N° 780

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023

Enregistré à la Présidence du Sénat le 27 juin 2023

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes (1) sur la santé des femmes au travail,

Par Mmes Laurence COHEN, Annick JACQUEMET, Marie-Pierre RICHER
et Laurence ROSSIGNOL,

Sénatrices

Tome II - Les comptes rendus

(1) Cette délégation est composée de : Mme Annick Billon, présidente ; M. Max Brisson, Mmes Laurence Cohen, Laure Darcos, Martine Filleul, Joëlle Garriaud-Maylam, Nadège Havet, MM. Marc Laménie, Pierre Médevielle, Mmes Marie-Pierre Monier, Guylène Pantel, Raymonde Poncet Monge, Dominique Vérien, vice-présidents ; Mmes Viviane Malet, Sylviane Noël, secrétaires ; MM. Jean-Michel Arnaud, Bruno Belin, Mme Alexandra Borchio Fontimp, M. Hussein Bourgi, Mmes Valérie Boyer, Isabelle Briquet, Samantha Cazebonne, M. Jean-Pierre Corbisez, Mme Patricia Demas, M. Loïc Hervé, Mmes Annick Jacquemet, Micheline Jacques, Victoire Jasmin, Else Joseph, Kristina Pluchet, Marie-Pierre Richer, Laurence Rossignol, Elsa Schalck, Lana Tetuanui, Sabine Van Heghe, Marie-Claude Varaillas.

SOMMAIRE

Pages

Audition de Gilles Lazimi, co-président de la Commission « Santé, droits sexuels et reproductifs » du Haut conseil à l'égalité (HCE), et de Catherine Vidal, membre de la Commission « Santé, droits sexuels et reproductifs » du HCE (17 novembre 2022) 5

Table ronde « Santé des femmes et travail : une approche historique et sociologique » (8 décembre 2022) 25

Table ronde avec des chercheuses de l'Institut national d'études démographiques (Ined) (12 janvier 2023) 51

Table ronde « Prévention et santé au travail : l'expertise des professionnels de santé » (16 février 2023) 76

Table ronde « Santé sexuelle et travail : quels aménagements possibles pour les femmes ? » (2 mars 2023) 108

Table ronde « Santé des femmes au travail : des risques professionnels sous-estimés ? » (23 mars 2023) 147

Audition de représentants de la Direction générale du travail du ministère de l'emploi ministère du plein emploi et de l'insertion (30 mars 2023) 179

Table ronde sur les métiers du care (6 avril 2023) 189

Table ronde sur les métiers de la grande distribution et de la propreté (6 avril 2023) 212

Audition de l'Union nationale des professions libérales (UNAPL) (13 avril 2023) 233

Table ronde sur les métiers de la « représentation » (13 avril 2023) 245

Table ronde sur les conséquences sur la santé des femmes des violences sexistes et sexuelles au travail (4 mai 2023) 272

Santé des femmes au travail : table ronde avec les organisations patronales et syndicales (11 mai 2023) 305

Audition de Gilles Lazimi, co-président de la Commission
« Santé, droits sexuels et reproductifs » du Haut conseil à l'égalité (HCE), et de Catherine Vidal, membre de la Commission
« Santé, droits sexuels et reproductifs » du HCE

(17 novembre 2022)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente. - Madame, Monsieur, mes chers collègues, la santé des femmes est un enjeu majeur, qui intéresse de nombreux sénatrices et sénateurs au sein de la délégation. Pour cette raison, nous avons nommé début octobre quatre rapporteures afin d'explorer cette thématique de travail : Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol.

Un travail important a déjà été mené par le Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE), qui a publié en décembre 2020 un rapport intitulé Prendre en compte le sexe et le genre pour mieux soigner : un enjeu de santé publique. Nous ne pouvions donc pas entamer nos travaux sans entendre certains de ses représentants. Nous sommes de ce fait très heureux d'accueillir ce matin Gilles Lazimi, co-président de la Commission « Santé, droits sexuels et reproductifs » du HCE, et Catherine Vidal, membre de cette même commission et auteure du rapport que j'évoquais à l'instant. Je vous souhaite à tous deux la bienvenue.

Nous vous laisserons nous présenter les grands enseignements de votre rapport ainsi que les suites qui ont pu être données à vos recommandations, deux ans après sa publication.

Vous pointiez notamment dans votre rapport un sous-diagnostic, chez les femmes, des maladies cardiovasculaires, des troubles du spectre autistique ou encore de l'endométriose. Avez-vous constaté des progrès en la matière ?

Vous indiquiez a contrario que certaines pathologies sont malheureusement davantage associées aux femmes : celles-ci souffrent ainsi deux fois plus de dépression que les hommes, les facteurs de risque de dépression liés au contexte socioéconomique (précarité, charge mentale, violences) les affectant davantage. La prise en charge des dépressions, des tentatives de suicide, des troubles de l'alimentation, des addictions, et de la santé mentale de façon plus générale, nous semble un sujet à ne pas négliger. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet, aujourd'hui ? Cette prise en charge vous semble-t-elle satisfaisante ?

S'agissant des politiques de prévention, quels devraient être, selon vous, les principaux programmes à destination des femmes ? Vous avez salué une amélioration de la prévention et de la prise en charge des cancers du sein et du col de l'utérus. Cependant, nous savons notamment que la couverture vaccinale contre le papillomavirus reste, à ce jour, insuffisante.

Nous nous intéressons également à la place des femmes dans les recherches cliniques et biomédicales. Nous nous réjouissons avec vous qu'il n'y ait plus désormais de sous-représentation des femmes au sein des essais cliniques. Pour autant, il nous semble que ce n'est pas le seul sujet. Tous les grands scandales sanitaires depuis soixante ans ont concerné des médicaments et traitements destinés principalement aux femmes (Dépakine, Mediator, Distilbène, Levothyrox...). Avez-vous pu explorer la question du financement et de la production de médicaments à destination des femmes ? Où en est-on de la recherche sur l'impact des perturbateurs endocriniens, en particulier sur la fertilité des femmes et sur les traitements hormonaux qui leur sont destinés ?

Enfin, vous nous direz quels sont les sujets que vous n'avez pas pu ou pas souhaité développer au sein de votre rapport. Estimez-vous qu'il existe des angles morts qui mériteraient aujourd'hui d'être approfondis ?

Je vous laisse sans plus tarder la parole. Je proposerai, après votre propos introductif, à mes collègues d'intervenir.

Gilles Lazimi, co-président de la commission « Santé, droits sexuels et reproductifs » du HCE. - Merci de nous recevoir. C'est un vrai plaisir d'être présent avec vous ce matin. Je suis médecin généraliste, militant associatif au Collectif féministe contre le viol (CFCV) et à SOS Femmes 93, et enseignant à Sorbonne université. J'ai également été membre du HCE de 2013 à 2019, et le suis à nouveau depuis 2022.

Le HCE est constitué de membres bénévoles et dispose de faibles moyens. Malgré ceux-ci, il a rédigé des rapports dont près de 50 % des recommandations ont été reprises dans des projets de loi et des lois promulguées. Ils portaient sur les thèmes suivants : l'interruption volontaire de grossesse (IVG) en 2013, la procréation médicalement assistée (PMA) en 2015, l'éducation à la sexualité et à l'égalité, qui font partie des points à développer, la santé des femmes en situation de précarité en 2017, les actes sexistes durant le suivi gynécologique et obstétrical en 2018, et la prise en compte du sexe et du genre en 2020 - c'est le rapport que nous évoquons aujourd'hui. Nous avons également mené des travaux sur le préservatif féminin, c'est important d'en parler, et sur la nécessité de constitutionnaliser le droit à l'IVG.

Pendant un certain temps, le HCE a également été en attente de la nomination de nouveaux membres. Le travail a donc tardé, raison pour laquelle nous ne pourrons pas répondre à toutes vos questions.

Merci à vous. Je laisse la parole à la maître d'oeuvre de ce rapport, Catherine Vidal, qui vous donnera un éclairage sur ces travaux.

Catherine Vidal, membre de la Commission « Santé, droits sexuels et reproductifs » du HCE. - Bonjour à toutes et à tous et merci de votre invitation. Entrons immédiatement dans le vif du sujet. J'ai eu l'honneur d'être sollicitée par le HCE pour rédiger ce rapport, intitulé Prendre en compte le sexe et le genre pour mieux soigner : un enjeu de santé publique. Il part d'un constat, celui de la persistance des inégalités sociales de santé entre les femmes et les hommes, avec pour conséquence des discriminations dans l'accès aux soins et la prise en charge médicale. L'importance de ces questions a conduit un certain nombre de pays, surtout en Europe du Nord, aux États-Unis et au Canada, à intégrer la thématique « genre et santé » dans les plans stratégiques des institutions de recherche et de médecine et dans les politiques de santé publique. Dans ce domaine, la France est en retard.

Ce rapport a pour objectif de montrer que la prise en compte du genre, alliée à celle du sexe, est source d'innovations dans la médecine, la recherche et les politiques de santé. Il a pour spécificité de reposer sur une approche scientifique au niveau international basée sur des sources robustes issues d'articles de recherche publiés dans des revues internationales. Les enquêtes épidémiologiques que nous citons sont elles aussi validées quant à la taille des échantillons et aux tests statistiques. Les publications en question datent de moins de dix ans. Ces points sont primordiaux pour comprendre l'évolution des connaissances dans ce domaine.

D'abord, une distinction doit être opérée entre les notions de différences et d'inégalités dans la santé. Les premières sont liées au sexe biologique, aux caractéristiques spécifiques des hommes et des femmes au niveau des gènes, des cellules, des organes ou des hormones. Les secondes relèvent en revanche de facteurs sociaux, culturels et économiques dans lesquels le genre joue un rôle prépondérant. Nous pouvons notamment citer 1) les représentations sociales liées aux genres féminins et masculins, qui influencent à la fois les attitudes des patients et celles des soignants, 2) la précarité économique qui touche plus particulièrement les femmes, et 3) les violences et agressions sexuelles dont elles sont les premières victimes.

C'est l'interaction complexe de tous ces facteurs biologiques, environnementaux, sociaux liés au genre qui est source d'inégalités de santé entre les femmes et les hommes, et aussi, hélas, de discriminations dans l'accès aux soins et à la prise en charge médicale.

Abordons à présent quelques exemples, en commençant par la durée de vie. Les femmes vivent en moyenne plus longtemps que les hommes. Leur espérance de vie à la naissance est de 85,4 ans, contre 79,3 ans pour les garçons, ce qui correspond à un écart de six ans. Il est important aussi de considérer l'espérance de vie en bonne santé, sans aucune limitation ou incapacité majeure. L'écart se réduit à un an et demi : 64,4 ans pour les hommes et 65,9 ans pour les femmes. Ainsi, ces dernières vivent plus longtemps que leurs homologues masculins, mais elles passent plus de temps en mauvaise santé. Les raisons sont multiples : y participent le diagnostic tardif de certaines pathologies et la précarité économique avec renoncement aux soins et mauvaise hygiène de vie.

Autre exemple emblématique des différences et inégalités de santé, les maladies cardiovasculaires. Elles sont la première cause de mortalité chez les femmes, le cancer du sein n'est qu'à la dixième place. Or les femmes les développent environ dix ans plus tard que les hommes. Pour l'expliquer, on a longtemps privilégié l'hypothèse hormonale. Les oestrogènes jouent un rôle vasoprotecteur face au dépôt de plaque d'athérome dans les artères. La baisse des oestrogènes à la ménopause rendrait les femmes plus vulnérables. Le problème est que le recours au traitement hormonal substitutif s'accompagne de risques d'AVC. Depuis quinze ans, l'incidence d'infarctus a augmenté de 25 % chez les femmes de moins de 50 ans. Cela signifie que le rôle attribué aux oestrogènes n'est pas suffisant face à d'autres facteurs de risques liés, notamment, au mode de vie. Ce constat nous ouvre de nouvelles pistes de recherche. Parmi celles-ci figurent tous les travaux qui montrent qu'il existe, dans les pratiques, des biais dans les diagnostics et l'accès au soin.

L'infarctus du myocarde, en particulier, est sous-diagnostiqué chez les femmes, parce qu'il est considéré - à tort - comme une maladie uniquement masculine, caractéristique des hommes quinquagénaires stressés au travail. Dans la pratique, et cela a été constaté dans plusieurs pays, pour les mêmes symptômes de fatigue et d'oppression dans la poitrine, ceux des femmes ont trois fois plus de chances d'être attribués à des raisons émotionnelles plutôt qu'à des troubles cardiaques. On observe aussi un retard de prise en charge des femmes par rapport aux hommes à l'arrivée aux urgences en cas de suspicion d'infarctus. Notons également que les femmes minimisent leurs symptômes et appellent plus tardivement les urgences. Cela illustre à quel point les normes sociales et les stéréotypes liés au genre influent sur les attitudes des médecins comme sur celles des malades.

Autre pathologie, l'autisme qui touche trois hommes pour une femme. L'origine de la différence de prévalence entre les sexes n'est pas connue mais nous savons qu'il existe un retard au diagnostic chez les filles. Des enquêtes portant sur des milliers d'enfants aux États-Unis ont montré que 37 % des garçons étaient détectés en bas âge, contre seulement 18 % des filles. Or plus on intervient tôt, mieux la maladie est encadrée. Les normes sociales liées au genre jouent un rôle important dans le sous-diagnostic des filles. Si une petite fille présente des comportements de retrait sur elle-même avec un défaut d'interaction sociale, son attitude sera qualifiée de timidité ou de réserve. Chez un garçon, on s'inquiètera en évoquant un trouble de la communication. Les symptômes sont plus discrets chez les filles et donc plus difficiles à détecter par l'entourage, le corps médical et les enseignants.

Le sujet de la dépression est aussi très illustratif des inégalités de santé. Partout dans le monde, les troubles dépressifs touchent deux fois plus de femmes que d'hommes. On a longtemps mis en avant l'hypothèse hormonale : en cause, les changements d'humeurs liés aux menstruations, à la grossesse, à la ménopause, etc. Pourtant, dans l'état actuel de nos connaissances, il n'existe aucune démonstration scientifique d'un rôle unique des hormones dans la dépression par rapport à d'autres facteurs de risques. Le rôle très important de l'environnement culturel, social et économique a été démontré. Des études internationales réalisées dans deux-cents pays montrent que plus le niveau socioéconomique est élevé, plus l'écart entre les hommes et les femmes dans la prévalence de la dépression se réduit. Une étude a comparé les pays d'Europe du Nord et ceux du Sud. Dans ces derniers, les traditions familiales, la dépendance économique, le travail domestique et les violences sont plus présents. Tous ces facteurs sont fortement corrélés avec une forte prévalence des troubles dépressifs. Ainsi, le contexte socioéconomique expose davantage les femmes que les hommes aux risques de dépression.

La maladie d'Alzheimer touche trois femmes pour un homme. L'origine de la différence de prévalence fait l'objet de recherches importantes. La plus grande longévité des femmes n'est pas seule en cause. De nombreux travaux ont montré le rôle de facteurs socioculturels tels que la précarité économique, un niveau d'instruction faible et le manque d'exercice physique. Ces facteurs de risques de la maladie d'Alzheimer touchent davantage les femmes.

En ce qui concerne l'endométriose, c'est dans les années 1990 que cette pathologie a été reconnue par le corps médical comme une atteinte organique. Ce n'est qu'en 2019 que le premier plan national sur l'endométriose a été lancé. Le second plan la reconnaissant comme une maladie de longue durée date de 2022. On notera aussi que ce n'est qu'en 2020 que l'endométriose été intégrée au programme de deuxième cycle des études médicales. Le temps de latence pour sa reconnaissance est frappant. Cela tient à l'histoire de la médecine : au XVIIIe siècle, les femmes étaient considérées comme le sexe faible, avec leur nature souffreteuse et leurs problèmes gynécologiques. Avec le tabou des règles, la plainte des femmes a été trop longtemps occultée. À noter que l'endométriose est une des premières causes d'arrêt de travail en France. Parmi les recommandations du HCE figurent le soutien à la recherche sur cette maladie très mal connue, et aussi l'organisation de formations auprès des médecins du travail et des infirmières scolaires qui ont affaire aux jeunes filles. Ces secteurs de la médecine sont très déficients. Un effort en la matière est nécessaire.

L'ostéoporose est également un sujet dont on ne parle que trop peu. Elle touche une femme sur trois et un homme sur cinq, avec pour conséquences des handicaps et des coûts importants. Un tiers des fractures ostéoporotiques de la hanche concernent des hommes. Or l'ostéoporose est trop souvent considérée comme une maladie de femmes ménopausées, elle est sous-diagnostiquée chez les hommes. Il est à noter que les femmes sont, elles aussi, insuffisamment suivies et traitées pour cette pathologie.

Abordons un sujet qui a longtemps fait débat, à savoir la participation des hommes et des femmes dans les essais cliniques. Aux États-Unis, les années 1950-1960 ont vu l'essor de l'industrie pharmaceutique. Les essais cliniques s'y sont largement développés, mais ils ont hélas été émaillés de deux énormes scandales, ceux de la thalidomide et du Distilbène, ayant occasionné des malformations foetales et des cancers chez les enfants. En conséquence, en 1977, l'agence du médicament américaine a décidé d'exclure les femmes en âge de procréer des essais cliniques de phase 1 et 2. Ce n'est qu'en 1993 que le Congrès américain a voté une loi imposant l'inclusion de femmes dans ces essais, de même que les personnes de minorités ethniques. Cette démarche politique importante a fait suite à la dénonciation de la sous-représentation des femmes dans les essais cliniques par les milieux féministes américains, dans le domaine de la santé notamment. Cette situation s'expliquait en partie par le fait que le risque d'infarctus avant 70 ans était très faible. De plus, on évite d'inclure des personnes âgées dans les essais cliniques à cause des problèmes de comorbidité. Depuis une quinzaine d'années, une évolution très favorable du pourcentage de femmes est constatée. Pour le cancer du poumon, dont les femmes étaient quasiment indemnes auparavant, leur inclusion dans les essais cliniques est passée de 33 % en 1990 à 48 % en 2012. D'après le registre international des essais cliniques (clinicaltrials.gov), tenu par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et le NIH (Institut national de la santé américain), entre 2008 et 2018, toutes pathologies confondues, l'inclusion des femmes est en moyenne supérieure ou égale à 50 %. Ces chiffres peuvent varier selon les années, en fonction du type de pathologie majoritairement étudié à un moment donné. Par exemple, s'il y a des pistes concernant un nouveau médicament pour le cancer de la prostate, la proportion d'hommes dans l'ensemble des essais cliniques sera plus élevée.

Un facteur majeur d'inégalité dans l'accès aux soins et à la prise en charge médicale est la précarité économique : 70 % des travailleurs pauvres sont des femmes. Un tiers des familles monoparentales - des femmes en majorité  - vivent sous le seuil de pauvreté. La précarité économique a pour conséquence un renoncement aux soins et une mauvaise hygiène de vie : alimentation déséquilibrée, consommation d'alcool, de tabac, sédentarité. Ces facteurs conduisent à une dégradation de la santé physique et mentale, avec en particulier des problèmes d'obésité, diabète, maladies cardiovasculaires, dépression, etc.

Il faut souligner que les risques professionnels et la pénibilité au travail ne sont pas suffisamment pris en compte chez les femmes. Les cancers d'origine professionnelle sont souvent sous-évalués, notamment le cancer du poumon, qui fait l'objet de très peu d'études. Les facteurs de risques liés aux agents cancérogènes dans le secteur du nettoyage ne sont pas suffisamment documentés. Une étude de l'Inserm a montré une augmentation de 26 % des risques de cancer du sein en cas de travail de nuit. Il est fondamental de sensibiliser les entreprises à ces questions.

Quant aux troubles musculo-squelettiques, ils sont plus présents chez les femmes qui sont majoritaires dans des emplois peu rémunérés avec des postures répétitives et inconfortables. Les risques psychosociaux sont également plus fréquents : postes peu qualifiés, horaires atypiques, manque d'autonomie, parcours professionnels en rupture, etc. Une étude récente a montré que le risque de basculement d'un mal-être d'ordre psychosocial vers un trouble avéré de la santé mentale concernait 26 % des femmes et 19 % des hommes.

Il est important de noter que la notion de pénibilité au travail est difficile à faire reconnaître pour les femmes car les critères de qualification des maladies professionnelles sont majoritairement fondés sur le travail masculin. Enfin, il faut prendre en compte les charges domestiques et familiales des femmes, avec la double journée de travail, qui se répercutent sur la santé physique et mentale. Les violences et agressions sexuelles ont aussi des conséquences graves, à court et à long terme, sur la santé des femmes. Cet aspect doit être systématiquement pris en compte au même titre que les mesures d'aide matérielle et de prévention.

En conclusion, ce rapport démontre que la prise en compte de la dimension du genre, alliée à celle du sexe, a des retombées majeures en termes de connaissance scientifique, de prise en charge médicale et de traitement, et aussi de prévention et d'optimisation des coûts de santé. Autant de conditions nécessaires pour construire des politiques de recherche et de santé plus égalitaires au bénéfice de la santé des femmes et les hommes.

De ce rapport émanent quarante recommandations, dont quatre recommandations phares :

- intégrer la thématique « genre et santé » dans la formation aux professions médicales et paramédicales, à savoir dans la formation initiale des étudiant(e)s encore très peu développée, et dans la formation continue des professionnels de la santé, en incluant une formation au dépistage des violences ;

- créer une nouvelle institution publique de recherche et de médecine sur la thématique « genre et santé », avec une approche pluridisciplinaire associant les recherches cliniques et biomédicales avec les recherches en sciences sociales et en santé publique ;

- garantir l'accès au soin pour les femmes précaires ;

- favoriser la parité dans les postes de responsabilité dans les professions de la santé et de la recherche.

Annick Billon, présidente. - Merci à tous les deux pour cette présentation très complète, enrichie de données chiffrées et de statistiques. Vos propos étaient très étayés et très approfondis.

Je me tourne vers nos quatre rapporteures, avant de passer la parole aux autres membres de la délégation qui le souhaiteraient.

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Merci pour vos propos, sur lesquels je vais revenir. On a évoqué les essais cliniques. Vous mentionniez, et cela apparaît dans le rapport, une évolution de la prise en compte du genre et une réduction des inégalités, en vous appuyant sur des travaux d'Amérique du Nord. Vous disiez que la France avait du retard en la matière. Jusqu'à quel point est-ce toujours le cas ? Comment le pays s'inscrit-il par rapport à ses voisins européens ?

Ensuite, dans vos recommandations, figure une prise en compte de bout en bout de certaines maladies des femmes. J'ai récemment lu dans la presse que l'Institut Curie d'oncologie espérait être retenu dans le cadre du programme d'investissement d'avenir afin d'inventer la médecine de demain pour de nouvelles structures entièrement dédiées aux cancers des femmes. Avez-vous connaissance de la mise en place d'autres projets similaires ?

Enfin, votre rapport s'inscrit dans la lignée de ceux de 2017 et 2018. Vous y parlez d'une clause de revoyure au bout de deux ans. Cette échéance est arrivée. Qu'en est-il ? Avez-vous d'autres travaux en perspective ?

Catherine Vidal. - Lorsque j'évoquais un retard de la France, je ne parlais pas du tout des essais cliniques. Ceux-ci doivent répondre aux critères des institutions internationales définis par l'OMS et le NIH. La France en fait partie, au même titre que les autres pays. Nous n'affichons pas de retard particulier dans les pratiques. Nous sommes en revanche en retard par rapport à d'autres pays européens et nord-américains en ce qui concerne les institutions publiques de recherche clinique et biomédicales dédiées à la thématique « genre et santé » pour construire des stratégies et des politiques de santé plus égalitaires.

S'agissant des recherches menées sur les cancers, nous ne pouvons que nous réjouir des travaux lancés par l'Institut Curie sur les thématiques davantage dédiées aux cancers féminins.

Enfin, concernant le suivi de nos recommandations et leur prise en compte, avec deux ans de décalage, nous avons besoin de financements si nous souhaitons en mesurer des retombées. Il faut mener des enquêtes sur le terrain, lancer des études épidémiologiques et enquêter auprès des institutions de recherche, des praticiens, des associations. Cette démarche doit être menée avec une volonté délibérée de dresser un état des lieux des avancées ou reculs sur ces questions.

Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Merci pour le travail que vous avez réalisé, qui devrait bien nous éclairer dans un premier temps.

Vous parlez très peu du sport, si ce n'est lorsque vous évoquez la maladie d'Alzheimer. Nous avons vu que l'écart d'espérance de vie en bonne santé n'était que d'un an entre les hommes et les femmes, et que d'autres pathologies étaient liées au sport. Vous êtes-vous intéressés à l'activité physique et à son impact, notamment sur les écarts évoqués ?

Vous évoquiez par ailleurs une hausse de 26 % du risque de cancer du sein en cas de travail de nuit. À quoi l'attribuez-vous ? À la fatigue ? Au décalage du cycle circadien ?

Catherine Vidal. - Évidemment, les activités sportives sont extrêmement importantes pour rester en bonne santé. Nous ne l'avons pas évoqué précisément dans le rapport. Sur ce sujet, comme sur d'autres, le recueil de données est extrêmement difficile. Pour travailler sur des échantillons représentatifs d'une certaine partie de la population, les unes faisant du sport, et pas les autres, il est ardu de constituer des groupes homogènes. Quel type d'activité sportive choisir ? Où, quand et comment ? Les personnes ont-elles des comorbidités faisant varier le bénéfice du sport ? Quelle tranche d'âge étudier ? Ce genre d'étude est très difficile à réaliser et nécessite, encore une fois, des financements. Nous manquons de données dans ce domaine. Nous pouvons espérer que des campagnes d'information permettront de mieux mobiliser les gens sur ce sujet, mais leur réel impact est difficile à évaluer vu l'hétérogénéité des populations.

S'agissant de l'augmentation des cas de cancer du sein en cas de travail de nuit, mieux vaut vous adresser à l'Institut Curie ou aux auteurs de l'étude de l'Inserm, qui ont mené les recherches avec des méthodes rigoureuses. Les raisons de cette hausse sont certainement multifactorielles. Parvenir à démêler les différents facteurs n'est pas simple.

Gilles Lazimi. - Concernant l'activité des jeunes filles et des femmes dans le sport, nous ne disposons pas d'études scientifiques. Pour autant, des études sociologiques montrent que les stéréotypes de genre jouent un rôle majeur. L'analyse de l'occupation des cours d'écoles et les différents sports réalisés par les petites filles et les petits garçons, par exemple, mettent en exergue des résultats différents. La valorisation du sport chez les femmes est tout de même récente. Les trois cadres que sont les stéréotypes, la violence et la précarité illustrent la nécessité d'un travail visant à améliorer la santé des femmes. Le sport en est un.

Laurence Cohen, co-rapporteure. - Merci pour ce rapport extrêmement riche. De manière anecdotique, laissez-moi vous parler de l'une de mes petites filles, qui est en 5e et qui va avoir 12 ans. Elle me racontait ce week-end qu'elle avait voulu jouer au foot à l'école, et que les garçons l'ont exclue du terrain. Elle a beaucoup de caractère, et ne s'est pas laissé faire. Après la partie, ses camarades lui ont dit qu'elle avait eu raison de ne pas jouer - ce qu'elle n'avait pas choisi - parce que le jeu avait fini en match de rugby !

Comme toujours, s'agissant des travaux du HCE, ce rapport est très riche et approfondi. C'est une source d'inspiration pour les législateurs que nous sommes et pour tous ceux qui sont attachés aux droits des femmes.

Avez-vous pu étudier, dans le cadre de ce rapport, les territoires ultramarins, ou n'avez-vous pas pu pousser votre recherche à ce niveau ? Nous savons que des différences existent au niveau social, mais aussi économique. Notre collègue Victoire Jasmin le sait mieux que nous. Nous sommes toujours attachés au fait que les travaux soient menés sur l'ensemble du territoire, métropolitain et ultramarin.

Ensuite, nous voyons bien, au travers de vos recommandations, que pour aller plus loin, une prise en compte gouvernementale est nécessaire. Ainsi, avez-vous pu présenter ce rapport à la ministre chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l'égalité des chances, Isabelle Lonvis-Rome ? Quel a été son accueil ? Quels engagements a-t-elle pu ou voulu prendre auprès de vous ?

Enfin, pourrait-il y avoir un angle mort dans votre rapport, un sujet que vous n'avez pas pu approfondir ?

Catherine Vidal. - Concernant les territoires ultramarins, nous ne pouvons que constater un manque de recherches et d'études menées sur place. Nous savons, hélas, que les moyens n'y sont pas alloués comme sur le reste du territoire pour essayer de démêler ces questions liées à l'environnement social, culturel, économique, et pour les mettre en perspective par rapport à la santé. Un effort doit vraiment être fait. Les études internationales, très présentes dans mon rapport, sont importantes à titre de comparaison. Elles montrent à quel point il n'y a pas nécessairement de spécificités franco-françaises ou hexagonales. Les problèmes de dépression sont observés dans les pays développés, mais également dans les pays du Sud. Il est important que les sources de connaissances soient très élargies, sans quoi nous ne pourrons nous rendre compte des points majeurs à aborder dans des mesures d'information et de prévention. Il est primordial de toujours s'intéresser à l'international pour établir des comparaisons, et ainsi nous guider.

Ensuite, en 2020, nous avons remis ce rapport à Olivier Véran et Élisabeth Moreno, alors respectivement en charge de la santé et de l'égalité entre les femmes et les hommes, mais nous n'avons pas eu, pour l'heure, d'entretien avec les équipes de Mme Borne.

Ce rapport comprend nécessairement des angles morts. Par exemple, nous n'avons pas accordé beaucoup de place à la santé sexuelle et reproductive, sujet très important, auquel de nombreux rapports précédents ont été dédiés. De même, nous n'avons que peu abordé l'éducation à la santé sexuelle à l'école. Elle est fondamentale, mais elle n'est que trop peu mise en avant, du moins en France.

Gilles Lazimi. - Nous avons présenté nos rapports aux différents ministres à chaque fois. Quelques recommandations ont été reprises dans des lois, mais pas toutes.

Reprenons les quatre recommandations phares de ce présent document. En termes de formation initiale des étudiants en genre et santé, les études sont rares. Dans la faculté dans laquelle je travaille, nous observons une petite amélioration, grâce à des enseignements sur la prise en charge des femmes en matière de maladies cardiovasculaires, ou à quelques diplômes universitaires (DU). Les étudiants qui se spécialisent en cardiologie commencent à y être formés, mais je ne vois pas, pour l'heure, de grande évolution. Nous devons les accompagner et nous assurer que ces thèmes, comme celui des violences faites aux femmes, sont bien abordés dans les facultés. S'il n'y a pas de question d'internat ou d'évaluation réelle de ce qui se fait dans ces établissements, une éventuelle amélioration de la situation demandera un temps fou. Malgré les recommandations de la Haute autorité de santé (HAS), nous constatons en effet que bon nombre d'étudiants ne reçoivent pas de formation sur les violences.

Pour suivre les recommandations, nous avons besoin de moyens. Je vous indiquais plus tôt que le HCE ne comptait que des bénévoles, et trois chargés de mission. Ce n'est pas suffisant. Mes collègues, lorsque je les interroge, me font part d'un manque de budgets pour traiter les problématiques cardiovasculaires dans les études liées aux femmes.

Il en va de même de la formation médicale continue. Là aussi, pour tous les sujets importants tels que le genre et la santé, les violences ou les inégalités sociales, les formations à destination des professionnels médicaux libéraux ne durent que trois jours par an. Elles ne sont en outre pas obligatoires, bien qu'elles devraient l'être.

Si nous voulons améliorer l'accompagnement et la prise en charge des violences, lutter contre les inégalités sociales de santé, montrer aux médecins à quel point nous sommes pétris de stéréotypes, nous avons besoin de nous déconstruire. Pour ce faire, nous aurons besoin de créer une chaire, de nommer des enseignants sur ces sujets, de participer à des études. En effet, si nous commençons à voir quelques thèses de médecine générale sur les violences gynécologiques - ce qui reste tout de même insuffisant -, il n'y a rien en matière de genre et santé, si ce n'est des études sur la transidentité. Sans indication claire et ferme du ministère, des universités, de la recherche et de la santé, le sujet ne se mettra pas en place.

Dans les années 1990, lors de la mise en place des traitements de substitution pour les patients toxicomanes, rien n'était fait. À un moment donné, le ministre de la santé a annoncé que seraient organisées des formations prises en charge avec la Direction générale de la santé (DGS). Ainsi, les médecins pouvaient se former. Des professionnels ont été nommés dans toutes les provinces pour former leurs collègues. Ces démarches actives ne demandent pas seulement d'agir mais également de s'assurer de leurs mises en place, et d'y associer les moyens nécessaires. Nous attendons toujours la chaire en « genre et santé ».

Concernant les femmes précaires, là aussi, lorsque nous constatons le non-recours aux prises en charge et le fait qu'elles sont les premières touchées par la précarité, nous devons travailler, notamment sur la médecine du travail. Nous l'avons déjà dit en 2017, les critères de pénibilité ne sont pas adaptés aux femmes. Les temps de transport ne sont pas pris en charge dans la journée. C'est incroyable. Les risques psychosociaux ne sont, en outre, pas reconnus comme des maladies professionnelles. Là aussi, les critères doivent être revus. Nous le demandons depuis 2017. Quant à parler de la parité et de la rémunération, nous n'y sommes, là aussi, pas encore. Sans position volontariste et sans pénalités financières vers toutes les institutions, associations ou entreprises, nous n'y parviendrons pas.

S'agissant de la lutte contre les stéréotypes, notre rapport sur l'éducation à la sexualité montre que près de 60 % des établissements ne mettent toujours pas en oeuvre les actions prévues.

Catherine Vidal. - J'ajouterai que nous pouvons saluer l'initiative de Nathalie Bajos, éminente chercheuse en sociologie et en santé. Elle a récemment créé un vaste groupe de recherche associant des médecins, des chercheurs, des sociologues, des spécialistes en épidémiologie et en santé publique afin d'étudier comment se forgent les inégalités de santé, de la naissance à la sénescence. Ce projet, intitulé Gendhi (Gender and Health Inequalities), a été sélectionné parmi plusieurs centaines, et est financé par l'Europe à hauteur, je crois, de 10 millions d'euros pour six ans. Ce budget rend possible de financer des thèses de doctorants, d'inviter des post-doctorants dans des laboratoires, d'organiser des collaborations internationales et des colloques. Ce programme de recherche est superbement mené par l'équipe de Nathalie Bajos grâce à un financement européen. On ne peut que souhaiter que se manifeste en France une volonté réelle de soutenir ces thématiques de recherche. Nous l'avons vu, c'est la pluridisciplinarité qui importe pour aborder les recherches en santé. La santé n'est pas qu'une affaire de biologie, loin de là. Elle est d'abord et avant tout une affaire de société. Un effort de soutien financier est attendu des instances dirigeantes.

Gilles Lazimi. - S'agissant du combat contre les stéréotypes et de la violence médicale, il a été annoncé que des cellules seraient mises en place dans les universités pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles. Nous ne disposons pas, aujourd'hui, d'études quant à leur réelle mise en place. Il serait pourtant de bon ton que nous ayons des informations.

La lutte contre les inégalités est nécessaire en médecine. Deux étudiantes, Sara Eudeline et Amélie Jouault, ont réalisé une étude auprès de 2 000 internes en médecine générale, les interrogeant sur ce qu'ils pouvaient vivre. 40 % des répondants déclarent du harcèlement moral, 18 % du harcèlement sexuel - soit un cinquième de la promotion -, et 62 % déclarent des discriminations, majoritairement liées à leur genre ou à leur apparence. Nous avons ainsi un travail important à réaliser auprès des enseignants et des étudiants. Cela interviendra dans la prise en charge des femmes, et des femmes victimes de violences. J'ai dirigé une étude de Valérie Auslender, ayant mené à la parution du livre Omerta. Elle montrait que les étudiants vivaient des discriminations et des violences, qu'ils voyaient des femmes victimes de violences, et que la prise en charge n'était absolument pas adéquate. Nous devons travailler sur tous ces champs. Ces cellules doivent être mises en place pour changer les choses.

On parle de féminisation du corps médical, et tant mieux. Pour autant, le nombre de postes de professeurs des universités-praticiens hospitaliers (PU-PH) et de chefs de service reste majoritairement masculin. Cela doit évoluer.

Enfin, tant que les cellules de violences sexistes et sexuelles ne se mettront pas en place, les ambiances sexistes et les agressions ne cesseront pas dans ces services. Lorsqu'elles prendront fin, la prise en charge de ces femmes s'améliorera elle aussi.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Nous avons bien conscience que le sujet sur lequel nous avons décidé de travailler - la santé des femmes - n'est pas vierge. Avant nous, d'autres ont travaillé et travaillent encore parallèlement. La délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale vous a peut-être déjà auditionnés, ou va le faire. Elle travaille aussi sur ce sujet.

Au Sénat, depuis le rapport sur la pornographie, nous avons pris goût au fait de porter des sujets jusqu'alors ignorés, qui peuvent faire l'objet d'un fort retentissement médiatique. Qu'est-ce qui, aujourd'hui, vous semble n'avoir pas été suffisamment exploité, et vous paraît étudiable de notre part ? Je rappelle que nous ne sommes pas un centre de recherche. Nous n'avons pas d'échantillons sur lesquels travailler.

Je pense notamment à la dimension intersectionnelle des questions de santé. Je pourrais citer les sujets « femmes et migrantes », « femmes et handicap », ou autres. Ce ne sont pas des niches, à mes yeux, mais bien des dimensions du sujet.

Par ailleurs, qu'est-ce qui a été fait et étudié sur le genre et la santé mentale ? Comment les questions de genre, sexe et santé se percutent-elles ? Le sexe et le genre sont aujourd'hui étudiés selon des approches dissociées. Où classons-nous, en matière de santé, une personne transgenre ? Est-elle classée dans son genre ou dans son sexe ? Comment étudions-nous la médicalisation de la transidentité ? Je ne suis pas sûre que nous nous orientions sur ce sujet, mais il reste dans le débat. Votre point de vue m'intéresse. Dans les questions de santé sexuelle et reproductive, comment identifions-nous les dissonances de sexe biologique, de naissance, et de genre ?

Catherine Vidal. - Quand on parle d'aspects intersectionnels, il s'agit d'essayer d'élargir la compréhension des questions de santé dans le cadre médical et biologique, mais aussi social, culturel, économique, avec des données permettant aussi de mesurer plus précisément les aspects liés à l'appartenance ethnique ou au handicap. Nous devons pouvoir mener des études épidémiologiques et des enquêtes sur le terrain intégrant tous ces paramètres pour enrichir nos connaissances. C'est l'objectif du groupe de Nathalie Bajos, en attribuant un rôle extrêmement important aux enquêtes démographiques, économiques et sociologiques, alliées aux recherches cliniques et biomédicales. C'est une approche pluridisciplinaire, qui demande des moyens pour sa réalisation.

Concernant la santé mentale, nous savons à quel point la situation de la psychiatrie est alarmante dans la clinique et la recherche. En tant que neurobiologiste, j'ai l'expérience de la rigueur nécessaire pour mener des études qui s'appuient sur des données suffisamment robustes avec des échantillons homogènes d'individus et des groupes témoins permettant les comparaisons. Un suivi des personnes est également nécessaire car les états mentaux évoluent dans le temps. Mettre en oeuvre des études de cet ordre nécessite des moyens importants qui font cruellement défaut dans tous les domaines de la psychiatrie.

J'ai évoqué dans le rapport le sujet des troubles dépressifs, également très hétérogènes. C'est grâce à des coopérations et des études internationales que nous pourrons mieux les comprendre. J'insistais tout à l'heure sur les facteurs de risques liés à la situation économique. Le fait de disposer de données portant sur des échantillons de milliers de personnes, avec des traitements statistiques très performants, est nouveau. Des études remarquables ont montré des corrélations fortes entre les modes de vie et les troubles dépressifs.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Considère-t-on que le suicide est une question de santé ?

Catherine Vidal. - Oui.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Des analyses genrées ont-elles été menées sur le sujet ?

Catherine Vidal. - Oui, notamment aux États-Unis et au Canada. Ces études sont souvent très contradictoires. On aurait parfois tendance à associer la dépression majeure - sans citer les cas de schizophrénie ou de troubles bipolaires - à des comportements suicidaires. Pour autant, le suicide n'est pas uniquement lié à une pathologie mentale. Il faut faire très attention à ne pas assimiler les deux. Des spécialistes débattent de ces questions depuis longtemps, les recherches progressent. Lorsque l'on a peu de données, on a tendance à adopter des raisonnements un peu simples et réducteurs. Si nos connaissances s'enrichissent, des nuances sont possibles et nous permettent de progresser dans nos connaissances. Ces sujets sont extrêmement complexes.

Concernant les personnes transgenres, nous ne disposons que de très peu de données sur les conditions d'accès aux soins et de prise en charge médicale, y compris au niveau international. Ces populations sont extrêmement diverses selon les contextes de vie et leur prises en charge médicale, recueillir des données solides prendra du temps. Des recherches sont en cours.

Je fais partie d'un groupe international, NeuroGenderings, qui s'intéresse aux recherches en neuroscience, y compris en santé mentale, en lien avec le sexe et le genre. Les questions de transidentité font partie de nos réflexions. Des étudiants en doctorat y travaillent. Ces thématiques sont encore peu abordées.

Gilles Lazimi. - Nous avons mené des études montrant très clairement que les femmes migrantes subissaient plus de violences au pays, sur le trajet, mais aussi en France, notamment de la part de l'hébergeur. Nous disposons également de multiples études sur la santé, montrant que leur santé est beaucoup moins bonne et que les programmes de prévention bénéficient davantage aux personnes qui en ont le moins besoin. Elles ne s'adressent pas à ces femmes avec les bons outils et les bons moyens. On s'appuie sur une fameuse égalité, alors que nous avons besoin d'équité. Nous devons en faire plus pour ceux qui en ont le plus besoin. En l'occurrence, lorsqu'on s'intéresse au suivi des femmes en termes de prévention du cancer du col de l'utérus, de vaccination ou de mammographies, on s'aperçoit que les femmes migrantes, mais aussi leurs filles, accèdent à un plus faible nombre de dépistages que des personnes françaises depuis plus longtemps.

Sur la santé mentale, l'étude mentionnée par Catherine Vidal illustre la multitude de déterminants de santé. L'action des médecins est une chose, mais celle de la société occupe une place encore plus importante. Avoir un travail, un logement, de l'électricité, améliore considérablement la santé des individus. Si nous nous référons aux travaux réalisés par le HCE sur les femmes et les métiers du soin, ou ceux qui ont persisté pendant le confinement dû au covid, nous constatons que leur état de santé s'est aggravé. Là aussi, nous avons beaucoup à faire.

Marie-Pierre Monier. - Merci pour cet exposé très intéressant.

Vous avez parlé de diagnostic tardif, en mettant surtout l'accent sur l'autisme, les maladies cardiovasculaires et la dépression. Existe-t-il d'autres maladies pour lesquelles ce diagnostic est tardif ? Comment l'expliquez-vous ?

Dans vos recommandations, vous préconisiez aussi de favoriser la parité dans l'accès aux postes à responsabilités. Monsieur, vous avez évoqué une grande féminisation du métier. Disposez-vous des chiffres sur le nombre de femmes médecins ?

Gilles Lazimi. - Je pourrai vous transmettre le rapport du HCE dans lequel nous avons listé le nombre de chefs de cliniques, de praticiens hospitaliers et de chefs de service.

Marie-Pierre Monier. - Vous parlez de plafond de verre et d'accès aux postes à responsabilités. Il me semble que les médecins généralistes se féminisent et que nous devrions donc pallier les inégalités en matière d'accès aux soins.

Gilles Lazimi. - La féminisation ne suffit pas. Nous avons également besoin d'une formation, puisqu'on ne sait faire que ce qu'on nous a appris.

Marie-Pierre Monier. - D'accord. Nous sommes en plein projet de loi de finances. Des recommandations importantes de votre rapport, dans le domaine législatif, n'ont-elles pas encore été reprises ?

Catherine Vidal. - Les diagnostics tardifs s'expliquent, entre autre, par les stéréotypes et les représentations sociales sur les maladies qualifiées de masculines ou féminines. Ainsi les maladies cardiovasculaires sont sous-diagnostiquées chez les femmes, et l'ostéoporose l'est chez les hommes. Ce sont des pathologies handicapantes et très coûteuses en termes de prise en charge. Des actions de prévention et de sensibilisation sont primordiales. Cela demande une volonté politique.

Victoire Jasmin. - Merci pour vos réponses. Nous avons, la Présidente et moi-même, rencontré récemment des femmes d'une association de la Police nationale. Elles nous ont parlé des difficultés qu'elles rencontrent. Elles sont liées à la non-prise en compte de leurs compétences, mais aussi aux risques professionnels liés à leur équipement non adapté, ainsi qu'à la durée de certaines de leurs tâches. Faire une planque est facile pour un homme. Cela l'est moins pour une femme ayant ses règles, pouvant souffrir d'endométriose, devant se changer... Elles nous ont également fait part de problèmes en matière de promotion.

Je remercie Laurence Cohen d'avoir abordé les outre-mer. Vos budgets ne vous permettent pas de vous y déplacer. C'est dommage.

Concernant l'activité physique, nous avons réalisé en 2018 un rapport sur la pratique du football par les femmes. Nous avons constaté de très grandes disparités dans leur prise en compte. Par exemple, les équipements ne sont pas faits pour les femmes elles-mêmes. Celles qui veulent pratiquer ce sport sont complètement exclues. Lorsqu'elles parviennent à s'imposer, elles n'ont pas d'espace pour leurs entraînements, ne disposent pas de vestiaires adaptés. La société a construit un monde pour les hommes plus que pour les femmes. Certaines arrivent à s'y faire, mais c'est très compliqué. Parmi les recommandations de notre rapport, un certain nombre d'éléments peuvent étayer ces arguments.

Enfin, s'agissant des femmes en situation de précarité, l'alimentation pourrait avoir un rôle à jouer. J'ai eu l'occasion de lire que les femmes ayant un appauvrissement de la qualité de leur alimentation étaient parfois obligées de compenser avec des probiotiques pour que leurs pathologies mentales soient prises en compte et traitées. Ainsi, existe-t-il un lien entre santé mentale et alimentation ?

Catherine Vidal. - Vous évoquez la pénibilité au travail des femmes dans la police et l'absence de prise en compte de leurs maladies professionnelles. Un gros effort doit être réalisé dans ce domaine. Il en va de même en matière d'activités sportives. Dans nos discussions sur la santé des femmes, on en revient toujours à des questions de société, donc à des questions économiques et politiques.

Enfin, j'aurai beaucoup de réserves sur votre dernière question sur l'alimentation. Pour faire des liens avec la santé mentale, il faut des sources solides et fiables. Tant que nous ne disposons pas de ces sources, nous ne pouvons pas nous prononcer.

Gilles Lazimi. - Des études très précises portent sur le lien entre les vitamines et certaines pathologies particulières et troubles cognitifs. Je ne m'avancerai pas sur les probiotiques, puisque je ne dispose pas d'études à ce sujet.

Ensuite, la Commission « Santé » du HCE travaille sur l'évaluation des centres régionaux de prise en charge des psycho-traumatismes. Nous attendons toujours d'un département ultramarin qu'il prenne contact avec nous pour nous indiquer ce qu'il met en place, par exemple. Là aussi, l'absence de réponse nous peine.

Nous allons par ailleurs essayer de dresser un état des lieux sur la contraception masculine. Rien n'avance à ce sujet. Il en va de même avec la prise en charge des douleurs menstruelles. Je ne sais plus qui disait que si les hommes avaient leurs règles, le problème serait réglé depuis longtemps. Je pense que c'est vrai.

Des lois sont essentielles. C'est par exemple le cas du remboursement intégral des contraceptifs pour les jeunes femmes jusqu'à l'âge de 25 ans. Nous devons nous intéresser à la réalité de la prescription gratuite.

Enfin, nous demandons toujours le remboursement des préservatifs féminins, alors que les préservatifs masculins sont pris en charge. Les premiers sont importants, car ils permettent aux femmes d'imposer le préservatif.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - L'un est considéré comme un dispositif de protection contre les infections sexuellement transmissibles (IST), et l'autre comme un contraceptif.

Gilles Lazimi. - Les deux types de préservatifs protègent des IST. Le dispositif féminin constitue un outil pour la femme, qui peut le mettre une heure avant le rapport. C'est très important, mais il n'est toujours pas remboursé.

Ensuite, le danger que nous voyons poindre dans de nombreux États du monde sur l'IVG nous pousse à penser que la constitutionnalisation de ce droit est indispensable, cela fait partie des recommandations du HCE. Nous pensons qu'il s'agit d'une sécurité incontournable.

Enfin, concernant l'interruption médicale de grossesse (IMG), les associations et nous-mêmes incitons à la vigilance. Ces interventions peuvent être réalisées pour cause foetale ou maternelle. Pour les premières, le jury est constitué d'un médecin du centre de diagnostic prénatal qui jugera, avec d'autres professionnels, de la réalisation de l'IMG. Pour les secondes, qui peuvent être psychosociales, le jury peut être constitué d'un médecin désigné par la patiente, d'un gynécologue, mais aussi d'un médecin du centre de diagnostic prénatal. Cela pose problème, puisque ce ne sont pas des raisons médicales qui sont ici en cause, mais bien la détresse psychosociale de la patiente. Ainsi, il pourrait être pertinent de revoir les membres du jury.

Victoire Jasmin. - Je n'ai pas très bien compris votre appel aux territoires ultramarins.

Gilles Lazimi. - Un financement a été accordé à un centre régional de prise en charge des psycho-traumatismes dans un département ultramarin. Nous avons convoqué ses responsables pour savoir ce qui y a été fait. Nous attendons toujours leur retour.

Victoire Jasmin. - Je ne sais pas de quel territoire il s'agit. Dans le rapport de la délégation aux outre-mer concernant les risques naturels majeurs, en 2018, nous avons demandé une réelle prise en compte des psycho-traumatismes. Un premier point d'étape a été dressé le 7 juillet 2022 avec la Direction générale des outre-mer (DGOM). Il y a un mois environ, un autre bilan d'étape a fait suite à la tempête Fiona, qui a essentiellement touché la Guadeloupe. Dans le communiqué de presse de la délégation, nous avons explicitement réitéré notre demande de prise en charge des psycho-traumatismes dans un centre régional.

Je ne sais pas quel département vous évoquiez. J'essaierai de me renseigner.

Gilles Lazimi. - Nous essaierons d'obtenir des informations. Nous pourrons en discuter ensemble.

Enfin, pour la première fois au congrès de médecine générale en France, une séance plénière se tiendra sur le genre et la santé au mois de mars.

Catherine Vidal. - Je terminerai cette audition en vous parlant des activités du groupe de travail « genre et recherche en santé », que je co-anime au sein du comité d'éthique de l'Inserm. Nous avons créé ce groupe en 2013, et depuis nos réflexions sur la prise en compte du genre dans les recherches ont un écho grandissant. Nous avons publié des rapports et guides de recommandations pratiques qui concernent la recherche clinique et biomédicale, mais aussi les sciences humaines et sociales et la santé publique. L'Inserm a organisé en 2017 le premier grand colloque international sur ces questions. La position de la France dans ce domaine est en progrès. Au comité d'éthique, nous avons également réalisé une série de clips vidéo intitulée « Genre et Santé : attention aux clichés ! » disponibles sur YouTube. Ils s'avèrent particulièrement utiles pour sensibiliser le grand public, et aussi les professionnels de santé et les étudiants.

Notre dernier rapport concerne les problèmes éthiques posés par les applications numériques de suivi menstruel à but de contraception et de conception. Il en existe des milliers, accessibles sur smartphones. Ces applications sont utilisées par des centaines de millions de femmes dans le monde. Elles sont éditées par des sociétés privées, qui en majorité utilisent la méthode Ogino en version numérique pour prédire les dates d'ovulation et les périodes de fertilité. Or cette méthode de prédiction est unanimement reconnue par le corps médical comme non fiable. De plus, la protection des données personnelles renseignées dans ces applications n'est pas garantie. Ces questions d'ordre éthique se doivent d'être mises à jour et débattues au plus haut niveau.

Annick Billon, présidente. - Merci pour ces interventions au titre du HCE. Elles vont éclairer nos quatre co-rapporteures qui vous ont interrogés ce matin. Nous n'avons pas identifié totalement d'angle mort ou de niche, mais certains sujets méritent peut-être qu'on s'y attelle. J'ai notamment repéré ceux de la santé des femmes et du travail, mais aussi la santé des femmes et les familles monoparentales. Dans le travail, nous voyons émerger l'organisation du temps personnel, professionnel et de trajet.

Nous avons également abordé le sujet de l'accès aux soins lorsque nous avons travaillé sur le thème « femmes et ruralités », avec le déficit de gynécologie médicale dans les territoires ruraux, qui s'accompagne d'une absence de prévention, de traitements et d'information.

Les inégalités socioéconomiques sont souvent revenues dans vos propos liminaires, avec l'impact qu'elles peuvent avoir.

Vous avez mentionné à plusieurs reprises la santé mentale et la dépression, qui touche deux fois plus de femmes que d'hommes. Il reviendra à nos quatre co-rapporteures de s'imprégner de cette audition pour cibler leurs sujets d'étude : santé, travail, familles monoparentales et organisation dans la société actuelle. Nous le savons, les femmes occupent plus souvent des postes à temps partiel, avec des temps hachés rendant difficile leur quotidien.

Nous allons avancer grâce à votre présentation.

Table ronde « Santé des femmes et travail :
une approche historique et sociologique »

(8 décembre 2022)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames et Messieurs, avant de débuter mon propos introductif, je souhaite la bienvenue à une délégation de députés marocains, conduite par la vice-présidente de la Chambre des représentants du Royaume du Maroc, Mme Nadia Touhami, dans le cadre du volet « genre » du jumelage institutionnel avec l'Assemblée nationale. Puisque nous ne pouvons passer l'actualité sous silence, je salue la performance de votre équipe masculine de football à la Coupe du Monde au Qatar. Les Lions de l'Atlas viennent de marquer l'histoire en se qualifiant pour les quarts de finale. Je leur souhaite bonne chance face au Portugal. J'espère que nos Bleus pourront les retrouver en demi-finale.

J'en viens maintenant au thème de notre table ronde, la santé des femmes, sujet majeur en matière d'égalité des droits. À ce titre, il intéresse particulièrement notre délégation. Pour cette raison, nous avons nommé début octobre quatre rapporteures afin d'explorer cette thématique de travail : Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol. Elles représentent des groupes politiques différents. C'est tout l'intérêt de ce travail de co-construction sur la santé des femmes au travail. Je remercie les sénatrices et sénateurs de la délégation présents avec nous ce matin.

Un travail important a déjà été mené par le Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE), qui a publié en décembre 2020 un rapport intitulé Prendre en compte le sexe et le genre pour mieux soigner : un enjeu de santé publique. Il nous l'a présenté lors d'une audition il y a trois semaines.

Sur la base de cette audition, qui a mis en lumière la diversité des sujets couverts par ce rapport et certaines pistes à approfondir, nos rapporteures ont décidé de centrer leurs travaux essentiellement sur la santé des femmes au travail. Cela nous permettra d'aborder de nombreux sujets : conditions de travail, exposition aux risques professionnels, pénibilité, aménagement du temps de travail et des temps de vie, articulation entre vie professionnelle et vie personnelle, charge mentale et double journée, burn out, impact du télétravail, grossesse des femmes salariées, etc.

Nous entamons nos travaux sur cette thématique par une approche historique et sociologique.

Je suis très heureuse d'accueillir, en présentiel ou à distance :

- Muriel Salle, historienne, spécialiste de l'histoire des femmes, dont les travaux de recherche ont notamment porté sur les questions de genre dans le domaine de la santé, auteure en 2017, avec Catherine Vidal, d'un ouvrage intitulé Femmes et santé : encore une affaire d'hommes ? Elle interviendra à distance, et devra nous quitter à 9h15 ;

- Caroline De Pauw, docteure en sociologie, directrice de l'Union régionale des professionnels de santé (URPS) Médecins libéraux des Hauts-de-France, chercheuse associée au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clerse), auteure d'un ouvrage intitulé La santé des femmes, publié en juin dernier ;

- Elsa Boulet, docteure en sociologie à l'université de Nantes, spécialiste des enjeux liés à la grossesse en milieu professionnel, qui interviendra également en visioconférence.

Bienvenue à vous toutes. Vous nous dresserez un panorama des inégalités de genre dans le domaine de la santé et, plus particulièrement, des liens entre travail et santé des femmes. Vous nous direz comment ces inégalités peuvent s'articuler avec les inégalités professionnelles. Nous aborderons notamment la question des risques professionnels. Quelles différences constatez-vous entre les sexes, quels en sont les facteurs explicatifs et comment mieux les prendre en compte ?

Alors que les accidents du travail ont baissé de 27 % chez les hommes entre 2001 et 2019, ils ont augmenté de 42 % chez les femmes sur la même période, selon une étude de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact). Les politiques de prévention sont moins développées dans les secteurs majoritairement occupés par des femmes. Or, aujourd'hui, le risque d'accident du travail est le même pour le secteur des services à la personne que dans le BTP, où l'on retrouve par ailleurs de nombreuses femmes désormais. Ces dernières sont également deux fois plus exposées aux risques de troubles musculo-squelettiques (TMS) que les hommes. Or on considère plus facilement la pénibilité liée à la manutention de charges lourdes, par exemple, que celle liée aux gestes répétitifs.

Enfin, une étude de l'Inserm a montré une augmentation de 26 % du cancer du sein en cas de travail de nuit. Les cancers d'origine professionnelle sont souvent sous-évalués chez les femmes.

Se fondant sur ces différents constats, le HCE appelle depuis plusieurs années à une évolution des critères de pénibilité au travail et à une prise en compte des risques psychosociaux. Avez-vous approfondi ce sujet ?

Nous souhaitons également étudier les liens entre les conditions socioéconomiques et la santé des femmes, à la fois physique et mentale, notamment s'agissant d'une plus grande exposition au risque de dépression. Celle-ci touche deux fois plus les femmes que les hommes.

Nous évoquerons aussi le rôle de la médecine du travail en matière de prévention.

Enfin, Elsa Boulet nous présentera ses travaux sur la grossesse des femmes salariées : enjeu du suivi médical et de son articulation avec l'emploi du temps professionnel, conditions de travail, aménagements du poste de travail, etc.

Je laisse sans plus tarder la parole à Muriel Salle, avant de procéder à un échange avec les rapporteures et autres membres de la délégation.

Muriel Salle, historienne. - Vous l'avez évoqué, un récent rapport du HCE portait sur la prise en compte du sexe et du genre pour mieux soigner. J'y avais collaboré avec Catherine Vidal. Un rapport de la Haute Autorité de santé (HAS), Sexe et genre en santé, un tout petit peu plus récent, recense également un certain nombre de points très intéressants. Il porte notamment sur la participation des femmes aux essais cliniques, sujet abordé lors de la dernière audition.

Je structurerai mon propos autour de trois points. D'abord, lorsque l'on croise les domaines de la santé et du travail, on constate que les femmes y sont largement invisibilisées, essentiellement pour des raisons historiques. Puisque je suis historienne, j'adopte souvent cette perspective. L'androcentrisme des savoirs médicaux, pensés par et pour les hommes, fait que le corps de l'homme a longtemps été considéré comme le standard de la médecine. Ce point est largement démontré par des travaux historiques multiples. Il a été rappelé lors de l'audition du 17 novembre, à travers l'exemple des études précliniques et cliniques et des études pharmaceutiques. Malgré certaines évolutions remarquables, j'aime rappeler certaines curiosités. Ainsi, si nous atteignons presque la parité en matière d'essais cliniques, le rapport de la HAS relève que 76 % des participants aux études dans le domaine de l'ophtalmologie sont des femmes, alors qu'elles sont absentes des essais sur les produits de contraste pour l'imagerie médicale. Il y a là une curiosité, puisque les spécialités médicales dont il est question ici ne sont pas marquées par une différence femmes/hommes quelconque. Il y a donc encore des points sur lesquels nous devons progresser, bien que des évolutions favorables soient à souligner. N'oublions pas l'invisibilisation des femmes en santé, en citant notamment l'exemple canonique des maladies cardiovasculaires et des symptômes atypiques que présentent la moitié des femmes qui font un infarctus du myocarde. Nous avons largement montré par l'histoire que les femmes étaient mal soignées ou mal diagnostiquées, parce qu'elles sont invisibilisées ou, au contraire, sur-visibilisées sur des spécificités. La santé sexuelle et reproductive fait par exemple l'objet d'un intérêt particulier, mais on oublie souvent que les femmes ont aussi un coeur, un cerveau, des poumons, et qu'elles ne sont pas réductibles à leurs fonctions sexuelles et reproductives.

Cette invisibilité observée dans le domaine de la santé est également présente dans le monde du travail. Qui n'a jamais entendu dire que les femmes avaient commencé à travailler lors de la première, voire de la Seconde Guerre mondiale ? J'enseigne l'histoire, et j'entends très fréquemment cette affirmation. C'est parfaitement faux. Les femmes ont toujours travaillé. Nous ne reviendrons pas ici sur les différences entre le travail et le salariat. Mais cette idée reçue est très révélatrice. Aujourd'hui, le taux d'emploi des femmes s'élève à presque 70 % pour la tranche des 15-65 ans. Pourtant, on prend rarement la mesure de leur participation au monde du travail, sauf lors de la crise sanitaire lorsqu'on s'est rendu compte qu'elles formaient le gros des travailleurs de première ligne. Surtout, on mesure mal la pénibilité des emplois occupés par les femmes. Pour quelle raison ? Il existe dans notre pays des emplois dits « féminins ». Par exemple, le métier d'infirmière est occupé à 88 % par des femmes. Puisque ces emplois sont perçus comme féminins, on imagine qu'ils sont naturellement occupés par des femmes. Nous devons comprendre par là que les femmes sont faites pour les exercer, qu'elles ont les qualités requises pour le faire. Ce mécanisme est documenté en sociologie des professions. Considérer qu'un travail requiert des qualités plutôt que des compétences revient à se référer à l'inné plutôt qu'à l'acquis. Surtout, cela empêche de prendre la mesure du niveau de qualification requis et du niveau de pénibilité associé au travail. Ces mécanismes intellectuels sont importants.

Je serai beaucoup plus rapide sur mon second point, que vous avez développé en introduction. Sur la santé des femmes en général, on a longtemps eu des connaissances erronées, voire pas de connaissances du tout. Sur la santé des femmes au travail, c'est encore le cas. Vous avez rappelé qu'on communique souvent sur la baisse des accidents du travail, en soulignant qu'elle concerne les hommes. L'augmentation est en revanche considérable chez les femmes, puisqu'elle s'élève à 40 %. Ce constat s'explique par le fait que certains métiers dits masculins ont connu des baisses d'effectifs dans le domaine de l'industrie, du bois, de la chimie ou de la métallurgie. Le travail de Florence Chappert, de l'Anact, l'illustre. Cela s'explique par ailleurs par le fait que les femmes sont de plus en plus nombreuses sur le marché de l'emploi, notamment dans les secteurs de la santé et du social, où les risques d'accident du travail sont largement sous-estimés. On travaille également peu sur la question des conditions de travail. Celles-ci, au-delà de la nature des emplois exercés, sont déterminantes.

Je terminerai en développant un exemple extrêmement révélateur de ce que je viens de vous exposer, celui des TMS. Les TMS sont la première maladie professionnelle dans notre pays et concentrent 88 % des 50 000 malades reconnus atteints d'une maladie professionnelle en 2018. 55 % de ces malades sont des femmes. Le coût direct de ces TMS pour les entreprises, évalué par l'assurance maladie, s'élève à 2 milliards d'euros. Les coûts indirects sont probablement deux à sept fois plus élevés, si on réfléchit en termes de coûts de production, d'absentéisme ou d'impact sur les autres employés. En effet, lorsque des personnels commencent à s'absenter, la charge de travail se redéploie sur les présents.

Pourquoi cette surexposition féminine en matière de TMS ? D'abord, les causes physiques ne doivent pas être négligées. Il y a bien sûr des différences entre le corps des hommes et celui des femmes. Ces facteurs ne suffisent pourtant pas à expliquer cette surexposition. Je prends les TMS pour exemple car ils font office de miroir grossissant du monde du travail. Les facteurs physiques, tels que la répétition de gestes à des cadences rapides, s'ajoutent à de multiples conditions de travail, telles qu'une posture pénible ou un poste mal adapté - notamment lorsque l'outil de travail n'a pas été pensé pour qu'une femme s'y installe. Dans le cadre d'un contrat précaire, avec un temps partiel subi ou des horaires décalés - on parle ici de conditions d'emploi - articulés à une vie personnelle parfois compliquée, le cocktail devient explosif. Le travail fait mal, d'autant plus quand ces conditions s'installent dans le temps. C'est le cas pour les femmes. Nous savons que moins les salariés ont de perspectives d'évolution professionnelle, plus leur risque de TMS augmente. Or nous remarquons en sociologie des professions que dans les métiers qu'on dit féminins, les progressions de carrières sont plus faibles et que le plafond de verre existe encore. Ces femmes qui vivent des conditions de travail et d'emploi difficiles y restent, et le risque de TMS s'en trouve augmenté.

Par ailleurs, ceux-ci se manifestent en différé. Il faudrait travailler davantage sur la prévention. Sophie Le Corre, de l'Anact, m'indiquait qu'il était nécessaire de rester vigilants aux signaux faibles. L'absentéisme constitue une alerte jaune, les restrictions d'aptitude déclarées par la médecine du travail une alerte orange. Lorsque la reconnaissance pour maladie professionnelle survient, il est trop tard. Des problématiques spécifiques touchent les femmes sur leur lieu de travail. Elles sont souvent invisibles, mal comprises, sous-évaluées, pour toutes les raisons évoquées dans mon introduction.

J'aimerais rappeler les propos de Karen Messing, ergonome québécoise ayant réalisé un travail remarquable sur les métiers dits « féminins ». Elle dit que « le travail léger pèse lourd » et que les femmes, parce qu'elles semblent épargnées par les métiers connus comme pénibles et dangereux, sont en dehors des radars, raison pour laquelle le travail leur fait particulièrement mal.

La prise en considération, dans le monde du travail, des souffrances spécifiques et du déploiement de solutions concrètes est bénéfique aux femmes, mais aussi à l'ensemble des personnes qui travaillent. À La Poste, par exemple, depuis que la distribution du courrier est aussi assurée par des femmes, le chariot à roulettes a remplacé la besace. Quelques facteurs « à l'ancienne » ont fait preuve de résistance, puisqu'ils considéraient la besace comme un objet symbolique. Pourtant, depuis son remplacement, la santé du dos et des épaules des factrices et facteurs se porte bien mieux.

Ainsi, prendre en considération la santé des femmes au travail leur serait bénéfique au premier chef, mais elle le serait également, de manière générale, dans un objectif d'amélioration des conditions de travail et d'emploi pour les femmes comme pour les hommes.

Annick Billon, présidente. - Merci pour cette première intervention qui nous éclaire sur le travail des femmes sur le temps long et sur les conditions dans lesquelles elles l'exercent. Je laisse la parole aux rapporteures, si elles souhaitent vous questionner.

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Merci pour vos propos. J'ai suivi cette semaine vos interventions, en prévision de cette audition.

De quelle façon la crise sanitaire a-t-elle participé à la dégradation des conditions de travail des femmes, qui occupaient des métiers dits de première ligne ? Quels sont les leviers à actionner à court et moyen termes pour améliorer la qualité de vie au travail ?

Muriel Salle. - Le premier sujet est très complexe, et vous donner une réponse rapide me semble un peu problématique. Le fait que les femmes soient surreprésentées dans les professions de santé, exposées au premier chef, a augmenté la tension sur ces métiers. En tant qu'universitaire ayant assuré la continuité pédagogique, j'ajouterai que nous avons articulé la continuité de service public et le télétravail. J'ai moi-même télétravaillé pendant cette période en étant confinée seule avec deux jeunes enfants. Se posait ici la question de travailler en distanciel, dans des conditions dégradées, et dans des conditions de stress importantes.

Les conséquences du télétravail sont encore, je pense, mal mesurées sur la santé physique, mais aussi mentale. Des travaux sont en train de s'élaborer mais nous commençons seulement à en prendre la mesure. Je suis frappée par le fait que lorsque le travail a repris en conditions normales, il n'y ait eu que peu de réflexions sur ce qui s'était passé, ce qui avait été vécu par les femmes qui travaillaient dans ces conditions pendant la crise sanitaire et, plus généralement, par les gens qui n'ont pas cessé de travailler. Nous attendons les résultats des travaux en cours.

Pour ce qui est des leviers à actionner, introduire de manière systématique le concept de genre pour analyser les politiques publiques déployées en matière de santé ou d'incitation à l'emploi et au retour à l'emploi pourrait être intéressant. Considérer que les politiques de prévention en matière de santé au travail ne sont que peu, voire pas genrées, et accompagner la formation des inspecteurs et inspectrices du travail à ce titre pourrait présenter un intérêt concret.

Enfin, la formation des professionnels de santé me semble également primordiale sur les questions de santé des femmes ou sous le prisme du genre. Je forme moi-même des étudiants en médecine et je sais que cet aspect est anecdotique dans notre pays en général, dans les cursus médicaux en particulier. Il est absent de la formation des médecins du travail. Les travaux des ergonomes que je citais plus tôt mériteraient de faire partie de leur bagage de base.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Vous assurez une formation « genre et santé » auprès des étudiants en médecine à Lyon. Je sais qu'il existe à Nantes une formation similaire. Est-elle commune à tous les étudiants ? Quelles sont les universités la proposant et celles qui ne la proposent pas ? Comment pouvons-nous porter la nécessité d'inclure ce type de formation dans les études de santé ?

Par ailleurs, des travaux ont-ils eu l'occasion de quantifier et d'identifier l'impact de la non prise en compte de la question spécifique de la santé des femmes au travail sur l'égalité salariale et professionnelle ?

Muriel Salle. - Je note que les auditions ouvrent toujours des pistes de recherche, si d'aventure nous craignions de nous ennuyer.

Je suis lyonnaise et je travaille assez régulièrement avec le Professeur Patricia Lemarchand, pneumologue à Nantes. Des relais de chercheuses interviennent ponctuellement dans la formation des étudiants en médecine. Patricia Lemarchand donne le cours de cardiologie sur les spécificités féminines dans les maladies cardiovasculaires. Elle sort de sa spécialité, la pneumologie, sur demande de ses confrères. La mise à jour de leurs enseignements leur semblait en effet hors de leurs capacités.

À Lyon, je ne voudrais pas vous donner l'impression que je fais la révolution. Je propose une matinée d'enseignement en première année d'études de santé sur les questions de sexe et de genre. Je crois à la nécessité d'articuler ces deux concepts. J'interviens également ponctuellement dans les masters en santé publique ou anthropologie du soin.

Comment inscrire ces questions au curriculum ? Les programmations sont décidées par les universités. C'est bien au niveau local que les choses se décident. Il n'existe pas de programme national pour les études de médecine. L'ensemble des étudiants et étudiantes ne se mesure au plan national qu'à un moment, lors de l'internat, à l'examen classant national (ECN). Ainsi, si nous voulons être efficaces, nous devons inscrire ces questions de genre en santé dans les questions préparées par les étudiants à cette occasion. L'enjeu de l'internat est tel que si vous y inscrivez un sujet, les étudiants travailleront nécessairement dessus et se verront offrir une formation préalable. C'est selon moi notre seul levier pour faire évoluer les curriculums en santé.

Enfin, je n'ai pas de réponse sur votre dernière question. Je ne manquerai pas de me renseigner pour voir si nous pouvons mettre des étudiants sur le sujet.

Annick Billon, présidente. - Vous avez parlé des TMS, qui représentent la majorité des maladies professionnelles. Avez-vous identifié une différence dans les réponses qui y sont apportées par les entreprises en fonction de leur taille ? Je suis originaire de la Vendée, où sont implantées de nombreuses entreprises de taille intermédiaire (ETI) et des sociétés développant des plans pour la responsabilité sociale et environnementale (RSE) ou pour la qualité de vie au travail. Selon vous, existe-t-il un fossé entre les petites et moyennes entreprises (PME) qui maillent notre territoire et les ETI, ou multinationales, dont les obligations les poussent peut-être davantage à avancer sur ces sujets de conditions de travail ?

Muriel Salle. - Évidemment, la taille des entreprises n'est pas sans impact sur la prise en compte des problématiques de santé au travail et, de manière générale, sur l'avancée des questions d'égalité femmes-hommes dans le monde du travail. Les grandes entreprises ont les moyens de se doter de consultants extérieurs qui élaborent des plans égalité. Elles sont, dans le contexte actuel, particulièrement sensibles à la mise en avant de la qualité de vie au travail pour des raisons d'attractivité et de recrutement. La difficulté porte surtout sur les petites entreprises et les travailleurs indépendants. Je travaille actuellement avec l'Ordre des avocats de la ville de Lyon. Les questions de santé au travail et d'égalité professionnelle au sein d'un cabinet comptant deux ou trois collaborateurs se posent. On manque de moyens humains et administratifs dans les structures de petite taille, ce qui accentue l'invisibilisation. Ce sont pourtant ces sociétés qui rassemblent la majorité des emplois dans notre pays.

Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Concernant les TMS, je sais que des formations sont souvent proposées, notamment dans les Ehpad et dans tous les métiers nécessitant de porter des charges. Avez-vous un retour à nous transmettre concernant ces sessions de formation et l'amélioration éventuellement observée à leur terme ? Je sais que les habitudes ont la vie dure. Quand on est habitués à effectuer certains gestes, il est parfois difficile de les changer. Ne pensez-vous pas qu'un enseignement aux gestes et postures devrait être proposé dès le plus jeune âge, notamment à l'occasion des cours d'éducation physique dispensés dans les collèges et lycées ? Vous l'avez dit, une femme réalise plusieurs tâches dans une même journée : faire les courses, porter les enfants, porter des charges au travail et en dehors... Cela contribue à user les organismes. Apprendre à soulever en pliant les genoux, et non le dos, pourrait améliorer la santé des femmes en règle générale.

Muriel Salle. - Cela pourrait en effet être une bonne idée pour faire évoluer les programmes d'enseignement d'éducation physique et sportive. Vous mettez ici le doigt sur un autre problème. En plus de former des médecins, je forme des enseignants. Je sais d'expérience que les jeunes filles se désengagent, dès la classe de cinquième, de la pratique physique et sportive en dehors des cours obligatoires. C'était auparavant le cas à la fin du collège. Ce désengagement signifie qu'elles ne se rendent plus aux séances de sport ou qu'elles s'y rendent en étant totalement démotivées, sans y prendre une part active. Cela a à voir avec des stéréotypes très ancrés sur la question des femmes et des pratiques sportives. Évidemment, apprendre à prendre soin de son corps pourrait être une très bonne idée, pour les filles et les femmes, mais aussi pour les garçons et les hommes.

Ensuite, l'impact des formations peut être mesuré, mais nous n'avons pas suffisamment de recul, à ma connaissance, pour disposer d'éléments significatifs à aborder. Souvent, les gestes qu'il est demandé d'effectuer lors des formations augmentent la durée de la tâche à réaliser. Ainsi, en plus des habitudes qui ont la vie dure, les cadences de travail font qu'il existe un réel fossé entre ce qui est prescrit par le formateur et ce qu'il est possible de faire à long terme dans la pratique professionnelle.

Annick Billon, présidente. - Merci pour vos réponses. Nous vous libérons et vous laissons aller travailler, dans de bonnes conditions je l'espère.

Je me tourne maintenant vers Caroline De Pauw, qui a écrit le livre La santé des femmes - Un guide pour comprendre les enjeux et agir.

Caroline De Pauw, docteure en sociologie, directrice de l'Union régionale des professionnels de santé (URPS) Médecins libéraux des Hauts-de-France, chercheuse associée au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clerse). - Merci de votre invitation, qui m'honore. Je suis sociologue et je dirige l'Union des médecins libéraux des Hauts-de-France. Cela me permet de vous parler depuis cette double posture.

On ne peut dissocier la santé du travail. L'OMS définit la santé comme un état de bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité. Cette définition a été complétée par celle de la Charte d'Ottawa, qui liste les ressources préalables pour être en bonne santé : se loger, accéder à l'éducation, se nourrir convenablement, disposer d'un certain revenu, bénéficier d'un écosystème stable, compter un apport durable de ressources, avoir le droit à la justice sociale et à un traitement équitable. De toutes ces dimensions, le travail est une valeur pivot.

J'ai beaucoup de respect pour Catherine Vidal, que vous avez rencontrée, avec laquelle j'ai collaboré. Je ne reprendrai pas les chiffres qu'elle vous a présentés il y a trois semaines, notamment concernant les décalages en termes d'espérance de vie et d'espérance de vie en bonne santé. Il est toutefois intéressant de noter que les femmes sont défavorisées en matière de conditions et de ressources préalables. Elles sont davantage concernées par la précarité financière immédiate et à distance. Elles sont plus nombreuses en situation de chômage subi, et non choisi. Elles sont moins bien rémunérées. Quand elles sont dans une situation de parentalité et qu'elles ont un conjoint homme, elles sont plus pénalisées que ce dernier en termes de rémunération. Elles sont quatre fois plus sujettes aux temps partiels subis. Les chefs de familles monoparentales sont des femmes dans 85 % des cas. Un quart de ces mêmes familles monoparentales se trouvent sous le seuil de pauvreté. Une fois que la charge parentale est assumée, lorsqu'arrive le droit à la retraite, celui-ci sera par ailleurs limité si votre parcours a été chaotique.

En 2010, on observait 24 % de différence de salaire entre hommes et femmes en situation de parentalité. L'écart augmente au fur et à mesure de l'âge. L'écart de salaire s'établit à 6 % pour un chef de famille de 20 ans, selon son sexe. Il s'élève à 20 % à 45 ans. Ainsi, on pourrait croire que le fossé se réduit à mesure que l'on vieillit et que les enfants grandissent, mais il n'en est rien. Le plafond de verre est bien présent sur le sujet. Je milite pour ne pas prendre en compte que les catégories socioprofessionnelles, mais aussi le sexe, le lieu de résidence, l'origine géographique, le travail ou encore le statut familial. Selon moi, la santé doit être pensée comme un modelage par la position sociale occupée par la personne.

J'ai ajouté à ma présentation un schéma réalisé en 1998 par le Haut conseil de santé publique de l'époque. Il illustrait les enchaînements causaux de la mauvaise santé en situation de précarité, montrant l'intrication entre le chômage, la précarité du travail, la dégradation des conditions de vie, la souffrance psychologique, la vulnérabilité accrue, et la mauvaise santé physique et mentale. Tout est lié. Surtout, ce schéma date de 1998. J'ai l'impression de tenir exactement le même débat aujourd'hui. Je me demande ce que nous avons pu faire sur le sujet depuis vingt-quatre ans. Le phénomène et les processus sont connus depuis bien longtemps. J'étais ravie qu'on me demande ce qu'il était possible de faire pour améliorer les choses, plutôt que d'essayer d'en donner une définition, une fois de plus.

Ensuite, la pénibilité et les risques sont sous-estimés chez les femmes. On retrouve chez elles une souffrance chronique plus forte associée au travail : arthrose, lombalgies et autres atteintes du dos, cervicalgies ou autres atteintes cervicales chroniques. Catherine Vidal et Muriel Salle vous en ont déjà parlé. Nous subissons les stéréotypes de genre sur l'imaginaire du travail féminin et masculin, et de la pénibilité associée. Dans l'imaginaire collectif, on va considérer qu'un travail pénible est masculin et qu'il est lié à des efforts physiques importants, à des ports de charges lourdes, au bruit. Des programmes de prévention intéressants ont été construits mais la pénibilité féminine y est sous-estimée. Elle est considérée comme moins dangereuse.

Comme indiqué plus tôt, les TMS sont sous-déclarés chez les femmes alors qu'elles présentent plus de risques que les hommes. On les retrouve dans les secteurs de l'entretien, de l'aide à domicile, de l'accueil aux caisses dans les supermarchés... Les femmes y sont surreprésentées. C'est peut-être pour cette raison qu'on s'en occupe peu. Si des hommes étaient concernés, il est fort probable que des plans de prévention auraient déjà été élaborés.

Ainsi, un certain déni existe quant aux conditions de travail de nombreux métiers, dès lors qu'on les qualifie de « féminins ». S'y ajoute un sujet de reconnaissance et de sous-déclaration des maladies professionnelles. Je suis plutôt contente de constater que les chiffres augmentent car cela signifie que les femmes se saisissent de cette question et qu'elles assument de dire que leurs conditions de travail sont en train de les rendre malades. Nous devons peut-être voir ces chiffres comme un phénomène de rattrapage de conditions préexistantes. Les femmes ont tendance à occulter les maladies professionnelles car elles ont peur de perdre leur emploi. En situation de famille monoparentale, par exemple, elles ne peuvent se permettre de perdre leur emploi et ne vont donc pas déclarer de maladie professionnelle pour ne pas se retrouver en difficultés. Elles craignent un licenciement, qui pourrait être catastrophique, ou un reclassement. Elles manquent également d'informations. Les procédures administratives sont complexes et souvent décourageantes. Enfin, nous observons un manque de soutien de la part des soignants, non par volonté mais bien par méconnaissance des risques.

À titre d'exemple, les nombreux métiers dits « féminins » sont exposés à un port répétitif de charges dépassant la norme autorisée de 25 kilogrammes. C'est le cas des infirmières, des aides à domicile, des ouvrières... Ce ne sont pas de faibles femmes, on leur donne simplement trop de charges.

Nous pouvons également mentionner une invisibilisation des risques de cancers professionnels chez les femmes, comme le prouvent les études sur les expositions. Des progrès ont été faits sur les essais thérapeutiques, ce dont nous ne pouvons que nous réjouir. Pour autant, la parité hommes-femmes dans la recherche en santé et travail est loin d'être atteinte. On n'y questionne pas le sexe, ce qui ne permet pas d'obtenir des données, et donc d'établir des mesures et plans de prévention. Ces études sont souvent conduites chez les hommes, ce qui entraîne une faiblesse dans les mesures de protection, notamment dans les métiers du nettoyage. Les femmes peuvent être exposées à quatorze agents cancérogènes sur leur chariot de ménage. Elles ne font pourtant pas l'objet d'études. À l'inverse, de nombreuses études sur le sujet ont été menées dans le BTP, pour prévenir les risques, notamment d'exposition à des cancérogènes.

Les risques psychosociaux touchent également plus gravement les femmes, parce qu'ils sont plus fréquents dans les métiers à prédominance féminine. Ils touchent la santé physique et mentale et sont liés au travail. Leurs causes relèvent des conditions d'emploi, de l'organisation et des relations de travail. Il s'agit de risques sur lesquels on peut agir quelle que soit la taille de l'entreprise. Ils concernent particulièrement les femmes, notamment sur les postes peu qualifiés, les horaires atypiques, le travail fractionné ou le manque d'autonomie, où les femmes sont surreprésentées. Elles sont également sujettes à plus de discontinuité et de ruptures dans les parcours professionnels, ce qui augmente les risques psychosociaux.

Les femmes sont en outre surreprésentées dans les secteurs d'activité avec des relations humaines. Ces métiers vont les confronter à des risques le plus souvent minimisés, voire occultés, y compris par celles qui les subissent. Les femmes sont parfois leurs plus mauvaises défenseuses, malheureusement. Elles vont trouver normal qu'on leur parle mal, qu'on les maltraite. Elles ont interprété ce risque comme classique. Elles devraient déjà ne pas l'accepter dans leur vie personnelle, mais elles l'acceptent aussi dans leur vie professionnelle. Sont concernés les métiers d'agent d'accueil, de téléconseiller, de caissier... Cela entraîne de la tension entre les personnes, des remarques sexistes, des demandes d'urgence pour des situations sociales parfois dramatiques, qui peuvent créer un risque psychosocial important.

Je parlerai rapidement du harcèlement au travail, plutôt bien documenté, qui fait régulièrement débat. Selon les dernières études, une femme active sur cinq vivra une situation de harcèlement sexuel au cours de sa vie professionnelle. Seule une sur vingt portera plainte. Nous sommes encore et toujours confrontés à un sujet de libération de la parole sur ce qu'est un harcèlement et sur le fait qu'il soit reconnu et pénalisé, le cas échéant. 80 % des femmes salariées considèrent qu'elles sont régulièrement confrontées à des attitudes ou décisions sexistes qui entraînent une perte de confiance en soi, de bien-être au travail, mais aussi de performance. 93 % des femmes pensent que ces attitudes peuvent avoir des répercussions sur leur sentiment d'efficacité personnelle, et donc sur leur santé mentale.

Il existe par ailleurs des liens forts entre la charge mentale professionnelle et domestique. Je pense que Mme Boulet pourra compléter ce point. Les femmes subissent plus fortement la transformation sociétale des familles. Dans les couples biactifs, familles monoparentales ou recomposées, en cas de grands-parents dépendants ou d'exigences éducatives croissantes, ce sont encore les femmes qui doivent supporter ces activités domestiques et parentales, en les conciliant à leur vie professionnelle. La pression est très forte pour qu'elles endossent le rôle de proche aidant, notamment pour être aides parentales et filiales. C'est moins vrai quand on parle d'une personne en situation de handicap. Plus vous augmentez le nombre d'aidés et plus la question du genre se pose. 57 % des aidants sont des femmes mais cette proportion augmente à hauteur de 75 % lorsqu'il y a plus de deux personnes à aider. Ce rôle impose une conciliation de la vie professionnelle et personnelle. Cette intégration de schéma se fait dès le plus jeune âge. L'évolution du marché du travail actuel, qui demande des horaires décalés, une disponibilité de plus en plus importante, un présentéisme très français, pénalisera davantage les femmes qui doivent concilier vie domestique et professionnelle et les contraintes qui y sont associées.

Je citerai également l'exemple de la fibromyalgie, lié à la question suivante : le travail pourrait-il rendre malade ? Nous devons pouvoir aborder ce sujet de manière dépassionnée. Cette maladie a pour symptômes des douleurs musculo-squelettiques et une fatigue majeure chez des personnes pour lesquelles on aura éliminé toute autre cause possible des symptômes. 2 à 4 % des adultes sont touchés, avec huit femmes pour un homme. Le profil type des malades est celui d'une femme travaillant dans le secteur social ou dans la relation d'aide, âgée d'une quarantaine d'années lors de la survenue des symptômes. On aurait tort de croire que cela se passe dans leur tête, parce qu'elles ne supporteraient pas leur quotidien. Dans la documentation, il s'agit plutôt d'une pathologisation de la charge mentale, qui touche en priorité les métiers du care : médecins, infirmières, aides-soignantes, aides à domicile. En raison de l'articulation entre leur vie professionnelle et personnelle, elles doivent en permanence assumer le don de soi. À un moment donné, leurs conditions de travail et de vie vont se dégrader à un tel point qu'il ne leur sera plus possible de faire quoi que ce soit. Cette dissociation de vies privée et professionnelle est compliquée dans ces métiers. Elle expose les personnes concernées à un risque pour leur santé et porte gravement atteinte à leur santé mentale.

Ensuite, la dépression n'est pas une maladie de femmes, mais une maladie sous-diagnostiquée chez les hommes. Si on intégrait les symptômes complets, à savoir des pratiques addictives et des conduites à risque, en plus du reste, on arriverait à une égalité entre les proportions d'hommes et de femmes dépressifs. Nos stéréotypes occasionnent un sous-repérage en nous laissant penser que la symptomatologie de la dépression serait uniquement réservée à de la fatigue, de la tristesse et des pleurs. Ce constat pose un sujet de repérage et d'accompagnement des hommes en situation de détresse. La dépression est un problème de société et de précarité, et non de femmes et d'hormones. Votre vie est évidemment plus difficile si vous vous demandez si vous serez en capacité de nourrir votre famille à la fin de la semaine.

Pourquoi en arrivons-nous à ces situations ? Ce n'est pas inné, mais acquis. On intègre un discours dissuasif pour accéder à certains postes, et celui d'une nécessité de prévoir une trajectoire compatible avec les stéréotypes d'une vie de couple et de famille idéalisée. Depuis toutes petites, les filles entendent qu'elles seront mamans, qu'elles seront de bonnes épouses et qu'elles devront choisir un métier en adéquation avec ce futur. Au moment de choisir leur avenir, elles ne s'autoriseront donc pas à aller vers des métiers associés à des carrières importantes. Elles vont estimer ne pas pouvoir faire ces études ou ce métier car leur vie n'y sera pas compatible avec une vie de famille telle qu'elles l'imaginent, lorsqu'elles seront mères ou épouses. Les jeunes filles s'autocensurent sur ce sujet.

Évidemment, toutes les femmes ne sont pas identiques. Certaines cumulent les vulnérabilités. Par exemple, une femme en situation de surpoids ou d'obésité aura moins de chance que les autres. Elle aura tendance à moins accéder aux études, parce qu'elle s'autocensurera, parce que son estime d'elle-même aura été tellement touchée qu'elle ne s'en sentira plus capable. Elle sera discriminée sur le marché de l'emploi, car la discrimination, si elle est réelle chez les hommes comme chez les femmes, est plus forte chez ces dernières, à des seuils inférieurs. Ensuite, alors qu'on observe un nivellement chez les hommes une fois qu'ils sont intégrés dans le milieu professionnel, les femmes en situation de surpoids ou d'obésité continuent à cumuler les vulnérabilités. Elles seront pénalisées en termes de rémunération et d'ascension par rapport à leurs homologues féminines plus minces. Évidemment, les femmes en situation de handicap sont également victimes de doubles stéréotypes : ceux qui sont associés au genre et ceux qui sont associés au handicap.

Ainsi, j'identifie une nécessité de promouvoir la mixité des métiers. Je suis ravie que l'on se félicite que les femmes occupent des métiers d'hommes, mais je serais ravie que des hommes occupent des métiers de femmes. Cette réciproque n'est absolument pas vraie. Le fait qu'une profession se féminise induit, et j'en suis la première désolée, un déclassement de celle-ci. Je travaille pour les médecins libéraux. Toutes les analyses de trajectoire montrent que les études de médecine se féminisent, mais aussi que les conditions de travail se dégradent. Ces deux constats sont directement liés. Les jeunes étudiants garçons préfèrent aujourd'hui s'orienter vers des filières de type commerce et ingénierie, plus rémunératrices, avec des conditions plus faciles, que vers les métiers de la santé.

Promouvoir la mixité des métiers, y compris des métiers dits « de femmes » occupés par des hommes, est nécessaire. Les stéréotypes sont peu conscients chez les concernés. Ils sont tellement intériorisés qu'en prendre conscience permet déjà de changer les choses. Je suis extrêmement positive sur le sujet, raison pour laquelle je suis présente ce matin.

Il est également essentiel de développer les parcours pour éviter les phénomènes d'usure professionnelle. Les femmes entrant dans les postes de premier niveau auront en effet peu de perspectives d'évolution.

Depuis 1993, on a documenté les facteurs de risque de précarité liés notamment au niveau social. Je peux citer l'absence d'autonomie dans son travail, le sentiment de ne pas utiliser toutes ses compétences, le sentiment de ne pas recevoir l'estime que l'on pense mériter, l'absence d'estime de soi ou le sentiment de dévalorisation personnelle, facteurs de risques documentés de précarité, non sans impact sur les inégalités sociales de santé. Je plaide pour pouvoir, un jour, donner des cours à ce sujet dans les écoles de management, pour que les futurs managers intègrent cette dimension dans leur encadrement. Ici, on parle réellement de la manière de traiter l'autre dans les relations de travail.

J'identifie plusieurs ouvertures sur le thème de la santé des femmes corrélée au travail :

- développer les recherches sur le genre, la santé et le travail avec un rapprochement avec les facteurs environnementaux au sens large, en réalisant un focus sur les risques émergents et les nouvelles normes pour prendre en compte les différentes morphologies. En effet, le corps des hommes et celui des femmes ne sont pas identiques. Finalement, il s'agit de prendre en compte les corps tout court, puisqu'il existe des hommes petits, d'autres gros, d'autres dits « normaux ». Adapter le travail à la morphologie des gens est utile pour tout le monde, et pas seulement pour les femmes ;

- diffuser la connaissance des risques professionnels auprès des femmes ;

- inciter à des organisations de temps de travail plus inclusives, permettant de concilier la vie professionnelle et la vie personnelle et familiale ;

- reconnaître les pathologies mentales et la souffrance psychologique comme maladies professionnelles et accidents de travail ;

- adapter et prendre en compte la douleur dans l'adaptation du travail, notamment sur le congé menstruel et l'endométriose. J'espère évidemment qu'on adaptera aussi le poste de travail d'un homme qui souffre. Nous pourrions dépassionner certains débats pour en faire des questions beaucoup plus larges ;

- réfléchir sur la place du télétravail, car ses conditions sont aujourd'hui moins favorables pour les femmes. Elles ont moins accès aux outils numériques. Lorsque vous êtes deux à télétravailler, c'est souvent le conjoint masculin qui a accès à l'ordinateur. L'espace numérique des femmes à la maison est souvent plus restreint que celui des hommes. Elles ont par ailleurs une charge familiale à assumer en plus de leur travail. Leur flexibilité horaire est particulièrement forte. Pour ces raisons, le télétravail peut être particulièrement pénalisant pour les femmes.

Enfin j'attire votre attention sur le risque de confusion quant à la définition de féminisation des professions. Dans le cadre de mon travail, j'entends souvent que le problème vient de celle-ci. Ce n'est pas le cas. Chez les médecins, les hommes et les femmes aspirent à une meilleure conciliation de leur vie professionnelle et de leur vie familiale. Ce que l'on qualifie à tort de féminisation de la profession revient en réalité à pouvoir assumer ces deux dimensions. Je pense également que le taux de féminisation est un indicateur utile, corrélé aux conditions de travail, puisqu'une profession qui se féminise de façon majeure et rapide est révélatrice d'une dégradation des conditions de travail de ce métier. J'entendais que s'ouvrait aujourd'hui le Conseil national de la Refondation (CNR) Éducation, et que l'on se posait des questions sur le recrutement en crèches et dans la petite enfance. Peut-être serait-il utile de se pencher sur la question de la dégradation des conditions de travail qui sont telles que même les femmes n'y candidatent plus.

Comme Muriel Salle, je conclurai mon propos sur la nécessité d'élargir notre réflexion, non pas sur la seule prise en compte des spécificités des femmes, mais bien à l'ensemble des spécificités de genre, hommes et femmes, voire à la lutte contre les vulnérabilités au sens large. Je regrette de ne parler qu'à des femmes dès que je dois parler de santé des femmes. La santé des femmes n'est pas une question de femmes. Je remercie ainsi la délégation d'avoir organisé cette rencontre en présence d'hommes. C'est un sujet de société et de vivre ensemble.

Annick Billon, présidente. - Merci pour cette présentation extrêmement complète. J'imagine que le sujet du travail des femmes est également important pour la délégation marocaine présente aujourd'hui à nos côtés.

Je précise que des hommes et des femmes siègent dans cette délégation, bien que les premiers soient peu représentés ce matin.

Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Merci pour cette présentation claire. J'ai été très surprise lorsque vous avez parlé du discours dissuasif. Je l'ai moi-même entendu lorsque j'étais jeune. Quand j'ai voulu faire des études, ma mère me demandait pourquoi m'embêter puisque j'allais me marier et avoir des enfants. J'ai connu cette lutte pour réussir à faire ce que je voulais faire. Je suis surprise qu'on soit encore dans ces schémas quarante ans plus tard. Je pensais que les choses avaient évolué, que les jeunes filles et jeunes femmes se prenaient plus en main et étaient plus indépendantes de ces discours.

Je suis vétérinaire. Dans les écoles vétérinaires, les femmes sont beaucoup plus nombreuses - 80 % des étudiants sont des étudiantes -, alors qu'elles étaient une poignée à mon époque. Je pense qu'à cet âge, les filles réussissent mieux certains types d'études, parce qu'elles sont plus bosseuses.

Raymonde Poncet Monge. - Les critères de pénibilité ont très bien été mis en avant lors de l'allongement de l'âge de la retraite de 60 à 62 ans. À l'époque, je dirigeais une activité de service de soins à domicile. J'ai remarqué que les critères s'appliquaient surtout aux hommes, notamment à l'industrie, au secteur secondaire, et pas du tout au secteur tertiaire, occupé par des femmes. Le port de charge est très visible en Ehpad ou dans le secteur de l'aide à domicile. Comment prendre en compte la pénibilité dans les crèches, avec le port répété d'enfants ? Cette question doit être traitée. On nous dit toujours qu'on va prendre en compte la pénibilité dans le cadre d'un allongement du temps de travail. Quand l'âge de la retraite est passé de 60 à 62 ans, j'ai dit que la courbe des inaptitudes couperait celle de la retraite dans mon association. C'est ce qui s'est passé. Ce n'est pas compliqué à documenter.

Comment prendre en compte cette pénibilité dans le secteur tertiaire et du soin ?

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Merci pour cet exposé. Vous avez noté que les femmes subissaient plus fortement la transformation sociétale des familles. Quel est à votre avis l'impact générationnel en la matière ? On pourrait considérer qu'aujourd'hui la nouvelle génération est plus au fait de ces sujets et que les hommes devraient s'investir un peu plus dans la vie domestique. Observez-vous une évolution, positive ou négative ? Quel est l'impact environnemental entre les femmes évoluant en milieu rural ou urbain ?

Laurence Cohen, co-rapporteure. - Merci pour votre propos introductif très riche. Il est important de souligner que dès lors qu'une profession se féminise, elle est déclassée. On parle ici réellement de la place des femmes dans la société. Elles seraient naturellement patientes, dans l'accompagnement, dans le soin. Comme c'est naturel, elles n'ont pas besoin de formation particulière, elles ne sont pas reconnues, et les salaires ne suivent pas. Cela explique beaucoup de choses.

Tout ce qui a été fait par le patronat sur le temps partiel est parti d'une aspiration de la société à travailler moins pour s'occuper des enfants, notamment pour les femmes. Ces temps partiels sont devenus imposés et élargis à l'ensemble du salariat. Ils ont entraîné plus de précarité, des salaires moins importants, une retraite plus faible et plus de pénibilité dans les conditions de travail. J'aimerais vous entendre sur ces facteurs.

Caroline De Pauw. - Vous demandiez si les femmes avaient coupé avec le schéma traditionnel en termes de travail. J'aurais tendance à dire oui et non. Pour les femmes, il est évident qu'il va falloir travailler, mais elles intègrent quand même le fait qu'il va falloir trouver un travail compatible avec une vie de famille et de couple. Elles se posent la question avant même d'accéder aux études et ne savent pas qu'elles pourraient totalement concilier ces deux aspects de leur vie. Elles ne se l'autorisent même pas, dès le départ. Elles s'autocensurent. Nous devons travailler sur l'estime de soi dans ces dimensions. Nous devons faire témoigner des femmes de leur épanouissement professionnel tout en sachant le concilier avec un modèle qui leur est propre. À chacun son modèle.

Par ailleurs, il a effectivement été démontré que les jeunes femmes étaient de bonnes élèves et pouvaient ainsi réussir aux concours, entraînant une féminisation progressive de certaines professions. Néanmoins, j'ai pris l'exemple de la profession médicale car les médecins étaient majoritairement des hommes par le passé et le secteur est en train de basculer en se féminisant largement. Or les études sur les trajectoires des étudiants montrent que ce sont certes les jeunes femmes qui réussissent au concours, mais aussi un désengagement des hommes qui ne présentent plus. Et ils ne quittent pas la profession par hasard. Aujourd'hui, un homme - parce qu'il est moins sensibilisé dans son éduction par la notion de « prendre soin » - va avoir tendance à être plus rationnel dans son choix professionnel. Il va étudier les bénéfices et les risques du métier pour lequel il postule. Les conditions qu'on lui propose aujourd'hui en tant que médecin sont moins bonnes que dans d'autres secteurs vers lesquels il va s'orienter dès le choix de son cursus universitaire.

Ensuite, je regrette aussi la faible prise en compte des risques psychosociaux en termes de pénibilité et de reconnaissance. À mes yeux, il faudrait faire appel aux équipes de recherche et aux chercheurs, et moins aux stéréotypes. Certains laboratoires, dont je ne fais pas partie, réalisent des travaux passionnants. Ils abordent ces dimensions. Pour autant, ils demandent d'accepter un coût économique majeur. La non-reconnaissance de certains risques répond en effet certainement à une logique économique, puisque leur reconnaissance occasionnerait un coût induit majeur. Ce n'est pas qu'ils touchent majoritairement les femmes, mais ils sont particulièrement nombreux.

Sur le partage des tâches et son évolution, je pense que nous sommes parfois biaisés par nos microcosmes. Oui, il est démontré que dans certaines franges moins fragiles, on a tendance à avoir un meilleur partage. Pour autant, la répartition se déséquilibre souvent à l'arrivée du premier enfant, en défaveur des femmes. Le congé maternité l'induit, puisqu'on reconnaît ce rôle social aux femmes qui sont souvent celles qui prennent le congé parental. On avait gagné six minutes de répartition de tâches sur les dernières statistiques.

