III. PENSER LA SANTÉ AU TRAVAIL AU FÉMININ

Une meilleure prise en compte de la santé des femmes au travail suppose, on l'a vu, de pouvoir disposer de multiples données sexuées, dans un format exploitable, et d'utiliser ces données pour la définition et la mise en oeuvre, à la fois par les pouvoirs publics et par les employeurs, de politiques genrées de santé au travail.

Pour penser la santé au travail au féminin et mieux protéger les femmes au travail, un changement de paradigme est nécessaire de même qu'une nouvelle approche, notamment en matière de prévention, dans toutes les formes qu'elle recouvre.

Parce qu'adopter une approche différenciée de l'évaluation des risques professionnels pour tenir compte de la spécificité des conditions de travail des femmes et de leur évolution dans le milieu professionnel ne revient pas à les discriminer, la délégation recommande de chausser systématiquement les « lunettes du genre » en matière de santé au travail.

A. CHAUSSER SYSTÉMATIQUEMENT LES LUNETTES DU GENRE : DIFFÉRENCIER N'EST PAS DISCRIMINER

1. Recueillir et exploiter davantage de données sexuées

Ainsi que le rappelait devant la délégation, le 17 novembre 2022, Catherine Vidal, membre de la commission « Santé, droits sexuels et reproductifs » du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE), « la prise en compte de la dimension du genre, alliée à celle du sexe, a des retombées majeures en termes de connaissance scientifique, de prise en charge médicale et de traitement, et aussi de prévention et d'optimisation des coûts de santé. Autant de conditions nécessaires pour construire des politiques de recherches et de santé plus égalitaires au bénéfice de la santé des femmes et des hommes ».

La première étape, avant toute chose, est celle de la nécessaire production et exploitation des données genrées.

Dans le domaine de la santé au travail, plusieurs pistes peuvent être envisagées.

Certains nouveaux outils statistiques pourraient être mis en place en vue d'une exploitation, par les pouvoirs publics notamment, dans le cadre de la définition des politiques de santé au travail.

Lors de son audition par la délégation le 16 février 2023, le Dr Carole Donnay, secrétaire générale de l'Association des médecins responsables de services nationaux de médecine du travail d'entreprise (Acomede), proposait ainsi, pour mieux documenter et mieux prendre en compte les risques professionnels chez les femmes au regard de leurs spécificités, une « étude statistique de cohorte nationale [qui] permettrait ensuite de réaliser des analyses statistiques par secteur d'activité professionnelle et par exposition au risque, pour sensibiliser et mettre en place des actions qui pourraient faire l'objet d'une priorité d'action dans le cadre des Plans de Santé au Travail ou en termes de politique de santé publique ».

En outre, il est primordial d'inciter l'ensemble des organismes publics producteurs de statistiques dans le domaine de la santé au travail, au premier rang desquels la Caisse nationale d'assurance maladie, la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), l'Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) ou encore l'Agence nationale de santé publique (Santé publique France), d'une part à croiser les données brutes disponibles, d'autre part à les exploiter en réalisant des croisements par sexe et par secteur, des analyses de leur évolution dans le temps, en présentant, par exemple, des calculs des indices (par personne) et des taux de fréquence (par heure travaillée) de la sinistralité au travail, ou encore des statistiques genrées d'absentéisme au travail en distinguant les différents facteurs explicatifs de cet absentéisme.

Cette présentation permettrait une plus ample profondeur de champ de l'analyse genrée de la sinistralité au travail. Elle constituerait également une base crédible à partir de laquelle convaincre les employeurs de mettre en place des mesures de prévention au travail spécifiquement dédiées aux femmes sans craindre d'être accusés de discrimination.

Enfin, la délégation ne peut que saluer et encourager le développement, sur l'ensemble du territoire, d'initiatives indépendantes telles celles des groupements d'intérêt scientifique sur les cancers d'origine professionnelle (Giscop) existants - le Giscop 93 en Seine-Saint-Denis et le Giscop 84 dans le Vaucluse - qui, partant d'un constat de faible visibilité sociale des cancers d'origine professionnelle, se sont donné pour objectif d'étudier les inégalités sociales de cancers liés au travail, à partir d'enquêtes de santé publique conduites dans leur département respectif.

