois, l'EIAO a revendiqué plus d'attaques en 2021 qu'en 2020, même si ces attaques ont fait moins de victimes. L'armée nigériane ayant décidé depuis août 2019 d'abandonner les petites positions pour se regrouper dans des « supercamps » mieux protégés, elle a ainsi inévitablement laissé davantage de latitude aux terroristes dans les campagnes. L'organisation s'est également adaptée à la pression plus forte exercée par l'armée en agissant de manière plus ponctuelle. Elle a étendu ses opérations au sud de l'Etat du Borno, au nord de l'Adamawa et aux régions du Mayo-Sava et du Mayo-Tsanaga au Cameroun.

On assisterait en réalité surtout à un enracinement de l'ISWAP, franchise de l'Etat islamique , qui, grâce à l'appui de son échelon central, atteindrait désormais une position dominante parmi les groupes présents dans la région, et aurait a consolidé une forme de gouvernance sur le territoire rural qu'il contrôle, mieux acceptée de la population musulmane que la présence du Jamaat Ahl Al-Sunnah Lil Dawa Wal Jihad (JAS) 2 ( * ) . Ce dernier groupe, héritier du groupe dirigé par Aboubakar Shekau, a été très affaibli dans les violents combats contre l'ISWAP au sud-est du Borno en 2021. Il subsiste désormais de façon plus localisée sur les rives nord-ouest du lac Tchad où il offre des poches de résistance non négligeables à l'ISWAP, notamment une de ces branches, le groupe Bakura. Il convient par ailleurs, selon la plupart des spécialistes, de relativiser cette opposition simple entre deux groupes terroristes « historiques » qui se feraient la guerre : de multiples factions semblent au contraire s'opposer les unes aux autres au sein de la nébuleuse « Boko Haram » .

b) Un nouveau banditisme meurtrier dans le Nord-Ouest du pays

En outre, depuis environ un an, le Nord-Ouest du pays est devenu le théâtre d'actes de banditisme et de terrorisme de grande ampleur . La progression du banditisme est liée à une présence insuffisante de l'État fédéral. Des groupes criminels sont dirigés par de véritables seigneurs de la guerre qui profitent des ressources liées à une activité de kidnapping en expansion et à l'extraction minière illégale. Quant à l'expansion du terrorisme vers l'ouest du pays, elle résulte probablement de la volonté de l'ISWAP, qui s'appuie sur des acquis territoriaux dans le Borno, de conquérir de nouvelles zones, s'appuyant notamment sur des cellules dormantes situées dans au sud de la capitale, mais également dans le Nord. Parallèlement, des cellules du JAS contraintes de sortir du Borno se sont implantées dans cette partie du pays, composées en partie de bandits « reconvertis » et de combattants profitant des failles du circuit de désarmement, démobilisation, réinsertion et réintégration (DDRR) mis en place par les autorités fédérales dans le Nord-est. Enfin, le groupe Ansaru, plus proche d'Al Quaeda, aurait lui aussi ré-émergé après une période moins active consécutive à l'arrestation de son leader en 2016.

Selon certains spécialistes, il ne faut pas exagérer l'appartenance de ces groupes aux « centrales » internationales que sont l'Etat islamique et Al Quaeda. En particulier, les financements semblent essentiellement locaux, provenant des multiples activités d'extorsion, de racket, de taxation des commerçants, voire d'agriculture, contrôlées par les terroristes. Par ailleurs, des civils auraient été victimes des bombardements menés dans le Nord-Est. À titre d'exemple, l'armée nigériane a confirmé en 2017 que 112 personnes ont été tuées dans un bombardement accidentel, censé viser des combattants de Boko Haram, qui a frappé des civils et des travailleurs humanitaires mi-janvier dans le nord-est du Nigeria. Cette même stratégie de bombardements est exercée contre les « bandits » du Nord-Ouest, au risque de produire les mêmes dommages collatéraux.

Certes, le Nigéria a mis en place des mesures autres que militaires . En particulier, l'opération Safe Corridor a permis d'accueillir des jihadistes, notamment les combattants du JAS après la mort de Shekau, pour les réintégrer dans la société. Cette opération, malgré son utilité, n'a plus la capacité d'accueillir les nouveaux transfuges. Les autorités de l'Etat de Borno doivent gérer plus de 30 000 personnes (dont environ 2 000 transfuges) qui ont fui les zones autrefois contrôlées par le JAS. Les ressources étant insuffisantes pour une réintégration efficace, il existe un risque certain que certains transfuges retournent au jihadisme ou se déplacent vers d'autres régions. La politique de fermeture des camps et de retour des populations suscite également des interrogations, celles-ci risquant de tomber sous la coupe de l'ISWAP.