Enfin, le temps partiel subi induit souvent, pour les femmes qui l'occupent, qu'elles réalisent en réalité un temps plein en étant rémunérées sur un temps partiel. C'est la double peine.

Annick Billon, présidente. - Madame Boulet, vous êtes parvenue à vous connecter. Je vous laisse la parole.

Elsa Boulet, docteure en sociologie à l'université de Nantes. - Merci de m'avoir invitée. Je me focaliserai sur la question de la grossesse au travail, sur la base d'un travail de recherche que j'ai mené auprès de femmes enceintes résidant en région parisienne, occupant des postes divers, à des niveaux hiérarchiques variés. Cette présentation se fonde également sur une exploitation de l'enquête nationale périnatale de 2016 réalisée par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees).

Les femmes ont toujours travaillé et sont aujourd'hui majoritairement en emploi tout au long de leur vie. C'est aussi le cas lors de la grossesse, puisque 70 % des femmes étaient en emploi à cette période de leur vie. Nous savons par ailleurs que le taux d'activité des femmes diminue avec le nombre d'enfants. Des mesures spécifiques aux femmes enceintes existent dans le droit du travail français et les conventions collectives : congés, droit d'absence pour consultations médicales, protection contre le licenciement, aménagements du poste de travail... La France se caractérise également par un parcours de soins standardisé, financé par l'assurance maladie, très largement suivi par les femmes, bien que nous observions des inégalités socioéconomiques assez importantes en la matière.

Malgré ce contexte a priori favorable aux travailleuses enceintes, on remarque plusieurs difficultés. D'abord, le taux d'emploi est plus faible au moment de la naissance (65 %) que pendant la grossesse (70 %), ce qui signifie qu'elles ont perdu ou quitté leur emploi en cours de grossesse. J'y reviendrai plus tard.

Le taux de chômage est en outre beaucoup plus élevé au moment de la naissance que pour les femmes de la classe d'âge de 24 à 49 ans. En effet, 18 % des premières sont au chômage, contre 9 % des secondes.

La fréquence des discriminations déclarées en lien avec la grossesse ou la maternité interroge par ailleurs. Le défenseur des droits a dressé ce constat dans son rapport de 2017 sur les discriminations au travail. La grossesse et la maternité arrivent au troisième rang des motifs de discriminations dans l'emploi les plus fréquemment déclarés par les femmes. Les femmes ayant été enceintes ou les mères d'un enfant en bas âge ont été deux fois plus la cible de discriminations au travail que les autres femmes.

Dernier constat, les arrêts de travail de longue durée sont nombreux pendant la grossesse. Je renvoie ici au travail mené en 2016 par Solène Vigoureux et Marie-Josèphe Saurel-Cubizolles. Elles notent que plus d'un quart des femmes enceintes cessent leur activité rémunérée avant la fin du second trimestre de grossesse, bien avant le congé dit de maternité. Ce constat est noté depuis les années 1970 et les premières enquêtes périnatales.

Ces différents éléments nous amènent à nous interroger sur les obstacles auxquels sont confrontées les travailleuses enceintes et leurs conséquences sur le travail des femmes et sur leur santé.

Mon étude a mis en évidence une persistance de la stigmatisation de la grossesse en milieu professionnel. Elle prend des formes très diverses, subtiles, ou au contraire très frontales, et parfois très graves. Elle peut être matérialisée par des propos désobligeants ou des attitudes hostiles de la part des collègues directs ou de la hiérarchie. Ces attitudes n'étaient, je dois le souligner, pas systématiques dans les témoignages des femmes que j'ai rencontrées. Elles sont tout de même suffisamment fréquentes et déstabilisantes pour que toutes les femmes, même celles qui n'y sont pas confrontées directement, les anticipent et les craignent. Autrement dit, toutes les salariées, même lorsqu'elles ne sont pas confrontées à des attitudes hostiles, ont intériorisé la suspicion et l'hostilité potentielle de leur milieu professionnel vis-à-vis de leur grossesse. Certaines femmes occupant des métiers de cadre faisaient même état d'un véritable sentiment de trahison envers leurs collègues ou leur hiérarchie vis-à-vis de leur grossesse.

Cette stigmatisation, réelle ou anticipée, intériorisée, n'est pas sans conséquence. Les salariées vont chercher à minimiser la visibilité et les conséquences de leur grossesse sur leur lieu de travail. Elles vont alors renoncer à certains droits, pourtant prévus par le code du travail, les accords de branche ou les conventions collectives, notamment concernant l'aménagement du temps de travail. Elles vont par exemple ne pas demander la réduction d'une heure par jour de leur temps de travail, ou renoncer à l'autorisation de s'absenter pour se rendre à leurs consultations médicales. Dans la mesure où les salariées enceintes sont très rarement remplacées durant leur congé de maternité - du moins c'était le cas de bon nombre de femmes que j'ai rencontrées -, elles vont anticiper le fait que la charge de travail qu'elles ne pourront plus effectuer durant leur congé sera redistribuée sur leurs collègues. Cela peut les amener à redoubler d'efforts en amont pour clôturer leurs dossiers, avec, ici encore, des conséquences sur leur santé en termes de stress et d'épuisement.

À titre d'exemple, j'ai rencontré une cadre m'expliquant qu'elle avait augmenté son temps de travail et qu'elle ne prenait plus de pauses durant sa grossesse, en anticipation de son départ en congé maternité.

J'ai pu constater au fil de ma recherche que les aménagements du poste de travail étaient très rares, voire inexistants, en raison d'une méconnaissance de leurs droits de la part des salariées, en premier lieu. Elles sont souvent peu informées de ce qu'elles peuvent demander et de ce qui est possible ou non. Cette méconnaissance est rarement compensée par l'intervention du supérieur hiérarchique ou du service des ressources humaines. Les aménagements sont rarement organisés par la hiérarchie. Il s'agit plus souvent d'arrangements informels entre collègues. Les salariées enceintes peuvent compter sur la solidarité et l'entraide de leurs collègues directs pour se ménager et éviter certains risques professionnels. Une chercheuse en biologie, amenée à manipuler des produits tératogènes pendant ses expériences, n'a par exemple pas obtenu d'aménagement de son poste de travail pour éviter ces manipulations. Elle s'est arrangée avec ses collègues pour limiter son exposition à ces produits chimiques.

Il me semble en outre important de souligner que les salariées interrogées faisaient souvent état d'une pénibilité et de risques généraux, concernant l'ensemble des salariés, et pas spécifiquement et uniquement les femmes enceintes. Étaient notamment cités le port de charge, le stress, les risques de contamination biologiques ou chimiques... Quand on s'intéresse à la santé des femmes au travail, on peut en réalité parler de santé au travail de manière plus générale. Chercher à améliorer les conditions de travail et la santé des femmes présente des conséquences positives pour tout le monde.

Les effets de ces phénomènes sur la santé des salariées enceintes sont de plusieurs ordres : une dégradation de l'état de santé, de la fatigue, des malaises, une aggravation de pathologies préexistantes ou encore des menaces d'accouchement prématuré.

Il est important de signaler que toutes les femmes ne sont pas à égalité. Les inégalités socioéconomiques sont à prendre en compte. Elles sont imbriquées au genre lorsqu'on parle de santé au travail. Les femmes occupant des postes de cadre ou des professions intermédiaires ont en effet plus de marge de manoeuvre que les employées pour adapter leur poste de travail ou leurs horaires et ainsi préserver leur santé. Les employées en situation de subordination hiérarchique ont bien moins de possibilités d'adaptation. Vigoureux et Saurel relèvent dans leur étude que les arrêts de travail dits précoces - au cours du second trimestre de grossesse - sont plus fréquents parmi les femmes peu qualifiées ou en situation de précarité, même en l'absence de problème de santé préexistant. L'arrêt maladie de longue durée (jusqu'au congé prénatal) fait ainsi bien souvent office de palliatif à des conditions de travail inadaptées mettant en danger la santé des femmes et la bonne issue de la grossesse.

La grossesse va également de pair avec des ruptures en termes d'emploi. L'enquête périnatale de 2016 montre qu'une femme sur dix perdait ou quittait son emploi en cours de grossesse. Malheureusement, les données ne sont pas suffisamment précises pour que l'on connaisse la raison de cette sortie de l'emploi. S'agit-il d'une démission, d'un licenciement ou de la fin d'un CDD ? Nous savons en tout cas que cette sortie de l'emploi concerne une femme enceinte sur dix, et que plus de 90 % de ces femmes se déclarent au chômage ou en recherche d'emploi. Elles considèrent que leur sortie d'emploi est donc subie ou temporaire. Elles ne quittent pas leur poste pour devenir femmes au foyer.

Ces éléments quantitatifs corroborent les témoignages que j'ai pu recueillir de salariées enceintes qui faisaient état d'une rupture de leur contrat de travail après avoir annoncé leur grossesse à leur employeur, ou de la difficulté, voire de l'impossibilité, de retrouver un emploi si elles se trouvaient au chômage durant leur grossesse. Là encore, il est nécessaire de prendre en compte les inégalités socioéconomiques, puisque les conséquences sur l'emploi des femmes sont très différenciées selon les caractéristiques des travailleuses.

Les sorties de l'emploi pendant la grossesse concernent 20 % des femmes occupant des emplois ouvriers et de service, contre 5 % des cadres et indépendantes. Elles concernent également 16 % des femmes à temps partiel contre 9 % des travailleuses à plein temps. On aurait pu penser que le temps partiel était une configuration bénéfique et protectrice, donnant aux femmes plus de temps à dédier à leur vie personnelle, occasionnant moins de fatigue liée au travail rémunéré. Finalement, nous constatons qu'il est plutôt un facteur de fragilisation. Cela tient à la structure des emplois en France. Les temps partiels se retrouvent très souvent dans les secteurs féminisés, peu qualifiés, précaires, peu rémunérés, avec des conditions de travail difficiles. Enfin, les femmes nées à l'étranger sont beaucoup plus souvent concernées par les sorties de l'emploi que celles qui sont nées en France. Nous savons par ailleurs que les indicateurs de santé périnatale sont bien moins bons pour les premières que pour les secondes.

Tous ces éléments mettent en exergue l'imbrication entre le travail et la santé. En matière de santé périnatale, on sait que le fait de ne pas avoir d'emploi est corrélé à un état de santé moins bon, tant pour la mère que pour l'enfant. La grossesse exacerbe les inégalités préexistantes en termes d'emploi et de santé. Elle joue le rôle de miroir grossissant de ces différents phénomènes.

Je terminerai mon propos en vous exposant quelques pistes de réflexion, à commencer par la nécessité d'une meilleure information des travailleuses. Elle passe sans doute, en partie, par le rôle des employeurs et des services des ressources humaines. Je citerai également un recours à la médecine du travail, encore faut-il qu'elle soit correctement formée et outillée. Ces éléments pointent également le besoin d'une application réelle des mesures destinées aux travailleuses enceintes, puisque nous constatons un hiatus important entre ce qui est prévu par le droit et ce qui se fait réellement. J'espère que je vous ai également convaincus du fait que s'intéresser aux conditions de travail et à la santé des salariées enceintes pose en réalité des questions plus larges sur l'organisation du travail et les risques professionnels généraux, qui ne sont pas spécifiques aux femmes enceintes. Enfin, nous avons parlé des modèles familiaux et de l'implication des hommes dans le travail domestique et parental. Cette notion soulève la question d'un congé second parent qui pourrait commencer avant la naissance pour assurer un réel relais des femmes enceintes de la part de leur conjoint.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Merci pour votre travail et votre présentation. Il me semble important d'introduire la question de la grossesse dans notre rapport sur la santé des femmes au travail. Je me permets de vous partager une préoccupation que j'ai depuis un moment.

On a toujours dit, pour préserver l'égalité professionnelle et l'insertion des femmes dans le travail, que la grossesse n'était pas une maladie. À force de le dire, on dénie et on dissimule qu'elle est un extraordinaire bouleversement physiologique, non sans impact sur la condition physique et psychologique des femmes. Je me demande à ce titre si nous ne devrions pas rompre avec ce postulat selon lequel la grossesse n'est pas une maladie. Nous devons trouver un terme permettant de faire comprendre que les femmes n'ont pas à serrer les dents durant toute leur grossesse lorsqu'elles travaillent. Dire que la grossesse est une maladie est un piège. Dire qu'elle ne l'est pas en est un également. Comment nous en sortir ?

Ensuite, nous ne devrons pas oublier dans notre rapport la question des femmes enceintes dans les professions libérales. Le problème du remplacement de leur congé maternité, mais aussi celui de leurs assistantes, se pose. Nous devrons penser à traiter cet aspect du sujet.

Par ailleurs, nous devrons travailler sur l'important taux d'arrêts de travail durant la grossesse. Je suis élue de l'Oise, qui peut être considérée comme le sud des Hauts-de-France, mais aussi un peu comme le nord de l'Ile-de-France dans son mode de vie. Dans ce département, de nombreuses femmes subissent des temps de transport très longs. Dans de nombreux territoires, le travail n'est pas dissociable du transport pour s'y rendre, et de son impact sur la grossesse. Beaucoup de femmes sont arrêtées pendant leur grossesse en raison des trajets domicile-travail, pas réellement en raison du travail lui-même.

Enfin, je pense que la surreprésentation des femmes nées à l'étranger dans le retrait du travail s'explique par plusieurs facteurs, et pas uniquement par le travail. Ces femmes peuvent venir de familles dont le modèle est plus traditionnel, dans lesquelles le travail n'est pas un moment de vie compatible avec les enfants. Je ne sais pas si vos études vous permettent d'identifier ce ressort sur l'arrêt du travail. Comment permettre à ces femmes de changer de schéma, elles aussi ? Il est du rôle de la République de permettre à toute femme vivant en France de bénéficier de ses promesses d'égalité.

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Ce week-end, un article dans la presse dressait le constat selon lequel dans les cabinets d'avocats, les futures mères de famille étaient contraintes de ne pas s'arrêter de travailler. Au-delà des remplacements, elles évoquent notamment la somme qui leur est proposée par la Sécurité sociale et l'ordre des avocats, de 2 820 euros par mois. Elle ne leur permet pas de payer des collaborateurs et stagiaires. J'ai lu cet article comme un vrai cri de détresse de cette profession. Je suppose qu'il existe d'autres exemples de ce genre.

Raymonde Poncet Monge. - Je me permets de rebondir sur le taux de femmes ayant occupé un emploi pendant la grossesse et n'étant plus en poste lors de la naissance. Je peine à comprendre ce chiffre de 9,3 % de femmes qui auraient quitté leur emploi, contraintes ou non, qui s'inscrivent au chômage et cherchent un emploi. Elles sont protégées durant leur grossesse et bénéficient d'un congé maternité en relais dès le troisième trimestre. Je me demande donc comment la quasi-majorité des femmes qui ne travaillent plus lors de l'accouchement se retrouve en recherche d'emploi, à l'exception des cas de licenciements économiques.

Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Laurence Rossignol mentionnait les professions libérales. Je pense que les femmes occupant ces postes ont tellement l'habitude de gérer de nombreux sujets à la fois qu'elles adoptent une approche un peu différente. Elles ne sont pas salariées, alors elles se prennent en main. J'ai moi-même eu trois enfants en quatre ans. J'ai toujours continué à travailler. Toutes mes amies assurant des professions libérales ont également eu des enfants tout en faisant leur travail. Aujourd'hui la situation a tout de même beaucoup évolué pour les professions libérales.

Elsa Boulet. - Merci pour ces questions et commentaires.

Madame Poncet Monge, les données de l'enquête nationale périnatale ne sont pas extrêmement précises. Nous ne savons pas si les femmes qui se retrouvent en recherche d'emploi étaient en CDI, ayant été rompu à l'initiative de l'une ou l'autre partie, en intérim, en CDD non renouvelé... Les informations restent parcellaires. La protection contre le licenciement est par ailleurs limitée par la loi aux congés prénataux et postnataux. Cela ne signifie pas que les femmes ne pourront pas contester un licenciement intervenant plus tôt. En outre, il y a toujours un décalage entre ce que prévoit le droit et ce qui se passe en pratique. Les licenciements existent, qu'il s'agisse d'une rupture du contrat ouvertement abusive - une alternante renvoyée au motif qu'enceinte, elle n'a rien à faire ici - ou d'un renvoi avant la fin de la période de l'essai, interprété comme en lien avec la grossesse, bien que cela n'ait pas été explicité. La situation des femmes salariées enceintes peut être assez floue ou assez éloignée de ce que prévoient les textes.

Votre point concernant les professions libérales et indépendantes est effectivement très important. Je l'ai moins étudié, pour ma part. Nous avons ici aussi un problème de données puisque nous manquons d'études réalisées spécifiquement sur les professions libérales et les indépendantes. L'enquête nationale périnatale permet tout de même de constater que les indépendantes ont globalement des conditions d'emploi meilleures, mais des conditions de santé moins bonnes. Cela renvoie aux difficultés de remplacement et d'organisation, par exemple. Ces difficultés concernent également d'autres professions, telles que les intermittentes du spectacle.

La pénibilité des transports est un enjeu majeur. En Ile-de-France, où j'ai réalisé mon étude, la question est centrale. Je suis convaincue de la nécessité d'intégrer le temps et les conditions de transports à la réflexion sur les conditions de travail. Là encore, se jouent toutes sortes d'inégalités : habite-t-on en centre-ville ou dans des banlieues éloignées, ou en zone rurale périurbaine ? Notre emploi permet-il de télétravailler ? Peut-on négocier une partie de télétravail avec notre employeur ?

Enfin, sur les femmes nées à l'étranger, nous manquons encore une fois de données précises. Certaines enquêtes montrent toutefois que les femmes immigrant en France sont, à l'heure actuelle, plus diplômées que la moyenne des femmes nées en France. Elles sont en revanche confrontées à des discriminations très fortes sur le marché du travail. Ce constat peut éventuellement être combiné avec des modèles familiaux. Il mène en tout cas à un taux d'emploi plus faible et à un déclassement de ces femmes, quand bien même elles auraient été diplômées, voire très diplômées, dans leur pays d'origine.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Quelle est la référence de cette enquête ? Un débat sur l'immigration se tiendra dans quelques semaines et vos propos m'intéressent particulièrement.

Elsa Boulet. - Je vous retrouverai la référence précise. Je pense notamment à une enquête de l'Insee et de l'Ined, et aux travaux de Pauline Vallot, enseignante-chercheuse de l'université de Dijon.

Raymonde Poncet Monge. - Je précise que la femme enceinte est protégée par le droit du travail dès que l'employeur dispose de la déclaration de grossesse, et pas uniquement lors de son congé pré et postnatal, période durant laquelle la protection est alors absolue et le licenciement interdit. Heureusement.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - La grossesse est-elle une maladie ou non ?

Elsa Boulet. - Il s'agit de reconnaître les bouleversements et éventuels problèmes de santé pouvant intervenir, sans pathologiser la grossesse en tant que telle, et donc le corps des femmes. Cette question est importante. La grossesse en elle-même induit des bouleversements, une fatigue et d'autres symptômes. Il convient de prendre en compte de façon plus précise l'activité réalisée par la travailleuse, et ses conditions de travail. À état physique équivalent, les impacts seront différents sur les femmes bénéficiant d'une certaine autonomie dans leur travail, ou assises à un bureau, et sur les femmes soumises à des cadences, des ordres qu'elles ne peuvent pas contester ou des déplacements fréquents. Il ne s'agit peut-être pas tant de reconnaître ou traiter la grossesse comme une maladie, mais plus largement d'intégrer l'état de santé de tous les salariés au travail pour obtenir une certaine souplesse et une reconnaissance du fait qu'ils ne sont pas des machines. Ce sont des personnes en chair et en os qui peuvent arriver au travail dans différents états physiques et psychiques.

Caroline De Pauw. - Je travaille pour les médecins libéraux. La question de la reconnaissance de leur grossesse se pose tout le temps, notamment en termes d'attractivité. Quand on veut favoriser l'installation des médecins libéraux, et notamment des femmes, on réfléchit à la couverture et à la période de leur grossesse. Les lignes ont commencé à bouger et l'assurance maladie commence à reconnaître et prendre en charge cette situation. Les choses commencent à bouger, peut-être pas totalement.

Maladie ou pas maladie, la question se pose également pour la ménopause. Est-on malade lorsqu'on est ménopausée ou enceinte ? Non. Il s'agit d'états physiques qui se modifient. Ils interrogent quant à l'adaptation des organisations aux changements de vie en général. Nous en parlions en termes de prise en compte de la douleur, de la pénibilité, mais aussi du deuil, de la détresse psychologique. Comment prendre en compte une trajectoire de vie personnelle qui vient percuter l'organisation de travail lorsqu'elles ne sont plus compatibles, ceci de manière temporaire ou plus durable ?

Annick Billon, présidente. - Merci pour ce temps d'échange. Je vous remercie pour cette audition qui a permis d'apporter un éclairage historique et sociologique sur le travail des femmes et leur santé au travail. Les rapporteures vous ont interrogées sur différentes thématiques, en réaction à vos présentations. L'articulation du temps personnel et du temps de travail ou les troubles musculo-squelettiques restent des sujets majeurs, avec la pénibilité, les temps partiels... Ces thèmes font écho à celui de la retraite. Les carrières hachées ou les temps partiels ont un impact considérable sur les conditions dans lesquelles les femmes la prennent.

S'agissant de la grossesse des salariées, nous avons voté l'index de l'égalité il y a quelques années. À la lecture de ses critères et de son périmètre, je constate que nous devons le faire évoluer pour améliorer les conditions de travail des femmes dans les entreprises et dans la fonction publique. La grossesse correspond à un moment pendant lequel la carrière des femmes peut basculer, être freinée ou rencontrer des difficultés importantes. Nous nous devons donc de faire progresser l'index de l'égalité, qui devra peut-être prendre en compte d'autres critères, dont, pourquoi pas, le congé de paternité. L'applicabilité de cette mesure doit d'ailleurs être contrôlée.

Il pourrait à mon sens être intéressant de solliciter des organisations professionnelles, et notamment la délégation aux entreprises du Sénat, qui a peut-être déjà travaillé sur ces sujets. Nous pourrions ainsi identifier d'éventuelles disparités entre les artisans, les PME, les TPE, les services publics, les ETI ou les multinationales en termes de prise en compte de la santé des femmes.

Merci, Mesdames, pour vos présentations extrêmement claires et exhaustives. Je vous souhaite une bonne journée.

Table ronde avec des chercheuses de l'Institut national d'études démographiques (Ined)

(12 janvier 2023)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames et Messieurs, je vous souhaite une très belle année 2023, aussi dynamique et constructive que l'a été l'année 2022 pour la délégation. Nous avons connu de belles réussites et avons été occupés par des travaux très marquants psychologiquement, notamment ceux concernant l'industrie pornographique. Cette année, nous avons décidé de travailler, d'une part, sur la santé des femmes au travail, sujet qui me semble pertinent à l'heure où nous échangeons sur les retraites, d'autre part, sur la parentalité dans les territoires ultramarins. Merci à tous d'être présents pour cette première audition de l'année.

Nous poursuivons ce matin nos travaux sur la thématique « santé des femmes au travail » avec trois de nos quatre rapporteures : Laurence Cohen, Annick Jacquemet et Marie-Pierre Richer. Laurence Rossignol est excusée.

Je suis très heureuse d'accueillir deux chercheuses de l'Institut national d'études démographique (Ined) : Émilie Counil, spécialisée dans l'étude des inégalités sociales de santé et de leurs liens avec le travail et l'environnement ; et Constance Beaufils, auteure d'une thèse sur L'inactivité professionnelle au cours du parcours de vie : un déterminant social de la santé des femmes aux âges élevés, réalisée à l'Université de Paris-Saclay et à l'Ined. Je dois excuser Anne Lambert, qui devait être parmi nous mais qui ne peut malheureusement être présente. Elle nous a cependant transmis des documents présentant ses recherches sur les horaires atypiques et sur les conditions de travail des femmes durant la crise sanitaire.

Merci à vous, Mesdames, d'être présentes ce matin. Vous nous présenterez les résultats de vos travaux de recherche portant sur les thématiques qui nous intéressent plus particulièrement, à savoir :

- les parcours professionnels et les conditions de travail des femmes et leurs conséquences sur la santé ;

- l'exposition des femmes aux risques et maladies professionnels ;

- la prise en compte de leur état de santé général, de leur grossesse, et de leurs maladies dans le milieu professionnel ;

- les problématiques de burn out.

Nous sommes particulièrement intéressés par les statistiques et données que vous pourrez nous communiquer au cours de cette audition. La richesse des informations recueillies par l'Ined à l'échelle nationale sera une ressource précieuse pour nourrir notre rapport. N'hésitez pas à nous transmettre également des documents écrits complémentaires après cette audition.

S'agissant des risques professionnels, nous avons pu constater que les femmes étaient de plus en plus sujettes aux accidents du travail comme aux troubles musculo-squelettiques (TMS), auxquels elles sont d'ailleurs deux fois plus exposées que les hommes.

En revanche, les cancers d'origine professionnelle restent souvent sous-évalués chez les femmes. Émilie Counil nous présentera les résultats de ses travaux sur cette question.

Des travaux de l'Ined, conduits par Anne Lambert, ont également mis en évidence l'exposition croissante des femmes aux horaires atypiques de travail (horaires de nuit, tôt le matin, tard le soir ou le week-end), occasionnant des conséquences néfastes sur leur qualité de vie et leur santé. Une étude de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), a par ailleurs montré une augmentation de 26 % du cancer du sein en cas de travail de nuit.

Vous nous direz comment tenir compte de ces inégalités de genre en matière de prévention et de réparation des maladies professionnelles.

Nous nous intéresserons également aux liens entre conditions socioéconomiques et santé physique et mentale des femmes. Les femmes sont en effet deux fois plus exposées que les hommes au risque de dépression.

Enfin, Constance Beaufils nous présentera ses travaux de thèse sur les conséquences d'épisodes d'inactivité professionnelle sur la santé des femmes âgées.

Je laisse sans plus tarder la parole à Émilie Counil.

Émilie Counil, chargée de recherche à l'Ined, chercheuse associée à l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris), auteure de travaux de recherche sur les inégalités sociales de santé. - Je commencerai mon propos liminaire en vous exposant une précaution et un avertissement. La précaution concerne la sous-évaluation des questions de santé au travail chez les femmes. Des chercheuses - il s'agissait majoritairement de femmes - se sont intéressées aux questions de santé au travail des femmes depuis les années 1980, y compris en France. Nous ne pouvons donc pas parler de déficit de connaissances en général. Les champs disciplinaires doivent être distingués, notamment les sciences sociales ou l'ergonomie des autres disciplines plus biomédicales, comme l'épidémiologie ou la toxicologie. Même au sein de ces disciplines, des domaines de spécialisation tels que la sociologie du travail, de la santé et du genre se sont saisis de manière assez différente de ces questions au fil du temps.

Néanmoins, les problèmes des femmes demeurent encore largement invisibles, encore plus que ceux des hommes. Tandis que les femmes souffrent davantage d'usure physique et psychique, les hommes sont toujours plus exposés aux dangers visibles. Pour autant, il ne faut pas oublier que la faible visibilité sociale et la faible prise en charge des atteintes à la santé liées au travail concernent autant les hommes que les femmes, bien qu'elles tendent à être plus marquées chez ces dernières. J'en donnerai des explications tirées de recherches liées aux cancers d'origine professionnelle.

L'avertissement porte sur la nature des recherches sur lesquelles je vais m'appuyer. Les travaux que je vais résumer en quelques mots ont été conduits, au début et au milieu des années 2010, par le Groupement d'intérêt scientifique sur les cancers d'origine professionnelle en Seine-Saint-Denis, le Giscop93. J'y ai apporté mes compétences en épidémiologie, au sein d'une équipe pluridisciplinaire où se côtoyaient des médecins de santé publique et des chercheuses en sciences sociales. C'est bien par le biais de ces frictions disciplinaires et par des apports conceptuels et méthodologiques alors étrangers à ma discipline que j'ai pu faire évoluer mon propre regard de chercheuse et prendre conscience des biais de genre. Ceux-ci peuvent générer des points aveugles dans les connaissances en épidémiologie des risques professionnels et ainsi contribuer à renforcer les inégalités sociales en matière de prévention et de reconnaissance des atteintes à la santé liées au travail.

Partant du constat d'une faible visibilité sociale des cancers d'origine professionnelle, l'équipe du Giscop93 s'est fixé pour objectif d'étudier les inégalités sociales de cancers liés au travail, à partir d'une enquête de santé publique conduite en Seine-Saint-Denis. Le passé industriel de ce territoire, sa population longtemps ouvrière, son histoire migratoire et la surmortalité par cancer observée au milieu des années 1990 en faisaient un terrain emblématique pour l'étude des inégalités sociales d'expositions professionnelles aux cancérogènes. Au début des années 2000, l'équipe de ce groupement d'intérêt scientifique a mis en place un dispositif d'enquête original, considérant les personnes atteintes de cancer comme des sentinelles, indépendamment de leur passé professionnel. À partir du signalement par les hôpitaux partenaires, s'engageait alors une démarche de reconstitution des histoires professionnelles fondée sur le recueil par entretien de l'activité de travail à chaque poste occupé, servant encore aujourd'hui de base pour l'expertise pluridisciplinaire des expositions à des cancérogènes connus. Lorsque les expositions retrouvées sont susceptibles d'ouvrir droit à une réparation pour maladie professionnelle, un suivi prospectif est proposé afin de connaître et de faciliter les processus d'accès à l'indemnisation. La notion de parcours occupe ainsi une position centrale dans cette enquête, qu'il s'agisse de parcours professionnels, d'exposition ou de réparation. Ils sont patiemment documentés.

Passons maintenant aux résultats de cette recherche. À partir des données accumulées au cours des dix premières années de l'enquête, sur plus d'un millier de patientes et de patients atteints de cancers des voies respiratoires, nous avons pu tirer quatre principaux enseignements d'intérêt pour la délégation. D'abord, les femmes avaient effectivement été moins exposées que les hommes à des cancérogènes professionnels. Toutefois, une proportion non négligeable de patientes avaient bel et bien été exposées, et même multi-exposées au cours de leur parcours, y compris sur certains postes de travail multi-exposés également. Elles présentaient d'ailleurs certains profils spécifiques de multi-expositions, retrouvés à l'occasion de situations souvent moins faciles à repérer, en lien avec les postes et les tâches spécifiques effectuées dans leur travail. À titre d'exemple, nous avons retrouvé une combinaison d'expositions à des agents biologiques et à des polluants organiques liés à des activités de soin ou de nettoyage, dans lesquelles les femmes sont beaucoup plus représentées que les hommes. Ces profils s'inscrivaient en outre dans des parcours ou des carrières plus hachés ne leur permettant pas de cumuler les durées ou les intensités requises par le système de réparation des maladies professionnelles, fondé sur les tableaux de maladies professionnelles. S'en suivait, d'une part, une moindre proportion de femmes éligibles à une déclaration en maladie professionnelle parmi les patientes exposées et, d'autre part, une moindre reconnaissance en maladie professionnelle parmi celles ayant voulu recourir à ce droit. Ce dernier point implique en particulier une absence d'indemnisation de ces atteintes à la santé liées au travail.

À ce sujet, il convient de rappeler que les statistiques sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, dites « statistiques de sinistralité » reflètent uniquement les travailleuses et travailleurs couverts par le régime général d'assurance sociale - en sont donc notamment exclus les indépendantes et indépendants. Les ATMP sont par ailleurs enregistrés dans un système d'information national ad hoc, ce qui n'est aujourd'hui pas le cas pour les fonctionnaires d'État, non couverts dans ces statistiques. En outre, les statistiques concernent uniquement les accidents du travail et les maladies professionnelles indemnisés. On peut ainsi tout au plus se baser sur ces statistiques pour rendre compte des écarts entre hommes et femmes dans l'accès au droit à réparation, et non pas pour poser un diagnostic complet sur la nature et l'étendue des atteintes à la santé liées au travail parmi l'ensemble des actuels et anciens actifs et actives.

Pour terminer ce rapide panorama, je soulignerai une autre inégalité structurelle qui concerne les femmes. Leurs postes de travail, comme leurs parcours, sont effectivement moins souvent exposés et multi-exposés que ceux des hommes pour ce qui est des cancérogènes professionnels. Pour autant, nous avons pu observer que les nombreux mécanismes concourant à l'invisibilisation des liens entre travail et cancer chez les hommes sont renforcés chez les femmes par un certain nombre de biais dans la construction des connaissances. Ces biais ont été qualifiés de « biais de genre » dans la littérature. Ils se traduisent en particulier par une moindre inclusion des types d'emplois occupés par les femmes, et des femmes en général, dans les enquêtes épidémiologiques portant sur les liens entre travail et cancer. Ils questionnent l'effectivité de la prévention les concernant, puisque sans connaître, comment prévenir ? Ils contribuent également certainement à forger les difficultés particulières que rencontrent les femmes dans l'accès au droit à réparation. La référence implicite suivie en santé au travail, mais aussi dans les connaissances scientifiques produites par l'épidémiologie, a ainsi longtemps été celle d'un travailleur masculin, dont le genre était réputé neutre. De ce fait, les pratiques de prévention ont été plus faibles et moins efficaces pour les travailleuses. Le modèle de réparation fondé sur les tableaux de maladies professionnelles suit cette même logique. Or comment attribuer une maladie à une seule exposition devant donc être massive pour compter, lorsque la réalité du travail a été de cumuler des expositions diverses et de plus faible durée ou intensité au sein de parcours de plus en plus mouvants, pour partie précarisés ?

Constance Beaufils, auteure d'une thèse sur L'inactivité professionnelle au cours du parcours de vie : un déterminant social de la santé des femmes aux âges élevés, réalisée à l'Université de Paris-Saclay et à l'Ined. - Je compte aujourd'hui vous présenter certains résultats de mon travail de thèse, notamment les résultats qu'il pointe en termes de santé publique en ce qui concerne les carrières à risque pour la santé. J'ai étudié comment les interruptions de carrière féminines étaient liées à la santé des femmes plus tard dans leur vie, aux âges du vieillissement. Je suis partie du constat selon lequel, en dépit de la féminisation du marché du travail depuis les années 1960, l'inactivité professionnelle continue de marquer les parcours de vie des femmes. Ce sont en effet presque toujours elles qui réduisent leur temps de travail ou qui sortent de l'emploi au moment des maternités. L'inactivité professionnelle reste très fréquente dans certaines configurations familiales. Par exemple, selon les données du recensement effectué en 2019, 20 % des mères de trois enfants ou plus sont en inactivité professionnelle. Cette statistique monte à 40 % lorsque le plus jeune de ces enfants est âgé de moins de trois ans. Ce constat croise celui des inégalités de santé entre les hommes et les femmes et celui de la spécificité des formes de la mauvaise santé féminine aux âges du vieillissement. Nous savons que les femmes vivent plus longtemps que les hommes, mais elles passent plus d'années à souffrir d'incapacités ou de symptômes dépressifs. Leurs années supplémentaires sont ainsi des années en mauvaise santé. Je me suis alors demandé comment ces périodes d'inactivité professionnelle, qui marquent les carrières féminines, étaient reliées à leurs chances de vieillir en bonne ou en mauvaise santé.

Pour répondre à ces questions, j'ai utilisé les données de l'enquête « santé et itinéraires professionnels » de l'Insee et celles de la cohorte épidémiologique Constances, qui comporte 200 000 individus recrutés entre 2012 et 2017. À partir d'analyses statistiques, j'ai ensuite pu identifier les parcours critiques pour leur vieillissement. En d'autres termes, j'ai pu identifier pour qui et dans quels cas des interruptions pouvaient être liées à des problèmes de santé plus tard. J'ai ensuite réalisé des entretiens biographiques auprès de trente femmes âgées de plus de 50 ans et passées par l'inactivité. Ils m'ont permis de comprendre les processus situés derrière ces parcours critiques.

Par ces analyses, j'ai identifié trois marqueurs des parcours de vie féminins par lesquels des inégalités de santé se forment et sur lesquels des politiques publiques pourraient agir. Ce sont ces résultats que je compte partager avec vous aujourd'hui.

Tout d'abord, que les femmes interrompent leur emploi ou non, des conditions de travail délétères, des emplois précaires ou instables et des difficultés à articuler les rôles familiaux et professionnels sont associés à des problèmes de santé aux âges élevés. Combiner maternité et emploi tout au long du parcours de vie est globalement lié à une meilleure santé. Les mères ayant toujours été en emploi entre 18 et 50 ans, que ce soit à temps partiel ou à temps plein, déclarent plus tard une meilleure santé perçue, mentale et fonctionnelle, que celles ayant interrompu leur emploi. Ces bénéfices en termes de santé concernent également les femmes séparées ou sans conjoint. Ces résultats diffèrent donc en partie de ceux observés au Royaume-Uni ou aux États-Unis et semblent attester d'une organisation famille-travail globalement facilitée par les politiques familiales et sociales françaises. Pour autant, dans certains cas, rester en emploi semble tout de même lié à des risques de santé mentale. On a notamment identifié le cas de femmes devenues mères aux alentours de 24 ans, soit un âge médian pour ces générations, ayant également passé du temps en charge d'enfants en bas âge. Celles-ci présentent des risques accrus d'anxiété pour l'avenir. Cela suggère que le fait d'affronter durablement des conflits famille-travail à un moment de la carrière où se joue potentiellement l'avancement professionnel, expose à des tensions se manifestant par des troubles anxieux aux âges du vieillissement. Des politiques réduisant les tensions famille-travail à ces périodes critiques de la carrière pourraient donc limiter les risques de vieillissement en mauvaise santé pour certains groupes de femmes. En outre, mes résultats montrent que les trajectoires d'emploi, qu'elles soient interrompues ou non, sont liées à des risques de santé fonctionnelle et perçue aux âges élevés lorsqu'elles sont composées de périodes d'emploi instables ou précaires, et lorsqu'elles sont marquées par des expositions professionnelles.

Pour rappel, les données de la Direction de l'animation, de la recherche, des études et des statistique (Dares) montrent que les femmes sont particulièrement exposées aux risques psychosociaux et aux contraintes organisationnelles, beaucoup plus que les hommes. Elles sont aussi concernées, dans certaines professions de la santé et des services aux particuliers, par les contraintes physiques lourdes ou les expositions chimiques. Si, à l'échelle de la population active, elles le sont moins que les hommes, c'est surtout à cause de la distribution des emplois. Les femmes sont en effet sous-représentées dans les secteurs secondaires où se trouvent les professions aux pénibilités fortes, bien identifiées dans les grilles de mesure. Les femmes sont également souvent confrontées à des contraintes physiques particulières, telles que les gestes répétitifs et cadencés, associés aux TMS. Ces conditions de travail délétères concernent d'autant plus les femmes que celles-ci connaissent moins de promotions, notamment en lien avec l'inactivité professionnelle, et restent donc plus longtemps dans des emplois exposés.

Ensuite, ma thèse a montré que des obstacles anticipés ou effectivement rencontrés lors du retour en emploi peuvent enfermer les femmes ayant interrompu leur carrière dans des trappes à inactivité. Celles-ci s'accompagnent plus tard de symptômes dépressifs. En effet, les femmes ayant connu des sorties définitives d'emploi à des âges précoces, autour de la maternité, présentent en général une moins bonne santé mentale aux âges élevés que celles qui ont connu une carrière continue. Elles déclarent plus souvent un épisode dépressif majeur et des consommations de psychotropes. Les récits de vie que j'ai recueillis montrent que ces trajectoires traduisent pour l'ensemble de ces femmes une trappe à inactivité, c'est-à-dire qu'elles manifestent des difficultés vécues ou anticipées à se réinsérer sur le marché du travail sans subir un déclassement professionnel ou en exerçant un emploi avec des conditions de travail compatibles avec leur santé. Elles retournent plus tard sur le marché du travail avec un état de santé s'étant potentiellement dégradé.

J'observe que ces trappes à inactivité concernent l'ensemble des femmes, quel que soit leur niveau de diplômes ou de qualifications. Les plus qualifiées perçoivent une impossibilité à réintégrer leur métier antérieur, souvent en raison des évolutions de ce métier ou parce qu'elles considèrent avoir perdu leurs compétences. Elles pensent qu'il leur est impossible de revenir sur le marché sans subir un déclassement professionnel. Les moins qualifiées perçoivent elles aussi une impossibilité à réintégrer leur métier antérieur, mais elles sont également parfois contraintes économiquement à reprendre un emploi. Elles tentent de revenir sur le marché du travail et échouent à plusieurs reprises, puisque les emplois qu'elles réintègrent sont plus souvent précaires ou incompatibles avec leur santé. Ainsi, des politiques publiques favorisant les retours en emploi des femmes sont nécessaires pour que celles-ci évitent de tomber dans des trappes qui semblent critiques pour leur santé mentale plus tard dans la vie.

Enfin, certains évènements biographiques, comme une séparation conjugale, mettent en péril l'équilibre économique des femmes éloignées de l'emploi, et donc, in fine, leur santé. Mes résultats montrent des cas dans lesquels des interruptions ne seraient pas liées à des problèmes de santé aux âges élevés. Par exemple, ce ne n'est pas toujours le cas pour les femmes plus diplômées ou dont le conjoint est cadre. Leurs conséquences économiques sont réduites pour ces femmes, soit par leur patrimoine, soit par le revenu de leur conjoint. Les conséquences de l'inactivité en termes d'identité sociale peuvent quant à elles être amorties par les nombreux loisirs et engagements associatifs de ces femmes.

Toutefois, mes résultats montrent que cet équilibre des femmes en inactivité professionnelle est fragile et qu'il peut être remis en question par des événements tels que des séparations ou une évolution de la situation professionnelle de leur conjoint.

J'observe en effet dans ma thèse que l'absence de conjoint aux âges élevés accentue les risques de mauvaise santé mentale portés par une longue période d'inactivité professionnelle passée. Elle contraint les femmes ayant interrompu leur carrière à se maintenir en emploi coûte que coûte aux âges tardifs. Elles disposent de moins de marges de manoeuvre pour réduire leur temps de travail ou partir en retraite plus tôt, lorsque les conditions d'exercice de leur emploi sont incompatibles avec leur santé. Elles ont moins de marges de manoeuvre, parce qu'elles n'ont pas suffisamment cotisé.

Par ailleurs, pour les femmes en couple avec un ouvrier, les trajectoires de sortie définitive ou les interruptions longues sont liées à encore plus de risques de mauvaise santé mentale plus tard. Pour elles, l'inactivité professionnelle amène une dépendance économique vis-à-vis du revenu de leur conjoint. Or les ouvriers sont plus susceptibles de connaître des accidents de travail ou des arrêts maladie. Dès lors, l'inactivité professionnelle supprime pour ces femmes un filet de sécurité économique et leur fait courir le risque d'épisodes de difficultés économiques importants et récurrents. Ces épisodes, on le sait, sont liés à la santé des individus.

Ainsi, dans la mesure où ces événements catalysant les risques liés aux périodes d'inactivité professionnelle tendent à devenir plus fréquents, encourager le maintien des femmes dans l'emploi constituerait une politique de santé publique. Elle pourrait passer par la réduction des contraintes qui empêchent ce maintien, à savoir les contraintes liées à l'organisation du travail, au mode de garde, à la disponibilité du conjoint et à la répartition du travail au sein du foyer.

Pour conclure, ma thèse montre que les interruptions d'emploi des femmes au cours de leur carrière constituent des enjeux de santé publique par les trappes à inactivité professionnelle sur lesquelles elles peuvent déboucher, et par les risques dont elles sont porteuses en cas de séparation ou d'accident lié à la situation d'emploi du conjoint. Les expositions professionnelles, les conditions d'emploi précaires et les tensions famille-travail à des moments charnières de la carrière sont d'autres leviers qui ressortent comme cruciaux pour réduire les inégalités de santé aux âges élevés. Il est par ailleurs à noter que leurs risques peuvent se cumuler avec ceux liés aux interruptions d'emploi.

Annick Billon, présidente. - Merci pour ces exposés qui nous éclairent sur différents sujets, tels que l'organisation du temps de travail, les contraintes ou l'identification de la pénibilité. Nous le ressentons à travers vos propos, on ne s'est pas toujours intéressé à la santé des femmes au travail ou on l'a étudiée différemment de celle des hommes au travail, en raison d'une visibilité différente. Vos propos concernant les différents parcours de vie sont particulièrement intéressants dans un contexte où nous discutons d'une réforme du système des retraites.

Laurence Cohen, co-rapporteure. - Merci pour vos propos introductifs. J'aimerais disposer de plus amples éléments sur certaines données que vous avez exposées ce matin, qui m'ont interrogée. Vous me semblez avoir beaucoup insisté sur les conséquences des différentes tensions au travail ou périodes d'inactivité sur la santé mentale et beaucoup moins sur les TMS ou autres accidents du travail, qui touchent par exemple autant les travailleurs du bâtiment que les aides à domicile. Est-ce un parti pris, ou ce constat découle-t-il des données que vous avez pu recueillir ? Nous savons que 31 % des femmes sont en situation de tension au travail, contre 27 % des hommes. J'aimerais connaître votre sentiment à ce sujet.

Vous n'avez par ailleurs pas évoqué les violences sexistes et sexuelles subies par les femmes au travail, qui restent taboues, voire niées, au sein d'un certain nombre d'entreprises. Lorsque les femmes subissent ces agressions, ce sont souvent elles qui doivent quitter l'entreprise et pas leur agresseur. Pourquoi n'avez-vous pas mentionné cette question ?

Ensuite, vous indiquez que les femmes qui ont eu des enfants, mais ont poursuivi leur carrière professionnelle, rencontrent moins de problèmes de santé que celles qui l'ont interrompue pendant une période importante. Je pense que tout l'environnement social et économique auquel doivent faire face les femmes dans leur vie professionnelle doit ici être pris en compte. Vous l'avez, il me semble, abordé rapidement, mais j'aimerais là aussi disposer de plus amples éléments.

Enfin, je comprends de vos propos qu'il n'y a pas de déficit de recherche au niveau de la santé des femmes au travail puisque des chercheuses ont beaucoup travaillé sur le sujet et que des travaux existent. Je m'interroge tout de même. J'étais hier sur Public Sénat. Les interlocutrices présentes expliquaient que les travaux de recherche étaient nombreux et qu'il y avait beaucoup de chercheuses, mais que ces sujets ne semblaient pas intéresser l'ensemble de la société, mais plutôt exclusivement les femmes. Si nous souhaitons des progrès en la matière, il faudrait pourtant que toute la société se sente concernée.

Annick Billon, présidente. - Merci pour ces premières questions. Il est vrai que nous avons été interpellés par certains points durant vos exposés.

Vous indiquez que la santé des femmes au travail serait meilleure que celle des femmes qui n'auraient pas travaillé. Pouvez-vous en préciser la raison ? Les femmes qui travaillent bénéficient-elles d'un meilleur suivi avec la médecine du travail ? Est-ce plutôt lié à la sédentarité développée lorsqu'elles ne travaillent pas ? Quels sont les motifs de cette différence de santé ?

Constance Beaufils. - Je répondrai d'abord à votre dernière question, afin de préciser mon propos. Plusieurs mécanismes sont susceptibles de lier les interruptions de travail à la santé, raison pour laquelle j'ai eu du mal, au départ, à anticiper les résultats que j'obtiendrais par mes analyses statistiques. En réalité, l'inactivité professionnelle peut être néfaste à la santé des femmes par ses conséquences sur leurs ressources économiques, sociales et symboliques. Elle amène un manque à gagner à l'instant t, mais aussi à la retraite. Nous savons que les inégalités économiques mènent directement à des inégalités sociales de santé. Les femmes passées par l'inactivité professionnelle font davantage face à des risques de difficultés économiques qui débouchent ensuite sur de la mauvaise santé.

Il était également dit que l'inactivité professionnelle pouvait mener à de l'isolement social. Je n'ai pas retrouvé ce constat dans mes recherches. En effet, les femmes n'étant pas en situation d'emploi s'engagent parfois dans des associations et ont des réseaux d'amis se trouvant dans la même situation d'emploi. En revanche, j'ai souvent retrouvé le stigma lié à l'inactivité professionnelle. Il est au centre de mon argument reliant la santé mentale et ces périodes d'inactivité professionnelle. Toutes les femmes, qu'elles soient très qualifiées, peu diplômées ou pas du tout, quelle que soit leur position sociale, rapportent et décrivent des remarques ou jugements vis-à-vis de leur situation d'emploi. Une partie d'entre elles disent en avoir honte et l'avoir parfois cachée. C'est par ces mécanismes, à la fois économiques et symboliques, que j'interprète les risques de santé portés par les interruptions de carrière.

J'anticipais également que l'inactivité professionnelle aurait pu protéger la santé des femmes des risques liés aux expositions professionnelles. Toutefois, on peut aussi penser que la sphère domestique n'est pas épargnée par ces expositions professionnelles. Simplement, on ne les mesure pas. Aucune enquête ne permet de documenter des expositions et des pénibilités auxquelles feraient face les femmes dans la sphère privée. Les enquêtes sur les conditions de travail ne s'appliquent que pour les employés. On peut toutefois imaginer que si on les reproduisait pour les femmes qui ne sont pas en emploi, on trouverait également les sources de pénibilité et d'exposition dans la sphère domestique. On sait que des accidents et expositions y surviennent, en lien avec l'exécution de tâches parentales et domestiques.

S'agissant des liens entre inactivité et santé mentale, j'ai moi-même observé trois indicateurs de santé. Ils sont généraux et déclarés par les femmes elles-mêmes. D'abord, j'ai travaillé sur la mauvaise santé perçue. Il s'agit de demander aux femmes si elles jugent que leur état de santé est très bon, bon, moyen, mauvais ou très mauvais. Cet indicateur peut apparaître comme très subjectif et peu fiable, mais il est l'un des plus corrélés à la mortalité. Il documente à la fois les volets physiques et mentaux de la santé. J'ai également utilisé des indicateurs de symptômes dépressifs et les limitations d'activité. Sur ce dernier point, on demande aux femmes si elles sont empêchées de réaliser des tâches du quotidien. Je n'ai pas trouvé de lien significatif entre les interruptions d'emploi et la santé fonctionnelle ou perçue, mais uniquement avec la santé mentale. Pour autant, je tiens à rappeler que l'instabilité de l'emploi ou la précarité, autres dimensions cruciales de la carrière, ou les expositions professionnelles sont liées à la santé perçue, intégrant de nombreux éléments de la santé physique, ainsi qu'à la santé fonctionnelle.

Enfin, je n'ai pas travaillé sur les violences sexistes et sexuelles et n'ai donc pas pu intégrer cette donnée dans mon analyse. J'ai toutefois retrouvé cette dimension dans mes entretiens, notamment dans la sphère privée. Cet argument peut également expliquer la mauvaise santé des femmes en inactivité professionnelle car elles sont plus souvent exposées, et plus vulnérables, aux violences sexuelles et conjugales dans la sphère privée.

Émilie Counil. - Je n'ai pas dit qu'il n'existait pas de déficit de recherche, mais qu'il fallait bien distinguer les champs disciplinaires et les champs de spécialisation. Les sciences sociales se sont emparées de la question de la santé au travail des femmes depuis longtemps. Cela n'a pas été le cas des sciences biomédicales. Je dressais une opposition un peu caricaturale entre la sociologie et l'épidémiologie. En tant qu'épidémiologiste, j'ai moi-même constaté que mon regard, très forgé par un apprentissage de la biologie, de la physique-chimie ou des mathématiques, a été amené à changer au contact de mes collègues de sciences humaines et sociales. Ces derniers avaient pensé les questions de genre et les différences entre hommes et femmes au-delà du biologique. Il me semble qu'il y a encore beaucoup à faire en la matière mais aussi que de nombreuses connaissances ont déjà été acquises. Je vous rejoins sur le fait que l'enjeu est sans doute de les rendre visibles, bien qu'il reste important de travailler sur les points aveugles et de continuer à progresser.

Vous soulignez que ces questions intéressent peu de monde. Je ne veux pas me montrer démesurément optimiste, mais la loi du 4 août 2014 pour l'égalité des femmes et des hommes introduit tout de même une obligation de réaliser une évaluation genrée des conditions de travail et des risques professionnels. Ainsi, la loi existe. L'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) a proposé dès le milieu des années 2010 un guide pour penser l'égalité femmes-hommes, y compris en termes de conditions de travail et de conditions de rémunération et de carrière. À quel point ces démarches sont-elles mises en oeuvre ? Je ne dispose pas des données pour vous le dire. Vous devez disposer de sources pour vous y intéresser. Nous connaissons en tout cas déjà beaucoup de choses.

L'appareil statistique national fournit également des données intéressantes qui peuvent être exploitées. Les résultats ne sont pas systématiquement présentés par sexe ou genre, mais ils le sont de plus en plus. Toutes les enquêtes conduites de manière récurrente par le ministère du travail, comme les enquêtes « Conditions de travail » et « Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (Sumer) » recueillent évidemment les informations sociodémographiques cruciales, et peuvent être exploitées sous cet angle. Des exploitations ont par exemple permis de connaître les problèmes généraux auxquels sont confrontées les femmes en termes de santé au travail et de conditions de travail. Elles ont notamment montré qu'elles n'affrontaient pas uniquement de l'usure psychique mais aussi de l'usure physique. La ségrégation sexuée du travail et des tâches, au sein de mêmes postes, a eu tendance à les affecter à des tâches dites plus fines, peut-être considérées comme plus légères, mais qui, par leur répétition, leur rythme ou les contraintes temporelles dans lesquelles elles sont effectuées, peuvent être très usantes. Les hommes ont peut-être, dans certains secteurs, davantage bénéficié d'une automatisation les rendant chefs opérateurs d'une machine au lieu de les exposer à des pénibilités physiques.

Ensuite, nous sommes confrontés à un déficit genré de connaissances sur la santé, pas uniquement au travail. L'ostéoporose chez les hommes n'est pas encore vraiment un sujet de recherche. Une grande attention a été portée sur l'infarctus du myocarde chez les femmes, notamment en raison du déficit de reconnaissance à l'arrivée aux urgences et des conséquences sur la santé de ces populations. Le sujet est donc de plus en plus connu mais il reste tout de même des progrès à faire. En effet, les stéréotypes ont la peau dure s'agissant de la santé des femmes et des hommes et des mécanismes par lesquels ces problèmes surviennent.

Constance Beaufils a exposé de nombreux éléments sur les autres questions. Je voudrais tout de même rappeler que lorsque l'on s'intéresse aux questions d'activité, d'inactivité et de santé, nous sommes toujours confrontés à l'effet qualifié en épidémiologie de travailleur sain ou de travailleuse saine. Pour travailler, il faut être en suffisamment bonne santé. Les travaux de recherche en tiennent compte pour bien dégager l'effet propre de l'inactivité et des raisons pour lesquelles on a pu être amené à prendre des périodes d'inactivité. Elles ne sont pas uniquement liées au fait pour une femme de devenir mère, avec un ajout de tâches familiales. Ces périodes d'inactivité peuvent également être liées à la santé.

Nous devons également tenir compte de la question de l'articulation des temps professionnels et personnels ou familiaux, et donc du cumul des tâches et des expositions liées au travail productif et au travail dit non productif, familial, domestique ou reproductif. Des expositions chimiques dans les activités de nettoyage domestique quotidiennes, que les femmes continuent à effectuer plus que les hommes, peuvent par exemple se cumuler à des expositions chimiques de même nature dans le travail. Peut-être pourrions-nous même dire que plus les femmes ont ce genre d'activité dans leur travail quotidien et plus il sera facile, dans le couple, de les assigner à ces mêmes tâches dans le cadre domestique.

J'insisterai également sur le fait que les femmes avec des parcours marqués majoritairement par de l'emploi, des périodes d'interruption, de l'instabilité et de la précarité de l'emploi ont des parcours moins gratifiants, y compris au moment de la retraite. De nombreuses données illustrent leur lien avec la santé psychique, mais aussi fonctionnelle. La documentation disponible sur ces sujets est très vaste.

Enfin, les violences sexistes et sexuelles sont un sujet très important, y compris en santé au travail. Elles ne sont pas seulement un facteur de mal-être au travail. Elles peuvent également empêcher la prise en compte des conditions de travail des femmes, le fait d'en parler et d'y trouver des solutions. Je pense que l'ergonomie est une discipline bien outillée pour traiter ces sujets. Karen Messing, ergonome américano-canadienne, travaille depuis très longtemps sur les questions de genre et de santé au travail. Parmi d'autres exemples exposés dans ses nombreuses publications et ses nombreux ouvrages, que je vous invite à consulter, elle a réalisé une étude qualitative en observant le travail de techniciennes travaillant dans l'installation de dispositifs de communication à Montréal. Je vous cite un extrait de ce travail. Il s'agissait d'un milieu de travail presque exclusivement masculin, ne comptant que sept femmes parmi plusieurs centaines de salariés. Elles ont été rencontrées par des ergonomes pour discuter de leur travail. Au début, elles ne comprenaient pas le but de l'échange. Elles n'identifiaient en effet pas de problème spécifique aux femmes. Au bout de deux heures, elles ont toutefois évoqué le problème des ceintures portant les outils, qu'elles trouvaient très inconfortables. Les femmes ont en effet les hanches plus évasées que la taille, par rapport aux hommes, et les outils pesaient lourd sur leurs hanches. L'ergonome a eu le réflexe de leur proposer une ceinture reposant sur l'épaule, avec des croisillons sur la poitrine, afin de les soulager. Ces femmes ont crié que ce n'était pas possible car ce système aurait mis leur poitrine en avant. Or elles cherchaient en permanence à faire oublier qu'elles étaient des femmes. Ce n'est qu'après trois heures d'échange qu'elles ont évoqué les vraies affaires, à savoir le harcèlement qu'elles subissaient de la part de leurs collègues, du contremaître et des clients. Elles en ressentaient une forme de honte et se disaient que si elles étaient harcelées, c'est qu'elles l'avaient peut-être mérité. C'est un exemple parmi d'autres. Le fait d'avoir pu parler entre femmes, en prenant ce temps incompressible - qui n'est pas celui d'une enquête statistique par questionnaire - a permis de faire émerger ce problème très concret qui relie directement la question du harcèlement sexuel à celle de la prévention des risques professionnels.

Annick Billon, présidente. - Merci pour ces réponses. On parle souvent de la santé des femmes au travail dans les métiers de la santé. Avez-vous identifié d'autres activités critiques dans les secteurs de l'industrie ou des professions libérales ? Existe-t-il une différence en matière de santé des femmes au travail selon les secteurs ?

Dans mon propos liminaire, je vous interrogeais également sur le travail de nuit. Disposez-vous de références sur le sujet ?

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Beaucoup de secteurs ont été évoqués, notamment la santé ou l'entretien. Avez-vous également réalisé des études selon la taille de l'entreprise ?

J'ai par ailleurs noté que le retour au travail après un cancer semblerait plus compliqué pour les femmes. Est-ce plus compliqué par rapport au maintien dans l'emploi, parce que les femmes auraient moins la possibilité de revenir au poste qu'elles occupaient, ou d'évoluer par la suite ?

Il apparaît en outre que la mobilité professionnelle des femmes est impactée par leur âge. Ce sujet a-t-il été étudié ?

On s'aperçoit enfin que la santé des femmes au travail n'est pas qu'une question de biologie, mais qu'elle est aussi sociale et sociétale. Quelles seraient vos préconisations à ce sujet ?

Constance Beaufils. - Je n'ai plus exactement les références mais je pourrais vous communiquer des études ayant porté sur la difficulté d'articuler les rôles de femme en emploi et de mère, en fonction des entreprises. Elles montrent que cette articulation est souvent plus facile dans les grandes entreprises, proposant plus de dispositifs et de modes de garde. Je pense que les dispositifs de réparation et de santé au travail sont également plus importants et présents dans les entreprises de plus grande taille.

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Je pense que le sujet est aussi lié au secteur d'activité et à l'importance de l'entreprise, en fonction du nombre de femmes y travaillant. Ces chiffres pourraient être intéressants.

Constance Beaufils. - Je n'ai plus les chiffres en tête mais je pourrai vous communiquer un article à ce sujet.

L'inactivité a très peu intéressé les gens et les études sur le sujet sont très rares. C'est d'autant plus surprenant que les femmes en inactivité liée à leur trajectoire familiale sont nombreuses. J'ai moi-même dû me démener pour trouver des données sur le sujet. Je pense qu'elles commencent à émerger mais nous n'avons pour l'heure que peu d'éléments sur le lien entre les carrières hachées et la santé, alors même qu'ils seraient très intéressants en termes de santé au travail. Le fait d'avoir des carrières hachées empêche souvent d'avoir des carrières ascendantes. Dans ce cadre, les personnes concernées restent plus longtemps au même poste et sont donc exposées plus durablement à des contraintes physiques, des risques psychosociaux, des expositions chimiques ou biologiques, en bref, à des conditions de travail délétères dans tout leur éventail.

En ce qui concerne la mobilité professionnelle, votre question portait-elle sur le retour en emploi ?

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Anne Lambert, que nous devions auditionner aujourd'hui, a étudié la mobilité professionnelle, notamment celle du personnel navigant. Elle montrait que cette mobilité dans le temps était plus compliquée pour les femmes en raison de l'articulation de la vie professionnelle, familiale et de couple. Elle indiquait aussi qu'il était de plus en plus compliqué d'accepter ces mobilités au fur et à mesure que l'on vieillissait.

Constance Beaufils. - J'ai en tête ce travail d'Anne Lambert, écrit avec Delphine Remillon, portant sur le personnel navigant. Elles montrent que la disponibilité biologique des femmes et le fait de devoir être disponibles pour leur famille et leurs enfants limitent leurs possibilités de mobilité professionnelle ascendante. Dans l'entreprise étudiée, un système de mobilité au choix a été mis en place. Une part des mobilités se fait en fonction de l'ancienneté mais l'autre se fait lorsque les personnels navigants eux-mêmes demandent une promotion. Elles sont ensuite déterminées sur la base des avis de leurs équipes et supérieurs. Il est démontré qu'il est très important de passer voir l'équipe ou de se rendre dans les bureaux après un vol, par exemple, pour augmenter ses chances de mobilité au choix. Ainsi, la disponibilité des femmes empêche ces stratégies de promotion et les expose à des carrières moins souvent ascendantes. C'est ce qui explique que même lorsque l'on prend en compte le fait qu'elles sont plus souvent à temps partiel ou en inactivité professionnelle, elles ont tout de même des promotions moins importantes. Même en comparant un homme et une femme affichant la même ancienneté, étant tous deux à temps plein et n'ayant pas connu d'interruption professionnelle, nous observons des inégalités de carrière en lien avec les mécanismes de promotion en vigueur au sein de ces secteurs.

Émilie Counil. - L'appareil statistique national permet de bien documenter la ségrégation sexuée des emplois et des postes et d'observer les différences de conditions de travail. Les enquêtes « conditions de travail », récurrentes, couvrent l'ensemble des actifs, contrairement à l'enquête « Sumer » (Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels) qui ne couvre pas les salariés indépendants et une partie de la fonction publique. Les femmes sont particulièrement présentes au sein des métiers de service, dans la vente et les métiers du soin, tandis que les hommes sont plus souvent conducteurs de véhicules, techniciens et agents de maîtrise de la maintenance, ouvriers qualifiés de la manutention et du second oeuvre du bâtiment. Nous disposons de statistiques et pourrons vous donner des sources plus précises. Cette ségrégation horizontale du travail entre hommes et femmes, qui se distribuent dans des secteurs et types de métiers différents, explique une bonne part des différences d'expositions professionnelles. Pour les hommes, elles portent davantage sur la pénibilité physique, bien que les femmes soient tout de même confrontées à de l'usure physique de différentes manières. Par ailleurs, tout le travail émotionnel réalisé par les femmes plus que par les hommes au sein de la famille ou du réseau social se retrouve souvent dans l'assignation de leurs tâches au travail. Je pourrai vous communiquer des sources plus récentes. La Dares réalise des bilans sur les conditions de travail permettant de disposer des différences entre hommes et femmes à ce sujet.

La question de la taille des entreprises est importante mais elle n'est absolument pas prise en compte en épidémiologie, ma discipline de départ, parce qu'on ne pose pas ces questions aux gens. Par ailleurs, dans le parcours de vie, et concernant le cumul des expositions et des conditions de travail au cours de la vie, il est compliqué de construire des indicateurs cumulatifs sur le type d'entreprises dans lesquelles les personnes ont travaillé, sauf quand les carrières ont été très stables. Plus elles sont instables et hachées, avec des changements d'emploi choisis ou subis, plus on peut faire face à des changements d'entreprise. Le profil des tailles d'entreprises dépend en effet des secteurs, mais pas uniquement. En termes de prévention, les très petites entreprises (TPE) ainsi que les petites et moyennes entreprises (PME) sont plus en difficulté pour mettre en oeuvre des mesures de prévention. Je n'ai pas mené de travaux sur la question, mais ce constat est connu et s'explique bien. Par ailleurs, les anciens comités d'hygiène et de sécurité (CHSCT) étaient par le passé réservés aux entreprises de plus de 50 salariés. La fusion des instances représentatives du personnel dans le CSE a complexifié le travail des représentants du personnel. La question de la santé au travail ne disparaît pas, mais elle fusionne avec de nombreuses autres questions. Dans ce cadre, nous nous interrogeons sur le temps qui pourra être consacré à la formation des représentants du personnel et au traitement de ces questions dans le cadre des travaux de ces comités. En termes de prévention, la question se pose donc dans toutes les entreprises, qu'elles soient de grande taille, mais aussi et surtout de plus petite envergure. Les TPE ne disposent en effet pas des mêmes outils et peuvent rencontrer plus de difficultés. Une attention particulière doit y être portée.

Autre point, l'instabilité des parcours professionnels et la question de la taille des entreprises ont des conséquences au moment de la réparation en maladie professionnelle. Nous savons qu'il existe une présomption d'imputabilité dans les tableaux de maladies professionnelles et qu'il n'est plus nécessaire de fournir une preuve d'exposition dès lors qu'on remplit les conditions de maladies professionnelles. Je rappelle que ces tableaux comprennent des colonnes reprenant la maladie, le type d'exposition professionnelle éligible, et la liste limitative ou indicative d'activités professionnelles dans lesquelles il faut avoir été actif pour être éligible, avec des durées minimales d'exposition. Il faut alors prouver ce travail exposé. Quand on fait une déclaration de maladie professionnelle, on doit en effet prouver que l'on a travaillé dans une entreprise, à un poste de travail donné, en fournissant tous les éléments de connaissance de la carrière, au-delà de ce que peut fournir la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) en termes de reconstitution de carrière. Il faut ainsi communiquer la preuve de son parcours professionnel. Lorsque l'entreprise a disparu et que l'on n'a pas conservé ses bulletins de salaire, la déclaration en maladie professionnelle peut alors être plus compliquée et les dossiers peuvent ne pas être complets. Ensuite, lorsque l'assurance maladie enquête pour s'assurer de la complétude des critères d'éligibilité, elle peut contacter les entreprises pour obtenir des informations sur les conditions de travail. Si celle-ci était de petite taille, elle a pu changer de raison sociale. Elle a également pu cesser son activité entre temps. Il sera dans ce cas plus compliqué de faire état des expositions ayant eu lieu et donc d'accéder aux droits.

Sur le volet prévention, l'enquête sur les conditions de travail comprend un volet « salarié » et un volet « employeur ». Les coupler peut apporter de nombreuses informations. Je n'ai pas travaillé sur ce sujet mais je peux me renseigner sur ces éléments s'ils vous intéressent.

Vous parliez ensuite du travail de nuit. Je commencerai par émettre une préconisation, très humblement, puisque je suis une chercheuse. Ce n'est pas mon rôle de faire des préconisations en termes de politiques publiques. Pour autant, nous disposons déjà d'outils et il existe déjà une obligation de prise en compte des différences entre hommes et femmes dans l'évaluation des risques professionnels. Il suffit d'insister sur ce fait et de mieux former et informer à ce sujet. Par ailleurs, le rôle des acteurs de la société civile et des représentants du personnel ne doit pas être négligé. À titre d'exemple, la CFDT a commencé à s'intéresser en 2017 à la question des cancers professionnels chez les femmes. Cette dynamique a trouvé son origine dans un groupe de retraités du secteur minier dans l'Est de la France. Ils connaissaient très bien cette question, pour avoir été fortement impactés et pour s'être battus pour faire reconnaître leurs atteintes respiratoires en tant que maladies professionnelles. Arrivés à la retraite, ses membres se sont rendu compte que toutes les compétences et connaissances accumulées finiraient par s'épuiser. Ils continuent à recevoir d'anciens travailleurs pour les conseiller et les accompagner, mais l'ancien régime minier du Grand-Est est aujourd'hui passé au secteur sanitaire et social, comptant majoritairement des femmes beaucoup plus jeunes qu'eux et n'ayant pas la même culture de la santé au travail. En échangeant avec le secteur sanitaire et social, mais aussi avec les personnels de bord des compagnies aériennes, ils ont réalisé que le cancer du sein pourrait être un sujet d'importance en termes de prévention et de réparation, puisqu'un certain nombre de facteurs de risques sont connus. Je peux citer ici le travail de nuit, dont le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) a confirmé qu'il s'agissait d'un cancérogène probable pour le cancer du sein. S'est alors engagée une initiative, y compris en travaillant avec des associations de femmes malades d'un cancer du sein. Des courses à vélo et autres opérations de communication ont été lancées. Une enquête a par ailleurs été menée dans la lignée des enquêtes ouvrières pour documenter les expositions des femmes au travail dans ces secteurs. Je pense que les mobilisations sont très importantes.

Pour finir sur la question du travail de nuit, je pense bien entendu que le cancer du sein est un sujet, mais nous ne devons pas oublier tous les effets déjà très bien connus sur de nombreux autres aspects de la santé physique et mentale. Nous n'avons pas besoin d'attendre qu'une énième enquête de l'Inserm assoie de façon encore plus forte le lien entre le travail de nuit et le cancer du sein. De nombreux autres effets sont déjà constatés, y compris sur des aspects de la vie généralement liés aux habitudes de vie et aux comportements de santé. Le sommeil et les habitudes alimentaires sont liés aux rythmes de travail. C'est un fait établi. Les personnes travaillant de nuit ont tendance à avoir une alimentation moins saine et moins équilibrée, parce qu'elles vivent sur des rythmes sociaux décalés ou qu'elles mangent plus souvent seules. Bien sûr, les conditions de travail peuvent aussi affecter les comportements de santé. Le travail de nuit en est un bon exemple.

Le retour au travail après un cancer est une question très importante, mais ce n'est malheureusement pas mon domaine. Je sais que des recherches sont conduites en France sur ce sujet. La recherche biomédicale s'en saisit, notamment concernant le retour au travail après un cancer du sein et les inégalités sociales qui peuvent exister en matière de retour à l'emploi. Je n'ai pas de résultats à vous communiquer mais je pourrai regarder si quelque chose a déjà été publié.

Constance Beaufils. - J'ai en tête un rapport de Patrick Peretti-Watel sur la vie deux ou cinq ans après le diagnostic d'un cancer. Il est très riche et fourni. Vous y trouverez certainement des éléments de réponse.

Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Merci Mesdames pour toutes ces informations. Mes collègues ont posé bon nombre de questions qui m'interpellaient également. J'y ai ainsi obtenu une partie de réponses. Il me semble que nous assistons à une évolution en ce qui concerne le travail, mais également la façon d'envisager la vie en général. Il me semble que la gestion du travail et de la vie familiale forment un ensemble.

Je m'interroge donc sur l'évolution des pratiques en matière de travail des femmes, depuis les années 1960, et sur la façon dont cela affecte leur santé. Disposez-vous d'un comparatif de la santé mentale des femmes qui ne travaillaient pas par le passé, et de celle des femmes qui ont aujourd'hui des carrières hachées ?

Constance Beaufils. - À partir des années 1960, les femmes sont massivement entrées dans l'emploi. Leur taux d'activité avoisine les 85 % pour les 25-45 ans depuis les années 2000 environ. Cette féminisation du marché du travail répond à une volonté politique de développer l'emploi féminin, notamment via l'offre de garde ou les politiques familiales. Elle est par ailleurs concomitante à la diffusion d'une norme d'emploi. Il est devenu de plus en plus normal et attendu, pour une femme, qu'elle occupe un emploi lorsqu'elle est mère. Pour les femmes nées dans les années 1930 ou 1940, entrées dans le marché du travail à un moment où le taux d'activité s'élevait à 30 %, la norme était moins forte. Ce constat peut être directement relié aux conséquences de l'inactivité sur la santé. On peut en effet imaginer que le stigma était beaucoup moins fort sur ces femmes. Le fait de ne pas occuper d'emploi était en effet beaucoup moins critiqué ou mal vu socialement. Le mécanisme pouvant rendre l'inactivité délétère ne s'appliquait pas nécessairement pour ces femmes. Avec la féminisation du marché du travail, la norme d'emploi s'est diffusée et ce stigma lié à l'inactivité professionnelle est devenu de plus en plus fort. Les liens varient en fonction des générations.

Les études montrent que l'inactivité professionnelle reste présente. 20 % des mères de trois enfants ou plus sont en effet dans cette situation entre 25 et 49 ans, d'après un recensement réalisé en 2019. L'enquête « Familles et employeurs » et les études sur les modes de garde ont permis à des chercheurs de montrer que, lorsqu'on leur en demandait les raisons, les femmes en inactivité professionnelle répondaient qu'il s'agissait d'un choix fait pour leur famille. Lorsqu'il leur était ensuite demandé de détailler le contexte et les configurations entourant leur sortie du monde du travail, elles indiquaient toutefois que celle-ci était liée à des contraintes, telles que des horaires décalés, ou à l'état du marché du travail. En effet, les sorties coïncident parfois avec un licenciement ou une fin de CDD. L'augmentation de la précarité et des difficultés à trouver un emploi vont favoriser la sortie du marché du travail autour de la maternité, qui constitue alors une échappatoire face à ces contraintes à une insertion pérenne sur le marché, dans des conditions de travail plutôt bonnes. S'y ajoutent des contraintes liées aux modes de garde, puisqu'il peut être difficile de trouver une crèche ou une assistante maternelle. Aujourd'hui, ce sont donc principalement des contraintes qui entourent les sorties du marché du travail. Elles ne sont en outre pas incompatibles avec des affirmations de certaines selon lesquelles elles préféreraient être en inactivité professionnelle pour s'occuper de leurs enfants.

Ainsi, la question du choix est un peu compliquée pour les générations actuelles. Pour les générations antérieures, elle ne se posait pas réellement, puisque le fait de ne pas être en emploi était une norme.

Émilie Counil. - Concernant les différences de génération, et en matière d'expositions aux pénibilités, j'ai travaillé sur les effets différés, à long terme. Nous avons pu constater des différences entre les femmes et les hommes entrés sur le marché du travail avant le début des années 1990, ou depuis le début des années 1990, mais quand on s'intéresse au cancer, on étudie des populations d'un âge plus mûr, et on ne peut se prononcer pour les plus jeunes. En revanche, nous constatons dans les statistiques nationales que tant chez les femmes que chez les hommes, les accidents du travail avec arrêt touchent majoritairement les plus jeunes. Les secteurs dans lesquels s'insèrent les femmes sont concernés.

D'une manière générale, l'un des problèmes se posant en termes de santé au travail relève du fait que l'on veut gérer la pénibilité par le biais du recrutement. On affecte ainsi les travailleurs les plus jeunes et en meilleure santé sur les postes plus difficiles. Tout l'enjeu des ergonomes vise à adapter le poste à l'homme ou à la femme, plutôt que l'inverse. Il est important de veiller à ne pas compromettre l'avenir des plus jeunes en les affectant sur les tâches plus pénibles, au motif de préserver les plus âgés ayant eux aussi été exposés à des pénibilités. Nous devons continuer à améliorer les conditions de travail pour tous et pour toutes.

Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Madame Beaufils, vous nous avez indiqué qu'il existait trois marqueurs par lesquels les inégalités de santé se formaient et pour lesquels les politiques publiques pouvaient intervenir. Quelles politiques publiques existantes incomplètes ou inexistantes avez-vous identifiées, sur lesquelles il serait nécessaire de travailler plus spécialement ? Quelles solutions préconisez-vous après toutes les études que vous avez menées ?

Constance Beaufils. - J'ai identifié des politiques mais elles sont très générales et n'ont rien de révolutionnaire. Parmi les trois marqueurs que j'ai identifiés, je citerai d'abord les carrières avec de la précarité et de l'instabilité, qui sont associées à des risques de santé plus tard pour les femmes. Réduire leur occurrence et faire en sorte qu'il y ait moins de précarité dans les carrières des femmes, en les rendant moins instables et en réduisant les expositions aux risques professionnels, leur fréquence et leur cumul, pourrait ici constituer une solution. Les conséquences de ces expositions sur la santé pourraient également être réduites par des adaptations des postes de travail, par exemple.

Le deuxième marqueur identifié concerne les trappes à inactivité. De nombreuses femmes interrompent leur emploi et ne retournent pas sur le marché du travail, parce qu'elles considèrent qu'il est impossible pour elles de le faire. Certaines ont déjà essayé, mais n'y sont pas parvenues, parce que c'était trop difficile, parce qu'elles n'ont pas été accompagnées. D'autres occupaient des postes avec des compétences techniques spécifiques. Leur poste a évolué, via des logiciels par exemple, et elles se sentent incapables d'y revenir. Je précise bien qu'elles s'en sentent incapables, car il serait possible qu'elles y reviennent si on développait des politiques favorisant les reconversions ou les retours en emploi des femmes qui se sentent bloquées dans leur inactivité professionnelle. Elles sont souvent victimes d'une perte de confiance en elles, liée à leur inactivité. Il serait donc essentiel de jouer sur cet aspect du retour en emploi et de réfléchir à des politiques qui le favoriseraient ou qui feraient que les femmes qui ont interrompu leur emploi puissent ensuite y revenir. Pour ce faire, des dispositifs et des tremplins pourraient être mis en place, ou on pourrait réduire leur perte de confiance et leur sentiment d'incapacité à re-exercer un emploi.

Enfin, le dernier marqueur concerne le fait que, dans certains cas, l'inactivité professionnelle n'est pas un problème. Les femmes disposant de patrimoine, n'étant pas mises en péril économique, peuvent ne pas exercer un emploi. Elles sont ainsi protégées des pénibilités liées à celui-ci. Si leur conjoint touche des revenus importants, cette inactivité ne se répercutera pas sur leur niveau de vie. En revanche, si elles font face à une séparation conjugale ou si leur conjoint subit un accident du travail, l'inactivité professionnelle pourra devenir critique, notamment par ses conséquences économiques. Celles-ci contraindront par exemple les femmes à rester dans l'emploi jusqu'un âge très tardif, car elles ne pourraient pas se permettre de faire autrement au regard du montant de leur retraite. Ici, les solutions sont doubles. D'abord, il est nécessaire d'encourager le maintien dans l'emploi, puisque ces événements de la vie, tels que les séparations, deviennent plus fréquents. Pour que les situations critiques soient plus rares, les femmes doivent pouvoir se maintenir dans l'emploi. Nous pourrions ensuite penser à des dispositifs de filets de sécurité pour éviter au mieux des situations extrêmement critiques d'un point de vue économique.

Laure Darcos. - Avez-vous mené des études sur le fait que les femmes empêchées par des problèmes de santé ou de grossesse reprennent plus rapidement leur activité professionnelle que les hommes ? Dans un traitement de chimiothérapie ou de rayons, comme dans le cas d'une grossesse, ou après une infection au Covid assez lourde, j'ai pu constater autour de moi que les femmes reprenaient plus rapidement le travail que leurs homologues masculins.

Jean-Michel Arnaud. - Nous sommes en plein débat sur les retraites. Disposez-vous d'éléments dans vos analyses et travaux nous permettant d'avoir un regard maîtrisé sur la reprise d'activité à l'issue de la période familiale intense des femmes, au-delà de 50 ans ? Auriez-vous des éléments à porter à notre connaissance, nous offrant des arguments afin de distinguer la situation des femmes et celle des hommes face à l'âge pivot de la retraite ?

Ensuite, vous avez essentiellement dressé un état de travaux sur la Seine-Saint-Denis, cumulant un certain nombre de spécificités. Disposez-vous également de références sur l'extrême ruralité ou la ruralité forte ? Notre délégation a en effet mené des travaux importants l'année dernière, sur ce sujet. J'aimerais savoir s'il existe une spécificité rurale sur les sujets présentés ce matin.

Annick Billon, présidente. - Merci de revenir sur ce rapport intitulé Femmes et ruralités : en finir avec les zones blanches de l'égalité. Cette question est très intéressante, dans la mesure où des freins peuvent empêcher les femmes de revenir au travail dans les périodes charnières évoquées plus tôt. Existe-t-il des politiques publiques en termes de mobilité ? Avez-vous identifié ces sujets ?

Émilie Counil. - Au regard de mon domaine de compétences, j'aurai moins de données à vous communiquer que ma collègue, tant sur la question de la reprise plus rapide du travail après un arrêt maladie ou un congé maternité ou parental, que sur la question des retraites. Je sais que des collègues de l'Ined ont été très sollicités sur le sujet de la retraite, avant la crise sanitaire notamment. Je pourrai les renvoyer vers vous si vous le souhaitez.

Par ailleurs, mes travaux ont été menés en Seine-Saint-Denis, mais ils nous apportent des enseignements de portée plus large concernant les expositions cancérogènes au travail.

La question de la ruralité est quant à elle très pertinente mais je n'ai pas de réponse à vous apporter. Je n'ai pas connaissance d'enquêtes ad hoc mais il me semble que la statistique publique prend au moins en compte la taille de l'unité urbaine de résidence. Je ne sais pas comment recouper les informations. Je n'ai pas entendu parler de travaux sur le sujet. De toute évidence, la question des accidents de trajet et de la structuration de l'emploi semble particulièrement intéressante à cet égard.

Constance Beaufils. - Je ne dispose pas d'éléments concernant la reprise du travail des femmes ayant connu des problèmes de santé par rapport aux hommes. Je ne voudrais pas émettre de suppositions. Je pourrai toutefois me renseigner et vous communiquer d'éventuels travaux ayant trait à ces questions.

De même, vous nous interrogez sur la reprise et les comportements d'activité des hommes et des femmes autour de l'âge pivot. J'ai surtout étudié les femmes entre 25 et 50 ans car les données au-delà de ces âges devenaient compliquées à traiter. Je n'aurai donc que peu d'éléments à vous apporter. En revanche, concernant les facteurs facilitant la reprise d'emploi, j'ai pu identifier le type de contrat avant l'interruption, donnant une idée de la sécurité de l'emploi et de l'inscription dans celui-ci dont bénéficiaient les femmes en question et le type de secteur. Par exemple, les fonctionnaires peuvent toujours reprendre leur emploi, ce qui facilitera leur retour, parfois après dix ans d'interruption. Elles peuvent donc sortir des trappes à inactivité. Dans le secteur privé, l'emploi n'est quant à lui pas garanti au retour. Par ailleurs, plus la durée d'interruption est longue, moins les chances de reprise sont importantes, puisque les obstacles que j'évoquais plus tôt croissent à mesure du temps d'inactivité.

Enfin, la question de la santé recoupe différents facteurs. Souvent, les femmes essayant de reprendre un emploi après quinze ou vingt ans d'interruption n'ont pas la même forme physique que lorsqu'elles en sont sorties. Elles ressentent ainsi ce retour comme très difficile, même si le poste est le même. Si des troubles de santé se sont développés pendant la période d'interruption, il sera plus compliqué de revenir par la suite. Comme le soulignait Émilie Counil, la santé est un facteur d'emploi. En effet, on a besoin d'être en bonne santé, notamment mentale, pour retrouver un emploi, cela influencera directement les possibilités qu'on perçoit à revenir sur le marché du travail. Si on est dans un état dépressif, on peut s'en sentir d'autant plus incapable.

Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Vous parliez à l'instant de l'état dépressif. Dans votre étude, avez-vous pu dresser un distinguo dans l'origine de ces troubles ? On parle beaucoup de l'influence du travail sur les problèmes psychologiques ou sur les dépressions, mais d'autres facteurs personnels peuvent entrer en ligne de compte, par exemple la situation de couple.

Constance Beaufils. - Nous contrôlons toujours les liens entre les interruptions de travail et la santé à situation conjugale égale. Toute une littérature documente par ailleurs les conséquences des ruptures conjugales sur la santé. Une étude d'Emmanuelle Cambois a notamment montré la différence de conséquences d'une séparation pour les hommes et pour les femmes en termes de santé mentale. Pour les hommes, elles se traduisent par une perte de soutien social, en raison d'une perte d'un réseau social, de contacts, de relations et d'occasions de sociabilités. Pour les femmes, elles se traduisent par la perte de ressources économiques. Ainsi, les voies conduisant à une mauvaise santé mentale à l'issue d'une séparation sont distinctes pour les hommes et les femmes.

Émilie Counil. - Je me permettrai de revenir sur les politiques publiques. Vos questions portaient spécifiquement sur les carrières des femmes et des hommes. Si nous revenons spécifiquement sur les questions de santé au travail, nous devons garder certains éléments à l'esprit. Bien sûr, les politiques de prévention sont essentielles. Il est nécessaire de genrer les approches et de tenir compte des différences entre les hommes et les femmes dans les dispositifs de traçabilité et les facteurs de pénibilité retenus. Il est également primordial de rappeler que la réparation des atteintes à la santé au travail a été pensée pour dédommager et indemniser les victimes, mais aussi pour inciter les employeurs à adopter des mesures de protection des travailleurs, obligation légale de sécurité et de résultat. À ce titre, nous voulons signaler que le système de réparation, bien qu'il soit relativement plus ouvert en France que dans d'autres pays d'Europe, reste encore très limité en termes d'accessibilité. Les problèmes de santé psychique ne sont notamment pas pris en compte. Nous avons pourtant vu qu'ils peuvent principalement toucher les femmes, bien que nous n'éludions pas ceux qui peuvent affecter les hommes, pour lesquels l'accès à la réparation en cas de maladie professionnelle est également difficile. Ces dimensions de genre doivent vraiment être intégrées, tout comme celles, plus larges, d'invisibilisation, de non-recours au droit et d'accès aux droits dans les dispositifs de réparation.

Enfin, au-delà des grandes enquêtes dans lesquelles nous intégrons un maximum de données sociodémographiques contextuelles, de manière à comprendre la construction des parcours de vie et de santé, nous avons besoin que la statistique publique inclue systématiquement le sexe - c'est déjà le cas -, la profession - ce n'est pas le cas de manière exploitable sur les certificats de décès -, la position sociale et l'histoire migratoire des personnes. Il est en effet important de tenir compte des mécanismes plus larges de division sociale et sexuelle du travail et des risques. Ce sujet a été documenté dans d'autres pays. La France ne fait pas exception, mais est à ce jour moins outillée pour le montrer.

Annick Billon, présidente. - Merci pour vos réponses complètes. Votre dernière intervention est éloquente pour nos rapporteures. La santé des femmes au travail est liée aux conditions de travail, qui évoluent très vite. Vous nous avez présenté certains résultats datant de 2010. Nous savons que la crise sanitaire a depuis modifié l'organisation du travail et le rapport à celui-ci. De nouvelles méthodes, telles que le télétravail, sont apparues. Il affecte de manière importante, et peut-être différenciée, la santé des femmes et des hommes. Il apparaît ainsi nécessaire de disposer de données genrées, par secteur d'activité et par taille d'entreprise ; Marie-Pierre Richer le soulignait plus tôt.

Le sujet est extrêmement vaste. Nous devons aujourd'hui réaliser un travail d'état des lieux et de prospective pour demain. Les inégalités salariales et d'emploi ont un impact sur la santé des femmes tout au long de leur vie, mais l'inactivité aussi, lorsqu'elles y sont contraintes, notamment du fait de périodes charnières de maternité par exemple. Je le découvre un peu ce matin. Je ne voyais pas l'inactivité comme une mise en danger de la santé des femmes à ce moment-là. Merci, Mesdames, de nous avoir apporté ces éléments de précision. N'hésitez pas à nous communiquer des données chiffrées, genrées et sectorisées. Nous l'imaginons bien, la Seine-Saint-Denis est une photographie, mais elle ne reflète pas forcément l'ensemble de nos territoires.

Table ronde « Prévention et santé au travail :
l'expertise des professionnels de santé »

(16 février 2023)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames et Messieurs, nous poursuivons ce matin nos travaux sur la thématique « Santé des femmes au travail » avec quatre rapporteures : Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol.

Lors de nos précédentes auditions, nous avons pu dresser trois principaux constats.

Premièrement, la santé des femmes au travail, si elle a fait l'objet de recherches en sciences sociales, a été peu étudiée sous l'angle des politiques de santé publique. Les spécificités des femmes en matière de santé, hors du champ de la santé sexuelle et reproductive, manquent trop souvent de visibilité.

Deuxièmement, les femmes sont de plus en plus exposées aux risques professionnels, accidents du travail et maladies professionnelles, mais cette exposition est sous-estimée, notamment dans les secteurs du care, de la grande distribution et de l'entretien. Ce constat nous conduira à nous concentrer sur ces secteurs à prédominance féminine. Les femmes représentent 58 % des cas de troubles musculo-squelettiques (TMS). Elles sont les premières victimes des risques psychosociaux. Les cancers professionnels chez les femmes sont également sous-évalués alors même que - pour ne prendre qu'un exemple - le travail de nuit augmente de 26 % le risque de cancer du sein.

Troisièmement, les politiques de prévention tiennent insuffisamment compte des risques professionnels particuliers auxquels les femmes sont exposées.

Ce matin, notre table ronde a pour objet de recueillir l'analyse de professionnelles de santé sur ces problématiques, ainsi que leurs recommandations en vue de mieux intégrer les questions de santé des femmes au sein des actions de prévention et de santé au travail et de la formation des médecins du travail.

À cette fin, nous accueillons :

- Anne-Michèle Chartier, présidente du Syndicat général des médecins et des professionnels des services de santé au travail (CFE-CGC) ;

- Magali Chevassu, psychologue du travail à l'AISMT 13 (Association interprofessionnelle de santé et de médecine du travail) -- Réseau Présanse ;

- Carole Donnay, secrétaire de l'Association des médecins responsables de services nationaux de médecine du travail d'entreprise (Acomede) ;

- Alice de Maximy, fondatrice du collectif Femmes de Santé ;

- Laëtitia Rollin, maître de conférences universitaire, praticien hospitalier au sein du service santé au travail et pathologie professionnelle du CHU de Rouen, qui intervient par visioconférence.

Je vous souhaite à toutes la bienvenue. Vous pourrez nous expliquer les raisons pour lesquelles, selon vous, les risques et maladies professionnels associés aux postes occupés par des femmes sont encore aujourd'hui insuffisamment identifiés et reconnus. Quelles mesures pourrait-on mettre en place pour mieux documenter, répertorier et prendre en compte ces risques et maladies professionnels spécifiques ?

Comment les médecins et psychologues du travail abordent-ils aujourd'hui les questions de santé des travailleuses sous le prisme du genre ? Y sont-ils réellement formés ?

Quelles adaptations des postes de travail êtes-vous amenées, le cas échéant, à proposer aux salariées atteintes de problèmes de santé (notamment d'endométriose, de cancer du sein, etc.), afin de leur permettre de se maintenir dans l'emploi dans les meilleures conditions ?

Nous nous intéressons également aux conséquences des récentes transformations du marché du travail sur la santé physique et mentale des femmes, post-pandémie notamment. Je pense au télétravail par exemple.

Enfin, nous avons décidé de privilégier une approche par métiers en nous focalisant sur certaines filières notoirement féminisées, telles que le care et les services et soins à la personne, la grande distribution, le nettoyage et le travail dit domestique, ou encore le mannequinat et les métiers d'hôtesse d'accueil, par exemple. Des études spécifiques sur la santé des travailleuses de ces filières existent-elles ? Comment les conditions dans lesquelles les femmes exercent ces métiers affectent-elles leur santé ? Des politiques particulières de prévention en matière de santé au travail existent-elles dans ces filières ?

Pour répondre à ces différentes questions, je laisse sans plus tarder la parole à Carole Donnay, secrétaire de l'Acomede.

Carole Donnay, secrétaire de l'Acomede. - Merci Madame la Présidente.

Je me fais ici la porte-parole de l'association Acomede, association française de médecins responsables nationaux de grandes entreprises en charge de la coordination des services de prévention et de santé au travail autonome. Notre collectif représente les médecins d'une trentaine de grands groupes du CAC 40 dans des domaines d'activité variés tels que l'industrie de pointe, l'industrie métallurgique ou sidérurgique, l'agroalimentaire, le secteur du transport, le secteur assurantiel et bancaire, le secteur de l'énergie, l'industrie pharmaceutique et cosmétique, le secteur de la construction et le service postal. Je tiens à souligner que nous ne comptons pas de représentants d'entreprises du secteur du soin, du nettoyage ou de la grande distribution. Pour autant, certaines de nos entreprises interviennent pour ou dans des entreprises de ces secteurs d'activité, ou font intervenir les salariés de ces secteurs dans le cadre de la sous-traitance.

Notre rôle, en tant que médecin du travail, consiste à éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail. Pour cela, nous conseillons l'employeur sur l'évaluation, la suppression ou la réduction des risques professionnels pour un ensemble de salariés exposés. Actuellement, les actions de prévention collective sont entreprises par l'employeur et s'appliquent généralement à tout un collectif de travail. Elles ont pour objectif de supprimer ou de réduire le risque en se référant à des valeurs limites d'exposition ou des normes qui ne prennent pas en compte d'éventuelles spécificités de genre, de handicap ou d'âge. Celles-ci sont en revanche prises en considération à titre individuel par le médecin du travail lors d'une visite médicale en santé au travail, où il évalue si les expositions professionnelles résiduelles peuvent ou non avoir un impact sur l'état de santé du salarié. Selon cette évaluation, il peut prescrire des mesures de prévention individuelle, telles que le port d'un équipement de protection individuel (EPI) ou un aménagement de poste permettant d'extraire le salarié du risque ou de réduire son exposition.

En entreprise, la caractérisation et l'évaluation des risques professionnels des postes occupés par des femmes sont probablement connues de tous au même titre que ceux des hommes. Ils sont évalués de la même manière, sans spécificité de genre. Certaines expositions sont même connues pour être spécifiquement à risque pour les femmes. C'est le cas du travail de nuit, où le risque de cancer du sein chez la femme est identifié, et pour lequel la surveillance a fait l'objet d'une recommandation de bonnes pratiques labélisée en 2012 par la haute autorité de santé (HAS).

Il semble en revanche que les risques professionnels dans des secteurs professionnels plutôt féminins ne soient pas suffisamment maîtrisés en comparaison de certains secteurs plutôt masculins. Vous avez cité le nettoyage, secteur à dominance féminine. De même, les spécificités liées au fait que le poste soit occupé par une femme ne sont pas suffisamment perçues, sauf dans le cas précis de l'état de grossesse et de l'allaitement, où le lien entre santé et exposition professionnelle de la femme alerte presque systématiquement l'employeur. Les visites chez le médecin du travail sont souvent déclenchées par ce dernier ou la salariée elle-même, qui va se signaler. Les aménagements de poste sont généralement préconisés et ne sont pas contestés dans ce cas.

Dans le même temps, la prise de conscience des spécificités anthropométriques et physiologiques des femmes dans la conception des postes de travail qu'elles pourraient occuper n'est pas suffisante. Ceci peut être une cause d'apparition de maladie professionnelle. En milieu de production par exemple, la conception des lignes de montage ou de production prend pour référence anthropométrique des mesures masculines. Ainsi les postes de travail, souvent non réglables, sont peu adaptés au gabarit des femmes, occasionnant un risque d'apparition de TMS. Autre exemple, dans la logistique exposant au port de charge et où le travail se féminise de plus en plus, l'organisation du travail et la conception des postes ne prévoient pas de rendre tous les postes accessibles aux femmes en s'adaptant à la différence du corps de ces dernières par rapport à celui des hommes : taille plus petite, force musculaire plus faible, centre de gravité plus bas, moindre poids, débit cardiaque inférieur. Les femmes sont souvent reléguées à des postes de premier échelon à forte manipulation manuelle (picking, copacking, emballage). Souvent moins productives ou faisant face à des limitations physiques, leurs évolutions de carrière sont restreintes ou moins rapides que les hommes, et elles sont soumises à des risques d'exposition aux TMS plus forts.

Nous constatons aussi qu'au fil des années, l'organisation de la prévention des risques professionnels dans des secteurs professionnels plutôt féminins n'est pas à la hauteur des actions engagées dans des secteurs d'activité plutôt masculins perçus comme plus pénibles, comme le BTP par exemple. En effet le risque accidentogène et de maladie professionnelle grave engageant le pronostic vital, comme l'amiante ou la silice dans des activités très masculines, a attiré le regard de toutes les autorités de contrôle et a poussé ces entreprises à s'engager dans la prévention et dans la maîtrise des risques professionnels. En comparaison, les risques professionnels du secteur du care ou du nettoyage ont pu être banalisés dans leur appréciation par les employeurs et les salariés eux-mêmes. Particulièrement dans ces secteurs, l'organisation préventive - c'est-à-dire le repérage et l'analyse des risques et leur prévention - a eu du mal à se mettre en place faute de moyens. Tel est le cas dans la fonction publique hospitalière, au regard de ce qui a pu être fait dans le secteur privé. Dans le secteur du nettoyage, même si des actions ont été menées par la branche pour améliorer la prévention, il reste encore à faire en matière de formation du personnel. Souvent celui-ci ne maîtrise pas bien le français, affiche un parcours de soins parsemé d'embûches et ne connaît pas ses droits en matière de déclaration de maladie professionnelle.

Au final, la connaissance et la maîtrise des risques professionnels ne font pas aujourd'hui l'objet d'une différence d'évaluation selon le genre, peut-être à tort. On peut légitimement s'interroger sur l'intérêt de le faire, notamment au regard des statistiques de maladies professionnelles chez les femmes dans certains secteurs d'activité.

Pour mieux documenter et mieux prendre en compte les risques professionnels chez les femmes au regard de leurs spécificités, une étude statistique de cohorte nationale pourrait être proposée. Elle permettrait ensuite de réaliser des analyses statistiques par secteur d'activité professionnelle et par exposition au risque, pour sensibiliser et mettre en place des actions qui pourraient faire l'objet d'une priorité d'action dans le cadre des Plans de Santé au Travail ou en termes de politique de santé publique. Malheureusement, l'espacement des visites médicales et le fait que certaines d'entre elles soient réalisées par les médecins traitants dans des secteurs très féminisés, comme le service à la personne ou le mannequinat, ne permettent plus d'avoir, en médecine du travail, une vision globale de la situation des femmes au travail. Le recours à une étude statistique nationale plus globale, éventuellement réalisée par Santé Publique France ou l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), permettrait de mieux analyser cette situation.

Des études ergonomiques centrées sur l'analyse de l'activité de travail des femmes mettraient également en évidence la nécessité de réviser certains référentiels de conception de poste de travail afin qu'ils soient aussi bien adaptés aux hommes qu'aux femmes. L'évaluation des risques professionnels n'est pas genrée en pratique, à l'exception du travail de nuit et du cancer du sein. Sur la base de données scientifiques et dans certaines activités, il serait certainement pertinent d'inclure la dimension du genre au sein du document unique d'évaluation des risques.

Enfin des campagnes de sensibilisation ciblée auprès des femmes permettraient certainement de mieux les informer des risques spécifiques encourus et de les inviter à repérer et consulter dès l'apparition des premiers symptômes évoquant des pathologies professionnelles, limitant ainsi le risque de sous-déclarations que nous pouvons légitimement suspecter.

Le médecin aborde tout d'abord la question de la santé des travailleuses sous le prisme du genre en visite médicale, lors de l'évaluation de l'équilibre du lien entre la santé et le travail. Dans la dimension santé, on retrouve les aspects de santé physique, mentale et sociale. Sont notamment prises en compte les spécificités anthropométriques de la personne et l'adaptation à son poste de travail, la charge mentale en lien avec le travail, mais aussi en lien avec la vie sociale, la situation familiale, la charge de famille, le cas de salariés aidants et la capacité de la salariée à préserver des temps de déconnexion et de répit et des temps d'activités de loisirs, comme l'activité physique par exemple. En cas de déséquilibre du lien santé-travail, des aménagements de poste seront proposés. Plus récemment, les médecins du travail s'investissent dans des actions de santé publique et peuvent être en relais de campagnes de santé publique nationales consacrées aux dépistages du cancer du sein chez la femme, notamment lors de la manifestation Octobre Rose, largement relayée en entreprise.

Les aménagements de postes permettant l'équilibre du lien santé-travail chez la femme et le maintien en emploi sont divers et vont dépendre du type de poste de la personne et de sa problématique. On peut envisager des réductions du temps de travail sous la forme de mi-temps thérapeutique ou de télétravail en secteur tertiaire par exemple. Pour les secteurs non tertiaires, on peut envisager des réductions de temps de travail, des pauses plus fréquentes, la réduction de certaines tâches physiques ou des postes avec moins de contraintes productives et de pression temporelle, voire des évictions des postes dans le cas d'un risque cancérogène mutagène et reprotoxique, notamment chez les femmes en âge de procréer.