Ces groupements d'intérêt scientifique ont également pour but de lutter contre les biais de genre qui, comme le rappelait Émilie Counil, chargée de recherche à l'Ined, devant la délégation le 12 janvier 2023, « peuvent générer des points aveugles dans les connaissances en épidémiologie des risques professionnels et ainsi contribuer à renforcer les inégalités sociales en matière de prévention et de reconnaissance des atteintes à la santé liées au travail ».

Recommandation n° 1 : Développer l'élaboration et l'exploitation, par les organismes producteurs de statistiques publiques, de données sexuées et croisées sur la sinistralité au travail.

2. Intégrer systématiquement le genre dans la définition des politiques publiques de santé au travail

Si la production et l'exploitation de données sexuées est un pré-requis en matière de définition d'une politique genrée de santé au travail, encore faut-il que cette dimension genrée soit réellement intégrée aux politiques publiques de santé au travail.

Parmi les leviers à actionner pour améliorer la santé des femmes au travail, Muriel Salle, historienne, auditionnée par la délégation le 8 décembre 2022, avait déclaré qu'« introduire de manière systématique le concept de genre pour analyser les politiques publiques déployées en matière de santé ou d'incitation à l'emploi et au retour à l'emploi pourrait être intéressant ».

a) 4e plan santé au travail (PST 4) : des espoirs déçus

L'accord national interprofessionnel (ANI) du 9 décembre 2020 puis la loi23(*) du 2 août 2021 renforçant la prévention en santé au travail ont posé les bases de l'actuel plan santé au travail, le PST 4, qui couvre la période 2021-2025. Ce plan national fixe un cadre stratégique en matière de santé au travail, avec des priorités et, en face, des moyens de mise en oeuvre. Il est également doté d'indicateurs censés permettre d'évaluer son impact.

Au cours de son audition par la délégation le 30 mars 2023, la Direction générale du travail (DGT), représentée par Amel Hafid, sous-directrice des conditions de travail, de la santé et de la sécurité au travail, a ainsi déclaré que ce plan « accorde une place très importante, bien plus que le précédent, à la question de la santé des femmes. Il est décliné dans les régions (...). Il nous permet de mobiliser les différents acteurs, ce qui est important, car l'univers de la santé au travail est relativement fragmenté. (...) il faut accorder une attention particulière au pilotage et à la mobilisation des acteurs. Le code du travail peut paraître très progressiste, mais la véritable question est celle de la mise en oeuvre concrète des dispositions sur le terrain ».

Le 4e plan santé au travail s'articule autour d'un axe transversal - Lutter contre les accidents du travail graves et mortels - et de quatre axes stratégiques :

- renforcer la prévention primaire au travail et la culture de la prévention ;

- structurer, développer la prévention de la désinsertion professionnelle, la prévention de l'usure, le maintien dans l'emploi et accompagner les salariés et les entreprises concernées ;

- adapter la politique de santé au travail aux défis d'aujourd'hui et de demain ;

- consolider le pilotage et la gouvernance de la prévention des risques professionnels et de la santé au travail.

Ces axes stratégiques se déclinent en objectifs eux-mêmes déclinés en actions : au total dix objectifs dont aucun ne mentionne explicitement la nécessité d'une approche genrée, et 34 actions dont une seule - l'action 3.3 - prévoit de « faire des démarches de QVCT24(*) de véritables leviers d'égalité femme-homme ».

Le plan précise que cette action spécifique vise, d'une part, à concevoir des outils dédiés à la santé au travail des femmes, en lien avec les services de prévention et de santé au travail (SPST), d'autre part, à accompagner les entreprises dans la prévention des violences sexistes et sexuelles au travail (VSST) ainsi que dans la prise en compte des violences conjugales.

Malgré l'affirmation par la DGT, lors de son audition devant la délégation, que « la santé au travail des femmes est un enjeu important qui nous mobilise dans un contexte interministériel », qu'il soit aujourd'hui permis à la délégation de douter de la réelle visibilité de cette problématique au niveau national et de sa prise en considération par les pouvoirs publics.