Quant à l'action de la force multilatérale mixte, le bilan de son action apparaît mitigé . À côté de certaines opérations réussies, La FMM a essuyé de lourds revers de la part des groupes terroristes, comme la prise de la base principale de la FMM à Baga sur les rives du lac Tchad en décembre 2018 et l'attaque de Bakura contre les troupes tchadiennes à Bohoma en 2020. Selon Marc-Antoine Pérouse de Montclos : « Autour du lac Tchad, les armées de la FMM font par ailleurs face à des contraintes structurelles qui, outre une absence notoire de coordination, tiennent à la faiblesse de leur chaîne de commandement, à l'étirement de leurs lignes de communication, à leur manque de formation professionnelle, à leur culture d'impunité, à leur éloignement des centres de commandement, à leur méconnaissance du terrain et à leurs problèmes de logistique du fait de la corruption et du détournement des fonds consacrés aux achats d'armes, au ravitaillement et aux contrats de maintenance. Ces problèmes ne sont pas nouveaux et ont été exacerbés par des décennies de dictature militaire du temps de la guerre froide. Mais la lutte contre le terrorisme les a particulièrement mis en évidence. Alors que les budgets de la défense ont littéralement explosé depuis le début des années 2010, les États de la région ont en effet commencé à recruter hâtivement de jeunes classes d'âge qui ont été envoyées au front sans y avoir été bien préparées. Souffrant de rotations trop rares, les soldats, épuisés et démotivés, se sont plaints d'être mal équipés, situation que l'on a d'ailleurs retrouvé au Mali et au Burkina Faso, quitte à entraîner des soulèvements contre les officiers ».

Enfin, les pays qui ont contribué à la FMM se sont en partie désengagés afin de consacrer leurs forces à la résolution de leurs propres problèmes intérieurs . En particulier, le Tchad a dû affronter des violences dans la région du Tibesti, puis la rébellion de 2021 qui a abouti à la mort du président Idriss Déby. Le Niger, quant à lui, a dû lutter contre des violences dans la région de Tillabéri, provenant notamment de groupes passant la frontière du Burkina Faso. Enfin, les forces camerounaises combattent des rebelles dans les régions anglophones du pays.

3. L'initiative d'Accra

L'initiative d'Accra a été lancée en septembre 2017 par le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, le Ghana et le Togo afin de prévenir l'expansion de l'extrémisme à partir du Sahel. Le Mali et le Niger ont été admis en tant qu'observateurs. Elle a pour modalités le partage de renseignements, la formation du personnel de sécurité et de renseignement et la conduite d'opérations militaires transfrontalières conjointes. Ce cadre a surtout permis de renforcer le dialogue et la confiance entre les pays de la région . Les opérations militaires menées sont ponctuelles et leurs effets sont limités.

Malgré la modestie des résultats obtenus, le contexte actuel, avec la dégradation des relations avec le Mali et la redéfinition du soutien militaire français et international qui en résulte, est porteur pour l'Initiative d'Accra, qui a organisé un sommet où se sont rendus plusieurs dirigeants européens (dont Charles Michels) le 22 novembre 2022. Des dirigeants du Mali, ainsi que des représentants de l'Union européenne, du Royaume-Uni et de la France étaient également présents. Toutefois, ce sommet ne s'est pas conclu par des annonces importantes. En revanche, des appels à des financements extérieurs ont été lancés. Dès lors se pose la question de la transformation de cette structure légère et discrète en un organisme plus important, avec le précédent peu abouti du G5 Sahel qui l'a pas permis d'obtenir les résultats attendus.

Mettre le soutien financier et opérationnel à l'Initiative d'Accra au premier rang des priorités en Afrique de l'Ouest, afin de faire monter en puissance cette initiative, à la hauteur du défi de l'extension du djihadisme dans la région.

4. Le Nigeria : des fragilités structurelles qui empêchent le pays du devenir un pôle de stabilité et de prospérité pour la région

Le Nigeria, du fait de sa puissance économique et démographique, pourrait être amené à jouer le rôle actif d'un pôle de stabilité pour la région. Toutefois, plusieurs fragilités affectent ce pays et l'empêchent en réalité de jouer pleinement ce rôle .

