AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

La commission des finances du Sénat a demandé à la Cour des comptes la réalisation, sur le fondement de l'article 58-2° de la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001, d'une enquête relative à l'installation des agriculteurs.

Le rapport de la Cour des comptes porte sur les seuls instruments de la politique d'installation et de transmission. Certains thèmes d'intérêt, indissociables de l'attractivité des professions agricoles (rémunération, conditions de travail, pensions de retraite, place dans le système commercial, etc.) n'ont donc pas été abordés, en accord avec les rapporteurs spéciaux, pour se concentrer sur les mécanismes et acteurs, déjà nombreux, concourant à l'installation des agriculteurs. Pour autant, les rapporteurs spéciaux considèrent, comme la Cour d'ailleurs, qu'il faut agir sur l'ensemble de la chaine d'attractivité pour revaloriser un secteur aussi stratégique que mal en point.

Pour donner suite à la remise de cette enquête, la commission a organisé le 12 avril 2023, une audition1(*) du Premier président de la Cour des comptes. Il était accompagné des magistrats de la deuxième chambre, présidée par Mme Annie Podeur, ayant réalisé l'enquête.

Dans le prolongement des travaux de la Cour, les rapporteurs spéciaux de la mission « agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales », Patrice Joly et Vincent Segouin, ont mené des auditions complémentaires2(*) en entendant les principaux acteurs chargés du suivi de l'installation des agriculteurs. Ces auditions ont donné lieu au rapport d'information suivant, qui fait du sujet une composante essentielle du rétablissement, par la France, de sa souveraineté alimentaire, dont les limites ont été mises en exergue lors de la pandémie de covid-19. Ces éléments sont concomitants à la définition, qui aurait dû intervenir au plus tard le 1er juillet 2023, d'une stratégie nationale pour l'alimentation, la nutrition et le climat (SNANC) prévue par la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite loi « Climat et résilience ».

Au-delà de la question de la souveraineté alimentaire, la capacité de la France à mieux accompagner l'installation de ses agriculteurs constitue un enjeu économique et environnemental, le milieu agricole ne s'appuyant certainement pas sur un marché du travail comme les autres. Force est de constater, pourtant, qu'à ce jour, les résultats de ces dispositifs d'aide à l'installation ne sont pas à la hauteur des ambitions françaises. Le nombre d'agriculteurs continue de baisser, tout comme le nombre d'exploitations. Certes, pour l'instant, la surface agricole utile se stabilise en France mais pour combien de temps ? La forte transformation du secteur agricole au cours des dernières décennies, dont l'enquête de la Cour fournit de multiples exemples et que les rapporteurs spéciaux ont essayé de remettre en perspective ne s'est, en effet, pas accompagnée d'une adaptation suffisante des dispositifs d'aide. Il est de plus en plus difficile d'intégrer le secteur agricole, a fortiori sans un appui familial ou économique conséquent.

Cet état de fait est probablement lié pour partie aux aides à l'installation qui apparaissent déconnectées d'un quelconque fil conducteur. Alors qu'ils devraient être utilisés pour inciter à s'installer dans certaines zones géographiques, favoriser certaines filières et encourager une agriculture diversifiée et durable, bref pour servir une politique agricole prédéterminée, ces mécanismes d'aide demeurent assis sur des critères devenus inadaptés, en particulier l'âge3(*). Cette déconnexion pourrait malheureusement, à moyen terme, être accentuée par la régionalisation d'une grande partie des dispositifs d'aide, intervenue depuis le 1er janvier dernier. En effet, l'intérêt de régionaliser aurait pu résider dans l'éventuelle capacité à affiner une politique nationale en s'appuyant sur des particularités locales. Mais non seulement, il n'y a pas de politique agricole nationale, si ce n'est celle de la course au subventionnement européen, mais de surcroît, nous connaissons mal notre agriculture région par région.