Le PST 4 aurait dû constituer l'occasion d'ériger cette question au centre de la définition de la politique de santé au travail, suivant notamment en cela les recommandations de la déclaration25(*) du 4 septembre 2020 du groupe permanent d'orientation (GPO) du Conseil d'orientation des conditions de travail (Coct). Force est malheureusement de constater que ce sujet crucial a été relégué aux confins du PST qui n'en a prévu qu'un traitement a minima aux détours d'une unique action, parmi les 34 que compte le plan, au sein d'un des dix objectifs du plan.

Si tout n'est bien sûr pas qu'une question d'affichage, la matérialisation d'une approche réellement genrée de la santé au travail comme un des axes stratégiques du Plan santé au travail aurait permis, à tout le moins, d'affirmer à quel point ce sujet était primordial du point de vue des politiques publiques de santé au travail.

La délégation ne peut dès lors que recommander que, lors de l'élaboration du prochain Plan santé au travail, le PST 5 qui s'étalera sur la période 2026-2030, l'intégration d'une approche genrée de la santé au travail et la conception de politiques de prévention spécifiquement dédiées aux femmes, soient érigées au rang d'axes stratégiques du plan.

Recommandation n° 2 : Faire de l'approche genrée de la santé au travail et de la conception de politiques de prévention spécifiquement dédiées aux femmes un des axes stratégiques principaux du prochain PST (2026-2030).

b) Des déclinaisons régionales du PST 4 souvent plus « genrées » que « l'original »

Si la question de la santé des femmes au travail ne semble pas avoir été suffisamment mise en avant et traitée dans le PST 4, certaines régions ont en revanche fait de ce sujet un axe central de leur déclinaison régionale du Plan santé au travail, les plans régionaux de santé au travail (PRST).

Ainsi que l'indiquait d'ailleurs Amel Hafid, sous-directrice des conditions de travail, de la santé et de la sécurité au travail, à la DGT, lors de son audition par la délégation le 30 mars 2023, « les avancées tiennent d'abord à une prise de conscience accentuée, par exemple au sein des conseils régionaux d'orientation des conditions de travail (Croct) » et « ce qui se passe dans les régions est très intéressant. Par exemple, six plans régionaux ont prévu des actions pour avancer sur la santé des femmes au travail. Certains Croct, comme en Bretagne, ont élaboré une méthodologie pour aider les entreprises à établir un DUERP sexué. Ils ont également effectué un travail de formation des élus et de sensibilisation des entreprises ».

Des initiatives régionales ont ainsi vu le jour afin d'intégrer au sein des PRST des actions relevant d'une approche sexuée de la santé au travail et de traiter spécifiquement de la santé des femmes au travail. La DGT a déclaré avoir « adressé une instruction aux directions régionales de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets) afin que le sujet de la santé des femmes soit pris à bras-le-corps au sein des plans régionaux de santé au travail (PRST) ».

Aujourd'hui huit régions sur treize incluent ainsi une dimension « santé des femmes » dans leur PRST de façon plus ou moins approfondie. Ainsi, d'après la DGT, « de nombreux PRST ont intégré des mesures sur l'endométriose ou les violences sexistes et sexuelles. C'est le cas du PRST Réunion. Le PRST Ile-de-France a prévu la création d'un observatoire pour mieux appréhender les risques auxquels sont exposées les femmes. En outre, certaines actions concernent les femmes indirectement même si l'approche première n'est pas celle de la santé des femmes. Ainsi, le PRST des Hauts-de-France comprend une action importante sur les TMS dans le secteur médico-social, ce qui de fait concerne pour une immense majorité des salariées femmes ».

À cet égard, Florence Chappert, responsable du projet Genre, santé et conditions de travail à l'Anact, soulignait devant la délégation le 23 mars 2023, « nous ne pouvons que saluer a minima les huit plans régionaux de santé au travail ayant développé des actions concernant la santé des femmes et ayant produit un diagnostic à cet effet ».