Première puissance économique et démographique de la zone, le pays a vu sa croissance économique diminuer tendanciellement depuis plusieurs années , passant de 9,3% en 2004 à 3,6% en 2021 avec deux récessions. La crise provoquée par la chute des prix du pétrole, entre 2014 et 2016, a engendré un marasme durable. En outre, le nombre d'actifs grossit chaque année de 3 %. Pour réduire un chômage qui touche un quart de la population active - et même plus de la moitié des 15-35 ans - il faudrait que le produit intérieur brut (PIB) progresse annuellement de 6 % à 8 %.

Ainsi, sur le plan de la pauvreté, tout comme en Côte d'Ivoire où la situation est très similaire, l'état des lieux est préoccupant . En effet, alors que son PIB le rapproche d'un pays à revenu intermédiaire, le Nigeria est en même l'un des pays les plus pauvres du monde avec 45% des habitants vivant sous le seuil de pauvreté et un indice de développement humain qui le classe au 163 ème rang mondial sur 191 (159 ème pour la Côte d'Ivoire). 20% des pauvres d'Afrique subsaharienne vivent au Nigeria. Ainsi, la production de richesse ne bénéficie qu'à une part très minoritaire de la population.

En outre, la gestion des ressources pétrolières est dysfonctionnelle . Alors que le pétrole fournit la plus grande partie des ressources fiscales du pays (mais seulement 4% du PIB d'une économie qui s'est sensiblement diversifiée), la production nigériane a en effet diminué à un niveau de 1,18 millions de barils/jour (alors que le quota prévu par l'OPEP est de 1,7 millions), son niveau le plus bas depuis 30 ans, en raison de l'augmentation des actes de prédation sur les oléoducs terrestres depuis la fin de l'année 2021. En mai 2021, le Nigéria est ainsi passé de la première à la troisième place des producteurs africains de pétrole brut , derrière la Libye et l'Angola. Les majors pétrolières comme Total ou ENI ont arrêté de prospecter à terre du fait de ces actes de prélèvement sauvage sur les pipeline, qui concernerait actuellement environ 80% de la production, d'autant que le Nigeria demande à ces entreprises de réparer le désastre écologique causé par le forage des pipelines. Cette situation trouve son origine dans les multiples conflits politiques et sociaux qui ont affecté le delta du Niger au cours des dernières années (la rébellion contre l'État et les majors pétrolières, notamment Shell, du mouvement pour l'émancipation du delta du Niger (MEND)) qui se trouve sans doute également en partie à l'origine de la piraterie dans le golfe.

En réalité, depuis le boom pétrolier des années 70 qui a soudain permis au Nigeria de devenir un des grands producteurs de brut de la planète, la gestion de cette manne n'a jamais été mise en oeuvre de manière satisfaisante pour l'ensemble de la population du pays , notamment en raison de l'enracinement de la corruption. Celle-ci explique ainsi notamment que le « bunkering » puisse se produire à une telle échelle.

Par ailleurs, si le Nigeria « souffre » quand le prix du pétrole s'effondre comme en 2014-2016, il souffre également quand il augmente, en raison de sa dépendance au pétrole raffiné importé. En effet, la plupart des raffineries, délabrées, sont à l'arrêt. Ces raffineries produisaient 445 000 barils par jours. Une nouvelle raffinerie, construite par le groupe Dangote, doit néanmoins entrer en activité à la fin de 2022 et permettre de produire 650 000 barils par jour.

Ainsi, du fait de ses difficultés économiques, politiques et sociales, le Nigeria n'a pas pu s'affirmer sur la scène régionale au cours des dernières années . Principal pilier de la CEDEAO, il avait pourtant dans un premier temps joué un rôle très important dans l'endiguement des guerres civiles et dans les accords de paix ultérieurs au Liberia, en Sierra Leone, en Guinée-Bissau et en Côte d'Ivoire. Cependant, depuis le retour au gouvernement civil en 1999, tout déploiement de troupes à l'étranger est soumis à l'accord du Sénat, et la population est moins favorable au financement de ces interventions. Surtout, l'armée nigériane est déjà engagée sur le front intérieur contre la menace terroriste, de sorte que, de ressource pour la stabilité régionale, le pays est devenu demandeur , sollicitant notamment les armées des pays limitrophes du lac Tchad, le Cameroun, le Niger et le Tchad, pour l'aider à lutter contre Boko Haram.


* 2 https://www.crisisgroup.org/fr/africa/west-africa/nigeria/b180-after-shekau-confronting-jihadists-nigerias-north-east

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