En effet, en valeur absolue, la France consacre des moyens conséquents à l'aide à l'installation, mais il ressort de l'enquête de la Cour que ces moyens importants sont relativement mal ciblés, en particulier en raison d'une méconnaissance des besoins région par région, à la fois en terme de besoins des consommateurs mais aussi en termes de nombre d'agriculteurs qui manquent, ou qui manqueront, par filière dans chaque région. Favoriser la production locale suppose ainsi de mettre en adéquation, dans chaque région, les besoins et la production. Or, personne n'effectue réellement ce travail et nous connaissons donc mal le nombre d'agriculteurs qui pourraient manquer par filière dans chaque région. La politique d'aide à l'installation vient donc pallier des manques, avec un décalage de plusieurs années, mais n'est pas, à ce stade, en capacité de les devancer. Or c'est bien le principal critère qui devra être rempli pour atteindre l'objectif gouvernemental affiché de souveraineté alimentaire.

Enfin, compte tenu du transfert aux régions, depuis le 1er janvier 2023 des mécanismes d'attribution du fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER), les rapporteurs spéciaux ont souhaité disposer d'éléments de comparaison avec deux pays frontaliers pour mieux mesurer, d'une part, la nature et l'étendue des dispositifs d'aide à l'installation des agriculteurs chez nos voisins et, d'autre part, le rôle des länder allemands et des communautés autonomes espagnoles dans ces dispositifs. L'étude4(*), réalisée par la division de législation comparée de la direction de l'initiative parlementaire et des délégations du Sénat, est annexée au présent rapport.

Ces deux pays constituent des modèles de différentiation territoriale plus aboutis en matière d'installation agricole. Cela tient d'une part à la forme d'organisation de l'État (fédéral dans un cas, régionaliste dans l'autre) mais aussi à une meilleure prise en compte de l'existant dans la détermination des dispositifs. Or, le succès relatif de ces deux modèles, comparativement à la France, tient pour partie de la capacité de leurs entités régionales à venir appuyer la politique nationale au regard de spécificités locales qu'ils se sont donné les moyens de bien connaître.

Enfin, il ressort des travaux conduits que nous devons sortir de cette logique « de guichet » pour faire des aides à l'installation un outil au service d'objectifs agricoles que nous devons désormais assumer : la démographie est certes un aspect important dans notre politique d'aide à l'installation mais il faut cibler les aides vers des filières identifiées, ce qui suppose un travail d'anticipation des besoins, diamétralement opposé au saupoudrage actuel qui ne permet pas de mesurer la performance des aides apportées.

I. INSTALLATION DES AGRICULTEURS : DES MOYENS DÉJÀ CONSÉQUENTS MAIS INADAPTÉS AUX NOUVELLES RÉALITÉS DU MONDE AGRICOLE

Face aux transformations du monde agricole, et en l'absence d'un cap homogène en matière agricole, les dispositifs d'aide à l'installation s'avèrent, malgré des moyens conséquents, relativement inefficients.

A. LE SECTEUR AGRICOLE SE TRANSFORME EN PROFONDEUR

1. Les nouvelles caractéristiques des professionnels de l'agriculture

La sociologie des agriculteurs et des exploitations agricoles a beaucoup évolué. Les travailleurs agricoles sont de moins en moins nombreux et de plus en plus âgés. Les professions agricoles sont moins féminisées et la proportion de foyers où 100 % des personnes physiques en âge de travailler sont exploitants agricoles diminue. Par ailleurs, on constate une diversification des formes sociétaires auxquelles les exploitants ont recours. Ces caractéristiques doivent impérativement être prises en compte pour accompagner les installations et donc adapter les dispositifs d'aide à l'installation, de manière beaucoup plus réactive. Or, les rapporteurs spéciaux constatent qu'il existe une forme d'étanchéité entre l'évolution de la population agricole et les critères d'attribution des aides à l'installation.