Toutefois, rares sont les régions qui ont institué l'approche genrée de la santé au travail au coeur de leur plan régional et érigé la santé des femmes au travail, dans toutes ses dimensions spécifiques, comme un axe central de leur réflexion.

C'est notamment le cas de la région Bretagne, où les rapporteures de la délégation se sont rendues jeudi 1er juin 2023, qui, après avoir contribué à construire collectivement une culture de la santé des femmes au travail lors du PRST précédent (PRST 3 : 2016-2020), a rendu opérationnelle, au sein du PRST 4, une analyse différenciée du risque en fonction du sexe et développé, au sein des entreprises de la région, des outils et des actions de nature à prendre en compte cette différenciation des risques professionnels.

Le PRST 4 de Bretagne : un « modèle du genre » à beaucoup d'égards

Le 4e plan régional santé au travail en Bretagne (PRST 4)26(*), intitulé Agir pour la santé au travail en Bretagne, est une déclinaison régionale du plan national de santé au travail. Il est toutefois plus innovant s'agissant du chantier de la santé au travail des femmes et s'appuie sur un « focus »27(*) dédié à cette question.

Ce focus vise à identifier les spécificités de la population féminine en lien avec les expositions professionnelles et la sinistralité à laquelle elle est confrontée. Les analyses fines développées dans ce document concernent, d'une part, la situation précise de l'emploi des femmes en Bretagne, d'autre part, les accidents de travail et les maladies professionnelles chez les femmes. Il constitue une base statistique incontournable pour la construction d'une politique régionale de santé au travail plus spécifiquement tournée vers la population féminine, au coeur des préoccupations des acteurs de la santé au travail en Bretagne comme le précise le Comité régional d'orientation des conditions de travail (Croct) de Bretagne. Ce type de document est indispensable pour objectiver les inégalités et les réduire.

En outre, l'approche sexuée en évaluation et prévention des risques professionnels fait l'objet d'une « fiche action » spécifique décrivant avec précision les objectifs de la politique régionale de santé au travail des femmes, les actions à mener ainsi que les points d'appuis, leviers et partenaires pour les mener à bien.

Lors de leur déplacement en Bretagne le 1er juin 2023, les rapporteures de la délégation ont pu constater l'implication de l'ensemble des acteurs régionaux de Bretagne - au premier rang desquels la direction régionale aux droits des femmes et à l'égalité, la direction régionale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités et le Croct - pour convaincre les entreprises de la région d'avoir recours à une analyse différenciée du risque en fonction du sexe et à une évaluation sexuée des risques professionnels

Des expérimentations en entreprise ont été initiées par la région, en partenariat avec l'Aract de Bretagne, pour mettre en place une méthodologie d'évaluation sexuée des risques (entreprise Linevia de transport de voyageurs et entreprise Primel dans le secteur de l'agroalimentaire). La construction de modèles de fiches d'entreprise sexuées par les préventeurs de la région est également prévue.

Recommandation n° 3 : Sur le modèle du plan régional de santé au travail (PRST) de Bretagne, encourager l'ensemble des régions à intégrer, au sein de leur PRST, une analyse différenciée de l'évaluation des risques en fonction du sexe et des actions spécifiques dédiées à la prise en compte de la santé des femmes au travail dans toutes ses dimensions.

3. Mettre en oeuvre l'évaluation genrée des risques professionnels au sein des entreprises

La loi28(*) du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes a introduit, à l'article L. 4121-329(*) du code du travail, le principe d'une évaluation des risques professionnels en tenant compte de « l'impact différencié de l'exposition au risque en fonction du sexe ». Ainsi, la loi existe et introduit l'obligation de réaliser une évaluation genrée des conditions de travail et des risques professionnels. Elle n'est, toutefois, tout simplement pas suffisamment appliquée.

En effet, comme l'indiquait le groupe permanent d'orientation (GPO) du Conseil d'orientation des conditions de travail (Coct) dans une déclaration30(*) du 4 septembre 2020, la mise en oeuvre de cette obligation d'évaluation genrée des risques professionnels dans les entreprises « fait souvent défaut et rencontre de réelles difficultés ».