Les aménagements sur le long terme, particulièrement lorsqu'il faut gérer l'absentéisme, peuvent poser des problèmes de maintien en emploi. Nous le constatons particulièrement pour des formes assez importantes d'endométriose ou de syndrome des ovaires polykystiques, ou dans les parcours longs de PMA. Pour les cancers du sein, il n'existe pas d'accompagnement différencié. Nous accompagnons les salariées au retour à l'emploi comme nous le ferions pour les autres cancers, mais nous avons recours à plus de structures associatives externes qui aident la salariée dans sa réintégration dans l'entreprise.

Vous posiez la question des transformations des organisations de travail post pandémie de covid. On constate aujourd'hui une généralisation des activités de télétravail de l'ordre de un à deux jours par semaine en entreprise. Ces nouvelles organisations du travail en mode hybride sont plutôt plébiscitées par les femmes car elles permettent une meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle, et des économies de fatigue liée au transport dans certaines régions.

Les femmes subissent des charges et responsabilités familiales plus importantes que les hommes, notamment en cas de séparation. Elles ont souvent la garde des enfants, toutes les semaines de travail. Ces responsabilités viennent parfois rendre le vécu au travail plus complexe, car les ressources personnelles sont affaiblies par la fatigue, le manque de temps de répit, le manque d'activité sportive et d'activité de loisir. Ce constat peut expliquer l'augmentation des TMS ou des risques de burn out chez les femmes, car se mélangent dans la genèse de ces pathologies des composantes de risque professionnel, des facteurs de vie extra-professionnels engendrant stress et charge mentale et prédisposant à la maladie. Nous prenons ces facteurs en compte dans nos consultations de santé au travail. Ils nous amènent à prendre des mesures sur le travail ou à orienter la personne vers les psychologues ou les assistantes sociales.

Les femmes accèdent aussi de plus en plus, dans le cadre des politiques d'égalité hommes-femmes, à des postes à de forte responsabilité, sans toujours bénéficier d'une égalité de moyens mis à disposition. Elles doivent toujours y faire leurs preuves et ne connaissent pas une évolution de carrière similaire. Se pose aussi la question du risque de burn out dans ces situations, parce qu'il est difficile d'équilibrer sa présence entre le travail et la vie personnelle. Le choix et la renonciation sont souvent admis au quotidien. Quand tout va bien dans ces deux sphères, personnelles et professionnelles, aucun problème ne se pose, mais il suffit qu'une d'elles se dégrade pour engendrer très rapidement un phénomène de décompensation, avec de la frustration, de l'anxiété. La femme peut alors glisser très rapidement vers un syndrome de burn out ou d'anxiété-dépression.

Annick Billon, présidente. - Je vous remercie pour cette première présentation. Je laisse désormais la parole à Laëtitia Rollin, du service santé au travail et pathologie professionnelle du CHU de Rouen, qui est avec nous par visioconférence. Maître de conférence des universités, praticien hospitalier en médecine du travail, elle pourra notamment évoquer pour nous la question de la prise en compte des problématiques de genre dans la formation des médecins du travail.

Laëtitia Rollin, maître de conférences universitaire, praticien hospitalier au sein du service santé au travail et pathologie professionnelle du CHU de Rouen. - Merci de m'avoir invitée à participer à cette table ronde. J'ai choisi de vous exposer quelques exemples du quotidien des équipes de santé au travail concernant le travail des femmes. J'illustrerai mon propos en trois parties : la santé au travail des femmes, leur maintien en emploi, en évoquant le cancer du sein, très étudié ces dernières années, et la protection de l'enfant à naître.

L'observatoire Evrest (Évolutions et relations en santé au travail) a pour objectif la production de statistiques à partir des consultations réalisées par les médecins du travail ou les infirmiers de santé au travail. Dans ma présentation, j'ai pris les résultats observés en Normandie, qui a fait l'objet d'une étude spécifique s'agissant des conditions de travail et de la santé des femmes entre 2017 et 2019. Nous y avions étudié près de 3 000 salariés. Le jour de la consultation, ou dans les sept jours la précédant, les femmes déclarent plus de plaintes ou signes cliniques de troubles musculo-squelettiques (TMS) des membres inférieurs, supérieurs ou du rachis (respectivement 16, 30 et 36 % de troubles chez les femmes, contre 13, 20 et 26 % chez les hommes). Nous observons exactement le même phénomène s'agissant des troubles neuropsychiques, avec des écarts parfois plus importants sur la lassitude ou la fatigue (problème déclaré par 45 % des femmes contre 24 % des hommes). Nous constatons par ailleurs que les TMS sont dépistés plus tôt chez les femmes, tandis que le diagnostic d'une pathologie est souvent réalisé à un stade beaucoup plus avancé chez leurs homologues masculins. Les hypothèses d'explication de ces constats sont multiples. Les plaintes peuvent être différentes. Les femmes peuvent éventuellement présenter et verbaliser des symptômes plus tôt. Des prédispositions différentes en termes de musculature peuvent également être envisagées. Par ailleurs, les expositions au travail diffèrent.

L'observatoire Evrest a également étudié la vision des salariés quant à leurs expositions au travail lors des consultations. Un écart est là encore observé entre les hommes et les femmes. 12 % des femmes ont déclaré être exposées à des bruits supérieurs à 80 décibels, contre 51 % des hommes. Ces constats sont importants pour nous : lorsque nous menons des actions collectives de prévention, si nous décidons de nous intéresser au bruit, il faut savoir que nous toucherons davantage les hommes que les femmes. Ainsi, nous devons prendre en compte ces résultats lors de nos choix de prévention thématique.

Je poursuivrai sur la question du travail de nuit, dont on parle souvent. Le Centre international de recherche contre le cancer (Circ) a classé le travail de nuit dans le groupe 2A, c'est-à-dire probablement cancérogène. Le cancer du sein est souvent évoqué, mais des études récentes montrent que d'autres cancers pourraient être favorisés par le travail de nuit, notamment les cancers de la prostate ou colorectaux. La première idée qui consisterait à écarter le travail de nuit des conditions de travail des femmes constituerait une discrimination. Nous voyons par ailleurs que la science met en avant d'autres cancers. Il serait donc inopportun de nous focaliser uniquement sur la prévention pour les femmes, concernant le travail de nuit. La question est bien plus large que cela.

Ensuite, le maintien dans l'emploi, notamment des femmes, fait partie du quotidien des services de santé au travail. Je m'appuierai sur l'exemple du cancer du sein, pathologie largement étudiée ces dernières années. En France, il fait partie des cancers les plus fréquents avec ceux de la prostate, du côlon-rectum et du poumon. Ils comptent chacun un nombre similaire de nouveaux cas par an (entre 43 et 59 000). Pour autant, les cancers auxquels nous sommes confrontés en santé au travail ne correspondent pas à cette répartition. Il nous faut prendre en compte d'autres aspects, notamment l'âge médian au diagnostic. La moitié des cancers du sein sont diagnostiqués avant 63 ans et la moitié de ceux du poumon avant 66 ans, contre 68 ans pour le cancer de la prostate et 78 ans pour le cancer colorectal. La problématique du maintien dans l'emploi concerne davantage des personnes pouvant être affectées par des maladies plus jeunes, ce qui fait ressortir les cancers du sein et du poumon. Il est également important de s'intéresser au pronostic de ces maladies. Pour le cancer du sein, il s'est largement amélioré ces vingt dernières années, la survie à cinq ans s'établissant à 87 %, voire plus. Pour le cancer du poumon, elle s'élève à 17 %. Ce mauvais pronostic amène souvent des difficultés lorsque l'on souhaite reprendre le travail, bien que de nombreux travaux aient été menés, et que la survie à cinq ans s'améliore grâce aux progrès thérapeutiques.

Ces exemples me permettent d'illustrer qu'en santé au travail, il n'est pas possible de ne s'intéresser qu'au nombre de nouveaux cas par an. Dans le quotidien de notre activité, ce sont les autres éléments qui expliquent que nous, médecins du travail, sommes plus souvent confrontés au maintien dans l'emploi de femmes atteintes d'un cancer du sein que d'hommes touchés par un cancer de la prostate par exemple.

Je souhaitais vous présenter un graphique réalisé il y a quelques années par l'Institut national du cancer (INCa) à la suite de l'étude Vican 2, puis Vican 5, qui s'intéresse à l'après cancer. Un focus y est dressé sur le travail. Le graphique exposé montre une courbe de temps, partant du moment du diagnostic - où les patients sont fréquemment mis en arrêt de travail, puis s'en éloignant, à six, douze, dix-huit et vingt-quatre mois. Lors du diagnostic, 83 % des femmes et 73 % des hommes sont initialement arrêtés. Le retour au travail se fait progressivement, atteignant un plateau entre dix-huit et vingt-quatre mois. La courbe diffère toutefois entre les hommes et les femmes. Globalement, les hommes reprennent plus vite le travail : 53 % ont repris le travail six mois après un diagnostic de cancer, contre 38 % des femmes. Nous en identifions plusieurs raisons. D'abord, les cancers sont différents. Nous y voyons également des raisons d'emploi et de représentation. Les études se poursuivent, mais la différence de reprise du travail entre les genres a bien été constatée pour diverses pathologies.

La dernière partie de mon propos se concentrera sur la protection de l'enfant à naître. J'ai volontairement choisi un terme assez large. Souvent, quand on parle de protection de l'enfant, nous sommes sollicités, en tant que médecins au travail, pour des aménagements de poste durant la grossesse. À cette période, le foetus évolue et est parfois très sensible, notamment lors de la formation des organes. J'aimerais toutefois replacer ce sujet dans une perspective beaucoup plus large. La grossesse est importante, bien sûr, mais n'oublions pas le stade de formation des spermatozoïdes, qui peut être à risque, trois mois avant la grossesse. Nous devrions ainsi prendre en compte plus largement la question de la protection de l'enfant à naître en incluant les hommes dans la prévention. Par ailleurs, pour la femme, l'ovule n'est pas formé dans les jours précédant la grossesse, mais bien avant, lors de la grossesse de la maman, et dans les premiers jours de vie de la petite fille. De nombreuses recherches mettent en évidence des effets sur l'ovule lors de sa conception chez la toute petite fille présentant probablement des effets sur l'enfant à naître. Ce sujet me paraissait important à partager avec vous. De plus, on parle beaucoup de la grossesse et des aménagements de poste, mais nous devons nous replacer dans une continuité beaucoup plus large, notamment d'intoxication chronique. À titre d'exemple, une intoxication par le plomb peut toucher une jeune femme et se poursuivre durant la grossesse, alors même qu'elle n'y est plus exposée. Il est donc important de considérer la protection de l'enfant à naître, et pas uniquement la protection de la grossesse.

J'espère vous avoir démontré qu'il existe des spécificités de la santé au travail des femmes, mais aussi des spécificités pour les hommes. Nous essayons de les prendre en compte au quotidien en santé au travail, tant en matière de prévention collective que dans les consultations individuelles ou dans le maintien dans l'emploi.

Anne-Michèle Chartier, présidente du Syndicat général des médecins et des professionnels des services de santé au travail. - Merci pour votre invitation. Je suis aussi médecin du travail, j'exerce dans un service inter-entreprises, au contact avec certaines populations que vous avez citées. Cette invitation m'a amenée à m'interroger sur ma pratique en tant que médecin du travail et sur ma prise en compte du genre dans les conditions de travail. Ce n'est pas évident.

Il existe un document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP), que toutes les entreprises doivent remplir. Depuis plusieurs années, il doit prendre en compte le caractère genré des risques au travail. Il est pourtant très compliqué de discuter du genre dans les conditions de travail des entreprises, au risque de tomber immédiatement dans un caractère discriminant. Nous avons pour rôle de maintenir au travail des femmes sans parler d'une spécificité qui pourrait les discriminer.

Les deux intervenantes précédentes ont évoqué le travail de nuit. Dès 1987, un article du code du travail a interdit le travail de nuit aux femmes dans l'industrie. En 2009, il a été réintroduit pour cette population, à des fins d'égalité. Autre exemple historique : les femmes, épouses des travailleurs de l'amiante, y ont été exposées par le biais du nettoyage de leurs vêtements de travail. Il a fallu le reconnaître comme une maladie professionnelle collatérale.

Je poursuivrai mon propos en évoquant la connaissance des pathologies au travail des femmes. Dans mes activités, je fais partie du Conseil d'orientation des conditions de travail (COCT) et du Comité national de prévention et santé au travail (CNPST), où sont présentées des statistiques sur les maladies professionnelles et accidents de travail. Il a été montré en 2019 que le taux d'accidents des femmes diminuait moins que celui des hommes. Nous avons interrogé l'Assurance maladie pour en comprendre les raisons. Il se trouve que les statistiques genrées par branche, métier ou exposition n'existent pas, raison pour laquelle nous n'avons pas pu obtenir de réponse.

De même, le Plan Santé au travail 3 comportait un volet sur les femmes. Le Comité régional d'orientation des conditions de travail (CROCT) de Bretagne a mené une enquête très descriptive sur le travail des femmes : comment sont-elles arrêtées ou touchées ? Les femmes sont plus exposées aux maladies, les hommes aux accidents et facteurs de pénibilité. Ils exercent des métiers plus à risque. Tous ces éléments sont assez compréhensibles et connus. Le CROCT a, paraît-il, l'intention de poursuivre ce travail. J'espère qu'il débouchera sur une enquête autour de la santé des femmes.

De même, une enquête a été menée en 2018 par l'assurance maladie sur les affections psychiques liées au travail, portant sur la période de 2001 à 2016. Il a été noté que les dépressions étaient plus importantes chez les femmes, de l'ordre de 66 % avec un pic à 44 ans. De même, 60 % des femmes sont touchées par le burn out. Les secteurs les plus touchés relèvent du médicosocial, du transport et du commerce. Les situations déclenchantes étaient soit un événement brutal, soit un événement révélateur des conditions de travail. Ainsi, un facteur environnement de travail est, à mon sens, spécifique pour les femmes. Comment l'analyser ?

J'introduirai le sujet en me focalisant sur une profession particulière, les mannequins. C'est leur physique et leur âge qui importent pour ces représentantes de la féminité. Les troubles de l'alimentation sont bien documentés chez ces populations. Pour pouvoir exercer, le code du travail leur impose une visite médicale annuelle. Un certificat médical interdit aux mannequins anorexiques de travailler. Il serait préférable de demander pourquoi elles sont anorexiques, plutôt que de les empêcher purement et simplement d'exercer. De même, les mannequins, dont la profession est perçue comme privilégiée, sont exposées à un environnement violent. Elles travaillent de 16 à 35 ans, et sont ensuite renvoyées à leur âge, précarisées, fragilisées parce qu'elles ne trouvent plus de travail. Elles sont des intérimaires, prêtées par des sociétés pour faire des photos ou pour défiler. Elles travaillent, ou ne travaillent pas : c'est la société utilisatrice qui choisit. Elles sont donc soumises à des pressions et à des agressions sexistes, à des violences sexistes à appréhender dans un contexte qui n'est pas celui d'un pervers narcissique ou d'un psychopathe. Pourquoi le système a-t-il toujours accepté ces violences ? Pourquoi ne les dénonce-t-il pas ? Pourquoi ne les prend-il pas en compte ? Vous le savez, les risques psychosociaux occasionnent des troubles musculo-squelettiques. Sachant que les femmes décrivent plus de TMS, plus tôt, il convient de s'interroger sur les violences subies dans ces professions.

J'ai cité la profession des mannequins, car elles sont suivies dans un centre exclusif, qui surveille toutes ces professionnelles en France, Thalie Santé. Ce centre a décidé de mener une enquête ciblée sur ce métier, qui fait l'objet de maltraitances et de violences. Elle est en cours.

On retrouve ces mêmes violences dans les métiers du care, du service à la personne ou du ménage. Ces femmes sont précaires, occupent des métiers peu rémunérés, à temps partiel, avec des violences pouvant venir du client, des exigences de l'employeur, et un environnement parfois violent. Elles habitent dans des zones souvent éloignées de leur lieu de travail, peu sécurisées. Les horaires décalés de ces professions les amènent à retourner chez elles alors que l'environnement n'est pas sûr. Elles peuvent alors être agressées.

Toute cette violence systémique envers les femmes est à analyser, parce qu'elle est le lit de TMS et de l'usure. Après avoir été arrêté, pourquoi a-t-on du mal à revenir au travail ? Nous pouvons l'expliquer par ce sentiment d'usure, de difficultés au quotidien et de violence.

Enfin, je suis présidente de la confédération CFE-CGC, qui s'intéresse aux femmes et aux cadres. Durant la pandémie, nous avons mené une enquête auprès des cadres sur les conditions de management, en réalisant un focus sur la parité et le genre. Les femmes s'étaient plaintes qu'il leur revenait de s'occuper des enfants et que le télétravail n'avait pas été pensé avec des enfants.

La CFE-CGC a choisi de continuer à travailler sur le management. Le management intermédiaire - situé entre le top management et les salariés - souffre également, au point que ces métiers ne sont plus choisis et pourvus, en raison des contraintes importantes. Nous allons étudier ces contraintes selon une vision genrée, pour comprendre pourquoi les femmes sont plus exposées aux risques de burn out, et pour comprendre l'aspect systémique des violences. Nous avons pour objectif d'établir un guide sur les bonnes pratiques de management.

En résumé, il existe, dans le travail des femmes, une maltraitance organisationnelle qu'il convient d'étudier plus en profondeur pour ne pas s'arrêter à des cas individuels et à des pensées telles que « c'est la faute du manager ».

Pour nous, et dans ma pratique, travailler sur les facteurs de risques psychosociaux est déterminant pour avancer sur ces sujets. Toute la santé des femmes est affectée par cette usure mentale.

Magali Chevassu, psychologue du travail à l'AISMT 13 (Association interprofessionnelle de santé et de médecine du travail) -- Réseau Présanse. - Madame la Présidente, Mesdames les rapporteures, merci d'avoir souhaité entendre la voix de la profession. J'espère la porter de la façon la plus juste possible. Je remercie également chaleureusement le docteur Letheux qui m'a transmis cette invitation, ainsi que l'ensemble de mes collègues ayant contribué à compiler ces arguments pour vous.

Comment prendre en compte la santé physique et mentale des femmes au travail ? Je précise que les chiffres que je présenterai sont issus d'un échantillon infime de la population générale, et ne sauraient en être représentatifs. Le psychologue en santé au travail n'a pas accès à une immense partie de la population, soit parce qu'elle va bien, soit parce qu'elle n'en voit pas l'intérêt, soit parce qu'elle est orientée ailleurs, vers d'autres professionnels, ou parce qu'elle est en situation de désinsertion professionnelle. En effet, nous n'avons pas accès, dans nos locaux, aux personnes qui ne travaillent pas. Les propos que je soumettrai à votre écoute sont à entendre comme des hypothèses de travail ou des constats empiriques issus de pratiques, et non des conclusions vérifiées. Ces constats ne présupposent d'ailleurs pas de la part d'inné ou d'acquis dans les comportements féminins ou masculins.

L'AISMT 13, dont je fais partie, est un service inter-entreprises comptant 13 110 entreprises adhérentes pour un total de 165 000 salariés. Parmi ces derniers, 47,5 % sont des femmes. L'écart se creuse sur la population des cadres, dont seuls 40 % sont des femmes.

S'agissant des inaptitudes au travail, les chiffres sont très stables sur ces cinq dernières années. 65 % d'entre elles ont été prononcées pour des femmes. Nous sommes tout de même soumis à un biais de recrutement, parce que de nombreuses entreprises adhérentes sont positionnées dans les secteurs de la grande distribution, de l'aide à domicile, du nettoyage ou du soin, très occupés par des femmes. Ce constat peut contribuer à expliquer une partie de ces inaptitudes, qui ne s'expliquent pas uniquement par le fait que les femmes souffrent davantage. Parmi notre échantillon, les femmes sont fortement représentées dans les secteurs difficiles et usants. 40 % de ces inaptitudes ont été prononcés pour des troubles mentaux et du comportement, tels que des troubles anxieux, des difficultés à gérer la pression managériale en raison d'un dénigrement au travail, de reproches sur l'organisation personnelle, d'une remise en question de leur capacité de travail.

Ces chiffres corroborent nos orientations vers la cellule de prévention de la désinsertion professionnelle, qui concernent 61 % de femmes à partir de 35 ans.

Pour ce qui est des consultations psychologiques, la proportion hommes/femmes des salariés orientés vers les psychologues du service est équivalente à celle des personnes qui se saisissent de la démarche, soit environ deux tiers des femmes. Je note tout de même que lorsque les salariés ne se rendent pas à mon bureau, mais que je me rends moi-même en entreprise, ce sont alors les hommes qui viennent me voir. En consultation, j'observe qu'une femme sur quatre occupe un poste de cadre, pour un homme sur trois. Ainsi, nous comptons un peu moins d'encadrantes que d'encadrants lors des consultations.

Les chiffres de notre service laissent également entrevoir que les femmes viennent beaucoup plus tôt que les hommes. Ces chiffres peuvent être interprétés par le biais de modalités particulières d'exposition aux risques psychosociaux, ou d'expressions symptomatiques, des spécificités liées aux représentations sociales de la femme, et des spécificités liées aux postes à responsabilité.

Je rappelle que dans la prévention des risques psychosociaux, l'enjeu n'est pas seulement de diminuer les facteurs de risques, mais aussi d'augmenter les facteurs de ressources. Un savant équilibre doit être trouvé entre l'existence des premiers et celle des seconds, dans lesquels puiser de l'énergie et de la satisfaction pour ne pas souffrir d'une situation de travail. En revanche, si les facteurs de risques sont trop représentés, on voit apparaître des troubles psychosociaux que sont le stress, le burn out, les conflits, les troubles addictifs à visée adaptative, les troubles musculo-squelettiques...

Les risques psychosociaux sont définis par Michel Collac comme des conditions d'emploi, des facteurs relationnels et organisationnels susceptibles d'interagir avec le fonctionnement mental. Dans le détail, quelques grandes familles reviennent souvent. Nous allons les analyser, en commençant par l'intensité et le temps de travail, soit les exigences de la tâche et de la performance. Dans cette famille de facteurs de risques, on remarque chez les femmes des temps partiels plus fréquents, mais qui ne sont pas nécessairement corrélés à une baisse de la charge de travail. Il est très habituel de voir une femme travailler sur un poste à 80 %, tout en étant soumise à une charge de travail à temps plein, parce que l'employeur n'a pas forcément les moyens de payer quelqu'un pour réaliser les 20 % supplémentaires, par exemple. C'est souvent le cas au retour des congés maternité, lorsqu'une femme prend un congé parental avec une diminution du temps de travail, sans voir de diminution du travail associé.

Les rythmes de travail sont par ailleurs très exigeants dans les secteurs dits féminins. Pour les hôtesses de caisse, la ligne de caisse doit fonctionner quoiqu'il arrive. Il en va de même pour les toilettes dans le milieu médical. S'y ajoute une charge mentale liée à l'organisation familiale.

La deuxième famille de facteur de risques concerne l'autonomie et la marge de manoeuvre. Une proportion moindre d'encadrantes implique nécessairement que les femmes sont plus nombreuses parmi les positions subalternes, qui n'ont pas toujours la possibilité d'être concertées sur leur travail, de participer aux décisions l'affectant. Elles ont alors le sentiment d'être plus à l'étroit dans un cadre auquel elles devront s'adapter. Les secteurs d'activité féminins comprennent par ailleurs en général des procédures lourdes, des manières de faire les choses très encadrées, des produits utilisés avec très peu de possibilités pour conseiller d'autres manières d'agir. Ces métiers connaissent en outre peu de possibilités d'évolution ou de reconversion.

La famille des conflits de valeurs et des conflits éthiques est quant à elle très exposée en fonction du niveau de responsabilités ou du secteur d'activité. Les métiers du care amènent par exemple les salariés à faire face à la souffrance ou aux difficultés des personnes. Je ne remarque pas réellement de différence en termes d'exposition sur cette famille de facteurs, mais je constate en cabinet une distinction s'agissant des conséquences sur la santé. Des conflits de valeur correspondent à des conflits à l'intérieur de l'individu. Une partie de moi défend mon système de valeur, entre ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, entre ce qui est bien ou mal, tandis qu'une autre partie de moi adopte un comportement, qui m'est la plupart du temps imposé par mon travail. Ces deux parties de moi, dans un conflit de valeurs, ne sont pas d'accord. On me demande de faire quelque chose qui va à l'encontre de ce en quoi je crois. Il se passe à cet instant un mal-être très particulier, lié à une dissonance cognitive dont il va falloir sortir. Sa résolution est très binaire : soit je maintiens mon système de valeur, mais je dois trouver un moyen de sortir de ce milieu qui le maltraite, soit j'aménage mon système de valeur de manière à justifier mon comportement. Les femmes, d'après un constat qui ne regarde que moi, tiennent plus longtemps dans cette situation de conflit psychique. Elles parviennent plus longtemps à faire des compromis, et tiennent dans la négociation avec l'employeur, en essayant de défendre un système de valeur. Un homme aura tendance à claquer la porte plus rapidement. Les conflits de valeurs sont intensifiés par la charge de travail, ou également peuvent donner le sentiment que la charge est plus intense que ce qu'elle n'est (par exemple lorsque l'on juge que les conditions ne nous permettent pas de faire un travail de qualité), notamment dans les milieux médicosociaux. La question des troubles musculo-squelettiques y est associée, particulièrement en ce qui concerne la toilette. Des quotas de personnel et de toilette par personne sont définis. Ce n'est pas tant la charge de travail qui pose problème, que la capacité à bien faire son travail, surtout lorsqu'elle implique des conséquences sur quelqu'un. Une personne âgée qui, ce matin-là, est plus difficile à lever, est de mauvaise humeur, est plus difficile à toiletter, affectera nécessairement le rythme des toilettes. On remarque ainsi que chez les personnes qui soignent, le souci concerne moins le fait de réaliser dix ou douze toilettes en deux heures que le fait de bien les réaliser.

Les exigences émotionnelles constituent la quatrième famille de facteurs de risque. Elles correspondent à tout ce qui me demandera de travailler sur mes émotions, de faire en sorte qu'elles n'affectent pas mon travail, de pouvoir rester neutre, voire jovial. Les professions commerciales elles-mêmes sont soumises à des exigences. Il faut être aimable et avenant. On remarque qu'elles se cumulent avec les exigences émotionnelles de la famille, les soins qu'on lui apportera. Les femmes ont d'ailleurs plus souvent le statut d'aidant. Elles ne se cantonnent pas au soin des enfants, mais aussi à celui des parents, voire de la fratrie handicapée, avec des différences d'expression émotionnelles. Je lie ici aussi ce constat avec les risques de TMS, notamment dans les secteurs du soin et de la petite enfance. Même si des appareils de portage y sont opérationnels, il est douloureux pour certaines femmes, pour les éducatrices ou les aides-soignantes, de ne pas pouvoir offrir la chaleur des bras. Il en va de même dans les crèches. Parfois, certaines personnes souffrant de douleurs dorsales ou autres, qui devraient les empêcher de porter, peinent à ne pas être dans le holding.

Ensuite, pour ce qui est des rapports sociaux et de la reconnaissance au travail, les métiers dits féminins sont parfois peu valorisés. Je peux ici citer le secteur de l'entretien ou de la grande distribution. Ils sont reconnus comme usants et sont plus exposés aux risques d'agression, en raison notamment de leur faible valorisation.

Les hôtesses de caisse ou d'accueil ne sont pas toujours très bien traitées. L'investissement dans le travail souffre d'un manque de reconnaissance. De nombreuses entreprises, aujourd'hui, reconnaissent uniquement le résultat du travail. Pourtant, très souvent, c'est la reconnaissance existentielle de la personne que je suis qui importe, le fait que l'on me dise bonjour, que l'on me demande comment je vais, mais aussi la reconnaissance du processus de travail : quels efforts mets-je en place pour réussir à faire ce travail et à produire ce résultat ? Ai-je mis plus de temps, ai-je approfondi mes connaissances ? Ai-je mis plus d'implication, plus de soucis émotionnels ? Cette partie reste très invisible et peut faire souffrir.

Je reviens également sur les problématiques d'insertion des minorités. Les femmes qui exercent dans les milieux d'hommes exercent le même métier, mais y sont exposées à des remarques sexistes ou autres, ou occupent des postes administratifs. La réalité est très clivée. Nous pouvons voir apparaître des questions de « harcèlement ». J'utilise ici des guillemets, car cette notion est juridique. Au stade où les femmes nous parlent, nous ne pouvons pas forcément le qualifier comme tel, du moins juridiquement. Nous remarquons en revanche qu'elles sont très sensibles au manque de bienveillance. Dans l'environnement de travail, on ne prête pas toujours attention à l'impact de la manière dont on va dire les choses, des propos que l'on va choisir. Les femmes sont très concernées par ce sujet. Elles vont se demander pourquoi on leur a adressé tel propos, de telle manière, en choisissant un mot et pas un autre. Par ailleurs, je ne sais pas si ce constat est plus féminin que masculin, mais les femmes se comparent beaucoup entre elles dans le milieu du travail. Les conflits générationnels sont assez importants entre les représentations des jeunes femmes et celles des femmes plus mûres dans le travail.

J'en viens enfin, pour clore mon propos sur les facteurs de risques psychosociaux, sur l'insécurité de la situation de travail. Les carrières hachées ou les interruptions pour grossesse et congés parentaux peuvent porter préjudice à la progression de carrière.

Le deuxième chapitre de ma présentation porte sur les modalités d'expression des symptômes. Les femmes en consultation clinique ont une particularité : elles vont exprimer beaucoup plus souvent de la culpabilité. Elles pleurent plus souvent. En termes positifs, elles mettent davantage en avant leur capacité d'adaptation et leur esprit collectif. Le sentiment de faire un travail utile est pour elles un facteur d'épanouissement. Dans le même temps, elles se sentent étiquetées comme plus fragiles. Je lie cette observation au fait qu'en entreprise, les hommes viennent nous voir plus facilement que les femmes, simplement parce que ces dernières se sentent déjà plus stigmatisées. Le fait d'entrer dans la salle avec le psychologue revient, pour elles, à confirmer qu'elles sont plus fragiles.

Revenons ensuite sur l'analyse des pleurs qui, pour moi, ne sont absolument pas le signe d'une fragilité plus importante, mais, au contraire, d'une meilleure régulation des émotions. Elles sont moins bloquées à l'intérieur, et elles agissent moins sur le long terme. En tout cas, les femmes montrent des compétences plus précoces et plus précises en termes de repérage des symptômes de stress. Elles savent mieux si elles souffrent de symptômes physiologiques du stress. Elles repèrent mieux les situations qui vont les stresser, et les techniques qu'il va falloir mettre en oeuvre pour les éviter ou pour y faire face. En général, elles sont plus à l'écoute de leurs corps et de leurs émotions. En revanche, cela contraste énormément avec leur tendance à prioriser les besoins de l'autre. Elles ne viendront pas en consultation, pas parce qu'elles ne ressentent pas le besoin, mais parce qu'elles identifieront d'autres priorités et d'autres personnes dont il faut s'occuper.

Les hommes, en consultation, vont quant à eux exprimer beaucoup plus facilement des douleurs, de la colère ou de la fatigue. Ils vont venir plus tard, plus abîmés. Je pense que beaucoup d'entre eux souffrent de dépressions masquées, qui n'ont pas été repérées. C'est peut-être pour cette raison qu'on nous les oriente moins, et pas parce qu'ils souffrent moins. Ils ont honte de craquer. Ils mettent davantage en avant leur autonomie et leur capacité à prendre des initiatives. Les possibilités d'évolutions constituent pour eux un facteur d'épanouissement.

La banalisation des difficultés par les femmes est plus grande si la famille est monoparentale, parce qu'elles se donnent une interdiction de faillir. Il en va de même si elles occupent une position de cadre. Là encore, il faut pouvoir rationaliser le stress, qui fait partie du métier, ou en tout cas prouver qu'on mérite le poste. Elles mettent alors les bouchées doubles pour prouver qu'elles sont à la hauteur de la tâche.

Je conclurai ce propos en parlant des transformations psychiques profondes inhérentes à n'importe quel parcours de maternité : accouchements, adoptions, fausses couches, parcours PMA ; échecs ; allaitement ; sommeil du nourrisson ; pathologies du nourrisson ou liées à l'accouchement... Ces différents éléments peuvent avoir un impact, positif ou négatif, sur l'estime de soi, sur la confiance en soi, sur le sentiment de légitimité et d'efficacité personnelle. Ils agiront comme une caisse de résonance sur les difficultés que peuvent rencontrer les individus au travail, en venant les atténuer ou au contraire en les aggravant. Ce constat s'applique aux femmes comme aux hommes.

Ensuite, le stress d'origine psychologique est une double appréciation : j'apprécie à la fois de manière subjective la contrainte qui m'est imposée, et de manière subjective les ressources dont je dispose pour y faire face. Je peux alors me tromper doublement, sur la gravité de cette contrainte qui m'est imposée, et sur l'efficacité des ressources que j'ai à ma disposition, ce qui parfois amène à des différences en termes de stress ressenti. Les hommes ont souvent tendance, quand ils ressentent du stress, à surévaluer la contrainte qui leur est imposée. À stress équivalent, les femmes vont plutôt sous-évaluer leurs ressources. Ce constat est encore une fois lié à la confiance en soi et l'estime de soi des femmes.

La santé psychique dépend de la capacité à intégrer les expériences positives et négatives et à faire face aux défis avec le sentiment d'être en capacité d'affronter les conséquences. La nature humaine est essentiellement multidimensionnelle, et elle implique de traverser des phases de transformation parfois radicales en fonction des étapes de la vie. Quid du code du travail et de l'article L4121-2 alinéa 4  : quand allons-nous adapter le travail à l'être humain ? Il existe quelques exemples, mais ils sont trop peu nombreux, à mon sens. Enfin, l'acceptation du vieillissement est rendue beaucoup plus difficile socialement pour les femmes que pour les hommes. Une femme plus avancée dans l'âge a plus de chances d'être considérée comme plus usée et moins efficace, alors qu'un homme plus avancé dans l'âge est considéré comme plus expérimenté, plus outillé, plus légitime.

Permettez-moi maintenant de vous exposer quelques représentations sociales stéréotypées au travail. Les femmes et les hommes vivent une éducation émotionnelle très genrée. C'était en tout cas vrai pour ma génération. Les petites filles ne sont pas forcément « autorisées » à exprimer beaucoup de colère. On légitime en revanche beaucoup leur tristesse. On les accompagne beaucoup. C'est l'inverse pour les hommes. Les petits garçons peuvent se mettre en colère, mais ne peuvent pas pleurer, au risque de ne pas devenir un homme. Heureusement, cette réalité évolue quelque peu.

L'éducation des filles est, de manière générale, plus protectrice. C'est très bien, mais cela signifie, en sous-jacent, que les femmes sont des victimes potentielles et qu'elles sont donc des proies dans un milieu de prédateurs. Ainsi, nous pouvons peut-être nous interroger sur les hésitations plus importantes des femmes à prendre des risques par rapport aux hommes.

Je m'interroge également sur la notion de préoccupation maternelle primaire, un état presque fusionnel de la maman avec son petit bébé, censé débuter vers la fin de la grossesse et prendre fin quelques mois après l'accouchement. Elle a été théorisée par un homme, comme une pathologie mentale d'allure schizoïde et transitoire. Je me demande si ce ne serait pas faux. Le caractère transitoire ne serait-il pas erroné ? Je ne pense pas que les femmes soient coupées de leurs besoins essentiels lorsque leurs enfants atteignent 25 ans. Et si ce n'était pas une pathologie mentale ? Et si être capable d'être à l'écoute des émotions de l'autre et de ses besoins était normal ? Et si cette capacité à être en connexion et à ressentir les besoins de l'autre et à pouvoir y répondre était inhibée chez les hommes, par l'éducation par exemple ?

Je peux également mentionner des attendus sociaux autour de la vulnérabilité et de la douceur. À cause d'eux, la charge mentale et émotionnelle, qui est invisible, n'entraînera pas de reconnaissance particulière. Ce constat pose des problèmes dans les milieux du care. Il existe par ailleurs un paradoxe énorme entre le fait qu'une femme doive être douce, vulnérable, s'occuper des enfants, et le fait que celles qui priorisent l'éducation des enfants sur leur insertion professionnelle soient stigmatisées. Par ailleurs, on va dévaloriser la femme en position d'autorité, et qui l'affirme, en ne parlant plus d'autorité légitime du manager, mais de « la méchante ». Elle n'est pas censée être fermée, mais être douce et bienveillante.

Bien évidemment, les attentes autour de la maternité stigmatisent les femmes qui font le choix de ne pas avoir d'enfant ou qui ne peuvent pas en avoir.

Les hommes, de leur côté, vont s'autoriser très difficilement une forme de fragilité - ou ce qu'ils estiment comme tel. Il existe par ailleurs des stéréotypes sur l'ambition et la quête de pouvoir. Les autoritarismes masculins vont être plus facilement légitimés par les femmes. Un patron qui me parle mal n'est pas forcément un méchant. C'est juste un patron. La seule exception concerne les hommes dans une position de pouvoir perçue comme illégitime, parce qu'ils n'auraient pas montré leurs capacités à manager correctement, ou parce qu'ils exercent leur pouvoir par la séduction ou la manipulation. Les femmes sont très efficaces à repérer ce genre d'illégitimité de pouvoir.

J'en viens aux postes à responsabilité. Le code du travail implique des obligations de moyens et de résultats de l'employeur vis-à-vis de la santé et de la sécurité des travailleurs. Ainsi, le rôle prescrit du manager, en termes de disponibilité, d'écoute, de protection, est une posture de soutien. Ça, c'est sur le papier. Dans les faits, dans le travail réel, la posture du manager est tournée vers la performance, la pression, le contrôle, la vérification, la surveillance, la transmission de consignes. Il est garant de leur application. C'est un vrai problème pour le management intermédiaire. Ces managers appliquent ce qu'on leur impose de plus haut en composant avec les contraintes qui viennent d'en bas. Ils ont ainsi une responsabilité sans disposer des moyens d'agir. Ils en viennent alors à culpabiliser.

La femme sait gérer la responsabilité et la disponibilité. Cela fait partie du bagage féminin. En revanche, sur ces postes, elle anticipe très bien la balance gratification - sacrifice, ou la balance bénéfice - risque. Elle est en conflit sur les représentations entre la compatibilité de la vie de famille et le travail. Je me demande pourquoi. Certes, le cadre travaille souvent au forfait jour, mais les milieux du care ou de la grande distribution sont eux aussi concernés par une disponibilité très faible, par du travail le week-end ou en soirée. Ainsi, la compatibilité entre la vie de famille et les postes de management n'est pas forcément moindre que dans d'autres secteurs d'activité ou dans d'autres niveaux de la hiérarchie. Enfin, les femmes sont confrontées à un sentiment d'illégitimité plus prononcé que celui des hommes quand on leur demande leur opinion sur ces postes.

Maintenant, quelques pistes de réflexion. Puisque nous discutons d'une meilleure manière de prendre en compte la santé des femmes au travail, je pense qu'il est aussi important de changer le regard social. L'encadrant doit-il être responsable du travail fourni par ses collaborateurs, comme c'est le cas aujourd'hui, ou doit-il être responsable des collaborateurs, eux-mêmes responsables de leur travail ? Dans le milieu du care ou dans le social, peu de salariés travaillent pour leur direction. Ils travaillent pour leurs publics, pour leurs patients, pour leurs résidents. Leur direction est envisagée comme quelqu'un qui doit les soutenir et leur fournir les moyens pour bien faire leur travail. Ce n'est pas ce qui est observé dans la réalité. Si on envisage que le responsable doit être responsable du collaborateur, de son bien-être, de sa capacité à travailler, on présuppose un recrutement qui ne reposerait plus uniquement sur une compétence technique, mais aussi sur d'autres formes de compétences. Cela suppose aussi une amplification des efforts de formation des managers aux indicateurs de mal-être, à la communication, à l'écoute, plutôt que sur la rentabilité. À la clé serait attendu un vrai bénéfice secondaire sur la prévention des risques psychosociaux, puisqu'on gagnera en latitude décisionnelle et qu'on améliorera les relations entre les collaborateurs et les encadrants.

Enfin, plus on est haut, plus on est seul. En bas, les équipiers sont un groupe, un collectif. Plus on monte dans la hiérarchie, plus on est isolé. Alors, pouvons-nous promouvoir la transversalité des projets partagés, ne serait-ce que pour alléger la charge cognitive et décomposer les problèmes complexes ? Il ne s'agit pas tellement de positionner plus de femmes dans des postes d'encadrement, mais aussi d'améliorer leur satisfaction sur ces postes en les rendant plus en phase avec leurs besoins. Pourquoi ne pas instaurer systématiquement des partages de bonnes pratiques entre encadrants pour renforcer un sentiment d'appartenance, de légitimité - puisqu'on sait qu'elles se sentent illégitimes -, pour diminuer la charge cognitive et renforcer le sentiment d'efficacité ?

Enfin, je suis tombée sur une conclusion qui m'a beaucoup étonnée : les femmes ont moins de chances de bénéficier de promotions internes, selon un rapport de 2022 de Romain Bendavid et Flora Baumlin. Il est vrai qu'en consultation, les femmes me rapportent que si elles veulent évoluer, on va les inciter à changer d'antenne ou à demander une mutation parce qu'elles connaissent trop leurs collègues. Bien connaître ses collègues implique-t-il qu'on les managera moins bien ? Qu'ils nous obéiront moins bien ? Je ne sais pas. Ne serait-ce pas simplement la peur du lien, la peur qu'une femme ait peut-être plus de chance à favoriser les unes ou les autres sur des critères émotionnels plutôt que sur des critères de travail ? Pourquoi pense-t-on qu'une femme est moins apte qu'un homme à bénéficier d'une promotion interne ? C'est une vraie question.

Pour ce qui est du regard sociétal et de la confiance, de nombreuses femmes, en France, ont peur du congé maternité. Elles ont peur de ne pas retrouver le même travail une fois qu'elles seront parties. Pourtant, ce congé est assez court. En Allemagne, il est très mal vu de revenir au travail moins d'un an après l'accouchement. On y investit la femme d'un rôle très important d'éducation, de formation d'un futur membre de la société. Finalement, si on privilégie son travail, on y est vu comme un peu égoïste ou en marge des besoins sociétaux. Ce n'est pas du tout le cas en France, où il faut vite revenir au travail. Ne pas le faire signifierait qu'on ne s'intéresse pas à la société.

Pourquoi ne pas réfléchir au meilleur encadrement des remplacements ? De nombreuses femmes reviennent de congés pour se voir attribuer un poste différent, ce qu'elles vivent comme une vraie dégradation, une dévalorisation. Parfois, c'est même leur remplaçante pendant le congé maternité qui va occuper leur poste une fois qu'elles reviennent. Une réelle réflexion me semble nécessaire sur ce point. Par ailleurs, pourquoi ne pas renforcer le soutien aux mères allaitantes ? Pourquoi ne pas systématiser les conseillères en allaitement et les congés allaitement ? Pourquoi ne pas recommencer à rémunérer les pauses allaitement ? Dans le cadre de mes recherches, j'ai retrouvé une vieille proposition de loi adoptée par la Chambre des députés en 1913, disposant qu'il est interdit de décompter en aucune façon du montant du salaire journalier l'heure destinée à l'allaitement. Pourquoi a-t-elle disparu ? C'est sûrement un fait du progrès, de la modernité, et de nombreux facteurs. Sous l'angle économique, l'allaitement n'est absolument pas un temps productif pour l'entreprise. En même temps, une femme à qui l'on permet de remplir ses objectifs personnels sera une salariée très motivée, qui se sent très considérée et donc très loyale vis-à-vis de son entreprise. Nous savons en outre que l'allaitement est reconnu comme préventif vis-à-vis du cancer du sein.

Nous devons par ailleurs sortir du paradoxe et donner les moyens d'occuper le rôle d'aidants ou de soignants. On pourrait aussi - soyons fous - donner aux soignants les moyens de soigner, mais en tout cas, nous devons aider les aidantes familiales ou les personnes assurant ce rôle dans la famille à pouvoir mieux le faire. Il serait également opportun de renforcer les politiques de congé enfant malade et aidant familial. Je cite également le maintien de la mutuelle lors du congé parental intégral.

Ensuite, s'agissant du temps de travail, certaines entreprises, plus grosses et mieux loties, proposent des tranches horaires d'arrivée et de départ, offrant beaucoup plus de souplesse dans l'organisation. Valorise-t-on la réalisation des objectifs, ou le nombre d'heures ? Là aussi, c'est une vraie question. Comment valorise-t-on les temps interstitiels, c'est-à-dire les fausses pauses ? Dans certains milieux de travail, la communication est dysfonctionnelle. On n'a pas le temps de se transmettre des informations. Il arrive qu'on utilise alors les pauses pour le faire. Certes, ces temps vont fédérer les équipes ou réguler les émotions, mais ce ne sont pas des pauses. Les salariés ne coupent pas avec le travail et n'allègent pas leur charge cognitive.

Nous devrions également favoriser l'éducation émotionnelle précoce pour tout le monde, pour que chacun puisse mieux repérer et valider ses émotions. Il est également nécessaire de mieux valoriser les soins préventifs en général et les soins psychiques en particulier, avec des efforts de remboursement. Renforcer la présence des psychologues dans les structures de soins à la fois pour les patients, mais aussi pour les équipes, pour les aider à réguler leur tension, est essentiel. Quid des contrôles arrêt maladie ? En consultation, des salariés me demandent des attestations pour prouver aux contrôleurs de la Sécurité sociale qu'ils n'étaient pas en train de se balader. Pourtant, même s'ils l'étaient, ce serait la possibilité d'avoir des expériences positives pour sortir d'une dépression.

Ensuite, la prise en compte du genre dans l'alliance thérapeutique est aussi une question sans réponse. Un homme se confie-t-il plus facilement à un homme ou à une femme sur un problème psychique, et inversement ? Égalité rime avec équité, et pas avec indifférenciation.

Venons-en à la question des retraites. Est-ce qu'on récompense uniquement le temps qui est générateur de richesse ? Ou pouvons-nous aussi imaginer qu'on pourrait récompenser les efforts de cohésion sociale tout au long de la vie ? Les retraites, dans le débat qui nous concerne, vont affecter fortement les espaces de transmission et d'entraide intergénérationnelle, que ce soit par rapport à la garde des petits-enfants, mais aussi aux soins des parents. Une femme de 65 ans peut avoir des parents en situation de dépendance très avancée. C'est souvent un point crucial que de pouvoir leur apporter une fin de vie digne dans un accompagnement avec le sentiment de rendre tout ce qu'on a reçu de son parent.

Enfin, et je me permettrai de clore là-dessus, attention aux fausses bonnes idées. Nous avons déjà identifié des antécédents, notamment dans l'automatisation du travail. Je pense ici au voice picking, qui visait à alléger le travail, mais a créé de nouveaux problèmes, ou aux coupures dans le temps de travail. À titre d'exemple, un petit supermarché de province a vu ses risques psychosociaux exploser à la suite de l'abolition de certaines coupures du midi, qui duraient parfois quatre ou cinq heures. Sur un métier déjà peu valorisé, ces quelques heures de coupure permettaient, le mercredi, d'économiser une garde, de passer du temps avec ses enfants, de les accompagner au sport avant de revenir au travail. Une fois qu'on a enlevé cette capacité à concilier leur vie professionnelle et personnelle, le seuil de tolérance des salariés à d'autres difficultés - mauvais rapports avec la chef de caisse, polyvalence, déchargement de palettes - s'est retrouvé abaissé.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Qu'est-ce que le voice picking ?

Magali Chevassu. - Il s'agit, à mes yeux, d'une pratique déshumanisante. Vous portez un casque sur les oreilles, duquel une voix robotisée vous indique des numéros toute la journée. Elle vous dit d'aller dans l'allée 1 pour prendre un certain nombre de colis, par exemple. En boucle, vous devez lui répondre « OK » pour confirmer que vous avez bien compris la consigne, puis que vous avez réalisé ce qui vous était demandé. Toute la journée, vous entendez des chiffres, et répondez « OK ». C'est une façon de transmettre des consignes, qui fait gagner beaucoup de temps.

Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup pour votre exposé très complet. Je me tourne enfin vers notre dernière intervenante de la matinée, Alice de Maximy, fondatrice du collectif Femmes de Santé, premier collectif pluri-professionnel de femmes qui ont une activité dans le secteur de la santé, qui a récemment fait des propositions en matière de santé des femmes au travail dans ce secteur.

Alice de Maximy, fondatrice du collectif Femmes de Santé. - Je vous remercie, Mesdames les Sénatrices. Merci de me donner l'opportunité d'être la voix de ce collectif qui compte 2 700 membres du secteur public ou privé, dans la santé, dans l'industrie, des aides-soignantes, directrices de laboratoire pharmaceutique ou secrétaires médicales. Nous sommes ouverts aux hommes, dont nous comptons cinquante représentants en notre sein. En effet, on ne rétablit pas une inégalité de genre en en créant une autre. Notre genèse correspond à un rapport du CSA sur la représentation des femmes dans les médias audiovisuels pendant l'épidémie de Covid-19, qui a mis en évidence le fait que, sur les sujets de santé, les femmes sont présentées uniquement comme mères d'enfants ou malades, et pas à des postes d'expertes.

Le collectif a pour mission de construire un système de santé plus juste, plus équitable et plus égalitaire, et de faire avancer la santé par l'intelligence collective pluridisciplinaire, grâce à la sororité.

En tant qu'actrice de santé publique pendant plus de quinze ans, puis start-uppeuse, j'ajoute qu'un tel collectif n'existe pas. La santé est cloisonnée au niveau du secteur public et du secteur privé, qui se détestent, et du fait d'une hiérarchie sclérosante qui pèse sur les conditions de travail de tous, notamment des femmes. Elle est également cloisonnée entre secteurs d'activité, tant le champ est large. Nous sommes le seul collectif ayant explosé ces cloisons. Ainsi, mon approche sera différente de celle qui vous a été présentée jusqu'à présent, puisque nous décloisonnons et dézoomons systématiquement les sujets.

Notre collectif est porté par la start-up Hkind. Il n'a pas de statut associatif, mais ses orientations stratégiques, éthiques et opérationnelles sont toutes discutées en comité d'organisation qui regroupe des femmes de santé de tous les secteurs. Un système de sondages en ligne permet de définir les thématiques de nos travaux. Ainsi, notre fonctionnement est plutôt démocratique.

Avant d'aborder les travaux du collectif, je souhaite attirer votre attention sur deux enjeux de santé au travail que j'ai pu percevoir ou qui m'ont été rapportés par les membres du collectif. Je ne me fais ainsi pas l'écho de travaux basés sur des faits, mais sur des témoignages qui ont pu remonter. Les femmes victimes de violences intrafamiliales représenteraient 10 % des salariées, et les repérer et les aider au travail est favorable à leur santé mentale. Les hôpitaux sont obligés d'établir des plans d'égalité. L'un d'eux a créé un système d'accueil des femmes victimes de violences salariées, qui a permis de les remettre dans l'emploi alors qu'elles étaient en arrêt maladie. Ensuite, les remarques sexistes dans le secteur de la santé sont légion. Depuis la nouvelle loi sur la qualification juridique du harcèlement au travail, nombre d'entre elles peuvent être considérées comme du harcèlement. C'est extrêmement fréquent, en raison d'un cloisonnement au niveau de la hiérarchie : notamment dans le secteur public, les directeurs d'hôpitaux ne sont pas les chefs des médecins et des pôles soignants. Ainsi, lorsqu'ils veulent installer une politique claire, en santé ou en RH, ils ne le peuvent pas si la Commission médicale d'établissement (CME) ne le vote pas et si les soignants ne font pas preuve de volonté à ce sujet.

Par ailleurs, la fondation de la Mutuelle nationale des hospitaliers (MNH) a dressé une revue de la littérature internationale sur la santé de la femme dans le secteur professionnel de la santé, et donc sur la santé des professionnelles de santé. Je ne peux pas vous donner ce document, qui m'a été donné dans une version non diffusable, mais il en ressort d'énormes enjeux de santé reproductive et sexuelle, ainsi que des problèmes de grossesse. D'abord, le taux de fausses couches y est supérieur à la moyenne. Ensuite, puisqu'on peine à recruter des soignants dans le secteur hospitalier privé ou public, l'annonce d'une grossesse est un vrai problème, le poste n'étant pas remplacé. Ainsi, les statistiques montrent que les femmes internes ne font pas d'enfants, parce que leur stage est reporté, donc elles perdent en ancienneté, et les femmes reculent leur maternité, voire ne font pas d'enfants. Ce constat est également dû à la perception de ce qu'est le fait d'avoir un enfant, mais surtout au trouble généré par une grossesse et un congé maternité non remplacé dans un service déjà très tendu. Je peux demander que cette étude très intéressante de la MNH vous soit fournie. Il est à noter que celle-ci, comme toutes les autres études, a complètement oublié les aides-soignantes, comme les femmes qui apportent les plateaux-repas ou font le ménage à l'hôpital, parce qu'elles ne sont pas des employées à proprement dit de l'établissement, mais qu'elles sont payées par des prestataires de services. Leurs conditions de travail sont déplorables, mais on n'en parle jamais. Leur profession est au moins à 95 % féminine. J'attire votre attention sur ce manque de données à leur sujet.

Ensuite, on parle beaucoup de discrimination, et de discrimination positive. Je rappelle que le terme anglais pour désigner cette dernière est affirmative action. La perception en est bien différente. La notion de « discrimination » positive sera à revoir. En santé, on parle d'équité. C'est acté par toutes les personnes qui oeuvrent dans la santé et qui travaillent sur la santé de la femme.

En décembre dernier, nous avons organisé les États généraux des Femmes de santé, en présence de plusieurs centaines de personnes. Ils avaient pour objectif de trouver des solutions utiles, pratiques et concrètes à de grands enjeux de santé. Cette année, nous avons choisi de travailler sur le thème de la santé de la femme. L'année dernière, nous avions échangé sur la place de la femme dans le secteur professionnel de la santé. Nous avons trouvé énormément de solutions et identifié énormément d'enjeux. Je vous en parlerai si vous le souhaitez.

Lors de ces états généraux, nous commençons par dresser une revue de la littérature grise française, c'est-à-dire des études accessibles en ligne. Nous en extrayons des problématiques qui existent, puis les présentons aux femmes de santé. Celles-ci identifient ensuite, avec nous, de grands enjeux sur lesquels elles veulent travailler, qui répondent à la synthèse de la revue de la littérature. Quatorze ateliers collaboratifs ont été créés. L'évènement a eu lieu le 9 décembre. Trente solutions ont été proposées et données aux cabinets des ministres de la santé, de l'égalité et de la fonction publique. Une lettre ouverte adressée aux pouvoirs publics, signée par 700 personnes, a été écrite pour créer un Institut national Santé de la femme. Nous cherchons actuellement la structure juridique qui pourrait le soutenir. Il aurait pour objectif de porter une stratégie nationale de santé de la femme qui n'existe pas - c'est d'ailleurs incroyable.

Il est en outre à noter qu'il n'existe pas de parcours de santé de la femme en dehors de la maternité, du cancer du col de l'utérus et du cancer du sein. Le parcours de santé regroupe la prévention, le soin, le post-soin. Le jour des États généraux, nous avons donc travaillé sur ce parcours. Je vous en parlerai éventuellement ultérieurement. À titre d'exemple concret, saviez-vous que les petites filles sont traitées plusieurs années après les petits garçons quand elles souffrent d'un retard de croissance ? On sait pourtant qu'il est important de donner les hormones de croissance au bon moment. Nous n'avions absolument pas perçu cette réalité avant de dresser une revue de la littérature. Nous avions reçu des échos, et les femmes de santé nous demandaient de travailler là-dessus, mais nous ne nous étions pas réellement interrogés. Nous nous sommes aperçus de tant de trous dans la raquette, de tant d'inégalités et de manquements que nous n'avons pas été capables d'identifier un sujet sur lequel travailler. Nous avons donc organisé un atelier visant à déterminer les sujets sur lesquels nous allions nous pencher lors des États généraux.

Le thème précis de ces derniers est le suivant : « Inégalités de santé chez les femmes : briser les paradigmes et proposer une approche positive ». Vous en comprendrez très vite la raison. Je pourrai vous en communiquer la synthèse, dont il est ressorti que si l'on n'a pas compris que tout tourne autour de la charge mentale des femmes, du sexisme intégré, des tabous et des biais genrés, alors on n'a pas du tout compris ce qu'il se passe dans la santé de la femme.

Nous avons pu démontrer, par des études, que la charge mentale empêche l'accès aux soins et l'accès à la prévention. Si on parle de prévention, tout ce que l'on propose, notamment pour les femmes, alourdit la charge mentale. Par conséquent, elles ne s'orientent pas vers la prévention, et on tourne en rond dans ce circuit. Il y a, ne serait-ce que trois ans, on parlait très peu de charge mentale - bien que cette idée date de 1985, et encore moins de charge mentale dite médicale qui veut que la femme, si elle a une famille, pensera aux rendez-vous médicaux de tout le monde, sauf aux siens. Elle ne réalisera donc pas ses dépistages et autres. Par ailleurs, si son dépistage est positif, et qu'elle est atteinte d'un cancer, on parlera de cancer « évitable », car pouvant être dépisté tôt. Imaginez le poids de la culpabilité des femmes ayant un cancer « évitable » parce qu'elles ne sont pas allées se faire dépister à temps.

La charge mentale apparaît en deuxième position des freins à la prise en charge et au fait d'être bien soignée ou de prendre soin de sa santé, après l'argent. On sait que les femmes sont plus précaires, je ne reviendrai pas sur ces démonstrations.

Nous nous sommes retrouvés face à ces constats et différents sujets : la notion de tabou, qui revient toujours en toile de fonds, une banalisation des symptômes, des maladies totalement inconnues de tous, des maladies mixtes présentant des spécificités féminines. Nous avons décidé de travailler en amont des États généraux sur deux grands ateliers. Le premier avait pour objectif de faire en sorte que les préventions primaires, secondaires et tertiaires ne soient pas perçues comme des contraintes supplémentaires, mais comme un moyen de lever la charge mentale des femmes. Cela n'a jamais été fait dans la santé, jamais été pensé ainsi. Nous nous sommes dit que nous étions un peu folles de partir là-dessus, qu'on n'y arriverait jamais, mais on l'a fait. Le deuxième atelier portait sur la littératie en santé, ou comment donner la bonne information, le bon choix au bon moment. En d'autres termes, comment lever les tabous autour de la charge mentale ?

J'en reviens à l'enjeu du travail. Nous avons identifié trente solutions, et je vais vous en citer quelques-unes. En préalable, nous avons parfois confondu la charge mentale et la santé mentale, car ces deux aspects sont intimement liés. Le Covid a alourdi la charge mentale des femmes. Une étude suisse de 2015, intitulée « Santé mentale au féminin : entre vulnérabilité intrinsèque et impacts des facteurs psychosociaux ? », a démontré que les hommes et les femmes ne percevaient pas du tout de la même manière les risques, le traitement et l'interprétation du stress. La conviction de pouvoir maîtriser son existence est moins marquée chez les femmes, qui sont par ailleurs souvent concernées par des revenus plus faibles. On parle par ailleurs trop peu de la perte de l'identité du rôle sexuel. L'infertilité, la ménopause, les expériences d'avortement font que nous sommes plus vulnérables à ce niveau. Si l'on y ajoute la charge mentale, on passe du côté de la santé mentale.

Face à cet enjeu, on ne peut pas faire fi de la charge mentale en santé publique. Jusqu'à présent, rien n'a été pris en compte en santé publique dans les dispositifs de prévention s'agissant de la charge mentale, à l'exception, sans doute, de la médecine du travail. Dans le quotidien et dans l'ensemble des politiques publiques, cette notion est absente. Il n'existe aucun indicateur et aucun dispositif de prévention concernant la charge mentale dans l'arsenal proposé. De ce fait, nous avons émis plusieurs recommandations, concernant d'abord les employeurs. Nous proposons que les préventions soient mises en place sur le temps de travail, voire organisées par les employeurs. Tous ceux qui participaient aux États généraux y étaient favorables. Certains ont déjà dédié une journée de congé à la prévention. En d'autres termes, il est essentiel d'accorder du temps de santé prévention dans les accords des salariés et de faire venir les préventions aux femmes. Ainsi, on peut soit accorder une journée, soit prendre les rendez-vous, soit faire venir les professionnels sur les lieux de travail pour organiser des campagnes de vaccination, par exemple.

Par ailleurs, au même titre qu'il existe des référents égalité, il serait opportun d'instaurer des référents prévention dans les entreprises. Ici, nous nous sommes focalisés sur la santé de la femme, mais vous vous doutez bien que ce genre de proposition est mixte et bénéficie à tous.

Nous avons également émis une demande de prévention des récidives après une longue maladie et après un congé maternité auprès des employeurs. Un retour de maternité compliqué pèse sur la femme. Les statistiques le font apparaître, il ne s'agit pas d'une question d'opinion.

Ensuite, nous devons inciter les employeurs à tenir compte de la singularité féminine dans la santé, mais ce levier est complexe. La santé des femmes est tellement taboue que celles qui prônent l'égalité ne veulent parfois pas en entendre parler. En même temps, il le faut. C'est toute cette ambiguïté autour de la parole qu'on met dans les entreprises, avec le rôle de l'employeur, qui doit être travaillée et discutée. Nous avons besoin de coopération dans ce cadre.

S'agissant de nos demandes en direction des pouvoirs publics, il apparaît nécessaire de mettre en place une macro-étude économique qui montre les bénéfices de la prévention au sein de l'entreprise, avec une entreprise pilote. Nous devons regarder la réalité en face. En tant qu'employeur, on ne s'oriente pas vers la prévention, car on craint que cela coûte de l'argent. Pourtant, le bénéfice est réel. Nous le savons, mais aucune étude économique ne l'a jamais prouvé. Les moyens existent. On connaît la méthode, on sait monter ces études macro-économiques, il faut simplement les mettre en place. Une fois que l'efficacité de la prévention sera démontrée, de même que son bénéfice pour l'entreprise, on disposera d'un argument contrant la performance, tant mise en avant.

Ensuite, le rôle et les missions de la médecine du travail devraient être clarifiés. Nous savons qu'il existe des guerres entre les groupes de médecine. Notamment, les trois rendez-vous de prévention ne sont pas des consultations, mais peuvent y donner lieu. Quel est le rôle de la médecine du travail à ces trois occasions ? Nous savons que les médecins et les professionnels sur le terrain sont déjà noyés sous la charge. Quel est le rôle de la médecine du travail en la matière ?

Ensuite, on parle beaucoup de la femme au travail, mais on n'a pas pensé aux femmes qui ne travaillent pas, et qui ne vont pas non plus vers la santé. Elles ne le peuvent pas, parce qu'en général, elles s'occupent de leurs enfants. Elles ne se rendent pas aux rendez-vous de prévention. Il serait judicieux que la Caisse d'allocations familiales (CAF) organise un système pour qu'elles puissent passer leurs examens médicaux lorsqu'elles doivent le faire.

Enfin, nous demandons que toutes les politiques publiques de prévention intègrent un indicateur de la charge mentale, pour savoir si la proposition émise l'alourdira encore, ou non. Si oui, une bonne partie des femmes n'iront pas dans cette prévention, qui présentera encore des manquements.

Nous demandons, pour libérer ces tabous, la bonne information au bon moment pour le bon choix. On sait maintenant que la plupart des femmes atteintes d'un cancer ne comprennent absolument pas leur maladie et que celles qui prennent un traitement ne le comprennent pas. Nous savons aussi que presque aucun médecin ne leur demande, dans le cadre du soin, ce qu'elles ont compris de leur maladie ou ce qu'elles ont pensé de leur traitement. La reformulation n'est pas proposée.

Dans ce cadre, nous proposons qu'une campagne de communication soit mise en place pour que chacun et chacune puissent prendre conscience des tabous entourant la santé féminine, pour les libérer dans le travail et dans le cadre des soins, et pour les libérer pour les hommes. Nous souhaitons que la libération des tabous soit pionnière chez les femmes. Cette campagne de communication montrerait des symptômes tabous chez les femmes, qui en parlent entre elles et font savoir que ce n'est pas normal. Par exemple, une femme pourrait dire qu'elle vient d'éternuer et de s'uriner dessus, mais que ces fuites urinaires sont normales. Eh bien non, ce n'est pas normal. Voilà un exemple d'un des tabous les plus faciles à dire. Je n'évoquerai pas les autres.

Enfin, notre lettre ouverte souhaite une stratégie nationale à laquelle doit participer l'ensemble des acteurs de la société. On a tendance, lorsqu'on travaille dans la santé, à inviter des associations de patients, les autorités de santé ou des soignants, en oubliant les employeurs. Ils doivent pourtant être partis prenantes dans une stratégie nationale de la santé de la femme. Pourquoi ? Les femmes représentent 50 % de la population. La banalisation des manifestations cliniques demeure, tout comme les biais genrés dans les prises en charge. La charge mentale pèse sur les femmes. On sait désormais que les maladies mixtes ne s'expriment pas de la même façon selon le sexe de l'individu. La parole de nombreuses femmes n'est pas entendue, ou minorée. Les errances diagnostiques sont trop nombreuses. La recherche épidémiologique, les données récoltées, les essais cliniques ne sont pas genrés dans la plupart des cas. Il est dit qu'il est compliqué de les genrer, mais nous disposons des statistiques. On peut désormais demander une case « genre » dans l'ensemble des questionnaires élaborés. Ce n'est pas insurmontable. Les spécialistes de la santé de la femme sont aussi trop peu nombreux. Les tabous ont la vie dure. Les biais genrés inconscients sont présents dans tous les secteurs professionnels. La caricature des femmes est une réalité. La recherche de la santé de la femme prise dans sa globalité n'existe pas et n'a jamais été abordée. Voilà ce dont se sont aperçues toutes les femmes de santé, qu'elles soient avocates de la santé, start-uppeuses, professeures des universités, chercheuses, médecins de terrain, infirmières libérales ou autre. Nous avons toutes réalisé, lors de ces États généraux, qu'on n'avait pas pensé à une santé de la femme. Il n'existe pas de programme national de la santé de la femme. Si nous saluons le programme de la Stratégie nationale de lutte contre l'endométriose, cette dernière est thématisée. Un nombre important d'autres symptômes féminins, autres que ceux de la sphère gynécologique, sont laissés de côté et ignorés. Les maladies cardio-vasculaires sont pourtant la première cause de mortalité chez les femmes.

J'insiste vraiment sur le fait que tous les acteurs doivent être inclus lorsqu'on parle de la santé des femmes, y compris les employeurs étrangers au secteur de la santé.

Annick Billon, présidente. - Merci pour cet exposé à cinq voix. Vos interventions étaient très complètes. Les rapporteures auront peut-être des questions très courtes. Une séance reprend dans l'hémicycle à 10 heures 30 et certaines d'entre elles interviennent dans la discussion générale. Nous garderons contact et prendrons connaissance des éléments que vous souhaiterez éventuellement nous apporter en complément.

Laurence Cohen, co-rapporteure. - Merci Mesdames. Vos interventions étaient extrêmement riches et complètes, nous incitant à approfondir la réflexion.

Nous constatons un manque criant de médecins du travail, secteur particulièrement mis à mal ces dernières années. Il dispose de très peu de moyens. Tout ce que vous nous avez rapporté nécessite des moyens financiers et humains, tant des médecins que des psychologues. Nous devons le prendre en compte pour intervenir de manière plus efficace. Qu'en pensez-vous ?

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Merci pour vos interventions. Nous nous interrogions encore sur la nécessité de notre travail sur la santé des femmes et le travail, mais il prend tout son sens à la lumière de vos propos.

J'aimerais revenir sur le document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP). La santé au travail passe aussi par ce document, mais sa mise en oeuvre fait souvent défaut dans les entreprises, ou bien il est incomplet. L'une de vous a évoqué la crainte des chargés de prévention d'accroître le risque de discriminations. Nous savons aussi que l'enjeu que représente la singularité hommes-femmes dans l'évaluation des risques professionnels est sous-estimé dans les politiques publiques. Au vu de votre intervention, je me demande comment mieux la prendre en compte dans le document unique, sans qu'elle soit discriminatoire, par le prisme de la charge mentale.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Merci pour la qualité de vos interventions. Nous commençons à cerner notre sujet de rapport sur le thème des femmes et du travail. Vous avez fait remarquer qu'on manquait d'intérêt scientifique, universitaire ou d'étude sur ce point. On dit souvent que le privé est politique. J'ai envie de dire que le privé est professionnel. L'interaction entre la charge mentale, la double journée et les conditions psychologiques et physiologiques des femmes au travail est très forte. Mon interrogation est plus technique. Comment parvenons-nous à identifier cette question de la charge mentale pour en faire un objet suffisamment clair, utilisable, pour la faire entrer dans le débat politique et social ? Elle n'est en effet pas visible au scanner.

Victoire Jasmin. - J'aimerais qu'on prenne également en compte les femmes de la police. Elles subissent des charges émotionnelles très fortes, portent des tenues très lourdes, et souffrent parfois d'endométriose, comme partout dans la société. Lorsqu'elles ont leurs règles, elles ne peuvent pas toujours se changer, parce qu'elles sont dans des voitures toute la journée.

Je souhaite aussi que nous parlions des femmes travaillant dans les laboratoires de biologie médicale ou d'anapathologie, exposées au formol ou autres produits biochimiques.

Madame la Présidente, avons-nous prévu d'auditionner l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) ?

Annick Billon, présidente. - C'est prévu. Merci pour cette vigilance.

Je vous laisse vous organiser pour des réponses courtes, que vous pourrez compléter par mail si vous le souhaitez.

Anne-Michèle Chartier. - Le manque de médecins du travail est à lier à un manque de médecin en général, partout. Les services de santé au travail ont été élargis avec des psychologues, des infirmiers et des assistants de santé au travail. Ainsi, les actions de prévention primaire au travail peuvent être prises en charge par un professionnel autre qu'un médecin. Les campagnes de prévention au sein des entreprises sont assurées par les infirmières. Le travail sur les risques psychosociaux en prévention primaire dans le DUERP peut être réalisé par le psychologue du travail. Il reste tout de même des situations nécessitant un regard médical pour travailler sur telle personne, à tel endroit, en fonction de sa pathologie.

Ensuite, le DUERP est pour nous essentiel, parce qu'il concerne les conditions de travail. La charge mentale doit être travaillée au travers de ce document, qui porte sur les risques organisationnels exposés par Mme Chevassu. On explore la charge de travail, les conflits d'éthique, l'autonomie... Ce n'est pas si compliqué. Les conflits d'éthique peuvent très bien être énumérés dans un Ehpad sur les problèmes de toilettes. La charge mentale est tout à fait étudiable par le biais des six axes, mais elle doit être intégrée et systématique. Je précise que le sujet concerne les femmes, mais aussi les hommes.

Enfin, la Qualité de vie et des conditions de travail (QVCT) fait l'objet de travaux, notamment par l'Agence régionale pour l'amélioration des conditions de travail (Aract) d'Ile-de-France pour ce qui concerne les Ehpad. Il fait intervenir la charge mentale et la souffrance, entre autres éléments.

Magali Chevassu. - Je précise qu'il existe un dispositif national de médecin collaborateur permettant de renforcer les équipes de médecin du travail. Il s'agit d'une possibilité de passerelle de médecin généraliste à médecin du travail, par une formation supplémentaire en quatre ans. À titre d'exemple, dans les Bouches-du-Rhône, quatre places sont ouvertes à l'université, alors que nos besoins en médecins sont criants.

S'agissant du document unique, les services de médecine du travail développent des efforts pour accompagner les entreprises, mieux les informer et les outiller dans la tenue du document.

Concernant l'identification de la charge mentale comme un objet clair et définissable, nous pourrions éventuellement nous inspirer de ce qui est fait sur la définition du harcèlement, difficile à qualifier en termes de faits précis et reprochables. Elle est alors tournée sur les conséquences sur la victime. Qu'est-ce qui opère une charge mentale ? Est-ce un nombre de sollicitations par jour, ou plutôt la nécessité, pour la personne concernée, de faire face à différentes obligations, ou le sentiment d'être désorganisé ou d'être contraint de répondre à des demandes contradictoires ?

Enfin, je partage entièrement vos propos sur la police. J'ai une pensée pour ces femmes.

Carole Donnay. - Nous manquons effectivement de moyens et de médecins. Les médecins collaborateurs nous rejoignent mais nous travaillons aussi beaucoup avec les infirmiers du travail, qui réalisent une majorité des visites. Ils ont également besoin d'une formation. La transformation de leur métier n'est pas simple. Je pense que nous aurons besoin de quelques années pour que tout cela se mette en place.

L'évaluation de la charge mentale peut en effet être réalisée sous l'angle de la réduction des facteurs de risques psychosociaux. Elle s'ajoute à une charge mentale subie à titre personnel, dont l'évaluation est individuelle, et à une charge mentale liée aux process de travail, difficile à mesurer.

Alice de Maximy. - Je ne reviendrai que sur la définition de la charge mentale établie par le docteur Catherine Azoulay dans ses travaux sur la charge mentale et la santé mentale. Aurélia Schneider, psychiatre, indique que ce concept a été défini pour la première fois en 1984 par la sociologue Monique Haicault, qui définit la charge mentale comme le fait de devoir penser simultanément à des choses appartenant à deux mondes séparés physiquement. Elle génère donc une sollicitation constante des pensées et des émotions d'une personne du fait de la planification, de la gestion et de l'exécution des tâches ou d'un ensemble de tâches. Elle peut atteindre tout le monde, dans tous les domaines de la vie professionnelle, familiale, personnelle, domestique et parentale, sans se limiter à la double journée des mères.

Laëtitia Rollin. - Merci pour cette matinée très intéressante.

En effet, nous manquons de médecins du travail, ce qui nous a conduits à nous réorganiser en équipes pluridisciplinaires, mais c'était aussi une opportunité. Au gré des entretiens, nous avons bien noté que ce qui est dit à une infirmière par un salarié diffère de ce qui était dit à un médecin. Ainsi, les confrontations entre les différents professionnels constituent une richesse. C'est important en santé au travail.

Annick Billon, présidente. -  Merci pour ces présentations extrêmement complètes, qui éclaireront les travaux des quatre rapporteures. N'hésitez pas à compléter ces réponses, si vous le souhaitez, par des références que vous auriez pu mentionner.

Table ronde « Santé sexuelle et travail :
quels aménagements possibles pour les femmes ? »

(2 mars 2023)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames, nous poursuivons ce matin nos travaux sur la thématique « Santé des femmes au travail » avec nos quatre rapporteures : Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol.

Nous nous penchons aujourd'hui sur la question de la santé sexuelle et reproductive des femmes, sur l'impact que le travail peut avoir sur celle-ci et sur les aménagements possibles pour concilier au mieux travail, symptômes physiques et traitements éventuels.

Nous nous intéresserons plus particulièrement à trois grandes problématiques, en commençant par les règles douloureuses et l'endométriose. On estime qu'aujourd'hui 10 % des femmes en sont atteintes, avec des douleurs chroniques invalidantes. Cette maladie invisible est heureusement de mieux en mieux reconnue par le corps médical mais ses conséquences restent insuffisamment prises en compte par les employeurs. Mi-février, le Parlement espagnol a adopté une loi créant un congé menstruel pour les femmes souffrant de règles douloureuses. Nous nous demanderons si cela peut constituer une piste de solution, alors que certaines craignent les risques de discrimination qui pourraient en découler. Nous réfléchirons également à d'autres aménagements des postes de travail éventuellement envisageables.

Notre deuxième problématique concerne les troubles de la fertilité et les parcours d'assistance médicale à la procréation (AMP). Nous savons que l'exposition à certains produits chimiques a des conséquences sur la fertilité et sur l'état de santé de l'enfant à naître, comme l'évoquait notamment le Docteur Rollin lors de notre précédente table ronde. Se pose donc la question des aménagements possibles pour limiter l'exposition des femmes en âge de procréer. Nous nous intéresserons également aux mesures facilitant les parcours de PMA des femmes en activité professionnelle, en sus des autorisations d'absence rémunérée prévues par le code du travail.

Enfin, nous nous pencherons sur le sujet de la ménopause et du vieillissement hormonal, qui peuvent perturber l'activité professionnelle en entraînant notamment des changements cardiovasculaires, une diminution de la densité osseuse, des bouffées de chaleur et des troubles du sommeil, de la mémoire et de la concentration. Nos homologues de la Chambre des communes britannique ont publié en juillet 2022 un rapport sur la ménopause en milieu professionnel, qui plaidait pour une prise en compte de ce sujet au même titre que la maternité dans les entreprises, pour qu'il cesse d'être une cause de stigmatisation et de discrimination. Alors que ce sujet reste largement tabou aujourd'hui, dans le monde du travail comme dans la société en général, l'Angleterre apparaît comme précurseur : elle a adopté à l'été 2022 une stratégie pour la santé des femmes - ce dont la France est dépourvue -, et y a inclus la ménopause et le bien-être au travail des femmes dans cette situation.

Afin d'étudier ces différentes problématiques et les solutions d'aménagement pour y répondre, nous accueillons ce matin :

- Valérie Lorbat-Desplanches, co-fondatrice et présidente de la Fondation pour la recherche sur l'endométriose ;

- Nathalie Massin, endocrinologue et responsable du centre d'assistance médicale à la procréation au centre hospitalier intercommunal de Créteil ;

- Virginie Rio, co-fondatrice du Collectif BAMP !, association de patients de l'assistance médicale à la procréation et de personnes infertiles, connectée en visioconférence ;

- Brigitte Letombe, gynécologue médicale, membre du bureau du Groupe d'étude sur la ménopause et le vieillissement hormonal (le GEMVI) ;

- Rachel Saada, avocate au barreau de Paris, qui pourra notamment nous parler de l'application du code du travail s'agissant des aménagements possibles pour les femmes en parcours de PMA, enceintes, faisant face à une fausse couche, atteintes d'endométriose ou touchées par la ménopause.

Bienvenue à toutes. Je laisse sans plus tarder la parole à Valérie Lorbat-Desplanches, co-fondatrice et présidente de la Fondation pour la recherche sur l'endométriose.

Valérie Lorbat-Desplanches. - Bonjour Mesdames. Je vous remercie pour cette invitation à discuter de l'endométriose. On parle certes de plus en plus de cette maladie, mais le sujet de l'endométriose au travail est encore trop peu abordé. 10 % de la population féminine, probablement plus, est touchée par cette maladie, qui apparaît souvent à l'âge des premières règles. On évoque souvent les douleurs des règles, mais les symptômes peuvent se manifester en dehors de cette période. Elles peuvent être quotidiennes. On parle aussi de dyspareunie, des douleurs lors des rapports sexuels, mais aussi de troubles de la fertilité. En effet, l'endométriose reste la première cause d'infertilité féminine. On en parle moins, mais s'y ajoutent également des douleurs digestives, urinaires, lombaires, dans les jambes... En clair, elles s'étendent bien au-delà de la région pelvi-périnéale.

Lorsqu'on parle de forme sévère, en matière médicale, on traite des formes d'endométriose profonde, soit 15 à 20 % des cas, qui nécessitent souvent des actes chirurgicaux. En réalité, on devrait associer les formes sévères aux symptômes et à la qualité de vie des femmes ainsi qu'à l'intensité des douleurs qu'elles provoquent. Une sociologue, Alice Romerio, a interrogé des femmes et a évalué à près de 30 % la part de celles présentant une forme sévère de la maladie, du moins dans leur vécu.

En matière de prise en charge, on traite enfin de plus en plus les douleurs. La première intention est souvent un traitement hormonal qui vise à une aménorrhée pour arrêter les règles et ainsi stopper l'évolution de la maladie, dans la plupart des cas, ainsi que les douleurs. S'y ajoutent évidemment les antalgiques et les anti-inflammatoires non stéroïdiens. De façon générale, parce qu'on dit qu'il y a autant d'endométrioses qu'il y a de femmes atteintes de cette maladie, une prise en charge multidisciplinaire doit être adaptée à chaque cas. De plus en plus, on fait appel à d'autres médecines complémentaires, selon les atteintes : gastro-entérologie, urologie, kinésithérapie, ostéopathie, une approche alimentaire ou encore de la gym douce. Il est en effet important de remettre les femmes en mouvement pour éviter les douleurs. Ainsi, la prise en charge est complexe et doit être étudiée au cas par cas.

La chirurgie, quant à elle, est réservée à un petit nombre de cas. Elle est de moins en moins indiquée, uniquement dans des cas où on ne peut pas faire autrement. La recherche, hélas, n'a pas encore trouvé de traitement curatif. Si la maladie a été identifiée dès 1860, nous n'en connaissons pas encore bien les mécanismes. Aucune cible thérapeutique n'a été identifiée. On manque cruellement de recherche fondamentale sur la maladie. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous avons créé la Fondation pour la recherche sur l'endométriose.

Quand on parle des conséquences de l'endométriose sur le travail, on imagine assez bien la douleur pendant et au-delà des règles, qui peut s'installer et devenir chronique. L'étude d'Alice Romerio montre qu'elle peut être très intense au niveau pelvi-périnéal pour 86 % des femmes. Les problèmes urinaires peuvent toucher 32 % des femmes, les problèmes digestifs, 70 %, les douleurs lombaires, 66 %, et dans les jambes, chez 45 % des femmes atteintes. L'endométriose est souvent associée à d'autres maladies, telles que la fibromyalgie ou certaines maladies auto-immunes. Ainsi, le paysage est complexe et les conséquences sont importantes.

On imagine bien que les douleurs ne sont pas sans conséquences pour les femmes atteintes dans le cadre du travail, notamment s'agissant de leur capacité à rester debout, voire assises, ou à garder une position. Elles peuvent également avoir à se rendre fréquemment aux toilettes. Elles n'ont pas nécessairement envie de partager ces symptômes, mais c'est malheureusement leur quotidien. C'est très handicapant dans le cadre du travail.

On parle de la douleur, mais moins de la fatigue chronique qu'occasionne la maladie. Une récente étude publiée au Canada montre que les femmes se déclarant atteintes d'endométriose disent s'absenter pendant 17 % de leur temps de travail. Elles rapportent une diminution de leur capacité de travail de 41 % et une baisse de productivité au travail de plus de 46 %. Ce chiffre monte à 63 % chez les femmes entre 30 et 40 ans, tranche d'âge où elles sont le plus productives et en pleine évolution de carrière. Au final, près d'une femme sur deux indique avoir été entravée dans sa carrière par les conséquences de l'endométriose. Je mentionnerai également les parcours de procréation médicalement assistée (PMA), puisque l'endométriose peut engendrer un problème de fertilité dans certains cas, ce qui peut être problématique dans le cadre du travail.

Nous disposons de très peu de données, notamment en France, concernant les arrêts de travail liés à l'endométriose. Je n'ai, pour ma part, pas trouvé de chiffres. C'est l'une des raisons pour lesquelles la Fondation pour la recherche sur l'endométriose a décidé de mener des enquêtes dans les entreprises. Nous savons, grâce à d'autres pays ayant réalisé des études, que la perte de temps de travail liée à l'endométriose est estimée à onze heures par femme et par semaine. Cette perte de travail englobe l'absentéisme mais aussi le présentéisme. Je parlais plus tôt de fatigue chronique. Les femmes viennent travailler lorsqu'elles ont épuisé leurs jours d'arrêt maladie, leurs congés et RTT. Elles sont sous médicaments, elles souffrent, elles sont très fatiguées et reconnaissent elles-mêmes qu'elles ne sont pas productives. En plus, elles culpabilisent.

On considère, selon une étude publiée en Australie, que le coût général pour la société de l'endométriose et de ses conséquences, incluant les traitements, s'établit à 20 000 dollars par femme et par an, et que 84 % de ce coût est dû à la perte de productivité.

Par ailleurs, l'absentéisme lié à l'endométriose est fréquent mais pas très long, ce qui entraîne évidemment des pertes financières pour les femmes en raison des jours de carence. C'est pour cette raison, entre autres, qu'elles hésitent à s'absenter. Les associations de patientes ont milité pour l'intégration de l'endométriose au sein de la liste des trente affections de longue durée exonérantes, dite ALD 30, pour éviter ces problèmes de jour de carence. Vous devez garder à l'esprit que les femmes sont confrontées à des coûts supplémentaires non pris en charge par la Sécurité sociale, en plus de l'absentéisme. La charge financière pour les malades est donc extrêmement importante.

L'étude d'Alice Romerio, l'une des seules dont nous disposons en France, montre que 25 % des femmes atteintes d'endométriose ont renoncé à leur statut ou à leur métier pour s'adapter à leur maladie. Très souvent, elles quittent l'entreprise et s'installent comme auto-entrepreneures, se précarisent. Ainsi, au-delà de la difficulté de carrière, nous identifions un réel risque de précarisation qui n'est pas évalué aujourd'hui, bien qu'il soit extrêmement important. Une étude réalisée en Australie montre que 14 % des femmes licenciées disent l'avoir été à cause de leur maladie. J'ai moi-même reçu un témoignage extrêmement émouvant il y a quelques jours, d'une femme licenciée pendant son arrêt maladie, alors qu'elle avait annoncé à son entreprise qu'elle souffrait d'endométriose. Son parcours était épouvantable. Au moment où elle s'apprêtait à reprendre le travail, on lui a annoncé sèchement qu'elle était licenciée. Il y a donc vraiment un sujet.

Laure Darcos. - Elle a dû attaquer aux prud'hommes ?

Valérie Lorbat-Desplanches. - Non. Elle est totalement désemparée. Elle s'attendait à être de nouveau accueillie par l'entreprise. Cela a été un coup de massue pour elle. Je crois qu'elle réfléchit aujourd'hui à ce qu'elle va faire.

Elsa Schalck. - Cette situation a-t-elle eu lieu en France ou en Australie ?

Valérie Lorbat-Desplanches. - En France ! C'est le chiffre de 14 % qui a été relevé en Australie, parce que cet élément n'est pas chiffré en France, mais ce témoignage, très récent, est français. Il m'a vraiment marquée. Cette situation n'est malheureusement pas rare. Il est par ailleurs important de souligner que ces femmes, au-delà de la précarisation, sont souvent isolées. L'endométriose conduit à un isolement dans le couple et ces femmes se retrouvent seules. Celle qui témoignait, âgée de 45 ans, m'indiquait qu'elle était contrainte de demander à ses parents de l'aider, parce qu'elle ne pouvait pas prendre en charge tous ses frais. Elle est, en outre, désormais au chômage. Je ne souhaite pas dresser un tableau noir, mais cette réalité existe, malheureusement.

Des adaptations sont évidemment possibles, encore faut-il les connaître. Dans l'étude d'Alice Romerio, 66 % des femmes interrogées indiquent avoir annoncé leur maladie dans leur entreprise, pourtant seul un quart d'entre elles ont bénéficié d'aménagements de postes. Ainsi, il ne suffit pas de le dire pour que des mesures soient prises.

Pour cela, le médecin du travail doit être engagé, mais tout ne peut pas reposer sur lui. Pour qu'il conseille et recommande des aménagements de poste, il doit être formé. Pourtant, aujourd'hui, nous observons un défaut de formation des professionnels de santé, particulièrement des médecins du travail. Plusieurs sociétés en employant nous ont d'ailleurs demandé de faire de la sensibilisation auprès de cette population, peu informée du sujet.

D'autre part, pour les femmes et pour libérer la parole, une véritable culture bienveillante dans l'entreprise est absolument nécessaire, bien qu'elle n'existe pas toujours. En général les gens se disent « Mais qu'est-ce qu'elle a, celle-là ? Elle est encore absente. » sans se poser de questions quant aux raisons de cette absence.

La stratégie nationale de lutte contre l'endométriose, annoncée en janvier 2022, comprend un volet lié au travail, sujet qui est réel et urgent. Il doit être appliqué.

Je ne dispose pas du nombre de femmes ayant recours au mi-temps thérapeutique - car une femme souffrant d'endométriose y a droit - tout comme je ne connais pas le nombre de reconnaissances de la qualité de travailleur handicapé (RQTH). Des femmes me disent qu'elles n'ont pas envie de demander à bénéficier de ce dispositif, parce que cette notion de travailleur handicapé est stigmatisante. Elles ont le sentiment que cela va se voir, se savoir. Ce sujet reste très tabou.

Le recours au télétravail est une option et elles y ont recours, encore faut-il qu'il soit flexible. En effet, dans certaines entreprises, il est imposé et ne correspond pas aux épisodes de douleur des femmes. Ce n'est évidemment pas la seule solution. Une vraie flexibilisation du temps et des horaires de travail peut aider les femmes.

Le congé menstruel a été approuvé en Espagne. La question de savoir s'il faut l'adopter en France est extrêmement compliquée. Personnellement, je pense qu'elle ouvre un débat assez vaste. Elle a l'avantage de lever ce tabou et de libérer la parole autour des menstruations dans l'entreprise, ce qui est à mes yeux extrêmement positif. En revanche, j'ai toujours peur d'annonces marketing. L'endométriose est une vraie pathologie. Il nous faut aller bien au-delà d'un congé menstruel. Par ailleurs, j'en parlais plus tôt, il est essentiel d'instaurer une culture de la bienveillance dans l'entreprise. Sans celle-ci, le congé menstruel risque d'être contre-productif. Ainsi, il ne peut pas être la seule mesure, même si nous devons l'envisager.

La problématique de l'endométriose est-elle aujourd'hui reconnue par les employeurs ? Selon moi, pas du tout. C'est un véritable angle mort. Je pense que les employeurs n'ont pas idée de la perte de productivité de onze heures par semaine et par femme que j'évoquais en début de propos. Ils n'en sont, je pense, absolument pas conscients. Un sondage Ipsos, récemment réalisé pour la Fondation pour la recherche sur l'endométriose, rapporte les résultats suivants : 20 % des répondants considèrent que la maladie n'est pas prise en compte dans leur entreprise, 61 % n'en savent rien car ils n'ont pas reçu d'information à ce sujet. Ainsi, je pense que l'on peut dire qu'environ 80 % des gens ne voient rien se passer dans leur entreprise. Ce sujet est aujourd'hui quasiment inexistant, d'autant plus que les femmes ne prennent pas la parole. Plus d'un tiers d'entre elles déclarent se rendre au travail malgré les douleurs handicapantes. Elles subissent une pression très forte.

Je ne connais pas, aujourd'hui, d'initiatives dans les entreprises sur l'endométriose. Je connais des entreprises demandant des sensibilisations, mais celles-ci ne sont qu'une première étape. Elles ne sont pas suffisantes. Elles ouvrent des attentes de la part des femmes atteintes de la maladie, sans leur apporter de solutions.

Certaines entreprises, telles que le Groupe M6, travaillent beaucoup sur la RQTH. Dans ce cadre, le groupe informe les salariés, notamment au mois de mars, et fait savoir aux femmes qui souffrent d'endométriose qu'elles peuvent bénéficier d'une reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé. Il met en place un supplément de soutien de la mutuelle, des remboursements de frais de taxi en cas de forte douleur, des jours de congé supplémentaires. Ainsi, des mesures sont prises, mais uniquement si la personne est reconnue travailleur handicapé. De petites entreprises mettent également en place le congé menstruel, mais aucune mesure spécifique n'est mise en place.

S'agissant des recommandations pour améliorer la situation professionnelle, encore une fois, je pense que les éléments sont écrits dans le volet « endométriose et travail » de la stratégie nationale. Nous n'en voyons pas encore les applications. C'est l'urgence. Je pense, par ailleurs, que nous devons encourager les entreprises à prendre des mesures. Il était mentionné la mise en place d'un label, comme cela a été fait dans le cadre du plan Cancer et emploi. Je pense qu'il inciterait les entreprises et permettrait de reconnaître celles qui agissent. C'est important.

La Fondation pour la recherche sur l'endométriose, que je préside, a monté un projet répondant exactement aux axes de la stratégie nationale, comprenant une sensibilisation dans les entreprises, une enquête quantitative anonyme pour libérer la parole, pour que les entreprises découvrent l'ampleur du phénomène quantitativement et qualitativement : quel type de symptôme, quel impact dans le cadre du travail, et surtout, quelles solutions ? J'ai la conviction que les solutions doivent être initiées par les femmes qui souffrent. Aujourd'hui, les femmes adoptent des stratégies et utilisent les dispositifs existant dans l'entreprise. Il conviendrait de les mettre en valeur et de les généraliser pour que toutes puissent en bénéficier. Ensuite, un accompagnement des entreprises est évidemment primordial, notamment grâce au recours d'experts.

J'ai déjà évoqué la flexibilité du temps et des horaires de travail. Les femmes souffrant d'endométriose peinent souvent à démarrer le matin. Le fait de pouvoir arriver plus tard sans être pointées du doigt pourrait constituer une solution, tout comme les jours de télétravail choisis et non imposés, ou des heures d'absence rémunérées pour rendez-vous médicaux. Il existe également, et de plus en plus, des modules d'éducation thérapeutique sur l'endométriose, qui durent deux jours. Aujourd'hui, ils ne sont pas payés ou pris en charge par l'entreprise. Cela pourrait être le cas, puisqu'il s'agit finalement de formations.

Nous savons qu'il est compliqué pour les femmes d'évoluer dans les entreprises. Ainsi, des entretiens réguliers ou du mentorat pourraient être mis en place pour les accompagner dans leur parcours de carrière. À certains moments, elles devront peut-être prendre un peu de recul ou prendre un mi-temps thérapeutique, pour reprendre le cours de leur carrière lorsqu'elles iront mieux. Elles doivent être accompagnées. C'est le rôle du management, et pas uniquement du médecin du travail.

Certaines mutuelles commencent par ailleurs à mener des actions sur l'endométriose et à proposer des « packages » spécifiques. S'y ajoutent des éléments plus anecdotiques, mais néanmoins importants. À titre d'exemple, l'alimentation revêt un rôle majeur dans la composante inflammatoire de la maladie. Les femmes qui suivent un régime inflammatoire s'isolent, parce qu'elles viennent avec leur « doggy bag » et mangent seules. De telles offres ne sont en effet pas prévues dans les restaurants d'entreprise. Des actions assez simples, mais aussi éducatives, pourraient être mises en place. Nous nous apercevons qu'un ensemble de mesures pourraient être prises. Je pense même que ces critères devraient être intégrés dans les indicateurs d'égalité entre les femmes et les hommes dans les entreprises. Cette volonté doit être marquée, évidente. Il y a urgence.

Nous devons instaurer un contrat gagnant-gagnant. Nous l'avons dit, l'endométriose occasionne une réelle perte de productivité. Aujourd'hui, des femmes renoncent à leur carrière en raison de leurs symptômes. Nous avons parlé des conséquences dans le cadre du travail, mais elles se manifestent dès les études. De nombreuses jeunes filles ne peuvent pas suivre d'études supérieures à cause de la maladie. Des femmes renoncent vraiment à leurs rêves de carrière, ou ne peuvent pas adapter leur poste de travail. En effet, dans une usine, par exemple, sur une ligne de production, on ne peut pas s'asseoir. Ainsi, nous devons former les femmes pour qu'elles puissent occuper d'autres postes dans l'entreprise. Il est urgent d'intervenir maintenant. Je pense que c'est le moment et que les femmes sont prêtes. Je dirais également que les jeunes générations sont prêtes à parler de la maladie et à combattre les tabous. Elles attendent beaucoup plus des entreprises et sont beaucoup plus exigeantes. Une prise de conscience est nécessaire. Pour attirer les jeunes et les maintenir dans une entreprise, il est temps de prendre des mesures.

Annick Billon, présidente. - Je vous remercie pour cet exposé qui dresse une situation complète et laisse place à des solutions développées. Je laisse sans plus tarder la parole à Nathalie Massin, endocrinologue et responsable du Centre d'assistance médicale à la procréation au centre hospitalier intercommunal de Créteil.

Nathalie Massin. - Merci de m'écouter ce matin sur le sujet des troubles de la fertilité, du parcours d'assistance médicale à la procréation (AMP) et de l'implication dans la vie professionnelle des femmes. Pour rappel, l'infertilité concerne 15 % des couples en âge de procréer, en vie active et professionnelle. Cette proportion ne cesse de progresser, en lien avec le recul de l'âge de la maternité que nous observons. Bien que la moitié des causes de l'infertilité soit liée à une origine masculine, le poids du traitement d'AMP repose toujours sur les femmes. Nous pouvons également évoquer les couples de femmes ou de femmes seules, car la loi les y autorise aujourd'hui pour un projet parental.

Il est difficile de généraliser une multitude de situations singulières, qui dépendent des causes de l'infertilité, de la vie professionnelle et du couple. Cependant, nous pouvons considérer qu'il existe trois problèmes majeurs quand il est question d'infertilité et de travail de la femme :

- l'exposition aux toxiques ;

- l'exposition à des rythmes de travail complexes affectant la qualité de vie, en particulier du sommeil et de l'alimentation (travail de nuit, personnels navigants...), responsables de perturbations hormonales, notamment au niveau de la mélatonine. Celles-ci peuvent entraîner des troubles du cycle et de l'ovulation, et donc une absence de possibilités de grossesse, d'une part, et des maladies cardiovasculaires, de l'obésité ou du diabète, d'autre part. Elles aussi affectent la fertilité. Les troubles du sommeil peuvent également générer une diminution significative des chances de grossesse. Une étude très récente, réalisée sur près de 8 000 femmes, montre qu'en fécondation in vitro (FIV), dans un parcours AMP déjà avancé, les chances de conception sont diminuées de 5 % pour les femmes présentant des troubles du sommeil. On parle ici de chances de grossesses à chaque tentative, qui sont de l'ordre de 30 %. Ce manque de sommeil est également responsable de dépressions aggravant la qualité de vie des femmes en parcours AMP ;

- les contraintes liées aux traitements et au parcours en AMP.

Les deux premiers points relèvent d'une adaptation du poste ou de l'environnement de travail lors de la période péri-conceptionnelle, comprenant les deux à trois mois avant les essais de conception et toute la grossesse. C'est le temps de renouvellement des spermatozoïdes comme des ovocytes. Il faut tenir compte de cette période dans l'exposition aux produits toxiques. Elle nécessite des aménagements du poste de travail, qui ne sont pas toujours possibles, et qui peuvent être stigmatisants.

Concernant les contraintes du parcours en AMP, ayez conscience de ce que cela représente pour les femmes en termes de durée et d'absences nécessaires. Ceci altère très significativement la qualité de vie en général mais aussi les relations de couple, les relations sociales et la qualité du travail.

L'étude 1 000 dreams publiée par Alice D. Domar1(*), se rapporte à une enquête quantitative internationale réalisée en ligne en début d'année 2019 sur 2 000 femmes et leurs partenaires, dont 200 couples français. Elle donne une idée de la durée du parcours d'AMP. En France, il s'étale sur 7,7 ans en moyenne, et est divisé en trois étapes :

- 3,5 ans passés en essais de conception naturelle avant le diagnostic d'infertilité. Ces échecs ne sont pas sans impact sur la santé de la femme ;

- 2 ans d'exploration et d'analyse avant le début d'un traitement AMP ;

- 2,2 ans de durée de traitement avant d'obtenir une conception, avant le temps de la maternité.

Les trois principaux freins identifiés à la réalisation d'un traitement d'AMP dans cette étude sont le coût, le temps investi et la charge émotionnelle. Le coût est présent alors même qu'une prise en charge financière totale est assurée en France. Il n'est pas uniquement financier. En effet, s'y ajoutent un coût en temps et un retentissement sur la vie.

L'AMP génère un grand nombre d'absences. En effet, il faut additionner les rendez-vous nécessaires pour réaliser le bilan de l'infertilité - une dizaine de rendez-vous - et ceux nécessaires au traitement d'AMP. Les premiers dépendent des dates du cycle et laissent donc peu de contrôle dans l'organisation de la vie personnelle et professionnelle. Ils sont souvent peu prévisibles. Les femmes doivent alors rapidement organiser leur planning pour suivre ces examens. D'autre part, ils se déroulent souvent dans des lieux différents et sont parfois difficiles d'accès, notamment en zone rurale. 12 % des femmes mettent plus de deux heures pour accéder à leur centre d'AMP. Au total, 30 % des femmes travaillent ou vivent à plus d'une heure de celui-ci.

Ce que je viens d'évoquer concerne le bilan initial. Pour chaque tentative de traitement, des rendez-vous supplémentaires devront être pris. Pour une insémination intra-utérine, première ligne de traitement en AMP, en cas d'infertilité peu sévère, trois rendez-vous sont au minimum nécessaires sur une période de sept à dix jours, déterminée au dernier moment, à l'arrivée des règles. Pour une tentative de fécondation in vitro (FIV), qui constitue l'étape suivante, une dizaine de rendez-vous sont répartis sur une quinzaine de jours, avec une intervention chirurgicale. Cette organisation est extrêmement lourde pour les femmes, en plus de la difficulté d'accès évoquée plus tôt.

Les traitements d'AMP nécessitent donc des absences très fréquentes, peu programmables, dont la durée dépend de l'accessibilité des centres, et ce pendant une longue période de temps d'une durée imprévisible. Là où le parcours s'étale en moyenne sur 7,7 ans, certains sont très courts, tandis que d'autres peuvent atteindre une quinzaine d'années. Les conséquences sont doubles : d'une part, du travail sur les traitements, d'autre part des traitements sur le travail. À ces contraintes sont associés des troubles physiques et psychologiques liés à l'infertilité, essentiellement portés par les femmes.