De l'enquête de la Cour, les rapporteurs spéciaux retiennent en premier lieu la poursuite du déclin démographique de la population active agricole. En moins de soixante-dix ans, le nombre d'exploitants a été divisé par cinq : de plus de 2,5 millions en 1955, le nombre d'exploitants est passé à 764 000 en 2000 puis à 496 000 en 2020 selon les résultats du dernier recensement agricole. Les auditions conduites confirment que cette tendance se poursuit depuis 2020, la pandémie de Covid-19 l'ayant d'ailleurs accentuée. Corollaire de cette évolution, le nombre d'exploitations agricoles diminue fortement pour se situer en France métropolitaine à 389 000 en 2020. Cette diminution révèle des disparités très fortes par filière : de très nombreuses exploitations animales (bovins, ovins et autres herbivores, porcins, volailles) ont été fermées tandis que les exploitations dédiées aux diverses cultures ont vu leur nombre d'exploitation se maintenir (grandes cultures, horticulture, maraîchage) ou diminuer légèrement (viticulture, fruits).

Le rachat d'un nombre important d'exploitations par des entités disposant d'importants capitaux a entrainé un accroissement de la taille moyenne des exploitations (soixante-neuf hectares en moyenne aujourd'hui contre quarante-deux hectares en 2000), ce qui explique la stabilisation de la surface agricole utile depuis le début des années 2000, malgré la situation précédemment décrite. Ainsi que l'a souligné le Premier président de la Cour des comptes lors de son audition, 43 % des exploitants sont à l'heure actuelle âgés de 55 ans ou plus, et susceptibles de partir à la retraite d'ici à 2033. L'âge moyen des agriculteurs français est ainsi passé de 50,2 ans en 2010 à 51,4 ans en 2020.

Nos voisins allemand et espagnol, tout en connaissant aussi une tendance forte à la restructuration de leur secteur agricole, parviennent, par une politique volontariste, à limiter fortement le recul de leur population agricole. Entre 2005 et 2013, l'Espagne a perdu 10 % de ses exploitations avec un total de 965 000 exploitations agricoles, principalement par un mouvement de concentration qui a conduit à une augmentation de la surface moyenne des exploitations. 5 % des exploitations en Espagne disposent d'une superficie supérieure à 100 hectares. Pour leur part, les 285 000 exploitations allemandes sont réparties sur 165 900 km² et pèsent 10 % du total de la surface agricole utile de l'ensemble de l'UE, contre 15 % pour l'Espagne5(*). Proportionnellement, l'Allemagne et l'Espagne limitent, davantage que la France, le recul du poids de leur secteur agricole au sein de l'UE, alors même que leur population générale est davantage marquée encore par le vieillissement que la France6(*).

Les rapporteurs spéciaux constatent également que la France ne parvient pas à enrayer le déclin de la part des femmes dans la population active agricole. Alors que celles-ci représentaient 41 % des exploitants en 1980, quel que soit leur statut (cheffe d'exploitation, co-exploitante ou aides familiaux), soit peu ou prou la part observée dans l'ensemble de la population active, elles constituent aujourd'hui le quart des exploitants. Certes, c'est davantage qu'en Allemagne (10 %) et en Espagne (23 %) mais ces deux pays voient la part des femmes augmenter parmi les jeunes agriculteurs grâce, là encore, à des politiques volontaristes que la France tarde à mettre en oeuvre (abondement complémentaire des aides à l'installation pour les agricultrices, prise en compte du critère du sexe pour départager des candidats à l'installation, voire des financements exclusivement destinés aux jeunes agricultrices).

2. Les nouvelles structurations économiques de l'agriculture

L'enquête de la Cour des comptes met en relief les nouvelles caractéristiques économiques des exploitations agricoles qui se manifestent parallèlement à la nouvelle réalité démographique. Ces exploitations poursuivent une transformation désormais inéluctable et qui, pourtant, n'est pas prise en compte de manière optimale dans les dispositifs d'aide à l'installation.