Parmi les difficultés identifiées par le GPO du Coct dans cette déclaration de septembre 2020, figurent notamment :

« - la crainte de l'employeur, par manque d'information, de se rendre coupable de discrimination au regard des injonctions multiples qui visent à éviter tout traitement différencié ou de s'immiscer dans la sphère personnelle et privée de la salariée ;

- la crainte du préventeur d'accroître ce risque de discrimination ;

- la difficulté à moduler l'évaluation des risques professionnels selon le sexe (ou tout autre critère d'ordre personnel) alors que la rédaction du DUERP est perçue comme un exercice complexe par grand nombre d'entreprises ;

- l'absence de solution adaptée susceptible de répondre aux risques professionnels dont les effets sont différenciés selon le sexe ;

- la sous-estimation dans les politiques publiques de l'enjeu que représente la prise en compte de la singularité homme-femme dans l'évaluation des risques professionnels ».

Une fois identifiées ces difficultés, il est donc nécessaire de les neutraliser pour appliquer enfin le droit. Comme l'indiquait devant la délégation la chercheuse Émilie Counil, « il existe déjà une obligation de prise en compte des différences entre hommes et femmes dans l'évaluation des risques professionnels. Il suffit d'insister sur ce fait et de mieux former et informer à ce sujet ».

a) Modifier l'approche culturelle des employeurs sur le sujet du genre en santé au travail : différencier n'est pas discriminer

Le sujet de la santé des femmes au travail est avant tout un sujet « culturel », un sujet de culture d'entreprise notamment, et d'acculturation des employeurs à la pertinence d'une approche genrée de la santé au travail et de l'évaluation des risques professionnels. Certains employeurs sont en effet réfractaires à une telle approche en raison de la peur du risque de discrimination au travail.

Lors de la table ronde organisée par la délégation avec des représentants des partenaires sociaux le 11 mai 2023, le Dr Pierre Thillaud, représentant de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) au Comité national de prévention et de santé au travail du Coct, a résumé de cette manière la position de la CPME sur la pertinence d'une approche genrée de la santé au travail : « un patron de PME ne procède qu'à l'embauchage d'un salarié. Qu'il soit homme ou femme, sa responsabilité en matière de santé au travail et de prévention des risques professionnels reste égale. C'est tout le sens de l'ANI signé en décembre 2020, imparfaitement repris dans la loi du 2 août 2021, de s'affranchir de tout « communautarisme sanitaire » pour établir durablement et pour tous le concept de prévention primaire, de s'assurer d'un soutien de proximité intentionné et performant des entreprises adhérentes du SPSTI (Service de prévention et de santé au travail interentreprises), les PME tout particulièrement. Il s'agit enfin de veiller au développement adapté de la prévention de la désinsertion professionnelle ».

La délégation ne partage pas les craintes de la CPME quant au supposé risque d'instaurer un « communautarisme sanitaire » en cas d'évaluation sexuée des risques professionnels et donc de définition d'une approche genrée de la prévention et de la santé au travail.

Au contraire, elle estime aujourd'hui nécessaire de faire comprendre aux employeurs tout l'intérêt d'une évaluation différenciée de la connaissance et de la maîtrise des risques professionnels selon le genre, notamment au regard de l'évolution récente des statistiques de maladies professionnelles et accidents du travail chez les femmes dans certains secteurs d'activité, comme l'indiquait notamment à la délégation, le Dr Carole Donnay, secrétaire de l'Acomede lors de son audition devant la délégation le 16 février 2023.

De même, lors de son audition par la délégation, la représentante de la DGT, Amel Hafid, reconnaissait que « le code du travail interdit certes de discriminer les femmes, mais les avancées passeront moins par la réglementation que par un vrai changement culturel ».

Car, en matière de santé au travail, différencier n'est pas discriminer. De ce point de vue, le rôle de pédagogie des principaux préventeurs et prescripteurs de la politique de santé au travail est primordial.