Les absences pour AMP, autorisées dans le cadre de la loi, ne sont pas systématiquement utilisées, d'abord parce qu'elles obligent les femmes à déclarer à leur employeur le motif de leur absence, et donc, d'une part, leur infertilité, et, d'autre part, leur projet de conception. Nous savons que ces raisons peuvent être stigmatisantes dans l'entreprise. De plus, quand la prise en charge dure longtemps, le constat d'échec est exposé sur la place publique. C'est une double peine pour ces femmes.

Les pistes de propositions visant à faciliter la vie professionnelle dans le cadre de la prise en charge en AMP sont de trois ordres. Le premier volet consiste à adapter les absences au travail liées à l'AMP dans le cadre du 100 % infertilité. Nous devons en effet adapter ce qui existe déjà dans la loi, en commençant par supprimer le motif « infertilité » pour les absences. Le motif déclaré pourrait être une simple absence liée à une pathologie chronique à 100 %, qui peut viser d'autres pathologies chroniques. Ensuite, l'accès au télétravail flexible devrait être facilité, toujours dans le cadre d'une pathologie à 100 %. Le délai de carence devrait être supprimé pour les arrêts de travail d'une journée dans ce même cadre, puisque plusieurs rendez-vous sont parfois regroupés sur une même journée. Ensuite, je rappelle que le parcours d'AMP est un parcours de couple. Les hommes souhaitent de plus en plus s'y investir, ce qui est une excellente nouvelle. Ils constituent le premier soutien pour les femmes. Aujourd'hui, la loi est inégale. Les hommes n'ont droit qu'à trois absences, alors que les femmes ont droit à un nombre plus important. Donner les mêmes possibilités aux hommes qu'aux femmes permet pourtant de mettre en place une démarche de couple et d'apporter du soutien aux conjointes, en facilitant également leur vie. En effet, certaines femmes ne conduisent pas ou c'est leur compagnon qui dispose d'un véhicule. Elles sont alors contraintes de subir de longues heures de transports pour accéder au centre AMP, alors qu'il pourrait les accompagner. Enfin, des absences programmées prolongées pourraient être envisagées dans le cadre de congés dits « infertilité » ou « FIV », par exemple, sans retentissement sur la carrière.

Rachel Saada, avocate. - Évoquez-vous un congé sans solde ou rémunéré ?

Nathalie Massin. - Je parle d'un congé rémunéré dans le cadre de la loi travail. Aujourd'hui, je pense que moins de 50 % des femmes déclarent à leur employeur être en parcours infertilité et bénéficient ainsi des absences rémunérées autorisées.

Il me semble essentiel d'encourager la prévention via la médecine du travail et de former les médecins du travail à la physiologie de la reproduction et à l'exposition aux toxiques et aux rythmes de travail contraignants. L'information est centrale, sans que l'on demande pour autant à ces professionnels de santé d'adopter une attitude pro-nataliste. Chacun doit décider s'il souhaite ou non une maternité, mais ces médecins peuvent être un support d'information, au cours des visites, sur le temps qui passe et la diminution des chances de grossesse. Ils peuvent également rappeler qu'en cas de projet de fertilité n'aboutissant pas au bout de six mois, il est nécessaire de consulter rapidement. En effet, le temps perdu avant de consulter et de faire un bilan occasionne un retard dans la prise en charge, et donc une augmentation du délai des parcours, puisque la fertilité diminue avec l'âge.

Nous pourrions encourager les professionnels de l'AMP à s'adapter à la vie professionnelle des femmes. Ils peuvent par exemple proposer des organisations de soin limitant les déplacements en regroupant les rendez-vous pour l'exploration et les bilans avant traitement AMP sur des périodes restreintes, ou favoriser la téléconsultation lorsqu'aucun examen physique n'est nécessaire. Enfin, ils devraient essayer, dans la mesure du possible, de programmer les traitements pour que les femmes puissent s'organiser en termes d'absence. Aujourd'hui, lorsque deux actes sont réalisés sur un même rendez-vous, le second est coté à 50 %, ce qui n'est pas incitatif pour les médecins qui rechignent donc à les regrouper. Un travail est nécessaire à ce sujet.

Enfin, il me semble primordial d'écouter ce qu'ont à dire nos patients. Ils sont en première ligne et ont mis en place des stratégies pour maintenir une bonne qualité de vie au travail, dans la mesure du possible.

Annick Billon, présidente. - Merci à vous. Vos exposés sont très complets. Nos rapporteures sont attentives aux pistes que vous avez ouvertes. Je donne maintenant la parole à Virginie Rio, co-fondatrice du Collectif BAMP ! Elle pourra nous livrer les témoignages de patientes qui ont eu à concilier travail et AMP, et qui auraient été confrontées à des difficultés pour faire appliquer le code du travail. Elle nous fera également part des préconisations qu'elle peut formuler sur la base de ces expériences.

Virginie Rio, co-fondatrice du Collectif BAMP !. - Bonjour à toutes. Merci de me recevoir et de me permettre de parler de ce sujet très important pour notre association, qui fête cette année ses 10 ans. Lorsque nous l'avons créée, en 2013, nous avons commencé à travailler sur l'articulation entre l'AMP et le travail. Ce point a constitué une partie importante de notre manifeste, dans lequel nous dressions des constats et émettions des propositions. En 2013, nous avons rencontré la sociologue Irène-Lucile Hertzog à Caen. Elle commençait une thèse sur l'articulation entre l'AMP et la vie professionnelle, intitulée Le travail invisible des femmes. Lorsque la loi santé a été discutée en 2015, nous avons soumis des constats et propositions aux parlementaires. Nos adhérents étaient fortement mobilisés sur ce sujet. À l'époque, les gens devaient s'arranger, poser des congés ou mentir à leur employeur, ce qui ne nous paraissait pas acceptable. Les sénateurs avaient ouvert la voie en proposant un amendement retenu dans la loi. De notre côté, nous avons pu proposer des amendements également retenus, incluant les hommes dans les autorisations d'absence pour trois rendez-vous et pour chaque protocole. En effet, la prise en charge en AMP ne fonctionne pas à 100 %, et plusieurs tentatives sont souvent nécessaires, demandant plusieurs absences sur plusieurs années, non sans conséquences sur la vie privée et professionnelle de ces personnes.

L'article 87 de la loi santé a été promulgué en janvier 2017. À partir de là, nous avons eu un grand rôle d'information, de conseil et de soutien auprès des salariés et des syndicats. En 2016, les autorisations d'absence ont été accordées à la fonction publique, ce qui a également nécessité des aménagements et un besoin d'information et de communication. Certains sujets, dont la question des temps de transport, restaient compliqués à gérer dans le quotidien des salariés. Les employeurs continuent à jouer sur le manque de clarté de ce point. Récemment encore, j'étais au téléphone avec un homme, en parcours avec sa femme, à qui l'employeur assurait que le droit du travail ne s'appliquait par pour lui. Pour autant, cette loi a constitué un vrai progrès.

Aujourd'hui encore, nous continuons à informer les personnes sur ces questions du droit du travail, notamment parce que certains employeurs le contestent. C'est très compliqué à vivre pour les salariés concernés. Le droit est là, mais en pratique, ils ne peuvent pas en bénéficier.

Nous observons sur le terrain des enjeux très complexes entre les deux sphères interconnectées que sont le travail et l'AMP et qui correspondent à des valeurs différentes. Le travail se rapporte à l'efficacité, à la performance et au rendement, tandis que le parcours d'AMP est associé à la fragilité, à l'échec et à l'incertitude. Tout cela créé des conflits et tensions gérés par les individus - on parle ici de responsabilité individuelle - ce qui cause de nombreux dégâts. De notre point de vue, un travail plus global doit porter sur la représentation sociale de l'infertilité et de l'AMP en France. Aujourd'hui, en 2023, nous avons encore une vision globalement déformée de la réalité de ce qu'impliquent la fertilité et l'infertilité ou l'AMP. De nombreux préjugés et idées reçues persistent au sujet de cette étape de vie qui consiste à essayer d'avoir des enfants dans un contexte d'infertilité. Nous le voyons dans toutes les strates de la société. L'infertilité est relativement absente des politiques publiques. Le travail récent sur les 1 000 premiers jours ne la prend d'ailleurs pas en compte. Dans les stratégies nationales de santé sexuelle, elle n'est abordée que sous un angle, celui des interdits, - « ne pas fumer, ne pas se droguer, ne pas boire » -, mais bien moins sous celui de ses aspects psychosociaux et de transformation de la société qu'elle implique.

Des évolutions ont tout de même été observées. En dix ans, j'ai vu certaines lignes bouger, mais des marges d'amélioration demeurent.

Comme l'indiquait Nathalie Massin, l'infertilité affecte de façon globale et totale la vie des personnes qui en sont touchées. Elle influe sur toutes les sphères de la vie : la sexualité, l'estime de soi, les relations à la famille ou aux amis, à la société, au travail. Elle est très difficile à vivre, parce qu'elle se vit dans le secret. Les gens s'isolent, ont honte. Le sujet est massif, envahissant, mais dans le même temps, on ne peut pas l'aborder publiquement, au risque de recevoir des retours négatifs. On nous répond par exemple que l'on devrait arrêter d'y penser, ou qu'il y a de nombreux enfants à adopter dans le monde. Les idées reçues persistent.

Nous sommes encore en difficulté, en 2023, lorsqu'on annonce au sein d'une entreprise qu'on est enceinte. C'est encore un problème. On peut subir des remarques, des pressions, être mise au placard, être harcelée moralement... C'est encore une réalité pour de nombreuses femmes en France. Imaginez, dans le cadre des représentations négatives que je viens d'évoquer sur l'infertilité, quelqu'un qui doit expliquer dans son entreprise qu'elle souhaiterait être enceinte, mais qu'elle est en parcours d'AMP. Elle est encore plus fragilisée, parce qu'elle n'a pas cette légitimité historique de la femme enceinte. Elle est en échec et va s'absenter sans certitude de temps pour suivre ces protocoles d'AMP. Le poids de cette représentation très négative est énorme.

Nous avons réalisé ou participé à plusieurs enquêtes, notamment une en 2018 qui s'intéressait au vécu et à la perception du parcours d'AMP pour les personnes engagées dans celui-ci. 63 % des répondants expliquaient qu'il avait une incidence très importante sur leur temps de travail ; 59 % se disaient stressés dans le cadre de leur travail ; 54 % disaient avoir retardé un changement de travail ou une demande d'augmentation, ou y avoir renoncé. En 2020, notre association a effectué une enquête auprès de plus de 1 500 personnes, appelée Le projet parental à l'épreuve du parcours médical. Là aussi, un fort impact des parcours AMP sur les aspects physiques, psychiques et symboliques vis-à-vis du corps de la femme a été mis en exergue, et par rapport à toutes les questions psychosociales engendrées.

En octobre 2022, nous avons lancé un sondage rapide avec Ipsos, destiné aux seules femmes en parcours AMP. 84 % des sondées expliquaient que ce parcours avait un impact sur leur vie professionnelle ; 81 % rapportaient également un fort impact sur leur vie de couple ; 94 % disaient que le parcours était stressant, avec toutes les nuances de stress en fonction de leur personnalité, de leur emploi, de leur statut social. Dans tous les cas, l'impact de l'infertilité et de l'AMP est massif pour la vie privée, sexuelle et professionnelle des personnes concernées.

Aujourd'hui, le droit existe. Les articles L1225-16 et suivants du code du travail figurent dans tous les documents RH. Pourtant, des employeurs refusent encore de les appliquer, assurant qu'ils n'ont « pas à gérer les problèmes de procréation » de leurs employés et que ces personnes n'ont qu'à démissionner si elles souhaitent avoir du temps. Ils affirment que le droit du travail et les autorisations d'absence ne s'appliquent pas à leur situation. Ceux qui nous sollicitent sont en difficulté en la matière. Nous avons beau les rassurer en leur expliquant ce que prévoient les textes, ils continuent à douter, parce que le système « travail » est très puissant. On en est très dépendant. Ces personnes sont en situation de fragilité. Par ailleurs, dans une petite entreprise, il peut être très compliqué d'être le seul salarié face à un patron. Ces gens n'ont pas de protection. Je leur conseille souvent de se tourner vers un délégué du personnel, s'il existe, pour les soutenir, ou vers les syndicats. Nous connaissons la persistance des difficultés à être en lien avec un syndicat. Les personnes concernées se retrouvent alors bien souvent très seules et démunies.

Plus tôt, Nathalie Massin notait que des femmes et des couples n'utilisaient pas ce droit. Certains ont peur de la stigmatisation dans le cadre du travail. Nous avons élaboré un dossier expliquant le sujet dans tous ses détails, à destination de nos adhérents. Nous rappelons que l'article 9 du code civil protège la vie privée, incluant la santé, l'article 226-1 du code pénal également. Sur les aspects de protection et de préservation de la vie privée, la loi existe mais elle n'est pas respectée. On peut annoncer à son DRH qu'on enclenche un parcours AMP, et l'entendre partout dans les conversations des collègues une semaine plus tard. Cela maintien un état de peur qui ne permet pas d'utiliser le droit de façon sereine.

Les femmes concernées doivent encore souvent faire un choix par défaut, celui de réduire leur temps de travail pour suivre les parcours AMP. Cette réduction occasionne de fait une perte de rémunération. Certaines décident de faire de l'intérim pour avoir plus de liberté, mais cet intérim les fragilise. D'autres font le choix de quitter leur travail pour arrêter de subir une pression au travail, qu'elles subissent déjà dans le cadre du parcours. Là aussi, elles sont confrontées à une perte de revenus, mais également d'épanouissement personnel vis-à-vis de leur activité professionnelle. D'autres choix sont par ailleurs imposés par le contexte professionnel : certaines sont mises à l'écart, ne se voient pas proposer d'augmentations ou de changement de poste, sont licenciées sans pouvoir prouver que ce licenciement est lié au parcours d'AMP... Cette situation n'est pas sans conséquences sur leur estime d'elles-mêmes et leur développement personnel, ainsi que sur leurs revenus et leurs projets personnels.

Nous estimons primordial d'éviter que les gens entrent en parcours AMP. Pour ce faire, il convient de renforcer l'information et la prévention sur la santé reproductive et tout ce qui la touche.

Il est également nécessaire de rendre ces parcours médicaux plus efficaces. On le disait, les rendez-vous sont nombreux, ne s'organisent pas toujours bien ; le temps des examens et du protocole est long. Une réflexion doit viser à une plus grande efficacité dans le temps, mais aussi en termes de chances d'obtenir une grossesse. Pour ce faire, l'amélioration des techniques de diagnostic et de prise en charge thérapeutique, l'accès aux soins en général et sur le territoire doivent faire l'objet d'une réflexion. Se pose ici la question du trajet : 101 centres d'AMP sont répartis sur notre territoire, mais leur accès est difficile dans certaines zones. Cette question est renforcée dans les zones rurales. Beaucoup de gens vivent à plus de deux heures d'un centre d'AMP. Là où les autorisations d'absence étaient prévues pour quelques heures, pour permettre de revenir au travail après le rendez-vous, certains ont besoin d'une journée entière, voire de plusieurs jours. C'est un motif de conflit avec les employeurs, mais aussi pour la personne elle-même qui se sent en défaut. La question du temps de transport reste floue, ce qui permet à certaines grandes entreprises d'être très généreuses, mais ceux qui n'y travaillent pas - et ils sont nombreux - sont lésés dans ce contexte. Je mentionnerai également les déserts médicaux, au sein desquels l'accès aux soins est très compliqué. Les personnes vivant en outre-mer ne bénéficient pas toujours de centres d'AMP. Il y en a en Nouvelle-Calédonie et en Guadeloupe, mais d'autres territoires n'en disposent pas. Lorsqu'il y en a un, il ne réalise pas toutes les techniques, ce qui oblige certaines personnes à faire de très longs voyages jusqu'en métropole. Je vous laisse imaginer les ruptures professionnelles que cela engendre, en plus d'une perte de repères et d'un isolement pour des individus déjà fragilisés par ces parcours.

Nos propositions rejoignent ce qui a déjà été dit aujourd'hui. Il est nécessaire que la société et le monde du travail repensent la question de la considération que l'on adresse aux femmes et à leur santé, et donc celle de l'articulation entre vie professionnelle et vie personnelle.

Évidemment, n'oublions pas les hommes. La grande majorité des parcours touchent des couples hétérosexuels. Les hommes aussi sont infertiles, mais la charge mentale, cela a été dit, est encore largement portée par les femmes. Pour autant, de plus en plus d'hommes s'investissent, prennent en charge les rendez-vous, les piqûres. Une articulation entre hommes et femmes est nécessaire.

Je pense que la fertilité et l'infertilité doivent devenir des sujets de santé publique. Dans le cadre de la loi bioéthique de 2021, nous avons obtenu un plan fertilité. En février 2022, un rapport sur les causes d'infertilité a été remis à Olivier Véran. Depuis, le sujet est un peu en stand-by. Le rapport contient de nombreuses recommandations. Il n'y a certes pas de sujet sur le travail, comme c'était le cas dans le cadre de la Stratégie nationale pour la lutte contre l'endométriose de 2022, mais ce rapport devait déboucher sur une stratégie nationale fertilité-infertilité, qui aurait pu aborder la question du travail. Ce n'est pas encore le cas.

Je n'entrerai pas trop dans les détails mais nous pouvons évoquer l'amélioration des taux de réussite de l'AMP avec l'utilisation d'outils nouveaux (diagnostic génétique, analyse de la capacité des embryons à s'implanter avant un transfert, intelligence artificielle, etc.), la téléconsultation... Au niveau de l'État, il me semble urgent que les politiques publiques insufflent ce changement réel sur la question de la santé des femmes et de l'articulation avec le travail et avec l'AMP. Sans véritable politique publique, tous les petits défauts que nous avons énoncés vont perdurer.

Je peux mentionner le respect du droit, la création de nouveaux droits, le respect du droit du travail et la mise en oeuvre, au sein des entreprises, d'une vraie sécurité de la confidentialité des informations diffusées par les personnes, la nécessité de mettre en oeuvre de grandes campagnes de communication publique sur la santé des femmes et l'AMP. Il est également essentiel de mobiliser les partenaires sociaux, entreprises et syndicats, pour que nous réfléchissions ensemble à ces situations et que nous avancions dans la même direction. Enfin, il est primordial de soutenir les associations qui réalisent un travail important sur le terrain.

S'agissant des entreprises, il est urgent de proposer formation et informations sur la fertilité, l'infertilité et l'AMP, pour que les RH, les employeurs et les salariés prennent conscience de la situation et deviennent plus accueillants et bienveillants. Une attention particulière doit être portée aux petites et moyennes entreprises. Nous devons, je pense, nous appuyer sur ce qui existe déjà. Bon nombre d'entreprises commencent à entrer dans un cercle vertueux et doivent être mises en avant. L'Observatoire de la qualité de vie au travail (OQVT) fait signer la charte de la parentalité en entreprise. Certaines s'engagent sur les aspects de désir d'enfant. Le Parental Challenge fait également signer des engagements sur ces aspects de considération de l'endométriose, du syndrome des ovaires polykystiques (SOPK), de l'infertilité. Cela existe déjà. Appuyons-nous sur ces exemples vertueux.

Annick Billon, présidente. - Merci pour cette intervention. Je laisse désormais la parole à Brigitte Letombe, gynécologue et membre du bureau du Groupe d'étude sur la ménopause et le vieillissement hormonal.

Brigitte Letombe, gynécologue, membre du bureau du Groupe d'étude sur la ménopause et le vieillissement hormonal (GEMVI). - Je vous parlerai aujourd'hui d'une étape tout à fait physiologique, d'une étape de la vie génitale des femmes, la dernière : la ménopause. Je suis ménopausée, comme 100 % des femmes de plus de 55 ans et 50 % de la population française, et j'ose le dire. Sans doute ai-je eu la chance de ne pas angoisser et de ne pas en souffrir parce que je suis gynécologue. Je n'ai pas eu à craindre un vieillissement intellectuel prématuré ou une entrée en dépression, ne me reconnaissant pas, sans oser en parler. C'est le cas de certaines femmes aujourd'hui. Elles ne font éventuellement pas le lien entre ces déficiences tout à fait transitoires et une carence hormonale. Surtout, on les somme de toujours rester jeunes et performantes.

On parle aujourd'hui plus facilement d'endométriose, de règles ou d'infertilité, mais le dernier des tabous féminins, c'est la ménopause. Il faut bien avouer que celle-ci, tout à fait physiologique, qui survient vers 51 ans, s'avère être une inégalité majeure entre les femmes et les hommes. Elle correspond non seulement à un arrêt de la fertilité - ce qui bien sûr peut s'avérer très douloureux pour les femmes qui n'ont pas leur compte d'enfant -, mais aussi, à la différence des hommes qui continuent à avoir une sécrétion hormonale et une sécrétion de spermatozoïdes, à un arrêt total de la sécrétion des hormones féminines que sont l'estradiol et la progestérone par les ovaires. C'est cette carence hormonale qui peut, dès la péri-ménopause, et donc avant même l'arrêt définitif des règles, avoir des répercussions. Celles-ci peuvent être très gênantes, responsables des symptômes qu'on dit climatériques très variés, dont on connaît essentiellement le signe majeur que sont les bouffées de chaleur. Ils peuvent aggraver notre santé cardiovasculaire et le risque osseux, donc le risque métabolique, de diabète, d'hypertension, d'hypercholestérolémie ou de fracture ostéoporotique.

Au XXIe siècle, en tout cas en France, on ne parle pas de sa ménopause, comme s'il était honteux pour une femme d'avoir plus de 50 ans. Mélange-t-on encore fertilité avec féminité ? Il est vrai que l'âgisme touche essentiellement les femmes. Un homme qui commence à accuser quelques rides s'avère plutôt séduisant, il a un peu de charme. Une femme au contraire, est une vieille peau avec des vapeurs. La ménopause est étonnamment encore un sujet tabou, alors qu'une femme a une espérance de vie de 85 ans, c'est-à-dire qu'elle vivra un tiers de sa vie en période ménopausique.

Quand avez-vous entendu pour la dernière fois prononcer le mot « ménopause » autour de vous ? Par votre mère, votre femme, votre soeur peut-être, mais en tout cas pas par une collègue. Elle craint, au contraire, si elle évoque sa ménopause, d'avouer non seulement son âge, mais aussi son éventuelle fragilité. Pour sortir de cette situation si délétère pour les femmes, au travail comme sur le plan personnel, familial, conjugal et social, il faut absolument informer les femmes, mais aussi les hommes. Nous devons enfin oser, tous, prononcer ce mot de ménopause.

J'appuierai mon propos par un diaporama. D'abord, il est nécessaire d'informer pour dédramatiser et préparer les femmes. Il faut nommer la ménopause pour lutter contre les moqueries, les lieux communs et la stigmatisation. Il faut préparer les femmes, leur environnement et les employeurs à cette transition physiologique qui angoisse. Elle survient souvent chez les femmes alors qu'elles sont au sommet de leur carrière. Il faut positiver pour lutter contre cette culture du secret, à la base des attitudes sexistes et de l'âgisme qui touche davantage les femmes au travail. Se sentant moins performantes, manquant de confiance en elles à cet âge, certaines femmes angoissées refusent les promotions et se tournent vers une retraite prématurée ou une reconversion.

Tous les symptômes du climatère, que sont notamment les bouffées de chaleur, auront des répercussions sur la qualité de vie globale, avec des troubles de la concentration ou de la mémorisation, qui arrivent dès la péri-ménopause, avant même l'arrêt définitif des règles. Ils angoissent les femmes, qui pensent être touchées par le vieillissement, parce qu'elles ne lient pas ces symptômes à la ménopause. Nous avons également évoqué les troubles du sommeil, qui ont des répercussions majeures sur la qualité de vie et sur la compétitivité au travail, mais aussi sur l'humeur, le stress, la dépression, l'irritabilité, et la vie personnelle, conjugale et professionnelle en général.

Nous avons mené en 2013 une étude avec le GEMVI, qui met en exergue le grand nombre de symptômes et le pourcentage de femmes touchées. 94 % des femmes de 45 à 50 ans sont touchées par au moins un symptôme de la ménopause. Elles sont encore 73 % entre 61 et 65 ans. Les symptômes les plus fréquents sont les bouffées de chaleur, les sueurs nocturnes, une prise de poids, les troubles du sommeil, les changements de l'humeur, les maux de tête et migraines, les troubles de la mémoire et les troubles urinaires.

Nous savons également que la symptomatologie climatérique n'est plus prise en charge. Nous avons réalisé une nouvelle étude en 2020, sur 5 000 femmes, publiée en 2022 dans le Maturitas, journal de la société européenne de ménopause. Elle montre que 87 % des femmes sont affectées par au moins un symptôme de la ménopause et que les symptômes génito-urinaires en touchent 67 %. On parle de symptômes génito-urinaires, parce qu'évoquer la sécheresse vaginale ou les difficultés sexuelles est assez stigmatisant. Il est difficile d'en parler. On oublie par ailleurs d'y associer une symptomatologie urinaire, qui peut bien sûr avoir des répercussions sur la qualité de vie au travail.

Seuls 6 % des 5 000 femmes de 50 à 65 ans étudiées sont traitées pour une symptomatologie par un traitement hormonal de ménopause. Avant la WHI (Women's Health Initiative), une étude américaine publiée en 2002, ayant déstabilisé les professionnels et les femmes par une balance bénéfices-risques négative vis-à-vis du traitement hormonal, on traitait, en France, environ 35 % des femmes. Aujourd'hui, on n'en traite plus que 6 %, alors que la symptomatologie majeure, dont je vous ai montré les différents symptômes, touche de façon grave 25 % des femmes en péri et post ménopause immédiate. Ainsi, au moins une femme sur quatre devrait avoir accès à une thérapeutique franchement efficace. Trois femmes sur quatre présenteront des symptômes. La dernière vivra peut-être sa ménopause comme une libération des règles, de la nécessité contraceptive, mais les autres souffriront d'une symptomatologie qui sera majeure pour une femme sur quatre.

Regardez la persistance des bouffées vasomotrices, le symptôme le plus connu. Nombreuses sont les femmes qui pensent qu'elles dureront un an ou deux. De nombreuses femmes me disent en consultation que leur médecin a assuré qu'elles passeraient rapidement, que ce n'est pas si grave. C'est faux. Une étude multiethnique débutée en 1997, qui suit donc des femmes depuis très longtemps, rapporte une moyenne du temps des bouffées de chaleur de sept ans et demi. Pour certaines femmes, cette période est beaucoup plus longue. Certaines souffrent encore d'une symptomatologie vasomotrice après quinze ou vingt ans.

Nous connaissons les troubles du climatère, qui vont gêner les femmes en début de ménopause ou en péri-ménopause principalement. La symptomatologie génito-urinaire et les difficultés urinaires, la pollakiurie, les cystites à urines claires, les petits problèmes de continence peuvent toucher les femmes assez tôt. Plus tardivement, si on n'a pas pris en charge cette carence oestrogénique, certaines femmes à risques pourraient être exposées à un risque d'ostéoporose avec des fractures graves ou un risque d'athérosclérose avec des accidents cardiovasculaires. Par ailleurs, nous n'avons pas de certitude à ce sujet, mais il est vraisemblable que cette carence oestrogénique soit liée à des troubles cognitifs et des problèmes de démence ultérieure. Aujourd'hui, 500 000 femmes entrent en ménopause chaque année, et 14 millions de femmes sont concernées au total. Ainsi, nous ne pouvons pas ne pas prendre ce sujet en considération, d'autant qu'il touche 100 % des femmes.

La société nationale de ménopause, le GEMVI, dispose d'un site professionnel présentant un volet grand public. La page d'accueil de ce site présente les informations sur la balance bénéfices-risques du traitement hormonal et l'information sur l'insuffisance ovarienne prématurée (IOP). Cette ménopause, qui survient bien avant 40 ans, nécessite un traitement hormonal substitutif (THS) pour que ces femmes ne soient pas exposées aux risques cardiovasculaires, ostéoporotiques et cognitifs bien plus tôt que les autres.

Nous avons beaucoup travaillé pour essayer de rappeler l'intérêt du traitement hormonal de ménopause aux professionnels. En 2021 ont été publiées les Recommandations pour la pratique clinique (RPC) par le Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF) et le GEMVI. Nous avons également tenté de développer l'information auprès des femmes. Au-delà de l'information des praticiens, il est en effet nécessaire d'informer les femmes sur cette symptomatologie qui peut être particulièrement variée et leur permettre d'en parler. Nous avons essayé de déployer des « ménopause cafés ». Cette expérience a été lancée en Belgique. Lors de ce « speed dating ménopause », des tables rondes réunissaient un spécialiste et une dizaine de femmes pour parler des problèmes psychologiques, de poids, cardiovasculaires ou encore ostéo-articulaires. Ces réunions, qui demandent un investissement important et la présence de professionnels, n'ont pas pu être perpétuées.

Nous nous sommes tournés vers les applications, puisqu'il n'est plus possible aujourd'hui d'informer sans les réseaux sociaux. Nous travaillons sur le contenu d'information médicale de l'application Omena, première application française dédiée à la ménopause.

Nous avons également organisé deux conférences de presse. La première s'est tenue le 18 octobre 2022 pour la Journée mondiale de la ménopause. Je suis sûre que vous ne la connaissez pas. Elle existe depuis très longtemps. Elle n'est pas valorisée en France. Chaque année, un thème spécifique est traité. Cette année, il s'agissait du fog, qui correspond au brouillard cérébral et aux troubles de concentration et de mémorisation qui surviennent en péri-ménopause et en début de ménopause. Nous essayons d'en comprendre les origines, les raisons. Sachez que ce fog est transitoire. Ne vous faites pas de soucis quant à vos capacités intellectuelles. Nous avons été aidés par le laboratoire Vichy, qui nous a permis d'écrire cette tribune d'engagement pour une meilleure prise en charge de la ménopause et pour une libération de la parole, avec un QR code. Nous y avons insisté sur la formation des professionnels concernés au-delà de leur domaine d'expertise. À nos yeux, il est important que tout professionnel de santé quel qu'il soit, médecin généraliste, dermatologue, gynécologue, cardiologue, puisse parler à une femme de son éventuelle symptomatologie ménopausique. Il faut pouvoir créer un dialogue serein à l'issue de chaque consultation, pour que chaque femme de plus de 45 ans sache à peu près ce qu'elle peut ressentir et comment le gérer. Il est essentiel de pouvoir identifier toute cette symptomatologie.

Très récemment encore, en février 2023, nous avons tenu une conférence de presse avec le manifeste All for ménopause, un collectif regroupant à la fois des professionnels de santé et des femmes de la société civile pour interpeller sur la nécessité d'information. Nous avons insisté sur le fait que tous les professionnels de santé devraient pouvoir parler de ménopause à chaque femme dans cette tranche d'âge. Nous avons également évoqué l'éventualité de créer un diplôme universitaire de patients experts dédié à la ménopause, et de créer un parcours de santé pour les femmes dès 45 ans. Il nous semble également primordial d'interpeller les dirigeants d'entreprises et de grands groupes sur le sujet de la ménopause et enfin, si possible, d'identifier et de rendre visible une représentante de la santé des femmes au gouvernement.

Un travail a déjà été publié par Maturitas sur les recommandations de la prise en charge de la ménopause et de ce que l'on pourrait faire dans l'environnement professionnel. Je vous en présente quelques lignes. Les modalités de travail ne sont pas sans répercussions sur les symptômes de la ménopause. Par exemple, parmi les symptômes figurent des douleurs articulaires marquées du fait de la carence oestrogénique. Cela peut être un problème dans les travaux physiques. La ménopause peut également altérer le travail. Pour les femmes assurant des travaux essentiellement intellectuels, la fatigabilité, les troubles de la concentration et de mémorisation peuvent bien évidemment avoir des conséquences sur leur travail. La fatigue, la perte de mémoire, les difficultés de concentration, les pertes de confiance en soi peuvent altérer la performance des travaux intellectuels. Elles peuvent bien sûr conduire certaines femmes à une perte d'estime d'elles-mêmes et, parfois, à un syndrome dépressif. Les femmes ont souvent peur de la stigmatisation et de ce silence. Or les employeurs doivent assurer la santé et la sécurité au travail, ils n'ont aucun intérêt à perdre les compétences et les talents précieux pour une symptomatologie souvent transitoire, qui doit pouvoir être exprimée, comprise, accompagnée, voire traitée. Ainsi, il est important de proposer cette écoute, cette adaptation et cette flexibilité dont on a déjà parlé. Les employeurs doivent favoriser la culture ouverte, inclusive et solidaire de l'expression des symptômes de ménopause dans tous les lieux et modèles professionnels, avec une approche positive. Surtout, aucune tolérance ne doit être acceptée face à l'intimidation, au rabaissement ou au harcèlement, tout en sachant que certaines femmes ne désireront peut-être pas en parler.

Il est essentiel de veiller à ce que les femmes puissent avoir accès à un professionnel de santé formé à cette problématique. Il est par ailleurs primordial de permettre la flexibilité des codes vestimentaires des uniformes, en utilisant des tissus thermiquement confortables, voire bien sûr la flexibilité horaire. J'ajouterai que l'on peut prévoir un contrôle de la température et une ventilation adaptée sur leur lieu de travail, ainsi qu'un accès à de l'eau fraîche et à des vestiaires et des sanitaires privatifs. En effet, d'éventuelles difficultés urinaires peuvent nécessiter un accès à des toilettes sans problème. Pour les femmes dont le rôle est axé sur le client ou orienté vers le public, il faut permettre des pauses pour gérer des symptômes vasomoteurs particulièrement intenses. Elles doivent pouvoir se retirer sans avoir à trouver toujours un prétexte.

Tout professionnel de santé devrait avoir suivi une formation requise sur la ménopause et savoir que ces symptômes climatériques peuvent affecter le bien-être et les capacités au travail. Ils devraient être au fait d'une éventuelle nécessité, parfois, d'adaptation transitoire pour éviter la mise en arrêt de travail, le chômage, voire pire : le désir de tout cesser bien avant la retraite, ce qui occasionnerait un risque de perte de revenus, de pension et de bien-être ultérieur. Nous avons pour devoir de donner les clés, de ne pas banaliser, de permettre d'orienter, d'accompagner et d'adresser à un professionnel de santé pour un éventuel traitement.

En entreprise, il me semble important d'informer les cadres, les employeurs et les employés. Surtout, une information large est nécessaire pour tous les publics, tant les femmes que les hommes. C'est pour cela que notre travail a jusqu'à présent été tourné vers la société.

Enfin, je vous rappelle qu'un rapport parlementaire a été publié en octobre 2022 en Angleterre. Il contient un certain nombre de propositions. Il donne par exemple la possibilité d'éviter des frais de prescription pour le traitement hormonal et a permis aux femmes d'avoir accès à des oestrogènes locaux directement en pharmacie, sans prescription.

Annick Billon, présidente. - Merci à vous. Je laisse la parole à notre dernière intervenante, Rachel Saada, avocate au barreau de Paris.

Rachel Saada, avocate. - Merci de votre invitation et de me donner la parole. Je commencerai mon propos par une boutade, en vous demandant si la non-mixité de cette réunion est voulue ou subie.

Annick Billon, présidente. - En réalité, la délégation aux droits des femmes compte des hommes et des femmes. Il se trouve que ce matin, la représentation est extrêmement féminine. Ces sujets intéressent, il est vrai, plus souvent les femmes, alors qu'ils concernent également les hommes.

Rachel Saada. - Cela nous donne une indication précieuse quant à l'intérêt du sujet. Je craignais, à raison, que cette non-mixité soit subie. Vous pourrez faire savoir aux hommes qu'ils ont été très regrettés.

Je vais beaucoup vous déprimer, vous me le pardonnerez. Je suis spécialiste en droit du travail et en droit de la sécurité sociale, et mon propos correspondra à ce que je constate depuis près de quarante ans d'exercice professionnel. Ce constat est biaisé par mon engagement de ne plaider qu'aux côtés des salariés, des élus du personnel et des syndicats.

Je rebondirai brièvement sur des points qui ont été évoqués. J'irai droit au but, puisque de nombreux éléments ont déjà été mentionnés. Je ferai d'abord des observations sur les règles douloureuses et la manière dont on pourrait les prendre en compte, avant de revenir sur les questions d'aide médicale à la procréation. Je conclurai sur l'arsenal dont nous disposons déjà. À mon sens, ce n'est pas tellement une question d'outils supplémentaires que de droit positif, d'accès au droit et aux juges et de rapport de domination.

Je passe sur le fait que c'est un problème numériquement très important, qu'il existe déjà dans certains pays des congés menstruels. Ces points ne présentent, à mon sens, pas beaucoup d'intérêt. Chaque pays a son histoire. Madame la Présidente, vous évoquiez une politique britannique, qui n'est selon moi pas un très bon exemple. Le droit du travail en Grande-Bretagne n'est pas ce qui se fait de mieux. Tout y est passé au crible de la discrimination. En réalité, les Anglais n'ont plus de droit du travail. Ils n'ont plus qu'un droit de la discrimination. On va, chacun dans son couloir, chercher des éléments de cette discrimination.

Votre projet est intéressant mais il pose beaucoup de questions puisqu'il interroge les notions de maladie et de handicap. Voulons-nous nous diriger vers cela ? C'est une réflexion presque philosophique. Je ne veux pas développer ce point mais cette question doit être posée.

Il est à noter que la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) ne doit pas être mythifiée. Elle n'apporte que très peu de protection supplémentaire. C'est un parcours du combattant. Les Maisons départementales pour les personnes handicapées (MDPH) ne sont pas tendres avec les demandeurs. Cette RQTH apporte presque une souffrance supplémentaire. Je ne suis pas en train de dire qu'il ne faut pas le faire mais je suis réservée quant aux effets d'une promotion de cette reconnaissance. Je rappelle que les employeurs ne sont intéressés que par un de ses aspects : celui qui leur évite de payer des amendes à l'Agefiph (Association de gestion du fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées). Ils ne cherchent pas spécialement à recruter des travailleurs handicapés parce qu'ils sont bienveillants. Je n'aurais d'ailleurs pas beaucoup de goût à utiliser ce terme. Je dois avoir mauvais esprit ou je suis contaminée par ma pratique professionnelle qui fait que je ne vois pas beaucoup de bienveillance dans les entreprises. Ce terme me paraît trop neutre et n'interroge pas le rapport de domination extrêmement fort qui existe dans les entreprises.

J'en viens tout de même à une proposition concernant la question des règles douloureuses et de ce qu'on a pu appeler le congé menstruel - je déteste cette dénomination - c'est la question des jours de carence. Je pense que le congé menstruel ne peut pas être un congé payé. Vous ne pouvez pas dire aux patrons qu'après la cinquième semaine de congés payés, arrivée en 1981, on va ajouter cinq semaines supplémentaires, équivalant à 2,5 jours par mois. En Espagne, c'est l'État qui finance cette mesure. Après réflexion, j'estime que nous pourrions éventuellement supprimer les jours de carence en étudiant la question par le prisme de la discrimination indirecte. Les rapports sur le sujet montrent que les femmes sont 50 % plus touchées par les arrêts maladie que les hommes. En 2022, le taux d'arrêt s'établissait à 6,8 % pour les femmes, contre 4,6 % pour les hommes. La notion de discrimination indirecte renvoie à une disposition légale ou réglementaire qui n'avait absolument pas pour objet de discriminer mais qui a pourtant cet effet. Puisque les congés pour règles douloureuses sont courts, les femmes sont évidemment bien plus frappées par les trois jours de carence. Il faut donc faire sauter ce verrou.

Cette mesure présenterait plusieurs avantages. D'abord, elle permettrait aux femmes d'être plus facilement en arrêt de travail sans perte financière et sans effet sur l'employeur. Ce dernier, au-delà de trois ans d'ancienneté du salarié - voire un an si la convention collective le prévoit -, est tenu par la loi de mensualisation de 1978 codifiée depuis quelques années, de compléter les indemnités journalières versées par la Sécurité sociale (IJSS), à hauteur d'environ 90 % du salaire, pendant une durée limitée. Ainsi, ce qu'il paierait au titre de ces trois jours de carence différents disparaîtrait du contingent qu'il doit régler. Cela ne lui coûterait donc pas plus cher. Cette piste de réflexion est intéressante, parce qu'elle préserve le secret médical. En ma qualité de juriste, j'estime en effet qu'il n'est pas envisageable de rompre le secret médical et d'ouvrir une brèche de cette nature. Dans le cadre des recherches que j'ai faites, je constate que l'association Osez le féminisme ! refuse également l'ouverture de cette brèche. Voilà alors une proposition qui me paraîtrait plus facile à mettre en oeuvre, puisqu'un motif serait inscrit pour le volet Sécurité sociale et non pour le volet employeur. Les trois jours de carence disparaîtraient. Il est clair que les femmes n'en abuseraient pas, au regard de leur comportement au Japon, en Indonésie, en Australie ou ailleurs. Au Japon, le congé existe depuis 1945, mais seuls 0,9 % des femmes en profitent aujourd'hui. Dans d'autres pays ayant mis en place ce dispositif, tels que la Corée du Sud ou l'Indonésie, elles ne s'en saisissent pas davantage. Ainsi, aucun abus ne serait attendu. En matière de droit, il n'y a jamais d'abus, mais plutôt des sous-déclarations.

Maintenant, venons-en à l'inconvénient de cette mesure. Madame Lorbat-Desplanches, vous évoquiez tout à l'heure un licenciement dont vous aviez recueilli la confidence, en vous indignant. Eh oui, l'employeur a le droit de licencier pendant un arrêt de travail, pour une absence prolongée, mais aussi - et les gens le savent moins - pour des absences répétées. La jurisprudence est cependant à la fois sévère et décevante. L'employeur doit en effet justifier d'une désorganisation et d'une nécessité de remplacement, mais s'il ne fait pas, la Cour de cassation n'admet pas pour autant qu'il s'agit d'une discrimination et d'un licenciement discriminatoire lié à l'état de santé. C'est seulement un licenciement privé de cause réelle et sérieuse. Ici, on arrive aux dernières réformes instituées par le Président de la République dès son arrivée au pouvoir : les ordonnances « Macron » et le barème « Macron », avec une indemnisation plafonnée, très faible. En clair, en-dessous de cinq ans d'ancienneté et de 2 000 euros par mois, soit environ le salaire médian français, il est inutile de contester son licenciement. Je caricature un peu mon propos, mais c'est bien l'effet voulu. D'ailleurs, ces ordonnances ont provoqué un effondrement de 50 % des saisines des conseils de prud'hommes. C'est l'inconvénient majeur. La Cour de cassation a une position très stricte, visant à dire que, même sans désorganisation et sans nécessité de remplacement, ce n'est pas une discrimination. Je tiens à la reconnaissance de cette discrimination car elle entraîne la nullité du licenciement, contrairement au licenciement sans cause réelle et sérieuse. Elle permet un droit à réintégration. Si on ne demande pas cette dernière, elle permet une indemnisation qui n'est pas soumise au plafonnement du barème Macron.

J'évoque, pour terminer ce point, la question du parcours AMP. Vous touchez du doigt, en votre qualité de praticiens médicaux ou de fondatrice d'une association, le sujet du droit. Il est là. Depuis 2016, les femmes en parcours AMP bénéficient de la même protection que les femmes enceintes. Simplement, depuis quand les femmes enceintes sont-elles bien traitées dans des entreprises ? Depuis quand retrouvent-elles leur poste en revenant de grossesse ? Depuis quand est-il facile pour elles d'annoncer qu'elles sont enceintes ? Ce n'est pas une question de droit, car il existe. Les outils sont là. Nous ne nierons pas le fait qu'une question de pédagogie et de connaissances des droits de chacun se pose.

Depuis quarante ans, je répète que nous sommes plus ou moins tous salariés dans ce pays - pas moi d'ailleurs. Pourtant, le droit du travail n'est jamais enseigné. De l'école primaire au lycée, vous n'avez jamais bénéficié d'un enseignement sur le droit du travail. Il a fallu arriver à l'université, et choisir de faire du droit, pour en découvrir des notions. Ainsi, les connaissances ne sont pas apportées aux citoyens, alors que le salarié est d'abord un citoyen.

Par ailleurs, peut-on mobiliser ses droits dans l'entreprise quand on sait que le pouvoir patronal n'est quasiment plus contesté ni contestable ? Je vous parlerai encore de la réforme Macron, qui a divisé par deux le nombre des élus du personnel. Le regroupement des délégués du personnel, du Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et du comité d'entreprise a fait perdre 200 000 postes d'élus du personnel dans toute la France. Plus tôt, Mme Rio indiquait qu'il était compliqué d'obtenir l'assistance des délégués ou élus du personnel. Oui c'est compliqué, parce qu'ils sont deux fois moins nombreux que par le passé.

Ensuite, ces droits ne sont pas mobilisés, parce qu'il n'y a pas de sanctions. Je suis toujours un peu excessive, c'est une qualité et un défaut. Ma capacité à toujours m'indigner sur ce qui se passe m'aide énormément à continuer à travailler, sinon j'aurais jeté l'éponge depuis longtemps. Depuis quarante ans, dans ce pays, on cultive l'idée selon laquelle le code du travail est un frein au développement des entreprises et à l'emploi. Depuis Margaret Thatcher, on nous explique qu'il faut brûler le code du travail. C'était le terme-même utilisé, si ma mémoire est bonne, par le groupe Monnerville du Medef : il fallait brûler le code du travail. Qu'est-ce que ça a donné ? Dans les entreprises, les femmes ne peuvent pas mobiliser leurs droits. Elles savent intuitivement et confusément, de manière vécue, que si elles annoncent qu'elles partent dans un parcours AMP, elles risquent de se faire « dégager », puisque l'humain n'est pas au coeur de la gestion des entreprises. Elles sont d'autant plus exposées à ce risque que l'on est aujourd'hui dans une culture du sous-effectif. Tout est en tension. Que l'on ne vienne pas nous parler de la grande démission. Le sous-effectif n'est pas lié à cette dernière ou au désengagement, mais à une organisation délibérée, à toutes les restructurations et réorganisations. Aujourd'hui, tous les salariés qui arrivent dans mon cabinet, qui affichent une certaine ancienneté, m'expliquent que dans un service où ils étaient six, ils ne sont plus que trois. Ces femmes auront alors énormément de mal à se prévaloir de leurs droits, également parce qu'elles mettront leurs collègues en difficulté. Poser des arrêts de travail est presque impossible pour elles, car elles savent qu'elles placeront leurs collègues dans l'embarras. Cette solitude crée également un renoncement aux droits.

Enfin, vous avez parlé à plusieurs reprises du rôle du médecin du travail comme un soutien. Ce n'est certainement pas le cas depuis la dernière réforme, qui a prévu un débat contradictoire avec l'employeur sur les questions d'aménagement des postes de travail. Avant cette réforme, le médecin du travail donnait son avis d'aptitude ou ses préconisations, il écrivait sur un bulletin et l'employeur devait exécuter ce qui était demandé. Je ne suis pas utopiste, je sais que ses préconisations sont rarement respectées. Elles créent du souci à l'employeur, qui ne veut pas aménager les postes. Si vous saviez le nombre de mi-temps thérapeutiques qui ne trouvent pas la bonne organisation, parce que l'employeur n'en veut pas. Il proposera des horaires de travail insupportables et mettra des bâtons dans les roues du concerné. En effet, l'employeur veut un salarié qui soit à 200 % au travail, pas à 50 %. Il n'acceptera donc pas les aménagements et ne respectera pas les préconisations. Puisque le salarié sera de plus en plus affecté par la situation, il en arrivera à ce que veut l'employeur : un avis d'inaptitude conduisant au licenciement.

Je vais maintenant fustiger le principe de la soft law. Il y a déjà tout dans le code du travail. On établit des chartes, on s'engage, on crée des labels. Dans un monde idéal, ces derniers seraient formidables. Simplement, vous devez savoir qu'ils ne sont que cosmétiques. Une charte n'a pas de caractère normatif ou d'obligation d'application. J'exagère peut-être, ou j'ai une vision déformée par la pratique, mais j'y vois ce que je qualifie de « syndrome de la frite McCain ». Vous souvenez-vous de cette publicité ? Selon son slogan, « Les frites McCain, c'est ceux qui en parlent le plus qui en mangent le moins ». Plus il y a de chartes, moins elles sont respectées. Elles sont une vitrine pour échapper aux condamnations, pour se donner l'excuse que l'on fait tout pour les femmes en cas d'accusations de discrimination.

Je terminerai mon propos en disant que pour que les droits des femmes avancent, nous devons revenir sur les ordonnances Macron, remettre en place les élus du personnel, réinstituer le CHSCT, revenir sur la réforme de la procédure prud'homale, y compris l'appel. Grâce à mon métier, je vois le parcours du début à la fin. Le droit est toujours en retard et son application toujours très lente. Plus on la rend facile, plus on rend l'accès au juge facile et plus on fait progresser le droit.

Annick Billon, présidente. - Je vous remercie pour cette contribution complète et détonante, importante. Je me tourne maintenant vers mes collègues rapporteures, puis les membres de la délégation. Je laisse la parole à Marie-Pierre Richer et salue Annick Jacquemet, qui doit s'absenter pour poser une question orale en séance publique.

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Je dois moi aussi poser une question en séance. Merci pour vos interventions très dynamiques et enrichissantes. Maître Saada, vous avez beaucoup parlé du droit. Nous nous rendons également compte que la santé sexuelle et reproductive reste taboue et s'accompagne d'une peur de la stigmatisation. Lorsque les femmes sont en parcours AMP ou dans d'autres situations, je ne sais pas si elles ont toutes connaissances du droit. Je vous assure qu'elles en font fi. Beaucoup de femmes prennent des congés, se débrouillent comme elles le peuvent, en dehors du travail, lorsqu'elles le peuvent. On peut parler de droit, mais tant que les sujets évoqués ce matin resteront tabous, nous ne leur rendrons pas service.

Un parcours d'AMP, c'est sept ans, minimum. C'est très long. Je pense que nous ne sommes pas prêts, hommes comme femmes, à l'évoquer, parce que ça stigmatise encore.

Madame Valérie Lorbat-Desplanches, je me suis rendue sur le site de votre fondation. J'ai vu que vous aviez mis en place une première journée de formation sur l'endométriose pour les jeunes internes. Nous vous avons écouté parler des employeurs et des personnes concernées, mais la formation doit exister en médecine, qui doit avoir une connaissance approfondie du sujet. C'est le premier maillon de la chaîne. Pourriez-vous nous faire un retour sur cette journée ? Avez-vous constaté un lourd déficit ?

J'ai par ailleurs lu récemment un article relatif à l'arrivée d'un autotest pour l'endométriose. Où en sommes-nous ? Est-il commercialisé ? En quoi peut-il être un premier pas ? J'ai découvert aujourd'hui que la maladie occasionnait de nombreuses douleurs corporelles, qui font qu'une femme les subissant ne pense pas nécessairement à l'endométriose en premier lieu. Quel serait l'apport de ce test dans notre rapport sur la santé des femmes au travail ?

S'agissant de la ménopause, elle est encore taboue, comme l'est la vie sexuelle et reproductive des femmes, de son début à sa fin.

Je suis heureuse de vous entendre dire que le congé menstruel n'est pas la solution. Vous avez parlé de cosmétique. J'y vois également un aspect marketing.

Valérie Lorbat-Desplanches. - Nous avons réalisé une expérience de mise en contact entre de jeunes internes et des patientes. Nous observions une fracture, notamment s'agissant de l'endométriose, entre les médecins qui n'ont que peu de solutions, parce que l'on connaît mal la maladie, et des patientes revendicatives en raison de leur parcours extrêmement douloureux, du manque d'écoute qu'elles ont subi, du nombre important de professionnels de santé rencontrés. Nous essayons de les réconcilier.

Nous avons réalisé notre troisième rentrée en sixième année de médecine. Nous avons mis les internes en situation, les faisant jouer le rôle de patientes tandis que ces dernières jouaient le rôle de médecins. J'ai pu constater chez des internes juniors une mise en situation et une compréhension de la problématique des patientes qui commençait déjà à s'atténuer chez les internes seniors. Le professeur animant la session notait que l'entretien avec la patiente s'était mal passé, demandant comment il aurait fallu agir différemment. L'interne senior répondait « la patiente aurait dû parler de... ». Pourtant, il aurait dû réfléchir à ce qu'il aurait lui-même pu faire pour que l'entretien se passe mieux, aux questions qu'il aurait pu poser. Au-delà d'enseigner, je pense qu'il faut instaurer une pratique et une réconciliation entre les patients et leurs médecins.

Ensuite, l'équipe travaillant sur l'endotest, qui est un test salivaire et donc non invasif, attend la confirmation des premiers résultats positifs sur une cohorte plus importante, pour un diagnostic de l'endométriose extrêmement facile. Je pense que le ministre de la santé, François Braun, s'est engagé à prendre en charge le remboursement du test, qui ne sera pas systématique. Il ne s'agit pas d'y soumettre toutes les adolescentes. Il entrera dans une approche diagnostique et aidera énormément, puisqu'il arrive que nous ayons des doutes sur l'imagerie. Le test sera complémentaire de la symptomatologie et de l'imagerie, entrant sur une caractérisation plus globale de la maladie.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Merci Mesdames. Cette matinée a été exceptionnelle, même pour vous, j'imagine. La table ronde permet de se retrouver. Il est de notre rôle d'organiser cette mise en lien des femmes qui s'intéressent aux femmes - je déplore d'ailleurs que ce ne soit que des femmes, mais c'est la vie - et travaillent sur des sujets convergents.

Ce débat est passionnant car au coeur de la question féministe. Il traite de l'invisibilité de la condition des femmes, du tabou sur la santé sexuelle et reproductive. Tout ce qui concerne l'utérus est jugé honteux, sale et répugnant. La honte existe dans la sphère privée, mais elle est démultipliée dans la sphère sociale et l'entreprise. Enfin, il traite de l'impact sur la condition des femmes de la guerre menée depuis les années Thatcher, vous avez raison, contre le salarié et son statut. Tout cela est passionnant. Je n'ai pas de question pour vous, Maître Saada, car vous avez tout dit.

J'ai des questions pour les autres intervenantes. D'abord, quelle est la part de l'influence de l'âge dans l'infertilité aujourd'hui ? Vous me répondrez que je peux consulter le rapport remis l'année dernière à Olivier Véran. Je pense que cette part est majeure et que nous avons un sujet au croisement du statut salarial et de l'infertilité. Il n'est pas normal que des jeunes femmes n'aient pas la sécurité professionnelle suffisante avant 30 ans pour engager un projet de grossesse. C'est un indicateur de la précarité et de la fragilité que ressentent les femmes dans leur insertion professionnelle.

Rachel Saada. - J'ai découvert qu'une congélation d'ovocyte de confort existait et que le comité de bioéthique avait interdit, avec sagesse, aux employeurs de la financer. Elle est coûteuse, de l'ordre de 3 000 euros.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - C'est le précédent Google, première entreprise à avoir proposé de financer cette congélation d'ovocytes.

Rachel Saada. - Nous sommes ici au coeur du sujet. Objectivement, une femme sait que si elle engage un processus de grossesse, sa carrière va s'arrêter.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Nous avons beaucoup hésité. Nous avons eu à voter le sujet de la congélation des ovocytes dans la loi de bioéthique. Ce débat a été compliqué, idéologiquement parlant. De jeunes féministes considéraient que ce droit faisait partie des nouvelles revendications. Nous voyions bien l'usage qui pouvait en être fait pour reporter l'âge de la grossesse chez les femmes et leur permettre d'être très performantes dans l'entreprise à l'âge où elles pourraient faire des enfants. De plus, une sorte de romance se raconte sur l'AMP. Vous indiquiez, Madame Massin, qu'environ 30 % des tentatives d'AMP aboutissent à une grossesse. Ainsi, après une congélation d'ovocytes, les femmes doivent savoir qu'il ne suffira pas de les sortir et de les mettre au micro-ondes pour avoir un bébé. Elles entreront dans un parcours compliqué, dont on ne parle jamais.

Ma deuxième question porte sur les traitements hormonaux de substitution. J'ai toujours eu l'impression que l'offensive venue des États-Unis, outre le fait qu'elle ne portait pas sur les mêmes produits que ceux utilisés en France, était idéologique contre le droit des femmes à limiter les effets de l'âge. Elle a été dévastatrice. Que pouvons-nous faire pour que les femmes sachent que leur risque de cancer du sein est infinitésimal comparé à leur risque d'ostéoporose, de démence ou d'Alzheimer ? Que pouvons-nous faire face au nombre de vos confrères et consoeurs qui refusent encore ce traitement hormonal ?

Enfin, les sept ans de traitement indiqués par les gynécos-obstétriciens aux femmes en début de ménopause m'interrogent également. Pouvez-vous m'en dire plus ?

Laurence Cohen, co-rapporteure. - Je vous remercie toutes car cette table ronde était passionnante, en ce sens que vous vous êtes répondu. Ce n'était pas simplement une succession d'interventions, comme c'est parfois le cas lors de nos auditions. Ces discussions étaient extrêmement riches, grâce à vos regards différents de professionnels de santé, de fondatrice d'une association et d'avocate.

Je suis frappée par plusieurs éléments, d'abord par une formation insuffisante des internes et donc des médecins qui seront ensuite en exercice, concernant le fait d'être dans un cycle de grossesse. C'est lié, il me semble, à ce qu'il se passe dans l'entreprise. Maître, vous demandiez depuis quand on se préoccupait réellement des femmes enceintes dans une entreprise. C'est très fort et frappant. Une femme enceinte y est encore considéré comme un problème.

Je suis également choquée par le réel manque d'information des femmes sur la ménopause ou des couples sur l'AMP. Sur ce premier sujet, les femmes sont dans le noir absolu. On n'en parle pas. Il y a donc le poids du secret. Comment sera-t-on accompagnée par un professionnel de santé ? Les informations qui nous parviennent sont très disparates. Vous pouvez discuter avec une amie indiquant disposer d'un traitement, alors que vous n'en bénéficiez pas. Pourquoi ? Mystère. Certaines souffrent de tous les symptômes évoqués, et d'autres, d'aucun. Le fait de ne pas en avoir aura-t-il des conséquences ? Cette situation requiert-elle tout de même un traitement ? Mystère. On ne répond jamais à ces questions. Il est intéressant de les aborder.

Sur l'endométriose, bien que nous soyons plus informés que par le passé, je reconnais que je n'avais jamais entendu parler de liens avec l'alimentation, par exemple. J'aimerais avoir plus d'informations, car Internet ne propose que peu de résultats à ce sujet.

Je me permets ensuite de revenir sur vos propos concernant le droit du travail. Il a été complètement détruit au gré des réformes, en commençant par la loi « El Khomri », qui a fait fort. Les protections sont de moins en moins présentes. Les pistes que vous nous donnez, s'agissant par exemple des jours de carence, sont intéressantes. J'espère qu'elles apparaîtront dans nos recommandations, car les possibilités sont peu nombreuses, y compris en ce qui concerne les élus du personnel et la médecine du travail. L'exercice de cette dernière est rendu difficile par les nouvelles mesures et elle est dans le même temps sinistrée. Dans ce contexte, je ne sais pas comment peuvent intervenir ces professionnels.

Un grand merci pour votre apport.

Elsa Schalck. - À mon tour de vous remercier pour vos interventions passionnantes et extrêmement complémentaires. Merci à la délégation aux droits des femmes et aux rapporteures de mettre sur la table ces sujets ô combien importants de la fertilité, de l'infertilité, de la ménopause. Tout un chacun aurait grand intérêt à écouter cette audition et constater les difficultés, mais aussi la complexification que cela peut susciter, dans le monde du travail, et d'un point de vue psychologique ou humain. Ces sujets concernent à la fois les femmes et les hommes.

J'aurais aimé vous entendre au sujet de la pédagogie ou de la non-pédagogie existant actuellement pour les jeunes générations. Elles sont la clé d'un changement de mentalité, de société. Si nous voulons une société plus bienveillante, qui ose parler de ces sujets, encore faut-il que les plus jeunes connaissent, se saisissent et aient conscience de ces problèmes. On ne pose des mots sur ces maux que depuis peu de temps. On ne parle pas d'endométriose depuis longtemps, encore moins de SOPK, alors que cette grande difficulté touche un nombre croissant de femmes.

J'ai été impressionnée du chiffre que vous avez énoncé, Madame Massin, de 7,5 années en moyenne de parcours PMA. Comment peut-on, d'après vous, réduire la durée des parcours de procréation médicalement assistée ? Vous évoquiez trois années d'essais naturels. Peu de choses sont enseignées s'agissant de l'importance de l'alimentation et de la connaissance de leur corps par les femmes, qui sont souvent livrées à elles-mêmes. Bien souvent, un sentiment de solitude prédomine, ainsi qu'une inquiétude lorsque les essais ne sont pas concluants naturellement. Ainsi, comment diminuer ces trois années d'essais naturels, ou les deux années d'examens médicaux, sans doute très lourds, compliqués, qui ne sont en outre pas sans conséquence sur des études ou un parcours professionnel ? C'est bien toute la société qui est en difficulté. Cette question, ô combien essentielle, l'est d'autant plus lorsque nous réfléchissons collectivement à la natalité dans notre pays, à la démographie. Nous voyons bien que ces jeunes femmes engagées dans un parcours ont ce désir d'être mamans. Les hommes aussi veulent s'inscrire dans un projet de famille. C'est pourquoi cette question est importante.

Annick Billon, présidente. - Merci. Je vous laisse vous organiser comme vous le souhaitez pour répondre.

Nathalie Massin. - Je rebondirai d'abord sur l'autoconservation des ovocytes. Je remercie le Sénat d'avoir voté cette loi. Ayez conscience que si l'on met souvent en avant la carrière et le report de la conception, ce n'est pas, selon mon expérience, ce qui joue le plus dans cette volonté. C'est plutôt l'histoire de vie personnelle de ces femmes, le fait qu'elles n'aient pas trouvé le bon conjoint, ou autre, bien que certaines indiquent clairement qu'elles ont souhaité mettre en route leur carrière avant de lancer une maternité. Ne mésestimons tout de même pas les aspects qui ne sont pas liés au travail dans ce souhait d'autoconservation.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - C'est pour cela que nous l'avons voté.

Nathalie Massin. - Le fait que les femmes y aient aujourd'hui accès constitue une grande avancée. Il est important d'en faire la promotion. En effet, nombreuses sont celles qui ne sont aujourd'hui pas informées de cette possibilité qui ne fait l'objet d'aucune promotion. La difficulté d'accès est réelle, en lien avec l'organisation du territoire. Il faut par ailleurs rappeler que ce n'est pas la panacée et que la conservation des ovocytes ne garantit pas une grossesse. Rien ne remplace le fait de démarrer un projet de conception au plus tôt dans sa vie.

J'en viens à votre question. L'âge a un double impact sur la grossesse. Plus la femme attend pour démarrer la conception, plus elle s'expose à un risque d'infertilité lié au vieillissement des cellules. Les cellules reproductives de la femme ne sont en effet pas renouvelées. Elles sont présentes à la naissance et vieillissent avec l'âge, ce qui générera des infertilités que l'on considérera inexpliquées, puisqu'on n'en trouvera pas d'autre cause. Le double impact vient du fait que les techniques de PMA sont également plus efficaces pour les patientes de moins de 35 ans, en raison de la qualité des ovocytes. Les 30 % de réussite en fécondation in vitro concernent les femmes de moins de 35 ans. À 40 ans, il avoisine plutôt les 10 %. Il diminue encore nettement au fil des années. Nous voyons pourtant la proportion de femmes de plus de 38 ans se rendant dans nos centres augmenter de manière importante, pas uniquement pour des raisons professionnelles, mais également d'histoires personnelles.

Ensuite, il y a beaucoup à faire pour diminuer la durée du parcours. Une éducation et une formation des professionnels de premier recours semblent nécessaires. La formation des gynécologues doit également être renouvelée, puisque ceux qui sont aujourd'hui sur le terrain ont été formés il y a très longtemps. De nouvelles recommandations et informations sont désormais disponibles et il faut s'en tenir informé. À l'heure actuelle, il est recommandé d'attendre un an d'infertilité pour lancer des examens, contre deux ans par le passé, et seulement six mois pour les femmes ayant plus de 35 ans. En effet, ce temps perdu d'essais inefficaces allonge d'autant plus le parcours. Cette information doit être communiquée aux médecins généralistes et sages-femmes en contact direct avec la patiente. Le médecin du travail peut lui aussi avoir son rôle à jouer dans ce cadre.

Ainsi, il est important de réduire le parcours avant ce temps d'infertilité. À Créteil, nous avons mis en place un fertility check up. Pourquoi attendre l'infertilité avant de se rendre compte qu'il y a un problème pour procréer ? Aujourd'hui, nous avons les moyens de nous assurer que tout va bien, avec des examens simples. On le fait pour les examens cardiovasculaires. On peut également le faire pour la fertilité, nous pouvons ainsi sélectionner les bons conseils pour donner le maximum de chances de procréer dès le projet de conception sans attendre un échec.

Nous pourrions également réduire les deux ans d'exploration, par des organisations professionnelles un peu différentes, en allant directement vers des endroits spécialisés. Nous pourrions réaliser en une fois un bilan complet pour la femme et pour l'homme, avec un compte rendu permettant de prendre action très rapidement, en expliquant les traitements qui pourraient être proposés et leurs chances de réussite.

Enfin, le sujet de la pédagogie auprès des nouvelles générations est très compliqué. Je fais partie du collectif Protège ta fertilité, auquel participe également le Collectif BAMP ! Nous avons pour objectif d'éduquer les jeunes de 18 à 25 ans sur la physiologie de la reproduction. Nous nous sommes lancés sur Instagram. Nous avons été confrontés à des remarques telles que « Nous sommes trop nombreux sur Terre » et à un recul des jeunes générations face à la maternité pour des raisons écologiques ou féministes. Les jeunes veulent en effet sortir d'un parcours de maternité contraint. Ils veulent prendre leur temps et faire un choix sans pression sociale. Nous devons être vigilants quant à notre façon d'apporter l'information. Je suis persuadée que plus les gens sont informés, mieux ils font leurs choix. Ils ne doivent pas se sentir obligés d'accéder à une maternité très précocement quand ce n'est pas leur choix de vie.

Aujourd'hui, la notion de surpopulation persiste alors que nous assistons à une baisse mondiale de la natalité. C'est une préoccupation en Europe et dans les pays industrialisés, mais aussi dans les pays en voie de développement. La population est en voie de diminution. Ainsi, il est très important d'appuyer sur ces sujets. Nous devons faire en sorte que les maternités désirées et choisies arrivent le plus rapidement possible, avec le nombre d'enfants souhaités. Nous devons dans le même temps prendre en compte le fait qu'une partie des femmes décideront de ne pas avoir d'enfants. Ce n'est plus tabou.

Brigitte Letombe. - S'agissant de la ménopause, le traitement hormonal a beaucoup souffert de la Women's Health Initiative (WHI), l'étude américaine de prévention primaire cardiovasculaire que j'ai évoquée. La population choisie était âgée de 63 ans en moyenne. 20 % des femmes avaient plus de 70 ans, avec un écart de quinze ans depuis leur ménopause. On leur a donné un traitement oral et un progestatif de synthèse qu'on n'utilise pas en France. Il faut savoir que la mortalité féminine est liée pour 35 % à des causes cardiovasculaires, contre 4 % pour le cancer du sein. Surtout, chez les Américaines, on avait pensé que les oestrogènes étaient bons pour les artères et la tension et qu'elles seraient protégées. À l'inverse, lorsqu'une femme est atteinte d'une athéromatose installée, la carence oestrogénique va la favoriser. Ces femmes n'avaient pas été traitées depuis dix ans. Elles souffraient donc d'une athéromatose installée, un problème artériel. Le fait de leur donner un traitement par voie orale a créé des accidents cardiovasculaires, des embolies pulmonaires, des infarctus ou des AVC. C'est pourtant exactement ce que l'on voulait éviter. Cette étude a alors provoqué un tsunami international.

Pour ce qui est du risque de cancer du sein, nous n'avons rien appris avec la WHI. Nous savions que le risque augmentait très peu, à hauteur de 1,3 %. Le risque, pour le traitement américain - et non le traitement français - équivaut au risque pour une femme en surpoids par rapport à une femme en poids normal, une femme sédentaire par rapport à une femme qui fait du sport, une fumeuse par rapport à une non-fumeuse ou une femme qui boit de l'alcool par rapport à une femme qui n'en boit pas. Ainsi, je ne dis pas que le risque de cancer du sein n'existe pas, mais il est minime. Il correspond à deux cancers du sein en plus, sur cinq ans, sur 1 000 femmes. Le risque s'établit aujourd'hui à 1/8, soit cinquante femmes sur 1 000. Avec le traitement hormonal à l'américaine, vous en auriez deux de plus sur cinq ans, six de plus sur dix ans.

En France, on utilise le traitement à la française, qui commence à essaimer sur le plan européen, et même chez les Américains. On utilise de l'estradiol, la molécule que secrétaient les ovaires avant l'arrêt de leur fonctionnement, et de la progestérone micronisée. Une étude européenne montre qu'après huit ans, il n'y a pas de différence de cancer du sein avec ce traitement. La voie transdermique évite en outre les risques thrombo-emboliques. Il est évident que le traitement à la française ne présente pas du tout les mêmes risques que les traitements à l'américaine.

De plus, les résultats de la WHI ont d'abord été donnés de manière brutale ; ils ont conduit à arrêter les prescriptions dans le monde entier. Quatre ans plus tard, les résultats nous ont été donnés par rapport aux tranches de vie des femmes. Il n'y avait que très peu de femmes entre 50 et 60 ans, puisqu'il s'agissait de la première étude randomisée, c'est-à-dire que certaines femmes se voyaient donner un traitement efficace, et d'autres un placebo. Entre 50 et 60 ans, les symptômes sont nombreux ; très peu de femmes pouvaient entrer dans cette étude parce qu'elles n'avaient pas de symptômes. Tout de même, au moment de la publication, ces femmes avaient moins de risques cardiovasculaires. Dix-huit ans plus tard, alors que ces femmes sont toujours suivies, on a constaté une diminution de la morbi-mortalité cardiovasculaire et de toute la mortalité chez les femmes traitées entre 50 et 60 ans. Ainsi, toutes les recommandations internationales et le dernier congrès s'étant tenu à Lisbonne en 2022 rappellent que le traitement hormonal de substitution présente une balance bénéfices-risques positive entre 50 et 60 ans dans les dix premières années. La North American Monepause Society (NAMS) elle-même a modifié ses recommandations.

Vous me parliez ensuite du temps de traitement. En France, les dernières recommandations de la Haute Autorité de Santé (HAS) ont été publiées en 2014. Depuis, énormément de choses ont changé. Nous avons fait évoluer les recommandations pour la pratique clinique (RPC). Nous reprenons toute la bibliographie internationale pour répondre à des questions. Ces RPC ont été publiées en 2021, sans aucune recommandation de temps de traitement. Tout dépend de la raison pour laquelle vous le donnez. Tous les ans, la balance bénéfices-risques doit être évaluée en fonction de l'histoire familiale et personnelle de la patiente, en fonction de son état de santé général. Le traitement hormonal peut être arrêté pour telle ou telle raison. Il peut également être poursuivi, dès lors qu'une symptomatologie climatérique persiste à l'arrêt ou en cas de fragilité osseuse que l'on veut éviter, par exemple. Il est simplement important de conserver une vraie évaluation annuelle du traitement, mais il n'y a pas de recommandation d'arrêt à cinq ou sept ans, par exemple. Ce n'est écrit nulle part. Si quelqu'un vous l'a dit, il doit vous le prouver.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Ils disent tous cela.

Brigitte Letombe. - Je sais, mais c'est faux. Dans nos recommandations françaises, il est bien inscrit qu'il n'y a pas de délai et que tout dépend de la balance bénéfices-risques au temps t.

Je pense qu'il est très important que toutes les femmes soient informées. La consultation des 45 ans est le moment idéal pour cela. La péri-ménopause démarre environ trois à quatre ans avant la ménopause, qui commence vers 51 ans. À 45 ans, peu de femmes ressentent déjà des signes, mais c'est tout de même le cas pour certaines. Il est possible, lors de cette consultation, de leur faire savoir que la ménopause arrivera dans la cinquantaine, de leur exposer les symptômes possibles et de les inviter à consulter en cas de besoin. Nous pourrions ainsi leur éviter des angoisses. J'ai vu de nombreuses femmes qui ne se reconnaissaient plus, qui se sont mises en arrêt de travail en pensant démarrer une dépression. J'ai même rencontré des femmes ayant été mises sous antidépresseurs pour ce qui n'était pas une dépression. Elles doivent ainsi être informées du risque climatérique de ces symptômes, mais aussi des risques cardiovasculaires, osseux, carcinologiques, voire neurocognitifs. En fonction de l'histoire familiale ou personnelle d'une patiente, et notamment de son hygiène de vie, il est possible de prévenir énormément de choses. On sait que la carence oestrogénique multiplie par deux le risque de diabète. Si une femme présente déjà une petite insulinorésistance, il faut la prévenir.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - De quels cancers parlez-vous lorsque vous évoquez des risques carcinologiques ?

Brigitte Letombe. - En fonction de votre histoire familiale, vous pouvez présenter plus de risques de développer tel ou tel cancer, ce qui justifie une prévention plus serrée. Il est important de procéder à un tri des femmes qui nécessitent une prévention classique, de type mammographie tous les deux ans, ou une prévention spécifique, en cas de risque de cancer du côlon par exemple. Il est à mon sens très important qu'on évalue tous les risques, en réalisant par exemple un bilan osseux. La densitométrie minérale osseuse est assez simple, mais elle n'est plus prescrite, officiellement parce qu'elle n'est pas remboursée. En réalité, elle coûte 40 euros et est prise en charge par la plupart des mutuelles. Simplement, si vous la prescrivez en tant que médecin généraliste et qu'elle montre un os un peu fragile, elle mènera à la nécessité d'une prescription. Celle-ci demandera une consultation spécifique dédiée, réalisée par un professionnel qui connaît vraiment bien le sujet, en mesure de répondre aux questions de la patiente et d'évaluer la balance bénéfices-risques. C'est pour cette raison que le site du GEMVI affiche une brochure d'informations sur la balance bénéfices-risques du traitement hormonal. Les femmes, avant la mise en place de ce dernier, doivent avoir réalisé un bilan complet, mais elles doivent aussi avoir lu cette documentation, pour que l'on puisse parler des divers risques.

Une consultation dure souvent vingt minutes. Ce n'est pas suffisant pour parler de ménopause. Nous avons besoin de plus de temps. De plus, la patiente doit pouvoir repartir avec des informations, les lire, revenir pour qu'on lui réexplique la balance bénéfices-risques, qu'on lui présente l'intérêt ou le non-intérêt d'un traitement. En cas de non-indications, on doit l'accompagner. Il existe des thérapeutiques et autres accompagnements.

Ainsi, cette consultation des 45 ans me semble importante. Elle doit être mise en place pour les femmes, par des spécialistes de la ménopause.

Rachel Saada. - Je n'ai pas de réponse particulière à apporter à vos prises de parole, mais une idée m'est venue en cours d'audition et je ne l'ai pas évoquée. Bien sûr, tout ce qu'on opposera à vos démarches sera que cela va augmenter les discriminations à l'égard des femmes. C'est le principe de l'adage « Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude ». Cela ne peut être un argument. Vous le saviez déjà.

Virginie Rio. - Il est vrai que nous parlons ici de sujets qui doivent s'inscrire dans un vrai changement de manière de penser la femme, sa place, sa santé. C'est ce que nous essayons de faire depuis dix ans sur les questions de fertilité, d'infertilité et d'AMP. Les choses avancent très lentement car il y a beaucoup de résistance. Il est important que les femmes et leurs alliés se rassemblent pour mettre en oeuvre des actions, apporter des idées nouvelles. Nous réalisons que nous sommes en train de gérer des sujets d'une autre époque.

S'agissant de la fertilité, de l'infertilité et de la question des jeunes, je rappelle que le rapport sur les causes d'infertilité comporte plusieurs axes, dont les suivants :

- la formation et l'information des jeunes de façon individuelle et collective ;

- la formation et l'information des professionnels du soin de première ligne, qu'il s'agisse de médecins, de généralistes, de médecins scolaires...

Les recommandations sont là, tout comme le droit du travail. Il faut simplement les mettre en oeuvre pour changer les représentations sur la fertilité et ce qui l'influence, ou sur l'AMP. On parle ici des préjugés et idées reçues qui persistent malgré notre travail. La société doit absolument prendre conscience qu'ensemble, on pourra mettre en place des solutions. Si chacun résiste de son côté, nous allons droit à la catastrophe.

Évidemment, il ne faut pas tomber dans le paternalisme ou dans la paranoïa, mais nous devons penser à un moyen d'apporter ces idées nouvelles pour les faire infuser dans l'ensemble de la société.

Annick Billon, présidente. - Merci pour ces compléments de réponse. Revenons-en à l'alimentation. Avec ma voisine rapporteure Laurence Cohen, nous avons cherché des informations à ce sujet sur Internet, mais les résultats n'étaient que basiques, incitant à manger des fruits et légumes, à ne pas manger trop salé, sucré ou à éviter les plats préparés. Cela nous semble correspondre à une hygiène de vie a priori classique.

Valérie Lorbat-Desplanches. - Une hygiène de vie classique est importante. Si on parle toujours de maladie gynécologique, l'endométriose est une maladie inflammatoire systémique, dont on connaît encore très mal les mécanismes. Énormément de molécules pro-inflammatoires sont produites. Ainsi, il est recommandé de privilégier une alimentation de type anti-inflammatoire (matières grasses insaturées, fruits et légumes) en évitant les aliments pro-inflammatoires tels que les viandes rouges, l'excès de protéines... Je ne me prononcerai pas sur le sujet, puisque nous manquons de supports au niveau médical, mais les femmes ayant adopté des types d'alimentation limitant l'apport de gluten ou de produits laitiers nous disent que cela améliore leurs symptômes. Je ne pense pas, pour ma part, que ce soit une bonne idée. Évidemment, les femmes partant d'une alimentation ultra-transformée et s'orientant vers un régime plus sain verront nécessairement leurs symptômes s'améliorer. C'est du bon sens. Il faut apprendre aux patientes à manger. Par ailleurs, 80 % des femmes souffrant d'endométriose souffrent également d'un syndrome de l'intestin irritable, probablement lié à ce territoire inflammatoire. Agir sur leur consommation de fibres peut améliorer les symptômes digestifs et les douleurs.

Nathalie Massin. - J'ajoute que l'alimentation a des effets sur la fertilité. C'est démontré chez l'homme sur la qualité des spermatozoïdes. Le régime steak-frites est le pire. Il est préférable de s'orienter vers une alimentation faible en protéines de viande rouge.

Virginie Rio. - Notre association est membre d'une association travaillant sur la santé environnementale, pour en faire un des piliers principaux de la sécurité sociale. Elle affecte directement l'alimentation, les cosmétiques, les produits nous environnant et la santé dans sa globalité, qu'il s'agisse de la fertilité ou de certaines maladies chroniques, qui explosent. Ce sujet existe depuis plus de 60 ans, mais peine à être pris en considération par la société, alors même qu'il est essentiel. Il regroupe tout ce que nous avons dit précédemment.

Annick Billon, présidente. - Merci d'avoir répondu à notre invitation. Vos présentations étaient extrêmement qualitatives et ont apporté des réponses à certaines thématiques. Il était intéressant de vous entendre partager des avis et solutions pouvant différer.

Nous sommes preneurs de tout document complémentaire, si vous en avez d'autres à nous communiquer. Merci pour la qualité de ces débats.

Merci Mesdames les rapporteures, pour vos questions pertinentes. Bonne journée à toutes.

Table ronde « Santé des femmes au travail :
des risques professionnels sous-estimés ? »

(23 mars 2023)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames, Monsieur, nous poursuivons ce matin nos travaux sur la thématique « Santé des femmes au travail » avec deux de nos quatre rapporteures, Annick Jacquemet et Marie-Pierre Richer, qui ont bravé la grève pour nous rejoindre.

Nous nous penchons aujourd'hui sur la question des risques professionnels, physiques et psychosociaux, et des maladies professionnelles auxquels les femmes sont exposées.

Une étude de l'Anact (l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail) publiée en juillet 2022 pointe une sous-estimation de ces risques, tout particulièrement dans les secteurs à prédominance féminine (secteurs du care, du nettoyage, de l'alimentation...). Conséquemment, les politiques de prévention sont moins développées dans ces secteurs.

Or les accidents du travail ont augmenté de 42 % chez les femmes entre 2001 et 2019, et le risque d'accident du travail est aujourd'hui le même pour le secteur des services à la personne que dans le BTP. Les femmes sont deux fois plus exposées aux risques de troubles musculo-squelettiques (TMS) que les hommes. Les cancers d'origine professionnelle sont nombreux et une étude de l'Inserm, publiée en 2018, a montré une augmentation de 26 % du risque de développer un cancer du sein en cas de travail de nuit.

Une étude de la Dares (Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques), publiée en janvier 2023, prolonge ce diagnostic en mettant en avant une exposition différenciée des femmes et des hommes aux risques professionnels, qui s'explique bien sûr par des métiers souvent différents, mais s'observe aussi au sein des mêmes professions. Les hommes sont ainsi davantage exposés aux sollicitations physiques que les femmes, qui le sont davantage aux sollicitations psychosociales.

Cette exposition aux risques psychosociaux n'est pas sans lien avec les problématiques de charge mentale et de santé mentale qui préoccupent particulièrement nos rapporteures. Il est en effet inquiétant que la dépression touche deux fois plus les femmes que les hommes.

Pour approfondir ces différents sujets, nous accueillons ce matin :

- Karine Briard, économiste statisticienne à la Dares, spécialiste des questions d'égalité femmes-hommes, auteure de l'étude intitulée Conditions de travail et mixité : quelles différences entre professions, et entre femmes et hommes ?, connectée par visioconférence ;

- Florence Chappert, responsable de la Mission Égalité Intégrée et du projet Genre, santé et conditions de travail à l'Anact, auteure de l'étude que j'évoquais sur la sinistralité au travail selon le sexe, mais aussi d'études sur la conciliation entre grossesse et travail ou encore sur l'amélioration de la prévention par une approche par le genre ;

- le Docteur Agnès Aublet-Cuvelier, adjointe au directeur des études et de la recherche de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), spécialiste des TMS ;

- et Mélody Béaur-Guérin, ergothérapeute-ergonome, qui intervient également comme experte en dommage corporel dans le cadre de procédures judiciaires.

Bienvenue à toutes. Vos présentations pourront s'articuler autour de deux axes :

- premièrement, un état des lieux des constats dressés par les organismes que vous représentez et des facteurs explicatifs de la sous-estimation des risques professionnels auxquels les femmes sont exposées ;

- deuxièmement, les recommandations que vous pouvez formuler afin d'améliorer la prise en compte de ces risques ainsi que les politiques de prévention à destination des femmes.

Je laisse sans plus tarder la parole à Karine Briard de la Dares, qui intervient par visioconférence.

Karine Briard, économiste statisticienne à la Dares, spécialiste des questions d'égalité femmes hommes. - Je travaille depuis plusieurs années sur les inégalités professionnelles entre les hommes et les femmes, et notamment sur l'inégale répartition dans l'emploi, en particulier entre professions. Quels sont les mécanismes à l'oeuvre ? Quelles sont les conséquences de la ségrégation professionnelle ?

Je me suis ainsi naturellement intéressée aux conditions de travail. J'ai exploité les données de l'enquête nationale « Conditions de travail » de la Dares, conduite en 2019, pour éclairer deux questions, en me concentrant sur la population salariée : d'abord, dans quelle mesure les conditions de travail diffèrent entre les métiers, selon qu'ils sont principalement exercés par des hommes ou par des femmes ; par ailleurs, observe-t-on des différences entre les femmes et les hommes au sein des mêmes métiers ?

Dans cette enquête, on dispose d'informations sur plus de 19 000 salariés exerçant dans 88 familles professionnelles. J'ai considéré une gamme très étendue de conditions de travail en m'appuyant sur une centaine de questions et en tenant compte des interactions entre conditions de travail. Par exemple, la pénibilité associée au port de charges lourdes diffère selon la cadence, imposée ou non au travailleur, ou selon les amplitudes horaires, contraintes ou non.

Je ne pourrai pas développer tous mes résultats dans le temps qui m'est imparti, mais nous pourrons revenir sur certains d'entre eux si vous le souhaitez. Je soulignerai quelques constats ressortant de l'analyse quantitative.

D'abord, évoquons le rôle de la ségrégation professionnelle dans les expositions différenciées des femmes et des hommes. Si on catégorise les professions en fonction de leurs conditions de travail, trois grandes lignes de différenciation émergent : la pénibilité physique, le manque d'autonomie et de marges de manoeuvre dans l'organisation du travail, les contraintes d'organisation du temps de travail. En croisant ces éléments avec le degré de mixité des métiers, il apparaît que les 88 professions se répartissent en cinq grandes catégories : deux groupes de métiers à prédominance masculine, deux à prédominance féminine, et un groupe de métiers mixtes.

Parmi les groupes à prédominance féminine, le premier se démarque par une forte exposition à plusieurs risques psychosociaux. Il est essentiellement composé de métiers de service. On y retrouve les agents d'entretien, les enseignants, les vendeurs ou des aides-soignants. Il représente près d'un salarié sur quatre. Le deuxième groupe féminisé regroupe des métiers relativement peu exposés à l'ensemble des risques (relativement à l'ensemble des salariés). Ce sont surtout des métiers que l'on peut qualifier « de bureau », comme les agents administratifs ou les secrétaires, mais aussi les assistantes maternelles. Il comprend 16 % des salariés.

Le premier groupe de métiers masculinisés est, lui, très exposé à la pénibilité physique et au manque d'autonomie dans l'organisation du travail. Il s'agit essentiellement de métiers d'ouvriers, du BTP, de la manutention, des conducteurs de véhicules..., soit un salarié sur cinq environ. Le second groupe compte des salariés qui, à l'inverse, sont peu soumis à la pénibilité physique et disposent d'une certaine autonomie. On y retrouve par exemple les cadres commerciaux ou ingénieurs informatiques ; un salarié sur cinq.

Enfin, 21 % de la population salariée appartient à la dernière catégorie, celle des métiers mixtes. Les conditions de travail peuvent être variées, avec cependant pour point commun que les salariés y sont peu exposés à la pénibilité physique, relativement aux autres. Ils disposent d'une certaine autonomie, mais peuvent être soumis à des contraintes d'organisation du temps de travail, ont de longues semaines et sont plus souvent joints en dehors de leurs horaires habituels. Un salarié sur deux est cadre au sein de cette catégorie. On y retrouve les agents de la fonction publique ou les attachés commerciaux, par exemple.

Ces cinq grands groupes de métiers se différencient par leurs conditions de travail et leur degré de mixité. L'analyse met ensuite en exergue des différences de conditions de travail entre femmes et hommes dans ces groupes, au sein même des professions. Les travaux de sociologues et d'ergonomes l'ont bien mis en évidence sur des populations circonscrites au sein d'entreprises ou d'ateliers, mais on l'observe également au sein des professions. On l'explique par le fait que les femmes et les hommes exerçant la même profession peuvent être affectés à des tâches différentes, avec des modalités d'exercice différentes, dans des milieux différents. Par exemple, dans une même profession, les femmes peuvent exercer davantage dans de petites entreprises, et les hommes dans de grandes. Sans en identifier précisément les causes, j'ai cherché à en faire l'observation. On constate en particulier que dans la plupart des métiers, les hommes sont plus confrontés à la pénibilité physique que leurs homologues féminines, quand bien même leur durée de travail serait équivalente. C'est par exemple le cas des ouvriers, par ailleurs les plus exposés à ce type de risques. En moyenne, les hommes ouvriers sont ainsi encore plus exposés à la pénibilité physique que les femmes ouvrières. En revanche, certaines femmes sont plus exposées que leurs homologues masculins à des postures pénibles dans certains métiers de service féminisés, comme chez les enseignants ou les caissiers. Plus généralement, au sein des mêmes métiers, les femmes sont plus exposées aux risques psychosociaux de toutes natures. Elles ont en général moins d'autonomie. Elles souffrent davantage d'un manque de soutien et de reconnaissance dans leur travail. Elles expriment plus souvent des conflits de valeur, souffrent de ne pas pouvoir faire correctement leur travail, que la qualité de leur travail soit empêchée. Les hommes sont plus confrontés à ces risques lorsqu'ils occupent des métiers dits féminisés, comme celui d'employé administratif. Ils sont minoritaires dans ce type de métiers de bureau, mais y sont plus exposés à des risques physiques et psychosociaux que les femmes.

Par ailleurs, les hommes et les femmes sont confrontés à des contraintes d'organisation différentes. Les hommes effectuent plus souvent des heures supplémentaires et sont plus souvent joints en dehors de leur temps de travail. Ils travaillent plus souvent en horaires décalés, connaissent moins souvent leurs horaires à l'avance. Les femmes, quant à elles, travaillent plus souvent le week-end, ont des horaires rigides non concertés, et peinent à s'absenter en cas d'imprévu.

Au-delà des chiffres et des constats, ces travaux soulèvent deux grandes problématiques, qui seront certainement abordées dans les interventions qui suivent.

D'abord, l'importance des facteurs de risques psychosociaux dans certains métiers interroge, de fait, sur leur sous-estimation dans les professions où le travail réel dépasse le travail prescrit. Ainsi, dans les métiers de service nécessitant une interaction avec le patient, le client ou l'usager, le travailleur a à faire des arbitrages parfois subtils entre empathie et prise de distance. Les objectifs quantitatifs et normes de production entrent aussi parfois en contradiction avec la volonté du travailleur de bien faire son travail. Cette problématique, très importante, traverse beaucoup des résultats quantitatifs que j'ai pu mettre en évidence.

Par ailleurs, il me semble intéressant, voire nécessaire, d'analyser les conditions de travail au travers du prisme des comportements et représentations genrés. Nous savons que les stéréotypes de genre influent sur les orientations professionnelles et les métiers exercés par les femmes et les hommes. Mais ces normes sociales agissent également sur la façon dont les travailleurs exercent leur emploi, les contraintes auxquelles ils doivent faire face, les difficultés auxquelles ils sont confrontés, les attentes qui leur sont adressées et les ressources qu'ils peuvent mobiliser. Celles-ci dépendent d'un processus de socialisation dans le travail, mais aussi en dehors.

Certaines difficultés sont spécifiquement genrées. Par exemple, les agressions sexistes dirigées contre les femmes peuvent leur occasionner plus de difficultés dans certaines professions et certains environnements de travail. Pour autant, le poids des normes sociales peut expliquer d'autres différences entre les femmes et les hommes. Je pense notamment aux contraintes d'organisation du temps de travail. On peut par exemple se demander dans quelle mesure l'emprise du temps professionnel sur le temps personnel des hommes - le fait qu'ils soient plus souvent joints en dehors de leurs horaires de travail habituels, qu'ils fassent plus d'heures supplémentaires que les femmes, à même profession et à même durée de travail hebdomadaire, par exemple - n'est pas la matérialisation d'une injonction sociale qui leur est faite d'être disponibles, car ils sont encore souvent vus comme déchargés des tâches domestiques et familiales. Ce n'est qu'un exemple parmi beaucoup d'autres. Il me semble que c'est une combinaison d'approches quantitatives et qualitatives qui permet de saisir tout ce qui joue au-delà de l'activité de travail, des contraintes propres à l'activité. Le regard croisé de plusieurs disciplines sur ces sujets est fondamental sur ces questions.

Annick Billon, présidente. - Merci pour cette présentation très complète. Je laisse la parole à Florence Chappert, de l'Anact.

Florence Chappert, responsable du projet Genre, santé et conditions de travail à l'Anact. - Je suis responsable de la mission Égalité intégrée, rattachée à la direction technique et scientifique de l'Anact, Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail. « Égalité » n'est pas le terme adéquat. Nous avons pour mission d'intégrer la question des situations de travail des femmes et des hommes à tous nos sujets de conditions de travail.

Merci de m'avoir invitée à partager nos analyses, à la suite des travaux que nous menons sur le sujet depuis 2008. J'ai pu prendre connaissance des différentes auditions. Je crois comprendre que vous avez déjà beaucoup exploré le sujet. Karine Briard vient de dresser une présentation synthétique des risques auxquels sont exposés les femmes et les hommes. Ainsi, je centrerai mon propos sur l'une de vos questions, l'analyse des facteurs explicatifs de la sous-estimation des risques professionnels auxquels sont exposées les femmes.

En 2008, le conseil d'administration de l'Agence a décidé d'introduire la question du genre comme élément de méthode dans nos démarches d'amélioration des conditions de travail dans les entreprises. Nous avons alors émis une hypothèse selon laquelle la prise en compte du fait que les femmes et les hommes n'appartiennent pas aux mêmes métiers, n'occupent majoritairement pas les mêmes postes et ne sont pas exposés aux mêmes contraintes de travail ou d'articulation des temps, devait permettre d'affiner nos diagnostics et recommandations pour bâtir des systèmes de prévention en matière de santé et d'organisation de travail pour toutes et tous. Il s'agit d'une évaluation différenciée, mais pas d'une prévention différenciée.

J'ai identifié huit facteurs explicatifs de la sous-évaluation des risques professionnels pour les femmes, en commençant par la question des données et de leur analyse. En 2008, lorsque nous avons démarré nos travaux, il n'existait pas de données sexuées en santé au travail. C'est en 2012 que nous avons publié cette première photographie statistique des accidents de travail et maladies professionnelles selon le sexe. Depuis, la loi pour l'égalité réelle de 2014 a exigé des entreprises des indicateurs sexués de santé et sécurité au travail. Ils ne sont aujourd'hui plus obligatoires dans la Base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE). Par ailleurs, la loi de 2016 de modernisation du système de santé impose à la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) et aux services de santé au travail de produire des données sexuées. Ce n'est pas ou que très partiellement réalisé.

Revenons-en aux données publiées. Il est vrai qu'une baisse des accidents de travail a été observée pour les hommes, tandis qu'ils connaissent une recrudescence chez les femmes, bien que les premiers restent statistiquement plus concernés. Depuis 2013, la ré-augmentation des accidents de travail avec arrêt est uniquement due à ceux qui touchent les femmes. En revanche, il est à noter que la population française a crû de 13 % entre 2001 et 2019. Il est, dans ce cadre, nécessaire de recalculer des taux de fréquence par million d'heures travaillées. Sur 19,6 millions de travailleurs couverts par la Caisse nationale de l'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), nous ne connaissons pas la part d'hommes et de femmes. Néanmoins, des études plus fines de la Dares et de l'Insee permettent d'établir ce calcul de nombre d'heures travaillées. On constate alors que le taux de fréquence des femmes et des hommes se rapproche. Si l'on réalise une analyse par catégorie socioprofessionnelle, les ouvrières sont plus exposées que les ouvriers aux risques d'accident de travail, même si ces derniers sont plus exposés à la pénibilité physique. Les dernières données de l'Insee datant de 2018 et portant sur le périmètre Cnam et MSA (Mutualité sociale agricole) montrent que quarante-deux accidents de travail sont reconnus pour un million d'heures travaillées chez les femmes, contre trente-six chez les hommes pour la catégorie Ouvriers.

Il est vrai que l'analyse sectorielle est intéressante. En effet, on s'aperçoit que dans les secteurs de la métallurgie, du bois ou de la chimie, les accidents de travail baissent pour les hommes et les femmes à cause de la baisse des effectifs, mais aussi grâce à des politiques de prévention vraisemblablement plus anciennes. Dans le secteur du BTP et des transports, on observe une baisse pour les hommes mais une augmentation pour les femmes. Sur le terrain, nous constatons que les matériels, les équipements de protection individuels et les ports de charge sont insuffisamment adaptés à la morphologie et à la force musculaire des femmes.

Dans les secteurs à prédominance féminine, notamment dans la santé, le social, le nettoyage et l'intérim, le commerce, la grande distribution et l'industrie de l'alimentation, ainsi que dans la banque et l'assurance, nous observons une sous-évaluation des risques, avec une augmentation très forte des accidents pour les femmes, tandis qu'ils diminuent pour les hommes. Les politiques de prévention y sont vraisemblablement plus récentes et insuffisantes, même si un rapport de l'assurance maladie, établi en 2018, a noté qu'un certain nombre d'affectations psychiques liées au travail avaient été requalifiées en accidents de travail dans trois secteurs : le médico-social, le commerce et le transport.

Le deuxième facteur explicatif de la sous-évaluation des risques professionnels pour les femmes est lié à l'exploitation des données. Lorsque l'on dispose de données - et c'est désormais le cas -, de plus en plus sexuées, les explications dispensées sont le plus souvent erronées. Comme l'a démontré Karen Messing, les études épidémiologiques, lorsqu'elles existent, raisonnent encore trop souvent « toutes choses égales par ailleurs ». Or les situations de travail sont différenciées, donc les expositions aux risques le sont. Lorsque nous menons des études en entreprise sur l'absentéisme, pour montrer pourquoi les femmes sont plus absentes que les hommes, les explications renvoient systématiquement à la nature fragile des femmes ou à la présence d'enfants, et non aux situations de travail - alors même que nous ne disposons, en France, de quasiment aucune étude mesurant la charge mentale liée à l'articulation des temps. Seule une chercheuse du Cnam, Livia Scheller, a étudié ce phénomène en Suisse pour des conductrices de bus. Au Québec, un recensement démarre sur ces questions de charge mentale liée à l'articulation des temps.

Or les études menées sur 2,5 millions de salariés couverts par une mutuelle, mais aussi menées par la Dares et la Drees, montrent que les femmes sont 30 à 40 % plus absentes que les hommes, soit quatre à cinq jours de plus par an, hors maternité et paternité. Ce constat est dû essentiellement au cumul des contraintes de travail, mais aussi à l'arrêt maladie avant maternité. La Dares observe un supplément de 0,2 % d'absence seulement en cas d'enfant de moins de 6 ans. La seule situation personnelle liée à plus d'absence est celle des séparations, divorces et veuvages. C'est vrai pour les femmes comme pour les hommes.

Vous évoquiez les violences sexistes et sexuelles. Il s'agit du cas type pour lequel les entreprises adoptent une lecture individuelle de ces sujets, liés à des personnes et aux conséquences de relations personnelles, et non à des environnements de travail très peu mixtes ou des organisations de travail avec une répartition des tâches très sexuée. Ce n'est, par ailleurs, pas lié à un certain nombre d'autres facteurs de conditions de travail tels que les relations avec le public, les tenues sexuées des hôtesses d'accueil ou les horaires atypiques le soir.

L'approche de la prévention constitue le troisième facteur explicatif de la sous-estimation des risques professionnels propres aux femmes. Elle est aujourd'hui segmentée, en France, mais aussi ailleurs, par risques - troubles musculo-squelettiques, risques psychosociaux, amiante, bruit -, mais déconnectée des populations au travail, ce qui conduit à une méconnaissance des différences d'exposition selon le sexe. En effet, en entreprise, l'évaluation des risques n'est pas réalisée à partir des conditions de réalisation réelle du travail, selon le métier, le statut, le sexe, l'expérience, l'âge. C'est ce qui conduit à des Documents uniques d'évaluation des risques professionnels (DUERP) qui consignent des dangers, risques et cotations, mais ne disent rien des populations exposées.

Ce constat a pour conséquence le quatrième facteur explicatif, notamment dans les secteurs à prédominance masculine : la conception de systèmes et d'organisations de travail pensés en référence à un homme moyen. J'illustrerai mon propos par l'exemple d'une grande entreprise de la logistique. Les femmes sont beaucoup plus absentes que les hommes, mais ce n'est pas à cause des enfants. En effet, plus elles ont d'enfants, moins elles sont absentes. Ces absences sont liées à une insuffisante adaptation des organisations du travail. Le port de charges amène à porter des colis au-delà des normes du code du travail, en raison d'une règle organisationnelle liée à l'ancienneté. Les femmes se retrouvent donc avec plus de colis à livrer, dans des quartiers plus difficiles. Sur le plan physique, du dire même des médecins du travail, les cadences sont conçues pour des hommes jeunes et en bonne santé. Le matériel (vélos, voitures et étagères de tri) ne prend pas en compte la différence entre la taille moyenne des femmes et celle des hommes. Le constat inverse est observé dans les pressings, par exemple, les tables à repasser n'étant pas adaptées à la taille des hommes. Il est à noter que les femmes sont aujourd'hui plus nombreuses à entrer dans des métiers masculins que les hommes dans des métiers féminins. Ainsi, les différences biologiques ne sont pas suffisamment prises en compte.

Je peux également illustrer mon propos en évoquant les femmes enceintes. Dans la grande distribution, nous nous sommes aperçus que les aménagements de poste ou changements temporaires d'affectation n'étaient pas suffisants, renvoyant majoritairement ces femmes en arrêt maladie dès trois mois de grossesse.