Longtemps, un modèle « traditionnel », au sein duquel l'exploitant agricole, dans une exploitation de petite taille sous statut individuel, dont le conjoint travaille « bénévolement », et qui tire tous ses revenus, modestes, de cette activité, a prévalu. Dans les faits, ce modèle disparaît progressivement sans que notre arsenal juridique ne tienne compte de cette réalité. Il sera bientôt anachronique de lire, à l'article L.1 du code rural et de la pêche maritime, que « la politique en faveur de l'agriculture et de l'alimentation, dans ses dimensions internationale, européenne, nationale et territoriale, a pour finalités de (...) préserver le caractère familial de l'agriculture et l'autonomie et la responsabilité individuelle de l'exploitant ».

Les rapporteurs spéciaux constatent que la survie économique des exploitations passe par un agrandissement des surfaces exploitées, une adaptation de la forme juridique retenue à la réalité de l'environnement concurrentiel et une diversification des activités. Or, ces éléments apparaissent difficilement compatibles avec l'échelle familiale d'exploitation.

La hausse moyenne des surfaces des exploitations résulte d'un double mouvement de baisse du nombre de micro-exploitations (moins de 25 000 euros par an de production brute standard7(*)), qui représentent encore 27 % du total des exploitations mais 5 % de la surface agricole utile, et de hausse du nombre des grandes exploitations (plus de 250 000 euros de production brute standard annuelle), lesquelles représentent désormais 19 % des exploitations et 40 % de la surface agricole utile. Cette tendance est la traduction directe d'un système de plus en plus concurrentiel que seules des économies d'échelle, et donc des exploitations plus grandes, permettent d'affronter. Le graphique suivant illustre cette augmentation de la taille moyenne des exploitations lors de la dernière décennie :

Taille moyenne des exploitations en 2010 et en 2020

(en production brute standard)

Source : Cour des comptes

Les rapporteurs spéciaux prennent par ailleurs acte de la diversification des formes sociétaires à laquelle assiste le monde agricole. Comme le souligne la Cour, « les exploitations sous statut individuel (personnes physiques et entreprises individuelles à responsabilité limitée - EURL) restent majoritaires (58,4 % en 2020) » mais « leur nombre diminue à un rythme plus rapide entre 2010 et 2020 (- 33 %) que l'ensemble des exploitations (- 20 %) ».

Désormais, en fonction des situations (antériorité de l'exploitation, filière concernée, degré de diversification, nombre d'employés ou d'associés, etc.), presque toutes les formes juridiques d'entreprises ont cours dans le domaine agricole : entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL), groupement agricole d'exploitation en commun (GAEC), société civile d'exploitation agricole (SCEA), groupement foncier agricole (GFA), formes commerciales de type société anonyme (SA, SAS, SARL), etc.

Cette diversification des formes sociétaires entraîne une cohabitation entre le modèle agricole « familial traditionnel » et ce qui est désormais qualifié d'exploitations « aux allures de firme ».

Enfin, les transformations du modèle économique agricole passent par une redéfinition des activités qui se traduit par le recul relatif de certaines filières sur lequel les rapporteurs ne s'étendent pas mais qui est unanimement constaté.


* 1 La vidéo de l'audition, le compte rendu afférent et l'enquête proprement dite de la Cour sont consultables sur le site Internet du Sénat : https://www.senat.fr/travaux-parlementaires/commissions/commission-des-finances/actualite/audition-du-premier-president-de-la-cour-des-comptes-m-pierre-moscovici-new642e79a9ccd1b650284109.html

* 2 La liste des personnes entendues et des contributions écrites reçues figure en annexe au présent rapport.

* 3 La Cour souligne dans son enquête que 92 % des aides à l'installation sont volontairement ciblées sur les moins de 40 ans.

* 4 L'étude mentionnée est annexée au présent rapport d'information.

* 5 Ces chiffres sont antérieurs au Brexit dans les deux cas.

* 6 L'Espagne est aujourd'hui le seul pays européen où l'espérance de vie est plus élevée chez les hommes et chez les femmes que la France, elle connait donc un vieillissement accéléré de sa population.

* 7 Les coefficients de production brute standard (PBS) traduisent la valeur de production potentielle par hectare ou par tête d'animal. Ils permettent une comparaison par taille, toutes choses égales par ailleurs, des exploitations agricoles.