Ainsi, lors de leur déplacement en Bretagne, à Rennes et à Chartres-de-Bretagne, le 1er juin 2023, les rapporteures de la délégation ont pu constater que les dirigeants des entreprises ayant pris part à l'expérimentation mise en place par l'Agence régionale d'amélioration des conditions de travail (Aract), dans le cadre de l'application du PRST, sur la mise en place d'une méthodologie d'évaluation sexuée des risques en entreprises, avaient, dans un premier temps, exprimé des craintes quant à un risque potentiel de discrimination au travail. Ces craintes ont toutefois pu être rapidement dissipées dans le cadre des échanges avec les préventeurs.

b) Rappeler les termes de la loi aux employeurs et le caractère essentiel d'un « DUERP » sexué

Comme évoqué précédemment, la loi précitée du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes a exigé des entreprises des indicateurs sexués de santé et de sécurité au travail, et imposé la prise en compte, dans l'évaluation des risques professionnels, de l'impact différentiel des expositions aux risques en fonction du sexe, au travers du Document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP).

Force est toutefois de constater que les entreprises ne se sont majoritairement pas emparé de ces dispositions législatives.

D'une part, comme l'indiquait à la délégation Florence Chappert de l'Anact, « les indicateurs sexués de santé et de sécurité au travail ne sont désormais plus obligatoires dans le cadre de la Base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE), dont la mise en place a laissé aux entreprises la possibilité de choisir les indicateurs dont [elles] s'emparent pour réaliser leurs diagnostics et négociations ».

D'autre part, le DUERP n'a pas pleinement été exploité par les entreprises comme un outil à part entière d'approche genrée de l'évaluation des risques professionnels. En effet, comme le rappelait devant la délégation, le 30 mars 2023, Amel Hafid, sous-directrice des conditions de travail, de la santé et de la sécurité au travail de la DGT, « aujourd'hui, moins de 50 % des entreprises de moins de 150 salariés ont un DUERP à jour. Nous n'avons pas de statistiques concernant le nombre d'entreprises ayant mis en oeuvre la disposition sur la santé des femmes mais on peut supposer qu'elles sont assez peu nombreuses ».

Alors qu'il s'agit aujourd'hui d'une obligation légale, de nombreuses entreprises n'ont pas élaboré de DUERP et, même lorsque ce document existe au sein de l'entreprise, il fait rarement l'objet d'une approche différenciée selon le sexe des employés.

Comment passer de la fixation d'un cadre stratégique au niveau national ou régional à des avancées concrètes au sein du milieu professionnel, notamment dans les entreprises, plus particulièrement celles de taille intermédiaire (ETI) et les PME ? C'est là tout l'enjeu d'une véritable politique genrée de santé au travail.

Le DUERP reste un document incontournable en matière de santé au travail mais il n'est pas encore suffisamment outillé pour intégrer une approche différenciée de l'exposition aux risques professionnels en fonction du sexe et, dès lors, inclure les risques spécifiques auxquels les femmes peuvent être exposées au travail, tels que les violences sexuelles et sexistes au travail par exemple, les risques psychosociaux ou les troubles musculo-squelettiques (TMS). Comme le soulignait Florence Chappert de l'Anact devant la délégation le 23 mars 2023, « en entreprise, l'évaluation des risques n'est pas réalisée à partir des conditions de réalisation réelle du travail, selon le métier, le statut, le sexe, l'expérience, l'âge. C'est ce qui conduit à des Documents uniques d'évaluation des risques professionnels (DUERP) qui consignent des dangers, risques et cotations, mais ne disent rien des populations exposées ».

L'élaboration par les employeurs d'un document unique d'évaluation des risques qui réponde à des critères de différenciation selon le sexe doit nécessairement faire l'objet d'un accompagnement des entreprises, notamment au niveau régional, non seulement par les directions régionales de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités et les directions régionales aux droits des femmes et à l'égalité, mais aussi par les organismes préventeurs habituels, au niveau national et régional, tels que les services de prévention et de santé au travail (SPST), les agences régionales d'amélioration des conditions de travail (Aract), la Cnam ou encore l'INRS. (INRS).