Le cinquième facteur explicatif concerne les secteurs à prédominance féminine qui vous intéressent. Les risques physiques y sont sous-évalués. Le dernier rapport-bilan de l'Assurance maladie montre que seuls 23 % des personnes concernées par le compte personnel de prévention sont des femmes, dans le domaine de la santé humaine, de l'action sociale et des services administratifs. Ainsi, tous les secteurs de santé, sociaux et humains sont très en retard. Ce n'est que depuis 2018 que la Haute autorité de santé (HAS) puis le ministère de la santé ont engagé des politiques de qualité de vie au travail, auxquelles l'Anact contribue, dans les hôpitaux, les Ehpad, dans les secteurs de la petite enfance ou de l'enfance en détresse.

Le sixième facteur explicatif, non négligeable, provient de l'absence d'évolution du parcours professionnel des femmes, qui les expose durablement à des phénomènes d'usure professionnelle, et, à terme, d'inaptitude. Dans une imprimerie, nous avons constaté qu'outre le fait de porter plus de onze tonnes par jour, les femmes entraient dans l'entreprise en tant qu'aides de finition, comme les hommes, mais qu'elles restaient à ce poste jusqu'au licenciement pour inaptitude ou à la retraite, tandis que les hommes partaient après trois ans. Ce phénomène d'inaptitude a été très bien documenté par Marion Gaboriau et sa directrice de thèse, Marie Cartier. Il participe à l'invisibilisation des facteurs de pénibilité.

Je pourrais aussi vous parler d'un rapport du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP) sur les femmes seniors, dont vous avez peut-être pris connaissance. Il montre qu'à la fin de leur carrière, les femmes sont tout autant exposées aux facteurs de pénibilité qu'au début de leur carrière. C'est différent pour les hommes, ces facteurs diminuant au fil du temps. L'analyse des expositions aux risques psychosociaux montre également que les femmes sont encore plus exposées en fin de carrière qu'en début de carrière, contrairement aux hommes. De nombreux travaux ont été menés par un groupe de recherche « genre, activité, santé » avec Isabelle Prost et Christelle Casse, explorant la question du vieillissement au travail, incluant la question de la ménopause. Cela me semble utile dans le contexte de réforme des retraites.

Le septième facteur concerne les enjeux de santé publique s'invitant, pour les femmes, alors qu'elles sont encore actives, à la différence des hommes. Je pense ici aux maladies chroniques évolutives telles que l'endométriose, la fibromyalgie ou le cancer du sein. Ces questions de santé publique ne s'articulent pas facilement avec les dispositifs de santé au travail imprégnés des paradigmes de prévention des expositions, de compensation et de réparation.

Il est à noter que le cancer du sein est le plus fréquent dans la population en âge de travailler. Une femme sur neuf ou dix est concernée, dont la moitié en âge de travailler. Or ces femmes présentent une caractéristique commune dans leur diversité, si elles veulent continuer à travailler : la variabilité et l'incertitude qui pèsent sur leur capacité à travailler ou à continuer à produire. Cela réclame non pas une protection des expositions, mais beaucoup plus de souplesse dans l'emploi du temps et dans les horaires, des marges de manoeuvre, du soutien managérial. Pourtant, Karine Briard a redémontré que les conditions du travail des femmes sont marquées par une moindre autonomie. La Dares l'a montré à plusieurs reprises, elles manquent de ressources pour effectuer un travail en santé. À ce sujet, je vous recommande d'auditionner Pascale Levet, déléguée générale du Nouvel Institut, qui a expérimenté sur ce thème avec un certain nombre de grandes entreprises, avec le soutien de la Direction générale du travail et désormais du Plan santé au travail n° 4. Aujourd'hui, on assiste à une multiplication de prises de parole pour briser le tabou du cancer, notamment du sein, en entreprise. Les femmes en parlent. Nous devons désormais faire évoluer le régime du travail, le développement des marges de manoeuvre, la question de l'organisation capacitante pour les femmes comme pour les hommes.

Enfin, le huitième et dernier facteur explicatif est lié à notre méconnaissance des impacts des nouveaux risques environnementaux : perturbateurs endocriniens, nanomatériaux, crise climatique, nouveaux risques sociaux... Je parle, par exemple, du fait que les seniors en emploi sont aussi des aidants en termes de garde d'enfants et d'aide à leurs propres parents et cela concerne plus particulièrement les femmes. C'est un facteur de cumul supplémentaire de leurs activités hors travail.

S'agissant du télétravail, un certain nombre d'études ont porté sur ses conditions et impacts sur la santé, mais nous manquons de travaux sur les conditions de télétravail normal, qui s'est massifié. La chercheuse Gabrielle Schütz a notamment montré que les conditions et politiques de télétravail étaient genrées, et comportaient un risque sur la santé des femmes. La Dares le documente également. Nous sommes nous-mêmes intervenus dans une branche à ce sujet.

Pour ce qui est de l'agriculture, nous constatons qu'il faut deux fois plus d'emplois dans le bio, car il y a moins d'intrants, d'engrais et de machine, mais plus d'actions manuelles - désherbage, tri des déchets.... À qui revient le travail ? Nous ne sommes pas sûrs que la pénibilité manuelle ne revienne pas plus particulièrement aux femmes. Il est tout de même vrai que nous avons vu un projet innovant émerger comme d'autres dans ce secteur. Le projet Transformations du travail et transition vers l'agro-écologie en élevage de ruminants (Transaé) suivi par l'Inrae (Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement) a montré que la participation d'agricultrices permettait de concilier santé au travail et transition agro-écologique.

Dans l'hôtellerie-restauration, des chercheuses de Grenoble ont montré qu'une politique de développement durable avait renforcé la division sexuelle du travail et amené une surcharge de travail pour les femmes plus que pour les hommes. Nous-mêmes, à l'Anact, finançons deux projets, dont l'un dans une collectivité locale qui s'interroge sur l'impact du réchauffement sur le travail des agents. Nous prendrons en compte le fait que le métabolisme des hommes et des femmes n'est pas le même face à la chaleur, et qu'il faut le prendre en compte dans l'adaptation du travail à de fortes chaleurs.

Je conclurai avec quelques recommandations, sur lesquelles nous pourrons peut-être échanger davantage plus tard. D'abord, il nous faut renforcer la production de données sexuées en santé au travail au niveau des entreprises et des territoires. Nous ne pouvons que saluer a minima les huit plans régionaux de santé au travail ayant développé des actions concernant la santé des femmes et ayant produit un diagnostic à cet effet. Ce sont aussi les services de santé au travail, la Cnam, la MSA, les branches et les mutuelles qui doivent appliquer et faire appliquer les lois de 2014 et 2016.

Il convient en outre de mener plus de recherches sur les liens entre genre, santé et travail, avec trois recommandations :

- prendre en compte la notion d'exposome, c'est-à-dire la multi-exposition des femmes et des hommes sur des facteurs de risque concernant le travail et le hors travail ;

- réviser le principe des études épidémiologiques qui raisonnent encore beaucoup « toutes choses égales par ailleurs », pour mieux prendre en compte les effets de genre ;

- développer des focus sur certains risques dans les emplois à prédominance féminine, liés aux risques chimiques, perturbateurs endocriniens, à l'articulation des temps, au télétravail et aux organisations de travail hybride, aux violences sexistes et sexuelles, aux cycles reproductifs, à la crise climatique...

Au niveau des entreprises, j'émettrai également trois recommandations :

- développer de nouvelles normes pour les matériels, outils et équipements de protection individuelle afin de prendre en compte les différences physiologiques entre les femmes et les hommes - lors de l'audition du Coct, les organisations patronales nous ont expliqué que nous étions très en retard en France, contrairement à l'Allemagne, car le code du travail a supprimé il y a trente ans toute référence au sexe, sauf la question de l'exposition au port de charges et au plomb ;

- faire appliquer la loi de 2014 visant à outiller le DUERP pour prendre en compte l'impact différencié à l'exposition en fonction du sexe, et inclure les risques des femmes dans leurs emplois, les risques liés à la grossesse, aux violences sexistes et sexuelles. Le Plan santé travail 4 (PST4) prévoit une action dans ce sens, pour outiller les entreprises qui associent les services de santé au travail, l'INRS et la Cnam pour expérimenter en région ;

- adapter une démarche large de prévention intégrée visant à une amélioration des conditions de travail pour toutes et tous, en supprimant par exemple du code du travail la disposition visant à limiter le port de charges à 25 kilos pour les femmes et 55 pour les hommes, en appliquant la norme européenne de 15 kilos pour tout le monde, et inclure les risques de prévention de la désinsertion professionnelle liée aux enjeux de santé publique avec les maladies typiquement féminines.

Je vous remercie pour votre attention.

Annick Billon, présidente. - Merci pour la précision de cet exposé, et son organisation très compréhensible. Je laisse la parole à Mme Aublet-Cuvelier, de l'INRS.

Docteure Agnès Aublet-Cuvelier, adjointe au directeur des études et de la recherche de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS). - Merci, Madame la Présidente. Je m'exprime aujourd'hui au nom de l'INRS, organisme paritaire ayant pour mission d'agir en prévention des risques professionnels par différents modes d'action - recherche, expertise, information et formation - pour les entreprises du régime général en France. Pour illustrer les différences entre les hommes et les femmes en matière de risques professionnels, j'ai choisi de parler de la prévention des troubles musculo-squelettiques et des facteurs explicatifs étayant la compréhension des différences existant en matière d'exposition et de prise en charge.

J'ai produit il y a quelques années un article intitulé Les TMS ont-ils un sexe ? pour la revue Santé & travail. Cette question anime les chercheurs et préventeurs depuis un certain nombre d'années, puisque ces troubles constituent, et de loin, la première maladie professionnelle en France depuis plus de deux décennies. Ils représentent en effet plus de 85 % des maladies professionnelles reconnues dans le régime général.

En 2019, un excédent de représentation des femmes est observé dans les statistiques de maladies professionnelles de type TMS reconnues par la Cnam. Leur pic de fréquence apparaît en outre à un âge plus précoce que chez les hommes. Nous essaierons de détailler les causes de cette surreprésentation.

Les troubles musculo-squelettiques comprennent des pathologies telles que le syndrome du canal carpien, les tendinopathies, les épicondylites, les hygromas du genou ou la lombalgie, autant d'atteintes touchant toutes les régions péri-articulaires de l'appareil locomoteur. Elles sont à l'origine de douleurs et d'atteintes fonctionnelles. Elles peuvent s'avérer transitoires et passer à la suite d'un retrait d'exposition à un certain nombre de facteurs de risques. Elles peuvent aussi s'installer de façon durable et devenir chroniques, sources de handicap. Elles peuvent compromettre le maintien et le retour au travail d'un certain nombre de salariés. Leur origine est multifactorielle, liée aux conditions de réalisation du travail.

Nous pouvons identifier deux grandes familles de facteurs de risques, à commencer par les contraintes biomécaniques, efforts excessifs, répétitivité, postures inconfortables ou en position statique soutenue. S'y ajoutent les facteurs psychosociaux, également cumulatifs, à l'origine d'autres conséquences pour la santé mentale. Parmi ces facteurs psychosociaux, je peux par exemple citer la pression temporelle, le manque d'autonomie en excédent chez les femmes, des exigences psychologiques et émotionnelles plus prévalentes chez ces dernières que chez les hommes au travail du fait de la nature même de leurs activités. Celles-ci sont souvent très tournées vers le care, le soin, les relations avec le public, qui impactent largement ces questions de contraintes émotionnelles. Ces deux grandes familles sont déterminées par un environnement physique, organisationnel, managérial et économique qui joue un rôle majeur, dans lequel on va puiser des ingrédients et des leviers d'action pour agir en prévention de ces affections.

Le rôle des facteurs extra-professionnels est réel dans la survenue de ces pathologies, mais on a montré qu'il était mineur dans le contexte professionnel de survenue des troubles musculo-squelettiques.

C'est par une approche participative, globale et pluridisciplinaire que l'on parvient à les prévenir.

Pourquoi les femmes sont-elles plus à risque que les hommes en matière de troubles musculo-squelettiques ?

Nous l'avons vu ce matin, la répartition des hommes et des femmes est différenciée dans différents secteurs d'activité, et au sein d'un même secteur, selon les postes et les tâches. Les hommes sont plus présents dans des secteurs comportant des activités physiques lourdes en termes de manutention de charge, dans le BTP ou l'industrie dite lourde, dans les secteurs du transport et de la logistique. Les femmes, quant à elles, sont plus représentées dans des activités de service, d'aide et de soin à la personne, et dans des activités de l'industrie dite légère. On y considère que le travail ne concerne pas le port de charges très lourdes, mais des activités d'assemblage avec des gestes très précis et très fins, par exemple, dont on a parfois du mal à estimer la réalité en matière qualitative et quantitative. Elles ont parfois été sous-estimées. Or des gestes précis et très fins impliquent une gestuelle sollicitant, par exemple, les muscles fléchisseurs des mains et des doigts et les muscles extenseurs, et peuvent être à l'origine de tendinopathies invalidantes à terme. Ces facteurs de risques peuvent être sous-considérés ou sous-évalués. Ils paraissent secondaires dans l'inconscient collectif, au regard du port de charges lourdes pour les hommes, par exemple.

Ces derniers sont donc, en général, plus confrontés à des contraintes physiques liées à la manutention manuelle de charges lourdes. Ils sont exposés aux vibrations des mains, des bras ou du corps entier par la conduite d'engins ou l'utilisation d'outils vibrants portatifs, notamment dans le BTP. Ils sont plus exposés au bruit, au travail à la chaleur et au travail de nuit. Les femmes, quant à elles, sont exposées à des facteurs de risque qui paraissent moins évidents et qui peuvent donc être sous-estimés, de manière générale, dans le monde du travail. Elles ne portent pas forcément de charges très lourdes mais elles ont la charge de la manutention et de l'aide à la mobilisation de personnes. Celle-ci constitue une charge très importante sur le plan physiologique, d'autant que les contraintes sont liées à des personnes en mouvement qu'on va assister, avec une fragilité importante qu'on ne peut ignorer. Il est bien moins grave de laisser tomber un sac de ciment qu'une personne. Par ailleurs, ces femmes sont plus en lien avec le public, qui peut être à l'origine du développement potentiel plus important de facteurs de risques psychosociaux. Il existe également d'autres sources de risques, mais je centrerai mon propos sur les troubles musculo-squelettiques.

La sous-estimation des risques, elle, est à la fois liée à une perception du risque, elle-même liée au genre, à des risques psychosociaux qui peuvent être de natures différentes de ceux des hommes, à un héritage de culture, de métier. En effet, les femmes seraient naturellement enclines à prendre soin des autres. Le dévouement et la dévotion seraient bien plus nobles que les petits maux dont elles pourraient souffrir. Ces éléments perdurent dans certains milieux. Ils ont longtemps entraîné un retard de prise en compte et une sous-estimation de ces risques. Les femmes elles-mêmes se refusent à se plaindre dans un certain nombre de situations, parce que le sens de leur travail et l'importance de la mission sont bien supérieurs aux douleurs qu'elles pourraient éprouver.

L'impact de la sous-estimation et de la représentation des risques est aussi lié à une répartition hommes-femmes différente dans le management et dans les instances représentatives du personnel, encore insuffisante dans certains secteurs. Les hommes y sont parfois surreprésentés, et laissent alors - inconsciemment - moins d'espace d'expression aux femmes sur leurs propres conditions de travail.

Des différences de statut et d'évolution professionnelle peuvent s'avérer défavorables aux femmes ; Florence Chappert l'évoquait plus tôt. Les femmes travaillent davantage à temps partiel et leurs carrières sont plus morcelées, impliquant une nécessité de travailler plus longtemps, d'avoir des parcours professionnels plus longs pour accéder à une retraite décente. Un cumul d'expositions va alors s'engager, avec un travail à un âge parfois reculé et l'accentuation d'un phénomène de moindres opportunités d'évolution professionnelle à mesure de l'avancée en âge. Ainsi, ces femmes ont moins de possibilités d'extraction de conditions de travail délétères ou pénibles en matière d'exposition à des facteurs de risque. Elles y seront exposées de façon prolongée par rapport à leurs homologues masculins.

Je m'engagerai également sur la voie de l'accumulation d'expositions à des facteurs de risque dans la vie privée et dans la vie professionnelle, avec des différences dans la gestion de l'équilibre entre ces deux aspects. Elles ont été mises en lumière lors de la crise covid, en particulier en télétravail. Il a été démontré que les femmes peinaient davantage à travailler chez elles sans enfant que leurs époux, qui parvenaient à s'isoler pour fournir le travail attendu à distance. La somme de travail rémunéré et non rémunérée est plus importante également chez les femmes, particulièrement lorsqu'elles ont des enfants. De plus, Florence Chappert le disait, elles sont trois fois plus sollicitées en tant qu'aidantes que les hommes. On imagine bien que cet ensemble de tâches domestiques, d'aidantes, de support à différentes fonctions génère une exposition à des facteurs de risques biomécaniques et psychosociaux, y compris dans la vie hors travail. Ils se cumulent avec les expositions aux facteurs de risques professionnels dans ces conditions.

Les femmes bénéficient en outre de temps de récupération moindres, puisqu'elles continuent à travailler en dehors de leur activité professionnelle. Or ces temps de récupération sont précieux pour réparer les microlésions tissulaires qui font le lit des tendinopathies et de toutes sortes de petites lésions péri-articulaires. Ces temps manquants entraîneront des retards de cicatrisation ou pourront générer des phénomènes pro-inflammatoires accentuant et déréglant paradoxalement les phénomènes de cicatrisation, contribuant également à la chronicisation de certaines lésions.

Les femmes sont également confrontées à plus d'horaires morcelés pour adapter les temps de vie travail et hors travail, et pour répondre à certaines exigences du travail. La première intervenante soulignait par exemple que les femmes travaillaient plus le week-end pour concilier ces temps de vie professionnelle et personnelle. Leur récupération ne peut alors se faire par du repos, mais par une occupation complémentaire en dehors de l'activité professionnelle.

On retrouve également des différences sur les aspects physiques et physiologiques entre femmes et hommes. Les taille moyenne, poids moyen, indice de masse corporelle moyen et leur morphologie sont évidemment différents. Or les postes de travail et l'organisation spatiale sont souvent pensés pour un homme de taille moyenne et s'avèrent finalement inadaptés à la morphologie et aux caractéristiques anthropométriques des femmes. Les équipements de travail et dispositifs d'aide technique seront plus difficiles à utiliser pour elles. Les équipements de protection individuelle peuvent également être inadaptés. On voit souvent dans les entreprises des boîtes de gants en taille M, censée convenir à la moyenne des personnes. Les femmes ont souvent des plus petites mains que les hommes. Ce constat peut paraître anecdotique, mais lorsqu'on porte des gants surdimensionnés par rapport à la taille de nos mains, et que l'on doit saisir des objets ou faire de la manutention, on réalise des efforts de serrage plus importants pour maintenir le gant sur la main et pour maintenir le colis ou les objets que l'on est censé transporter. Ainsi, ces gants trop grands accroissent les facteurs de risques biomécaniques délétères s'agissant des risques de troubles musculo-squelettiques.

Il en va de même pour les zones d'atteintes en approvisionnement, où les femmes seront contraintes de lever les bras au-dessus des épaules de façon beaucoup plus fréquente, parce que les approvisionnements sont à hauteur inadaptée, ce qui générera, là encore, des facteurs de risques spécifiques.

En matière de constitution organique aussi, des différences tissulaires existent entre les femmes et les hommes en termes de propriétés élastiques, ligamentaires, tendineuses, ou osseuses. Les femmes ont également des capacités fonctionnelles sur le plan cardiovasculaire de base inférieures à celles des hommes, en raison notamment d'un taux d'hémoglobine en moyenne plus faible et d'un coeur plus petit. Elles sont obligées d'augmenter leur fréquence cardiaque pour préserver un débit permettant d'oxygéner correctement l'ensemble de l'organisme. Cela ne signifie pas que ce sont des femmes faibles, mais simplement qu'à effort ou à exigence égale en matière de contraintes biomécaniques ou physiologiques, elles devront souvent réaliser des efforts supplémentaires par rapport à leur force maximale ou leur capacité cardiovasculaire maximale. Au final, ces efforts seront plus coûteux pour leur organisme. Par ailleurs, on l'a évoqué très rapidement, le fonctionnement hormonal, du métabolisme et de l'immunité constitue également un facteur différenciant les hommes et les femmes.

En termes d'éléments complémentaires, nous avons à faire face à une forme de déterminisme social et culturel sur les rôles, valeurs et comportements attribués aux femmes et aux hommes. Ils peuvent déterminer des façons de travailler, de se comporter, de réprimer des émotions, de bouger. L'IRSST (Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et sécurité au travail, organisme québécois homologue de l'INRS) a notamment observé que les femmes n'avaient pas la même façon de réaliser de la manutention manuelle de charges que les hommes. Ce constat est à la fois lié à des éléments physiologiques - l'anatomie n'est pas la même, les centres de gravité ne sont pas les mêmes, les chaînes posturales sont différentes -, mais aussi à des codes sociaux sur la façon dont une femme et un homme se tiennent dans la vie de tous les jours.

Après ce panorama un peu général qui vous éclaire sur la question des TMS, mais qu'on pourrait appliquer à bien d'autres risques, que dit le code du travail ? Il stipule notamment que l'évaluation des risques tient compte de l'impact différencié de l'exposition au risque en fonction du sexe. La prise en compte de cet élément nous apparaît effectivement très importante. Elle aboutira à la prise en compte dans l'évaluation des risques de tous les facteurs de variabilité entre les hommes et les femmes. Ceux-ci sont liés au sexe, mais aussi à l'âge, à la corpulence, à des facteurs génétiques, des antécédents médicaux, des capacités fonctionnelles, à l'expérience des femmes et des hommes dans leur activité professionnelle. L'évaluation des risques doit être au plus proche de la situation de travail et de l'exposition réelle. Elle peut - et doit - considérer des caractéristiques individuelles lorsqu'elles s'avèrent nécessaires pour tenir compte des différents facteurs de variabilité. La séniorité, les spécificités des nouveaux embauchés, l'expérience professionnelle ou la situation de handicap sont autant de facteurs à prendre en compte dans l'évaluation des risques.

La prévention, quant à elle, doit respecter des principes généraux, qui sont également édictés dans le code du travail. Elle doit, à notre sens, être collective et adaptée à toutes et à tous, y compris à ceux qui sont le plus à risque, quelles que soient les caractéristiques physiques, physiologiques et psychologiques de ces personnes. Les situations spécifiques doivent être prises en compte, notamment grâce au rôle du médecin du travail et plus largement des services de prévention et de santé au travail. Ceux-ci ont une connaissance fine de la situation médicale et de santé des personnes qu'ils ont en charge. Ils ont également une connaissance des situations de travail qui leur permet de proposer des pistes de prévention. Ces dernières, en complément de la prévention collective, peuvent s'adapter à ces situations particulières.

Il existe néanmoins des points de vigilance à souligner. Il est plus facile d'agir en prévention sur certains risques plus visibles, qui sont plutôt masculins, dans un certain nombre de situations par l'accès à des actions de mécanisation, d'automatisation ou d'aide technique à la manutention manuelle de charge, par exemple. Je peux également citer des actions sur les dispositifs anti-vibratiles. Ces actions de prévention sont évidemment fondamentales. Elles bénéficient à toutes et à tous. Néanmoins, il est primordial de conserver une certaine vigilance pour ne pas négliger pour autant la nécessaire prévention de risques qui seraient plus difficiles à rendre visibles et à juguler, et pour agir sur les causes profondes. Nous évoquions tout à l'heure ces gestes précis et très fins qui peuvent parfois paraître anodins. Répétés à de très nombreuses reprises durant de longues années, ils peuvent s'avérer particulièrement délétères. Nous pouvons également mentionner les facteurs de risques psychosociaux qui ont un rôle dans la survenue des troubles musculo-squelettiques. Ils peuvent être plus difficiles à aborder, à qualifier, à quantifier. Il faut agir sur ceux-ci de manière tout aussi efficace que sur d'autres facteurs biomécaniques.

On peut aboutir, si l'on n'y prend pas suffisamment garde, à une forme de discrimination. Nous avons vu les différences qui existent entre les hommes et les femmes sur des aspects physiologiques. Ceux-ci ont longtemps été mis en avant pour expliquer les risques de troubles musculo-squelettiques, dont on considérait qu'ils étaient l'apanage de la femme ménopausée qui tricote, avec parfois un certain mépris. Il a fallu travailler beaucoup pour mettre en avant l'ensemble des facteurs déterminants sur un plan social et organisationnel, expliquant de façon beaucoup plus argumentée les différences de risque entre les hommes et les femmes.

Attention également à ne pas chercher, en protégeant ou en préservant la santé des femmes, à surexposer celle des hommes à qui serait dévolu le port de charge pour prévenir ou réduire le risque. Il s'agit là d'une raison supplémentaire pour agir de façon collective à l'attention de toutes et tous, y compris des plus fragiles.

Il existe aussi un risque de renforcement des stéréotypes de genre qui pourrait aboutir à des actions ciblées contre-productives. Je viens d'en donner un exemple. Soyons vigilants au risque d'enfermement dans certaines représentations. Je ne reviendrai pas sur les normes de manutention manuelle de charges, puisque Florence Chappert a exposé cet exemple.

S'agissant des actions à mener, il est évident que la recherche doit veiller à renforcer la prise en compte du sexe et du genre dans toutes les études, avec des analyses différenciées hommes-femmes. La compréhension des mécanismes qui viennent soutenir l'étiologie et la survenue d'un grand nombre de maladies professionnelles doit être poussée. L'apport des différentes disciplines pour améliorer les connaissances est nécessaire. Nous l'entendons depuis ce matin, l'apport des épidémiologistes, des ergonomes, des sociologues, des biomécaniciens, des physiologistes, des psychologues sont autant de portes d'entrée vers des espaces qu'il est important de faire communiquer pour obtenir des pistes de prévention qui soient intégratives d'un ensemble de conditions de travail.

La formation initiale des futurs professionnels et décideurs, managers et concepteurs est également essentielle pour les rendre sensibles à ces questions de déterminisme social, en termes de prévention de la santé des hommes et des femmes en milieu de travail. Il existe un certain nombre d'initiatives de formation vers ces publics cibles depuis plusieurs années sur la question de la prévention des risques professionnels, très insuffisamment enseignée. De nombreux futurs professionnels n'y sont pas suffisamment sensibilisés, y compris parmi les personnes qui s'engageront ensuite dans des voies de ressources humaines ou de management.

Nous devons veiller à ce que les concepteurs des équipements de travail soient également sensibilisés à ces questions. Nous avons encore vu récemment l'importance d'un ajustement au visage des appareils individuels de protection respiratoire, toute fuite constituant évidemment un facteur délétère pour la protection de ces personnes. Or, souvent, le visage des femmes est plus petit et différent de celui des hommes, et le masque n'est pas nécessairement adapté à leur morphologie.

Ensuite, j'insisterai sur l'information et la sensibilisation nécessaires de toutes les parties prenantes - préventeurs, employeurs, instances représentatives du personnel, salariés - et sur l'ancrage d'un certain nombre de facteurs à traiter à un niveau beaucoup plus macro, au niveau sociétal, en faveur de la prévention des risques des femmes et des hommes. Merci de votre attention.

Annick Billon, présidente. - Merci pour cette présentation très complète. Je laisse la parole à notre dernière intervenante.

Mélody Béaur-Guérin, ergothérapeute, ergonome. - J'essaierai d'éviter les redites à la suite des interventions précédentes. Je dresserai notamment un focus sur les femmes au travail et le handicap.

Aujourd'hui, nous savons que, quel que soit le type de travaux effectués ou le type de secteur, les femmes peuvent tout faire, dans une certaine mesure bien sûr. Même les travaux qui peuvent être jugés simples par la société ne le sont pas nécessairement. Ils ne sont pas plus simples, et ils ne sont pas forcément plus sûrs et sécurisés. Aujourd'hui, les femmes comme les hommes ont besoin d'un équilibre occupationnel, c'est-à-dire qu'ils ont besoin d'allier différentes activités dans leur vie de façon à s'épanouir. Il s'agit notamment d'allier le travail et la famille, différentes responsabilités qui pèsent aujourd'hui sur les femmes. Malheureusement, nous observons davantage de situations de monoparentalité chez ces dernières. Le fait d'avoir un travail et une activité domestique génère un cumul des contraintes, notamment physiques, et une surexposition à terme. Nous le voyons notamment en matière de temps alloué aux tâches domestiques : 2h32 chez les femmes, contre deux heures chez les hommes. Cet écart augmente la charge mentale et réduit drastiquement le temps pour les loisirs des femmes.

Je ne reviendrai pas sur les différences physiques et physiologiques entre les femmes et les hommes, déjà évoquées précédemment, tout comme sur les postes qui n'y sont pas systématiquement adaptés. Les normes ne sont pas basées sur les femmes, sauf la norme NF X 35-109 concernant le port de charge. À cette exception près, les postes sont de manière générale adaptés à l'homme moyen.

Les femmes sont donc contraintes à réaliser des efforts supplémentaires pour faire un travail qui peut être identique. Elles ont également des besoins différents, notamment en lien avec leurs menstruations. Contrairement à ce que voudrait l'imaginaire masculin collectif, elles ne sont pas accompagnées uniquement d'irritabilité et de douleurs abdominales, mais aussi de céphalées, de douleurs lombaires, de vertige... En France, il n'existe pas, aujourd'hui, de congé menstruel. Des besoins spécifiques sont également liés aux grossesses et au post-partum. Ils dépendent de chaque femme, de manière spécifique.

Entre 2001 et 2019 a été observée une augmentation du nombre d'accidents du travail pour les femmes, massive dans le secteur des activités de services - + 110 % -, mais aussi des accidents, multipliés par deux par rapport aux hommes, toujours sur ce type d'activité. Par ailleurs, les durées d'arrêt de travail sont plus longues pour les femmes que pour les hommes, sauf dans le secteur du BTP qui reste extrêmement exposé aux diverses contraintes.

Selon le Comité régional d'orientation des conditions de travail (Croct) de Bretagne, on retrouvait, en 2019, entre 32 et 40 % de femmes victimes de harcèlement sexuel au travail, d'agressions sexuelles ou de viol. Ces 40 % correspondent notamment aux cadres, et les 32 % aux autres statuts. 80 % des salariées feraient face à des attitudes sexistes. Cette étude a évidemment été réalisée sur une échelle, mais on pourrait penser que ces résultats sont sous-estimés, puisque les femmes en France, et dans le monde, sont aujourd'hui toutes victimes d'attitudes sexistes, a minima. Je pense que personne, dans cette assemblée, ne pourrait dire qu'elle n'a connu aucune attitude sexiste, au moins verbale. Pour les femmes, les risques professionnels sont différents, puisqu'on peut en ajouter certains à ceux que connaissent les hommes.

Je peux ici citer les risques classiques que sont les risques thermiques, physiques, liés aux produits utilisés et qui engendrent des maladies, liés aux bruits, mais aussi des risques de violences et de discriminations. C'est ici que je vais tisser le lien avec mon activité d'experte en dommages corporels. Les femmes sont victimes de violences, conjugales ou non, liées à des agressions, des viols, des mutilations. Ces violences engendrent des conséquences physiques, mais aussi psychologiques gravissimes, des limitations fonctionnelles, des pertes de mobilité ou de sensibilité... Elles vont nécessairement influer sur le travail, occasionnant des arrêts, voire un changement d'orientation. Si ces incidents se produisent sur le lieu de travail, on n'a en général aucune envie d'y retourner. Ainsi, nous observons dans ces situations des changements dans les habitudes de vie, et même des conduites d'évitement, ce qui signifie que, finalement, la vie antérieure n'est plus retrouvée.

Permettez-moi maintenant de dresser un focus sur la santé et le handicap, puisque cela n'a pas été fait avant. En tant qu'ergothérapeute, je vais prêcher pour ma paroisse. La définition de la santé la plus connue est celle de l'OMS. Elle est définit comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité. » Le handicap, quant à lui, correspond à toute limitation d'activité ou même seulement à une restriction de participation à la vie en société dans un environnement donné pour une personne, et qui génère une altération substantielle durable, ou même définitive, d'une ou plusieurs fonctions, qu'elles soient physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant. Je tiens à rappeler que 80 % des handicaps sont invisibles. Ainsi, on peut très bien être dans une situation de travail sans que notre employeur soit informé de notre situation de handicap. En effet, les chiffres que je vous exposerai tout à l'heure tiennent compte des déclarations de reconnaissance en tant que travailleur handicapé (RQTH). Pour disposer de cette reconnaissance, il faut avoir engagé des démarches, et donc avoir constitué un dossier auprès de la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Sans cela, nos pathologies et handicaps, bien réels, ne sont pas reconnus.

On considère qu'il y a en France en moyenne 2,7 millions de personnes âgées de 15 à 64 ans bénéficiant d'une reconnaissance administrative en lien avec le handicap ou une perte d'autonomie, dont 50 % de femmes, soit 1,35 million de personnes. Sur cette population globale, seules 955 000 personnes travaillent. Pourquoi autant de personnes en situation de handicap ne travaillent-elles pas ? Pour les jeunes, nous pouvons mentionner la question de l'insertion professionnelle, mais je peine à croire que la moitié de cette population soit en situation de formation.

Les femmes en situation de handicap sont aujourd'hui beaucoup plus touchées par le sous-emploi. Elles travaillent, mais à temps partiel, même si elles souhaitent et peuvent travailler davantage. Leur taux d'inactivité est plus élevé que celui des hommes. Elles sont davantage touchées par le chômage que le reste de la population française. Aujourd'hui, une femme souffrant de handicap souffre ainsi d'une double discrimination : celle du genre et celle du handicap.

Nous avons identifié des axes de travail, tant pour les entreprises qu'en matière de formation. La priorité revient à l'évaluation des risques sur le terrain, qu'ils soient individuels ou collectifs, en y incluant la dimension du genre. L'évaluation, si elle est trop globale, ne pourra en effet pas inclure la femme, et nous resterons sur les mêmes problématiques que celles que nous connaissons actuellement. Il s'agit aussi de faire émerger des situations de discrimination, notamment liées à notre construction sociale et nos normes culturelles, et de parler de la variabilité inter et intra-individuelle. La variabilité interindividuelle est celle que nous avons entre deux personnes. La variabilité intra-individuelle correspond aux fluctuations que nous pouvons connaître au sein de notre propre corps, au sein d'une même journée, d'une même période. Je ne suis pas dans les mêmes dispositions à cet instant précis que dans quelques heures, quand je ne serai plus ici. Mes capacités ne seront pas forcément les mêmes, et mes tâches, elles aussi, seront différentes.

Après l'évaluation vient la prévention. Plus on prévient de manière précoce, plus nos adaptations pourront être efficaces. L'adaptation permet aussi la performance, et donc le lien entre la productivité et la santé. C'est un double bénéfice, tant pour les entreprises qui enregistreront moins d'arrêt de travail et de maladies professionnelles, que pour les salariés qui souffriront moins.

Nous devons également éduquer par le biais de sensibilisations, de formations, de conseils, qui peuvent être dispensés en interne. On entend souvent parler de formations organisées sur quelques heures ou quelques jours dans les entreprises, telles que la formation « gestes et postures », mais aussi bien d'autres, qui toucheront toutes les difficultés évoquées aujourd'hui, en particulier les risques psychosociaux. Il s'agit aussi d'aborder tous les risques cités aujourd'hui dans les formations initiales, et pas uniquement au niveau des ressources humaines, mais bien au niveau managérial de manière globale, et dans tous les métiers, puisqu'ils sont tous exposés à des risques professionnels. Il s'agit également de favoriser la mixité. Les femmes sont aujourd'hui sous-représentées dans la hiérarchie. Plus on favorise la mixité, plus on pourra aussi favoriser cette prévention, parce que les femmes seront peut-être plus impliquées dans ces sujets qui les concernent.

Tout cela nécessite un accompagnement vers des changements organisationnels, techniques, architecturaux et de compréhension de l'autre, au niveau du genre, mais aussi du handicap. En effet, chaque handicap est différent, et chaque personne est différente. Au sein d'un même groupe d'individus ou de travailleurs, comprendre l'autre et ses difficultés, l'autre et ses différences, permet de limiter les discriminations. Cette compréhension permet également un meilleur vécu au travail, de manière très globale.

Pour cela, des professionnels peuvent intervenir. Les ergothérapeutes, professionnels de santé diplômés d'État, interviennent auprès de tout type de population. Nous avons pour objectif de rendre la personne autonome dans ses activités de vie quotidienne. Si elle rencontre une difficulté dans ce contexte, et notamment au travail, nous pouvons intervenir par le biais d'analyses d'activités qui feront le lien entre l'activité et la santé. Ces éléments seront remis au sein de l'environnement de façon à recontextualiser et à être le plus proches de l'activité réalisée.

Il est aussi possible de se spécialiser au niveau du travail ou au niveau judiciaire - c'est mon cas. Ces formations spécifiques permettent d'adopter une vision plus fine sur certains domaines.

L'ergonome n'est pas un professionnel de santé, mais il est spécialiste de l'adaptation du travail humain à l'être humain. Son travail s'appuie sur une recherche sur les interactions entre le travail et ses différentes composantes. Il va mettre en oeuvre et utiliser différentes connaissances scientifiques pour concevoir des outils, des postes de travail, des machines adaptés aux personnes qui vont les utiliser, de façon à être confortable lors du travail et à effectuer un travail sécurisé et efficace. L'utilisateur sera protégé et performant, ce qui offrira ainsi un double bénéfice pour l'employeur et pour le salarié.

Dans ce contexte, les professionnels doivent impérativement articuler les facteurs biomécaniques, techniques, psychosociaux. Dès l'évaluation, ils doivent prendre en compte les besoins spécifiques liés aux femmes. Sans cette prise en compte, on ne pourra pas faire évoluer les mentalités et les situations de manière spécifique aux femmes.

Annick Billon, présidente. - Merci Mesdames, pour ces présentations qui se sont complétées de manière judicieuse. Merci d'avoir vu l'intérêt de chacune de vos interventions, nous offrant une vision d'ensemble très riche. Je laisse la parole aux rapporteures.

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Merci pour vos présentations.

Madame Béaur-Guérin, vous avez relevé les problématiques de handicap dues au travail. Qu'en est-il des femmes handicapées avant même de travailler ? Nous savons qu'elles connaissent plus de problèmes de recrutement que les hommes. Quels sont leurs freins ? Quels leviers permettraient de les accompagner ? Il me semble que la délégation avait mené un travail sur les femmes et le handicap.

Annick Billon, présidente. - Ce travail portait davantage sur les violences.

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - D'accord. Je pense que ce sujet fait partie de la santé des femmes handicapées au travail.

Vous avez par ailleurs évoqué les conditions de travail des femmes dans les secteurs d'activités. Quid des entreprises en fonction du nombre de salariés ? Avez-vous étudié la différenciation entre les grandes entreprises, les TPE et PME ?

Madame Chappert, vous avez parlé de Karen Messing. J'ai lu qu'elle estimait que la solidarité féminine constituait un élément essentiel pour améliorer les conditions de travail des femmes. Elle en illustre la portée en décrivant la création, le développement et les apports du Centre de recherche interdisciplinaire sur le bien-être, la santé, la société et l'environnement, Cinbiose. Elle considère que son influence fut positive sur l'orientation des politiques publiques, parce qu'il parvient à démontrer que les travailleuses étaient mal étudiées, mal protégées et mal indemnisées par les agences gouvernementales au Québec. J'aimerais connaître votre avis : un centre de cette sorte serait-il à même de rendre moins invisible la problématique de la santé des femmes au travail ?

Florence Chappert. - L'Anact m'a envoyée au Cinbiose en 2012 pour prendre connaissance des travaux menés au Québec sur la question de la santé au travail des femmes et des hommes. À l'époque, le Québec était très en avance sur la France. Depuis, nous avons beaucoup progressé. Nous avons rattrapé beaucoup de retard.

Quand Karen Messing fait référence à la solidarité féminine, elle évoque deux sujets de niveaux différents. Elle parle d'abord des espaces de parole au sein des entreprises, que l'on nomme « espaces de discussion » à l'Anact. Ils permettent aux femmes, mais aussi aux hommes au travail d'échanger sur leurs problématiques de travail, sur la meilleure manière de travailler. Au Québec, il y a plus de groupes non mixtes, qui réfléchissent et discutent par rapport à leur travail, composés de femmes, mais aussi d'hommes - vous connaissez la question des masculinités qui monte en puissance. C'est moins le cas en France, bien que l'on constate des évolutions en ce sens dans la société. Nous observons également des revendications dans la société civile, de la part de jeunes générations qui revendiquent un développement de la sororité, etc. Ceci dit, lorsque je suis intervenue dans des structures sur la question des violences sexistes et sexuelles au travail, j'ai interrogé les Comités de direction (CoDir) ou les CHSCT (Comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail) de l'époque. J'ai dû créer des groupes non mixtes pour qu'ils et elles puissent s'exprimer sur certains sujets tabous, tels que les violences sexistes et sexuelles ou les règles ou les problèmes gynécologiques ou d'endométriose. J'imagine mal des groupes mixtes en discuter, bien qu'il serait opportun que les hommes s'emparent également des problèmes de santé au travail des femmes.

Il reste un problème dans l'entreprise. Comment parler de ce sujet ? Il existe un tel risque de discrimination, positive ou négative, un risque de naturalisation et de renvoi à la nature biologique des femmes, et donc stigmatisante, qu'il est difficile d'en parler.

Dans la grande entreprise que j'évoquais plus tôt, les femmes ont fait savoir que leur plus grand problème était de pouvoir se rendre aux toilettes durant leur tournée à l'extérieur. Elles ont toutes indiqué avoir souffert d'infections urinaires ou de cystites. C'était la première fois que ce sujet remontait au CHSCT central de l'entreprise, alors que cette branche compte 150 000 personnes, et que les syndicats et médecins du travail l'évoquaient publiquement comme n'étant plus un tabou. Dès lors, sur le parcours des tournées ont été identifiés des lieux - mairies, écoles - dans lesquels les femmes pourraient se rendre aux sanitaires. Ce problème se posait notamment en zone rurale. Les besoins physiologiques des femmes ne sont pas exactement les mêmes que ceux des hommes.

Ensuite, le centre Cinbiose est un département de recherche monté au sein de l'UQAM, l'Université du Québec à Montréal. Il a créé des partenariats et des alliances avec les syndicats représentant les salariés. C'est ce partenariat qui a été très intéressant pour faire remonter les problèmes que rencontraient les femmes sur le terrain.

Le conseil d'administration de l'Anact travaille sous un mandat tripartite entre l'État, les représentations des organisations syndicales de salariés, et des organisations patronales. Lorsque nous mettons des actions en place, nous ne travaillons pas avec un type de syndicat plutôt qu'un autre. Nous avons des liens collectifs au niveau des instances de gouvernance, mais aussi unilatéraux avec chacun des représentants des employeurs ou des salariés. En France, je recommande la création d'un institut de la recherche en santé pour les femmes et pour les hommes prenant en compte ces questions de sexe et de genre, tant pour des enjeux de santé publique que de santé au travail, comme il en existe au Canada (Institut de la santé des femmes et des hommes dans le cadre des I.R.S.C).

Catherine Vidal vous a parlé d'un gros projet qui démarrait à ce sujet, pour 10 millions d'euros. Je ne sais pas s'il concerne aussi la santé au travail. En tout cas, n'oublions pas celle-ci. Pour cette raison, je recommande la création d'un institut de recherche-action. Ces problématiques sont ancrées dans des situations de travail. Nos différents métiers de prévention ne peuvent se faire sans nous rendre sur le terrain, en raison du décalage important entre travail prescrit et travail réel.

Ensuite, nous intervenons dans de petites et grandes entreprises. Je dois dire que je ne dispose pas d'éléments statistiques à vous communiquer quant aux conditions de travail d'une manière générale entre les petites et les grandes entreprises. De fait, je n'ai pas moi-même creusé ce sujet (sauf une analyse statistique sur 2,5 millions de salariés couverts par une mutuelle montrant que plus on est dans une grande entreprise, plus on est absent), mais il existe sûrement d'autres études. Je m'interroge quant aux marges de manoeuvre, qui pourraient être plus ou moins importantes dans les grandes et petites entreprises. Je ne sais pas si cette question est genrée ou non. En tout cas, les grandes entreprises ont connu un phénomène d'intensification importante et de standardisation du travail qui, de mon analyse, a impacté plus négativement les femmes que les hommes. J'aurais tendance à dire que les femmes, et les hommes d'ailleurs, ont plus de marges de manoeuvre dans les petites entreprises que dans les grandes, les métiers étant plus complets et moins standardisés, mais ce n'est qu'empirique.

Docteure Agnès Aublet-Cuvelier. - Je ne dispose pas moi non plus de données à ce sujet. Je pense que l'on pourra trouver des points discriminants dans les relations entre les uns et les autres. On peut supposer que la représentation syndicale est plus importante dans les grandes entreprises que dans un certain nombre de petites structures, et qu'elle peut faire entendre les voix des salariés d'une façon plus favorable. Dans le même temps, on constate souvent une forte discrimination dans la répartition des postes et des tâches dans les grandes entreprises, avec des assignations liées à une forte standardisation des postes. Ainsi, je ne suis pas persuadée que les marges de manoeuvre soient plus importantes dans les grandes entreprises par rapport aux plus petites. On pourrait supposer que les femmes - et les salariés en général - ont plus de latitude décisionnelle et d'autonomie dans ces dernières, avec des possibilités de régulation en boucle courte et des hiérarchies directes. Néanmoins, dans les petites entreprises, les activités ne sont pas les mêmes que dans les grandes. Elles peuvent disposer d'une moindre information, sensibilisation et de moins de moyens de prévention que les grandes entreprises. Finalement, de nombreux facteurs peuvent être en faveur ou en défaveur de la santé des femmes dans les différentes structures.

Je tiens à préciser que l'INRS effectue des travaux qui peuvent considérer les questions de genre. En matière de toxicologie, par exemple, il existe des études expérimentales ayant pour objectif d'évaluer les risques liés à l'exposition à un certain nombre de toxiques, qui peuvent notamment l'être pour la reproduction, de façon très différenciée pour le sexe féminin et le sexe masculin. Ces recherches sont très rigoureuses et approfondies. Nous prenons en compte de la façon la plus systématique possible les différences de sexe dans l'ensemble des études que nous réalisons, lorsque cela est possible. Ce n'est pas toujours le cas pour des raisons pragmatiques. Il nous arrive parfois de favoriser des recherches considérant le genre féminin ou masculin de façon préférentielle en fonction des situations. C'est notamment le cas en matière épidémiologique : on n'a pas toujours la possibilité d'accéder à des individus de sexe masculin, peu nombreux dans un secteur d'activité et nous empêchant d'atteindre la puissance statistique suffisante pour apporter des éléments de preuve, par exemple.

Karine Briard. - À ma connaissance, il n'existe pas d'étude quantitative sur les différences d'expositions professionnelles selon la taille des entreprises, mais il serait très intéressant de creuser cette question. Il s'agit en outre d'un facteur, observable, disponible dans les enquêtes telles que l'enquête « Conditions de travail » de la Dares. Il n'y a certainement pas de réponse univoque sur ce sujet, qui doit dépendre des secteurs d'activité, des environnements de travail et des cultures d'entreprise. Il faudrait donc regarder finement les secteurs, les types d'environnements professionnels, prendre en compte la zone géographique, rurale ou urbaine, par exemple. Je ne reviendrai pas sur les arguments exposés, parce que je les rejoins totalement.

Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Mesdames, merci pour vos exposés bien structurés et détaillés, qui recoupent les auditions que nous avons déjà menées.

Nous avons largement évoqué la question des entreprises avec ma collègue. Les réponses que vous nous avez fournies me renseignent bien.

Madame Chappert, vous avez plusieurs fois parlé des lois de 2014 et 2016. Au-delà de leur défaut d'application, vous paraissent-elles suffisantes, ou identifiez-vous des vides, manquements et orientations à retravailler ? Vous avez également évoqué la suppression d'un certain nombre de normes dans le code du travail. Où en sommes-nous sur ce point ? Vont-elles être réappliquées ? Où en est le sujet du port de charge et de ses limites pour les hommes et les femmes ?

Par ailleurs, pensez-vous que la relation entre un chef d'entreprise et ses salariés est plus proche dans les petites que dans les grandes entreprises ? Nous avons évoqué les syndicats, qui jouent bien entendu un rôle considérable.

Les postes de travail étant souvent interchangeables, sont-ils adaptables entre les hommes et les femmes, en fonction de leurs différences biologiques ? Sinon, est-il possible de les spécifier sans occasionner un risque de discrimination ?

Ensuite, Docteure Aublet, vous avez évoqué de moindres opportunités d'évolution professionnelle pour les femmes que pour les hommes. Avez-vous pu les lier à une différence de formation au cours de la vie professionnelle ?

Par ailleurs, des ergothérapeutes travaillent-ils au sein de la médecine du travail ? Les médecins du travail sont-ils formés à cette spécialisation ? Les ergonomes travaillent-ils avec les fabricants de machines ?

Enfin, la maternité est-elle une contrainte ou un épanouissement ? Dans les auditions, je la ressens plus comme une contrainte. J'estime pourtant qu'il s'agit d'un épanouissement qui aide les femmes à se réaliser.

Annick Billon, présidente. - Chacune pourrait répondre à cette question différemment. Personnellement, j'étais directrice commerciale, et je parcourais 300 kilomètres par jour. Il était compliqué de trouver des sanitaires avant d'arriver chez les clients. Dans ce contexte, mes grossesses n'ont pas été épanouissantes, puisqu'elles étaient associées à cette contrainte et à cette inquiétude.

Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Je ne parle pas uniquement de grossesse, mais de maternité au sens large, du fait d'avoir des enfants, de les accompagner, de les éduquer.

Mélody Béaur-Guérin. - Bien sûr qu'il existe des postes adaptables entre les hommes et les femmes, mais tous ne le sont pas. Certaines machines sont conçues de telle manière que leur adaptation est complexe. En revanche, de nombreux postes peuvent être adaptés, tant au niveau technique qu'organisationnel. Ils doivent être pris au cas par cas, en fonction de l'activité réalisée par l'entreprise, et de la façon dont elle est réalisée. C'est pour cette raison que l'évaluation doit être effectuée de façon précise, et non adaptée à chaque entreprise. Cela n'aurait pas de sens.

Ensuite, on rencontre plutôt des ergonomes que des ergothérapeutes au niveau de la médecine du travail. Les médecins ont l'habitude de travailler avec ces professionnels. L'ergonomie comme l'ergothérapie restent à mon sens des disciplines trop méconnues du grand public. Souvent, on rencontre un ergothérapeute quand on en a besoin, ce qui n'est pas bon signe. Une plus grande sensibilisation serait essentielle. Pour cette raison, je suis ravie d'être parmi vous aujourd'hui pour évoquer ces deux métiers extrêmement importants pour les êtres humains de manière générale.

Les ergonomes sont souvent, mais pas systématiquement, inclus dans la conception des machines et outils, mais ce n'est pas obligatoire. On peut très bien créer un outil, quel qu'il soit, et dire qu'il est ergonomique. Ce terme fait aujourd'hui vendre, mais il veut tout et rien dire et ne reflète pas toujours la réalité. Un outil ergonomique est normalement un outil ayant été étudié pour le travail d'un être humain ou un groupe d'êtres humains. Je ne suis pas convaincue que le stylo que je tiens actuellement dans les mains ait été étudié par un ergonome pour tel type de préhension, tel type d'écriture...

Oui, des ergonomes et ergothérapeutes agissent au quotidien, mais leur travail reste méconnu. Ils sont également confrontés à une pénurie. En effet, nous sommes 15 000 ergothérapeutes en France. La double casquette ergonome et ergothérapeute est très rare. Je n'en connais que six, à titre personnel. Par ailleurs, ceux qui ont la double casquette ne l'utilisent pas toujours, en ne faisant que de l'ergothérapie ou que de l'ergonomie.

S'agissant de la maternité, qui relève d'un caractère individuel et d'un choix, du moins je l'espère, je souhaite que tout le monde y trouve un épanouissement. On peut tout de même y trouver des contraintes, tant physiques lors de la grossesse que plus tard, liées au fait d'avoir des enfants et de les accompagner dans le long chemin qu'est la vie. Nous devons par ailleurs lier ces contraintes aux autres, attachées à notre équilibre occupationnel : notre travail, nos loisirs, nos besoins en tant qu'être humain... En effet, on peut être mère, mais aussi femme, salariée, cheffe d'entreprise, ou occuper énormément d'autres rôles. Atteindre un équilibre est très compliqué, mais je souhaite à tout le monde de le trouver. Pour ma part, je ne l'ai pas encore trouvé dans mes activités habituelles. Il ne serait pas simple d'y ajouter des contraintes matérielles, mais si la maternité est un choix et un épanouissement, c'est formidable.

Agnès Aublet-Cuvelier. - S'agissant des postes de travail, il existe, au plan européen, une directive « Machines » prévoyant de prendre en compte la diversité des personnes en charge de leur utilisation et de leur mise en oeuvre. Des normes renforcent les aspects de confort, de maniabilité, d'accès à différents organes de ces équipements, de façon sécuritaire et en prenant en compte la santé au travail. Ainsi, il existe des moyens de mettre en oeuvre toute disposition visant à adapter la machine à l'homme, et non l'inverse. Quand on parle d'adapter la machine à l'homme, c'est un terme générique : on parle aussi d'adaptation de la machine à la femme. En termes sémantiques, il serait également opportun de faire évoluer ces éléments dans l'expression courante.

Ensuite, les ergonomes sont de plus en plus associés à la conception des machines. De nombreuses interactions et collaborations se jouent entre développeurs d'équipements de travail et équipes d'ergonomes les rejoignant dès le stade de la conception.

Par ailleurs, les services de prévention et de santé au travail sont constitués d'équipes pluridisciplinaires dans lesquelles les ergonomes ont toute leur place. Ils sont maintenant très répandus dans ces services. Sur le plan de l'ergothérapie, c'est un peu différent, puisque l'on est souvent dans des situations de prévention de la désinsertion professionnelle et de retour au travail. Ce sont plutôt les services de prévention et de santé au travail qui vont travailler en collaboration avec des ergothérapeutes institutionnalisés. Ils peuvent se trouver dans des instituts de réadaptation fonctionnelle. Ils vont accompagner des patients, futurs repreneurs d'emploi et de travail, dans l'intégration en entreprise. Un certain nombre d'initiatives sont réalisées. C'est d'autant plus important que la réforme de la santé au travail a remis au premier plan cette question de la prévention de la désinsertion professionnelle, avec des cellules dédiées dans les services de prévention et de santé au travail.

Enfin, la maternité doit être épanouissante. Elle l'est, à titre personnel. Elle n'est pas qu'une affaire de femme, mais de parentalité. Il me semble que les femmes doivent pouvoir s'épanouir dans leur parentalité, mais leurs conjoints, les papas, ont une part à jouer égalitaire dans la prise en charge de l'éducation et de l'accompagnement des enfants jusqu'à l'âge adulte. Un juste équilibre doit être trouvé en termes de parentalité vis-à-vis des carrières et des parcours professionnels des hommes et des femmes, pour équilibrer les charges. Des évolutions de carrière équitables doivent être proposées aux femmes comme aux hommes, quelle que soit leur situation familiale.

C'est aussi l'affaire de l'entreprise, car on sait que les femmes ont souvent beaucoup d'appréhensions à annoncer leur grossesse à leur employeur. Elles en craignent les répercussions sur leur carrière, l'accès la formation, l'avancement. Elles appréhendent également un report de charge sur leurs collègues. En effet, une infirmière enceinte peut par exemple être soumise à une limitation de charge, ce qui occasionnera des réflexions en matière de redéploiement d'effectifs au regard des tâches qu'elle ne peut plus réaliser, et qui sont bien souvent réparties sur d'autres personnes. C'est compliqué à vivre pour la femme concernée, ainsi que pour l'équipe. Un ensemble de facteurs doit être pris en compte pour faire face à ces situations, qui peuvent être angoissantes pour ces femmes, freinant de fait leur épanouissement dans la maternité, à toutes les étapes.

Florence Chappert. - Vous m'interrogiez quant à l'application des lois et leurs éventuels manquements. La loi de 2014 concernait la production d'indicateurs sexués en santé et sécurité au travail. La mise en place de la Base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE) a laissé aux entreprises la possibilité de choisir les indicateurs dont ils s'emparent pour réaliser leurs diagnostics et négociations. Ils ne sont plus contraints de produire des indicateurs sexués dans ce domaine. C'est dommage. Je recommande que ces données soient systématiquement sexuées.

Par ailleurs, cette même loi imposait la prise en compte, dans l'évaluation des risques professionnels, de l'impact différentiel des expositions aux risques en fonction du sexe. Cette loi date de 2014, mais les entreprises ne s'en sont pas emparées. Le PST4 et huit plans régionaux ont décidé de travailler sur l'outillage de ce sujet, avec les partenaires nationaux ou en région. Ce n'est pas si simple, parce qu'il ne s'agit pas de monter une usine à gaz. Quels sont les points de repère méthodologiques pour ne pas manquer des risques auxquels sont exposées les femmes dans leurs emplois ? Comment éviter de se concentrer sur les dangers les plus visibles auxquels sont exposés les hommes, en oubliant certaines situations telles que la grossesse ou les risques de violences sexistes et sexuelles ?

Sur le premier point, nous pourrions demander que la BDESE soit systématiquement sexuée. Sur le second, il me semble essentiel d'impliquer l'Inspection du travail et de donner les moyens aux organismes comme les nôtres ou aux préventeurs institutionnels, services de prévention au travail, de former, de sensibiliser et d'outiller les différents acteurs. Je pense que nous y verrons plus clair dans cinq ans, lorsque des expérimentations auront déjà été menées en entreprise.

Au sein de notre réseau de l'Anact, nous avons expérimenté le fait de sexuer le document unique dans deux entreprises. Nous travaillons sur cette méthodologie.

La loi de modernisation du système de santé de 2016 obligeait la Cnam à produire des données sexuées en santé au travail, dont les accidents de travail ; il ne revient pas à l'Anact de les produire ; nous ne sommes pas un organisme de publication de données. J'ai regardé le dernier bilan de l'assurance maladie, datant de 2021. Seuls deux indicateurs y sont sexués : le compte personnel de prévention, concernant majoritairement des hommes, et les accidents de travail à bicyclette ou à trottinette. Les autres accidents de travail ou de trajet, de plus en plus nombreux pour les femmes, ne font l'objet d'aucune distinction. Je ne sais pas quel est le moyen de voir le sujet avancer.

La Cnam se heurte à une difficulté majeure. Le directeur de la statistique, avec qui je corresponds souvent, ne dispose pas de base sexuée. Sur les 19,6 millions de salariés en 2019, il ne connaît pas la part d'hommes et de femmes. Il est nécessaire de travailler les logiciels dès le début.

Ensuite, les médecins du travail ont à produire des rapports annuels. Ils n'y ont pas été suffisamment sensibilisés et formés. C'est aussi le rôle du Plan santé au travail. Au niveau national, nous assurons une mission spécifique dans le cadre du PST4. Nous travaillerons sans doute avec des organismes tels que Présanse pour sexuer les données produites par les médecins. Là aussi se pose un problème de logiciels et d'informatique, qui n'inclut pas cette donnée.

S'agissant du code du travail, je pense que nous devons insister non pas sur des particularismes, mais sur des mesures permettant de construire des organisations de travail, des dispositifs de prévention prenant en compte tout le monde. Sur certains aspects - et je pense notamment au maintien en activité des personnes souffrant de maladies chroniques évolutives ou de cancers du sein qui concernent plus les femmes -, nous devrions peut-être faire évoluer notre régime d'arrêts maladie et de mi-temps thérapeutique pour qu'ils s'adaptent mieux à ces situations. Il doit permettre de travailler tout en se soignant.

Ensuite, théoriquement, l'ergonomie doit prendre en compte la variabilité liée au sexe et au genre. Dans cette grande entreprise de distribution que j'évoquais plus tôt, quinze ou vingt ergonomes contribuaient à la conception, mais bon nombre d'entre eux ne prenaient pas en compte la variation liée au sexe et au genre. Le groupe de recherche Genre, activité et santé se réunit régulièrement pour travailler sur ce sujet. Le symposium Genre, travail et ergonomie au congrès de la Société d'ergonomie de langue française n'est, lui, que très récent. Ainsi, il reste un travail de sensibilisation nécessaire vis-à-vis des ergonomes, des organisateurs du travail ainsi que des médecins du travail.

Je me demande si nous ne devrions pas faire évoluer les normes en matière d'adaptation, intégrant une obligation de prise en compte de la différence en fonction du sexe dans les EPI, les machines et autres. Nous devons également être attentifs au fait que de nombreuses questions organisationnelles discriminent les femmes ou les hommes. Les règles telles que l'ancienneté ou la mise en place du télétravail nous le prouvent.

Enfin, d'un point de vue personnel, j'estime que les femmes ont la chance de s'investir dans plusieurs sphères de vie. Beaucoup d'hommes sont malheureux de n'être que « mono-tâches ». Ils sont restés dans un ancien modèle. Il faut parler de maternité et de paternité de manière équilibrée. Face aux questions d'impacts de la transition écologique sur nos systèmes de vie et de travail, face à la question de la soutenabilité de ces systèmes de travail, je pense que nous devons réfléchir à la façon dont notre futur travail pourra à la fois tenir compte des limites humaines, dont celles des hommes et des femmes, et des limites écologiques. Je vois que nous allons vers une plus grande reconnaissance du travail domestique ou de ce que la sociologue Geneviève Pruvost appelle plus largement le « travail de subsistance ». Nous observons que les gens travailleront plus pour produire leurs légumes ou leur énergie, pour éduquer, pour se soigner en préventif. Dans le même temps, nous observons une désaffection du travail par les jeunes générations par rapport aux entreprises telles qu'elles sont aujourd'hui pensées, qui détruisent en partie les ressources de la planète. Je pense que nous nous orientons vers une meilleure prise en compte des questions de maternité et de paternité, comme des questions écologiques. Un rééquilibrage plutôt global me semble s'opérer, sous la contrainte.

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - J'aimerais obtenir une réponse à ma question sur les femmes handicapées. Elle pourra faire l'objet d'un retour écrit.

Par ailleurs, nous travaillons sur la santé des femmes, mais ces discussions peuvent ouvrir des perspectives sur la santé des hommes au travail.

Annick Billon, présidente. - Merci Madame la rapporteure. Je laisse quelques minutes à Karine Briard pour s'exprimer, puis nous devrons clore la réunion.

Karine Briard. - Madame Jacquemet, s'agissant de la maternité comme facteur d'épanouissement ou de contrainte, je voudrais juste signaler qu'un certain nombre de travaux, de publications scientifiques, traitent de ce sujet en convoquant les théories de la conservation des ressources, de l'enrichissement du travail sur la famille, et de la famille sur le travail.

S'agissant de l'évolution professionnelle des femmes et du rôle éventuel de la formation, tous les métiers n'offrent pas les mêmes perspectives d'évolution. Un certain nombre de travaux de sociologues, d'économistes, d'historiennes, mettent en évidence le fait que les mobilités professionnelles et les perspectives d'évolution sont moindres dans les métiers très féminisés, ce qui renvoie à la codification des postes, à la reconnaissance des compétences.

Annick Billon, présidente. - Merci pour vos réponses efficaces et complètes. N'hésitez pas à alimenter nos réflexions par des informations complémentaires par écrit.

Merci pour votre participation à cette table ronde. Je remercie également les rapporteures présentes.

Audition de représentants de la Direction générale du travail
du ministère de l'emploi ministère du plein emploi et de l'insertion

(30 mars 2023)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente. - Nous poursuivons nos travaux sur la thématique « Santé des femmes au travail » avec nos quatre rapporteures, Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol. Nous auditionnons des fonctionnaires de la Direction générale du travail au ministère du travail, du plein emploi et de l'insertion (DGT), chargée notamment de l'élaboration et de l'application des textes en lien avec les conditions de travail et la protection de la santé des travailleurs et travailleuses dans les entreprises, ainsi que du développement d'actions dans ce domaine.

Nous accueillons Mme Amel Hafid, sous-directrice des conditions de travail, de la santé et de la sécurité au travail, Mme Heidi Borrel, adjointe à la cheffe de la mission du pilotage de la politique et des opérateurs de la santé au travail, M. Moustapha Aouar, chargé de mission au sein du bureau de la durée et des rémunérations du travail, Mme Sylvie Therouanne, chargée de mission au sein du bureau des relations individuelles du travail, et Mme Axelle Houdier, chargée de mission. Vous avez reçu en amont de cette audition un questionnaire écrit dont vous pourrez nous faire parvenir les réponses d'ici à une quinzaine de jours.

Nos précédentes auditions nous ont amenés à dresser plusieurs constats.

La santé des femmes au travail, si elle a fait l'objet de recherches en sciences sociales, a été peu étudiée sous l'angle des politiques de santé publique, et les spécificités féminines en matière de santé, hors du champ de la santé sexuelle et reproductive, manquent de visibilité. Ce manque est très certainement lié à l'absence de données et statistiques « genrées » concernant les risques et maladies professionnels.

Les femmes sont pourtant de plus en plus exposées aux risques professionnels, accidents du travail et maladies professionnelles, mais cette exposition est sous-estimée, notamment dans les secteurs professionnels où elles sont le plus représentées. Les femmes représentent près de 60 % des cas de troubles musculo-squelettiques (TMS) et elles sont les premières victimes des risques psychosociaux. Les cancers professionnels chez les femmes sont également sous-évalués, alors que le travail de nuit augmente de près de 30 % le risque de cancer du sein.

Enfin, la sous-estimation des risques auxquels les femmes sont plus particulièrement exposées entraîne un sous-développement des politiques de prévention qui leur sont dédiées.

Partant de ces différents constats, nous nous intéressons aux actions qui pourraient être développées par les pouvoirs publics, et notamment par la DGT, pour inciter les entreprises à mieux prendre en compte la santé des femmes au travail, mais aussi pour rendre plus efficaces les interventions des services de prévention et de santé au travail.

Comment faire pour que la loi du 4 août 2014, qui impose aux entreprises une appréciation genrée de leur évaluation des risques professionnels, soit réellement appliquée ?

L'absence de statistiques sexuées dans ce domaine, et plus généralement dans le monde professionnel, n'est-elle pas le signe que la différenciation genrée reste un impensé des politiques publiques de santé au travail ?

Quelles actions pourraient être menées en faveur de la santé des femmes au travail, dans le domaine de la prévention en particulier, afin d'améliorer la prise en compte des risques professionnels spécifiquement féminins ou affectant en pratique davantage les femmes que les hommes ?

Enfin, les politiques publiques de santé au travail prennent-elles suffisamment en compte les nouveaux risques environnementaux et sociétaux, qui ont une plus forte incidence sur les femmes ?

Amel Hafid, sous-directrice des conditions de travail, de la santé et de la sécurité au travail. - La DGT est une direction d'administration centrale chargée d'élaborer et de mettre en oeuvre les politiques publiques en matière de travail, et notamment de santé au travail.

Le questionnaire que vous nous avez adressé comporte un certain nombre de questions relevant plutôt des compétences de la Direction de la sécurité sociale (DSS), que nous avons donc sollicitée pour pouvoir vous répondre par écrit.

La santé au travail des femmes est un enjeu important qui nous mobilise dans un contexte interministériel. Cette problématique devient plus visible.

Les avancées tiennent d'abord à une prise de conscience accentuée, par exemple au sein des Conseils régionaux d'orientation des conditions de travail (Croct), à un renforcement du code du travail sur le sujet avec l'instauration d'une approche genrée au sein du document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP), ainsi qu'à une multiplication d'actions à la fois nationales et territoriales.

Les études sur cette thématique se sont multipliées au cours des derniers mois et des dernières années. Nous disposons d'un certain nombre de données tangibles. En matière d'accidents du travail, la tendance est à la hausse pour les femmes. Les TMS touchent plus les femmes que les hommes, à la fois en fréquence et en gravité ; il y a là une problématique particulière.

Les travaux de la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) sur les facteurs de risques montrent que les hommes sont plutôt concernés par les sollicitations physiques et les femmes par les sollicitations psychosociales. Cela rejoint nos constats sur le compte professionnel de prévention (C2P), dont les hommes bénéficient plus.

Il y a une manière négative et une manière positive de présenter les choses. Version négative : nous devons accentuer l'effort pour que les femmes ne soient pas les laissées-pour-compte de la politique de prévention, avec une attention portée aux plus vulnérables, que la vulnérabilité soit temporaire ou inscrite dans la durée. Version positive : le dialogue social et les actions menées sur les conditions de travail doivent concourir à l'égalité entre les femmes et les hommes dans le cadre professionnel, mais également, de manière plus générale, dans la vie.

Nous disposons pour atteindre nos objectifs de trois leviers.

Le premier est la réglementation. Nombre de dispositions, notamment dans le code du travail, visent à protéger la santé des femmes : mesures sur les congés, sur les visites médicales ou sur l'évaluation des risques et la prévention. Les contrôles, notamment ceux de l'inspection du travail, sont le pendant de cet aspect réglementaire.

Le deuxième levier est la fixation d'un cadre stratégique. Le quatrième Plan de santé au travail (PST4), que nous avons présenté en décembre 2021, en lien avec les différents acteurs de la prévention, fixe des priorités stratégiques et précise les moyens de mise en oeuvre. Nous essayons de le doter d'indicateurs pour évaluer son impact. Il accorde une place très importante, bien plus que le précédent, à la question de la santé des femmes. Il est décliné dans les régions, qui mettent en oeuvre des actions concrètes très intéressantes. Il nous permet de mobiliser les différents acteurs, ce qui est important, car l'univers de la santé au travail est relativement fragmenté. Quand on mène une politique sur la santé au travail, en l'espèce des femmes, il faut accorder une attention particulière au pilotage et à la mobilisation des acteurs. Le code du travail peut paraître très progressiste, mais la véritable question est celle de la mise en oeuvre concrète des dispositions sur le terrain.

Le troisième levier est le dialogue social. Beaucoup d'aspects du sujet qui nous intéresse sont liés à la vie de l'entreprise. S'il est légitime et important d'avoir un cadre législatif protecteur à l'échelon national, un dialogue social permettant d'améliorer les droits et de créer un environnement dans lequel les femmes peuvent aborder des questions plus spécifiques est nécessaire en complément.

La politique de santé au travail des femmes est organisée autour de trois grands axes.

Premier axe, que les risques soient mieux évalués et prévenus. Nombre d'entreprises ont des difficultés à faire leur Document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP), voire à assurer l'effectivité de la réglementation. Des observatoires sont en train de se mettre en place ; c'est très positif. Les équipements de protection individuelle (EPI) ont historiquement été pensés pour des hommes dans des métiers d'hommes. Pour que les salariés et salariées soient vraiment protégés, il faut des EPI qui soient aussi adaptés à la morphologie des femmes. Enfin, la lutte contre les violences sexuelles et sexistes au travail a été renforcée dans la loi du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail.

Deuxième axe, développer l'action publique sur des sujets touchant particulièrement les femmes, comme les TMS ou les risques psychosociaux, largement mis en exergue dans l'analyse de la Dares.

Troisième axe, mobiliser les entreprises et les acteurs sur des thématiques spécifiques aux femmes mais dépassant le seul monde du travail. Je pense à la question de l'endométriose, qui peut avoir des répercussions sur le travail, ou à celle de la lutte contre les violences conjugales. Comme cela ne concerne pas directement les relations entre le salarié et l'employeur, il est nécessaire de mobiliser des moyens d'action un peu différents.

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Avez-vous connaissance d'entreprises du secteur privé qui, à l'instar de la municipalité de Saint-Ouen, auraient lancé l'expérimentation d'un congé menstruel pour les employées souffrant de règles douloureuses ou d'endométriose ?

Pouvez-vous mesurer les conséquences sur les femmes du télétravail, qui n'est pas supporté de la même manière selon le genre ?

Sachant que les TMS concernent majoritairement les femmes, avez-vous formulé des propositions en la matière ?

Des préconisations ont-elles été adressées aux entreprises pour avoir des EPI mieux adaptés au corps des femmes, au-delà des seuls secteurs dits féminisés ?

Vous avez évoqué les difficultés des entreprises à faire leur DUERP. Mais il y a aussi la crainte d'accroître le risque de discrimination. Je suis frappée par l'absence de solutions adaptées aux risques professionnels. Savez-vous mesurer l'amélioration de la prise en compte de la santé des femmes au travail ?

Enfin, pourriez-vous évoquer les solutions qui sont apportées et les actions concrètes qui sont menées ?

Amel Hafid. - D'une manière générale, la France a une culture de prévention insuffisante. Le constat, qui n'est pas nouveau, est largement partagé.

Depuis vingt ans, on note une stagnation, sans considération de sexe, en matière d'accidentalité grave et mortelle. Il y a un problème d'effectivité des mesures de protection.

Depuis la transposition des directives de 1989 dans le code du travail, les principes de prévention sont très clairs : dans l'entreprise, l'employeur est responsable de la santé et de la sécurité de ses salariés. Cette obligation de moyens renforcée équivaut à une quasi-obligation de résultat. L'employeur doit mettre en oeuvre les mesures pour évaluer et prévenir les risques. Mais, dans les faits, les choses ne progressent pas suffisamment. C'est pourquoi des plans sont élaborés par l'administration. Nous avons institué dans la loi du 2 août 2021 un document unique qui va créer des outils de prévention pour les entreprises.

J'ai évoqué précédemment le travail de mobilisation des acteurs. L'État réglemente, mobilise et contrôle. Mais ce sont les employeurs qui sont responsables de la santé et la sécurité des salariés. Il ne suffit pas d'inscrire des principes dans le code du travail pour que tout suive derrière. D'une manière générale, les choses ont du mal à avancer ; un récent rapport de la Cour des comptes l'a mis en évidence. Avec mon équipe, nous sommes mobilisés pour développer la culture de prévention dans les entreprises, grandes ou petites.

Nous avons fait en sorte qu'une importance plus grande soit accordée à la question de la santé des femmes au travail. Le PST4, sur lequel nous avons beaucoup travaillé, fixe des orientations en la matière, qu'il s'agisse d'évaluation, de différenciation des mesures de prévention ou de prise en compte de toute une série de problématiques pouvant affecter la santé des femmes. Nous donnons une place à la qualité de vie et des conditions de travail. Cela consiste à s'interroger sur les fondamentaux du travail, notamment son organisation, qui ont des effets sur la santé, en particulier la santé des femmes, compte tenu de leur exposition aux risques psychosociaux.

Comment passer du plan stratégique à des avancées concrètes dans les entreprises ? Aujourd'hui, moins de 50 % des entreprises de moins de 150 salariés ont un DUERP à jour. Nous n'avons pas de statistiques concernant le nombre d'entreprises ayant mis en oeuvre la disposition sur la santé des femmes mais on peut supposer qu'elles sont assez peu nombreuses.

Ce qui se passe dans les régions est très intéressant. Par exemple, six plans régionaux ont prévu des actions pour avancer sur la santé des femmes au travail. Certains Croct, comme en Bretagne, ont élaboré une méthodologie pour aider les entreprises à établir un DUERP sexué. Ils ont également effectué un travail de formation des élus et de sensibilisation des entreprises.

Il ne suffit pas que l'État claque des doigts pour que toutes les entreprises se dotent d'EPI adaptés aux femmes. Ce sont des investissements. L'enjeu est de sensibiliser les acteurs, comme cela a pu être fait dans le plan de la région Normandie.

Après avoir publié le PST4 fin 2021, nous avons adressé une instruction aux Directions régionales de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets) afin que le sujet de la santé des femmes soit pris à bras-le-corps au sein des plans régionaux de santé au travail (PRST).

De nombreux PRST ont intégré des mesures sur l'endométriose ou les violences sexistes et sexuelles. C'est le cas du PRST Réunion.

Le PRST Ile-de-France a prévu la création d'un observatoire pour mieux appréhender les risques auxquels sont exposées les femmes.

En outre, certaines actions concernent les femmes indirectement même si l'approche première n'est pas celle de la santé des femmes. Ainsi, le PRST des Hauts-de-France comprend une action importante sur les TMS dans le secteur médico-social, ce qui de fait concerne pour une immense majorité des salariées femmes.

Si la situation n'est pas complètement satisfaisante, nous essayons de progresser, et la dynamique partenariale autour des actions des PRST est fondamentale.

Nous commençons à dresser des premiers constats sur le télétravail. Après la crise sanitaire, nous entrons dans une phase de stabilisation de cette forme de travail. Les perceptions ne sont pas encore complètement concordantes sur la place que le télétravail est appelé à prendre dans les entreprises. Difficile à ce stade de tirer des conclusions définitives s'agissant des conséquences du télétravail sur la santé des femmes. Il est certain que les femmes sont davantage concernées par les contraintes psychosociales, notamment la difficulté de concilier les temps, et que le télétravail comporte certains risques, par exemple sur la charge mentale. Mais nous n'avons pas encore suffisamment de recul pour avancer des éléments précis à vocation scientifique.

Heidi Borrel, adjointe à la cheffe de la mission du pilotage de la politique et des opérateurs de la santé au travail. - La DGT est partie prenante de la stratégie nationale de lutte contre l'endométriose établie en 2022. Nous menons des actions visant à sensibiliser davantage les employeurs à la prise en compte de cette pathologie. Il nous est également demandé de repérer les bonnes pratiques. Dans ce cadre, nous avons connaissance d'entreprises ayant conclu des accords allant dans le sens de la création d'un congé menstruel ; nous pourrons vous apporter plus de précisions par écrit. Cela reste assez minoritaire et concerne essentiellement l'économie sociale et solidaire ou le secteur associatif.

Amel Hafid. - La DGT n'est pas favorable à la création par la loi d'un congé spécifique, en particulier pour l'endométriose. D'abord, nous considérons que cela relève du dialogue social. Surtout, l'endométriose étant une pathologie, nous estimons qu'elle doit être prise en charge par la Sécurité sociale, d'autant que le régime des arrêts de travail pour maladie permet de préserver la confidentialité ; je ne suis pas certaine que toutes les femmes souffrant d'endométriose souhaitent le dire à leur employeur.

Les questions des affections de longue durée (ALD) et du jour de carence, qui se posent effectivement, concernent davantage la DSS. Nous vous apporterons des éléments de réponse par écrit.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Vous dites que la DGT n'est pas favorable au congé pour endométriose. Si j'ai pu partager à une époque les arguments que vous avancez, ce n'est plus le cas. Le problème n'est pas tant à la DGT qu'à la DSS. La confidentialité est un aspect anecdotique ; la vraie question est celle du jour de carence ! Quand la DSS acceptera la suppression du jour de carence pour ces femmes qui ont besoin, pas forcément chaque mois mais plusieurs fois par an, d'un congé rémunéré, il sera temps d'examiner les autres arguments.

Quant à la mise en oeuvre du droit du travail dans les entreprises, elle dépend surtout du poids des organisations syndicales dans les entreprises ! Difficile, quand on a supprimé le Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et fusionné toute les instances représentatives du personnel (IRP) en une seule, de trouver sur qui s'appuyer pour faire appliquer le PST ! D'autant que les IRP ne sont pas toujours sensibilisées sur ces sujets. On ne peut envisager la mise en oeuvre des plans sans poser la question des outils de rapport de force dans les entreprises - car aucun employeur n'organisera spontanément la santé au travail, c'est toujours le fruit d'une négociation.

Enfin, travaillez-vous avec le Service des droits des femmes et de l'égalité entre les femmes et les hommes (SDFE), et si oui, comment ?

Amel Hafid. - On se souvient des débats autour de la mise en oeuvre des ordonnances de 2017 sur le dialogue social... La fusion du CHSCT et des autres instances dans le Comité social et économique (CSE) est aussi un moyen de ne pas déconnecter les questions de santé au travail des questions stratégiques et d'organisation de la production. Cette dimension est partagée par les partenaires sociaux dans leur accord sur la Qualité de vie au travail (QVT) de 2014. C'est une approche intéressante, car il est difficile de penser la santé au travail des femmes sans s'interroger sur les finalités et les modalités de la production. Dans les entreprises qui ont conclu des accords - Arcelor Mittal, en 2020, ou Air France récemment - les mesures mises en place pour les femmes enceintes ont des répercussions sur l'organisation du travail et sur l'activité de l'entreprise. Questions économiques et questions de santé au travail sont à penser ensemble. L'écueil, sinon, est que l'on en reste au stade des chartes et des principes, qui ne seront pas appliqués par les managers car incompatibles avec les contraintes qui pèsent sur la production.

L'Accord national interprofessionnel (ANI) de décembre 2020 donne plus de place aux partenaires sociaux sur les sujets de santé au travail. Au niveau national, les prérogatives du Conseil d'orientation des conditions de travail (Coct) ont été élargies, avec une participation au pouvoir réglementaire, et une déclinaison en région.

Il y a aussi le niveau de la branche, qui est celui de la régulation. Il est pertinent que les branches s'emparent de la santé au travail : cela permet de fournir des outils adaptés aux TPE-PME qui manquent de ressources en interne, et de penser les parcours professionnels, la formation, la reconversion, notamment pour les métiers pénibles. Les syndicats sont représentés, le dialogue y est fructueux. Nous encourageons les branches à s'engager en matière de prévention, notamment sur les TMS.

Le SDFE ne participe pas au comité de pilotage du PST mais travaille avec la sous-direction des relations du travail, sur la question des congés notamment.

Sylvie Therouanne, chargée de mission au sein du bureau des relations individuelles du travail. - En effet, nous travaillons régulièrement avec le SDFE. Outre le travail sur la lutte contre les violences faites aux femmes qui nous réunit, la DGT participe au label Égalité professionnelle entre les femmes et les hommes : les entreprises candidates au label exposent ce qu'elles mettent en oeuvre pour l'égalité entre les femmes et les hommes, comment elles appliquent sur le terrain les mesures pour l'égalité professionnelle, pour la parentalité. L'accent est mis les pratiques extra-légales, dont l'articulation des temps, qui participe à l'équilibre de la charge mentale des femmes au travail.

Nous avons suivi les travaux du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE), qui a remis un rapport sur le télétravail des femmes en février 2023. Nous manquons encore de données sur le télétravail post-crise sanitaire - un télétravail non plus subi mais organisé par les entreprises, avec un nouvel équilibre entre présentiel et distanciel.

Victoire Jasmin. - Les femmes dans la police portent toute la journée des équipements lourds, qui compriment la poitrine ; elles sont souvent en extérieur, dans une voiture, des heures durant. C'est un vrai problème lors des règles, a fortiori pour celles qui souffrent d'endométriose. L'association Femmes et Police dans l'Égalité et la Diversité attire l'attention sur ces sujets. Idem pour l'association Likid Chokola. Y êtes-vous sensibilisés ?

Quel est le champ des contrôles dans les entreprises ? Quid du document unique que doivent mettre en place les employeurs ? Là encore, l'organisation de l'environnement de travail n'est pas forcément favorable aux femmes.

Amel Hafid. - La police nationale relève du champ de la fonction publique, pas de la DGT, qui s'intéresse au secteur privé. Mais la question est toujours celle des tabous dans les collectifs de travail. Le code du travail interdit certes de discriminer les femmes, mais les avancées passeront moins par la réglementation que par un vrai changement culturel.

L'inspection du travail, dont la DGT est l'autorité centrale, est très mobilisée sur la question de l'égalité entre les femmes et les hommes. Le contrôle des mesures prises dans le cadre de l'Index de l'égalité professionnelle est une politique prioritaire pour le ministère du travail. Les entreprises qui n'ont pas publié d'index sont sanctionnées. Ces données figurent dans le bilan d'activité de l'Inspection du travail pour 2021, consultable en ligne.

Les contrôles portent notamment sur les conditions de travail dans les secteurs où l'emploi est très féminisé. Difficile de donner des chiffres précis, car l'inspecteur mène un contrôle général, même s'il s'attache à la mise en oeuvre des mesures réglementaires en matière d'égalité.

Une campagne est en préparation sur le temps partiel, sachant que 80 % des salariés à temps partiel sont des femmes - pour beaucoup, il s'agit d'un temps partiel subi. La loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l'emploi a fixé une durée de référence de 24 heures ; pour y déroger, les branches doivent passer des accords comprenant des mesures de protection spécifiques, comme le regroupement des heures effectuées. Le code du travail fixe également un temps maximal entre les plages de travail.

L'Inspection du travail aura à se mobiliser sur ces sujets, qui concernent tout particulièrement les femmes.

Annick Billon, présidente. - Vous avez cité les plans régionaux menés en Bretagne, en Normandie, dans les Hauts-de-France. La prise en charge vous semble-t-elle plus efficace dans des régions de taille modeste ? Quid des très grandes régions ?

Le PST4 comprend un volet dédié aux femmes ; le sujet n'avait-il pas été abordé dans les précédents PST ? L'égalité entre les femmes et les hommes est une grande cause du Président de la République depuis 2017 ; la réflexion n'a-t-elle pas débuté avant 2021 ?

Amel Hafid. - Ce n'est pas la taille des régions qui est déterminante mais la maturité des acteurs et de la prise de conscience. La région Bretagne réfléchit depuis longtemps à ces problématiques. La région Île-de-France, qui n'est pas une petite région, a ainsi mis en place un observatoire des conditions de travail des femmes pour objectiver les inégalités.

Axelle Houdier, chargée de mission. - Des actions sont aussi menées par les régions Occitanie et PACA ; il n'y a pas de corrélation avec la taille de la région.

Amel Hafid. - Le PST4 met davantage en exergue le sujet des femmes que ne le faisait le PST3, mais celui-ci comportait déjà un volet QVT, issu de l'Accord national interprofessionnel (ANI) de 2014, qui portait sur les conditions de travail, l'égalité professionnelle, la conciliation des temps, l'organisation du travail. Ces sujets figurent dans l'évaluation du PST3.

Annick Billon, présidente. - Dans les régions les plus proactives, la structuration du tissu d'entreprises joue-t-elle un rôle ? On crée des observatoires, mais le risque n'est-il pas de s'en tenir à l'observation ? Est-on suffisamment dans l'action ?

Amel Hafid. - J'espère vous en avoir convaincu ! On progresse dans l'action, même s'il faut agir toujours plus sur la prévention. Les plans régionaux ne se limitent pas à des observatoires !

Annick Billon, présidente. - Je vous taquinais. Merci de ces éléments. Nous attendons avec intérêt vos réponses au questionnaire que nous vous avons adressé.

Table ronde sur les métiers du care

(6 avril 2023)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames, Monsieur, nous poursuivons ce matin nos travaux sur la thématique « Santé des femmes au travail » avec nos quatre rapporteures, Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol.

Lors de notre table ronde du 23 mars dernier nous ont été présentées deux études récentes particulièrement intéressantes :

- une étude de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) qui pointe une sous-estimation des risques professionnels auxquels les femmes sont exposées, tout particulièrement dans les secteurs à prédominance féminine ;

- ainsi qu'une étude de la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) qui a mis en évidence une exposition différenciée des femmes et des hommes aux risques professionnels, qui s'explique bien sûr par des métiers souvent différents, mais s'observe aussi au sein des mêmes professions.

Sur la base de ces constats, il nous a semblé indispensable d'organiser des tables rondes sectorielles, consacrées aux secteurs d'activité au sein desquels les femmes sont majoritaires, et qui ont été mis en avant par les études précitées.

Notre première table ronde est consacrée au secteur dit du care, qui regroupe tous les métiers du soin, de l'aide à domicile, du service à la personne, du lien. Les femmes représentent - selon le périmètre retenu - 70 à 90 % des travailleurs de ce secteur.

Selon une étude de l'institut Odoxa, réalisée pour la Mutuelle nationale des hospitaliers (MNH) et Le Figaro Santé, publiée le 8 mars dernier, les femmes professionnelles de santé - et tout particulièrement les infirmières et les aides-soignantes - sont plus sujettes aux problèmes de santé que la population générale. Leur travail a des conséquences directes sur leur santé physique comme mentale. Ainsi, les trois quarts des hospitalières déclarent que leur travail implique une pénibilité physique importante, soit sept points de plus que leurs collègues masculins et trente points de plus que pour l'ensemble des actifs. 80 % d'entre elles déclarent que leur travail génère un stress très important, soit trente points de plus que le reste des actifs en emploi.

Outre des risques physiques, les salariées du secteur du care sont confrontées à des exigences émotionnelles fortes du fait de leur contact avec le public, à des contraintes organisationnelles importantes, de fortes amplitudes horaires, des horaires morcelés, des week-ends d'astreinte, du travail de nuit, ainsi qu'un manque de reconnaissance et des conflits de valeur qui peuvent affecter leur santé mentale.

Tous ces risques physiques et psychiques exigent des mesures de prévention adaptées, qui ne semblent pas pleinement définies ni mises en oeuvre aujourd'hui. Ce sera un point central de nos échanges ce matin, dans l'optique de formuler des préconisations opérationnelles.

Pour approfondir ces différents sujets, nous accueillons, outre les rapporteures :

- Robin Mor, directeur des affaires publiques de la Mutuelle nationale des hospitaliers (MNH) qui est à l'origine de la récente étude Odoxa, que j'ai précédemment citée, sur les conditions de travail des femmes professionnelles de santé ;

- Catherine Cornibert, directrice générale de l'association Soins aux professionnels de santé (SPS), connectée par visioconférence ;

- et Béatrice Barthe, maître de conférences HDR en Ergonomie, experte et rapporteure de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), auteure de travaux sur les temps de travail atypiques et notamment le travail de nuit - fréquent dans les hôpitaux et les Ehpad et dont on connaît désormais l'impact sur le risque de développer un cancer du sein. Ce cancer a d'ailleurs été très récemment reconnu comme maladie professionnelle dans le cas d'une infirmière qui avait travaillé de nuit à l'hôpital durant 28 ans.

Bienvenue à toutes et tous. Je laisse sans plus tarder la parole à Robin Mor pour la MNH, qui pourra approfondir pour nous les résultats de l'étude menée auprès des professionnelles de santé sur leurs conditions de travail et sur l'incidence de ces conditions sur leur état de santé.

Robin Mor, directeur des affaires publiques de la Mutuelle nationale des hospitaliers (MNH). - Madame la Présidente, Mesdames les rapporteures, Mesdames, je suis très heureux d'être parmi vous aujourd'hui. Merci pour cette invitation et pour l'attention que vous avez pu porter à notre étude. Plus globalement, merci pour l'attention que vous portez à la santé des femmes du care. Vous l'avez dit, elles représentent entre 70 et 90 % des personnels qui prennent soin des Françaises et des Français au quotidien. Mécaniquement, à travers leur implication dans le service public de santé, elles participent à la cohésion nationale et à l'accès à la santé, sujet de préoccupation majeure de nos concitoyens. Nous savons pertinemment que des professionnels de santé en bonne santé prennent mieux en charge leurs patients. Des études le prouvent. L'inverse étant exact également. Il est ainsi opportun de s'intéresser à leur état de santé.

Vous avez déjà planté le décor. Oui, l'état de santé des femmes qui travaillent dans le secteur de la santé, ou plus largement dans le secteur du care, est préoccupant, voire très préoccupant au regard des indicateurs qui ressortent des différentes études dont nous serons amenés à parler. J'axerai mes propos sur la population des hospitalières, parce que la mutuelle que je représente protège les agents du service public hospitalier. Je ne traiterai donc pas d'autres publics tels que les aides à domicile, à propos desquelles je n'ai pas de données à vous partager. Ce point mériterait peut-être d'être creusé avec des acteurs complémentaires.

Vous avez mentionné les études de l'Anact et de la Dares. L'hôpital est un miroir grossissant de la société sur les difficultés de santé que peuvent rencontrer les femmes au travail, et sur la sous-évaluation ou le manque de considération vis-à-vis des risques spécifiques auxquels elles peuvent être exposées dans le cadre de leur exercice professionnel. Si l'on note des différences dans les études qu'on mène sur l'état de santé entre les femmes hospitalières et les femmes actives en général, il est important de prendre en considération l'existence d'inégalités au sein même de la population féminine à l'hôpital. La réalité de la santé d'une médecin n'est pas la même que celle d'une aide-soignante, d'une infirmière, d'une agente de service hospitalier ou encore d'une agente administrative... Cette complexité doit être prise en compte dans l'analyse de la situation. Si des études scientifiques traitent du sujet de la santé des médecins, et même si les travaux sont encore parcellaires à ce stade, on constate que la santé de certaines professions - dont les aides-soignants et agents de service hospitalier - est totalement inexplorée par la recherche scientifique. On manque donc de données objectivées sur leur état de santé.

Vous avez cité l'étude que nous avons publiée avec l'institut Odoxa et Le Figaro. Je reviendrai sur quelques enseignements clés que nous en avons tirés. Les premiers concernent tant les hospitalières que les hospitaliers. Lorsqu'on interroge cette population quant à son appréhension de sa propre santé, avec le biais que peut représenter un sondage, un quart des répondants se déclare en mauvaise santé. C'est deux fois plus que la population active. En effet, sur un panel représentatif des actifs, seuls 13 % se déclarent en mauvaise santé, contre 24 % chez les hospitaliers. Lorsqu'on interroge des populations plus spécifiques, on observe une augmentation du risque. Un tiers de la population aide-soignante se déclare en mauvaise santé. Les soignants sont plus de 70 % à nous dire que leur métier est fatigant - c'est 25 % de plus que la moyenne générale. Près de 90 % des aides-soignants sont ici concernés. Ainsi, la réalité varie en fonction de la population interrogée.

73 % des hospitalières interrogées déclarent que leur travail a un impact négatif sur leur état de santé. C'est 36 points de plus que les actives en emploi en général. Elles sont 82 % à nous dire qu'elles sont victimes ou ont été victimes d'incivilités, d'agressivité et de violence au travail. C'est deux fois plus que les actifs en emploi en général. Quand on leur demande si l'impact de leur travail sur leur santé les amène à réfléchir à leur parcours professionnel, elles sont 60 % à répondre qu'elles ont envisagé de quitter leur travail à cause de son impact sur leur santé. Au vu de la réalité démographique des professions de santé, composées très majoritairement d'effectifs féminins, et de ces proportions, nous pouvons nous interroger. Ce taux dépasse de vingt points celui des actives en emploi en général, toutes populations confondues.

Je vous épargnerai une longue litanie de chiffres, mais je tiens les données de l'observatoire et les analyses réalisées à votre disposition. Je pourrai, si vous le souhaitez, vous les adresser a posteriori de notre réunion. Les sondages sont intéressants mais ils sont soumis à un certain nombre de biais. Nous avons donc essayé d'approfondir ce que la littérature scientifique pouvait nous dire de l'état de santé de cette population. Nous sommes partis du principe selon lequel si elles se déclarent en mauvaise santé, on devrait pouvoir retrouver dans la littérature scientifique des éléments qui corroboraient les constats tirés de nos sondages.

Nous avons missionné notre fondation d'entreprise pour mener ces études bibliographiques. En réalité, nous avons constaté qu'il n'existe presque aucune étude portant sur la population féminine des professionnels de santé, ce qui interroge. Il en existe quelques-unes à l'international, mais elles commencent à dater. Sur la population féminine à proprement parler, une étude a été réalisée à Taiwan, sur les cancers des médecins, et une autre, aux États-Unis, porte sur la surexposition au burn out. Si nous avons trouvé quelques publications, les données ne sont en réalité pas très étayées lorsqu'on les compare à d'autres populations exposées à des risques particuliers.

Les professionnels de santé passent leur journée à produire des études sur l'état de santé de différentes populations, avec leur équipe hospitalo-universitaire, mais eux-mêmes ne font l'objet que de peu de recherches. Les quelques études existantes corroborent ce que nous pouvons noter dans nos observatoires. En réalité, on retrouve les mêmes problématiques socioprofessionnelles. Plus on essaie de creuser certaines strates de l'hôpital, moins on trouve d'études. Il en existe quelques-unes sur les internes, mais elles sont très rares s'agissant des infirmières, et inexistantes sur les aides-soignantes. Je ne parle même pas des agents de service hospitalier. Ce constat nous a amenés à réfléchir sur le sujet, nous poussant à croire qu'il était nécessaire d'accompagner la recherche. Pour cette raison, nous avons publié un appel à manifestation d'intérêt commun entre notre fondation et la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) pour que des équipes hospitalo-universitaires puissent croiser les bases de données de l'Insee et du Système national des données de santé (SNDS). Ainsi, elles pourront mener des études exploratoires sur un certain nombre d'items, dont la santé des femmes de santé, pour essayer d'étayer les thèses avec des données scientifiques et des chiffres concrets. Nous verrons ainsi si les constats que nous sommes amenés à dresser à partir des sondages et dans les quelques études portant spécifiquement sur quelques professions de santé ou sur la population générale sont cohérents avec ce que l'on peut constater vis-à-vis de la population spécifique des professionnels de santé. Ici encore, si ces revues bibliographiques vous intéressent, je pourrai vous les communiquer. Elles ont déjà été rendues publiques. Elles porteront à votre connaissance un état des lieux de l'addictologie, de la santé mentale, ou encore de la santé des femmes de santé.

Le tableau que je viens de dresser est assez pessimiste, mais il pointe le fait que le temps du constat est un peu dépassé. Maintenant, que faisons-nous ? Comment agissons-nous efficacement pour améliorer la situation ? Nous sommes en train de produire un ouvrage qui vous sera adressé à l'été, après avoir interrogé une douzaine de professionnelles de santé de divers métiers, à l'hôpital. Il s'agit d'un cahier d'interviews de personnes qui vivent l'hôpital au quotidien. En réalité, leur parole, que je relaie ici, revient à nous dire que tous ces constats étaient connus, bien qu'ils méritent d'être étayés et précisés. Maintenant, ces professionnelles attendent une véritable action, une politique publique d'amélioration de leur état de santé.

La mutuelle a récemment produit quelques propositions sur le sujet de la santé des professionnelles de santé. Vous avez dû les recevoir la semaine dernière. Si ce n'est pas le cas, je pourrai vous les adresser sans difficulté. Nous essayons de réfléchir à des moyens de structurer cette politique de santé pour les hospitalières, parce qu'on ne pourra pas compter indéfiniment sur leur résilience incroyable et incontestable. Nous travaillons aujourd'hui dans des conditions particulières, avec un faisceau de déterminants aboutissant à cette situation.

Nous constatons une pluralité d'initiatives déjà en place. Lorsqu'on fouille à l'hôpital et qu'on essaye d'interroger les hospitaliers sur les initiatives prises pour améliorer leur santé, ils nous indiquent qu'elles existent. L'hôpital n'est pas muet sur le sujet. La question centrale qui nous occupe aujourd'hui relève du fait qu'aucune priorité n'est fixée en termes d'actions à mener. Quels sont les trois ou quatre axes prioritaires en termes de santé des hospitalières ? Est-ce le cancer du sein et de l'utérus, le travail de nuit, la grossesse et l'incidence du travail sur celle-ci, l'endométriose, des pathologies partagées entre les femmes et les hommes, la santé psychologique ? Nous avons besoin de le savoir, et qu'une politique publique de santé soit clairement tournée vers l'action. Pour ce faire, l'ensemble des acteurs doit se fixer quatre ou cinq priorités pour tenter d'arrêter la déperdition d'énergie constatée un peu partout. Chacun monte des initiatives sans coordination, sans direction commune sur lesquelles l'assurance maladie, les complémentaires santé, les employeurs, les partenaires sociaux et les pouvoirs publics orientent l'action pour analyser un état des lieux, mener des actions, expérimenter et analyser l'impact qu'elles pourraient avoir.

Pour cette raison, nous n'appelons pas à la création de nouveaux outils. Ils existent déjà à l'hôpital. Ils peuvent être utilisés au service de cette politique de santé.

Nous appelons à la fixation de quatre priorités, à commencer par un réel effort sur la recherche. Celui-ci ne doit pas viser à constater, une fois de plus, que les hospitaliers vont mal, mais à comprendre les déterminants sur lesquels on peut prioritairement agir. Typiquement, les études internationales mettent en exergue un sur-risque de diagnostic tardif du cancer du sein pour les femmes de santé. Est-ce corroboré par la recherche nous indiquant que celles-ci sous-consomment les politiques de prévention de l'assurance maladie en matière de dépistage de ce cancer à partir de 50 ans ? Le cas échéant, comment faire pour que tous les acteurs adressent des éléments sur le sujet ?

La deuxième priorité concerne le virage préventif. Je pense que nous devons aller plus loin que la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2023. Elle enclenche le virage préventif, mais ce sont maintenant une vraie politique de prévention et des dispositifs qui facilitent la prévention au travail qui sont nécessaires. J'identifie ici un réel sujet de complémentarité entre l'assurance maladie et les complémentaires santé.

La troisième priorité porte sur la santé des hospitalières à proprement parler, j'y reviendrai.

Le dernier axe est enfin commun aux hospitaliers et hospitalières. Nous constatons une surconsommation en matière de santé psychique, mais je pense que Mme Cornibert pourra y revenir plus précisément que moi. Elle s'intéresse à ce sujet avec beaucoup d'attention.

On observe une explosion des consultations de psychologues et des hospitalisations en psychiatrie sur la population que l'on couvre par rapport à la population générale. Dans ce contexte, que pouvons-nous utiliser ? D'abord, ce qui existe, à commencer par les campagnes de dépistage. Nous supputons qu'elles puissent être sous-consommées. Ainsi, la question de l'« aller vers » les professionnels de santé, et notamment ceux qui travaillent la nuit, est un vrai sujet. Comment met-on en place une action permettant de promouvoir les campagnes de dépistage du cancer du sein ou de col de l'utérus, vis-à-vis d'une population que l'on sait surexposée à ce risque ?

Les plans égalité femmes-hommes en cours de déploiement à l'hôpital public peuvent par ailleurs se révéler de véritables outils dans lesquels on peut aborder santé par le prisme du parcours professionnel ou des moments de vie. Ces plans peuvent traiter de la grossesse, de son impact sur l'évolution de la carrière. Dans ce cadre, pourquoi ne pas envisager que l'on puisse traiter de la prévention de la santé de la femme enceinte au travail, faisant en sorte que le travail des femmes de santé ne soit pas un obstacle à leur projet familial ou à leur santé et à celle de leur enfant à naître ? La même question se pose s'agissant de l'endométriose ou de la survenance d'un cancer, en termes de prévention ou de maintien et de retour dans l'emploi. Ces sujets peuvent être traités par le prisme de la santé dans les plans égalité femmes-hommes.

Il existe d'autres outils, dont le Document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP), encore bien trop souvent considéré comme un simple document administratif. Il peut pourtant constituer un véritable outil dans lequel adopter une approche genrée des risques professionnels, et dans lequel objectiver les risques en fonction du sexe et de la population professionnelle exposée.

Certains établissements se sont saisis de ces deux plans. J'observe une maturité, ou du moins une prise de conscience du fait que ces documents, au-delà de leur caractère obligatoire, doivent être mis au service de l'amélioration de l'état de santé et de la prévention des risques professionnels auxquels sont exposées les femmes de santé.

Je reste à votre disposition si vous avez des questions. Je vous remercie une nouvelle fois de l'attention que vous pouvez porter à ce sujet.

Annick Billon, présidente. - Je vous remercie pour votre exposé. Nous voyons qu'il y a beaucoup à faire en matière de santé des femmes au travail. Je laisse la parole à Catherine Cornibert, directrice générale de l'association Soins aux professionnels de santé (SPS) qui intervient à distance.

Catherine Cornibert, directrice générale de l'association Soins aux professionnels de santé (SPS). - Merci à toutes. Bonjour Mesdames. J'ai été élue femme de santé 2021, ce qui prouve combien ce sujet est important pour moi, au regard également du poste que j'occupe. Je suis directrice générale de l'association Soins aux professionnels de la santé (SPS), que j'ai cofondée avec d'autres professionnels de la santé. Cette association loi de 1901, à but non lucratif, est reconnue d'intérêt général. Elle est née en 2015 d'un petit groupe d'acteurs de la santé qui souhaitaient déjà s'occuper de la santé des soignants et soignantes. À l'époque, ce sujet était un peu tabou - c'est d'ailleurs toujours un peu le cas. Il ne fallait pas en parler. On nous disait que le faire reviendrait à abîmer l'image de la profession. Aujourd'hui, ces propos paraissent un peu dérisoires. À l'époque, pour pallier ces obstacles, nous nous sommes beaucoup appuyés sur les médias pour lancer des enquêtes. Depuis 2015, nous en avons réalisé une dizaine pour montrer et structurer les missions de l'association en deux parties : l'accompagnement psychologique des professionnels de la santé en souffrance, et les actions de prévention pour leur mieux-être. En effet, je pense que l'enjeu essentiel n'est pas d'agir en curatif, mais bien en prévention.

Qui sont nos professionnels et professionnelles de santé ? La définition n'est pas tout à fait claire. Vous avez-vous-même parlé de professions du care, ce qui me semble très adapté. Je pense que nous avons été les premiers à recenser l'intégralité, ou quasiment, de tous les professionnels, dans le secteur privé ou public, des hommes, des femmes. Plus de cinquante métiers, et peut-être jusque deux-cents, sont centrés autour du patient. Nous avons pris le parti de nous occuper de tous les professionnels à leur contact. Nous les avons recensés sur notre site. Nous pouvons citer toutes les professions médicales et paramédicales, mais aussi administratives (cadres de santé, DRH...), les brancardiers, les agents techniques, les professions médico-sociales, les auxiliaires de vie, assistants de soin en gérontologie, aides à domicile, accompagnateurs à la mobilité, et toutes autres professions de santé, y compris les vétérinaires. Si ces derniers ne sont pas considérés comme des professionnels de santé à proprement parler, ils sont en grande souffrance, et enregistrent le plus fort taux de suicide en France. Au total, les professionnels que nous avons répertoriés sont plus de 3,5 millions. Ces chiffres sont à votre disposition, parce que nous avons réalisé un important travail d'épidémiologie. Nous avons défini nos cibles en nous appuyant sur les populations qui nous contactaient pour faire appel à l'association.

Parmi nos missions, nous comptons le plus bel observatoire de la santé des soignants en France, par le biais d'une plateforme nationale d'écoute mise à disposition depuis 2016. Elle permet d'écouter, d'orienter et d'hospitaliser les professionnels de la santé qui ne vont pas bien. Nous avons reçu plus de 25 000 appels en six ans, dont près de 70 % provenant de femmes âgées de 43 ans en moyenne. Le profil type correspond ainsi à une femme de 43 ans, mère de deux enfants, vivant en Ile-de-France et étant en souffrance plus ou moins importante. Nous graduons nos appels de 1 à 5. Les appels les plus importants étaient de grade 5. Nous avons reçu quarante appels d'urgence immédiate de personnes en idées suicidaires depuis mars 2020.

Parmi ces appels, les métiers les plus représentés sont les infirmières, les aides-soignantes et les médecins, mais toutes les professions sont concernées, dans toutes les régions de France, bien que l'Ile-de-France soit surreprésentée. Nous n'avons pas tiré d'analyse femmes-hommes des motifs d'appels, même si nous avons établi, pour certains partenaires, des profils en fonction des métiers et régions. On retrouve tout de même entre 66 et 80 % d'appels féminins dans chaque région. Les motifs sont plurifactoriels et évoluent au fil du temps. En mars 2021, ils portaient surtout sur de l'anxiété vis-à-vis du covid. Depuis 2021, les motifs personnels évoluent énormément. On parle beaucoup de qualité de vie au travail et de ses conséquences sur la santé lorsqu'elle est mauvaise. Par ailleurs, nous recevons de nombreux appels concernant une perte de sens, d'envie et d'attractivité. Depuis l'année dernière, bon nombre d'entre eux sont liés à une anxiété relative à l'environnement global : la guerre ; la crise ; les gilets jaunes ; la grève ; la pénurie d'essence. Ces éléments ont également occasionné une désorientation par rapport au milieu familial. Les divorces sont en effet beaucoup plus nombreux que par le passé. Ainsi, si on parle beaucoup de qualité de vie au travail et de troubles musculo-squelettiques, il ne faut pas oublier les difficultés personnelles et l'environnement. Oui, la santé des soignantes passe par la qualité de vie au travail, mais aussi par leur santé personnelle, qui peut être liée au sommeil, par exemple.

On savait, par les enquêtes, que 50 % des professionnels de santé en souffrance pouvaient ressentir une influence sur la qualité des soins prodigués, au point de mettre en danger la vie du patient. Oui, un soignant mal soigné, c'est aussi un patient mal soigné. Ces chiffres sont très importants.

Nous avons donc mis en place un dispositif essentiel d'accompagnement psychologique, avec un taux de réponse de 100 %. Une cellule spécifique permet de rappeler et de prévoir l'hospitalisation d'urgence en cas de nécessité. Les soignantes ont une santé plus fragilisée que celle des soignants. Nous avons pu, dès 2018, mettre en place des actions de prévention. En effet, nous avions réalisé que la santé des soignants était très dégradée sur tous les critères - activité physique, alimentation, sommeil, addictions, vaccination -, comme l'a montré une étude menée avec la MNH. Puisque les femmes représentent 80 % des soignants et professionnels de santé, on peut estimer qu'elles sont concernées, à tous les niveaux : cancer du sein, troubles musculo-squelettiques, accidents de travail, risques psychosociaux tels que les burn out, la violence, l'épuisement émotionnel. Je n'oublie pas les tentatives de suicide. En France, 200 000 tentatives de suicide sont dénombrées chaque année. Leur prévalence est deux fois plus importante chez les femmes que chez les hommes, alors que le suicide en lui-même concerne davantage les hommes. Nous avons estimé, en nous appuyant sur des chiffres qui ne sont pas récents - il ne faut en effet pas trop parler du suicide en France - qu'en moyenne trois professionnels de santé se suicident tous les deux jours en France. Je ne dispose pas de données spécifiques aux professionnelles de santé, mais ce chiffre fait froid dans le dos. Il faut s'en charger.

Il est capital de s'occuper de la prévention des professionnelles de santé. On s'occupe beaucoup des troubles musculo-squelettiques, maladies infectieuses et accidents du travail, mais qu'en est-il de la prévention ? Elle est presque inexistante, tant à l'hôpital qu'en libéral. Je n'oublierai pas les libéraux, qui nous contactent également. Les études que nous avons menées en 2020 ont montré que les principales ressources des professionnels de santé ne se trouvent pas dans l'approche thérapeutique ou psychologique, mais qu'elle est à plus de 70 % non-médicamenteuse, tant en libéral qu'à l'hôpital. Je ne parle pas ici des médecines complémentaires.

Dans le questionnaire que vous m'avez adressé, vous vous enquériez des initiatives existant en France en termes de prévention. Notre association a été à l'origine de nombreuses initiatives dans ce domaine. Nous avons organisé dès 2019 des journées de prévention, déclinées dans les hôpitaux et les structures de santé autour de la gestion du stress, le management et la communication, les modes de vie et l'alimentation, et enfin la prévoyance et les droits. Ces thématiques sont issues d'enquêtes et visent à répondre à des besoins d'amélioration de la santé des soignants. Plus de deux cents ateliers ont été organisés par l'association pour répondre à ce besoin. Le taux de satisfaction dépasse les 90 %. L'enjeu, à mon sens, se trouve ici : comment ressourcer les professionnels de santé ? Comment prévenir leur santé ? Des actions sont mises en place par SPS en ce sens.

Nous avons également créé une première maison des soignants, que nous devrions plutôt appeler « Maison des soignantes ». En effet, elle n'accueille quasiment que des femmes. Elle se trouve à Paris. On y propose des entretiens avec des psychologues. On se forme, on s'informe. Y sont également accessibles des ateliers de ressources ou de reconversion, ainsi que des groupes de parole. Sur plus de 1 000 visites depuis dix-huit mois, nous n'avons compté que très peu d'hommes. Ce sont surtout des femmes qui viennent y chercher un échange et des ressources.

Certes, la bonne santé des femmes est physique, psychique et sociale, mais nous devons aussi redonner du sens à leur métier, par l'attractivité sociale, l'écoute avec les patients et patientes. On parle beaucoup de cancers et de troubles musculo-squelettiques. Revenons aux fondamentaux dont elles ont besoin quand on les interroge : être en bonne santé, mais aussi être reconnues, écoutées, avoir un échange avec leurs patients pour continuer à exercer leur métier.

Au-delà de ces propos, notre toute petite association de trois salariées a fait appel à tous ses bénévoles en région pour dresser une revue bibliographique afin de répondre à votre questionnaire. De nombreuses études et enquêtes ont été menées, mais elles ne sont pas nécessairement publiées. Nous en avons-nous-mêmes réalisé une dizaine. Évidemment, elles sont plutôt générales et ne sont pas forcément adaptées aux femmes, mais elles contiennent tout de même des informations qui devraient vous aider dans le cadre de votre travail. Celui-ci sera très utile pour les soignantes et leur donnera de l'espoir.

Je vous remercie pour votre attention et reste à votre disposition.

Annick Billon, présidente. - Merci à vous. Votre intervention, qui complète celle de M. Mor, fera, je n'en doute pas, réagir nos rapporteures. Je donne maintenant la parole à Béatrice Barthe, maître de conférences en ergonomie et experte pour l'Anses.

Béatrice Barthe, maître de conférences HDR en Ergonomie, experte et rapporteure de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses). - Merci. Bonjour Mesdames, bonjour Monsieur. Merci de votre invitation. Il m'est aujourd'hui demandé de présenter mes recherches sur les temps de travail atypiques, notamment sur les horaires de nuit. Ils ne sont pas anodins, ni sans risque sur la santé, parce qu'ils sont fréquents, voire habituels, dans le secteur féminisé qu'est celui du soin, du care. C'est par cette porte d'entrée, celle des horaires, que j'aborderai la santé des femmes dans les métiers féminisés, ainsi que ce qu'elles mettent en oeuvre dans ces métiers du care, afin de préserver leur santé.

Je précise que le point de vue adopté dans mon propos liminaire se place dans le cadre d'une expertise collective menée à l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) entre 2012 et 2016, avec dix-sept experts, dont Florence Chappert de l'Anact que vous avez auditionnée, au sujet des risques sanitaires liés au travail de nuit. Il reflète aussi mes activités de chercheuse en ergonomie, dans le cadre de recherches-actions que je mène depuis le début de ma carrière dans les situations de travail en contexte, avec des analyses ciblées, qualitatives, qui visent à repérer et à comprendre les réalités du travail et ses exigences dans le secteur du care, notamment hospitalier.

Tout d'abord, les horaires atypiques renvoient à une multitude de réalités : le travail tôt le matin, tard le soir, la nuit, le samedi et/ou le dimanche, les longues journées de travail, de plus de onze ou douze heures - fréquentes à l'hôpital - ou les horaires imprévisibles. Un ensemble de réalités est ainsi englobé par ce terme très général. En outre, le code du travail définit le travail de nuit comme tout travail accompli entre 21 heures et 6 heures. Cette période légale du travail peut être remplacée par une autre période négociée définie par accord collectif de branche étendue ou par accord d'entreprise incluant obligatoirement la plage comprise entre minuit et 5 heures.

S'agissant des données à disposition concernant le travail en horaires atypiques, j'ai cherché les études alliant horaires atypiques, femmes et secteur du soin. La Dares a publié en 2014, sur des données de 2012, une étude montrant que 15 % des salariés travaillaient la nuit, soit 3,5 millions de personnes environ. Ce travail de nuit se cumule avec d'autres formes d'horaires atypiques, telles que des alternances, des variations d'une semaine à l'autre, du travail le soir ou en fin de semaine. Les métiers du care - et notamment les infirmières et aides-soignantes - font partie des cinq familles professionnelles comptant le plus de travailleurs de nuit, après les conducteurs de véhicules et les policiers et militaires.

Plus récemment, une autre étude de la Dares, publiée cette fois en 2022 et portant sur des données de 2017 à 2019, analysait les temps de travail par métier. Elle nous apprenait que 22 % des infirmières et 15 % des aides-soignantes, qui sont pour 91 % des femmes, travaillent de nuit et le week-end.

La question du travail de nuit en lien avec la santé est abordée depuis longtemps dans la littérature scientifique. Des travaux nous montrent que le travail de nuit a des effets sur la santé. Il perturbe l'alternance entre la veille et le sommeil et désynchronise les rythmes biologiques, notamment les rythmes circadiens, c'est-à-dire les rythmes qui ont une période de 24 heures. Ceux-ci sont contrôlés par une horloge interne, au coeur de notre cerveau, qui régule toutes les grandes fonctions de notre organisme ; elle est remise à l'heure chaque jour par l'alternance de la lumière et de l'obscurité - du jour et de la nuit - et par des repères temporels de la vie sociale : les heures d'ouverture des crèches, des écoles, des commerces, des repas...

Or la situation de travail de nuit provoque un conflit entre ces différentes temporalités, obligeant les travailleurs et travailleuses de nuit à dormir pendant leur journée biologique et à être actifs pendant la nuit biologique. C'est cette désynchronisation biologique des rythmes, associée à une dette chronique de sommeil due au travail de nuit, qui provoque des effets néfastes sur la santé. Les conclusions de l'expertise collective de l'Anses mettent en évidence des effets, avec différents niveaux de preuve :

- des effets avérés sur la somnolence, les troubles du sommeil et les troubles métaboliques ;

- des effets probables sur la santé psychologique, l'anxiété, la dépression, le burn out, les performances cognitives, l'obésité, la prise de poids, le diabète et les maladies coronariennes ;

- des effets possibles sur l'augmentation du taux de lipides dans le sang, l'hypertension artérielle et les accidents vasculaires cérébraux.

Considérant le cancer, l'expertise conclut à un effet probable du travail de nuit. Une étude publiée en 2018, menée par Pascal Guenel, directeur de recherche à l'Inserm, apporte de nouvelles informations sur l'association entre le travail de nuit et le risque de cancer du sein. Elle ré-analyse cinq études réalisées en Australie, au Canada, en Allemagne, en Espagne et en France, retraçant l'exposition au travail de nuit de 13 000 femmes, dont la moitié ont souffert d'un cancer du sein, et l'autre est en bonne santé. Les analyses menées à travers cette grande base de données montrent que le risque de cancer du sein augmente de 26 % en cas de travail de nuit. Par ailleurs, ce risque augmente chez les femmes ayant travaillé plus de deux nuits par semaine pendant plus de dix ans.

Précisons que le Centre international de la recherche contre le cancer (CIRC), agence de l'OMS, avait classé en 2007 le travail posté avec nuit parmi les agents probablement cancérogènes. En 2019, il a conclu, sur la base d'indications limitées, que le travail de nuit posté était un facteur de risque de cancer du sein, mais aussi probablement de la prostate et colorectal.

Vous l'avez rappelé, début février 2023, une infirmière vivant en Moselle ayant travaillé vingt-huit ans de nuit à l'hôpital a obtenu la reconnaissance de son cancer du sein comme maladie professionnelle. C'est une première en France. Jusqu'à cette date, et malgré les pathologies associées à ce type d'horaire, aucune maladie professionnelle n'avait jamais été reconnue en France comme associée au travail de nuit. Seul le Danemark avait accordé en 2008 une indemnisation à trente-sept femmes atteintes d'un cancer du sein lié à ces contraintes de travail. Ainsi, le cas de cette infirmière française pourrait faire jurisprudence et permettre d'indemniser d'autres femmes atteintes de cette maladie. Les enjeux sont colossaux, pour les victimes comme pour les employeurs.

Permettez-moi à présent de réaliser un focus beaucoup plus proche des réalités des services hospitaliers et des métiers du care. Travailler la nuit - à l'hôpital, dans un Ehpad ou autre - ne revient pas seulement à être bousculé dans ses rythmes biologiques. Pour certains et certaines, c'est un choix très satisfaisant, donnant le sentiment de gagner du temps pour soi, représentant un gain financier, une opportunité pour s'occuper de ses enfants, aller les chercher à l'école, les coucher avant de partir travailler. C'est aussi une opportunité de travailler dans un environnement plus calme, d'apprendre. Dans ces métiers, la contrainte des horaires est de toute façon connue et acceptée dès la formation.

Pour d'autres, ou pour les mêmes personnes, mais à d'autres moments de leur vie, travailler de nuit sera plus difficile, en raison de problèmes de santé qui commencent à apparaître, avec l'arrivée des enfants et de nouvelles difficultés de conciliation entre la vie professionnelle et personnelle... Pour garder l'équilibre entre ces différentes dimensions, les personnels soignants mettront activement en place des processus de régulation, dans le travail et hors travail, visant à minimiser les impacts des horaires atypiques. C'est ce que je vais illustrer, s'il me reste un peu de temps, avec mon regard d'ergonome, à partir des analyses de terrain que je mène dans les services hospitaliers, dont les résultats montrent que l'activité de travail mise en oeuvre peut être bien différente du travail prescrit, être adaptée à l'état fonctionnel des salariés, et aux exigences de leur travail, donc à la préservation de la santé du soigné.

La première stratégie identifiée dans l'activité de travail vise à anticiper et à se réserver des marges de manoeuvre pour faire face au mieux aux aléas. Par exemple, dans un service de pneumologie, les infirmières vont s'assurer dès la prise de poste que les prescriptions médicales permettent de prendre en charge l'éventuelle anxiété nocturne des patients qui souffrent de pathologies très lourdes. Elles vont également s'arranger pour faire la tournée des chambres le plus tôt possible afin de rencontrer un maximum de patients éveillés, se construisant ainsi une représentation précise de leur état de santé, afin d'être en mesure d'anticiper au mieux le déroulement de la nuit.

Je peux également évoquer la possibilité de transférer certaines tâches, les avancer, les cumuler au cours du poste, même si cela va à l'encontre des prescriptions. Dans un service de réanimation, nous avons montré que les soignants réalisent un maximum de tâches en début de poste, comme l'étiquetage des bilans sanguins, la préparation des seringues, ou le relevé des constantes. Prendre de l'avance leur permet d'avoir une vision précise de la charge de travail à venir et de se rendre disponibles pour gérer les urgences potentielles et l'augmentation de leur somnolence.

Ces stratégies fines, que l'on met en visibilité, leur permettent de préserver leur santé et de mieux soigner leurs patients.

Une autre stratégie est identifiée au niveau du collectif de soignants. Celui-ci constitue une ressource capitale pour maîtriser les risques, notamment lors du pic de fatigue en situation de travail de nuit. Dans un service de néonatalogie, nous avons montré que lorsque les actes infirmiers nécessitent une concentration maximale à 3 ou 4 heures du matin, ils sont systématiquement réalisés à deux ou trois personnes, pour renforcer la sécurité auprès du patient, mais aussi pour plus de fiabilité.

Ensuite, lorsque le travail le permet, nous observons aussi des stratégies de repos, voire des prises de sieste, pour gérer au mieux la fatigue et la qualité des soins. C'est ce que nous avons montré dans un service de soins intensifs, dans lequel les personnels soignants avaient la possibilité de prendre du repos ou même de faire une sieste. Le personnel encadrant le tolérait, voire l'encourageait, ce qui est rare. Dans 25 % des cas, les soignants ne peuvent pas prendre de repos, parce que la nuit est trop chargée. Lorsqu'ils le peuvent, dans 16 % des cas, le niveau de somnolence remonte significativement en fin de poste. Lorsque le travail de nuit dure douze heures, ces stratégies de repos sont un gage de fiabilité, notamment pour la relève, mais aussi pour le trajet de retour au domicile en voiture.

Enfin, les horaires de travail définissent aussi les horaires hors travail et ceux de la vie personnelle et familiale. Les études montrent que les activités de conciliation mises en place diffèrent selon le genre, avec des difficultés majeures pour les femmes. Il existe des travaux dans la littérature depuis longtemps sur ce sujet. Des stratégies particulières ont été identifiées, notamment auprès de personnes travaillant en trois fois huit heures, et de nuit. Elles se manifestent, d'une part, par une organisation individuelle très rigide autour de la prise de repas et de siestes et, d'autre part, par des accords trouvés au sein de la famille, avec les conjoints et enfants vivant au plus près du rythme du travailleur posté ou de nuit, du père, ces travaux portant majoritairement sur des hommes travaillant dans l'industrie.

Lorsque l'individu travaillant en horaires atypiques ou de nuit est une femme, les stratégies de conciliation observées sont très différentes, pour des raisons liées aux stéréotypes et rôles sociaux induits par le genre. Elles sont de deux types : des choix d'horaires particuliers pour être en mesure de s'occuper des enfants en journée ou en semaine - comment, dans ces conditions, trouver du temps pour récupérer ? - ou une gestion des responsabilités familiales pendant le temps de travail, si l'organisation est suffisamment souple. Les mères vont alors passer des appels à 23 heures pour s'assurer que les enfants sont bien couchés, que le dîner a été servi, que la maison n'a pas pris feu si l'aîné des enfants a préparé le repas. Un auteur espagnol parle alors de double présence dans la sphère personnelle et du travail, qui amène souvent les femmes à ressentir une double absence, une impuissance sur ces deux aspects. Cette situation peut être source d'épuisement.

Vous l'aurez compris, les travaux que je mène concernent l'apport d'éléments de prévention primaire et d'analyses plus contextualisées pour identifier, dans le réel, les déterminants de la santé au travail. Nous réalisons en effet que, même avec des horaires de travail similaires et en travaillant dans les mêmes services hospitaliers, les réalités restent différentes. Ainsi, il me semble nécessaire de poursuivre les études pour rendre visibles ces analyses et stratégies mises en place par les soignants, et surtout les soignantes, pour maintenir cet équilibre. À partir de ce point, je vous propose différents niveaux d'actions à investiguer conjointement.

Le premier consiste en un travail sur la modification des systèmes horaires. Évidemment, il n'est pas possible de supprimer le travail de nuit dans le secteur du care. Ceci étant, nous pouvons mener des réflexions pour trouver un système horaire minimisant la désynchronisation circadienne et favorisant la récupération de la dette de sommeil, permettant de concilier au mieux la vie personnelle et la vie professionnelle. Le succès des rythmes en deux fois douze heures à l'hôpital vient de cette réflexion.

Ensuite, des actions doivent être menées sur les conditions de travail et sur son contenu. En termes d'ergonomie, nous essayons de soigner l'organisation du travail pour soigner les travailleurs - ici, les soignants. Pour ce faire, nous pouvons travailler sur l'augmentation des marges de manoeuvre, l'anticipation des périodes de repos, le soutien du travail collectif. On constate en effet que les équipes travaillant la nuit sont de plus en plus réduites dans le secteur hospitalier, ce qui dessert le travail collectif, et ne parlons pas des Ehpad.

Une série d'actions doit également porter sur la conciliation de la vie au travail et hors travail.

Enfin, une action doit être réalisée sur les parcours professionnels et la gestion des ressources humaines. Maîtriser le risque lié aux horaires atypiques, c'est aussi l'envisager sur l'ensemble de la carrière professionnelle afin d'éviter de maintenir ces salariés dans de tels horaires de trop longues années, surtout dans un contexte d'allongement des carrières dans le cadre de la réforme des retraites. Ce dernier levier me semble essentiel.

Annick Billon, présidente. - Merci pour ces trois interventions qui nous éclairent un peu plus sur le déficit de prévention ou les actions mises en place à la maison des soignants, par exemple. Nous aurons peut-être besoin de plus amples informations sur cette dernière et son organisation, son articulation au sein de la structure globale.

La statistique des trois suicides de soignants tous les deux jours intègre-t-elle les vétérinaires ? Nous savons que leur proportion est très élevée, raison pour laquelle il me semblerait opportun de disposer également de chiffres qui n'intègreraient pas cette catégorie professionnelle parmi les soignants.

Catherine Cornibert. - La maison des soignants, initiative de l'association SPS, a été ouverte en 2021. Nous sommes hébergés à Paris par l'Union régionale des professionnels de santé (URPS) des chirurgiens-dentistes d'Ile-de-France. À ce jour, nous y proposons des entretiens avec des psychologues, gratuits pour les soignants nous rendant visite, des formations et informations en présentiel, des groupes de reconversion et de parole, des sports santé, sur rendez-vous. Ces derniers peuvent être pris sur notre site, maisondessoignants.fr. Nous organisons par ailleurs des journées thématiques sur la reconversion, le suicide, les aidants, les droits et démarches des soignants en libéral... Cette initiative est aujourd'hui très peu financée. Nous avons perdu nos contacts avec la région Ile-de-France et l'Agence régionale de santé (ARS) d'Ile-de-France l'année dernière, raison pour laquelle nous sommes trop peu développés et déployés. Nous pourrions largement ouvrir d'autres maisons des soignants, à Paris, mais aussi ailleurs. Nous en avons le projet ; Metz et Montpellier sont notamment en négociation. Nous avons pour objectif d'ouvrir une maison des soignants dans chaque région, et de travailler sur la mobilité pour disposer d'antennes et être au plus près des professionnels de la santé, ceci afin de les accompagner au mieux.

Ensuite, les données concernant les suicides des professionnels de la santé sont assez cartésiennes. Nous peinons à obtenir des chiffres sur ce sujet en France. Les derniers dont nous disposons datent de 2017. Le ministère de la santé travaille sur une campagne de prévention. Il était temps. Les autres pays européens disposent de chiffres beaucoup plus récents, datant de 2021. Les nôtres, plus anciens, nous placent trois points au-dessus de la moyenne européenne, le taux de prévalence s'établissant à quatorze suicides pour 100 000 habitants, contre onze pour 100 000 habitants en moyenne dans le reste de l'Europe. Nous devons nous en occuper.

Le taux de suicide chez les vétérinaires est deux à quatre fois plus important que dans la population générale, d'après une étude réalisée par l'Ordre des vétérinaires en juin dernier. Je ne dispose pas de la donnée abstraction faite de cette population. Nous avons appliqué une règle de trois à partir des 3,5 millions de professionnels de la santé en France et de la population française âgée de plus de quinze ans. Ainsi, notre résultat est un minimum, ne tenant pas compte de la prévalence supérieure, mais assez hétérogène, entre les différentes professions de santé. Certaines enquêtes montrent par exemple que le taux de suicide est deux fois plus important chez les médecins que dans la population générale, mais nous ne connaissons pas les chiffres des autres populations. Ces chiffres sont pourtant bien spécifiés pour la population policière. D'ailleurs, notre plateforme est aussi celle des policiers. En tout cas, le chiffre donné s'agissant des professionnels de la santé est sous-estimé, nous le savons. Il fait froid dans le dos. Évidemment, il n'inclut pas que les médecins, soignants et paramédicaux, mais bien l'ensemble des personnels du care. Je vous communiquerai le calcul que nous avons réalisé.

Annick Billon, présidente. - Je vous remercie. Je me tourne vers mes collègues de la délégation, et en premier lieu vers nos quatre rapporteures. Qui souhaite intervenir ?

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Il existe une maison des soignants dans le Cher, rattachée au centre hospitalier psychiatrique George Sand de Bourges, développée par une association avec des fonds privés. Je regrette que le ministère ne s'empare pas plus de ces initiatives qui sont associatives, et auxquelles des fondations d'entreprise s'intéressent aujourd'hui.

J'ai visité cette maison des soignants. Je sais que les femmes hésitaient au départ à s'y rendre, considérant cette visite comme une faiblesse. Elles s'en sont ensuite emparées. Elles y ont retrouvé un moment d'échange qu'elles ne trouvent plus au quotidien, tant les rythmes sont intenses.

Catherine Cornibert. - Je précise que notre concept se situe en dehors d'une structure de santé pour le rendre plus anonyme et confidentiel. Il permet aussi d'échanger avec d'autres professionnels. Ces deux dispositifs sont, à mes yeux, très complémentaires.

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Je pense que cette initiative est opportune, qu'elles soient accolées ou non aux hôpitaux. Elle répond à un besoin.

Monsieur Mor, vous indiquiez que les soignantes mettaient plus de temps à s'orienter vers le dépistage. Quelle est l'influence du travail de nuit sur le dépistage tardif ducancer du sein ?

Vous évoquiez ensuite l'enquête réalisée par votre organisme. Disposez-vous d'une analyse plus fine en fonction de la taille des établissements, de leur implantation en milieu rural ou urbain, du fait qu'ils soient publics ou privés, et en fonction des services auxquels sont rattachés les soignants ? Si aucun service n'est à mon avis facile, certains doivent être plus en difficulté que d'autres. Dans ce cas, est-ce dû aux problématiques de personnel ? Est-ce dû aux conditions de travail en lien avec l'organisation, ou avec le contenu du travail ? Certains ont mentionné ce matin la perte de sens. Quand on côtoie des professionnels de la santé, on voit qu'ils aiment leur métier. Peut-on opérer une distinction philosophique entre le métier et le travail ?

On constate aussi que de nombreuses infirmières quittent le milieu hospitalier pour aller en libéral, ce qui peut également interroger.

Ensuite, avez-vous été contactés par le ministère qui mène actuellement une mission sur la santé des soignants ?

Enfin, avez-vous réalisé une enquête sur le taux d'encadrement ? Moins il y a de personnel, plus la charge de travail est reportée sur les autres.

Robin Mor. - S'agissant du dépistage tardif, nous nous appuyons sur une enquête internationale, qui présente des biais. Les campagnes de dépistage ne sont en effet pas les mêmes en France qu'ailleurs. Il est en tout cas démontré que les femmes médecins ont 2,64 fois plus de risques d'être dépistées d'un cancer de stade 4, c'est-à-dire à un stade très avancé, au moment du diagnostic comparativement à la population générale. Cette étude montre en effet une participation moindre de cette population aux campagnes de dépistage. Ces femmes se font dépister lorsque des problématiques de santé commencent à se manifester. Elles sont donc mécaniquement surexposées à un risque de cancer avancé, comparativement à la population générale. Est-ce la question du travail de nuit, de l'équilibre entre vie professionnelle et personnelle, ou d'autres problématiques ? Les études ne le disent pas. Je l'indiquais plus tôt, nous manquons de données exploratoires sur les déterminants, sur ce qui fait qu'un soignant se soigne moins aujourd'hui, ou qu'il participe moins aux campagnes de dépistage que la population générale. La littérature est muette sur le sujet, qui mérite que des études quantitatives et qualitatives soient menées. Nous avons un double regard à porter. C'est l'objet des travaux que mènera notre fondation avec la Drees pour disposer de données quantitatives sur le taux de recours effectif à ces campagnes. Nous aurons ensuite à réaliser des enquêtes plus qualitatives sur les raisons pour lesquelles les soignants n'y recourent pas.

Ensuite, une réalité plus malheureuse doit être prise en compte, les inégalités sociodémographiques de la population générale s'appliquent aussi chez les soignants. On retrouve les mêmes biais. La priorité de certains publics peut être portée non pas sur leur état de santé, mais plutôt sur leur qualité de vie au travail en général, le logement, le transport ou le pouvoir d'achat. Ce sont de vrais sujets sociaux et sociétaux dont nous devons avoir conscience dans nos travaux.

Vous m'interrogiez également sur une éventuelle analyse en fonction de la typologie des établissements. Nous n'en disposons pas. Nos échantillonnages ne nous le permettent pas, car nous ne posons pas ces questions discriminantes. Nous interrogeons les sondés sur la profession, et non sur la nature des services. Les réalités sont différentes. On parlait de prise en charge psychologique. Nous suivons avec attention ce qui peut être fait à la maison des soignants. Nous savons que la réalité du soutien psychologique apporté au professionnel n'est pas la même en psychiatrie, où s'applique une culture de la prévention psychologique des professionnels beaucoup plus importante que dans d'autres services. On y observe une culture de la supervision individuelle ou collective beaucoup plus prégnante, parce que l'on sait que l'activité a une très forte influence sur la psychologie. Nous devons tenir compte de cette diversité et de cette pluralité, mais nos études ne nous le permettent pas aujourd'hui.

S'agissant du manque de personnel, c'est un peu le serpent qui se mord la queue. Cette question est centrale. Moins vous avez de personnel, plus vous faites peser la charge sur ceux qui restent, plus vous créez des impacts sur leur état de santé, moins vous rendez ces carrières attractives, et moins vous attirez de professionnels. Qui, de l'oeuf ou de la poule, a généré ce problème ? Nous ne le saurons pas. Nous observons en tout cas, aujourd'hui, un vrai sujet démographique, pas uniquement sur la population médicale, mais sur toutes les professions. Il faut remettre du sens, mais aussi du positif dans la manière de traiter la question hospitalière et les métiers du soin. Si tous les reportages diffusés à la télévision et dans les médias ne parlent que du marasme et de la situation catastrophique à l'hôpital, on participe à l'absence d'attractivité de ces professions. Je ne dis évidemment pas que nous devons nier cette réalité, mais j'identifie un réel sujet de promotion de ces métiers. Nous ne rendrons pas ces carrières attractives uniquement en ouvrant des places. Nous devons y attirer des jeunes. Certaines promotions sont aujourd'hui incomplètes en pharmacie. Le taux de déperdition s'établit à 30 % chez les infirmières entre l'entrée à l'école et le diplôme.

En effet, nous avons été interrogés dans le cadre de la mission sur la santé des soignants. Nous avons besoin que la pluralité des initiatives prises par les acteurs associatifs, non lucratifs ou publics, soit coordonnée par une vraie politique publique qui donne des axes prioritaires pour les embarquer dans une même dynamique. Aujourd'hui, nous identifions un besoin criant de soutien psychologique. Le soutien à une initiative portée par la puissance publique peut-il être opéré par un acteur associatif, généralisé à l'échelle nationale, ou devons-nous attendre une démultiplication d'initiatives locales ? Ces priorités devront être définies pour coordonner tout le monde.

Enfin, nous ne disposons pas d'enquêtes sur le taux d'encadrement. Je pense que vous devriez plutôt interroger les fédérations hospitalières à ce sujet, puisque nous n'opérons nous-mêmes pas de soins.

Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Merci pour vos exposés.

Monsieur Mor, vous indiquiez qu'un nombre conséquent de personnels hospitaliers avaient envisagé de changer de travail. Connaissez-vous le pourcentage de ceux qui l'ont fait ? Pourquoi les autres y ont-ils renoncé ? Les raisons sont-elles liées à leur amour du métier, à un problème de financement, de courage, à un manque d'accompagnement ?

Vous avez par ailleurs mentionné les incivilités auxquelles sont confrontés les soignants, dans une proportion bien supérieure aux autres salariés. Englobez-vous ici tous les métiers, ou avez-vous opéré une distinction avec les salariés au contact du public ? Seul dans un bureau, le risque est moindre.

À votre connaissance, des propositions de dépistage sont-elles réalisées en interne ? S'ils sont en contact avec les malades, les soignants voient, pour beaucoup, les inconvénients d'un dépistage tardif. Leur situation est donc étonnante.

Madame Cornibert, merci d'avoir parlé des vétérinaires, car j'ai exercé cette profession pendant des années. Je confirme que nos métiers sont touchés par énormément de suicides. Nous pouvons également l'expliquer par le fait que nous disposons, à domicile, de tous les produits nous permettant techniquement et matériellement de nous donner la mort. Cette problématique est très connue dans notre milieu.

Vous avez évoqué la moyenne d'âge de 43 ans sur la plateforme d'écoute. Savez-vous pourquoi cette moyenne ressort ? Par ailleurs, savez-vous laquelle, de la vie personnelle et de la vie professionnelle, influence l'autre dans les situations de mal-être que vous mentionniez plus tôt ?

Madame Barthe, vous avez parlé des horaires atypiques de travail. Il faut pourtant des personnes qui travaillent le jour et la nuit pour continuer les soins. Avez-vous des préconisations à nous exposer ? Est-ce une question de durée ? Vous évoquiez une incidence encore plus importante du cancer du sein après dix ans de travail de nuit. Des chiffres pourraient-ils nous orienter en termes de jours ou d'années au maximum ?

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - S'agissant des problèmes de personnel, le Sénat a voté récemment, à l'unanimité, une proposition de loi sur un ratio minimum patients/soignants. Dans les travaux préparatoires, nous avions bien identifié tous les mécanismes d'éviction et de fuite des hôpitaux, qui concernaient l'ensemble des personnels soignants et hospitaliers. Nous déplorons que cette proposition de loi ne soit pas inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale, comme elle devrait l'être. Nous aurions une première réponse si nous donnions aux soignants un cadre de travail sécurisant. Commencer par un ratio patients/soignants adéquat nous permettrait d'y voir plus clair.

Ensuite, avez-vous observé une prévalence des suicides des femmes par rapport aux hommes chez les soignants, toutes professions confondues, et par profession ? Certaines sont infiniment plus féminisées que d'autres.

Enfin, merci d'avoir insisté sur le fait que les femmes travaillant de nuit conservent la charge mentale de la vie domestique, et que le travail de nuit correspond, en réalité, à une triple journée.

Béatrice Barthe. - Comment diminuer l'impact des horaires dans des secteurs imposant une continuité de soins 24/24 ? Les actions que je propose sont plus contextualisées au niveau de la situation de travail. Les changements d'horaire constituent une porte d'entrée. Travailler la question de la coordination entre les médecins et les personnels soignants, les flux patients et le temps passé auprès du patient permet de reprendre le pouvoir sur le travail et de préserver sa santé. Ces actions locales me semblent importantes à mettre en place lorsqu'on accompagne des établissements et services sur un changement d'horaire.

Nous ne disposons pas de données concernant un seuil de jours ou d'années de travail de nuit en deçà duquel cette organisation ne favoriserait pas le risque de cancer du sein. En revanche, nous savons que la durée d'exposition augmente ce risque. Un consensus scientifique fixe tout de même un seuil maximal de dix ans de travail de nuit.

Catherine Cornibert. - La moyenne d'âge de 43 ans sur notre plateforme correspond à l'âge d'une femme ayant deux enfants pour lesquels il faut s'occuper des devoirs, rencontrant souvent plus de difficultés à s'organiser dans son travail, et monoparentale. Elle est exposée à un risque d'anxiété et de burn out plus important.

Vous m'interrogiez ensuite sur le lien entre la vie personnelle et la vie professionnelle dans les difficultés. Les motifs d'appel sur notre plateforme sont multifactoriels. Souvent, on nous dit « Mon chef ne m'a pas dit bonjour ce matin, et j'ai pété les plombs ». En réalité, c'est l'accumulation de plusieurs couches, issues de plusieurs facteurs, qui a engendré un trop-plein. Nous savons que les motifs personnels sont beaucoup plus importants que les motifs professionnels. Ces éléments sont liés à la santé physique, psychique et sociale, et vont bien au-delà de la qualité de vie au travail. Ils touchent à la santé propre des personnes. Tous ces critères doivent être pris en compte.

Comme Robin Mor, je suis intégrée aux discussions sur l'amélioration de la santé des soignants et dans l'élaboration de la feuille de route du ministère de la santé. Toutes les enquêtes et études sont à notre disposition. Il est désormais urgent d'agir, pour la santé de nos patients. Deux tiers des urgentistes sont en burn out et tout le système de soins en est ébranlé. L'encadrement est également compliqué.

S'agissant de suicide, nous n'avons que peu de données, en dehors de quelques populations telles que les médecins et les vétérinaires. C'est dommage. Nous savons en revanche que la prévalence de tentatives de suicide est deux fois plus importante chez les femmes que chez les hommes, toutes populations confondues, alors que les suicides en eux-mêmes sont plus importants chez les hommes. On compte 200 000 tentatives par an en France, et un suicide par heure. Trois professionnels de santé se suicident tous les deux jours. Ces chiffres illustrent la gravité de la situation. Nous accompagnons chaque jour des familles. Il est urgent d'en parler et d'agir, pas seulement par le biais du 3114, affichant un taux de « décroché » de 70 %, mais aussi avec des plateformes efficaces qui répondent et prennent en charge ces personnes dans l'urgence.

Robin Mor. - S'agissant du changement de carrière professionnelle, j'imagine que d'autres structures auront une vision plus étayée que moi de cette situation. Je pense notamment aux ordres et à Pôle Emploi ou aux organismes similaires, ayant une incidence sur le changement de métier de ces professionnels. Nous savons que ces personnes ont une volonté de changer, mais je ne connais pas le nombre de celles qui passent le pas. Le taux de rotation des effectifs de la fonction publique hospitalière avoisine, je crois, les 8 %, avec de plus en plus de contractuels. Le sujet existe, mais je ne dispose pas de données.

S'agissant des incivilités, nous nous sommes appuyés sur un panel représentatif des actifs en emploi. Il ne comporte pas uniquement des personnes concernées par l'exposition à du public. Nous ne les avons pas interrogées uniquement sur les violences auxquelles elles sont exposées du fait du public. Les violences peuvent émerger au sein du travail, et peuvent être inhérentes au métier dans lequel vous êtes confrontés au quotidien à des difficultés sociales, à la mort, à la tristesse et à des situations compliquées.

Ensuite, il est en effet possible d'accéder à une offre de dépistage en interne, mais un soignant veut-il se faire diagnostiquer un cancer par le praticien avec lequel il déjeune tous les jours au self ? La question se pose de la même manière en termes de souffrance psychologique ou vis-à-vis de la médecine du travail. Veut-on démontrer sa pathologie sur son lieu de travail ? Il y a ici un vrai sujet de coordination. Par ailleurs, cet accès direct à un dispositif permettant le diagnostic est très inégal dans la fonction publique hospitalière. 20 % des effectifs travaillent en structures médicosociales, sans plateau technique. Ainsi, un sujet d'accessibilité globale aux campagnes de dépistage se pose.

Enfin, nous avons un vrai sujet sociétal à traiter sur la charge mentale, y compris des femmes en santé. C'est un réel point de préoccupations dans le cadre de l'équilibre entre vie professionnelle et personnelle. Le secteur de la santé compte 80 % de femmes, qui ont à supporter, en plus d'une charge professionnelle, une charge mentale très forte issue d'un historique que l'on connaît, et que l'on n'aura pas à traiter aujourd'hui, au regard du temps qui nous est imparti.

Annick Billon, présidente. - Merci à tous les trois pour vos propos, vos explications, vos démonstrations. Merci Mesdames les rapporteures. Cette matinée nous a permis de réaliser un tour de table intéressant sur les métiers du care et la santé des femmes au travail. N'hésitez pas à nous envoyer d'autres éléments si vous estimez n'avoir pas eu suffisamment de temps pour répondre à nos questions.

Table ronde sur les métiers de la grande distribution
et de la propreté

(6 avril 2023)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames, Messieurs, après une première table ronde ce matin consacrée au secteur dit du care, nous poursuivons nos travaux « sectoriels » consacrés aux secteurs d'activité les plus féminisés, au sein desquels les risques professionnels sont souvent sous-estimés et les politiques de prévention dédiées aux femmes insuffisamment développées.

Notre seconde table ronde de la matinée porte sur les métiers de la grande distribution d'une part, et ceux du nettoyage d'autre part.

Je rappelle que quatre rapporteures ont été désignées par notre délégation pour étudier la thématique de la santé des femmes au travail. Il s'agit de Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol.

S'agissant de la grande distribution, les femmes représentent 60 % des employés. Elles occupent plus des trois quarts des postes de caissiers - on devrait plutôt dire de « caissières » - et 40 % d'entre elles sont à temps partiel.

Les caissières et employées de libre-service sont particulièrement exposées aux risques de troubles musculo-squelettiques (TMS).

S'agissant des métiers du nettoyage, d'après des chiffres de la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), huit emplois sur dix sont occupés par des femmes, le plus souvent âgées de plus de 50 ans, sans diplôme et d'origine étrangère.

Ces métiers sont très exposés aux risques physiques. 71 % des salariés du nettoyage sont exposés au travail répétitif, 61 % au risque chimique et 52 % aux postures pénibles. En plus des TMS, les agents du nettoyage sont donc soumis à un important risque chimique, dû à la composition des produits utilisés, ainsi qu'à un rythme de travail intense et le plus souvent fragmenté.

Le secteur de la propreté est également le plus grand employeur de travailleurs à temps partiel puisque, dans les métiers du nettoyage, plus de la moitié des postes principaux sont occupés à temps partiel.

Quels sont les obstacles à l'identification des facteurs de risques et à la reconnaissance des maladies professionnelles dans ces secteurs particulièrement féminisés ? Comment réussir à mettre en place des actions de prévention efficaces dans ces secteurs ?

Pour approfondir ces différents sujets, nous accueillons ce matin :

- Guillaume Boulanger, responsable de l'Unité « Qualité des milieux de vie et du travail et santé des populations » chez Santé publique France ;

- François-Xavier Devetter, professeur des universités au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), co-auteur de l'ouvrage Deux millions de travailleurs et des poussières. L'avenir des emplois du nettoyage dans une société juste, paru en 2022 ;

- Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé, directrice honoraire de recherches à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), accompagnée de Marie-Christine Limame, ancienne infirmière du travail, toutes deux membres du Groupement d'intérêt scientifique sur les cancers d'origine professionnelle du Vaucluse (Giscop 84, Université d'Avignon).

Bienvenue à toutes et tous.

Je laisse sans plus tarder la parole à notre premier intervenant, Guillaume Boulanger, qui représente Santé publique France. Cette agence nationale de santé publique a participé à une étude de surveillance épidémiologique sur les maladies à caractère professionnel chez les salariés de la grande distribution alimentaire, et publiera dans quelques semaines un rapport sur les maladies professionnelles, avec des données genrées qui pourront nourrir nos travaux.

Guillaume Boulanger, responsable de l'Unité « Qualité des milieux de vie et du travail et santé des populations » chez Santé publique France. - Je vous remercie pour cette invitation. J'ai le plaisir de partager avec vous ces résultats concernant la grande distribution alimentaire.

Il me semble nécessaire de définir ce qu'est une maladie professionnelle pour bien comprendre la suite des résultats. Ce terme, selon la loi, correspond aux conséquences directes de l'exposition d'un travailleur à un risque, ou résulte des conditions dans lesquelles il exerce son activité professionnelle. On entend souvent parler des données de l'Assurance maladie concernant les accidents du travail et maladies professionnelles, qu'on appelle les maladies professionnelles indemnisées. Elles font l'objet de tableaux de maladies. Parfois, lorsque les conditions ne sont pas suffisantes ou qu'il n'y a pas de tableau, un système complémentaire de reconnaissance peut être mis en oeuvre. Il s'agit de données visibles s'agissant de la réparation par les régimes de sécurité sociale - Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) ou Mutualité Sociale Agricole (MSA). C'est souvent la face émergée de l'iceberg. Lorsque l'on considère toutes les maladies professionnelles, on observe que certaines ne sont pas reconnues, parce qu'il n'y a pas de tableaux de maladies professionnelles ou qu'elles ne font pas l'objet d'une demande de reconnaissance par le salarié. Nous le verrons par la suite, elles représentent un important corpus de maladies professionnelles.

Notre programme de travail, chez Santé publique France, a pour objectif de surveiller et de rendre plus visibles ces maladies à caractère professionnel, depuis 2003.

La notion de maladie à caractère professionnel a été définie lors de la mise en place du premier tableau, en 1919. Le code de la sécurité sociale prévoit que tout médecin - notamment du travail - doit déclarer une maladie qui présente « à son avis » un caractère professionnel. Aucun décret ni aucune modalité n'organisent ce signalement. Ainsi, depuis 2003, le code de la santé publique a donné la charge à Santé publique France, en partenariat avec l'inspection médicale du travail et les observatoires régionaux de santé, de monter ce système de centralisation des données concernant les maladies à caractère professionnel.

Ce programme a pour objectif d'estimer les prévalences de ces maladies chez les salariés. Nous organisons deux quinzaines chaque année avec les médecins du travail pour faire remonter ce type de pathologies. Nous visons aussi à réaliser un suivi historique. Il est très important de contribuer à l'estimation de la sous-déclaration pour les maladies professionnelles indemnisables, et de faire évoluer les tableaux. Enfin, Santé publique France a bien évidemment pour finalité d'orienter les politiques de prévention en milieu professionnel.

Venons-en à la grande distribution. Elle est définie par l'ensemble des grandes, moyennes et petites surfaces de commerce de détail et de biens à prédominance alimentaire. D'après les dernières données que j'ai pu recenser, un peu plus de 44 000 points de vente alimentaires existent sur l'ensemble du territoire. Le secteur est un important pourvoyeur d'emplois, puisqu'il compterait entre 660 000 et 750 000 salariés. Il est très féminisé, environ 60 % de ses effectifs étant des femmes. Il est aussi plutôt jeune, incluant un peu moins de 40 % de salariés de moins de 35 ans. Ces salariés, et notamment ces femmes salariées, sont soumises à une multi-exposition des contraintes biomécaniques et physiques - répétition de mouvement, manutention -, organisationnelles - fragmentation des horaires de travail -, et psychosociales, en termes de management, mais aussi de contact avec le public, générant parfois de violentes tensions.

En termes de maladies indemnisées, le secteur est caractérisé par un lourd fardeau et une sinistralité assez forte, à la fois en accident du travail, mais aussi en matière de maladies professionnelles. Enfin, très peu de données d'études épidémiologiques s'intéressent en profondeur à ces salariés de la grande distribution.

S'agissant des résultats, je me concentrerai uniquement sur les femmes salariées. Il me semble important de souligner qu'elles présentent des TMS de manière plus importante que les autres secteurs, et ce pour toutes les localisations : cou, épaule, rachis, mains, poignets... Dans le même temps, on observe un signalement moins important de souffrance psychique, bien que nous soyons possiblement face à un biais de déclaration. En tout cas, une souffrance psychique est déclarée dans le secteur, et elle est égale ou légèrement inférieure à la moyenne de l'ensemble des salariées faisant l'objet d'une surveillance dans le cadre de notre programme.

Il nous semblait également intéressant de dresser un focus plus particulier sur les caissières et les employées de libre-service, qui assurent entre autres le rayonnage. Elles ont tendance à être exposées à un risque plus important de TMS par rapport aux autres métiers de la grande distribution, et par rapport au secteur.

Grâce à une étude réalisée entre 2009 et 2016, nous observons une tendance à la baisse significative de la prévalence des TMS chez les salariées de la grande distribution alimentaire. Parmi nos hypothèses expliquant ce constat, nous identifions notamment l'implantation de plus en plus forte de caisses automatiques à partir de 2007. Elles présentent un intérêt pour limiter les TMS, mais certaines études montrent un report de pression psychosociale. Par le passé, la caissière était en relation avec le client. Elle se positionne désormais plutôt en surveillance. Nous pouvons également citer une évolution des conditions de travail. Un effort important a été réalisé en termes de limitation du port de charge. Un certain nombre d'actions de prévention ont été mises en place, notamment par la Cnam.

Dans le même temps, nous constatons une hausse notable de la souffrance psychique à partir de 2010. Nous devrions réaliser une actualisation pour voir si cette tendance se prolonge après 2016.

Avant de conclure, je me permets de vous présenter une ouverture. Aujourd'hui, nous discutons principalement de la grande distribution alimentaire et de l'entretien. Nous n'avons malheureusement pas mené de travaux sur ce dernier secteur, mais il pourrait faire l'objet d'une plaquette ou d'une analyse dans notre programme de travail. Il me semblait intéressant d'illustrer mon intervention avec d'autres travaux. Nous réalisons à chaque fois des analyses genrées. Nous avons récemment publié une plaquette sur des résultats qui concernent les femmes aides à domicile. Nous constatons qu'elles sont plus âgées, plus souvent à temps partiel, et sont exposées à des contraintes physiques ou biomécaniques très fortes, notamment de port de charge. Elles sont également soumises à une exposition à des produits chimiques, en particulier des agents nettoyants, et à des agents biologiques. Souvent, elles aident des personnes malades, et sont ainsi potentiellement exposées à des agents infectieux. Elles présentent plus souvent des affections de l'appareil locomoteur - des TMS -, des allergies cutanées ou respiratoires en lien avec les produits. Enfin, elles supportent plus fréquemment de souffrance psychique.

Nous avons publié une deuxième plaquette faisant écho à la première table ronde, concernant les professionnels de la santé humaine et de l'action sociale. On retrouve chez ces femmes une tendance durable et historique à plus de TMS. C'est un métier très dur. Les salariées en santé humaine souffrent également de plus d'irritation et d'allergie. On observe en outre une forte hausse de la souffrance psychique, avec les tensions de l'activité hospitalière notamment.

Le 18 avril prochain, nous sortirons des résultats avec une profondeur historique de 2012 à 2018. Je ne manquerai pas de vous les faire suivre.

Je terminerai mon intervention par deux points d'attention. Souvent, l'inégalité de genre se double d'une inégalité sociale de santé. Les aides à domicile, les salariées de la santé humaine et de l'action sociale ainsi que de la grande distribution sont les femmes ouvrières ou employées, plus impactées que les professions intellectuelles ou cadres. On identifie un vrai gradient social doublé de cette inégalité de genre.

Enfin, ce programme est le seul, en France, qui permet de mesurer et de quantifier la sous-déclaration. Environ 75 % des TMS, qui correspondent à un tableau de maladie de professionnel existant, ne font pas l'objet d'une déclaration. Les raisons souvent invoquées voudraient que le salarié ne connaisse pas le dispositif de réparation, qu'il le refuse pour conserver son emploi, par exemple, ou en raison d'une non-satisfaction des critères permettant de remplir les conditions du tableau de maladies professionnelles.

Annick Billon, présidente. - Je vous remercie. Je donne la parole à François-Xavier Devetter, professeur des universités à Lille et auteur d'un ouvrage consacré aux emplois de la propreté.

François-Xavier Devetter, professeur des universités au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). - Je précise que je suis également membre de l'Institut de recherche économique et sociale (Ires), depuis peu.

Je vous parlerai des métiers de la propreté, et plus spécifiquement du secteur de la propreté. Il est scindé en deux volets importants, bien que nous puissions si nous le souhaitions le diviser davantage : les salariés relevant des prestataires de service, dans les entreprises de la branche, et ceux qui se chargent de l'entretien, du nettoyage et de la propreté au sein d'une entreprise, d'une administration, qui ne relèvent pas de la branche propreté. Ils connaissent des conditions de travail et de santé différentes. Je n'aurai pas le temps d'entrer à chaque fois dans le détail de ces différences, mais nous y reviendrons éventuellement.

Mon intervention se déroulera en quatre points. Je commencerai par deux brèves illustrations, dont la valeur dépasse la simple dimension anecdotique, avant de pointer quelques chiffres ou quelques données statistiques qui rejoindront ce qu'a dit mon prédécesseur Guillaume Boulanger. Je m'arrêterai ensuite un instant sur les raisons qui expliquent, selon moi et selon mes collègues qui ont mené ces recherches, pourquoi nous sommes dans cette situation. Je terminerai par quelques pistes de réflexion.

Ma première anecdote renvoie à un échange sur les réseaux sociaux entre Philippe Jouanny, président de la Fédération des entreprises de propreté, et Alexandre Bellety, chef d'entreprise de ce même secteur. Le second a posté un court message sur ses réseaux, disant « Dans la propreté la pénibilité est forte, dans l'hôtellerie la pénibilité est très forte ». Philippe Jouanny lui répond très rapidement « Dans la propreté la pénibilité forte... depuis quand ? Vous avez une statistique ? Je suis preneur. » ; s'en suit un smiley interrogatif face à cette position très forte de son collègue. M. Bellety renvoie alors aux publications de la Dares, du ministère du travail, ce à quoi M. Jouanny répond que ces statistiques sont contestées par la Fédération des entreprises de la propreté et que, je cite, « par ailleurs, il n'y a pas de notion de pénibilité inscrite dans la nomenclature actuelle des métiers référencés comme pénibles ». Cet échange nous rappelle combien la pénibilité est une question de convention sociale, de discussion, et une question sociopolitique au-delà d'une stricte observation. Je retiens aussi de ce qui été présenté plus tôt que l'on pourrait peut-être considérer l'existence de métiers à caractère pénible, et non pas directement pénibles au sens juridique du terme.

La deuxième histoire est celle de Badia, 50 ans, agent d'entretien depuis vingt ans. Elle travaille le matin de 6h30 à 9 heures pour une société, puis de 14h30 à 20 heures pour une autre société. Le 31 décembre de l'année dernière, le chantier de l'entreprise du matin est repris par la société de l'après-midi. Un premier problème apparaît : son temps de travail cumulé dépasse le temps plein. L'entrepreneur refuse donc de reprendre intégralement son contrat. Après des pressions et difficultés, elle finit par abandonner une partie de ses heures de travail. Le problème majeur, pour nous, n'est pas là. Le second souci survient quelques jours plus tard : le 5 janvier, Badia est victime d'un accident du travail. Aujourd'hui, trois mois plus tard, elle n'est toujours indemnisée que sur la base de son premier contrat de travail, ou de ce seul contrat de travail, celui de 12h30 par semaine. Elle ne perçoit donc que 400 euros mensuels depuis janvier, alors qu'elle occupait normalement un temps plein.

La prise en charge des accidents du travail par l'Assurance maladie dans ce secteur est rendue particulièrement complexe par l'organisation économique du travail, et notamment par la sous-traitance.

Nous pouvons compléter ces deux histoires par des statistiques, nombreuses. On l'a évoqué précédemment, comme pour la grande distribution, il est difficile de dénombrer le nombre de salariés. Selon les sources, ils seraient entre 300 000 et 800 000. Comptons-nous les postes, les personnes, les temps pleins, les salariés présents tout au long de l'année, les contrats courts ? Ces éléments renvoient à une précarité forte, qui constitue un défi, y compris pour les analyses statistiques.

Le secteur compte deux tiers - si ce n'est plus - de femmes, et environ 40 % d'immigrés. Là aussi, les décomptes sont difficiles. Une forte concentration est observée en Ile-de-France. La moyenne d'âge est élevée, dépassant les 49 ans, soit au moins huit ans de plus que la moyenne des actifs.

Toutes les enquêtes statistiques, et notamment celles de la Dares sur les conditions de travail ou de l'enquête Sumer, renvoient à un état de santé déclaré « mauvais », à des inaptitudes fréquentes. Selon l'enquête « emploi », entre 60 et 62 ans, ce sont 50 % des salariés ou anciens salariés de la propreté qui déclarent des limitations pour effectuer les gestes de la vie quotidienne, contre un peu moins de 30 % pour l'ensemble de la population active. Les licenciements pour inaptitude sont fréquents, voire très fréquents. Les nettoyeurs représentent à eux seuls environ 7 % des licenciements pour inaptitude, alors qu'ils ne représentent dans la même base de données que 1,7 et 1,8 % des CDI. Cette situation s'explique évidemment par une exposition à de multiples mauvaises conditions de travail. Nous avons parlé de poly-exposition tout à l'heure. 96 % des sondés déclarent des postures debout prolongées. Plus des deux tiers déclarent des mouvements douloureux ou des postures pénibles. On peut aligner ici des chiffres bien connus. Le risque chimique est également très présent et mal mesuré. En revanche, les études épidémiologiques montrent des problèmes respiratoires et dermatologiques largement surreprésentés dans ces populations. La plupart de ces études sont plutôt internationales. Je pense que ma collègue reviendra plus précisément sur cette question. Les difficultés sont également d'ordre temporel : des journées hachées, une densité de la journée de travail faible. Si on rapporte le temps de travail payé à l'amplitude de la journée de travail, on avoisine 60 % de travail payé. Ce taux est similaire pour les aides à domicile. La journée est poreuse. Nous observons en quelque sorte une sous-rémunération du temps dédié au travail, qui n'est pas au sens strict un temps de travail.

Les horaires sont atypiques, mais sont dans leur immense majorité non dérogatoires. De la même façon que les maladies, la pénibilité fait l'objet d'une définition juridique. La nuit également. Les salariées travaillent en horaires décalés, pénibles pour la vie familiale et la santé, mais pas entre minuit et 5 heures du matin. Elles ne perçoivent donc pas les compensations adéquates et qui correspondent au travail de nuit.

Les difficultés psychosociales sont également nombreuses. L'isolement est extrêmement marqué. Le management est souvent marqué par la discipline.

Le dernier risque présentant un impact important sur la santé est le risque de pauvreté. Les rémunérations horaires sont faibles - plus ou moins au niveau du Smic - pour des temps partiels. Selon les sources, entre un tiers et la moitié des salariées sont des travailleuses pauvres. L'ensemble des travailleuses de la propreté constitue le paquet le plus important de ces travailleurs pauvres.

Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Les salariées concernées sont souvent rejetées de la communauté de travail du site sur lequel elles interviennent. Elles sont déléguées, voire reléguées à des prestataires spécialisés. Qui dit prestataire dit « faible marge de manoeuvre » et « obligation de faire pression sur les salariés pour retrouver ces marges financières ». À titre d'illustration, j'évoquerai un bâtiment pour lequel il était prévu, en 2006, 22h30 de nettoyage quotidien pour l'entretenir. Aujourd'hui, en 2023, seules 12h30 de nettoyage sont prévues. Cette règle est assez courante. Le renouvellement des marchés engendre une diminution du volume de travail accordé pour des bâtiments qui - sauf vérification - n'ont pas tendance à se réduire avec le temps. Ce doublement des cadences est évidemment pénible pour les salariés.

Le caractère « spécialisé » de l'activité implique également une absence de diversité des métiers et des tâches, et une impossibilité de reclassement lorsque l'on a des TMS. Souvent, le licenciement pour inaptitude s'impose. Dans ce contexte, les salariés craignent la médecine du travail, qui est perçue comme une autorisation à travailler plutôt que comme un soutien, comme un outil de contrôle plutôt que d'accompagnement.

On peut ajouter que le fonctionnement de cette branche via l'article 7 de la convention collective des entreprises de propreté (CCN n° 3043), qui organise les transferts conventionnels, fait disparaître la notion d'employeur et sa responsabilité, y compris en matière de santé.

Enfin, quelles évolutions envisager ? J'en mentionnerai trois. Nous identifions un enjeu essentiel sur les rémunérations, et donc sur les temps de travail. Je le dirai très simplement : quand on nettoie, 28 heures de travail par semaine correspondent à un temps plein en termes d'usure professionnelle. Le calcul du temps devrait ainsi probablement être modifié.

Ensuite, j'évoquerai les conditions de travail au sens propre, et l'enjeu principal que constituent les cadences. Elles sont aujourd'hui d'une opacité totale, alors qu'elles sont relativement objectivables. Au-delà de 300 m² à l'heure, le travail n'est pas soutenable.

Enfin, le dernier enjeu concerne l'exclusion, l'invisibilisation des salariées. Elles pourraient le plus souvent être réintégrées dans la communauté de travail, couvertes par la commission de santé et sécurité au travail ou la convention collective du donneur d'ordre. Elles pourraient également le plus souvent travailler en journée.

Ces transformations concernent les employeurs, mais également les donneurs d'ordres. Les pouvoirs publics, à ce titre, représentent environ un tiers du chiffre d'affaires du secteur. Une circulaire de mars 2022, portant sur l'achat public responsable, constitue une avancée. Pour autant, elle reste peu appliquée et n'est suivie que de peu d'éléments concrets. Pourtant, pour une partie des salariés, les pouvoirs publics sont, en tant que donneurs d'ordre et régulateurs, les détenteurs de l'intégralité des leviers pour améliorer la situation de ces travailleurs.

Annick Billon, présidente. - Merci à vous. Je me tourne vers nos deux dernières intervenantes, Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé et spécialiste des sujets de santé au travail, co-auteure d'un rapport sur l'identification et la prévention des expositions aux cancérogènes dans les produits de nettoyage et qui a également travaillé sur les conditions de travail des femmes en grande surface. Vous êtes accompagnée de Marie-Christine Limame, ancienne infirmière du travail et membre, comme vous, du Giscop 84 qui travaille sur les cancers d'origine professionnelle.

Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé. - Merci. Je vous parlerai aujourd'hui de l'invisibilisation du travail, des travailleurs et des maux du travail dans ces activités de nettoyage, en prenant le relais de l'exposé précédent. Mon propos se composera de quatre axes : un travail invisible et des risques ignorés ; la démarche de recherche des Giscop visant à briser l'invisibilité des cancers professionnels ; l'expertise des parcours professionnels pour identifier les expositions à des cancérogènes avérés ; et les inégalités de genre liées à la question du nettoyage.

Le travail est invisible, car il est sous-traité, qu'il dépend des rythmes de travail des salariés du donneur d'ordre, qu'il est précaire ou à temps partiel. C'est un travail majoritairement confié aux femmes, en raison de la division du travail.

Les risques sont ignorés. La Dares a mené un ensemble d'enquêtes permettant tout de même de pointer le risque chimique, en particulier. Au moins 61 % des salariés des métiers du nettoyage y sont exposés. Je dis au moins en raison de cette invisibilité sur laquelle nous travaillons.

Les Groupements d'intérêt scientifiques sur les cancers d'origine professionnelle (Giscop) réunissent un certain nombre d'institutions se regroupant pour soutenir institutionnellement, scientifiquement et financièrement un programme de recherche sur un sujet ne faisant pas partie des thématiques officielles de la recherche scientifique. Depuis 2002, ce programme existe en Seine-Saint-Denis sous la forme d'une enquête permanente auprès de patients atteints de cancers respiratoires et urinaires. Nous travaillons avec des services hospitaliers. Nous avons reconstitué les parcours professionnels de 1 200 patients atteints de cancers primitifs dans ces services.

Le Giscop 84 travaille quant à lui depuis 2017 sur les cancers hématologiques. Nous travaillons avec le Centre hospitalier d'Avignon sur les hémopathies cancéreuses.

Cette démarche est partie du constat d'une triple invisibilité des cancers d'origine professionnelle, à commencer par l'ignorance toxique. Énormément de substances sont mises en milieu de travail et de production sans avoir été testées pour la toxicité. On estimait au début des années 2000 à moins de 10 % le nombre de substances évaluées, en comprenant les mélanges. Cette ignorance toxique est plus forte pour les femmes que pour les hommes. J'y reviendrai plus tard.

Nous observons également une invisibilité physique. La plupart des cancérogènes ne sont pas perceptibles pour ceux qui les manipulent ou les respirent ; une fibre d'amiante ne se voit pas, le benzène est inodore. De nombreuses substances toxiques sont imperceptibles. Ainsi, cette invisibilité physique contribue à maintenir les travailleurs dans l'ignorance. J'aurais de nombreux exemples à vous fournir, mais je n'ai pas le temps de les exposer.

Enfin, l'invisibilité sociale correspond au fait qu'il n'y a pas de véritable traçabilité des expositions en milieu de travail. Elle est également percutée par l'importante sous-déclaration des cancers professionnels, mais aussi d'autres maladies professionnelles qui pourraient alerter sur ce risque de cancer.

Dans nos enquêtes, le cancer est appréhendé comme un évènement sentinelle pour chaque patient. On considère que la maladie permet d'accéder en rétrospectif aux expositions professionnelles subies et aux cancérogènes avérés. Un premier temps de reconstitution des parcours professionnels est suivi de leur analyse par un collectif d'experts des conditions de travail, de la toxicologie, de l'ergo-toxicologie. Ces collectifs multidisciplinaires permettent d'identifier les cancérogènes auxquels les salarié.es ont été exposés dans chaque poste de travail.

Les données que je vais vous communiquer résultent de cette expertise. S'en suit une phase prospective. Les experts se prononcent sur la possibilité ou non pour le patient de faire une déclaration de maladie professionnelle. L'équipe assure un suivi de la procédure de déclaration-reconnaissance ce qui permet aussi d'en analyser les difficultés et les obstacles.

D'un point de vue structurel, les grandes tendances que nous retrouvons dans ces deux enquêtes, qui concernent maintenant 1 600 patients environ, nous montrent que les parcours de ceux-ci sont massivement marqués par la précarisation sociale de l'emploi, du travail et de la santé. Nous observons également une fréquence du travail ouvrier sous-traité, notamment dans les fonctions de maintenance, de nettoyage et de gestion des déchets. Plus de 85 % des patients concernés par nos enquêtes ont en outre été massivement exposés à des cancérogènes, avec une prédominance de la poly-exposition. Ainsi, ils ont parfois été confrontés à dix ou quinze cancérogènes au cours de leur parcours professionnel.

J'ai choisi de focaliser mes résultats sur ce qu'il se passe dans le Vaucluse, car ce sont les données les plus récentes dont nous disposons. Elles sont genrées, ce qui nous permet de voir comment se construit l'invisibilisation des cancers professionnels chez les femmes. Les patients inclus correspondent à tous les patients dans la file active du service. Nous avons pu expertiser 318 parcours sur 555 patients inclus. L'écart est souvent lié à la gravité de la maladie qui rend impossible l'entretien avec le malade. Les parcours de 188 hommes et 130 femmes ont été expertisés, ce qui correspond à un sex-ratio de 1,5 environ. On s'est aperçu que la connaissance des risques toxiques était moindre chez les femmes, car il n'y a que très peu d'épidémiologie. Je dirais que nous remarquons une extrapolation de l'épidémiologie des hommes vers les femmes. Aucune étude ne lie les métiers du nettoyage et le cancer. Des études ont été réalisées au Canada et en France pour montrer qu'il existe un immense déficit de connaissances épidémiologiques et toxicologiques sur les métiers féminins.

À partir de la connaissance des expositions, nous observons 126 orientations vers une déclaration de maladie professionnelle pour 188 parcours expertisés chez les hommes, contre seulement 38 orientations pour 130 parcours expertisés chez les femmes. Dans l'engagement dans la déclaration, nous constations, en outre, que les femmes hésitent beaucoup plus. En reconnaissance, nous observons encore un déficit supplémentaire, le sex-ratio s'élevant alors à 11,5.

Les hommes et les femmes n'occupent pas les mêmes places dans la division sociale du travail. Nous observons une invisibilisation des risques cancérogènes dans le travail des femmes, et une invisibilité de leurs cancers professionnels. Nous avons également identifié un énorme angle mort : le nettoyage, qui regroupe une population à 90 % féminine. C'est ce qui a motivé la création du groupe de travail nettoyage au Giscop 84, avec des experts et des membres de l'équipe, pour rechercher les expositions cancérogènes en réalisant une veille documentaire et des analyses de produits, et pour revenir sur la connaissance des parcours de travail et d'exposition.

S'agissant des substances, la première démarche initiée sur 18 à 24 mois montre la présence de sept cancérogènes, parmi lesquels le formaldéhyde, l'un des produits les plus utilisés dans le nettoyage. Il a été interdit en 2018, mais remplacé par des produits contenant des « libérateurs de formaldéhyde ». Ainsi, bien qu'elle ait fortement diminué, l'exposition reste présente. Or un cancérogène est une substance avec absence de seuil de toxicité. Le formaldéhyde est là. Dans des situations de co ou poly-exposition, sa présence joue certainement un rôle dans la possibilité de développer un cancer.

Je ne détaillerai pas les sept substances, mais la silice est très présente dans l'Ajax, le Cif et un certain nombre de produits pour lesquels des substituts seraient possibles. Elle figure sur le tableau n° 252(*) des maladies professionnelles. C'est un des polluants les plus connus depuis deux siècles. L'oxyde d'éthylène est quant à lui utilisé dans la stérilisation des dispositifs médicaux, en milieu hospitalier notamment, mais pas uniquement. Je pense notamment à Tétra Médical, une entreprise d'Annonay qui a stérilisé pendant des années avec ce produit. Sachant que la contamination des lieux de travail par le gaz d'oxyde d'éthylène a été très présente, le nettoyage est évidemment concerné par la pollution extensive dans cette entreprise. Le nettoyage était effectué dans des lieux où étaient entreposés les objets stérilisés pour un dégazage. On a observé des cancers, y compris parmi les salariées en charge du nettoyage. Nous allons tenter de les faire reconnaître en maladies professionnelles.

Rien que sur ces trois cancérogènes, la situation est très préoccupante du point de vue de l'exposition ignorée des travailleuses du nettoyage.

S'agissant de la connaissance des activités de travail et d'exposition, la multiplicité des produits utilisés et les mélanges peuvent occasionner des effets de synergie. À l'utilisation de produits interdits, notamment dans le ménage à domicile, aux caractéristiques propres des activités de travail exposantes, s'ajoutent des dimensions des conditions de travail qui peuvent jouer un rôle important sur la contamination par des cancérogènes, telles que des postures, de la respiration ou des contacts cutanés, un travail confiné.

J'évoquerai également les co-expositions et expositions successives. Il y a les produits de nettoyage mais aussi les surfaces nettoyées. J'attire ici votre attention sur l'amiante. La situation est catastrophique du point de vue de l'exposition à ce minéral des travailleuses du nettoyage à travers les sols amiantés appelés dalami, que l'on retrouve dans de nombreux locaux publics, y compris des écoles ou hôpitaux. L'usage des mono-brosses remet en suspension, dans l'air, des fibres d'amiante. Dans ce cas, les nettoyeuses devraient porter les équipements spécialisés utilisés sur les chantiers de désamiantage. Malheureusement, nous n'avons pour l'heure pas obtenu que la Direction générale du travail (DGT) se prononce sur le sujet. Seule une recommandation de la Cnam porte plus ou moins sur cet aspect. L'usage des mono-brosses sur des sols amiantés devrait pourtant être interdit. Il nous serait donc utile que votre délégation se prononce à ce propos.

En conclusion, nos démarches montrent une identité de problèmes que l'on pourrait certainement décliner sur toutes les régions de France. Il est urgent de briser l'invisibilité du rôle du travail et de la division sociale et sexuelle du travail dans l'épidémie de cancer. Nous devons agir sur les causes de non-recours au droit à la réparation, car la situation est très préoccupante. Les femmes, ignorant les risques, sont aussi beaucoup moins favorables, pour leur cas personnel, à l'engagement dans la procédure de déclaration et reconnaissance. Même lorsque l'on essaie de les convaincre qu'il y a des risques, elles sont convaincues qu'ils n'existent pas, car elles ne peuvent pas imaginer qu'on puisse les mettre sciemment dans une situation de danger aussi grave. Elles n'initient alors pas la démarche de déclaration, même lorsqu'elles y ont droit. Enfin, dans les activités de nettoyage, la prévention est jusqu'à présent un domaine vierge, alors même que le nettoyage est un secteur dans lequel la substitution est possible. Le savon noir, parmi d'autres produits non toxiques, pourrait par exemple être utilisé. L'interdiction des mono-brosses dans le nettoyage des sols amiantés est également nécessaire. Malheureusement, concernant l'amiante, nous en avons encore pour longtemps, car il y en a partout, sachant que 80 kilogrammes d'amiante par habitant ont été importés en France. Il n'y a pas de recensement précis, mais on peut faire l'hypothèse que moins de 10 % de tout l'amiante présent a pu être enlevé.

Nous identifions également un problème d'information et de formation. Par ailleurs, il est nécessaire d'alerter les acteurs de la prévention. C'est ce que nous tentons de faire au travers des institutions membres des deux GIS, dont la Direction générale du travail, les Directions régionale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets), les inspecteurs du travail, la Caisse d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) et les services de santé au travail, mais aussi, en premier lieu, les Comité sociaux et économiques (CSE) et syndicalistes, y compris des donneurs d'ordre. Ils doivent disposer de cette information sur les dangers cancérogènes du nettoyage.

Enfin, je tiens à évoquer ici le droit au suivi médical pour les personnes exposées aux cancérogènes, mutagènes et produits toxiques pour la reproduction en activité et au suivi post-professionnel pour les personnes à la retraite. Malheureusement, ils ne sont pas mis en oeuvre.

Annick Billon, présidente. - Merci pour cette présentation extrêmement complète. Vos propos étaient très précis et détaillés.

Compte tenu de la force de frappe de communication des entreprises dans le domaine de la propreté, je m'étonne que jamais personne ne se soit préoccupé de la santé des salariés dans ce secteur. C'est assez stupéfiant. Lorsque nous voyons toutes les études menées sur l'utilisation d'autres produits, dans d'autres secteurs tels que l'agriculture, je suis surprise de constater qu'il n'existe absolument rien dans ce domaine. On sait pourtant parfaitement que ces entreprises de nettoyage utilisent de nombreux produits, avec les conséquences que vous avez pu exposer.

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Madame Thébaud-Mony, vous avez parlé des appareils mono-brosses. Vos propos m'ont interpellée. Dans de nombreuses collectivités, presque tout le ménage est réalisé à l'aide ces équipements, en partie en raison de l'influence des commerciaux. Les personnes en charge de l'entretien ont pu vivre leur arrivée comme un soulagement, comme un apport rendant leur travail plus technique, ressentant une certaine valorisation de leur métier. Je découvre qu'ils font remonter l'amiante des sols qui en ont. Vous indiquiez que ces sols dalami étaient nombreux dans les écoles. Dans ce cadre, je suis étonnée que ce sujet n'ait pas plus alerté les pouvoirs publics alors que beaucoup de personnes, dont une majorité d'enfants, les fréquentent.

Nous n'avons pas parlé des Équipements de protection individuelle (EPI). Le fait qu'on ne les propose pas aux femmes relève-t-il de la négligence du travail qu'elles effectuent ? Est-ce parce qu'il n'y a pas suffisamment de formation pour expliquer en quoi ils pourraient les protéger de ces maladies ? Nous savons que la reconnaissance des dangers de l'amiante, notamment pour les peintres en bâtiment, a demandé des décennies. J'espère que la reconnaissance des risques occasionnés par les produits aujourd'hui utilisés ne prendra pas autant de temps.

Enfin, Monsieur Boulanger, vous avez évoqué des études signifiant la baisse significative de la prévalence des TMS et le rôle de surveillance induit par les caisses automatiques de plus en plus nombreuses. Dans ces conditions, nous comptons aussi moins de femmes travaillant sur les caisses dites « historiques ». Cet élément ne contrarie-t-il pas votre étude ? Comment faites-vous la part des choses entre la baisse du recrutement et l'impact de ces caisses automatiques ?

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Je n'ai pas de question, vos exposés étant très clairs et exhaustifs. Je retiens simplement qu'il n'y a pas d'épidémiologie sur les substances chimiques utilisées dans les métiers à dominance féminine. On travaille uniquement par extrapolation à partir des métiers masculins. C'est comparable avec ce que l'on observe de manière générale en termes de santé. Nous devrions, à mon sens, noter dans notre rapport le constat selon lequel la santé est phallo-centrée.

Bien sûr, les substances cancérogènes sont celles pour lesquelles on n'a pas de seuil d'exposition. Sur toutes les substances analysées, une étude est-elle réalisée sur les femmes au foyer, qui nettoient toute la journée, pour certaines ? Ce point concerne, si ce n'est la santé professionnelle des femmes, au moins leur santé en général.

Annick Billon, présidente. - Merci, chère collègue. Peut-être que les femmes au foyer ne nettoient pas toute la journée, tout de même. Elles ont sûrement d'autres occupations très intéressantes.

Annie Thébaud-Mony. - Sur les mono-brosses, un problème préalable n'est pas suffisamment évoqué : il s'agit de l'évaluation des risques et du repérage de l'amiante avant travaux. Le Diagnostic technique amiante (DTA) a été instauré en 1996. Il devrait être à disposition de toute personne souhaitant savoir où se situe l'amiante dans le bâtiment. On pense que 85 % des écoles sont encore amiantées, quel que soit le niveau d'enseignement. Le DTA devrait ainsi être accessible. Il devrait ensuite conditionner toute démarche de travaux, y compris de nettoyage. Quand on sait qu'il y a du dalami quelque part, le repérage de l'amiante avant travaux doit être réalisé. Il a été instauré en 2012. Un dispositif similaire pour le nettoyage n'existe pas. Enfin, en situation de sous-traitance, un plan de prévention doit être établi entre le donneur d'ordre et le sous-traitant. Ce dernier n'est pas nécessairement censé savoir qu'il travaille sur du dalami. C'est donc dans le cadre du plan de prévention que cet élément devrait être évoqué, avec les éléments de protection nécessaire pour éviter l'exposition à l'amiante. Voilà l'architecture de la prévention. Maintenant, demandez à une femme de ménage qui se retrouve dans une école ou un hôpital où l'on trouve du dalami si elle en est informée. Elle ne sait même pas que ces dispositifs existent. Elle ne sait pas qu'il y a de l'amiante dans le sol.

Il est évident que dans le secteur, des équipements devraient être mis à disposition dès lors que l'on utilise des mono-brosses. À mon sens, il n'est d'ailleurs pas judicieux de s'en servir, dès lors que l'on sait qu'il y a de l'amiante. En effet, elles mettent en suspension un nuage de fibres invisibles, extrêmement nocives, parce que fraîchement émises et encore plus réactives vis-à-vis de leur toxicité. Ainsi, les équipements devraient automatiquement être mis à disposition, dans les conditions adéquates. En effet, ils sont très fatigants. Il existe des dispositions sur le temps durant lequel les travailleurs les portent. Se pose également la question des pauses mais aussi des vestiaires. On devrait être dans le cas de figure des chantiers amiantés.

Se pose ensuite la question des EPI pour les substances toxiques évoquées plus tôt. Je laisse Marie-Christine Limame exposer ce point.

Marie-Christine Limame, ancienne infirmière du travail. - J'aimerais que l'on revienne sur les principes généraux de prévention du code du travail. Les équipements de protection individuels ne devraient intervenir qu'en fin de liste. Il faudrait d'abord tout faire pour encourager la substitution, principe le plus important. Nous avons à notre disposition des produits non dangereux. Dans ce cadre, il est regrettable d'utiliser des produits irritants ou allergisants, ou cancérogènes. Ils vont agresser le système immunitaire, et ainsi favoriser le développement d'un cancer. Parmi ces substances, je peux citer des colorants pour « faire joli », ou des parfums pour « sentir bon ». Le savon noir ne présente pas ces inconvénients. En cas d'utilisation de vinaigre blanc, il suffit d'aérer un peu pour faire disparaître l'odeur. Le bicarbonate de soude ou le nettoyage vapeur sont également non-dangereux. On s'est malheureusement fait avoir depuis des décennies par les fabricants de lessive, qui ont cherché à nous vendre de beaux produits.

Vous évoquiez les femmes au foyer, je mentionnerai plus largement les consommatrices dans ce propos. Nous achetons en supermarché ou en droguerie des produits en vente libre, qui ne nous semblent pas dangereux. Cette première représentation est à combattre. Je pense également aux aides à domicile, à qui des personnes âgées exigent d'utiliser de l'eau de javel - ce qui leur est interdit -, parce qu'elles en ont une certaine représentation de produit miracle contre tous les microbes. Il faut ainsi que ces professionnelles soient formées pour argumenter auprès de la personne âgée sur les raisons de l'interdiction d'utiliser l'eau de javel. Le service d'aide à domicile doit alors également porter ce message de prévention, de sensibilisation et d'information directement auprès des bénéficiaires lorsque ceux-ci se montrent très réticents, évitant ainsi à la salariée d'être seule face à une personne qui aurait mis une bouteille d'eau de javel sous l'évier.

Les travailleuses, consommatrices et femmes au foyer sont confrontées aux mêmes difficultés. Lorsqu'elles achètent un produit en supermarché, si elles ne sont pas toxicologues, elles ne savent que le 2-bromo-2-nitropropane-1, 3-diol est cancérogène. Il y a l'étiquetage, la lecture de l'étiquette - qui n'est parfois pas visible -, et l'absence de la mention d'un produit cancérogène, car il a été décidé dans la réglementation de ne pas le noter sur l'étiquette s'il était présent à moins de 5 %. Ce taux, qui ne repose sur aucune donnée scientifique, laisse entendre qu'une présence de la substance à 6 % serait dangereuse, alors qu'elle ne le serait pas à 4 %. On invisibilise ici une donnée importante pour un produit potentiellement cancérogène. Ce faisceau d'invisibilisation nous rend démunies, raison pour laquelle les femmes ne se sentent pas légitimes à demander une reconnaissance en maladie professionnelle. Elles ont utilisé du Cif en poudre ou des berlingots de Mini-Mir, estimant que ce n'était pas dangereux. En réalité, ça l'était peut-être.

Nous travaillons sur la composition des produits disponibles actuellement, mais peinons à retrouver des informations sur le sujet pour les produits des années 1980 à 2000.

Pour ce qui est des EPI, encore faut-il qu'ils soient fournis, adaptés et portés, ce qui renvoie à la formation des personnels de nettoyage et au choix des entreprises. Il arrive que des gants soient commandés seulement en grande taille, pour correspondre à tout le monde. Pourtant, quand vos mains sont petites, les gants pendouillent, tombent, et vous ne les portez pas. Des aides à domicile n'ont pas accès aux gants stockés au siège social le week-end, lorsque celui-ci est fermé. Il arrive qu'elles aillent s'acheter elles-mêmes une boîte de gants le samedi, en dépannage. Par ailleurs, ceux qui leur sont fournis sont-ils adaptés ? Ils peuvent être poreux, auquel cas le produit pourrait les traverser, ou trop courts, et il pourra se faufiler. La cadence de changement est également à prendre en compte. Y a-t-il plusieurs chantiers, plusieurs bénéficiaires ? Peut-on se changer des pieds à la tête en sortant de chez M. Martin pour se rendre chez Mme Dupont ? Tous ces aspects doivent être étudiés.

Rappelons bien le grand principe de la substitution. Ensuite, on descend dans le détail, et on est confronté à de nombreux problèmes.

Rappelons aux employeurs leurs obligations en matière de santé et de sécurité au travail, de moyens et de résultats. Or, s'il y a des cancers, c'est que le résultat n'a pas été atteint.

Je signale enfin que les tableaux de maladies professionnelles ont été pensés au masculin pour les secteurs des mines, de la chimie ou du BTP. Il faut maintenant les penser au féminin, pour l'hôpital ou la propreté.

François-Xavier Devetter. - En effet, il faut rappeler aux employeurs leurs obligations. Pour cela, ils doivent être présents. La sous-traitance les fait disparaître. Je n'ai pas évoqué la partie domicile, mais il y aurait beaucoup à dire sur les particuliers employeurs. Ce système est une négation de l'idée même d'un employeur responsable, le plus souvent. Il n'y a pas de CHSCT, de CSE, de collectif de travail ou d'accompagnement. Les suivis médicaux, de sécurité et autres sont alors plus que défaillants. Très souvent, les choses sont renvoyées à la responsabilité individuelle et à la prise de conscience de la salariée elle-même.

Il est évident que cette prise de conscience, qui concerne les EPI, les formations, les dangers, est une première étape, mais la renvoyer au niveau individuel est très décalé. Elle est extrêmement dépendante du contexte organisationnel dans lequel s'effectue le travail. On ne sait pas forcément par soi-même, mais parce qu'on a suivi une formation ou parce qu'on a des collègues de travail, parce qu'on a eu droit à un encadrement et à un accompagnement. Encore une fois, les situations de sous-traitance ou d'emploi direct nient, par leur nature et leur mode organisationnel, ces possibilités.

À titre d'exemple, les assistantes maternelles déclaraient majoritairement en 2005, dans l'enquête « Conditions de travail », ne pas porter de charges lourdes, alors que les auxiliaires de puériculture déclaraient en porter. L'écart s'est considérablement réduit dans les enquêtes suivantes, en 2013 et 2019, en raison d'une prise de conscience progressive du fait qu'un enfant, aussi merveilleux soit-il, puisse être lourd. Il peut peser 15, 16, jusqu'à 20 kilos, même avant trois ans. Le contexte de travail et l'accompagnement de la Carsat, des syndicats et des particuliers employeurs ont permis de prendre conscience d'une pénibilité qui n'était pas vécue auparavant.

Sur les questions de nettoyage et d'usage de produits chimiques ou toxiques, cette prise de conscience est aussi très importante.

S'agissant des EPI, il n'y a pas de petits profits pour les entreprises. Elles peuvent récupérer un peu d'argent sur ces démarches.

Ensuite, j'observe un paradoxe sur les mono-brosses. Elles sont fortement utilisées, alors que la classification de la branche impose un passage automatique en AS 2, loin d'être majoritaire, lorsqu'elle est employée. Ainsi, son usage et la reconnaissance de celui-ci sont fortement décalés, parce que des répercussions en termes de coûts devraient être appliquées sur les donneurs d'ordre.

Je rappelle enfin que les coûts des inaptitudes sur l'assurance maladie, entre autres, ne sont pas intégrés dans les calculs de décision d'externalisation. On oublie que c'est bien la collectivité publique qui récupérera la dépense.

Annie Thébaud-Mony. - Je précise que tous les cancers professionnels n'étant pas reconnus sont portés au compte du régime général et de l'Assurance maladie, et ne sont pas à la charge de l'employeur. Or moins de 0,5 % des cancers sont reconnus comme maladie professionnelle.

Guillaume Boulanger. - Le code du travail organise trois types de prévention, à commencer par la prévention primaire, sur laquelle vous avez insisté, à savoir la substitution. Elle concerne les produits chimiques, mais aussi l'organisation du travail. Les activités d'entretien peuvent être réalisées la journée, pas nécessairement la nuit, de manière organisée pour moins contraindre les travailleuses. Lorsqu'on met en place de nouvelles formes d'activité - je pense ici aux caissières et employées de libre-service -, on peut mesurer et quantifier les impacts. Ce partage d'expérience me semble nécessaire, avec d'autres secteurs. Il est important de changer ou adapter les conditions de travail.

La prévention secondaire consiste à dire que si l'on ne peut écarter le risque, on doit s'adapter. C'est ici qu'interviennent les EPI, qui doivent en effet être adaptés. S'agissant des produits d'entretien, on pourra utiliser du savon noir dans certaines conditions, mais il ne sera pas suffisant à l'hôpital par exemple, où les agents infectieux sont plus dangereux. Ainsi, une analyse au cas par cas est essentielle. Vous évoquiez plus tôt les chantiers de désamiantage. Les masques qui y sont utilisés sont des FFP3, proposant une protection très forte. Dans le même temps, ils contraignent beaucoup le travailleur dans son activité. Ainsi, si vous réalisez une activité très physique, vous ne pourrez pas le conserver en permanence. Il faut le prendre en compte, et adapter le risque avec des moyens appropriés.

Enfin, la prévention tertiaire vise à accompagner la réparation. Encore une fois, il est primordial de sensibiliser les personnes à cette possibilité, puisque nous avons constaté une forte sous-déclaration, concernant notamment les troubles musculo-squelettiques (TMS). Par ailleurs, il n'existe pour l'heure pas de tableaux de maladies professionnelles concernant la souffrance psychique. Ainsi, des efforts doivent être fournis sur chaque type de prévention, notamment dans des secteurs touchés par la précarité, très féminisés.

Vous indiquiez que la prise en charge des pathologies est reportée sur la branche générale. Sachez qu'une commission présidée par un magistrat de la cour des comptes, tous les trois ans, dresse un bilan de la sous-déclaration. Elle demande à la branche ATMP de reverser à la branche générale son équivalent, évalué à un milliard d'euros. Si cette compensation ne change rien, dans les faits, elle correspond à une reconnaissance du problème.

J'insisterai maintenant sur l'épidémiologie, trop rare. Il est très compliqué pour le secteur de la surveillance sanitaire, les agences d'expertise ou la recherche de rentrer dans les entreprises. Nous ne pouvons le faire que sur la base du volontariat. Santé publique France peine à réaliser des études épidémiologiques dans ces sociétés. Nous émettons alors des recommandations de portage institutionnel des administrations et politiques pour assurer cette mission de surveillance par les agences d'expertise et par la communauté des chercheurs.

Madame Richer, le nombre de postes de caissières a en effet décru au fil du temps, à mesure de l'automatisation et des caisses en libre-service. Néanmoins, d'un point de vue épidémiologique et statistique, les effectifs restent conséquents. On travaille sur plus de 20 000 cas, ce qui nous permet de comparer des effectifs plus importants par le passé qu'aujourd'hui. Des méthodes statistiques nous permettent d'obtenir des données probantes et robustes. Finalement, la diminution de l'effectif ne nous contraint pas trop dans la comparaison des analyses.

Enfin, nous travaillons avec l'Observatoire de la qualité de l'air intérieur, qui mène une campagne de mesure dans 600 logements en France, ayant vocation à être représentative de toutes les habitations. Nous faisons passer un questionnaire santé et sur l'utilisation des produits d'entretien. Nous avons pour objectif d'identifier un éventuel lien entre les personnes du foyer - notamment celles qui restent au domicile toute la journée -, et l'utilisation de produits d'entretien. Ces résultats ne devraient pas être publiés avant 2025.

Annick Billon, présidente. - Merci pour ces interventions. Nous clôturons cette matinée consacrée aux métiers du care, de la grande distribution et de la propreté, avec des informations extrêmement précieuses, portant notamment sur l'invisibilité, les techniques et le déficit de reconnaissance des maladies professionnelles. N'hésitez pas à nous envoyer des informations complémentaires qui viendront étayer notre rapport.

Marie-Christine Limame. - Je terminerai sur une bonne nouvelle. Les pays nordiques se sont penchés sur le travail de nuit dans le secteur du nettoyage, à cause du risque cancérigène. Le travail a été modifié et transformé, et le ménage se fait désormais en journée.

Annick Billon, présidente. - Pour avoir entendu les représentants des entreprises de propreté, cette piste me semble être une solution pragmatique, qui devrait pouvoir être mise en oeuvre. À l'heure où nous avons besoin de relations sociales, après la crise du covid, cela me semblerait d'ailleurs être bénéfique pour tous.

Merci pour votre participation à cette deuxième table ronde. Bonne journée à tous, et merci aux rapporteures.

Audition de l'Union nationale des professions libérales (UNAPL)

(13 avril 2023)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames, bienvenue au Sénat. Nous poursuivons ce matin nos travaux sur la thématique « Santé des femmes au travail » avec nos quatre rapporteures : Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol.

Notre première audition de la matinée est consacrée aux professions libérales. Nous accueillons deux représentantes de l'Union nationale des professions libérales (UNAPL) :

- Aminata Niakaté, avocate au barreau de Paris, présidente de la commission Parité Égalité de l'UNAPL ;

- Élise N'Guyen, chargée de mission affaires économiques à l'UNAPL.

Les professions libérales sont des professions mixtes, avec une parité quasi parfaite. Les femmes sont néanmoins majoritaires dans le secteur de la santé (64 %) ainsi que parmi les avocats (57 %). Il est donc particulièrement opportun d'avoir une avocate parmi nous ce matin. Bienvenue, Maître.

Il est naturellement difficile de procéder à des généralisations concernant les professions libérales qui sont extrêmement multiples. Les risques auxquels sont exposés les professionnels libéraux sont très variés : pénibilité physique pour certains, risques psychosociaux liés à des contacts avec le public pour la plupart, nombreux phénomènes de stress et de burn out, en particulier pour les libéraux, chefs d'entreprise ou micro-entrepreneurs.

Certaines problématiques sont communes aux professions libérales. Je pense à trois sujets en particulier, à commencer par celui des politiques de prévention. En effet, les professions libérales n'ont pas accès aux mêmes campagnes de prévention et d'information que les salariés, qu'il s'agisse des risques professionnels ou de prévention en matière de santé en général. Un décret du 26 avril 2022 a prévu que chaque service de prévention et de santé au travail interentreprises propose aux travailleurs indépendants une offre spécifique de services en matière de prévention des risques professionnels, de suivi individuel et de prévention de la désinsertion professionnelle. Qu'en est-il, en pratique, de la mise en oeuvre de ce décret ?

Un deuxième sujet crucial pour les professionnelles libérales est celui de la grossesse. Les travailleuses indépendantes bénéficient bien d'un congé maternité aligné sur celui des salariées depuis 2019, mais en pratique, elles peinent à s'arrêter de travailler pendant seize semaines. Le montant des indemnités versées n'est souvent pas à la hauteur de la perte de revenus engendrée par l'arrêt de travail.

Enfin, plus largement, la question de la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale chez les professionnelles libérales est déterminante s'agissant de leur équilibre personnel, et donc de leur santé psychique et physique.

Dans ce contexte, il était important que nous nous penchions sur les préconisations possibles pour avancer sur ces trois sujets.

Je laisse sans plus tarder la parole à nos deux interlocutrices de l'UNAPL. Je vous laisse vous organiser pour vos prises de parole. Les rapporteures, sénatrices et sénateurs pourront ensuite vous interroger s'ils le souhaitent.

Aminata Niakaté, avocate au barreau de Paris, présidente de la commission Parité Égalité de l'UNAPL. - Merci beaucoup Madame la Présidente, Mesdames les rapporteures, Mesdames et Messieurs les Sénatrices et Sénateurs. Je vous remercie de vos questions sur cette thématique essentielle qu'est la santé au travail des professionnelles libérales.

La santé est ici entendue au sens large de la définition de l'OMS. Il s'agit d'un état de bien-être physique, mental et social. Cette thématique pose une question aux professions libérales, à ces entreprises de proximité spécialisées dans le soin et dans l'accompagnement quotidien de leurs patients et de leurs clients. Cette question, que j'emprunte au syndicat des femmes chirurgiens-dentistes, est la suivante : qui prend soin de nous ? Nous sommes en quelque sorte des cordonniers mal chaussés. Nous avons tendance à prendre soin des autres, de nos clients, de nos patients, de notre famille, de nos enfants ou de personnes en situation de dépendance. Nombre d'entre nous, professionnelles libérales, sont des aidantes. Nous avons tendance à négliger notre santé, tiraillées entre ces différentes préoccupations.

La France compte 1,7 million de professionnels libéraux. L'Union nationale des professions libérales (UNAPL) est une organisation patronale représentative créée en 1977 par le regroupement de divers syndicats représentatifs des professionnels libéraux. Nous sommes répartis en trois principales familles d'activités. Dans le secteur de la santé, on compte des médecins, des pharmaciens, des dentistes, des sages-femmes. Dans le secteur du droit, on retrouve les avocats, les notaires, les commissaires de justice. Enfin, la troisième catégorie est un peu plus large. Qualifiée de « technique et cadre de vie », elle regroupe les experts-comptables, les architectes, les agents d'assurance, les guides touristiques, les interprètes ou encore les conseillers financiers. Notre organisation fédère 68 membres au niveau national.

Les femmes en profession libérale sont majoritaires dans le secteur de la santé. Elles constituent 64 % des chefs d'entreprise. Dans le secteur juridique, elles représentent 57 % de la population. Elles sont minoritaires dans le secteur technique et cadre de vie - à hauteur de 41 %. On compte 40 % de médecins femmes - elles choisissent plutôt le salariat. En structure libérale, on compte 58,5 % d'hommes. Parmi les chirurgiens-dentistes, on trouve 53 % de femmes. Elles sont 54 % chez les pharmaciens, et 71 % chez les auxiliaires médicaux, métier qui se féminise beaucoup. Chez les vétérinaires en libéral, la tendance s'inverse. On y compte 42 % de femmes contre 57,7 % d'hommes. Enfin, les métiers techniques rassemblent moins de femmes. Les agents d'assurance sont des hommes à 80 %, et les experts-comptables, 75 %. On observe évidemment des disparités d'une profession à l'autre.