Comme les rapporteures ont pu le constater lors de leur déplacement en Bretagne le 1er juin 2023, la définition d'une approche genrée au sein du DUERP peut ainsi l'objet d'une expérimentation régionale. Dans ce cadre, l'Aract de Bretagne a en effet mené, avec deux entreprises de la région, une entreprise de transports de voyageurs et une entreprise de l'agroalimentaire, une expérimentation visant à prendre en compte le genre dans les diagnostics et actions de prévention des entreprises concernées et en intégrant le risque « sexisme au travail » dans leur document unique d'évaluation.

Cette expérimentation avait vocation, non seulement à aider les entreprises à mettre en place une « méthode » d'évaluation sexuée des risques, mais aussi, par la suite, à obtenir un « effet de ruissellement » auprès d'autres entreprises régionales des mêmes secteurs par une diffusion de la méthode ainsi enrichie.

La délégation ne peut qu'encourager ce type d'accompagnement des employeurs et d'enrichissement des documents d'évaluation des risques professionnels par l'intégration de risques touchant spécifiquement les femmes au travail, tels que les violences sexuelles et sexistes ou encore les risques psychosociaux et la charge mentale qui relèvent de risques organisationnels.

Recommandation n° 4 : Faire appliquer par les employeurs l'obligation légale d'un Document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP) genré et les inciter à intégrer dans ce document des risques auxquels les femmes sont plus particulièrement exposées, tels que les violences sexuelles et sexistes au travail, les risques psychosociaux ou les TMS.

c) Prévoir un volet sexué des fiches d'entreprise établies par la médecine du travail

Le code du travail prévoit, dans sa partie réglementaire aux articles R. 4624-26 à R. 4624-50, que « pour chaque entreprise ou établissement, le médecin du travail ou, dans les services de prévention et de santé au travail interentreprises, l'équipe pluridisciplinaire établit et met à jour une fiche d'entreprise ou d'établissement sur laquelle figurent, notamment, les risques professionnels et les effectifs des salariés qui y sont exposés ».

Cette fiche d'entreprise est donc un document obligatoire qui permet de consigner tous les risques professionnels de l'entreprise et les effectifs de l'entreprise exposés à ces risques. Elle s'adresse notamment aux acteurs concernés par la gestion et la prévention de ces risques.

La fiche d'entreprise est établie par le médecin du travail ou, dans les SPSTI, par l'équipe pluridisciplinaire. Elle est ensuite communiquée à l'employeur. Pour l'élaborer, le médecin du travail peut s'appuyer sur le DUERP de l'entreprise. Elle doit comporter des renseignements sur l'entreprise, l'appréciation des risques professionnels identifiés au sein de l'entreprise ainsi que les actions à prendre pour prévenir et réduire ces risques.

Or, contrairement à ce qui est prévu dans la loi pour le DUERP, les fiches d'entreprise ne font pas l'objet d'une prescription concernant la nécessité d'une approche genrée de l'identification des risques professionnels.

La délégation considère qu'il s'agit là d'un vide juridique qu'il est nécessaire de combler et propose de prévoir, dans les articles du code du travail qui lui sont relatifs, que la fiche d'entreprise ou d'établissement tient compte de l'impact différencié de l'exposition au risque en fonction du sexe.

Recommandation n° 5 : Inscrire dans le code du travail l'obligation d'une approche sexuée des risques professionnels au sein des fiches d'entreprise établies par la médecine du travail, par parallélisme avec le DUERP.

4. Former les professionnels aux enjeux de la santé des femmes au travail

Tous les acteurs intervenant dans le champ de la santé au travail doivent être sensibilisés à une approche genrée de la santé au travail : les pouvoirs publics et les employeurs, mais également les professionnels de santé intervenant dans le champ de la santé au travail, de même que l'Inspection du travail et l'ensemble des préventeurs.

Comme souvent, l'enjeu est donc aussi celui de la formation des professionnels qui accompagnent la mise en oeuvre des politiques publiques. Il est donc essentiel de former à la fois les professionnels de santé dont les médecins du travail, les inspecteurs du travail et les préventeurs à une approche genrée de la santé au travail.