Je me permettrai de dresser un focus sur les avocats, ma profession, qui compte une majorité de femmes. Elle a vocation à se féminiser, puisque les écoles d'avocats sont fréquentées par 70 % de femmes. On dit que les professions qui se féminisent sont celles qui se paupérisent. Pour information, un avocat peut exercer sous différents statuts, en tant que collaborateur ou en tant qu'associé. Un associé est installé, tandis qu'un collaborateur travaille pour un autre avocat. On compte 32 000 avocats à Paris, dont 17 800 femmes et 14 600 hommes. On recense 8 500 collaboratrices contre 4 760 collaborateurs. Ainsi, les femmes avocates ont plutôt tendance à travailler pour d'autres avocats. Chez les associés, la tendance s'inverse, puisqu'ils sont 5 600 hommes, contre 3 900 femmes. Les femmes sont relativement marginalisées dans l'accès à l'association.

Nos organisations disposent de quelques chiffres ci et là mais nous manquons de données sexo-spécifiques relatives à la santé au travail des professionnelles libérales. Ce constat ouvre une première piste de préconisations pour mener à des analyses plus fines de la situation des professionnelles libérales au travail.

En tant que professionnelles libérales, nous exerçons sous divers statuts, en société d'exercice libéral ou en société commerciale. La plupart d'entre nous exercent seules ou sous le statut de travailleur indépendant. Ce statut est plus vulnérable, puisque l'activité repose entièrement sur le chef - ou la cheffe - d'entreprise, qui peut être confronté à la maladie, au stress, aux troubles du sommeil, au burn out, au mal de dos dû à une mauvaise posture ou une position assise prolongée, ou à une station debout exacerbée. Les pharmaciens sont debout toute la journée, par exemple. Quand on s'arrête pour cause de maladie, on ne facture plus. On ne gagne pas d'argent. L'arrêt est donc perçu comme une journée de travail perdue. Les professionnels libéraux peinent donc à s'arrêter.

Les professionnels libéraux ne touchent des indemnités journalières que depuis 2021. Le covid a permis de lancer ce débat. Avant cela, les périodes de carence qui s'appliquaient ne permettaient pas de s'arrêter. Les indemnités journalières que nous touchons ne suffisent pas pour faire face à nos charges sociales et frais de fonctionnement de nos exploitations, de nos entreprises libérales.

S'agissant de la prévoyance invalidité, handicap et décès, nous sommes confrontés à des délais de carence de 90 jours en moyenne. En pratique, il est extrêmement rare que l'on s'arrête plus de quinze jours, à moins d'être vraiment cloués au lit par la maladie. Nos clients ne nous attendent pas pour changer d'avocat ou de prestataire, malheureusement. Il nous est donc assez difficile de nous arrêter.

Nos organisations membres nous font également savoir que les femmes professionnelles libérales souffrent, dans de nombreuses professions, d'un manque de reconnaissance professionnelle de la part de leurs pairs. Dans le secteur médical, par exemple, les sages-femmes n'étaient pas reconnues comme une profession libérale avant de parvenir à faire évoluer leur statut grâce à la loi n° 2023-29 du 25 janvier 2023. Leurs rapports avec les médecins étaient un peu compliqués. De la même manière, les infirmières souffrent d'un problème de reconnaissance dans le corps médical, tant vis-à-vis des autres professionnels de la santé que dans les négociations avec le Gouvernement pour faire évoluer les différents textes dans l'intérêt de leur profession. Dans mon métier, on trouve également de nombreuses avocates confrontées à des situations difficiles face au plafond de verre ou dans l'accès à l'association. Ces obstacles sont facteurs de stress.

Souvent, on s'installe, et on renonce à l'association. En moyenne, les revenus d'une avocate installée et ceux d'une avocate associée peuvent varier de un à cinq. Les hommes ont tendance à gagner deux fois mieux leur vie tout au long de leur carrière.

Le meilleur moyen d'obtenir une vraie protection sociale et d'éviter une perte de revenus consiste à souscrire volontairement et individuellement un contrat de prévoyance. Celui-ci permet généralement de faire face aux risques majeurs que sont :

- l'incapacité de travail, c'est-à-dire un arrêt maladie important, qui empêche le professionnel de retravailler correctement, voire qui l'empêche complètement de reprendre son activité ;

- l'invalidité ; au sens de la Sécurité sociale, il s'agit d'une impossibilité physique et/ou intellectuelle permanente, partielle ou totale, de reprendre une activité professionnelle normalement ;

- le décès ou la Perte totale et irréversible d'autonomie (PTIA).

Les régimes de sécurité sociale des professions libérales sont les meilleurs arguments de vente des assureurs. Les professionnels libéraux ont besoin d'une meilleure couverture sociale, mais ce sujet fait aussi débat entre nous. En effet, nous craignons un alourdissement de nos charges sociales car, qui dit « prestations supplémentaires » dit « charges supplémentaires ». C'est un cercle vicieux.

Madame la Présidente, vous m'interrogiez sur la médecine préventive. La surveillance de la santé et la prévention des risques professionnels des libéraux représentent un enjeu très important. Ils peuvent passer par la mise en place d'un dispositif d'écoute. Certaines professions ont mis en place des mécanismes de remplacement, notamment dans les professions médicales. D'autres métiers s'y prêtent beaucoup moins. Nous le demandons chez les avocats, mais il est compliqué de mettre en place les suppléances.

Le décret du 26 avril 2022 prévoit une offre de services spécifique en matière de prévention pour les indépendants. Ce texte est très méconnu des professions libérales. La médecine du travail peine en outre déjà à absorber les demandes et les besoins pour les salariés, faute d'effectifs et d'attractivité de ces métiers. La rémunération y est faible. La mise en oeuvre de ce décret est loin d'être une réalité pour les professions libérales. Par défaut, c'est l'Assurance maladie qui en a la charge. Pour le moment, le résultat est encore embryonnaire.

Vous évoquiez ensuite la parentalité des professionnelles libérales. Comme dans la population générale, les femmes sont un peu plus investies que les hommes en la matière. À l'arrivée des enfants, elles sont plus nombreuses que les hommes à interrompre leur activité ou à réduire leur temps de travail. Le travail domestique, les tâches ménagères, la préparation des courses, la charge mentale et le temps consacré aux enfants restent inégalement répartis entre les sexes. Les professionnelles libérales qui prennent leur congé maternité s'exposent à un risque de perte d'une partie de leur clientèle, et donc de chiffre d'affaires (20 à 30 %), parfois durable. On constate un effet cicatrice sur l'activité de l'entreprise. Parfois, elles s'exposent même à la perte de leur entreprise en raison du choc des maternités sur la trésorerie. À cette période, les loyers et autres charges ne disparaissent pas. Des suspensions sont possibles, mais elles ne sont pas automatiques. Les femmes ne sont pas assez informées de l'existence de ces mécanismes.

En ces occasions, dans la perspective de la maternité, de nombreuses professionnelles se réorientent vers le statut de salarié et s'éloignent de la profession. Ces carrières hachées ne sont pas sans conséquence sur la retraite.

Par ailleurs, de nombreux pères ne font pas valoir leur droit au congé paternité, ce qui laisse reposer l'accueil du nouveau-né sur leur partenaire, professionnelle libérale, qui doit alors suspendre son activité. La tension sur l'accueil de la petite enfance et le manque de place en crèche n'aident pas. Lorsqu'une professionnelle libérale doit s'arrêter pour cause de maternité, son remplacement permet de maintenir le service au public. Certaines professions l'encadrent juridiquement, notamment dans le secteur de la santé. Ce n'est pas le cas de tous les métiers.

L'harmonisation des congés des indépendants avec ceux des salariés, si elle a été intéressante, n'a pas résolu toute la problématique de maintien de l'outil de travail pendant la période particulière de la maternité. La possibilité de reprendre le travail de manière partielle est à noter, bien qu'elle mérite plus de souplesse. En effet, des jours sont imposés pour reprendre ou pour arrêter le travail. Je peux moi-même avoir une audience le mauvais jour de la semaine.

Ensuite, la maternité est l'une des premières causes de discrimination dans la profession, notamment lorsqu'on travaille pour un autre confrère. On rencontre des situations de sexisme. Je vais encore parler des avocats, mais c'est la profession que je connais le mieux. L'an dernier, le Conseil national des barreaux a mené une enquête. Dans son volet relatif au harcèlement et aux discriminations, il a relevé que les femmes étaient les plus touchées, plus particulièrement du fait de leur grossesse, et surtout lorsqu'elles exercent dans de plus gros cabinets. 61,5 % des collaboratrices sondées ont été victimes de harcèlement ou de discrimination en lien avec la grossesse, laquelle représente 30 % de l'ensemble des discriminations. On retrouve des remarques ou brimades. Un blog en ligne, Paye ta Robe - je ne sais pas s'il est encore actif - regroupe un certain nombre de propos rapportés, de témoignages édifiants d'avocates collaboratrices qui racontent leurs déboires et les remarques désobligeantes, voire violentes, dont elles font l'objet.

En termes de recommandations, la mise en place temporaire de mesures pour gérer l'arrêt total des entreprises durant la crise sanitaire a démontré qu'il était possible de maintenir la pérennité de l'outil de travail pendant un choc. De nombreuses similarités ont été observées entre les mesures demandées pour gérer le congé maternité et les aides covid. Les professionnelles libérales le demandent depuis des années. La suspension automatique et le report des charges ainsi que le versement d'indemnités journalières un peu plus élevées, la possibilité de bénéficier du chômage partiel pour leurs salariés ou la suspension des échéances de leurs prêts peuvent être cités. Durant la période de grossesse, nous sommes bouleversées dans notre corps, dans notre entreprise. Un peu de répit peut être le bienvenu dans un moment où l'on ne perçoit pas de rentrées d'argent et ou nos charges sont alourdies par l'arrivée d'un enfant. Ces éléments peuvent être facteurs de stress. La perspective de perdre son outil de travail, sur lequel on a généralement beaucoup investi avant de se mettre à son compte, peut générer un stress non négligeable.

Un débat, auquel nous n'avons pas trouvé de réponse tranchée, porte sur l'obligation ou non, pour les pères, de prendre leur congé paternité. Le sujet est très clivant. Pour autant, nous avons besoin de mesures plus fortement incitatives. La question de la conciliation entre vie privée et vie professionnelle ainsi que des impacts sur l'équilibre personnel et la santé psychique et physique des femmes reste également fortement liée à la parentalité. La difficulté à concilier le travail et la vie familiale résulte souvent d'interruptions d'activités et des obligations familiales, qu'il s'agisse de s'occuper d'enfants ou de parents dépendants.

En 2016, 28 % des professions libérales déclaraient que leurs horaires de travail ne s'accordaient pas très bien avec leurs engagements sociaux et familiaux hors du travail, contre 18 % des salariés déclarant une conciliation entre vie familiale et vie professionnelle difficile. On observe un temps de travail nettement plus long chez les indépendants, pour lesquels la moyenne de travail hebdomadaire avoisine les 50 heures, contre 36 heures chez les salariés. Le temps de travail est plus élevé chez les hommes non-salariés - 53 heures, contre 45 heures chez les femmes. Cette durée particulièrement longue du travail nous éclaire quant aux difficultés spécifiques des indépendantes en matière de conciliation. Ce n'est pas sans effet sur leur rémunération.

Ensuite, la prévisibilité des horaires est beaucoup plus marquée chez les salariés, et beaucoup plus difficile chez les indépendants, qui ont davantage tendance à travailler le soir ou le week-end. Ils sont ainsi exposés à la fatigue. Des impacts sont observés en matière d'inégalité de revenus qui persistent et s'aggravent, mais également en matière de partage des tâches domestiques. S'y ajoute un manque de reconnaissance du travail des aidants, de la maternité et de la parentalité.

Le modèle de référence du cabinet libéral est basé sur la disponibilité permanente, difficilement compatible avec la vie familiale. Les obligations de garde et d'astreinte pour certaines professions compliquent encore la situation. Des durées de travail très longues et une intensité de la charge de travail occasionnent d'importantes fatigues, des burn out. Par ailleurs, la solitude du chef - ou de la cheffe - d'entreprise peut peser sur ces hommes et ces femmes. Enfin, les professionnelles libérales sont sujettes à une grosse charge mentale et à une culpabilité de ne pas être à la hauteur.

Annick Billon, présidente. - Madame N'Guyen, vous êtes chargée de mission au sein de l'UNAPL. Souhaitez-vous compléter ces propos sur certains volets ?

Élise N'Guyen, chargée de mission à l'UNAPL. - S'agissant des politiques de prévention en matière de santé, l'assurance maladie des professions libérales a rejoint le régime général en 2018-2020. Elle conserve tout de même une certaine autonomie. C'est dans ce cadre que l'on a pu constater une amélioration des prises en charge des situations de maladie. L'apparition des indemnités journalières après le Covid a pu en être facilitée.

Concernant plus spécifiquement les accidents du travail et les maladies professionnelles, nous observons un impensé vis-à-vis des professions libérales. Il existe une assurance volontaire et individuelle auprès de la Caisse primaire d'assurance maladie (CPAM), mais elle ne nous semble pas très accessible. Le professionnel libéral doit par ailleurs engager cette démarche volontairement.

Pourtant, plusieurs études assez récentes montrent que ces populations sont sujettes à de la pénibilité au travail. Par exemple, la Caisse de retraite des paramédicaux libéraux (Carpimko) fait état de risques musculo-squelettiques, d'hyper-stress et de risques psychosociaux. Le Conseil national des vétérinaires rapporte des burn out, des idéations suicidaires élevées et une santé physique dégradée. Les chirurgiennes dentistes font état de troubles musculo-squelettiques et de burn out. Il serait peut-être temps de se pencher sur ces symptômes.

Le schéma de l'assurance maladie des professions libérales s'est construit sur un statut stable du professionnel ou de la professionnelle, sur des positions du marché du travail stables, qui ont pourtant été mises à mal ces dernières années. Actuellement, on remarque que les cycles de vie professionnels sont beaucoup plus complexes. Ils sont marqués par des phénomènes de multi-profession et de transition entre plusieurs statuts. Une professionnelle libérale peut tout à fait devenir salariée, avant de revenir vers le libéral. Elle peut s'octroyer une période d'arrêt pour faire du bénévolat. Le système de protection sociale peine à suivre ces trajectoires beaucoup plus heurtées.

Nous pouvons également évoquer des processus d'externalisation, qui concernent une grande partie des professions libérales, notamment s'agissant de la comptabilité, du conseil, de la formation ou de la digitalisation. Les grandes entreprises externalisent ces fonctions, ce qui crée un afflux de professions libérales non réglementées. Elles sont beaucoup plus sujettes aux aléas de leur marché. Elles s'installent en autoentreprises depuis 2009. Ce phénomène nous a beaucoup surpris.

Concomitamment à ce statut d'autoentrepreneur, nous avons vu émerger ce que nous qualifions d'économie des plateformes. Un phénomène d'ubérisation a touché les professions libérales non réglementées. Nous avons alors vu apparaître de faux travailleurs indépendants.

Tous ces changements sociologiques et économiques dans le secteur des professions libérales interrogent quant à l'idée d'une protection sociale plus adaptée.

Une étude plus récente, réalisée par l'Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes), a mis en lumière un préjugé assez important sur la santé des indépendants, et particulièrement sur celle des professions libérales. On pense que celles-ci sont en meilleure santé que les salariés. Or l'étude a montré un important effet de sélection. En effet, lorsque vous créez votre activité, vous êtes généralement en bonne santé, car celle-ci demande énormément d'énergie. Au travers d'études menées âge par âge, on constate que ce capital santé se dégrade plus vite. Au moment de la retraite, la consommation de soins des professionnels libéraux rejoint celle des salariés. Après la retraite, elle la dépasse.

Nous essayons de lutter contre un autre préjugé, selon lequel la création d'entreprise pour une femme en libéral serait une panacée, puisqu'elle disposerait alors de plus d'autonomie dans ses tâches pour concilier vie familiale et vie professionnelle. Ce n'est pas du tout le cas. Au contraire, ces femmes continuent à avoir une double journée. Leur charge mentale est plus importante que celle de leurs homologues masculins, qui continuent de se reposer sur leurs conjointes pour s'occuper des enfants. Ce phénomène a été démontré par Julie Landour, sociologue. Elle a mis en évidence le fait que la charge mentale des indépendantes était beaucoup plus forte que celle des salariées.

Annick Billon, présidente. - Merci Mesdames, pour ces présentations. Je laisse la parole à nos rapporteures, puis aux sénatrices et sénateur présents, s'ils le souhaitent.

Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Merci pour vos exposés.

Je reviendrai quelques secondes sur les vétérinaires, puisque c'était ma profession. Ce matin, j'écoutais une émission de radio traitant du stress et du burn out des vétérinaires ainsi que de leurs tentatives de suicide. Je suis surprise de l'évolution du métier, ainsi que de vos propos, par rapport à ce que j'ai moi-même vécu. J'ai entendu qu'après cinq ans, 40 % des jeunes vétérinaires ne pratiquent plus le métier pour lequel ils ont été formés. Je ne sais pas si c'est le cas dans les autres professions libérales également. Je n'en connais pas la raison. Je ne sais pas si elle tient à la nouvelle façon de vivre, d'accepter ou de supporter la vie.

Par ailleurs, vous évoquiez une consommation de soins plus importante pour les libéraux retraités que les autres. En connaissez-vous l'origine ? Est-ce parce que les libéraux en exercice se soucient moins de leur santé, et qu'ils ont alors plus d'examens à réaliser une fois à la retraite ? Est-ce une conséquence de la vie professionnelle ?

Par ailleurs, on entend régulièrement parler de charge mentale dans nos auditions. Je ne sais pas si elle est plus importante pour les professions libérales que pour les salariés. Je crois qu'elle tient également à la vie en général. Lorsque l'on a des enfants et une famille, il faut réussir à les gérer.

Enfin, j'aimerais entendre vos préconisations. Quelles solutions proposez-vous ? Vous avez dressé un constat sur les difficultés et la prise en charge. Le sujet de l'assurance a beaucoup évolué. Elle est volontaire, certes, mais chez les salariés, elle est déduite du salaire.

Quelles sont vos préconisations ? Nous cherchons des solutions pour améliorer la santé des femmes au travail.

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Merci Mesdames. La liste des professions libérales est diverse. Vous avez évoqué la vôtre, Madame Niakaté. En quoi pouvez-vous nous apporter des données, des spécificités qui les concernent dans leur diversité ? Notamment, vous avez évoqué la prise en charge des problématiques liées à la santé en général. Quelle est celle des femmes en particulier ?

Je rejoins également les questions posées par ma collègue.

Vous avez mentionné les accidents de travail et les maladies professionnelles, de façon très générale, encore une fois. Nous avons réalisé de nombreuses auditions, au travers desquelles ont souvent été mentionnés les troubles musculo-squelettiques et la charge mentale. Quelle différence identifiez-vous entre les salariées et les professionnelles libérales ? Nous voulons savoir en quoi être professionnelle libérale engendre des difficultés pour la santé. Merci.

Laurence Cohen, co-rapporteure. - Je rejoins les questions de mes collègues rapporteures.

Vous avez tenu des propos généralistes, qui n'étaient, à mon sens, pas genrés. Vous avez parlé des professions libérales, mettant de temps en temps l'accent sur les femmes, mais vous sembliez en réalité analyser le vécu des professions libérales. Or notre rapport est consacré à la santé des femmes au travail. C'est ce volet qui nous intéresse en particulier. J'aimerais donc que vous affiniez ce sujet. Au sein de la délégation aux droits des femmes, nous demandons des statistiques genrées pour travailler.

Aminata Niakaté. - Merci pour vos questions. S'agissant de l'importante proportion de vétérinaires quittant la profession, on observe ce constat dans d'autres secteurs, y compris dans ceux de la santé, du droit ou dans le domaine « technique et cadre de vie ». Il existe une vraie mobilité entre le statut de salarié et celui d'indépendant. Les femmes sont plus nombreuses à quitter ce dernier, notamment lors de la maternité. Elles considèrent que le salariat leur permet de l'aborder plus sereinement. La moitié des avocats quitte la profession dans les dix premières années, pour devenir juristes en entreprise, par exemple. Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à le faire, proportionnellement.

S'agissant de la consommation de soins, nos organisations nous font savoir que les femmes ont tendance à s'oublier. Plus elles ont de préoccupations, plus elles feront passer le reste avant leur propre santé, y compris psychique. Elles cachent une tristesse au long cours derrière un sourire de façade. Elles ont tendance à ne pas consulter, parce qu'il faut faire tourner les cabinets, payer les frais et les salaires. Cette charge mentale revient plus souvent dans les témoignages des femmes que chez les hommes en libéral.

En consultant nos organisations, nous avons observé un impensé s'agissant de la surexposition des femmes à certaines pathologies et souffrances au travail. Pour cette raison, nous préconisons plus d'études et de recherches, une collecte plus importante de données sexo-spécifiques dans ces métiers divers. Nous pourrons ainsi dresser une analyse plus fine sur ces professionnelles libérales.

Nous avons émis un certain nombre de préconisations au sujet de la maternité, qui constitue la principale difficulté rencontrée par les professionnelles libérales. Elle met assez souvent leur entreprise en péril. Elles renoncent à être indépendantes à cette période, parce que les difficultés s'accumulent et qu'elles ne parviennent plus à y faire face. Soutenir leur outil de travail est alors très important. Toutes les préconisations que j'évoquais plus tôt quant à la suspension des charges sociales ou des échéances de prêt, à la possibilité de recourir au chômage partiel ou aux autres aides covid que l'on pourrait transposer pour ce moment de la vie des femmes leur permettraient de poursuivre leur activité libérale. Elles sont confrontées plus majoritairement à ces difficultés.

S'agissant de la prévention, le décret de l'année passée doit être vulgarisé, et ne pas rester lettre morte. La médecine du travail a besoin de plus de moyens pour traiter le flux dans le monde du salariat. Pour l'heure, nous n'avons pas réellement vu de démarche engageante vis-à-vis des professionnels et professionnelles du libéral.

Enfin, pour revenir sur l'approche genrée, nous avons reçu beaucoup plus de retours de femmes évoquant la charge mentale et subissant le déséquilibre entre vie familiale et professionnelle. Les hommes dans le libéral sont plus flexibles, peuvent plus librement travailler le week-end ou le soir. Ils maîtrisent mieux leur emploi du temps, et ont tendance à moins laisser leur entreprise et leur outil de travail de côté pour s'occuper de leur famille, d'un enfant ou d'un parent en situation de handicap. Très souvent, c'est la professionnelle libérale qui met de côté son travail, ce qui engendre des pertes de revenu et un stress plus important lié au maintien des charges de fonctionnement.

Élise N'Guyen. - Vous nous interrogiez sur le fait que les femmes peuvent quitter la profession libérale. La sociologue Nathalie Lapeyre a mené des travaux sur la féminisation de ces professions. Elle a mis en avant l'éthos de l'exercice libéral. Le cabinet demande une disponibilité à toute épreuve du professionnel - l'étude portait à l'époque sur les hommes -, tandis que les tâches familiales et domestiques se reportaient sur la conjointe. La féminisation des professions libérales met à mal cet éthos. Les femmes du milieu n'exercent pas leur métier de la même façon que les hommes.

Dans le cadre de la grossesse des femmes médecins, l'assurance maladie leur a proposé une meilleure prise en charge des indemnités journalières, à condition qu'elles s'installent en priorité dans des zones sous dotées en matière d'offre médicale. Cette proposition n'a pas été adressée aux hommes.

Ensuite, une étude menée sur les médecins a montré que la période de la grossesse et de la maternité occasionnait une perte de revenus de 30 % pour le cabinet libéral, avec un effet cicatrice. En effet, durant les six ans de l'étude, aucun rattrapage de revenu n'a été observé. De nombreux études et graphiques mettent en outre en avant des inégalités de revenus entre les hommes et les femmes exerçant des professions libérales. On sait pourtant que la précarisation des situations professionnelles affecte la santé.

Enfin, j'évoquerai également les situations de sexisme subies par ces professionnelles, alors que les salariées sont relativement mieux protégées, du moins sur le plan légal. Les libérales doivent faire leurs preuves. Elles subissent ce sexisme de la part de leurs collègues, et des clients. L'activité des vétérinaires en libéral est par exemple encore très masculine.

Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Je pense que vos statistiques prennent en compte les vétérinaires de tous âges. Il y a trente ou quarante ans, le métier était principalement exercé par des hommes. Pendant mes études, nous n'étions que 10 % de femmes. Depuis quelques années, la proportion s'inverse, et les écoles accueillent 80 à 90 % de femmes. Très rapidement, les statistiques vont évoluer.

Élise N'Guyen. - C'est ce qui se passe aussi chez les médecins et avocats. Les effectifs scolaires et universitaires montrent une prédominance des femmes. Je pense que la situation est différente s'agissant de l'installation. Chez les vétérinaires, elle dépend également de la spécialité choisie. Nous vous transmettrons l'étude menée par le Conseil national des vétérinaires, qui montre une difficulté des femmes face à des comportements sexistes.

Annick Billon, présidente. - Merci Mesdames, d'avoir répondu à nos questions. N'hésitez pas à nous communiquer de plus amples informations, sexo-spécifiques. Notre rapport porte en effet sur la santé des femmes au travail.

Table ronde sur les métiers de la « représentation »

(13 avril 2023)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames, Messieurs, nous poursuivons nos travaux « sectoriels » consacrés aux secteurs d'activité les plus féminisés, au sein desquels les risques professionnels sont souvent sous-estimés et les politiques de prévention dédiées aux femmes insuffisamment développées.

Je rappelle que quatre rapporteures ont été désignées par notre délégation pour étudier la thématique de la santé des femmes au travail. Il s'agit de Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol.

Notre seconde table ronde de la matinée porte sur les métiers du mannequinat et de l'accueil, métiers où les femmes sont surreprésentées, où l'importance de l'apparence et la pression de l'image sont particulièrement prégnantes et peuvent même être violentes.

Au sein de ces professions, une importance particulière est accordée au physique et à l'âge des femmes, considérées comme des « porte-étendards » de la féminité.

Outre la pression qu'elles subissent concernant leur poids, leur apparence physique et leur âge, elles sont également parfois exposées à des violences sexistes et sexuelles au sein leur environnement professionnel.

S'agissant du mannequinat, une loi de janvier 2016 a prévu des dispositions pour lutter « contre la maigreur excessive » des mannequins :

- d'une part, en imposant la mention « photographie retouchée » pour les photos commerciales qui affinent ou épaississent la silhouette des mannequins - j'ai senti quelques réactions dans la salle ; nous, sénateurs et sénatrices, ne retouchons pas nos photos ;

- d'autre part, en rendant obligatoire un certificat médical pour l'exercice de l'activité de mannequin, délivré par un centre médical et de prévention qui assure le suivi exclusif de la santé de toutes ces professionnelles en France, Thalie Santé. Ce centre a d'ailleurs décidé de mener une enquête ciblée sur le métier de mannequin et les maltraitances et violences subies par les femmes qui l'exercent. Je crois que cette enquête est en cours.

Les hôtesses d'accueil subissent le même genre de pressions que les mannequins s'agissant de leur apparence physique, de leur poids, de leur âge. Elles sont également fréquemment victimes de violences sexistes et sexuelles, verbales ou physiques.

En juillet 2019, la dénonciation de la « tradition sexiste » des hôtesses sur le podium du Tour de France, suivie du hashtag viral #PasTaPotiche, avait permis de mettre en lumière les conditions de travail précaires des hôtesses d'accueil, la pression des critères physiques imposés pour exercer cette profession ainsi que les agressions sexuelles et sexistes subies dans le cadre de leurs activités.

Pour approfondir ces différents sujets, nous accueillons :

- Ekaterina Ozhiganova, mannequin, fondatrice de Model law, association française de défense et de protection des droits des mannequins ;

- Thierry Boulanger, médecin du travail, Yann Hilaire, responsable des projets de prévention, et Christine Joly, directrice du développement en charge de la coordination de la commission mannequins chez Thalie Santé ;

- Gabrielle Schütz, sociologue du travail, auteure d'un ouvrage intitulé : Jeunes, jolies et sous-traitées : les hôtesses d'accueil.

Bienvenue à toutes et tous. Merci de votre présence.

Je laisse sans plus tarder la parole à Ekaterina Ozhiganova, mannequin, fondatrice de Model law, association française de défense et de protection des droits des mannequins, aujourd'hui étudiante en droit.

Ekaterina Ozhiganova, mannequin, fondatrice de Model law. - Merci Madame la Présidente. Comme vous l'avez mentionné, je suis moi-même mannequin depuis 2014, traductrice de formation, fondatrice de Model law et étudiante en Droit à Paris-Panthéon-Assas. Je suis ravie d'être présente à cette table ronde consacrée à ce sujet qui me tient personnellement à coeur, et qui fait partie intégrante de l'ADN de notre association.

Model law est la première association française de défense des droits des mannequins. Nous existons depuis l'hiver 2017. Nous avons pour objet de réunir, de soutenir et de défendre les mannequins qui exercent leur activité en France, ainsi que de promouvoir un comportement professionnel éthique dans le milieu de la mode. Nos principales actions s'articulent autour de plusieurs axes, à commencer par un travail de terrain avec des mannequins, des professionnels du luxe et des institutions, et par un soutien juridique apporté, d'une part, par des avocats exerçant au barreau de Paris et, d'autre part, par un Pôle d'aide juridique gratuite créé en partenariat avec la Clinique juridique de l'École de formation des barreaux de Paris. S'y ajoutent une mission éducative et un travail de recherche et d'analyse aux côtés de l'anthropologue Giulia Mensitieri.

Puisque le sujet à l'ordre du jour est la santé mentale et physique des mannequins, j'aimerais structurer mon propos autour de trois points. Tout d'abord, un diagnostic : les problèmes de santé physique comme mentale sont une part quasi inévitable de la carrière de mannequin. Des solutions existent, qu'elles viennent du législateur ou du secteur privé, mais elles sont, à notre sens, inadaptées. Pour cette raison, Model law souhaiterait encourager le législateur et les acteurs du secteur à développer certaines mesures.

Afin de dresser la liste des préoccupations principales, nous nous sommes servis de nos propres sondages menés auprès des mannequins français et internationaux à différents moments, entre 2018 et aujourd'hui. Nous nous sommes également basées sur les quelques études qui existent en la matière, plutôt rares. Ainsi, je n'en citerai que deux aujourd'hui. La première est celle de Nikolett Bogar, une ancienne mannequin internationale d'origine hongroise. Elle a choisi de poursuivre sa carrière dans le domaine médical. Aujourd'hui doctorante, elle a publié en 2019 un livre tiré de sa recherche et de son combat personnel contre les troubles alimentaires : The Fashion Industry and Eating Disorders : The Dangers of the Catwalk (L'industrie de la mode et les troubles alimentaires : les dangers du podium), co-écrit avec le docteur Ferenc Túry, professeur de sciences comportementales au sein de l'Université de Semmelweis.

Comme je l'ai précisé plus haut, les données sur la fréquence des troubles alimentaires chez les mannequins sont très rares, et les échantillons sont souvent de petite taille. Si plusieurs études ont prouvé les effets négatifs de l'idéal de beauté diffusé par les médias sur la population générale, les effets de cet idéal de l'industrie de la mode sur ses propres employés n'ont pas encore été étudiés de manière approfondie. En 2019, la recherche de Nikolett Bogar a permis de confirmer plusieurs observations de terrain que nous avons pu faire à travers nos activités, notamment le fait que les mannequins subissent dans leur quotidien une forte pression pour maintenir un corps mince et atteindre certaines mensurations. La taille zéro ou le tour de hanches ne devant surtout pas dépasser les 90 centimètres augmentent nécessairement le risque de développer des symptômes de troubles alimentaires.

Dans une étude plus récente, également publiée par Nikolett Bogar en 2022, il était question de déterminer si les mannequins sont plus susceptibles que les autres personnes de développer des troubles alimentaires. L'échantillon de cette étude a été significativement supérieur en taille à celui des études similaires. Elle se concentre sur les mannequins de taille standard, sans prendre en compte les modèles dits plus size. Elle confirme que l'indice de masse corporelle (IMC) moyen des mannequins professionnels est largement inférieur à la limite inférieure de 18,5. Bien qu'il soit important de garder à l'esprit que certains mannequins sont génétiquement plus fines et plus grandes que la moyenne, l'étude conclut que l'IMC d'approximativement 44 % des mannequins participants est compris entre 18,5 et 17. 21 % d'entre elles ont déclaré un IMC inférieur à 17, c'est-à-dire une insuffisance pondérale grave.

Enfin, l'étude conclut que même si la forme clinique de l'anorexie ou de la boulimie mentale n'est pas significativement plus répandue chez les mannequins femmes en comparaison avec le groupe de contrôle, la fréquence de la forme subclinique de l'anorexie mentale est significativement plus élevée chez les mannequins. Elle se définit comme étant une forme de l'anorexie mentale dont tous les critères ne sont pas remplis. Par exemple, l'IMC peut être normal, mais l'insatisfaction corporelle et la peur de prendre du poids sont présentes, ou inversement. Ainsi, l'auteur établit un lien entre le développement de symptômes subcliniques dans ce groupe et la pression environnementale à laquelle les mannequins sont confrontées sur leur lieu de travail.

En outre, est mise en lumière l'insuffisance des protections en place. En effet, les mannequins avouent subir généralement une pression relative à leur apparence physique, de la part des agents ou des créateurs de mode. C'est ce qui ressort également de notre sondage lancé il y a quelques jours. 90 % des quarante répondants ont confirmé le fait de ressentir cette pression de façon systématique ou occasionnelle. 80 % ont établi un lien direct ou indirect entre leurs problèmes de santé mentale et leur travail de mannequin.

En 2017, 62 % des mannequins participant à une autre étude se sont vu conseiller par des professionnels du secteur de perdre du poids ou de modifier leurs proportions corporelles, de se tonifier, s'ils voulaient avoir plus de succès dans leur carrière. Cette pression extérieure a conduit, selon les auteurs, à des comportements malsains de contrôle du poids tels que des régimes, du sport à outrance, l'utilisation de laxatifs, des vomissements auto-induits, etc.

À défaut de se mettre en conformité avec les attentes du secteur, les mannequins deviennent souvent des victimes de body shaming - la honte du corps - qui peut être analysé comme une forme de harcèlement moral au travail. Ce constat me permet d'établir un lien avec une autre étude que j'aimerais également mentionner, fruit du travail d'une ancienne mannequin internationale d'origine polonaise, Magdalena Kossewska. Elle est diplômée d'un master scientifique en santé mentale et cofondatrice d'un groupe de soutien pour les mannequins, Models Empowered, basé à Londres. Cette étude, publiée en 2022 en collaboration avec plusieurs chercheurs, tend à démontrer que les agences adoptent un comportement irresponsable envers ces jeunes travailleurs et les mettent systématiquement en danger. En effet, les agences, soucieuses de leurs profits, ne questionnent jamais vraiment les stéréotypes véhiculés par la société dans son ensemble, mais aussi par l'industrie elle-même. Elles minimisent donc l'impact desdits stéréotypes et imposent des standards corporels inatteignables, dangereux pour des mannequins adultes, le tout en menaçant de mettre fin à leurs carrières de façon arbitraire.

Il en ressort, sans surprise, que ces comportements autoritaires et sexistes génèrent de la détresse psychologique chez les mannequins, ce qui aboutit souvent à des troubles alimentaires, voire à des comportements à risque tels que l'automédication, l'usage de drogues pour maigrir ou rester éveillé.

Les agences sont aussi pointées du doigt, car elles ne proposent pas d'accompagnement adéquat aux mannequins en leur fournissant des informations nécessaires au bon déroulement de leur vie professionnelle. Ainsi, la seule solution envisagée par l'étude serait la réformation en profondeur des agences. Elles doivent réaliser un exercice d'autocritique, s'éduquer et se sentir concernées par le bien-être des mannequins, tant sur le plan physique que mental.

En partant de nos propres sondages ainsi que des études que je viens de vous présenter, nous pouvons constater que ces jeunes travailleurs - dont l'âge de début de carrière avoisine souvent les 16 ou 18 ans - sont souvent confrontés à du harcèlement moral. La loi française qualifie de harcèlement moral des propos ou comportements répétés qui peuvent entraîner, pour la personne qui les subit, une dégradation de ses conditions de travail. Celle-ci est susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale, ou encore de compromettre son évolution professionnelle. 52 % des mannequins qui ont répondu à notre sondage le plus récent pensent avoir déjà subi un harcèlement moral dans le cadre de leur travail. Permettez-moi de citer quelques exemples fréquents. Les agences laissent souvent comprendre à des mannequins correspondant déjà aux attentes de l'industrie, par le biais de commentaires systématiques et indirects, qu'il est nécessaire de modifier leur physique. Ensuite, elles les félicitent lorsqu'elles se mettent à maigrir davantage ou à maintenir un poids dangereusement bas. Nous avons reçu des témoignages de mannequins descendus de 92 à 86 centimètres de tour de hanches. Enfin, ces agences ferment les yeux sur les troubles mentaux qui s'installent, voire les encouragent. L'étude de Magdalena Kossewska contient le témoignage d'une mannequin qui ne mangeait plus et ne sortait plus par peur d'être confrontée à de la nourriture. Elle était félicitée par son agence, qui jugeait son comportement professionnel et exemplaire.

Une autre technique très répandue correspond à la publication de fausses mensurations sur les sites web des agences et sur les composites - les cartes de visite de mannequins utilisées pour les castings. 65 % des mannequins interrogés dans notre premier sondage témoignaient de cette pratique. Elle les pousse, directement ou indirectement, à se conformer aux mensurations inscrites sur le site de l'agence. Si je me réfère à ma propre expérience, les mensurations inscrites sur les sites de mes agences étaient systématiquement différentes.

On constate que le harcèlement moral peut être à l'origine de troubles psychologiques, notamment alimentaires, tels que l'anorexie, la boulimie, l'orthorexie ou la dysmorphophobie.

Un autre risque professionnel non négligeable n'entre pas tout à fait dans le cadre de notre discussion de ce matin, mais il mérite, à mon sens, d'être mentionné. Il conduit en effet à des conséquences très graves pour ceux qui le subissent. Ces dernières années, les agressions sexuelles ont attiré l'attention du public par la médiatisation d'affaires impliquant des figures importantes du monde de la mode. Jean-Luc Brunel, ancien patron de Karin Models et acteur clé du réseau de trafic sexuel de Jeffrey Epstein et Ghislaine Maxwell, s'est suicidé en prison à Paris. Gérald Marie, ancien directeur d'Élite et ancien président de OUI Management, a quant à lui été poursuivi pour viols et agressions sexuelles. L'enquête a été close pour prescription en février 2023.

On peut encore une fois relever le défaut de mécanismes de protection en place, permettant aux agresseurs potentiels - des personnes très connectées, ayant du pouvoir, de l'influence, de l'argent - de graviter autour de ces métiers liés au corps et de côtoyer des proies faciles. Celles-ci sont mineures, ou de très jeunes adultes, inexpérimentées, souvent étrangères.

Revenons-en aux questions relatives à la santé. Il convient de mentionner brièvement quelques dispositifs, très peu nombreux, qui existent actuellement en la matière. Je fais notamment référence à la loi « Mannequin » de 2016, dont vous avez présenté les grandes lignes dans vos propos introductifs. Elle a pour objet principal de lutter contre « l'anorexie chic » en éloignant des podiums et des magazines les jeunes femmes beaucoup trop maigres. Le décret d'application de 2017 a conditionné, en France, l'exercice de l'activité de mannequin à la délivrance par la médecine du travail d'un certificat médical attestant d'un état de santé compatible avec l'exercice du métier de mannequin, avec une validité maximale de deux ans. Seulement, les modalités de suivi des mannequins étrangers ne résidant pas en France, mais qui y exercent leur activité ponctuellement, ont dû très vite être ajustées.

Ainsi, compte tenu de la nature très internationale du métier de mannequin, a été constatée l'impossibilité matérielle et humaine de faire produire dans les délais impartis le certificat médical en France. Pour cette raison, le suivi médical des mannequins étrangers ne résidant pas sur le territoire, par un médecin de leur pays d'origine, a été privilégié. Dans les cas exceptionnels d'impossibilité d'établir un tel certificat dans leur pays d'origine, le recours à un médecin généraliste français préalablement au début de la mission leur a été accordé. Seulement, le nombre très important de mannequins étrangers présents sur le sol français signifie que cette exception s'applique plus souvent que la règle, ce qui crée, à mon sens, un véritable vide, car il n'existe pas de standard international d'appréciation de l'aptitude médicale du mannequin à exercer le métier.

En outre, lors de ma première visite médicale auprès du centre de santé spécialisé, le CMB, en octobre 2017, le médecin a pu me faire part de ses préoccupations quant à l'efficacité du dispositif. Certains mannequins essayaient de truquer leur poids en buvant énormément d'eau avant de se faire peser. Par ailleurs, les médecins se sentaient en quelque sorte responsables s'ils ne délivraient ne serait-ce qu'un certificat de très courte durée permettant au mannequin de ne pas perdre le contrat, mais en lui précisant de revenir sous quelques semaines pour une deuxième visite, et ainsi de suite.

D'autres types de solutions sont également proposés par le secteur privé, telles que des chartes de bonne conduite. La plus connue, signée en 2017 par LVMH et Kering, est dite Charte sur les conditions de travail des mannequins et leur bien-être. Elle fixe notamment à 16 ans l'âge limite pour participer aux défilés et shootings des maisons appartenant aux groupes. Elle précise que les maisons s'engagent à supprimer de leurs demandes de casting la taille française 32 chez les femmes et la taille française 42 chez les hommes. Or ce sont des moyens de suivi effectif de l'application de ladite charte qui font défaut. En outre, le fait de bannir une certaine taille de vêtements ne veut pas dire grand-chose. En effet, chaque marque, même si elle appartient à un même groupe, possède ses propres références de taille. C'est ce qui rend encore une fois difficile l'appréciation de l'efficacité d'une telle mesure. Enfin, si 33 % des mannequins qui ont répondu à notre questionnaire n'ont jamais entendu parler de ladite Charte, 48 % n'ont remarqué aucun changement notoire depuis sa rédaction.

Puisque les dispositifs existants semblent insuffisants pour réduire l'occurrence et prévenir à terme des problèmes de santé physique et mentale parmi les mannequins, notre association souhaiterait encourager le législateur et les acteurs de l'industrie de la mode à développer certaines mesures. Il ressort de nos statistiques qu'en l'état actuel des choses, les mannequins se disent globalement insatisfaits, voire très insatisfaits, des mesures proposées par les agences et l'industrie en général. Seulement quatre sur quarante ont en effet indiqué être satisfaits.

Il nous semble ainsi primordial de recueillir davantage de statistiques, puisqu'il n'existe que très peu d'études dans ce secteur. Une enquête plus globale auprès du Centre de médecine du travail Thalie Santé (ex-CMB) permettrait de centraliser les informations éparses disponibles actuellement.

Ensuite, il existe un réel besoin de mise en place d'une structure agréée extérieure, indépendante des agences, pour le suivi de mannequins, en tant que représentants d'un métier à risques, par des spécialistes formés. Ce point rejoint la nécessité d'introduire des formations et la certification des agents de mannequins qui travaillent avec des mineurs et de jeunes adultes sans avoir, dans la plupart des cas, une quelconque formation leur permettant d'adopter un mode de communication adapté et d'évaluer des comportements à risque.

Si l'on réfléchit plutôt à des mesures de sanction, l'introduction au niveau législatif d'une obligation d'information pesant sur les agences de mannequins en tant qu'employeurs de jeunes travailleurs, assortie de sanctions réelles en cas du non-respect de cette obligation, serait très opportune.

Enfin, qu'en est-il de la possibilité de faire évoluer la sanction qui pèse sur les mannequins n'ayant pas obtenu le certificat médical ? Au lieu de subir une « double peine » - un trouble alimentaire assorti d'une interdiction d'exercice du métier -, nous suggérons le remplacement de cette interdiction par un suivi médical approfondi obligatoire en cas de suspicion de trouble alimentaire. Plus globalement, le besoin d'un suivi médical plus complet et régulier serait de rigueur.

Pour conclure, j'insisterai sur le fait que les problèmes de santé physique et mentale des mannequins semblent s'inscrire dans un cadre plus large d'exploitation psychologique, mais aussi économique de travailleurs dans une industrie de la mode qui monnaie l'esthétique, qui monnaie le corps.

Merci de votre attention.

Annick Billon, présidente. - Je vous remercie pour cette présentation efficace, qui appellera des réactions de la part des rapporteures et sénateurs présents.

Je me tourne vers les représentants de Thalie Santé, Docteur Thierry Boulanger, médecin du travail, Yann Hilaire, responsable des projets de prévention, et Christine Joly, directrice du développement et en charge de la coordination de la commission mannequins.

Thierry Boulanger, médecin du travail chez Thalie Santé. - Bonjour Mesdames. Merci Madame la Présidente.

Vous le précisiez dans votre propos introductif, les lois de 2016 ont précisé les bases du suivi des mannequins en France. Les ministères du travail et de la santé se sont approprié cette question.

Le Centre médical de la bourse (CMB), référent dans le spectacle vivant et enregistré depuis une soixantaine d'années, s'est associé avec le Centre médical de la publicité et de la communication (CMPC), référent dans la communication et la publicité, pour devenir Thalie Santé en 2021. Cette structure bénéficie d'une compétence nationale pour le suivi des intermittents du spectacle, des enfants du spectacle, des pigistes et des mannequins. L'avenant numéro 1 de l'accord de branche de 2022 a précisé les modalités organisationnelles et techniques de ce suivi.

Depuis 2017, nous avons suivi plus de 6 000 mannequins, comme le montre le diaporama projeté à l'écran. Les données nationales d'emploi communiquées par Audiens en 2015 précisaient que la France comptait plus de 12 000 mannequins, dont la majorité se trouvait en Ile-de-France. Ces mannequins sont employées par plus d'une centaine d'agences. La tranche d'âge de 16 à 30 ans est particulièrement féminisée, tandis que le sexe-ratio n'est pas significatif pour les tranches inférieures et supérieures. Le nombre de garçons y est légèrement supérieur à celui des filles.

La démarche d'identification des risques repose sur la connaissance du travail réel. La convention collective nationale des mannequins précise, telle une pièce de théâtre, le décor et les acteurs. Elle spécifie les types de population : les mannequins français ; les mannequins étrangers résidents en France ; les mannequins de 16 à 25 ans de l'Union européenne, de la CEE et de pays tiers ; les mannequins et intermittents, et les mannequins occasionnels. Il existe également une classification selon l'expérience : mannequin débutant, expérimenté, professionnel d'un niveau supérieur ou de renommée internationale. Enfin, six catégories de prestations ont été définies. Le mannequin peut travailler pour la presse rédactionnelle, les films publicitaires, les défilés, la publicité, les catalogues, les essayages ou les répétitions. Chaque activité présente des spécificités. Dans l'inconscient collectif, on imagine tout de suite un mannequin de défilé, mais il en existe d'autres. Nous devons aussi nous en occuper.

Sur la base des éléments déclaratifs issus du colloque singulier médecin-mannequin, nous avons pu identifier des groupes de risques professionnels, au nombre de six :

- contraintes de travail : multiplicité des lieux de travail ; horaires atypiques ; travail de nuit ; postures multiples ; déplacements professionnels et internationaux pouvant générer un risque chronobiologique ; risque routier lors de déplacements en Uber, taxi ou trottinette ; manutention de charges ;

- risques physiques : lumière artificielle, bruit et musique amplifiée ; ambiances thermiques et climatiques : nuisances olfactives ; poussières de la vie urbaine ;

- risques biologiques : infectieux du fait la contamination interhumaine - confirmé par l'épisode de la covid - ; parasitaire par l'échange de vêtements, par exemple ;

- risques chimiques par les produits allergisants, sensibilisants, irritants tels que les parfums, produits capillaires et cosmétiques ;

- accidents prépondérants : chutes ; agressions physiques et verbales, risques routiers ;

- risques psychosociaux : précarité de l'emploi ; employeurs multiples ; contraintes relationnelles et organisationnelles.

Je vous propose un petit focus précisément sur ces derniers risques. Nous avons classé ces contraintes en trois grandes catégories : organisationnelles, relationnelles et liées à l'emploi.

S'agissant des contraintes organisationnelles, je peux citer les rythmes de travail irréguliers, le travail intermittent, l'alternance des périodes travaillées et des périodes non travaillées, la saisonnalité de l'activité qui renvoie aux trois grands événements de la mode que sont l'hiver, l'été et la rentrée, et la gestion de l'équilibre entre travail et vie personnelle.

Les contraintes relationnelles sont liées à la mise en concurrence des mannequins. Nous le disions plus tôt, on observe une grande concentration de mannequins en Ile-de-France. Elle favorise cette mise en concurrence. Je peux également citer la relation tripartite entre l'agence - employeur du mannequin - et l'entreprise utilisatrice - le client - ainsi que les relations avec les médias, mais aussi les réseaux sociaux, accessibles à de jeunes publics. Comment les gérer ? Cette question est à définir.

Enfin, les contraintes liées à l'emploi ont trait à la gestion de l'image, à la précocité de la première expérience professionnelle, à la gestion de la reconversion professionnelle, et à la gestion de la fin de carrière. Tous les mannequins ne sont pas jeunes. Il existe des mannequins seniors, dont nous devons également nous occuper.

Les données bibliographiques sur la santé des mannequins sont plutôt rares, voire inexistantes. Pour autant, dès 2019, Thalie Santé s'est engagée dans un travail collaboratif dans le cadre d'une thèse de sciences dont nous attendons encore les conclusions. Il ne m'appartient pas de les révéler, parce que nous estimons que nous devons communiquer des éléments fiables et consolidés.

[Deux graphiques sont projetés : « Évolution IMC moyen des mannequins femmes - 2017 à 2023 » et IMC moyen par tranche d'âge des mannequins femmes vs femmes suivies en 2022 ».]

Au demeurant, nous vous proposons deux graphiques. La première courbe présente l'évolution de l'indice de masse corporelle (IMC) moyen des mannequins femmes de 2017 à 2023. En 2019, il était relativement bas. À l'époque, nous suivions tous les mannequins, étrangers et français, de défilé, avant même que la loi ait pu avoir des effets bénéfiques sur l'encadrement. Nous avions ainsi vu des mannequins qui ne résidaient en France que quelques jours, quelques semaines. La loi a eu pour effet de resserrer ce suivi, encadré. C'est en partie pour cette raison que la courbe imprime une légère progression. À partir de 2018, l'IMC moyen a tendance à augmenter légèrement. Ces données doivent être consolidées.

Pourquoi cette courbe augmente-t-elle ? Nous identifions plusieurs raisons, à commencer par l'effet positif de la loi, de cet encadrement du suivi des mannequins. Nous y voyons également la conséquence du recrutement d'autres catégories de mannequins, telles que celle des mannequins comédiens. Lors de la période covid, les comédiens de théâtre, à défaut d'activités théâtrales, sont venus grossir les rangs, parce qu'ils étaient disponibles pour faire de la publicité. L'IMC moyen d'un comédien est sans doute plus élevé que celui d'un mannequin de défilés.

Ensuite, nous avons comparé, par tranches d'âges, l'IMC moyen des mannequins femmes à celui de toutes les femmes suivies en 2022. La différence entre ces catégories est légèrement plus significative sur la tranche d'âge des 16 à 20 ans. Nous devons ainsi y porter un point d'attention.

Rappelons que l'OMS définit la maigreur, avec des grades, selon l'IMC. Cette métrique correspond au poids divisé par la taille au carré. Elle est nécessaire, mais pas suffisante dans la définition de la maigreur.

Sur la diapositive projetée, nous avons cité les prévalences apparaissant dans toutes les ressources de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ou des fédérations de l'anorexie-boulimie. Il apparaît que l'anorexie mentale, qui est un trouble psychiatrique rare, mais grave, aurait une prévalence de 1,4 % chez les femmes contre 0,2 % chez les hommes. Chez les 15 à 19 ans, cette prévalence atteint 0,5 %. Depuis le début de mon propos, j'insiste beaucoup sur la tranche d'âge des 16 à 20 ans, vous avez pu le constater.

Nous avons également cité la maigreur constitutionnelle, qui n'est pas une situation pathologique. Elle se caractérise par la résistance à la prise de poids. En réalité, on ne peut pas faire la différence entre une anorexie et une maigreur en se basant uniquement sur l'IMC. Nous avons besoin d'un interrogatoire affiné sur tous les déterminants de santé. Ce qui fait la différence entre l'anorexie mentale, qui est une pathologie psychiatrique, et la maigreur constitutionnelle relève aussi de tous les autres paramètres biologiques. Ils sont normaux dans la maigreur constitutionnelle. La prévalence de cette dernière, selon l'OMS, s'établissait en 2020 à 2,7 %. La probabilité de voir des mannequins maigres constitutionnels est plus importante que la probabilité de voir des mannequins anorexiques. Ces données sont générales et non issues de nos propres études. Ces dernières sont en cours d'analyse. L'enquête Obépi, réalisée en 2020, était basée sur l'interrogatoire de plus de 12 000 internautes. La prévalence avait été définie autour de 6,7 % pour les femmes, contre 2,3 % chez les hommes.

Le suivi en santé des mannequins est différent s'ils sont Français ou étrangers résidents en France, ou s'ils sont étrangers et n'y résident pas. S'agissant de la première catégorie, nous disposons d'outils législatifs inscrits dans les textes et le code du travail, au premier rang desquels la visite d'information et de prévention (VIP) annuelle. Elle est réalisée par tout professionnel de santé - les médecins du travail et les infirmiers en santé au travail. Thalie Santé, par sa situation géographique en Ile-de-France, assure le suivi physique de ces mannequins. Les mannequins d'autres régions sont suivis par d'autres services de santé au travail, en province. Ensuite, un certificat médical dont la validité ne peut excéder deux ans est délivré par un médecin du travail. Ses modalités rédactionnelles ont été visées par l'ordre des médecins. Il a pour objectif d'évaluer l'état de santé global au regard de l'IMC qui, je le rappelle, est nécessaire, mais pas suffisant.

Nous n'avons pas à rougir d'avoir noirci une page blanche en 2017. Lorsque nous avons été investis du suivi du mannequin, il restait tout à construire. Nous nous félicitons d'avoir posé les premières pierres de ce grand édifice, bien qu'il reste perfectible. La présente audition permettra d'ailleurs sans doute de le faire évoluer, je l'espère.

Les données de santé à collecter reposent sur le vécu au travail. C'est essentiel. Il convient, pour le professionnel de santé, d'aborder les dimensions nutritionnelles, somatiques, psychologiques et familiales. On étudie la personne, pas uniquement le salarié.

Les données de santé concernent également le recueil de paramètres anthropométriques et les courbes de croissance. Lorsque nous suivons de jeunes adultes, nous devons regarder leur carnet de santé pour connaître leur évolution staturo-pondérale. Le calcul de l'IMC est quant à lui inscrit dans les textes.

Il importe de repérer précocement les troubles des conduites alimentaires (TCA), surtout sur la tranche d'âge de 15 à 19 ans. Si l'IMC est bas, nous avons fait le choix de reconvoquer le mannequin. Nous ne l'empêchons pas de travailler, mais essayons de comprendre sa vie, au travail comme personnelle, autant que faire se peut. Si l'IMC est bas, l'attitude du professionnel de santé doit être bienveillante et non stigmatisante. Cela suppose que tous les professionnels de santé soient sensibilisés à cette prise en charge. Les mannequins viennent nous voir avec l'idée qu'ils seront évalués selon leur IMC. Ce n'est pas la peine de les perturber davantage, au risque de limiter le recueil des informations. Nous avons pour rôle de les aider, de les conseiller. Les services de santé au travail sont les conseillers du salarié, de l'employeur et des représentants du personnel. Restons bien dans cette logique.

Si besoin, nous pouvons donc revoir le mannequin, et/ou l'orienter dans la filière soin. Nous ne sommes pas les seuls à le suivre. Nous disposons, en France, d'un plateau technique extrêmement performant. Saisissons-nous de tous ces éléments pour réintégrer la personne qui poserait éventuellement un problème de santé dans la filière soin. C'est là le rôle primordial du médecin traitant et des réseaux d'accompagnement, des fédérations spécialisées dans l'anorexie ou la boulimie. Si besoin, le médecin peut également prescrire des examens complémentaires pour essayer de mieux comprendre la situation. Encore une fois, l'IMC n'est pas suffisant. Cette donnée doit être étayée par d'autres explorations. Nous pouvons enfin nous référer aux recommandations de bonnes pratiques de la Haute autorité de santé (HAS), des sociétés savantes et des ordres professionnels.

S'agissant des mannequins étrangers ne résidant pas en France, le législateur a voulu mettre en place une protection identique par le médecin du pays d'origine. Thalie Santé n'a aucune visibilité sur ce suivi, qui échappe à notre surveillance, et non à notre contrôle. Nous ne sommes en effet pas dans une démarche de contrôle. Pour autant, il est bien prescrit dans les textes que le mannequin étranger ne résidant pas en France doit se faire remettre un certificat médical de la même validité que le nôtre, délivré par le médecin du pays d'origine, en français ou en anglais, pour évaluer son état de santé globale au regard de l'IMC. Un recours à un médecin généraliste de ville est possible.

Il existe un autre outil utile, mais peu utilisé, nous le regrettons : la brochure d'informations que nous avons formalisée très rapidement, dès 2018 ou 2019. Elle doit être rédigée en français et en anglais. Elle a pour finalité d'atteindre un bon suivi médical des mannequins. Elle précise les normes d'établissement du certificat médical. Elle doit théoriquement être connue de tous les médecins des pays d'origine, mais nous n'avons aucun contrôle là-dessus.

Pour cette raison, il est important de rappeler que les médecins des pays d'origine peuvent prendre l'attache de notre service pour que nous leur apportions un maximum d'informations. C'est aussi là le rôle primordial des agences, qui doivent assurer la diffusion de cette brochure d'information. Sur ce plan, je le rappelle, Thalie Santé n'a aucune visibilité. Je pourrai y revenir.

Enfin, le suivi en santé au travail des mannequins repose aussi sur la connaissance de leur milieu de travail. Les actions en milieu de travail sont indispensables à la réalisation de notre travail et à un suivi attentif de ces populations pour construire une réelle culture de prévention. Celle-ci est l'affaire de tous : le mannequin, les services de santé au travail, les agences de mannequins, les entreprises utilisatrices, l'Inspection du travail, les associations de défense. Il importe de prioriser les actions de prévention primaire pour être dans l'esprit de la loi du 2 août 2021, pour mieux accompagner certains publics - notamment les jeunes mannequins débutants. Dans ma présentation, j'ai insisté sur la tranche d'âge des 15-20 ans. Nous devons prévenir la désinsertion professionnelle, qui concerne tous les âges.

Il convient d'ajuster le suivi réglementaire contraint - trop contraint, d'ailleurs - aux besoins réels des populations selon les catégories telles que je vous les ai présentées plus tôt, et selon les flux saisonniers en fonction des événements de la mode. N'oublions pas, encore une fois, que les mannequins défilés ne sont pas seuls. Obliger un comédien, qui reçoit une attestation VIP tous les cinq ans, à venir nous voir tous les ans pour une publicité réalisée dans l'année pose problème. Les gens n'adhèrent pas à ce type de suivi, qu'il nous faut donc adapter.

Enfin, nous devons ajuster le suivi réglementaire aux capacités des services de prévention et de santé au travail à en assurer la réalisation, par le biais des ressources ou de VIP collectives, par exemple.

Les ressources que j'évoque sont humaines. Vous savez que les professionnels de santé vivent de grandes difficultés. Les services de santé au travail n'y échappent pas. Nous devons en tenir compte. Comment pouvez-vous imaginer qu'un service de santé au travail puisse voir 300 ou 400 mannequins dans un week-end ? Cela suppose une organisation affinée, ajustée. Par ailleurs, nous observons aujourd'hui quelques blocages dans le système de VIP. Il nous faut l'adapter, l'ajuster, car nous sommes au pied du mur. Nous bénéficions aujourd'hui de cinq à six ans de recul. Nous savons ce qu'il est important de faire. Nous sommes au fait de certaines populations qu'il nous faut suivre de manière très attentive. Nous songeons également à d'autres outils de suivi, tels qu'une visite d'information et de prévention collective. Nous pourrions éventuellement imaginer que nos services de santé au travail puissent se rendre dans une agence pour y rencontrer un groupe de mannequins, de manière à répondre à l'obligation de sécurité des agences employeurs en termes de santé physique et mentale des mannequins.

Ensuite, nous devons évaluer l'état de santé global du mannequin en tenant compte de l'IMC et des autres déterminants de santé, y compris psychosociaux. Je le rappelle, il importe de ne pas s'en tenir au seul IMC.

Enfin, nous devons nous engager dans des études médico-sociologiques et sociodémographiques complémentaires et dans des échanges de pratiques entre professionnels de santé, à des fins d'harmonisation du suivi. Nous devons pouvoir échanger sur un bon suivi, sur un process. Il n'existe pas de norme en la matière, à ce jour. Nous plaidons en faveur d'échanges d'expériences pour que les sociétés savantes puissent également apporter leur éclairage sur ce suivi des mannequins.

Mesdames, je tiens à remercier particulièrement ma collègue Cécile Baert, absente aujourd'hui, mais qui nous suit vraisemblablement de loin, ainsi que Yann Hilaire, responsable des projets, et Christine Joly, directrice du développement. Merci à vous.

Annick Billon, présidente. - Merci pour ces propos exhaustifs, qui viennent très justement compléter l'intervention précédente. Je cède la parole à notre dernière intervenante, Gabrielle Schütz, sociologue du travail, auteure d'un ouvrage intitulé Jeunes, jolies et sous-traitées : les hôtesses d'accueil.

Gabrielle Schütz, sociologue. - Madame la Présidente, Mesdames les Sénatrices, bonjour. Merci pour votre invitation. Je suis sociologue du travail à l'université Versailles Saint-Quentin-Paris-Saclay. J'ai intitulé cette présentation « À l'intersection de deux rapports de domination : les conditions de travail et d'emploi des hôtesses d'accueil ». Je l'appuierai sur une enquête sociologique de longue durée, que j'ai menée sur les hôtesses d'accueil prestataires de services entre 2002 et 2011. Elle a donné lieu à la sortie de mon ouvrage en 2018. Je ne m'appesantirai pas sur la méthodologie, mais je pourrai y revenir, si vous le souhaitez.

Cette enquête était composée d'une approche biographique des hôtesses, avec l'idée de décrire et quantifier qui elles sont : quelles sont leurs caractéristiques sociodémographiques ? Quels sont leurs usages de ce métier ? Comment en sortent-elles ? J'ai également procédé à une analyse de leur activité et de leurs conditions de travail. La santé au travail n'était pas centrale dans mon questionnement. Aujourd'hui, je vous fournirai plutôt une approche indirecte de la question de leur santé au travail à travers leurs conditions de travail et la nature de leur activité. Ce sont bien évidemment des déterminants majeurs de leur santé au travail. Je ne me prononcerai pas sur leur état de santé car je ne suis pas médecin.

Le premier rapport de domination dans lequel cet emploi s'inscrit, et qui détermine leur activité et leurs conditions de travail, est celui du genre. Je l'illustre par ce cliché, pris à la chambre de commerce et d'industrie d'Amiens, au salon du business en mars 2019. Cette image a l'avantage de condenser les imaginaires féminins sur lesquels repose l'activité d'hôtesse d'accueil, à savoir la vamp et la maîtresse de maison. En effet, les hôtesses d'accueil fournissent un travail du corps qu'on peut qualifier de travail décoratif. Elles sont en partie recrutées sur des critères physiques de poids, de taille, de morphologie, de jeunesse, de beauté ou de couleur de peau. Elles sont affectées sur les différentes missions en fonction de ces mêmes critères. Ce travail décoratif est également lié aux uniformes ou aux costumes qu'on leur fait porter. Ils sont généralement marquetés en fonction de l'événement.

Ces hôtesses fournissent un travail décoratif, mais leur rôle est également défini en référence à celui de la maîtresse de maison. Elles effectuent des tâches de type domestique, telles que le service de boissons, parfois un menu ménage, l'arrosage de plantes lorsqu'elles sont en entreprise... Au-delà de ces tâches domestiques, on attend d'elles un état d'esprit de maîtresse de maison. Les clients, comme les prestataires qui les emploient, leur demandent de se comporter comme telles. Ainsi, on attend qu'elles se mettent à la disposition des besoins de l'organisation, qu'elles soient aptes à rendre service et à parer à toutes les éventualités là où elles sont.

Par ailleurs, ce travail qu'on leur demande, qui revient à se mettre à disposition et à rendre service, n'est pas reconnu comme tel. Il est relativement invisible, comme celui des femmes au foyer. Il est fondé sur le dévouement et ne connaît pas de limite. C'est pour cette raison que j'ai parlé d'hôtesses femmes à tout faire.

En effet, lors de mon enquête, j'ai été surprise de constater la multiplicité des rôles qu'endossent les hôtesses d'accueil, qui vont bien au-delà d'accueillir et orienter des visiteurs. Je ne les citerai pas tous, mais on voit très souvent des hôtesses servir d'assistantes, assurer des rôles de commerciales, de vente, de traductrices, de mannequins, de caissières ou de manutentionnaires, tout cela au tarif d'une hôtesse d'accueil.

Il est intéressant d'observer cette diversité dans leur activité, et donc cette diversité de compétences requises pour exercer ce travail, pourtant invisibilisé derrière le terme d'hôtesse d'accueil, et plus généralement derrière le fait que l'on vante en permanence leur sourire. Tant chez les prestataires que chez les clients que j'ai interrogés, on m'a toujours dit que la compétence principale d'une hôtesse était son sourire. On invisibilise ainsi leur activité réelle, mais aussi les risques que celle-ci comporte.

J'ai intégré à mon diaporama des affiches de prestataires, vantant que les hôtesses c'est « bien plus qu'un sourire » avec une femme qui sourit, que l'on ne voit pas en activité. Sur une autre affiche sont inscrits les mots « sourire, efficacité, écoute » devant une femme qui sourit. Les slogans des prestataires leur font écho. Chez Pénélope, on peut lire « votre sourire : faites-en un métier ». Chez BBO, le slogan est le suivant : « un joli sourire vaut mieux qu'un long discours ».

Le mécanisme d'invisibilisation de leur activité se double d'un deuxième phénomène, très bien documenté par la sociologie du genre, que l'on qualifie de naturalisation des compétences. En effet, le métier d'hôtesse est très souvent ramené à une vocation, comme l'illustre une publicité des années 1970 de l'école Tunon qui explique que les hôtesses ne mettent pas en oeuvre des compétences qu'elles apprennent, des savoirs liés à leur formation, mais qu'elles ne font que déployer leurs qualités féminines.

Évidemment, cette invisibilisation de l'activité et cette naturalisation des compétences aboutissent à une dévalorisation professionnelle des hôtesses d'accueil. Elles sont considérées, dans les conventions collectives, comme des employées non qualifiées. Elles sont payées au Smic horaire. Pourtant, mes statistiques montrent qu'elles sont aussi diplômées que les femmes de leur génération. Dans la mesure où les femmes sont globalement plus diplômées que les hommes, et que les jeunes générations sont plus diplômées que les générations plus âgées, les hôtesses d'accueil sont en réalité bien plus diplômées que la plupart des personnes avec lesquelles elles entrent en interaction.

Elles subissent une dévalorisation professionnelle, qui contribue à des interactions qu'on peut qualifier d'interactions à risque avec les visiteurs. Elles endossent deux rôles : la réassurance des identités hétérosexuées, et celle des hiérarchies sociales. Par la première, j'entends que les hôtesses doivent accepter la « drague ». Les prestataires et clients attendent souvent qu'elles se plient, dans une certaine mesure, à ce « jeu », ce qui peut conduire à du harcèlement. Je parle ensuite de réassurance des hiérarchies sociales, parce que le nombre et l'inactivité ostensible des hôtesses sont bien souvent proportionnels à l'importance accordée aux clients. Plus l'événement est important, plus il y aura d'hôtesses parfaitement inactives, gênées d'être dans cette posture. En clair, le harcèlement sexuel et le mépris social ne sont jamais bien loin dans cette activité.

Le second rapport de domination dans lequel s'inscrit l'activité d'hôtesse d'accueil, après celui du genre, est celui de la sous-traitance. En effet, les hôtesses d'accueil ne sont pas employées par les personnes qui utilisent directement leur travail - les clients qui achètent une prestation -, mais par des prestataires d'accueil - leurs employeurs. Officiellement, entreprises prestataires et entreprises clientes sont des partenaires. Les secondes se recentrent sur leur coeur de métier en ayant recours à des prestataires spécialisés dans l'accueil. Pourtant, d'autres logiques bien connues sont également au coeur de la sous-traitance : un prix moins élevé, avec des conventions collectives moins favorables dans des sociétés prestataires dans lesquelles l'expression syndicale est moindre par rapport à celle des sociétés clientes, des personnels plus jeunes, occasionnant un tarif moins élevé. Les clients que j'ai interrogés citaient également le confort de ne pas avoir à gérer de la main-d'oeuvre, et donc des évolutions de carrière. Celles-ci sont en outre compliquées pour des hôtesses d'accueil dont on attend qu'elles ne vieillissent pas. Peuvent également être mentionnés le confort de ne pas avoir à gérer des absences ou des congés, puisque quelqu'un remplace automatiquement la personne absente en cas de problème, ou le confort de ne pas avoir à recruter ou à licencier.

La troisième logique expliquant le recours à la sous-traitance est disciplinaire. Étant prestataire, donc personnel externe, on est en quelque sorte toujours en période d'essai. Quelqu'un qui ne ferait pas l'affaire peut être remplacé immédiatement.

Ainsi, les rapports entre société cliente et société prestataire, bien que présentés comme des rapports de partenariat, s'apparentent en réalité beaucoup plus à des rapports de domination. Il est important d'insister sur cet élément car il a un impact direct sur les conditions de travail des hôtesses d'accueil. Leur externalisation fait office de caisse de résonance d'une dévalorisation professionnelle, qui est déjà portée par le genre et les rapports sociaux de sexe.

Je ne m'étendrai pas beaucoup sur les conditions de travail et d'emploi dégradées, bien qu'elles soient au coeur du sujet qui nous intéresse, à savoir la santé. Elles ressemblent à ce qui a pu être exposé pour les mannequins, à savoir des horaires imprévisibles, à rallonge, de nuit, le week-end, dans des lieux de travail très variés associés à des temps de trajets eux aussi très variés. S'y ajoutent une stature debout toute la journée, sur des talons, des difficultés à s'absenter, ne serait-ce que pour aller aux toilettes, dans la mesure où on est censé avoir un rôle de représentation. Souvent, les hôtesses sont disposées dans l'espace de manière à former une sorte de tableau d'ensemble, ce qui rend compliqué le fait de s'absenter. Ces professionnelles sont aussi habillées trop légèrement et exposées aux courants d'air en hiver, et sont à l'inverse tenues au port d'un collant sous la jupe l'été. Ainsi, leurs conditions de travail et d'emploi sont dégradées.

Outre des effets sur les conditions de travail et d'emploi, ces rapports de domination liés à la sous-traitance se traduisent également par une pression sur les prix des prestataires par leur mise en concurrence. Leur gestion des hôtesses s'apparente alors plutôt à une gestion de masse. Le recrutement est extrêmement sommaire, permanent, lié à un turn over lui-même permanent. L'affectation des hôtesses sur leur site ou sur leur mission est proche de la loterie. Or cette gestion de masse liée à l'externalisation ne favorise pas la prise en charge par les employeurs des problématiques de santé des hôtesses, ni la prise en charge des violences sexistes et sexuelles que j'ai rapidement évoquées tout à l'heure. C'est d'autant moins le cas que les prestataires décrivent le plus souvent cet emploi d'hôtesse d'accueil comme un job étudiant. Une agence avait d'ailleurs pour slogan « hôtesse, un job malin qui vous va bien ».

Certes, la majorité des hôtesses a moins de 25 ans, mais j'évalue à une sur cinq celles qui ont plus de 30 ans en accueil en entreprise, contre 15 % en accueil événementiel. Lors de mon enquête, j'ai croisé plusieurs fois des femmes de plus de 55 ans. Ainsi, toutes les hôtesses ne sont pas de très jeunes femmes. Si la majorité d'entre elles sont étudiantes, une partie non négligeable d'entre elles en fait son véritable emploi. J'évalue cette proportion à un tiers des hôtesses d'accueil en entreprise, contre moins de 10 % en événementiel. Beaucoup d'hôtesses sont en recherche d'emploi, ou utilisent celui-ci sur le long terme comme un emploi complémentaire à une autre activité, souvent artistique, d'écriture, de comédie ou de chant. Décrire cette activité comme un job étudiant, alors que cette sociographie des hôtesses est bien plus variée, tant en termes d'âge que de statut, permet également de se dédouaner de la responsabilité sociale envers ces femmes.

Merci pour votre attention.

Annick Billon, présidente. - Je vous remercie. Je me tourne vers mes collègues de la délégation, et en premier lieu vers nos rapporteures, qui souhaite intervenir ?

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Mesdames et Messieurs, nous vous remercions pour la qualité de vos propos et de vos présentations. Il ne nous reste que peu de questions à poser, au regard de l'exhaustivité de vos interventions. J'essaierai tout de même d'en trouver quelques-unes, en commençant par le mannequinat.

Vous évoquiez tout à l'heure les réseaux sociaux. J'ai récemment lu un article concernant l'amplification du phénomène de l'Ozempic, promu sur Tik Tok. Cet antidiabétique semble faire fureur dans le milieu du mannequinat, en raison de l'influence de cette plateforme. Parvenez-vous à mesurer son utilisation ? Comment ces réseaux peuvent-ils être contournés ? Comment mettre en garde ces jeunes femmes ? Par ailleurs, un suivi est-il assuré lorsqu'elles quittent la profession, afin de connaître ses conséquences sur leur santé ?

J'aurais également souhaité parler des troubles musculo-squelettiques, évoqués lors de l'intervention sur les hôtesses d'accueil. Quelles sont les conséquences de leurs postures et du port de talons ?

Quelles sont par ailleurs les conséquences de ces activités sur la maternité ? J'imagine que des impacts sont observés sur leur morphologie. Retardent-ils ce choix de vie ?

Par ailleurs, on sait que l'école Tunon forme également les hôtesses de l'air. Je sais que le métier n'est pas le même, mais le sourire ou la relation à l'autre se retrouvent dans ces métiers d'hôtesses, termes d'ailleurs plutôt dévalorisant.

Vous évoquiez également des critères tels que l'âge ou la couleur de peau, qui sont discriminatoires. Cette façon de procéder occasionne-t-elle des conséquences ?

Laure Darcos. - J'ai moi-même longtemps été hôtesse d'accueil, notamment dans les salons de prêt-à-porter. L'aspect sexué y est épouvantable. Lors d'un salon de prêt-à-porter d'une durée de quatre jours, les visiteurs draguaient les mannequins des rayons lors des deux premiers jours, puis se rabattaient lourdement sur les hôtesses les derniers jours. Ces souvenirs ne sont pas très agréables. Puisqu'on peut devenir hôtesse très tôt, par des jobs d'été ou le week-end, ces situations sont un peu compliquées.

Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Merci de la qualité de vos exposés très structurés et documentés.

Madame Ozhiganova, avez-vous observé depuis la création de votre association des améliorations dans votre métier, dans la prise en charge des mannequins jeunes et moins jeunes ? Vous nous avez donné un certain nombre de propositions. Avez-vous déjà commencé à travailler sur certaines d'entre elles, ou attendez-vous que nous nous en saisissions pour vous offrir les outils législatifs nécessaires ?

Madame Schütz, vous nous indiquiez que votre travail ne portait pas vraiment sur les thématiques de santé. Vous nous avez tout de même présenté des problématiques de stress, de violences, qui peuvent être sexistes, voire sexuelles, chez les hôtesses. En termes de santé, se rapproche-t-on de la problématique des mannequins qui doivent surveiller leur corps, leur ligne, leur apparence ? Pouvez-vous nous parler des tranches d'âge ? Le métier fait-il appel à des femmes très jeunes, ou certaines perdurent-elles dans le temps, au risque de subir des répercussions dans leur vie d'adulte ? J'ai bien compris que l'on y entrait très jeune - nous le voyons bien dans les salons. Savez-vous si cette profession peut occasionner des conséquences sur leur santé à un âge plus avancé ?

Laurence Cohen, co-rapporteure. - Merci pour vos propos clairs, synthétiques, qui nous apportent beaucoup pour notre rapport.

Il existe une sensibilisation collective des violences sexistes et sexuelles, grâce à #Metoo. De plus en plus de femmes osent s'exprimer. En tant que mannequin ou que médecin du travail, avez-vous observé une évolution dans les dénonciations de violences sexistes et sexuelles ayant conduit à organiser des accompagnements pour aider ces jeunes femmes à aller au bout de plaintes ?

Docteur Boulanger, vous suivez les enfants mannequins. Chez eux, avez-vous senti des discriminations sexistes entre les filles et les garçons ? Dès le plus jeune âge, demande-t-on aux petites filles d'afficher une certaine taille ou un certain poids, par exemple ?

Victoire Jasmin. - Merci pour vos exposés. Des comportements à risque peuvent parfois être observés. On peut parler d'anorexie et de boulimie, mais aussi de conduites addictives. En tenez-vous compte, Docteur Boulanger ? Accompagnez-vous ces mannequins ? Les orientez-vous vers d'autres professionnels ?

Par ailleurs, accompagnez-vous les mannequins plus âgés pour les conseiller et les réorienter professionnellement ? Il peut être difficile pour elles de changer d'activité.

Elsa Schalck. - À mon tour de vous remercier pour la clarté de vos interventions.

Docteur Boulanger, vous avez insisté sur l'importance de la prévention, qui est l'affaire de tous. Vous avez mis l'accent, à juste titre, sur la tranche d'âge plus jeune, qui doit mobiliser notre attention. Nous savons à quel point la représentation du corps et de l'image est importante pour les publics adolescents, plus fragiles. L'effet des réseaux sociaux a été évoqué plus tôt. Ils peuvent avoir un impact, notamment dans la période que nous vivons. Ainsi, un travail est-il mené, ou devrait-il l'être avec les rectorats ou les parents, d'après vous ? On sait à quel point la question de l'orientation professionnelle est importante. Souvent, les jeunes femmes sont attirées par le mannequinat et des métiers de représentation. Dans ce cadre, et en lien avec le travail mené au sein de la commission culture et éducation, des actions ou collaborations plus étroites devraient-elles être opérées ?

Thierry Boulanger. - Merci pour vos questions nombreuses.

Madame Richer, le système de suivi post-professionnel est inscrit dans la loi du 2 août 2021 et dans ses décrets. À ma connaissance, le métier de mannequin n'expose pas à des risques particuliers et ne le rend donc pas nécessaire.

S'agissant du suivi de grossesse, votre question est éminemment intéressante. En effet, après l'accouchement, le mannequin salarié est sous la responsabilité de l'employeur. Ce dernier est crédité d'une obligation de sécurité en matière de santé physique et mentale. À ce titre, au retour du congé maternité, la femme mannequin doit retrouver son poste et bénéficier d'un entretien professionnel. Elle dispose d'un statut protégé dans les dix semaines suivant son retour. Encore faut-il que l'employeur soit informé de ces dispositifs. Il est de notre rôle de le conseiller.

Je vous le disais, nous ne nous intéressons pas qu'aux seuls mannequins. Nous conseillons le salarié, l'employeur et les représentants du personnel. Certains éléments de contact, dont ceux avec les agences, sont éminemment perfectibles. Nous n'avons que peu d'attaches avec celles-ci. Nous le regrettons. Nous appelons de nos voeux des relations plus affinées et régulières avec les agences de mannequins, pour que ces salariés puissent exercer leur emploi dans de bonnes conditions.

Concernant la prévention de faits de harcèlement, je rappelle à toutes fins utiles que les services de santé au travail sont inscrits dans une logique de prévention, et non de prohibition. Tous les faits supposés de harcèlement et de comportements sexistes doivent faire l'objet d'une action interne à l'entreprise. La justice peut être saisie de tels faits. Nous avons quant à nous pour rôle de prévenir le risque. Nous faisons en sorte que les situations ne se produisent pas, ce qui suppose qu'une information extrêmement bien réfléchie existe entre tous les acteurs internes à l'agence, mais aussi hors de son enceinte.

Effectivement, nous insistons sur les comportements à risque que vous évoquiez. Les mannequins sont essentiellement concentrés en Ile-de-France, région urbaine, avec ses joies et difficultés que vous connaissez. Nous insistons sur les comportements et conduites addictives. Nous interrogeons les mannequins. Généralement, ils se livrent assez ouvertement. Nous avons tissé un lien de confiance. Ce lien entre le médecin et le salarié nous est utile. Les mannequins nous voient comme des partenaires qui vont les aider, les conseiller. Nous voulons maintenir cet état d'esprit, et non nous positionner comme des gendarmes ou des juges.

Par le passé, on nous qualifiait de services de médecine du travail. Nous sommes des professionnels de santé, des médecins et des infirmiers. Nous avons cette capacité ou aptitude pour instituer une relation de confiance. Si cette relation de confiance est bien là, nous pourrons recueillir un maximum d'informations, et déployer des sensibilisations et de la prévention sur les addictions. C'est important, surtout à Paris et dans les grandes villes. Pour autant, j'observe ici ou là des problèmes d'addiction dans les petites villes également. Tout le territoire national est concerné.

Madame la Sénatrice Schalck, vous avez raison, la prévention est essentielle, et elle est l'affaire de tous. Nous envisageons non pas seulement de nous rendre encore plus souvent dans les agences, mais d'organiser d'éventuelles interventions en milieu scolaire et universitaire. Ce sont ces populations jeunes qu'il nous faut sensibiliser. Nous devons croiser nos énergies, nos expériences, et intensifier la communication pour que la prévention primaire prenne tout son sens. Celle-ci consiste à tout mettre en oeuvre avant que le dommage survienne. Pour cette raison, l'esprit de la loi du 2 août 2021 me plaît beaucoup, car elle met l'accent sur cette prévention primaire, à condition que tous les acteurs puissent échanger entre eux.

Christine Joly, directrice du développement et en charge de la coordination de la commission mannequins, chez Thalie Santé. - Merci pour vos questions, qui entrent bien dans le cadre de notre débat. Cette audition a également pour objectif d'évoquer les actions sur lesquelles nous pouvons vous solliciter. Nous travaillons beaucoup avec les fédérations, en tant que service de santé au travail et de prévention. La loi du 2 août 2021 l'a bien spécifié. Nous voudrions accentuer notre présence sur les lieux de défilé, sur les podiums. Il est difficile de les pénétrer. Nous avons observé une première avancée, depuis que Chanel et LVMH ont donné leur accord. Pour autant, nous devons parvenir à nous faire oublier sur ces lieux afin de rester des témoins discrets bien qu'attentifs.

Je crois beaucoup à la pédagogie qu'on peut développer entre les services de santé au travail, les agences, mais aussi les consommateurs finaux que sont les grandes marques de luxe. Nous aurions intérêt, dans une démarche plus globale, à nous rendre sur place pour effectuer des constats. Je rappelle également qu'une équipe pluridisciplinaire peut intervenir à la demande, ou à des fins de repérage de certains risques. Il est intéressant, de manière plus collective, d'interpeller une société sur la manière dont elle conduit les actions en milieu de travail avec Thalie Santé, au-delà des effets d'annonces et de la demande de certificats tous les six mois plutôt que tous les ans. Je dois tout de même préciser que le modèle économique n'est pas satisfaisant, entre les mannequins qui doivent être vus parce qu'ils participent à une publicité, et ceux qui doivent l'être en urgence et de manière régulière avant de monter sur les podiums. Nous peinons à fixer la norme, le nombre, l'effectif que nous devons suivre. Vous imaginez bien que nos médecins sont très sollicités.

S'agissant de la prévention, nos médecins sont très formés. Le Dr Boulanger et Yann Hilaire participent à de nombreux modules de formation pour être au fait des méthodes de repérage des risques. Il nous paraît donc très important de constituer des modules de prévention accessibles pour réaliser cette oeuvre de prévention, attendue et indispensable. Ainsi, n'importe quel mannequin pourra être formé sur tous les troubles tels que ceux de l'alimentation ou encore du sommeil qu'il pourrait rencontrer au cours de sa vie professionnelle, que l'on espère longue et fructueuse.

Thierry Boulanger. - Madame Cohen, le suivi des mineurs de moins de 16 ans est à la charge du pôle enfants, dont je ne me charge pas. Le suivi des enfants du spectacle, y compris des enfants mannequins de moins de 16 ans employés à titre individuel, répond à une réglementation extrêmement stricte, avec des commissions, un suivi pédagogique et médico-psychologique. Si l'on peut déjà se féliciter de l'esprit de la loi de 2021, le suivi des enfants et adolescents est encore plus strict et précis. On y évoque à la fois les aspects de représentation de l'image, l'alimentation, les aspects nutritionnels et familiaux, la croissance... Seuls de rares médecins, dans notre service, s'occupent de ce pôle qui demande une expertise particulière. On suit à la fois les enfants et leurs parents, en parallèle.

Martine Filleul. - Merci pour vos propos très structurés et documentés. Docteur Boulanger, vous avez évoqué la situation des mannequins étrangers, trop brièvement à mon goût. Pourriez-vous revenir rapidement sur le sujet ? Peut-on imaginer que leur condition est encore plus précaire que les autres, et que leur suivi est moindre, du moins d'un point de vue médical ?

Thierry Boulanger. - Nous n'avons pas de visibilité sur le suivi des mannequins étrangers ne résidant pas en France. Il n'y a pas de communication. Certains pays peuvent étudier certaines de leurs populations. En France, nous avons la chance de disposer d'un suivi centralisé par Thalie Santé, ex-CMB. Il facilite la collecte des informations. À ce jour, aucune donnée scientifique consolidée n'est communiquée concernant l'état de santé des mannequins étrangers ne résidant pas en France.

Ekaterina Ozhiganova. - Leur suivi est normalement assuré dans leur pays d'origine, ou sur le territoire français quand il n'a pas été effectué plus tôt. Model law est largement sollicité par les mannequins étrangers. J'avoue que notre cheval de bataille concerne plutôt les aspects législatifs, l'économie ou encore les dettes auprès des agences. Nous nous concentrons moins sur la santé, bien que ce sujet nous intéresse beaucoup. Je ne peux pas dire que nous recevons beaucoup de messages ou de plaintes de la part de mannequins étrangers concernant le suivi médical. En revanche, le fait qu'il n'existe pas réellement de standard international en matière d'évaluation de l'état de santé de ceux qui seraient considérés comme aptes à exercer ce métier est problématique, au vu du caractère très international de la profession. C'est surtout le cas des mannequins de défilés, qui sont les plus maigres et les plus touchés par l'anorexie ou par la boulimie.

Thierry Boulanger. - À défaut de visibilité sur l'état de santé des mannequins étrangers dans le reste du monde, nous appelons de nos voeux une possibilité pour la France d'échanger avec les autres pays pour construire les bases d'un questionnement commun sur l'état de santé des mannequins. Les mannequins ne travaillent pas que sur les défilés, mais la France est un lieu de concentration et de rencontre de ces populations, au regard de son positionnement en matière de mode. Nous jouissons d'une situation géographique éminemment importante. Ainsi, nous appelons nos confrères étrangers à partager leurs connaissances.

Yann Hilaire, responsable des projets de prévention chez Thalie Santé. - Vous nous interrogiez au sujet des réseaux sociaux. Les métiers du mannequinat y sont soumis, comme d'autres populations que nous suivons. C'est notamment le cas des jeunes artistes. Cette pression est assez nouvelle. C'est donc un nouveau facteur de risques psychosociaux, majeur pour ces publics. Il répond à un biais cognitif important, bien connu en neurosciences et en psychologie depuis les années 1950. Dès lors qu'un groupe pointe du doigt un élément sur ces réseaux - vous citiez tout à l'heure l'Ozempic -, il sera utilisé plus naturellement. Les réseaux sociaux facilitent ce biais. Nous nous interrogeons sur leur emploi, puisque les populations plutôt jeunes les exploitent et sont totalement exposées à la vindicte populaire, tant dans le mannequinat, à propos du corps et de la beauté, que pour les jeunes artistes qui livrent leur oeuvre artistique et en subissent les dommages.

Je ne suis pas qualifié pour parler d'addiction aux réseaux sociaux, mais la question peut être posée dans ces termes.

Ensuite, le suivi est plus poussé pour les enfants du spectacle. La commission évoquée par le Dr Boulanger est pluri-institutionnelle. La justice y siège, de même que le rectorat, nos médecins de Thalie Santé... Chacun met les enjeux au centre des discussions pour autoriser - ou non - des populations particulières à travailler.

Je ne dispose pas de statistiques sur les questions de discrimination dans les populations de jeunes enfants mannequins. Nous n'avons que rarement posé ces questions.

Enfin, le sujet de la sous-traitance et de l'intermédiation entre un salarié et un employeur me semble important. La loi concernant la santé au travail est construite sur le triptyque comprenant un salarié, un contrat de travail et un employeur. Les deux populations dont nous discutons aujourd'hui comprennent un intermédiaire entre le salarié et l'employeur, ce qui occasionne des difficultés d'accès.

Le Dr Boulanger parlait plus tôt de prévention et d'accès au travail réel. Nous n'avons, depuis 2017, jamais pu accéder à un défilé ou entrer dans une séance de shooting. Nous n'avons pu assister qu'à un défilé, avec une collègue ingénieure HSE, mais nous y étions présents pour traiter de la question des caméramans qui filmaient le travail des mannequins.

Si nous voulons améliorer les questions de santé au travail des hôtesses et mannequins, nous avons besoin d'un accès plus facile pour les institutions ou les services de santé au travail, et d'une réelle mise en débat de ces conditions entre les entreprises utilisatrices, celles qui embauchent ces professionnels, et les salariés eux-mêmes.

Ekaterina Ozhiganova. - Il me semble que la promotion de mauvaises pratiques sur les réseaux sociaux est assez fréquente dans ce milieu, même de la part d'agences. Il est difficile de contrôler leur propagation. Vous évoquiez plus tôt l'antidiabétique qui fait fureur sur TikTok. Évidemment, ce ne sont pas les agences qui le mettent en avant, mais les influences sont là, et concerneront peut-être un autre médicament demain. Il arrive que ces agences orientent elles-mêmes les mannequins vers des pratiques douteuses, en matière de nutrition notamment. Dans ce milieu, leur influence, comme celle des réseaux, sur des mannequins souvent très jeunes est réelle.

Mme Jacquemet m'interrogeait quant aux évolutions observées dans le milieu depuis la création de l'association. Si, en 2017, une omerta quasi totale régnait sur plus ou moins tous les aspects du métier, en France comme ailleurs, quelques initiatives étaient déjà en place, surtout aux États-Unis. Dans notre pays, capitale de la mode, elles n'étaient que rares. Il n'y avait pas d'union syndicale pour les mannequins, mais uniquement pour les agences. Celles-ci assuraient qu'elles représenteraient également les mannequins, mais comment un employeur peut-il représenter un employé ? Depuis la création de Model law, et le travail réalisé auprès des médias et du public, les questions de respect des conditions de travail, financières, d'exercice du métier ou de santé ont été mises sur le devant de la scène. Beaucoup de mannequins s'en saisissent et en parlent. Nous recevons énormément de questions et de retours. Depuis 2017, d'autres initiatives ont été lancées, notamment aux Pays-Bas et en Angleterre. Des groupes de mannequins s'organisent et essaient de contribuer au changement.

J'étais interrogée sur nos contributions. On me demandait si nous avions commencé le travail. Évidemment, certains aspects ne sont pas accessibles à un public associatif. Seul le législateur peut se saisir de l'obligation d'information. En revanche, nous avons rédigé un guide juridique à destination des mannequins, en partenariat avec les élèves avocats de la Clinique juridique de l'École de formation des barreaux de Paris. Nous peaufinons les derniers détails et espérons le publier très prochainement. Il n'existe pas vraiment de repères. Les agences ne fournissent pas les informations aux jeunes mannequins. Souvent, ceux-ci ne savent même pas qu'ils se trouvent dans un rapport salarié avec les agences.

Enfin, Mme Cohen évoquait la capacité à s'exprimer davantage sur les violences sexistes et sexuelles. Il me semble que les questions de corps en général sont bien plus facilement traitées, avec plus de volonté, et avec un regard plus bienveillant de la part des agences. Les questions de conditions de travail font l'objet de blocages plus importants. Le tabou portant sur les violences sexistes et sexuelles recule petit à petit. Nous croyons néanmoins que celles-ci trouvent souvent leur origine dans un système d'exploitation économique des travailleurs, dont le statut est très particulier en France. Ce lien de dépendance qui caractérise un contrat de travail entre l'agence, le mannequin et le client s'accompagne d'une prohibition à exercer ce métier en tant qu'indépendant si l'on n'est pas installé régulièrement dans l'Union européenne avec un statut adéquat. Ces questions méritent, à mon sens, d'être abordées.

Gabrielle Schütz. - La sous-traitance empêche l'accès des services de santé au travail, mais aussi des inspecteurs du travail. Nous observons des délits d'obstruction permanents. Dans mon enquête, j'ai rencontré plusieurs personnes qui ont évoqué la difficulté de contrôler les conditions de travail des personnels sous-traités. C'est l'un des noeuds du sujet qui nous intéresse aujourd'hui.

Madame Richer, je ne peux qu'approuver les similarités entre hôtesses d'accueil et hôtesses de l'air. La plupart des agences événementielles ont été fondées par d'anciennes hôtesses de l'air. Les chartes qu'elles mettent en place, que doivent signer les salariées, décrivent de manière extrêmement précise leurs tenues, le type de bijoux qu'elles peuvent porter, le type de maquillage qu'elles doivent mettre, le grammage de leurs collants chair... Ces documents sont directement inspirés des normes de l'aviation commerciale qui avaient cours chez Air France, dont beaucoup de fondatrices de société prestataires d'événementiel sont issues.

Par ailleurs, l'activité d'hôtesse d'accueil n'est pas exercée que par des étudiantes. Elle l'est parfois en complément d'une autre activité. Si celle-ci est souvent artistique, nous avons également relevé le cas d'hôtesses de l'air, qui travaillent bien plus souvent en CDD saisonnier dans des compagnies low-cost qu'en CDI chez Air France. Ainsi, nombreuses sont celles qui alternent entre leur poste d'hôtesse de l'air et des missions d'accueil. Les liens sont multiples, tant en termes d'inspiration que dans la porosité entre les personnes exerçant les deux métiers.

Vous avez relevé que les critères de poids, d'âge, de couleur de peau ou de morphologie étaient discriminatoires. Vous étiez étonnée de l'absence de conséquences. Pour agir contre ces discriminations, il faut une mobilisation individuelle ou collective. Dans les deux cas, peu de critères sont réunis pour qu'elles aient lieu. S'agissant des mobilisations individuelles, saisir l'Inspection du travail est difficile dans un contexte d'externalisation. Il faut également que notre rapport au métier le voie comme important. Les jeunes femmes qui l'utilisent comme un job étudiant n'investissent pas leur identité dans ce métier, qui doit avant tout leur servir. Ainsi, elles s'épuisent rarement à en défendre les contours et conditions d'exercice. Bien évidemment, il existe des exceptions, telles que le hashtag #PasTaPotiche. Tout de même, ce rapport au travail distant pour les personnes dont ce n'est pas l'activité principale ne les incite pas à se battre pour réagir face à ces discriminations. Quant aux mobilisations collectives, je reviendrai encore sur l'externalisation. Les hôtesses d'accueil sont très isolées, bien que certains évènements en réunissent un grand nombre. Je pense notamment au Salon de l'automobile ou à celui de la lingerie. Pour autant, dans la plupart des événements, elles sont deux ou trois hôtesses d'accueil. Ce ne sont jamais les mêmes groupes qui sont formés. Il est ainsi compliqué de construire un collectif. Par ailleurs, ces groupes peuvent réunir des femmes dont le rapport à ce travail diffère largement, entre celles qui se vivent comme des professionnelles, minoritaires, et celles qui voient ces missions comme un travail « à côté », ce qui ne facilite pas l'entente sur des objectifs communs. Dans ce contexte, les discriminations perdurent, sans réelle action mise en place.

Bien évidemment, la surveillance du poids et de la morphologie est vraie dans les métiers d'accueil, comme dans le mannequinat, dans des proportions bien moindres. Les agences d'hôtesse procurent des uniformes en taille 36, 38 et 40, mais pas 42, ni 34 ou 32. Si nous n'observons pas de problématiques d'anorexie, nous sommes tout de même confrontées à des pratiques d'entretien du corps, qui demandent du temps et sont coûteuses, sans être prises en charge.

Enfin, les hôtesses poursuivent-elles cette activité dans la durée ? Oui. 20 % d'entre elles ont plus de 30 ans. Elles ne sont généralement pas affectées aux mêmes missions, en fonction de critères physiques. Elles seront plutôt positionnées au niveau du back-office ou à des fonctions qui demandent moins de postures debout. Elles sont moins exposées à des pénibilités de type statique. Elles ne sont en revanche pas forcément moins exposées aux violences sexistes et sexuelles.

Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup. Cette table ronde a été très intéressante, tant sur le plan du diagnostic que s'agissant des pistes législatives à trouver. Merci pour le travail mené en amont de cette réunion, et pour les réponses que vous nous avez apportées.

Table ronde sur les conséquences sur la santé des femmes
des violences sexistes et sexuelles au travail

(4 mai 2023)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames, nous poursuivons ce matin nos travaux sur la thématique « Santé des femmes au travail » avec nos quatre rapporteures : Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol.

Nous nous penchons aujourd'hui sur la question des conséquences, sur la santé des femmes, des violences sexistes et sexuelles (VSS) au travail.

Nous nous intéressons à plusieurs problématiques :

- premièrement, les conséquences, pour la santé des femmes, des violences sexistes et sexuelles subies dans le cadre professionnel ;

- deuxièmement, les mesures mises en place par les employeurs pour prévenir ces violences et protéger les victimes ;

- enfin, la prise en compte par l'employeur des situations de violences conjugales ainsi que les effets de ces violences sur les trajectoires d'emploi des femmes.

Il nous importe également, dans ce cadre, de pouvoir formuler des recommandations pour agir contre ces violences dans l'environnement professionnel afin de protéger la santé et le bien-être des femmes au travail.

Les violences sexistes et sexuelles au travail se heurtent aujourd'hui encore à un manque de visibilité : l'ampleur du phénomène reste difficile à quantifier.

En 2015, le Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP) avait publié une enquête estimant que 80 % des femmes avaient été victimes de sexisme au cours de leur vie professionnelle. En 2008, une enquête de l'Insee avait révélé que 5 % des viols et 25 % des agressions sexuelles étaient commis sur le lieu de travail. Des études plus récentes sur ce sujet existent-t-elles ? Certains secteurs professionnels sont-ils plus concernés que d'autres ?

En outre, quelles sont les responsabilités des employeurs dans ce domaine, en matière de prévention et de sanction ? Comment s'organise la prise en charge des victimes, notamment celle des coûts de santé induits par ces violences ?

La question de la prise en compte des violences conjugales dans le cadre professionnel se pose également, notamment depuis la ratification par la France en 2021 de la convention 190 de l'OIT relative à l'élimination de la violence et du harcèlement dans le monde du travail, qui instaure une responsabilité de l'employeur vis-à-vis de ses employées victimes de violences conjugales.

Afin d'étudier ces différentes problématiques, nous accueillons ce matin :

- Catherine Cavalin, sociologue de la santé, chargée de recherche CNRS à l'Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Université Paris-Dauphine, PSL), et Pauline Delage, sociologue du genre, chargée de recherche au CNRS, rattachée au CRESPPA-CSU ;

- Florence Chappert, responsable de la mission « Égalité intégrée » à l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact), que nous avions déjà entendue au mois de mars sur la question des risques professionnels. Elle interviendra à distance ;

- Enfin, Raphaëlle Manière, pilote de la cellule contre la violence sexiste et sexuelle de la CGT et membre du collectif Femmes-Mixité de la CGT.

Bienvenue à toutes.

Je laisse tout d'abord la parole à Catherine Cavalin, sociologue de la santé au CNRS et Pauline Delage, sociologue du genre au CNRS, qui interviendront à deux voix. Je vous laisse organiser vos prises de parole comme vous le souhaitez.

Catherine Cavalin, sociologue de la santé, chargée de recherche CNRS à l'Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Université Paris-Dauphine, PSL). - Madame Billon, Mesdames, nous vous remercions pour votre invitation. Nous partagerons cette intervention à deux voix, en présentant une lecture des violences subies par les femmes dans le contexte du travail en nous appuyant sur les travaux produits dans les dix ou quinze dernières années, portant sur les violences fondées sur le genre.

Nous souhaiterions partir de deux idées structurantes. La première s'appuie sur une des leçons que nous pouvons tirer de #MeToo. Ce mouvement transnational et polymorphe de dénonciation des violences sexistes et sexuelles a connu de multiples rebonds depuis son démarrage à l'automne 2017 aux États-Unis. Il a touché et continue de toucher de nombreux pays et des populations variées. Un de ses facteurs d'unité réside dans le fait qu'une partie des dénonciations porte sur des violences sexistes et sexuelles commises dans les relations nouées au travail ou par le travail. Que #MeToo se soit ainsi exprimé comme la voix de milieux professionnels distincts attire notre attention sur l'importance à accorder aux spécificités des contextes professionnels, autrement dit sur l'importance à accorder à la connaissance de l'organisation du travail. En outre, le fait que ces univers professionnels très différents se reconnaissent malgré tout dans une même étiquette #MeToo nous alerte sur la transversalité du phénomène social de l'inégalité entre les sexes dans le travail.