Lors de son audition par la délégation le 8 décembre 2022, l'historienne Muriel Salle a ainsi estimé primordiale la formation des professionnels de santé sur les questions de santé des femmes en général et de santé au travail en particulier. Elle a précisé : « je forme moi-même des étudiants en médecine et je sais que cet aspect est anecdotique dans notre pays en général, dans les cursus médicaux en particulier. Il est absent de la formation des médecins du travail. Les travaux des ergonomes [sur ces enjeux] mériteraient de faire partie de leur bagage de base ».

Dans cette perspective, Muriel Salle suggère notamment :

- la création d'une chaire en « genre et santé » ;

- l'intégration dans les questions de l'examen classant national (ECN), lors de de l'internat, d'une thématique « genre et santé », dans la mesure où « l'enjeu de l'internat est tel que si vous y inscrivez un sujet, les étudiants travailleront nécessairement dessus et se verront offrir une formation préalable. C'est (...) notre seul levier pour faire évoluer les curriculums en santé ».

- l'intégration de la thématique « genre et santé » dans la formation des médecins du travail, incluant notamment une formation au dépistage des violences sexistes et sexuelles au travail (VSST) et des violences intrafamiliales (VIF).

De même, il est nécessaire d'accompagner la formation des inspecteurs et inspectrices du travail afin de les sensibiliser à une approche genrée de l'application par les employeurs des politiques de prévention en matière de santé au travail.

Les préventeurs eux-mêmes, que ce soit les SPST, au sein des entreprises ou interentreprises, et les organismes publics intervenant dans le champ de l'amélioration des conditions de travail et de la santé au travail doivent pouvoir disposer des moyens humains et matériels nécessaires pour former, sensibiliser et outiller les différents acteurs de la santé au travail en matière d'approche genrée.

Enfin, il convient, comme le rappelait le Dr Agnès Aublet-Cuvelier de l'INRS, de ne pas méconnaître la question de la formation initiale des futurs professionnels et décideurs, managers et concepteurs qui est également essentielle pour les rendre sensibles à ces questions de déterminisme social, en termes de prévention de la santé des hommes et des femmes en milieu de travail.

À cet égard, elle précisait notamment qu'« il existe un certain nombre d'initiatives de formation vers ces publics cibles depuis plusieurs années sur la question de la prévention des risques professionnels, très insuffisamment enseignée. De nombreux futurs professionnels n'y sont pas suffisamment sensibilisés, y compris parmi les personnes qui s'engageront ensuite dans des voies de ressources humaines ou de management ».

Recommandation n° 6 : Former les professionnels de santé, et en premier lieu les médecins du travail, l'Inspection du travail, l'ensemble des préventeurs et les DRH à une approche genrée de la santé au travail.


* 23 Loi n° 2021-1018 du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail.

* 24 Qualité de vie et des conditions de travail.

* 25 Déclaration en vue de favoriser le caractère opérationnel d'une approche différenciée selon le sexe dans l'évaluation et la prévention des risques professionnels.

* 26 https://bretagne.dreets.gouv.fr/sites/bretagne.dreets.gouv.fr/IMG/pdf/prst4-web-def.pdf

* 27 https://orsbretagne.typepad.fr/tbsantetravailbretagne/20190516-FOCUS-TRAVAIL-FEMMES.pdf

* 28 Loi n° 2014-873.

* 29 « L'employeur, compte tenu de la nature des activités de l'établissement, évalue les risques pour la santé et la sécurité des travailleurs, y compris dans le choix des procédés de fabrication, des équipements de travail, des substances ou préparations chimiques, dans l'aménagement ou le réaménagement des lieux de travail ou des installations, dans l'organisation du travail et dans la définition des postes de travail. Cette évaluation des risques tient compte de l'impact différencié de l'exposition au risque en fonction du sexe ».

* 30 Déclaration en vue de favoriser le caractère opérationnel d'une approche différenciée selon le sexe dans l'évaluation et la prévention des risques professionnels.

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