La seconde idée dont nous souhaiterions partir est celle de la dynamique croisée entre les relations de couple et les relations dans le travail qui s'est développée en France ces dernières années. Depuis la première loi du 2 novembre 1992, qui a créé en France l'infraction de harcèlement dans les relations de travail, jusqu'à la loi du 30 juillet 2020 qui a consolidé le délit de harcèlement qu'avait créé la loi du 9 juillet 2010 pour les relations de couple, les trente dernières années ont été marquées par une construction progressive, animée par cette dynamique d'une législation qui, sur les violences sexistes et sexuelles, est allée, par des allers-retours successifs, entre le couple et le travail.

À côté de la notion de violences sexistes et sexuelles qui s'est imposée dans le débat public ces dernières années, nous mobiliserons la catégorie des violences fondées sur le genre pour décrire des violences essentiellement commises par des hommes sur des femmes et des hommes, et essentiellement vécues par des femmes.

Le qualificatif de violence fondée sur le genre renvoie à cette asymétrie des expériences de la violence et au fait que les rapports sociaux de sexes en sont l'une des causes principales.

Ici, nous nous pencherons sur les violences sur le lieu d'exercice du travail et dans les relations de travail. Elles peuvent être commises par des supérieurs, des collègues, des usagers ou d'autres intervenants. Des violences dans le couple peuvent également venir s'immiscer dans la vie professionnelle des victimes, en particulier si le conjoint ou ex-conjoint violent est un collègue, ou s'il se rend sur le lieu de travail.

Nous déroulerons notre exposé en deux temps successifs.

Le premier point, sans exhaustivité, présentera les sources principales disponibles, notamment statistiques. Ensuite, nous nous référerons à ce qui concerne la lutte contre les violences fondées sur le genre au travail et à leur prévention en replaçant cette question dans le cadre plus large des conditions de travail en général.

Pauline Delage, sociologue du genre, chargée de recherche au CNRS. - Nous souhaitons montrer que, dans les trente dernières années au cours desquelles la loi a changé pour qualifier et réprimer les violences sexistes et sexuelles au travail, les sources disponibles pour caractériser et mesurer l'occurrence d'actes violents au travail se sont multipliées. À un manque cruel de mesures des phénomènes succède donc une abondance relativement grande d'enquêtes et de chiffres. Pour y voir un peu plus clair, nous pouvons distinguer trois familles d'enquêtes : sociodémographiques, centrées sur le travail et sur la sécurité. Parmi les premières, sociodémographiques, nous pouvons notamment citer l'Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Enveff) en 2000, l'enquête Événements de vie et santé 2005-2006, et Virage en 2015. Elles étaient portées par le système statistique national. Elles proposaient une approche transversale des phénomènes sociaux et plaçaient en leur coeur des problématiques plutôt liées au genre pour la première et la troisième, ou à l'état de santé pour la deuxième.

La deuxième famille d'enquêtes s'intéresse au premier chef à ce qui se passe dans le travail. Leur principal opérateur est le service de statistiques ministérielles du ministère du travail et de l'emploi, la Dares, en collaboration avec l'Insee depuis la fin des années 1970. Ces enquêtes ont peu à peu intégré des éléments concernant les violences, après avoir, de longue date, questionné les risques physiques, chimiques et biologiques que le travail fait courir à l'état de santé. L'intégration des violences dans le questionnement de ces enquêtes s'est opérée de biais, via des préoccupations plus directement tournées vers les risques psychosociaux. La première enquête de cette veine historique sur le travail, qui a permis des analyses sur les violences, est l'édition 2003 de Sumer - pour « Suivi médicalisé de l'exposition aux risques professionnels ».

Dans ces enquêtes, de Sumer 2003 à Conditions de travail 2013 et Conditions de travail risques psychosociaux 2016, on peut noter de nombreuses hésitations lexicales, ou du moins une certaine retenue à parler de violences. La dimension possiblement sexuelle des actes subis au travail n'est que peu travaillée. Il est par exemple impossible de distinguer ce qui relève des attouchements, des tentatives de rapports forcés ou des rapports sexuels forcés. En outre, la dimension sexiste de ces violences n'a été exploitée que dans Conditions de travail 2013. Les personnes interrogées peuvent indiquer si elles attribuent les comportements hostiles déclarés au fait d'être une femme ou un homme.

Enfin, la troisième famille d'enquête s'intéresse à la sécurité des personnes. Elles ont été développées en France par le ministère de l'intérieur, en collaboration avec l'Insee depuis la première édition de Cadre de vie et sécurité 2006, jusqu'à la mise en route en 2022 de l'enquête Vécu et ressenti en matière de sécurité. Ces données peuvent identifier des actes de violences sexuelles selon les liens entre agresseurs et victimes. Elles peuvent également donner des indications sur le lieu de survenue des actes de violence, mais en aucun cas elles ne se proposent d'explorer spécifiquement le lieu de travail ou les relations de travail comme espace de commission de ces violences sexuelles. Elles ne permettent pas non plus d'estimer le caractère sexiste des actes qu'elles enregistrent. Depuis le milieu des années 2000, ces enquêtes ont pris une place importante dans le débat sur la mesure statistique des violences en France, en particulier s'agissant des violences subies dans le couple par les femmes. Parce que ces enquêtes ne peuvent apporter que des informations relativement marginales par rapport aux deux autres types de sources précédemment citées, nous n'en reparlerons pas davantage dans notre exposé.

Nous allons maintenant présenter quelques résultats tirés essentiellement des enquêtes Virage 2015 et Conditions de travail 2013.

Rappelons brièvement quelques éléments méthodologiques concernant les violences au travail dans l'enquête Virage - qui signifie « Violences et rapports de genre ». Quinze ans après l'Enveff, Virage a interrogé 27 000 femmes et hommes âgés de 20 à 69 ans et résidant en ménage ordinaire. Comme dans l'Enveff, cette enquête questionne successivement l'occurrence des violences dans des sphères de vie, dont le travail. Au total, quatorze faits de contraintes et de violences subies au travail sont interrogés. Elles se regroupent dans les catégories « Insultes et pressions psychologiques », « Atteintes à l'activité de travail », « Violences physiques », et enfin « Violences sexuelles sans contact et avec contact ». Les questions ont été posées à toutes les personnes interrogées ayant travaillé au moins quatre mois dans les douze mois précédant l'enquête.

Dans Virage, des questions plus détaillées sur les violences subies, comme les types de faits, les conséquences et les recours, ont été posées uniquement aux personnes ayant déclaré un seul type de faits en indiquant qu'il était très grave, même s'il n'a été subi qu'une fois, ou une agression physique ou sexuelle avec contact, dès lors qu'elles ont précisé qu'il s'agissait au moins d'un fait assez grave, avec éventuellement plusieurs événements dans cette catégorie, ou plusieurs types de faits dans cette sphère du travail.

L'un des premiers résultats de Virage est celui de la grande prévalence des actes de violence dans les relations professionnelles. Dans les douze derniers mois, les personnes déclarant une répétition ou un niveau de gravité tel qu'on leur pose des questions détaillées sur les situations vécues représentent 17,9 % des personnes interrogées, parmi lesquels 20,1 % des femmes et 15,5 % des hommes. Par ailleurs, dans l'enquête Virage, comme dans Événement de vie et santé, les violences qui sont de loin les plus fréquentes dans la sphère professionnelle sont de nature verbale et psychologique. Les actes physiques ou à caractère sexuel sont beaucoup moins fréquents. On pourrait émettre l'hypothèse selon laquelle se logent des actes à caractère sexiste dans ces actes fréquents que sont des injures, des insultes, des pressions psychologiques ou des dénigrements.

Dans l'enquête Virage, huit enquêtés sur dix se trouvent dans des situations de répétition, les hommes et les femmes étant concernés de manière égale par ce phénomène. Le fait d'isoler une personne au travail, la destruction de son travail, l'appropriation de son outil de travail et l'intimidation sont les actes qui tendent le plus à être répétés.

Enfin, les auteurs qui commettent les actes sont nombreux et diversifiés. Au moins 20 % des victimes indiquent avoir subi un même type d'actes de la part de plusieurs agresseurs à plusieurs moments différents. Au passage, on peut noter que ces résultats empiriques donnent pleinement raison à la manière dont la loi définit le harcèlement aujourd'hui en France, en prévoyant qu'un fait peut être qualifié juridiquement de harcèlement lorsque plusieurs personnes le commettent, éventuellement séparément et sans se concerter, mais en ayant connaissance que les violences qu'elles exercent sont aussi perpétrées par d'autres agresseurs sur la même victime.

J'en viens maintenant au résultat tiré de l'enquête consacrée aux Conditions de travail en 2013. Pour mesurer les comportements hostiles sur le travail, elle a pris en compte trois catégories d'atteinte : les comportements méprisants, le déni de reconnaissance du travail et les atteintes dégradantes. Ces comportements sont entendus comme sexistes quand l'enquêté les attribue au fait d'être une femme ou un homme. Dans l'enquête, 35 % des actifs occupés signalent avoir subi au moins un comportement hostile dans le cadre de leur travail au cours des douze derniers mois. L'enquête vient confirmer l'importance de la dimension sexiste de ces atteintes pour les femmes. 22 % des concernées par ces comportements les déclarent liées à leur sexe, alors que c'est le cas de 4 % de leurs homologues masculins. Au total, 8 % des femmes et 1 % des hommes déclarent avoir subi un comportement sexiste au travail. Les femmes sont particulièrement touchées dans les secteurs d'activité dans lesquels dominent les travailleurs hommes. Parmi les victimes de comportements hostiles, les femmes qui exercent des fonctions de supervision, qui travaillent dans l'industrie, sur des chantiers, en déplacement, ou qui sont exposées à de multiples nuisances physiques associent donc plus souvent ces comportements hostiles à leur sexe. De fait, lorsque l'emploi est typiquement féminin, seulement 6 % des femmes et 3 % des hommes se disent victimes de comportements hostiles à dimension sexiste. À l'inverse, lorsque l'emploi est plutôt masculin 15 % des femmes et seulement 1 % des hommes se déclarent concernés.

Catherine Cavalin. - En quoi ces résultats peuvent-ils contribuer à guider l'action publique sur les violences de genre au travail, en développant une réflexion plus globale que nous allons esquisser maintenant sur les conditions de travail ? Ces enquêtes permettent d'appréhender non seulement la dimension sexiste de ces violences, mais aussi les autres rapports sociaux, dont ceux liés au travail, qui les rendent possibles. La prévalence des atteintes dans leur ensemble, leur répétition et le fait que les violences s'étendent souvent dans le temps - les faits ont commencé avant les douze derniers mois pour 54 % des victimes - incitent les autrices du rapport d'enquête Virage à parler de « risque systémique dans la sphère professionnelle ». Pour entériner cette idée de violence systémique, on peut ajouter que l'immense majorité des faits de violence dans la sphère professionnelle surviennent sur le lieu habituel de travail. C'est le cas pour 72 % des hommes victimes et pour 90 % des femmes. Autrement dit, la survenue fréquente de violences se caractérise comme l'ordinaire du travail pour les femmes comme pour les hommes, même si les actes ne sont pas les mêmes pour les travailleurs et travailleuses des deux sexes.

Les violences qui surviennent au travail ne découlent pas simplement de relations interpersonnelles, c'est-à-dire de rapports entre deux personnes prises isolément. Elles engagent des rapports sociaux. On voit l'importance des rapports de genre avec ce qui est désigné dans Virage comme la multi-victimation sexuelle des femmes dans le cadre du travail. Les femmes, dans cette enquête, apparaissent en effet exposées aux violences sexuelles commises par un nombre important d'acteurs avec qui elles interagissent dans leur activité professionnelle. De même, d'autres rapports qui interviennent dans les relations de travail exposent davantage certains groupes sociaux. Virage montre ainsi une surexposition aux violences subies au travail des personnes les plus jeunes, célibataires ou en charge de familles monoparentales, ayant des statuts d'emploi précaires, en mauvaise santé ou qui éprouvent des difficultés financières.

Le travail est un espace où les violences sexistes se déploient, en particulier à l'encontre de celles qui se trouvent dans une position subordonnée, notamment de par leur âge, leur situation familiale ou lorsque leurs conditions de vie, de travail, d'emploi sont marquées par une certaine précarité. Ce résultat rappelle aussi ce que montrait l'enquête Événements de vie et santé en parlant d'effets de résonance. Les personnes les plus exposées, et dont l'exposition à la violence entraîne les conséquences les plus importantes pour la santé, sont celles qui ont aussi, par ailleurs, des trajectoires biographiques où se cumulent les difficultés affectives, d'emploi, économiques, etc.

Les résultats que nous avons empruntés à l'enquête Conditions de travail 2013 montrent aussi qu'une attention soutenue aux relations entre les sexes au travail, quelle que soit la qualité de l'organisation du travail, se justifie par la manifestation toujours possible de comportements sexistes. L'enquête suggère en effet que favoriser la mixité au travail peut contribuer à limiter les comportements hostiles sexistes. Ces résultats laissent entendre qu'on peut difficilement penser les violences de genre en les isolant des contextes de travail eux-mêmes. De bonnes conditions de travail et d'emploi ainsi que des politiques d'égalité ambitieuses permettraient de limiter la survenue de telles violences. Se pose toutefois la question de savoir comment mieux prévenir les violences sexistes et sexuelles, et comment définir au mieux le rôle que pourraient tenir les employeurs.

À ce sujet, deux points nous paraissent importants.

Le premier concerne l'obligation de sécurité de résultat, qui renvoie à un cadre structurant de l'histoire au long cours de la santé au travail dans notre pays. Le second consiste à évoquer des évolutions législatives récentes en matière de santé au travail. Sur le premier point, l'obligation de sécurité de résultat a été initialement définie par la loi du 12 juin 1893. C'est un des piliers du compromis noué entre salariés et employeurs par la loi fondatrice sur les accidents de travail de 1898 et celle, tout aussi fondatrice, qui l'a suivie pour les maladies professionnelles en 1919. Lorsque cette obligation de sécurité de résultat n'est pas satisfaite, l'employeur peut être jugé coupable d'une faute inexcusable, comme cela a été le cas en France dans les dernières décennies, en particulier pour les maladies graves et mortelles causées par des expositions à l'amiante. Il importe de rappeler cette obligation de l'employeur, qui ne doit pas seulement montrer qu'il fait des efforts, mais aussi qu'il a fait tout son possible pour assurer que la sécurité soit effectivement garantie. Rappeler cela paraît utile, étant donné l'unanimité des travaux qui montrent l'insuffisante prévention des risques pour la santé au travail, l'insuffisante reconnaissance des maladies professionnelles, et l'insuffisante indemnisation de leurs victimes.

Si l'on souhaite améliorer la prévention contre les risques du travail, il convient de rappeler cette obligation de sécurité et de résultat contre la survenue des violences sexistes et sexuelles, de même qu'on peut la rappeler contre les risques biologiques, physiques ou chimiques. L'employeur est dans son rôle s'il oeuvre à la réduction efficace des risques pour la santé des travailleurs et des travailleuses dans l'exercice de leur activité professionnelle.

Ensuite, la récente loi du 2 août 2021 tend à confondre la santé des travailleurs en général et l'état de santé qui, spécifiquement, peut résulter du travail. Elle instaure un dispositif qui s'appuie sur l'idée qu'au fond, le cadre professionnel pourrait devenir un espace de vigilance et de prévention sanitaire en général, c'est-à-dire pas du tout spécifiquement pour ce qui, dans la santé, découle des conditions de travail.

À propos des violences sexistes et sexuelles subies par les femmes, il nous semble que le cadre d'action doit d'abord être celui de la prévention des actes qui surviennent spécifiquement au travail, en relation avec le travail. Les employeurs et les collègues ne doivent pas être investis d'une mission de dépistage systématique des violences qui surviennent par ailleurs dans la société. Néanmoins, les lieux de travail - comme peuvent l'être l'école et les cabinets médicaux ou d'autres lieux d'interactions collectives - peuvent être des espaces de diffusion d'informations ou de documentation.

Malgré une banalisation persistante des violences, l'enquête Virage rappelle aussi que « la sphère professionnelle est l'une des sphères où les violences sont les plus visibles, car il peut exister plus de marge de manoeuvre ». Il peut ainsi potentiellement exister plus de soutien ou de témoins, comme le montrait également l'enquête Événements de vie et santé. Les victimes parlent ou peuvent parler, peuvent dénoncer les violences subies, souvent plus facilement que dans l'intimité des relations familiales ou conjugales.

Le rôle des acteurs autres que les employeurs nous semble ainsi absolument central. Rappelons aussi que les employeurs, comme le disposait d'ailleurs en termes de supériorité hiérarchique la loi de 1992, peuvent constituer eux-mêmes des agresseurs. L'intervention dans ce domaine ne peut donc pas reposer seulement sur eux. Prévenir les violences sexistes au travail nécessite l'intervention et la formation des employeurs, mais aussi des représentants des personnels et des syndicats, des inspecteurs et inspectrices du travail, et de la médecine du travail, comme autant de relais pour que les victimes soient entendues et soutenues.

Pauline Delage. - Concluons en insistant sur quelques points de vigilance en lien avec les résultats que nous venons de présenter. Rappelons pour commencer le rôle essentiel des associations, comme l'Association européenne sur les violences faites aux femmes au travail (AVFT), pour accompagner les victimes qui souhaitent dénoncer des violences sexuelles au travail, mais aussi pour développer une expertise spécifique sur ces violences dans les enquêtes statistiques. Même celles qui sont armées de gros échantillons ne parviennent pas complètement à saisir le détail des actes.

Ensuite, mener une politique spécifique de prévention et de formation sur les violences sexistes au travail ne peut pas incomber aux seuls employeurs. Il faut sans doute s'appuyer sur d'autres acteurs, comme l'Inspection du travail, la Médecine du travail, les syndicats ou les associations pour contribuer à cette politique de prévention.

Enfin, des politiques ciblant les violences sexistes ne peuvent sans doute pas faire l'économie de l'amélioration plus générale des conditions de travail et d'emploi. Merci beaucoup de votre attention.

Annick Billon, présidente. - Merci Mesdames pour cette présentation à deux voix. Je donne immédiatement la parole à Florence Chappert de l'Anact, connectée à distance.

Florence Chappert, responsable de la mission « Égalité intégrée » à l'Anact. - Bonjour. Je vous remercie de demander à nouveau à l'Anact de partager son retour d'expériences sur la prévention des violences sexistes et sexuelles au travail à partir de cas d'entreprises. Je ne traiterai pas des violences conjugales ou domestiques et de leur impact sur le travail. Sur ce sujet, je vous renvoie aux actions menées par la Fédération nationale des centres d'information des droits et des familles (FNCIDFF), qui a élaboré un très bon guide en la matière. Ces centres justifient d'une expérience qui n'est pas la nôtre.

Mon intervention se déroulera en quatre points, à commencer par les effets des violences sexistes et sexuelles au travail sur la santé, suivis des causes et des facteurs de risque dans le travail, avant les actions mises en place par les employeurs, puis quelques recommandations.

Même si les violences sexistes et sexuelles sont de plus en plus considérées par les employeurs comme un vrai risque pour l'entreprise - et avant tout un risque réputationnel pour cette dernière, donc un enjeu économique -, c'est un sujet qui fait encore l'objet, tant individuellement que collectivement, de beaucoup de déni et de tabous. Les directions générales, l'encadrement, le management, sous-estiment toujours ce sujet sur le terrain. Lorsque nous nous rendons, en entreprises, ils affirment qu'aucun cas n'intervient au sein de la société, ou que les situations ont lieu au sein des équipes ou en lien avec des personnes extérieures, des prestataires, des clients, des fournisseurs. Lors des sessions de sensibilisation, ce sujet provoque souvent gêne et agressivité.

S'agissant des effets, pour la santé des femmes, des violences sexistes et sexuelles, nous avons pu constater sur les victimes des impacts psychologiques et physiques - culpabilité, anxiété, dépression, insomnies, migraines, stress, addictions, tentatives de suicide -, mais également des effets sur le travail - perte de confiance de la victime en ses compétences, isolement, absentéisme, retard, déconcentration - avec tous les risques de désinsertion, de mutation, de licenciement ou de rupture conventionnelle associés, dans le meilleur des cas. S'y ajoutent évidemment des impacts sur la vie personnelle. Souvent, un arrêt maladie trop long signe la fin des indemnités journalières au bout de trois mois, pouvant occasionner un endettement, des difficultés avec l'entourage qui se cumulent, une rupture de vie sociale. Des impacts sur le collectif de travail et les équipes sont également à noter : malaise des témoins, ambiance de travail dégradée, tensions, clivage entre les salariés. Bien sûr, des impacts touchent également l'entreprise, son image, notamment en raison du rôle des réseaux sociaux. Elle peut perdre des talents, souffrir d'un manque d'attractivité. N'oublions pas les risques de contentieux.

À ce sujet, j'aimerais vous présenter le cas d'une agence commerciale d'une entreprise électronique internationale. Je tiens ces propos d'un article du treizième numéro de La Revue des conditions de travail aux éditions de l'Anact, consacré aux questions d'égalité, écrit par la psychologue du travail Sophie Bardou et la chargée de mission de l'Aract Sophie Maurel. Dans le cas présenté, le siège de l'entreprise concernée se situe à Paris, et chaque région dispose de sa direction régionale. La salariée concernée, victime, travaille dans l'une des vingt agences commerciales de la région. Cette agence compte sept salariés, mais une seule femme, à laquelle s'ajoutent six commerciaux. Sur le site de l'agence se trouve également le bureau du responsable des ressources humaines (RRH). La salariée le dépanne de temps en temps. La situation économique est florissante. Les commerciaux sont très valorisés. L'ambiance interne est à la compétition et à la surenchère.

C'est lors d'une visite médicale auprès du médecin du travail, après plusieurs arrêts maladie, que Mme V. s'effondre en pleurs. Elle explique qu'elle ne dort plus, n'a plus d'appétit, qu'elle a perdu dix kilos, qu'elle souffre de problèmes de mémoire et de concentration, qu'elle sursaute fréquemment, qu'elle doute d'elle-même et de ses compétences. Dans sa vie personnelle, elle est irritable. Elle néglige son apparence et sa santé. Son couple est fragilisé. Elle est totalement épuisée. Elle déclare un diabète. Elle ne sait pas à qui en parler.

Malgré les menaces à peine déguisées du RRH, elle a tenté à plusieurs reprises d'évoquer discrètement sa situation au siège parisien, mais personne ne semble vouloir comprendre. Il lui est répondu « Nous avons pleinement confiance en M. B [le RRH]. C'est un homme très compétent, sur qui l'on peut compter. Êtes-vous sûre que vous n'exagérez pas un peu ? Peut-être vous êtes-vous mal compris. Essayez d'en parler avec lui. C'est un homme très ouvert, avec un peu de bonne volonté vous y arriverez ». Elle n'insiste pas, car elle craint pour son emploi et sa carrière. Elle conclut que cela est vain. Le médecin du travail l'oriente vers la psychologue du travail pour qu'elle bénéficie d'un soutien moral et qu'elle puisse y voir plus clair dans sa situation. Il est question de réfléchir aux conditions de sa reprise du travail. Le médecin du travail lui propose de se mettre en relation avec la direction régionale, mais elle ne préfère pas, craignant des représailles.

Finalement, la perte des indemnités journalières provoque un déclic. Elle prend conseil auprès de l'inspecteur du travail et d'un avocat qu'elle règle à ses frais. La pression est mise sur l'entreprise. Une enquête interne est menée. Celle-ci conclut que le RRH avait bien tenu des propos et fait preuve d'agissements relevant du harcèlement sexuel et du harcèlement moral. Il est licencié pour faute grave. Les commerciaux reçoivent un avertissement, mais la salariée n'a pas porté plainte au pénal. Elle nous dit avoir besoin de tourner la page. De toute façon, elle ne croit pas en la justice dans ce genre d'affaires. Le RRH n'a donc pas été condamné.

La victime pouvait reprendre son travail, mais un syndrome d'évitement persistant se traduit par une incapacité à revenir sur le site et à faire face à l'équipe. Elle négocie alors un départ lui permettant de se reconstruire en tant que femme et en tant que professionnelle. Voilà qui termine mon premier point.

Ensuite, quels sont les facteurs de risque et causes dans l'environnement de travail ? Lors de la survenue de cas, nous avons constaté que les entreprises gardaient comme clé de lecture la vision selon laquelle les violences relèvent de comportements inappropriés, et qu'elles sont la conséquence de relations interindividuelles. L'auteur « ne pense qu'à ça », la victime « l'a bien cherché ». C'est vrai, mais ce n'est pas suffisant. Les sociologues ont mis en avant le fait que les violences sexistes et sexuelles sont aussi la conséquence de certains environnements de travail, de certaines organisations de travail, de certains fonctionnements collectifs. Des études de la Dares et nos propres enquêtes de terrain l'ont confirmé. Nous avons constaté que certains facteurs organisationnels exposaient plus certains secteurs, métiers ou postes que d'autres aux violences.

Au niveau des organisations, nous avons identifié certains environnements de travail peu mixtes, à prédominance masculine, mais aussi féminine - la mode ou la petite enfance. S'y ajoutent certaines organisations de travail très hiérarchisées, comme à l'hôpital, ou très peu hiérarchisées, comme dans le monde du spectacle ou des start-ups. Certains postes de travail très dépendants ou très peu autonomes ou reconnus peuvent également être mentionnés : assistants et assistantes, hôtes ou hôtesses d'accueil - vous l'avez vu avec l'audition de la sociologue Gabrielle Schütz, le 13 avril dernier. Ils s'accompagnent d'une répartition sexuée, sexiste des activités de travail, avec une dévalorisation des activités à prédominance féminine. Ce sont aussi des conditions d'emploi - les statuts précaires, les stagiaires et les apprentis - qui sont surexposées dans le secteur de l'hôtellerie restauration, de la propreté, de l'événementiel ou du tourisme. Nous pouvons enfin identifier certaines conditions de travail : le travail de nuit, le soir, le travail isolé, le travail sous pression, avec des tenues ou une scénographie sexuée ou en relation avec le public, les usagers, les clients, les bénéficiaires - je pense ici au secteur des services à la personne. À la suite de la deuxième vague #MeToo de 2021, le réseau Anact-Aract a d'ailleurs reçu des demandes de fédérations sportives, de secteurs d'événementiel, du spectacle vivant ou du monde de l'enseignement supérieur pour des actions de prévention des violences sexistes et sexuelles. À ce sujet, je ne peux que vous recommander la lecture du kit de prévention élaboré en collaboration avec le CHSCT de l'audiovisuel et du cinéma. Il met en parallèle, d'une part, les facteurs de risque et, d'autre part, des mesures de prévention à mettre en place en situation de tournage de films, par exemple. Il évoque très explicitement les situations de travail isolées, la précarité des contrats de travail, les rapports sociaux dégradés entre collègues, le travail de nuit, les déplacements, le travail en relation avec le public, et plus précisément le contexte de travail avec une grande proximité impliquant l'intimité ou la nudité, les situations d'emprise et de pouvoir, et bien sûr les situations festives, les situations de consommation de produits désinhibants ou psychoactifs.

Dans le cas que j'évoquais précédemment, au sein de cette agence commerciale, nous retrouvons un certain nombre de facteurs, à commencer par celui du manque de mixité, puisqu'une seule femme était entourée de sept hommes. S'y ajoutaient la culture viriliste commerciale de compétition, la dépendance de l'assistante vis-à-vis des commerciaux et cette culture sexiste, avec beaucoup de blagues à connotation sexiste et sexuelle. Des hommes se vantent de leur vie sexuelle réelle ou fantasmée, et demandent à cette assistante beaucoup d'informations sur la sienne. S'y ajoutent également des tentatives régulières de la part de ces commerciaux et du RH pour bénéficier de relations sexuelles. Ils se permettent des effleurements. N'obtenant pas ce qu'il veut, le RRH intensifie la pression en la harcelant moralement. On constate souvent ce cumul de harcèlement moral et sexuel avec refus des congés, horaires modifiés l'empêchant d'aller à des rendez-vous médicaux, reproches incessants... Le dernier facteur est celui de l'isolement sur le site, avec le RRH lorsque les commerciaux sont absents. Il se permet de lui toucher les fesses et les cuisses, ce qui relève de l'agression sexuelle. La salariée indique « quand j'allais à la photocopieuse, il se collait à moi et mettait ses mains dans mes poches ».

Je vous présenterai succinctement un deuxième cas, intervenu dans un restaurant, dans une unité de travail mixte comptant quinze salariés dont dix femmes et cinq hommes, dix CDI et cinq contrats d'apprentissage. Les postes qualifiés et à responsabilité sont ceux de chef de cuisine ou de chef de rang, occupés par des hommes. Dans ce cas, nous retrouvons un management très paternaliste, sexiste et autoritaire de l'employeur, basé sur le principe de « diviser pour mieux régner », avec des réflexions du type « l'autre est encore en arrêt, les filles, vous allez devoir vous sortir les doigts du cul pour faire son boulot » - excusez ce langage -, ou encore « dites donc, les deux, là, je ne veux plus vous voir ensemble, vous n'avez pas besoin de vous raconter vos vies pour éplucher les légumes. Si les mecs papotent comme des gonzesses, maintenant... » C'est encore et toujours cette culture de l'entreprise, avec ce chef dans la toute-puissance, reproduisant des schémas anciens. On entend « j'ai toujours vu ça en cuisine, il faut que ça tourne, c'est comme à l'armée. Il y a un chef, et les autres s'écrasent ». Ce sont bien sûr des conditions d'emploi avec des femmes en situation de précarité, car elles sont toutes apprenties ou mères isolées. Le harcèlement par chantage ou pression est rendu d'autant plus facile. Ces conditions de travail avec horaires décalés limitent par ailleurs le nombre de témoins. S'y ajoutent des locaux inadaptés avec, dans les cuisines, beaucoup de promiscuité, des zones aveugles favorisant les rapprochements et légitimant les contacts, et l'exigence de tenues féminines pour les serveuses, car « c'est bon pour le commerce ».

Mon troisième point portera sur les mesures mises en place pour prévenir les VSST chez les employeurs. Même si les entreprises considèrent ce sujet comme un sujet de prévention - et non d'égalité - en lien avec leurs responsabilités en matière de moyens et de résultat, concernant la santé psychique et mentale des salariés, les employeurs ne se préoccupent des violences sexistes et sexuelles qu'à l'occasion du traitement d'une alerte ou d'un signalement de harcèlement ou d'agression sexuelle. Elles agissent après leur survenue. On parle alors de prévention tertiaire. Elles peuvent également agir à l'occasion de sensibilisation ou de formation du personnel, c'est ce qu'on appelle la prévention secondaire : elle vise à former pour apprendre à reconnaître les situations à risque ou à signaler. Cependant, les entreprises remontent très rarement à ce qu'on qualifie de prévention primaire pour limiter les facteurs de risque au niveau des conditions de travail ou des situations inégalitaires entre les femmes et les hommes.

Si je reprends le premier point concernant la prévention tertiaire, le traitement d'une alerte ou d'un signalement, on constate que les entreprises traitent les situations au cas par cas, ce qui comporte beaucoup de limites. D'abord, on observe une sous-déclaration très importante des plaintes. Par crainte de représailles, les victimes n'osent pas dénoncer en interne. Les entreprises sont très réticentes à externaliser le recueil des plaintes par le biais de numéros dédiés ou de services extérieurs, ce que nous leur recommandons. S'il y a dénonciation, l'enquête est trop souvent menée en interne. Or il est très compliqué de mettre en cause un collègue, encore plus un supérieur hiérarchique, un directeur ou une directrice. Il est également très difficile de garder la confidentialité. Or nous recommandons également que l'enquête soit réalisée en externe.

Le troisième élément très compliqué relève de l'impunité des auteurs qui fait que les victimes se demandent à quoi bon les dénoncer. C'est ce que nous avons vu dans le cas du restaurant, où le chef cuisinier inculpé sera finalement suspendu dix jours, ce qui ne l'empêchera pas de revenir dans le restaurant. C'est en réalité l'apprentie qui est partie, et qui n'a pas pu reprendre le travail.

Les entreprises n'osent ni annoncer, ni inscrire certaines mesures dans leurs plans ou accords d'égalité. De ce fait, il arrive encore trop souvent qu'il revienne aux victimes de changer de poste ou de site, ou de s'auto-exclure en quittant l'entreprise. À ce sujet, le cabinet Empreinte humaine a analysé quatre cas de harcèlement sexuel en association avec un laboratoire de recherche de l'université de Grenoble-Alpes. C'est d'ailleurs également l'objet aussi d'un article de La Revue des conditions de travail numéro 13 de l'Anact, dans lequel les auteurs définissent très bien ce qu'est un climat organisationnel sexiste, avec l'aide de trois critères. D'abord, la banalisation des agissements sexistes ou sexuels qui fait partie du métier. D'ailleurs, le chef cuisinier inculpé dans ce restaurant explique très bien qu'il prend conscience de ses actes, mais il indique avoir lui-même été victime de ces actes en tant qu'apprenti homme, et avoir cru que cela faisait partie du métier. Ensuite, le sentiment d'impunité est associé à une inversion de la culpabilité pour la victime, puisque les auteurs arrivent à lui montrer que c'est finalement elle qui est coupable d'avoir porté une minijupe, d'avoir provoqué, etc. Enfin, les auteurs soulignent un manque de recadrage de la part de la hiérarchie, qui ne voit pas, ne sait pas, et ne sait pas comment réagir, alors elle ne réagit pas. Voilà pour la prévention tertiaire.

S'agissant de la prévention secondaire, elle concerne les sensibilisations ou la formation du personnel. Nous en avons réalisé un certain nombre, comme de plus en plus de consultants ou le réseau des CIDFF ou l'AVFT. Sensibiliser et former, c'est bien, mais ce n'est pas suffisant. D'abord, la majorité des salariés français n'a pas encore bénéficié de cette sensibilisation, bien que ce soit une obligation de l'employeur. Ils ne distinguent toujours pas les situations non sexistes des agissements sexistes, du harcèlement sexuel, des agressions sexuelles et du viol, même si des nuances doivent être opérées selon l'âge. L'objectif est tout de même de former des gens capables de témoigner, bien qu'il ne faille pas faire reposer l'entière responsabilité sur leurs épaules.

En 2021, le chercheur Benoît Dardenne soulignait la nécessité d'être sensibilisé aux violences pour pouvoir déceler une situation de harcèlement sexuel, et ainsi décider ou non d'intervenir. Les modules en ligne très souvent proposés, notamment pour les managers, ne permettent pas de discuter. Or pour sensibiliser, il faut pouvoir discuter de ce sujet au sein des entreprises. Il faut pouvoir lever le tabou, débattre des limites que les équipes se donnent, notamment en matière de sexisme ordinaire et de blagues. Pour cette raison, l'Anact a produit le jeu Sexisme sans façon, qui permet en trois quarts d'heure de distinguer six niveaux de sexisme, allant du sexisme « bienveillant » au viol. Le contenu des formations de sensibilisation animées par les consultants porte, de notre point de vue, sur des approches beaucoup trop comportementales. Ces acteurs se permettent, par exemple, de conseiller aux femmes de ne pas porter de minijupes.

Nous avons tout de même pu observer des actions très intéressantes dans des entreprises. Je pense notamment à un bailleur social ayant d'abord formé les membres du Comité de direction (Codir), puis l'ensemble des comités de management, avant de réaliser une campagne d'affichage un peu choc pour rendre ce risque visible et pour interpeller. Il a également monté des petits groupes pour libérer la parole. Plus de 250 collaborateurs ont pu participer à des actions de sensibilisation aux violences sexistes et sexuelles au travail. Il a enfin réalisé une note de service et une newsletter en mentionnant les référents, les instances représentatives, le service RH, le médecin du travail, le psychologue du travail, avec toutes les coordonnées.

Les entreprises mettent très rarement en place des démarches collectives et organisationnelles qui associent le Comité économique et social (CSE). Elles en restent toujours à une approche individuelle et comportementale, au lieu d'en faire un sujet collectif qui implique donc la direction, les représentants du personnel, les encadrants. Les référents CSE et RH sont de très bons atouts, mais leurs missions ne sont pas définies. Leur rôle est très fragile. Ils manquent de temps et de moyens. Les entreprises abordent de très peu ce sujet avec une approche systémique. Il en va de même s'agissant des abus sexuels. Les employeurs traitent très peu les cas en aval pour en tirer des conséquences en amont, sur les postes ou les situations de travail à risque. Nous constatons qu'il subsiste un très grand décalage entre les intentions, les engagements - par exemple, la tolérance zéro -, la sanction des auteurs et leur mise en oeuvre. Finalement, les actions ponctuelles aujourd'hui opérées ne produisent pas les résultats escomptés. Elles ne suffisent pas pour considérer les violences sexistes et sexuelles comme un véritable risque professionnel, et engager les actions de prévention nécessaires.

Il est tout de même à noter - et on le retrouve dans La Revue des conditions de travail de l'Anact - que le bailleur social que j'évoquais a inscrit le risque de violences sexistes et sexuelles dans le Document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP), a modifié son règlement intérieur, notamment sur le plan des sanctions, et a fait une information lors de l'accueil des nouveaux embauchés.

Je me permets de prendre encore quelques minutes pour conclure sous forme de recommandations. À la suite de l'énoncé de tous ces constats et de ces difficultés, l'Anact considère comme indispensable, au-delà de la sensibilisation et du traitement individuel des cas, d'apporter aux entreprises, dirigeants, représentants du personnel, référents du CSE et des ressources humaines, des capacités d'action au niveau de l'organisation et au niveau collectif. Nous mettons en avant quatre recommandations. D'abord, en termes de prévention tertiaire, il est nécessaire de renforcer l'articulation du système de prévention aux trois niveaux pour qualifier les faits dans les situations avérées, accompagner les victimes, sanctionner les auteurs en mobilisant les entreprises pour qu'elles fassent plus appel aux ressources et aux appuis externes pour traiter les situations et mener les enquêtes. En prévention secondaire doivent être systématisées et rendues obligatoires les formations et sensibilisations de l'ensemble des salariés, mais aussi de manière spécifique pour les managers et dirigeants. Je reviendrai plus tard sur la prévention primaire.

La deuxième recommandation consiste à associer l'ensemble des acteurs et à mieux définir les rôles et missions des référents CSE et RH, à leur donner plus de moyens de travail, en lien avec les directions, représentants du personnel, managers et salariés. C'est d'ailleurs l'objet de l'appel à projets « violences sexistes et sexuelles » du ministère chargé de l'égalité dont l'Anact est lauréate, comme d'autres porteurs de projets. Il s'agit également d'associer en externe les acteurs de la santé au travail. Dans le cadre du Plan santé au travail (PST) 4, ce sont les services de prévention et de santé au travail qui sont ciblés sur ce sujet de la prévention des violences. Sont également concernés les caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat), les inspections du travail, les associations de protection des victimes, les CIDFF, l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) ou les conseils juridiques.

Ensuite, l'entreprise doit communiquer sur l'ensemble des actions mises en oeuvre. Les chercheurs ont très bien mis en évidence le fait que des salariés ayant connaissance des politiques organisationnelles en matière de prévention adoptent beaucoup plus facilement des stratégies actives de type : « faire face ». Ils sont donc plus enclins à signaler et témoigner. Lorsque les milieux de travail ne montrent pas leur implication, les collaborateurs ont moins tendance à témoigner.

Enfin, il revient à l'Anact d'insister sur la prévention primaire, non pas pour réduire à néant le risque de violences sexistes et sexuelles - comme pour les risques psychosociaux, le risque zéro n'existe pas -, mais pour limiter et réduire les facteurs de risque. Cela passe par la mise en place de plusieurs types d'actions :

- réaliser un diagnostic des facteurs de risque organisationnels suivant les différents points que nous avons mentionnés (la mixité, le degré de hiérarchie dans l'entreprise, le type de management, les conditions d'emploi et de précarité, les conditions de travail) ;

- intégrer le risque de violences sexistes et sexuelles dans le Document unique d'évaluation des risques - c'est d'ailleurs un levier important sur lequel nous pouvons mobiliser les entreprises car si un cas de harcèlement sexuel ou d'agression se produit en leur sein, elles peuvent être mises en défaut et payer des indemnités si elles n'ont pas intégré ce risque dans leur DUERP. De manière générale, nous le savons, les risques professionnels auxquels sont exposées les femmes sont sous-estimés :

- réaliser un diagnostic des ressources existantes en préventions primaire, secondaire et tertiaire ;

- construire des outils collectifs de prévention en lien avec le CSE ou la Commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) au sein du CSE.

Ces outils se traduisent par des mesures organisationnelles, une intégration et un tutorat des nouveaux - particulièrement des précaires, stagiaires, jeunes, apprentis - par l'amélioration des conditions de travail et d'emploi... Je parle ici de mesures basiques, telles que des vestiaires et sanitaires séparés, des cloisons et portes vitrées à mi-hauteur pour éviter l'isolement dans des bureaux, de l'éclairage dans les couloirs, des conditions de trajets domicile-travail en cas de retour la nuit, une prescription des tenues et des scénographies de travail à connotation sexuelle, un travail sur la composition mixte des équipes, une répartition hommes-femmes équilibrée des activités limitant la division sexuée du travail. Ces actions passent également par la valorisation des activités et des postes à prédominance féminine, et par la mise en place d'espaces de discussion dans les collectifs de travail pour que, par exemple, les assistantes ou autres types de postes ne se retrouvent pas isolées et qu'elles osent parler des avances sexuelles dont elles sont victimes.

Enfin, il est nécessaire de mettre en place une politique d'égalité professionnelle qui réduise effectivement les inégalités entre les femmes et les hommes, et qui consacre, dans les accords ou plans d'entreprise, un volet dédié à la prévention des violences sexistes et sexuelles.

Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup. Je me tourne immédiatement vers notre dernière intervenante, Raphaëlle Manière de la CGT.

Raphaëlle Manière, pilote de la cellule contre la violence sexiste et sexuelle de la CGT et membre du collectif Femmes-Mixité de la CGT. - Merci pour cette invitation. Les violences sexistes et sexuelles au travail sont un sujet à part entière qui aurait pu faire l'objet d'un rapport en lui-même.

Si toutes les femmes ne subissent pas de troubles musculo-squelettiques au cours de leur parcours professionnel, nous savons que la plupart d'entre elles subiront du sexisme, et une partie d'entre elles des violences sexistes et sexuelles, entre harcèlement sexuel, agression et viol. Les femmes au travail se trouvent finalement dans des lieux où règne le danger, où il existe. C'est pourquoi on évoque des violences systémiques.

Je ne rappellerai pas les chiffres, nous les connaissons. Ils ont été répétés. Ils sont insuffisants, mais indiquent l'ampleur du phénomène auquel nous sommes confrontés. Toutes les femmes qui travaillent sont concernées par les violences sexistes et sexuelles, qu'elles soient jeunes, âgées, cadres, ouvrières, stagiaires, alternantes, intérimaires. Quel que soit leur statut, elles subiront, à un moment donné de leur parcours professionnel, une situation, même ponctuelle, dans laquelle les relations seront déséquilibrées avec un collègue, un chef, un client, ou encore un conjoint ou une relation amoureuse ponctuelle avec un collègue de travail.

Ce sujet est grave, parce qu'il relève d'une atteinte à la dignité les femmes. Ces violences se trouvent au coeur du processus de domination. Parler d'égalité professionnelle et salariale sans éradiquer en amont les violences sexistes et sexuelles est un non-sens. En effet, pouvoir parler de ces violences constitue la condition de la mise en place de cette égalité.

Ces violences sont graves parce qu'elles remettent en cause le droit fondamental des femmes à travailler. Quelle est leur place au travail dans ces situations ? Comment gardent-elles cette place ? Nous savons que la majorité d'entre elles ne la conserveront pas. Leur autonomie et leur indépendance financière sont remises en cause. Ces violences ont aussi un impact sur la capacité des femmes à s'investir au travail. Elles occasionnent un manque d'estime de soi, une perte de confiance, de la culpabilité, de la honte. Elles se demandent ce qui s'est passé, comment elles ont pu laisser faire cela, elles pensent qu'elles auraient dû réagir plus tôt.

Le mouvement #MeToo de conscientisation des violences masculines intervenant au travail a donné lieu à des débats publics, il a bousculé tous les lieux de travail. C'est très bien. Certaines affaires ont été très médiatisées : Weinstein, PPDA, Besson, Hulot ou Depardieu... Des femmes au travail ont subi des actions gravissimes qui ont été minimisées. Il est aujourd'hui permis de s'exprimer. Pour autant, sont-elles plus entendues ? Oui, mais pas suffisamment. Ça n'avance pas assez vite. Nous observons que les institutions n'ont globalement pas répondu à l'exigence d'éradication des violences. Au travail, la politique de prévention en matière de violences sexistes et sexuelles constitue un angle mort de la politique gouvernementale. Il nous manque une volonté politique forte de changement, qui suppose de bousculer le patronat, les employeurs et les administrations publiques. Pour l'heure, nous assistons - selon nous - à des postures de repli. Ces acteurs sont dérangés de voir des violences se produire sous leurs yeux, au travail, et de devoir les régler.

Comme vous, nous estimons manquer de chiffres. Nous avons besoin de plus de visibilité pour aider à la conscientisation de ce phénomène social grave. Les violences commises sont sous-estimées, déqualifiées. On parle de « geste inapproprié », de « propos déplacés », quand on devrait plutôt parler de violences sexistes. Être traumatisé n'est pas obligatoire pour s'autoriser à dire que ce qu'on a entendu.

Ces violences sont disqualifiées, sous-estimées, banalisées et minimisées. Certaines situations de harcèlement sexuel, à la base d'une situation de violence, vont se transformer en harcèlement moral à caractère sexiste : il a tenté, elle a dit non, il va continuer la mise en place de cette relation de domination en mettant en cause ses compétences au travail, en mettant en place un système visant à la décrédibiliser. Les femmes peuvent supporter des choses en amont et laisser couler, mais ne pas accepter que leur travail soit attaqué. C'est parfois dans ces moments qu'elles vont s'exprimer et dénoncer ce qui leur arrive. Ces situations ne sont pas simples, parce qu'il faut débusquer le sexisme. Il faut comprendre pourquoi ce phénomène de décrédibilisation de la victime a lieu au travail, alors qu'elle travaille bien. Finalement, on découvre qu'il s'était passé quelque chose en amont.

Nous avons identifié un autre angle mort, celui des situations de violences conjugales. Nous ne disposons que de peu de chiffres sur ce sujet touchant les femmes au travail. Je n'en connais pas, personnellement. Il existe trois dimensions possibles. La première, et c'est le scénario le plus simple, est celle de couples au travail, qui se font et se défont. La deuxième relève de violences de couples alors que la femme est salariée, et l'homme travaille ailleurs. Les femmes victimes de féminicides sont, pour beaucoup, des femmes salariées. Que savons-nous d'elles et de leur situation au travail ? Il serait intéressant de savoir où elles étaient salariées, si une alerte avait pu être posée, pourquoi leur lieu de travail n'était pas une ressource pour elles. Comment construit-on ce lieu de ressource ? Enfin, la troisième dimension, très prégnante, relève des relations ponctuelles dans les lieux de travail, entre les femmes et les hommes. Le harcèlement et les représailles peuvent démarrer lorsque la relation cesse. Le couple est non cohabitant, mais on peut tout de même parler de violences de couple.

Tous ces scénarios se présentent aux délégués du personnel, aux salariés, aux employeurs. Ce sujet devient une « patate chaude » pour ces derniers, lorsqu'une alerte est posée.

Je suis moi-même cheminote. Je travaille en Bourgogne-Franche-Comté, à la vente. La SNCF a signé un accord sur l'égalité professionnelle contenant un volet sur les violences sexistes et sexuelles. Elle a notamment mis en place une pratique intéressante : un baromètre Ifop est publié tous les ans, depuis quatre ans. Il porte sur un échantillon de 1 025 femmes et 992 hommes. C'est, à ma connaissance, la seule grande entreprise à réaliser un tel travail de visibilité sur les violences sexistes et sexuelles. L'année dernière, pour la première fois, elle a intégré la dimension des violences sexuelles, à notre demande, en plus de la perception du sexisme, du sexisme en lui-même et de la perception des violences sexistes et sexuelles.

Cette bonne pratique a permis à certains de prendre conscience du phénomène. Certains de mes collègues ont cogité après que les chiffres leur ont été donnés. Ils peuvent tenir certaines réflexions, mais peinent à se dire qu'ils sont machos, que leurs propos relèvent du harcèlement, ou que toucher quelqu'un à tel ou tel endroit constitue une agression sexuelle. Je ne dis pas cela pour les dédouaner, mais ils n'en ont pas conscience et il est nécessaire d'informer tout le monde.

À la SNCF, 47 % des femmes se disent victimes de sexisme. On pourrait presque penser que ce chiffre est faible au regard de ceux que l'on connaît. Je suis certaine qu'il est en réalité plus important. Chez les contrôleuses, il monte à 67 %. 21 % des femmes à la SNCF se disent victimes de harcèlement sexuel, agressions sexuelles et viols - nous n'en connaissons pas le détail. Ce taux monte à 39 % chez les contrôleuses.

Ce baromètre permet ainsi à l'employeur d'identifier la nécessité de mettre en place un plan de prévention particulier sur cette population de salariées. Se pose ensuite la problématique de mise en oeuvre de cette prévention.

Il était également intéressant de constater, à travers ce baromètre, que les femmes se disaient davantage témoins de violences que les hommes. Lors d'enquêtes, les témoins directs sont rares, mais les témoins indirects sont plus nombreux. Il semblerait que les femmes aient un regard plus aguerri sur ce qu'il se passe autour d'elles dans les relations de travail.

Les femmes sont de plus en plus nombreuses à dénoncer ce qu'il se passe au travail, bien que nombre d'entre elles se taisent encore.

Enfin, les violences conjugales n'ont pas été prises en compte dans le baromètre. Un important travail reste à faire sur ce sujet. Des avancées ont tout de même eu lieu depuis 2017, avec la mise en place des référentes et référents harcèlement sexuel et agissements sexistes dans les entreprises de plus de 250 salariés. Ce dispositif est insuffisant, mais c'est un début. Je reviendrai plus tard sur les préconisations.

Parmi les autres avancées, nous pouvons également citer une obligation de négocier dans les branches, de traiter les violences sexistes et sexuelles dans les documents uniques d'évaluation des risques professionnels. Ce n'est pas fait, alors que c'est indispensable pour établir les facteurs de risque dans tous les lieux de travail. Par ailleurs, les accords égalité sont déclinés dans les trois versants de la fonction publique, avec la création des référents sexistes et sexuels. En 2019, l'adoption de la convention 190 de l'OIT sur la violence et le harcèlement au travail a également constitué une réelle avancée.

Dans les lieux de travail, nous observons un besoin de pédagogie chez les employeurs. Ce sujet, je l'ai dit, est pour eux une patate chaude. Nous avons besoin de le leur réexpliquer, à eux ainsi qu'aux collègues. Il faut politiser le débat des violences sexistes et sexuelles au travail, rappeler qu'elles ne sont pas une fatalité. Elles relèvent d'un combat politique et ne résultent pas de problèmes individuels.

On pointe évidemment la responsabilité des employeurs, qui est énorme. Ils ont la triple obligation de prévention, de protection des victimes et de sanction des agresseurs. Sur ces trois dimensions ont été identifiés de nombreux points de vigilance, que je citerai plus tard. Nous bataillons en outre beaucoup en interne pour réexpliquer que ces situations de violences ne peuvent être réduites à une vision de conflit interpersonnel. Elles ne sont pas un problème de « Monsieur et Madame ne s'entendent pas ». Il s'est passé autre chose. À un moment donné, une situation de domination s'est mise en place, une relation s'est déséquilibrée. C'est cette dernière qui doit être identifiée pour permettre aux employeurs de comprendre que la situation doit être normalisée.

Plutôt que de parler de catégories sociales et professionnelles plus ciblées, il me semble intéressant de réfléchir aux situations de vulnérabilité. Tout le monde en subit au cours de sa vie. C'est à ce moment-là qu'il peut se passer quelque chose sur le lieu de travail. Il est également toujours nécessaire d'identifier les facteurs de risques pour anticiper et prévenir les problèmes. Il me semble aussi intéressant de réfléchir aux lieux de travail où les femmes ont été les plus en capacité de rester. La problématique concerne ici majoritairement les statuts : être alternante, stagiaire, intérimaire ou en CDD fragilise les femmes en situation de violences. Si elles relèvent de la fonction publique ou d'employeurs publics et bénéficient d'une garantie de l'emploi, c'est pour elles le meilleur moyen de sortir au mieux de ces situations de violences qui vont, pour certaines, les détruire pendant plusieurs mois.

Parmi les points de vigilance, nous avons identifié trois registres. 80 % des entreprises ne disposent pas de plan de prévention, ce qui pose un problème majeur. 70 % des femmes ne parlent pas. Comment mettre en place des dispositifs, une communication, une information dans les lieux de travail pour que des femmes dépassent le sentiment de honte et de culpabilité qui les fait taire ? Comment mettre en place des dispositifs de signalement pour leur donner confiance ? Si les procédures sont connues par les salariées quand elles sont victimes de violences, elles auront peut-être plus confiance pour poser l'alerte que si elles ne savent pas ce qui se passe quand elles parlent. Ces dispositifs devraient être mis en place dans la fonction publique. Dans le privé, nous avançons dans certains accords égalité professionnelle.

Ensuite, la prise en charge des femmes victimes est problématique. Cette dimension doit faire l'objet d'un travail urgent. Dans la fonction publique, il existe une protection fonctionnelle. Elle pourrait constituer un vrai levier de protection pour les femmes. Malheureusement, lorsqu'elles veulent le mobiliser sur les situations de violences sexistes et sexuelles, les employeurs publics ne l'autorisent souvent pas. Elles sont contraintes, pour celles qui le font, de se rendre au tribunal administratif pour faire reconnaître ce droit, très important. Il permet une aide financière si elles décident de porter l'affaire en justice, ainsi qu'une aide financière pour les soins et pour la prise en charge psychologique dont elles auront besoin pour continuer leur chemin et revenir au travail. Dénoncer des violences dans les lieux de travail, c'est une bataille qui s'engage avec l'employeur et, parfois, avec les collègues. La médecine du travail et l'inspection du travail ne sont pas toujours disponibles. Le sentiment d'isolement est très fort. Dans ce contexte, les employeurs publics devraient être exemplaires. Il existe des circulaires, des accords sur l'égalité professionnelle qui devraient permettre une exemplarité des employeurs publics. Malheureusement, ce n'est pas ce que nous observons. Les femmes, dans les administrations publiques, sont aussi mal traitées qu'ailleurs. Simplement, sur la fin, elles sortiront peut-être moins vite de l'emploi que celles qui n'ont pas cette protection de l'emploi. Ce n'est pas rien, mais un travail reste nécessaire en amont.

Des droits nouveaux sont à conquérir. Il existe une obligation de sécurité, de prévention et de formation de la part de l'employeur, mais il y a aussi de nouveaux droits. À titre d'exemple, le Canada et la Nouvelle-Zélande offrent dix jours de congé supplémentaires pour les femmes victimes de violences conjugales. Les employeurs permettent ainsi à ces dernières d'effectuer leurs démarches auprès du juge, de la police, de l'assistante sociale. Ce dispositif est aujourd'hui officiel dans ces deux pays. Nous avons aussi besoin de ces droits nouveaux, pour toutes celles qui subissent des violences sexistes et sexuelles au travail. Elles ont besoin de temps. Dix jours peuvent sembler beaucoup pour certaines, trop peu pour d'autres, chaque situation étant différente, mais une certaine flexibilité serait intéressante pour que ces femmes puissent s'occuper d'elles-mêmes, prendre soin d'elles et garder leur emploi. Les victimes de violences sexistes et sexuelles subissent une effraction psychique. Leur situation ne reviendra pas à la normale. Elles ont besoin de temps. La mémoire traumatique occasionne des flashs, pendant des mois, après l'enquête. Tous les scénarios sont possibles.

Lorsque l'enquête a lieu, l'employeur attend de sa salariée qu'elle revienne et que l'on ne parle plus des faits une fois la sanction posée. La victime de violences a pourtant besoin de temps pour se reconstruire. On peut tourner en rond, dans certaines situations, pour savoir comment veulent se positionner ces femmes au travail. Peut-être veulent-elles être installées dans un autre espace, un autre atelier, un autre lieu de travail. Cette mutation géographique pourrait relever d'un nouveau droit. Pour que ces femmes réfléchissent tranquillement, elles doivent d'abord aller bien. Elles doivent s'être occupées de leur santé psychique. Cela demande du temps, qui n'est souvent pas accordé sur les lieux de travail. On leur demande de revenir à leur place. On observe ainsi une confrontation de temporalités qui est à prendre en compte par les employeurs, qui ne sont globalement pas formés pour cela.

Nous avons également identifié des points de vigilance concernant les procédures d'enquête. Pourtant, le code du travail est clair et la boîte à outils est assez simple. Le droit du travail ne demande pas aux employeurs de vérifier l'intention de nuire de l'agresseur, qui relève du pénal. Ils ont uniquement à vérifier que la situation de travail a été malmenée à un moment donné, avec une relation déséquilibrée, voire de domination. C'est le faisceau d'indices, le récit de la victime, la prise en compte des témoins directs et indirects qui permettent d'établir s'il s'est passé quelque chose de normal ou non au travail. Si l'enquête dit qu'il s'est passé quelque chose d'anormal, il n'est pas nécessaire de démontrer que l'agresseur avait conscience de ce qu'il faisait - bien que ce soit souvent le cas. L'intentionnalité n'a pas à être recherchée et prouvée. Dans les violences sexuelles, les coupables reconnaissent tous leurs torts en finissant leur phrase par « mais elle était d'accord ». Il est alors compliqué de démontrer l'intention de nuire, mais la boîte à outils des employeurs est bien définie. Ils doivent agir dès lors qu'un questionnement concerne une relation qui n'a pas été une relation de travail. Pourtant, nous observons que les employeurs sont souvent réticents à agir s'il n'y a pas de plainte, alors que les victimes n'ont pas l'obligation d'aller au pénal. Nous sommes vigilants à ce sujet, mais aussi dans le cadre des enquêtes. En effet, nous observons que les employeurs n'aiment pas que celles-ci soient menées par les délégués du personnel via la Commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT). En cas de droit d'alerte ou de déclaration d'accident du travail, il est possible pour le CSE, via la CSSCT, de réaliser une enquête conjointe. Cela nous semble important, en permettant l'impartialité. Nous ne préconisons pas que les entreprises fassent réaliser les enquêtes par des cabinets externes, qui coûtent cher. Toutes les sociétés n'ont pas 10 000 euros à donner à ces structures pour enquêter pendant deux mois. Il est alors essentiel de pouvoir réaliser ce travail en interne. Dans ce cadre, comment se former ?

Les enquêtes conjointes via la CSSCT constituent un réel moment de formation. Elles permettent de réfléchir conjointement, d'écouter la victime, les témoins, le mis en cause... C'est aussi ainsi qu'on grandit, que de la pédagogie se met en place sur le lieu de travail, pour que ce sujet ne soit plus tabou. Il est trop souvent mis sous le tapis, les employeurs ne sachant pas comment le traiter. Ils ont besoin d'accompagnement de la part de structures idoines, sans pour autant leur retirer leur responsabilité ou celle des représentants du personnel. Ce sont souvent ces derniers qui émettent des alertes.

Nous avons observé une difficulté, de la part des employeurs, à qualifier les violences, ce qui les rend invisibles. Souvent, les victimes ne savent pas différencier le harcèlement sexuel d'une agression sexuelle. Il est nécessaire de qualifier ce qu'il s'est passé, de dire que le fait de toucher les hanches, les épaules ou le ventre relève du harcèlement sexuel. Ce sont des attouchements. Toucher les cuisses, les fesses ou les seins relève de l'agression sexuelle. La nécessité de pédagogie et de formation est continue.

Évidemment, une prévention est essentielle en amont, à tous les niveaux. Ensuite, lorsque des dossiers sont en cours, le continuum du collectif de travail importe. Un signalement, lorsqu'il a lieu, devrait permettre à chacun de sortir plus grand de ce qu'il s'est passé, plutôt que de se retrouver avec des clivages dans les collectifs et des difficultés dans la reprise de travail de la victime, qui subirait une double peine : avoir été confrontée à des violences, et ne pas retrouver sa place au travail.

La mise à pied conservatoire du mis en cause est souvent considérée comme une sanction, ce qu'elle n'est pas. Elle permet de lever la pression sur le lieu de travail. La victime peut également être mise à pied si elle a besoin de temps et d'être chez elle, mais celle du mis en cause est primordiale. Elle n'est pas du tout spontanée dans les mises en place de protection des employeurs.

Enfin, les référents et référentes « égalité » ne sont pas inclus dans les enquêtes. Les employeurs craignent de les impliquer, ou d'impliquer les membres du CSE, comme si leur intervention constituait à un frein à la résolution des problèmes.

Les organisations syndicales sont soudées sur cette thématique. Elles ont rédigé en novembre 2022 un courrier - que je vous transmettrai - pour alerter la Première ministre. Elles revenaient sur les problématiques de mise en place de prévention et des enquêtes, sur la prise en compte des victimes, les problèmes de financements, le manque de personnel dédié et opérationnel pour régler les problèmes de violences sexistes et sexuelles. Elles ont émis des propositions sur quatre dimensions.

D'abord, les organisations syndicales demandent une table ronde multilatérale pour réaliser des bilans des dispositifs de 2018. En effet, les référents constituent une excellente idée, mais ce dispositif ne fonctionne pas. Pourquoi ? En ce moment, les accords se négocient entreprise par entreprise. On peut gagner un référent supplémentaire par lieu de travail, avec un portable, un bureau, une formation supplémentaire, parfois avec l'AVFT ou des associations dédiées. Ce dispositif doit en tout cas être questionné car il manque d'ampleur et de moyens. Un bilan de la négociation collective sur les violences sexistes et sexuelles doit être fait, notamment dans les branches. Elles devaient négocier, mais l'ont-elles fait ? Quelle visibilité et quels retours en tirer ? Un bilan quantitatif et qualitatif sur la mise en place dans la fonction publique des cellules d'écoute et des dispositifs d'accompagnement des victimes est également nécessaire. En effet, des choses intéressantes sont mises en place dans la fonction publique, mais y travailler devrait être beaucoup plus sécurisant pour les femmes. Pourquoi ne l'est-ce pas ? Un bilan qualitatif et quantitatif des dispositifs de prévention existants est également demandé, de même que la publication, dans la fonction publique, de guide des outils statutaires pour lutter contre les violences sexistes. Il a été publié au mois de novembre. C'est maintenant sa mise en oeuvre qui pose question.

Ensuite, les organisations syndicales proposent que le Haut conseil à l'égalité produise un baromètre annuel pour évaluer le ressenti des salariées et des agentes concernant les violences sexistes et sexuelles au travail. Il permettra de donner des indications objectivées sur l'état de la prise en compte du sujet.

Nous demandons également que, dans le privé comme dans le public, la prévention devienne un sujet obligatoire de négociation, sous peine de sanctions pour les employeurs. Ce n'est aujourd'hui pas le cas. S'y ajouterait une obligation de formation de tous les managers, RH, représentants du personnel, la mise en place d'une obligation de sensibilisation annuelle sur les violences sexistes et sexuelles organisées sur le temps de travail et les lieux de travail.

Enfin, il s'agit de sécuriser l'emploi et de la carrière des victimes de violences, qu'elles aient ou non un lien avec le travail.

Nous demandons de nouveaux droits, comme les dix jours de congé que j'évoquais plus tôt pour garantir à ces femmes du temps pour réaliser leurs démarches, ou l'interdiction de licenciement des victimes, comme c'est le cas pour celles qui sont confrontées à des violences conjugales. Devraient également être renforcées les possibilités d'actions des référents harcèlement sexuel. Dans le privé, plus spécifiquement, devraient être élargis les prérogatives, les moyens et la formation des conseillers du salarié au harcèlement sexuel pour permettre aux collaborateurs des entreprises, sans instance représentative du personnel, d'être accompagnés face à leur employeur. Pour l'heure, les conseillers du salarié peuvent être mobilisés sur des problématiques de licenciement, mais pas de harcèlement sexuel. Ainsi, de nouvelles prérogatives doivent être pensées pour ne pas laisser les femmes seules. Enfin, il semble nécessaire d'augmenter le nombre et la formation des inspecteurs du travail.

Annick Billon, présidente. - Merci à vous.

Je me tourne vers mes collègues de la délégation, et en premier lieu vers nos quatre rapporteures : qui souhaite intervenir ?

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Merci pour vos propos passionnants et exhaustifs.

Disposez-vous de statistiques sur les effets des violences sexistes et sexuelles sur la santé, en termes d'arrêts maladie, de troubles psychologiques, de consommation de psychotropes chez les femmes ? Peut-être n'existent-elles pas ? Nous avons bien conscience que des hommes sont également victimes de violences, mais notre travail porte ici sur la santé des femmes, et nous essayons de nous y tenir.

Par ailleurs, vous évoquiez le fait que les femmes devaient se rendre au tribunal administratif pour accéder à la protection fonctionnelle. Comment réformer cet accès pour leur épargner cela ? Elles entrent généralement dans un abominable tunnel judiciaire, administratif, pénal et autre, et nous pourrions leur épargner des épreuves.

Enfin, vous disiez que les femmes les plus exposées aux violences sexistes et sexuelles étaient aussi les plus précaires - célibataires et mères monoparentales. J'ai été étonnée par ces deux derniers éléments. Est-ce à dire qu'une femme serait protégée par le fait qu'il existe un homme à l'extérieur ? Comment l'expliquez-vous ?

Laurence Cohen, co-rapporteure. - Merci beaucoup pour vos propos, qui ont balayé un champ large. J'aimerais des éclaircissements sur certains points, en prolongement des questions de ma collègue Laurence Rossignol.

Souvent, en cas d'affaires de violences sexistes et sexuelles, les entreprises n'aiment pas les rendre visibles. La publicité des faits qui se produisent est très malvenue pour elles. Sur ce sujet, rendre compte des violences sexistes et sexuelles dans telle ou telle entreprise pourrait les rendre visibles, elles qui sont aujourd'hui invisibilisées le plus possible. Avez-vous des éléments à nous exposer sur ce point ?

Ensuite, Mme Manière a bien mis en évidence l'angle mort que constituent les violences conjugales. Nous savons pertinemment qu'elles ont des impacts visibles sur la santé mentale et physique des femmes. La majorité d'entre elles sont des salariées. Comment continuer à exercer leur activité si elles subissent des violences dans leur couple ? Quelles préconisations proposez-vous pour faire reculer cet angle mort ?

Enfin, je suis frappée par le fait que les gouvernements successifs et pouvoirs publics ne dressent que très rarement le bilan des politiques mises en place en termes de violences sexistes et sexuelles. C'est pourtant nécessaire dans ce domaine. Il faudrait que nous puissions les évaluer pour que les bonnes pratiques soient partagées et instaurées dans toutes les entreprises. Je ne connaissais pas le baromètre mis en place par la SNCF. Pourquoi n'est-il pas élargi, au moins à l'ensemble des entreprises publiques ?

Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Merci pour vos exposés très fournis et documentés. J'aimerais vous interroger concernant vos statistiques et les cas que vous avez rencontrés.

Madame Manière, vous indiquiez que toutes les femmes, quel que soit leur âge ou leur situation, rencontraient au moins une fois dans leur vie ces situations de violences et de sexisme. La délégation aux droits des femmes a sorti l'année dernière un rapport sur la pornographie et l'accès des jeunes à ces sites. Nous avions relevé que des enfants de 15 ans, voire de 9 ans, y avaient librement accès. Ils en tiraient une vision déformée de la sexualité et des rapports aux autres. De plus, j'ai récemment entendu que les jeunes hommes étaient presque plus violents avec les femmes que ceux de notre génération. Il me semble que seuls 13 % des écoles proposent un véritable enseignement à la vie affective et sexuelle. Ne faudrait-il pas développer l'éducation et le respect entre les hommes et les femmes, à des fins de prévention ? Cet axe de prévention doit-il être visé ?

Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Merci pour vos présentations.

Madame Delage, je sais que vous vous êtes intéressée aux conditions de vie, de travail et d'emploi des femmes de la classe populaire, sujet qui reste également, pour vous, un angle mort de la prise en compte de la santé des femmes au travail. Je pense que ce sujet rejoint l'interrogation de ma collègue. On a parlé de #MeToo et des dénonciations, mais celles-ci concernent, à ma connaissance, certaines catégories professionnelles et certains milieux. Pouvez-vous développer ce point ?

La présidente vous demandait si certains secteurs professionnels étaient plus concernés que d'autres. Il me semble évident qu'il est plus compliqué de dénoncer les violences sexistes ou sexuelles dans certains métiers précaires et de première ligne.

Par ailleurs, il me semble avoir entendu certaines d'entre vous dire que le travail pouvait être un lieu ressource, et d'autres, a contrario, dire que cela ne pouvait l'être que difficilement. Pouvez-vous revenir sur ce point ?

Hormis Mme Chappert, vous n'avez que peu parlé des médecins du travail. Nous savons pourtant que leur rôle est primordial.

Ensuite, quelqu'un disait que les agresseurs savent ce qu'ils font. Madame Chappert, vous évoquiez plus tôt le côté paternaliste. Pensez-vous vraiment que ces comportements sont générationnels, ou opérés sous couvert de certaines professions ?

Enfin, j'ai relevé certains mots qui ressortent dans nos différentes tables rondes : angle mort, invisibilisation, tabou, déni... Dans ce contexte, comment nous en sortons-nous ?

Annick Billon, présidente. - Je vous demanderai de nous donner des réponses concises. S'il le faut, vous pourrez également nous envoyer des compléments d'information par écrit.

Catherine Cavalin. - Vous nous interrogiez sur les effets sur la santé des violences sexistes et sexuelles. Pauline Delage l'a dit, on dispose aujourd'hui de beaucoup plus de chiffres que par le passé, mais il faut maintenant les interpréter. Leur lisibilité et leur compatibilité nous posent plus de problèmes que le fait de ne pas en avoir.

Je répondrai sur l'enquête Évènements de vie et santé (2005-2006)3(*), que j'ai coordonnée à la Drees, le service statistique ministériel du ministère de la santé et des solidarités. Elle a été commandée par le cabinet de Jean-François Mattei en réponse à une recommandation de l'OMS, et reçue par Roselyne Bachelot. Étonnamment, lorsque l'on construit des informations chiffrées, celles qui portent sur la santé physique ne permettent pas facilement de faire apparaître des conséquences des violences sur la santé physique. De nombreuses personnes qui accumulent des situations de victimation au cours de leur vie ne déclarent pas de conséquences physiques. Elles sont en revanche très affectées du point de vue de leur santé mentale. C'est en tout cas ce que nous avons réussi à montrer en adoptant pour l'enquête Événements de vie et santé des questionnaires standardisés de santé mentale exigeants dans la détection de problèmes de santé mentale tels que les épisodes dépressifs majeurs ou les troubles liés à l'anxiété généralisée. Les personnes sont des individus sociaux. Une enquête s'efforce de capturer ce qui se passe dans le travail, à la maison, dans les espaces publics. La personne est plus ou moins âgée, en situation monoparentale ou non, etc. C'est l'ensemble des caractéristiques sociales qui fait que les violences occasionnent des conséquences sur la santé mentale, mais également physique, avec un ensemble de facteurs de vulnérabilité. Un des grands défis des enquêtes, depuis l'Enveff jusqu'à Virage, a consisté à voir comment se combinent des variables statistiques fréquemment observées telles que la profession, la catégorie socioprofessionnelle ou le revenu, qui ne sont pas forcément opérantes seules pour caractériser la victime. L'analyse intersectionnelle est ici très intéressante. Ce sont les profils, les cumuls de difficultés sociales qui sont étudiés. En conséquence, les enquêtes doivent faire des efforts importants pour capter à la fois des caractéristiques sociales que l'on observe usuellement dans des enquêtes statistiques portant sur d'autres phénomènes sociaux, et des caractéristiques qui sont peu ou pas observées habituellement, dont on peut ainsi tester les corrélations statistiques avec les violences que déclarent subir les personnes.

Pauline Delage. - L'enquête Virage comprend un chapitre sur les effets des violences de genre sur la santé, objectivant des effets psychiques, mais aussi des facteurs qu'on pourrait qualifier de protecteurs, tels que le niveau de diplômes ou l'environnement social. Il est en ligne et consultable. Il n'y a pas de réaction type aux violences, puisqu'un ensemble de facteurs est à prendre en compte pour protéger les femmes victimes de leurs répercussions à long terme.

Catherine Cavalin. - Madame Cohen, le secrétariat aux droits des femmes et à l'égalité a commandé une étude, à laquelle j'ai participé, sur le chiffrage du coût des violences conjugales et des conséquences sur les enfants. Le rapport de l'étude a été remis au secrétariat aux droits des femmes et à l'égalité en 2014 et une publication a suivi en 20164(*). Le coût global des violences dans le couple s'établit à 3,6 milliards d'euros. Les seuls arrêts de travail liés à ces violences représentent quant à eux environ 108 millions d'euros pour les femmes et 3,4 millions d'euros pour les hommes (chiffres de 2012), soit 96,9 % et 3,1 % du total de ce type de coût économique, respectivement pour les femmes et les hommes victimes. Ce chiffrage correspond à la perte de productivité et de revenus. Signaler aux employeurs que les personnes avec des arrêts de travail répétés peuvent ne pas être productives peut être à double tranchant. Le droit du travail protège théoriquement les personnes malades en prohibant leur licenciement au motif de cet état de santé défaillant. Toutefois, le fait de présenter ainsi des absences répétées peut fragiliser la position d'emploi d'une personne. Ainsi, nous devrions être attentives à la situation de ces personnes pour qu'elles bénéficient d'une protection particulière. On voit ici à quel point le rôle que l'employeur pourrait jouer dans la détection des violences que subissent des salariées ailleurs qu'au travail est délicat à manier. Demander à l'employeur de détecter ou de prendre en charge des situations supposées de violences pourrait ainsi déboucher sur un contrôle accru de l'employeur sur une main-d'oeuvre qui apparaîtrait... insuffisamment productive.

Madame Jacquemet, vous demandiez si les jeunes hommes étaient plus violents que les générations antérieures. Sachez que depuis les années 1960, lorsque les enquêtes de victimation ont commencé à être réalisées aux États-Unis, les jeunes générations déclarent toujours plus de violences agies et subies. On a ainsi toujours eu l'impression, depuis que l'on mesure ce phénomène, que les jeunes étaient plus violents. Nous savons qu'ils déclarent bien souvent plus de violences. On l'explique difficilement. Est-ce un effet de génération ? Non, sinon, arrivés à 50 ans, pourquoi se mettraient-ils à déclarer moins de violences ? Ce ne sont pas des générations violentes. En revanche, il existe certainement un effet de génération dans la perception de la violence. Ils peuvent en déclarer davantage, parce que leur rapport à la violence est différent de celui qu'éprouvent ceux qui ont davantage avancé en âge. S'y ajoute un effet d'âge. À titre d'exemple, selon une étude à laquelle j'ai contribué pour le Défenseur des droits5(*), les jeunes avocates se déclarent très exposées aux violences sexistes, avec des différences gigantesques entre femmes et hommes. On peut interpréter de tels écarts comme résultant de combinaisons entre des inégalités entre sexes et entre âges, dans des contextes de travail spécifiques. S'y ajoute un effet de mémoire. Quand on vieillit, et même si certains événements ont été très difficiles et ont entraîné de nombreuses conséquences, on ne déclare plus, on sélectionne, on oublie ou l'on tait en partie des événements. On ne reconnaît plus comme violents des évènements que l'on avait pourtant vécus comme tels, étant plus jeune.

Pauline Delage. - Madame Rossignol, la monoparentalité est en effet un facteur de précarité, de subordination, de vulnérabilité. Elle fait partie de ces configurations où peuvent s'exercer des violences par le biais d'une multitude de facteurs.

Madame la Sénatrice Richer, vous m'interpelliez sur mes travaux concernant les femmes issues de classes populaires. Il s'agissait plutôt de travaux sur les politiques publiques ciblant certaines femmes aux dépens d'autres, et notamment de retours sur les travaux de collègues sur les politiques d'égalité professionnelle tendant à cibler les femmes de classes moyennes et supérieures plutôt que celles des classes populaires. La sociologue Sophie Pochic et ses collègues parlent de la notion d'égalité élitiste ; or, on peut penser que cette concentration sur la mobilité professionnelle de femmes de classes moyennes et supérieures s'accompagne de l'invisibilisation des conditions de vie, d'emploi et de travail des femmes de classes populaires et des petites classes moyennes, marquées par des horaires atypiques, des temps partiels, des salaires faibles... Ces conditions doivent nécessairement être prises en compte, puisqu'il s'agit d'un facteur de vulnérabilité aux violences.

Sur la question de l'angle mort des violences conjugales, en faisant un retour sur l'action publique qui s'est développée depuis les années 2000, on constate que celles-ci tendent à capter l'attention publique, puisque les politiques publiques se sont centrées sur ce type de violences. Pourtant, quand il s'agit de certaines sphères, et notamment du travail, on constate que ces violences sont peu prises en compte et leurs conséquences sur la vie des femmes le deviennent lorsque celles-ci sont entendues comme des salariées. Il existe une sorte de cloisonnement entre les actions menées contre différentes formes de violences de genre, et donc dans la manière d'appréhender la vie et l'expérience des femmes victimes de violences au travail, et celles des victimes de violences conjugales. Les femmes qui subissent du contrôle conjugal, autrement dit de la violence conjugale, sont isolées de leurs collègues par leur conjoint, elles doivent par exemple rentrer à des horaires très précis, risquant d'être victimes d'insultes ou de dénigrement, elles peuvent être empêchées de participer aux moments de sociabilité qui marquent l'environnement de travail. Autrement dit, ce contrôle conjugal ne se limite pas aux frontières du foyer.

J'ai été surprise de vous entendre préconiser l'exemple du Canada pour produire des droits nouveaux pour les femmes victimes de violences conjugales. Pour ma part, j'ai travaillé sur les États-Unis, où, à l'époque de la mise en place des politiques de workfare dans les années 1990, des droits spécifiques ont été accordés aux femmes victimes de violences conjugales en faisant en sorte qu'elles sortent du régime du workfare. Cela signifie qu'elles ne sont pas obligées de chercher un emploi dans un délai précis, et qu'elles peuvent bénéficier de droits sociaux le temps d'un suivi, notamment psychologique, et d'un accompagnement social.

Ces politiques sont souvent mises en oeuvre dans un contexte plus général de délitement de l'État social et des droits sociaux pour toutes et tous. Des niches de protection peuvent être créées à ce moment-là pour certaines catégories de personnes, dont les femmes victimes de violences. S'il est évident qu'il faut pouvoir créer des conditions matérielles de vie propices pour ces femmes, cela pose une série de questions. D'abord, on peut interroger les fondements moraux et politiques qui conduisent à mettre en place ce type de mesures applicables à la population en général, tout en créant des catégories de personnes, dont les conditions de vie sont jugées suffisamment intolérables, pour les exempter de ce régime. Ensuite, ce type de politiques publiques est très ambivalent y compris pour les femmes victimes de violences conjugales elles-mêmes. Sous quelles conditions ces femmes sont-elles éligibles à des droits spécifiques ? Doivent-elles porter plainte, avoir déclaré des violences ? Si oui, quel type ? À quoi ont-elles droit précisément ? À quelles conditions les victimes seront-elles reconnues comme telles ?

Ensuite, un bilan de l'action publique sur les violences faites aux femmes fait défaut. Avec ma collègue Gwenaëlle Perrier, nous menons une enquête sur la question des formations, en particulier sur les violences conjugales. La politique de formation est centrale, notamment dans les dispositifs d'action sur les violences, en particulier dans les plans d'action triennaux et les dernières lois, mais son évocation demeure quasiment incantatoire. La Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) a été mise en place. Des contenus ont été développés, et certains professionnels, parmi lesquels des médecins, ont été ciblés. Toutefois, une multitude d'acteurs proposent aujourd'hui des formations, et le suivi de ces formations demeure un angle mort de l'action publique. On sait aussi très peu de choses sur les effets de cette politique de formation. Qui en a bénéficié ? Comment a-t-elle été mise en oeuvre ? Comment a-t-elle été reçue par les personnes formées ? Nous manquons cruellement de données sur cette question, alors même qu'elle est centrale et revendiquée par presque tous les acteurs travaillant sur les violences.

Au sujet de la question sur la pornographie, comme bon nombre de collègues travaillant spécifiquement sur les jeunes et la sexualité, il me semble important de rappeler que l'on ne peut pas isoler la question de la pornographie de tout un contexte de socialisation de genre, notamment la compétition entre garçons, les types et registres de masculinité, le mépris des filles qui s'organise dans les interactions sociales et est entretenu dans les organisations et les institutions. La pornographie est sans doute plus un épiphénomène qu'un phénomène explicateur de cette division du travail et des violences sexistes. La focalisation actuelle sur la pornographie, comme s'il s'agissait d'ailleurs d'un tout complètement uniforme et que les pratiques des jeunes l'étaient tout autant, risque sans doute d'occulter des dynamiques centrales de reproduction des inégalités de genre et des violences.

S'agissant des jeunes et des violences, je pense que vous citez une récente enquête du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE), sur l'état du sexisme en France. Elle montre que les personnes enquêtées sont plus conscientes du sexisme et de ses effets que par le passé. Nous devons garder en tête cette note d'espoir pour élaborer des politiques d'égalité ambitieuses.

Raphaëlle Manière. - Sur la violence conjugale, je n'ai pas eu le temps de citer un travail réalisé entre la Fédération nationale des CIDFF et l'Association FIT une femme un toit, portant sur une méthodologie permettant un partenariat entre les CIDFF par département et certaines entreprises, partant du principe selon lequel si la personne est allée voir ce centre, aucune plainte n'est nécessaire. L'employeur s'engage à de nouveaux droits, qui ne sont pas formalisés, à travers la possibilité pour la victime de bénéficier de chambres d'appart-hôtel, d'un aménagement d'horaires, d'un coffre-fort numérique pour ses documents personnels, de déplacements facilités, d'une aide financière ponctuelle, d'une avance sur prime... Ces dispositifs sont intéressants et ont été mis en place dans certaines entreprises l'année dernière. Ils doivent être approfondis consacrer ces espaces de travail en lieux ressources en cas de violences conjugales.

Ensuite, nous n'avons aucune visibilité sur les sous-déclarations de violences sexistes et sexuelles en accidents de travail.

Enfin, comment faire en sorte de ne pas aller au tribunal administratif quand la protection fonctionnelle n'est pas accordée ? Je dois y réfléchir avec mes camarades. J'y vois un problème de culture de la prévention et de la protection. Tous les dispositifs globaux mis en place en matière de prévention devraient aider les employeurs à ne pas mettre de frein.

Florence Chappert. - S'agissant des statistiques d'arrêts, de consommation de psychotropes ou d'addictions, il est très compliqué de disposer de données sexuées, tant au niveau des entreprises que de la Cnam.

Ensuite, s'agissant de la question des mères isolées, je reprenais uniquement une observation que nous avions faite dans ce restaurant. Le harcèlement sexuel y concernait les apprentis et les mères isolées.

Oui, les entreprises ont peur de la publicité, raison pour laquelle nous ne pouvons que recommander la mise en place d'un baromètre comme celui de la SNCF, voire l'intégration dans l'Index « égalité » d'un indicateur sur le nombre de cas de harcèlement ou d'agressions sexuelles. Il est vrai que la mesure, dans les risques psychosociaux, a permis de faire progresser ce point.

Concernant l'angle mort des violences conjugales, la SNCF a beaucoup travaillé avec l'association FIT et le CIDFF.

En termes de bilan, il est vrai que le rôle des référents n'est pas évident. Il n'a pas été défini par la loi. L'Anact travaillera sur le sujet, puisque nous avons prévu un retour d'expérience avec vingt référents dans le secteur privé et vingt consultants accompagnant les entreprises pour en tirer un outillage un peu plus performant.

Ensuite, nous avons été sollicités pour travailler au collège, bien que nous travaillions dans le monde du travail. Nous relaierons cette demande.

Enfin, l'entreprise comprend de nombreux facteurs de risques, mais aussi des ressources liées à sa structuration : représentants du personnel, CSE, collectifs de travail, espaces de discussions, politique de prévention des risques, assez exigeantes en France, bien que le DUERP ne soit effectif que dans 50 % des entreprises, politique d'égalité. Ces éléments sont des facteurs de prévention primaire, auxquels s'ajoutent, en prévention secondaire, des moyens et budgets de formation. Nous estimons que les violences sexistes et sexuelles sont soumises à un déni et un tabou, comme l'étaient les risques psychosociaux il y a une quinzaine d'années.

Annick Billon, présidente. - Merci à toutes. Je réitère mon appel à d'éventuels compléments ou précision à nous communiquer par mail. Je remercie les rapporteures et nos collègues présentes à nos côtés ce matin.

Santé des femmes au travail :
table ronde avec les organisations patronales et syndicales

(11 mai 2023)

Présidence de Mme Annick Billon, présidente

Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames, Messieurs, nous sommes réunis ce matin pour notre dernière audition plénière sur la thématique de la santé des femmes au travail. Nous aurons encore quelques auditions des rapporteures mais nous avons souhaité clore notre cycle d'auditions plénières en entendant des représentants des partenaires sociaux.

En effet, les organisations syndicales et patronales ont un rôle central à jouer sur ces sujets. Elles sont représentées au sein de la Commission des accidents du travail et maladies professionnelles (la CAT/MP) et du Conseil d'orientation des conditions de travail (le Coct) - et en son sein du Comité national de prévention et de santé au travail (CNPST). Nous souhaitons connaître leurs recommandations et propositions d'action face aux différentes problématiques qui ont émergé au cours de nos auditions et travaux.

À cette fin, nous accueillons :

- pour la CGT, Mme Céline Verzeletti, secrétaire confédérale, et M. Olivier Perrot, conseiller confédéral, représentant suppléant de la CGT au Comité national de prévention et de santé au travail du Coct ;

- pour le Medef, Mme Diane Deperrois, présidente de la commission Protection sociale, accompagnée de M. Jean-Baptiste Moustié, chargé de mission Protection sociale, et de M. Adrien Chouguiat, directeur de mission affaires publiques ;

- pour la Confédération des petites et moyennes entreprises, M. Pierre Thillaud, représentant titulaire de la CPME au Comité national de prévention et de santé au travail du Coct.

Bienvenue à vous.

La CFDT et la CFTC ne pouvaient malheureusement pas être représentées ce matin, mais ces organisations nous feront parvenir des contributions écrites.

De mon côté, je devais être entourée de mes quatre collègues rapporteures, Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol. Certaines nous rejoindront, je pense, dans quelques instants. Marie-Pierre Monier, sénatrice très engagée au sein de notre délégation, est également à nos côtés.

Je le disais, depuis six mois, nos auditions nous ont amenées à dresser quatre principaux constats :

- tout d'abord, un déficit d'approche genrée en matière de santé au travail, cette approche étant pourtant prévue, depuis la loi du 4 août 2014, au sein du Document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP) ;

- deuxièmement, une sous-estimation des risques professionnels auxquels les femmes sont exposées ainsi qu'une sous-déclaration des maladies professionnelles, plus particulièrement dans les secteurs à prédominance féminine (TMS, risques psychosociaux, cancers professionnels, etc.) ;

- troisièmement, une exposition différenciée des femmes et des hommes aux risques professionnels, y compris au sein des mêmes professions ;

- enfin, conséquence de tout ce qui précède, un sous-développement des politiques de prévention dédiées aux secteurs à prédominance féminine et à la santé des femmes au travail.

Nous souhaitons vous entendre sur ces différents sujets, et surtout connaître vos recommandations, afin d'améliorer la prise en compte des risques professionnels affectant principalement les femmes et de développer des politiques de prévention dans le milieu professionnel en faveur de la santé des femmes.

Voilà Laurence Rossignol, rapporteure, qui nous rejoint. Bienvenue.

Nous souhaitons également recueillir vos avis sur quelques sujets spécifiques :

- celui de l'impact du travail de nuit sur le cancer du sein : les études épidémiologiques indiquent que le travail de nuit augmente de près de 30 % le risque de cancer du sein. Envisagez-vous la création d'un tableau de maladie professionnelle pour le cancer du sein ? Où en est-on dans la création d'un tel tableau pour le cancer de l'ovaire, qui a été annoncée du fait des liens avérés entre exposition à l'amiante et cancer de l'ovaire ?

- celui du congé menstruel, adopté par le Parlement espagnol en février dernier et instauré dans quelques structures comme le groupe Carrefour ou la commune de Saint-Ouen : alors que 10 % des femmes souffrent d'endométriose, cette solution vous semble-t-elle efficace ? Quelles alternatives proposez-vous ?

- enfin, celui du caractère systémique des violences sexistes et sexuelles au travail et de leur impact sur la santé des femmes, ainsi que le défaut de « prévention primaire » dans ce domaine.

Je laisse dès à présent la parole aux représentants de la CGT, Céline Verzeletti et Olivier Perrot.

Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la CGT. - Merci pour cette invitation. Bonjour à toutes et à tous. Je procéderai à une introduction avant que mon camarade complète certaines réponses, le cas échéant.

Vous l'avez dit, de nombreuses études et données de la branche Accidents du travail - Maladies professionnelles (AT-MP) de la Sécurité sociale mettent en évidence une augmentation sensible des accidents de travail et maladies professionnelles touchant les femmes. Ceux-ci sont liés aux postes qu'elles occupent et à l'absence de prise en compte de certaines spécificités féminines. Par ailleurs, les pathologies dont elles sont le plus souvent victimes sont les troubles musculo-squelettiques, les risques psychosociaux et organisationnels, et les cancers professionnels, entre autres.

La CGT a émis des propositions, et des rappels à la loi, très souvent. Le Document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP) devrait être genré. C'est une obligation depuis la loi de 2014. Il ne l'est pourtant pas pour la très grande majorité des lieux de travail, qu'ils soient publics ou privés. Les contrôles et les sanctions prévus pour remédier à ces situations ne sont que trop rares. Comme sur de nombreux sujets en lien avec la santé et la sécurité au travail, les contrôles et sanctions sont en effet insuffisants, alors même que ces conditions sont nécessaires à une véritable application de la loi. Ce manque de contrôle est souvent dû à un manque d'effectifs dans les Directions régionales de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets) et les structures de type Carsat (Caisses d'assurance retraite et santé au travail). Nous insistons à ce sujet sur l'importance du rôle des Comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et des élus du personnel qui pourraient, par des prérogatives renouvelées, remédier à un certain nombre de carences. La remise en place de ces CHSCT devient ainsi une nécessité incontournable.

Concernant le travail de nuit et le cancer du sein, des éléments doivent également être revus. La récente reconnaissance, par le Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles, du cancer du sein comme maladie professionnelle pour une infirmière ayant travaillé de nuit pendant 28 ans dans un hôpital public de la région Grand Est, , constitue une première avancée. Pour autant, ce système complémentaire de réparation des maladies dites « à caractère professionnel » nécessite que la victime apporte des éléments concrets au Comité, qui peut, ou non, conclure à un lien direct entre le travail et la maladie. La création d'un tableau de maladie professionnelle est donc indispensable pour que les victimes bénéficient de la présomption d'origine. Le Conseil d'orientation des conditions de travail (Coct) et sa commission spécialisée numéro 4, où sont représentées les organisations syndicales, rencontre une opposition patronale forte à l'encontre de la création de ce tableau facilitateur de la reconnaissance en maladie professionnelle.

Nous observons la même problématique concernant de nombreux risques psychosociaux auxquels sont exposées les femmes : traumatisme des violences sexistes et sexuelles, pressions hiérarchiques, non-reconnaissance des emplois à prédominance féminine, risques organisationnels. L'absence de tableau de maladie professionnelle conduit à des difficultés pour les faire reconnaître.

Vous l'avez dit, les risques professionnels sont sous-estimés. Nous l'expliquons, entre autres et plus généralement, par la volonté patronale de les rendre invisibles pour éviter les coûts financiers de leur prévention, quel que soit le genre. Il est en revanche un « risque » que les employeurs ne peuvent pas sous-estimer : celui de la maternité. Elle apparaît à certains d'entre eux comme une charge insupportable. Or le repérage des nuisances potentielles pour la grossesse représente la première étape d'une évaluation spécifique anticipée, intégrée à l'évaluation globale des risques professionnels.

La sous-déclaration des maladies professionnelles n'est pas spécifique aux travailleuses, elle est fréquente, quel que soit le genre. Elle s'associe souvent à une peur de perdre son emploi sur les postes de travail les moins qualifiés. La méconnaissance des tableaux de maladies professionnelles, quand ils existent, par les médecins du soin, notamment généralistes, explique en partie cette sous-déclaration.

Ensuite, le congé menstruel ne nous semble pas être une bonne solution - bien qu'un débat ait lieu sur cette question. Il pourrait stigmatiser les femmes, et ne prend pas en compte la diversité des formes d'endométriose. En effet, il n'existe pas une endométriose, mais plusieurs. Aujourd'hui, la difficulté pour les femmes qui en souffrent consiste à pouvoir se mettre en arrêt maladie sans avoir à pâtir, entre autres, des trois jours de carence. Une réflexion doit s'engager pour supprimer les difficultés que rencontrent ces femmes, pour qu'elles puissent se mettre en arrêt maladie sans impact sur leur salaire ou leur carrière professionnelle : suppression des jours de carence, tant dans le privé que dans le public, et création d'indemnités journalières spécifiques, une prise en charge de l'employeur au-delà des 50 % de la sécurité sociale. Par ailleurs, il faudrait pouvoir faire reconnaître l'endométriose comme un handicap, pour que les femmes qui en souffrent puissent accéder à la reconnaissance de qualité de travailleur handicapé (RQTH) de façon plus automatique, comme c'est le cas de la polyarthrite rhumatoïde dont sont très majoritairement sujettes les femmes.

Par ailleurs, il apparaît nécessaire d'aligner les décisions et les moyens de toutes les Maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), car elles n'affichent pas toutes le même temps de traitement des dossiers, de procédures, voire de décisions. À ce jour, l'endométriose n'est même pas éligible à la reconnaissance d'une affection longue durée (ALD), qui serait une première étape et n'empêche en rien la demande d'une RQTH.

S'agissant des violences sexistes et sexuelles, la France vient de ratifier la convention 190 de l'Organisation internationale du travail (OIT), accompagnée d'une recommandation 206. Le gouvernement a annoncé que la ratification serait faite à droit constant. Cette convention prévoit par exemple la promotion de la négociation collective à tous les niveaux. Or si la négociation est aujourd'hui obligatoire sur ces sujets dans les conventions de branche, ce n'est pas le cas en entreprise. L'égalité professionnelle doit y être négociée, mais pas la question des violences sexistes et sexuelles.

Dans la fonction publique, il existe une obligation de mise en place d'un dispositif de signalement, mais la négociation n'est, là non plus, pas obligatoire. Aujourd'hui encore, peu de collectivités territoriales et d'hôpitaux y ont recours. Les rares dispositifs de signalement mis en place sont par ailleurs généralement inopérants.

Les référents du Comité social et économique (CSE) en matière de lutte contre le harcèlement sexuel et agissements sexistes sont plus régulièrement désignés dans les CSE du privé, mais ne le sont que très rarement dans la fonction publique.

La convention de l'OIT prévoit également une indemnisation des victimes de violences dans le monde du travail. Cette disposition peut être mise en place dans la fonction publique avec le recours à l'ordonnance de protection, mais elle n'est pas appliquée dans le privé.

Cette convention prévoit également d'éviter la récidive des auteurs et leur réinsertion dans le monde du travail, mais là encore, sur ce sujet, rien n'est prévu. Des dispositions particulières existent également pour protéger les femmes victimes de violences domestiques, mais rien n'est fait. On sait pourtant que le seul moyen de s'émanciper d'un conjoint violent, pour une femme, est son travail. Ainsi, la CGT a proposé une étude d'impact, que nous pourrons vous faire parvenir, si elle vous intéresse.

Enfin, l'accès au soin est difficile pour 9,5 millions de femmes en France. Elles constituent la majorité des personnes précaires. 53 % des personnes pauvres sont des femmes. Elles représentent 57 % des bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA). Souvent, elles se privent de soins. 64 % d'entre elles y ont renoncé dans les douze derniers mois.

Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup. Votre collègue souhaite-t-il compléter cette réponse ?

Olivier Perrot, conseiller confédéral, représentant suppléant de la CGT au Comité national de prévention et de santé au travail du Coct. - Tout a été dit, et bien dit par ma camarade. Je n'ajouterai pas grand-chose. Simplement, nous comptons sur le législateur pour faire en sorte que les moyens de contrôle soient un peu plus efficaces et développés, tant pour les Dreets, Carsat ou Cramif (Caisse régionale d'assurance maladie d'Ile-de-France). Si la loi existe, nous manquons réellement de moyens. Le DUERP est un moyen de prévention des risques, genrés ou non. Encore faut-il qu'il soit appliqué. À la CGT, nous tenons également à la remise en place du CHSCT, qui pourrait aider à la résolution de certaines problématiques.

Annick Billon, présidente. - Je vous remercie. Je laisse la parole à la représentante du Medef, Diane Deperrois.

Diane Deperrois, présidente de la commission Protection sociale du Medef. - Bonjour à tous. Voilà un beau sujet. Je souhaite évoquer l'Accord national interprofessionnel (ANI) de décembre 2020 et la loi Santé au travail du 2 août 2021.

Le premier a été bâti dans le cadre paritaire de cette démocratie sociale, à laquelle nous tenons beaucoup. Il a ensuite été transposé dans le cadre parlementaire. Il me semble qu'au travers du DUERP et de l'approche de qualité de vie et de conditions de travail (QVCT), que nous souhaitons évidemment promouvoir, au travers du Plan santé au travail 4 (PST 4), nous pouvons aujourd'hui nous appuyer sur de nombreux éléments pour les faire connaître, les diffuser. On ne peut en effet jamais s'arrêter de diffuser une parole préventive et informative. Je pense que nous disposons de nombreux socles pour répondre aux points soulevés.

Je veux notamment souligner l'insistance qu'a été la nôtre, celle des partenaires sociaux, mais aussi dans le cadre de la loi 2 août 2021 faisant suite à une loi de 2014, sur une offre de service et d'accompagnement des entreprises. Nous pensons, avant tout, qu'un travail est nécessaire pour mieux faire connaître l'accompagnement dont peuvent bénéficier les employeurs comme les salariés. Nous pensons que tout le travail réalisé au sein de la médecine du travail est primordial, que celle-ci soit opérée dans le cadre des Services de prévention et de santé au travail interentreprises (SPSTI) que nous avons renforcés avec les partenaires sociaux dans le cadre de l'ANI, puis de la loi, ou dans le cadre des Services de santé au travail autonomes (SPSTA) lorsqu'ils sont implantés au sein des grandes entreprises. Nous pensons que la médecine du travail, notamment au travers de toutes ses équipes médicales, paramédicales et d'accompagnement, est très importante dans l'accompagnement des salariés, et notamment des femmes, dans la sensibilisation et la mise en avant des mesures leur permettant de prendre conscience du caractère capital de la santé.

Vous avez cité en introduction la sous-estimation des risques professionnels auxquels sont exposées les femmes. Vous me permettrez de vous faire remarquer que ce terme de « sous-estimation » ne nous semble pas opportun, au Medef.

Cela ne signifie pas que nous ne devons pas poursuivre nos efforts de prévention, tout particulièrement dans les secteurs à forte prédominance d'emplois féminins. J'aimerais souligner le travail réalisé dans les entreprises, mais aussi dans les branches, dans certains secteurs au sein desquels les femmes sont très présentes. Je pense au secteur de la propreté, notamment. La Fédération nationale des entreprises de la propreté a renouvelé une convention nationale d'objectifs avec la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) en 2021, comprenant des incitations et un investissement dans les équipements de travail les plus adaptés, dans la formation à leur utilisation, dans l'évaluation et la prévention des risques chimiques auxquels elles sont exposées, notamment dans le nettoyage des locaux, où le personnel féminin est majoritaire. Il y faut de la formation, de la sensibilisation, et des matériels permettant un accompagnement dans ce type de secteur.

De la même façon, dans le commerce, où la présence féminine est aussi souvent très importante, des socles ont été mis en place dans le cadre de travaux en comité technique national D, regroupant les services, le commerce et l'industrie de l'alimentation. Ils concernent l'accompagnement, la sensibilisation autour de la mise en rayon, la manutention manuelle des charges et les mesures de prévention. Ces dernières s'accompagnent d'une nécessité d'information pour que, jusqu'au plus proche du terrain, elles soient connues, appliquées et relayées.

Le secteur du grand âge - qui comprend les Ehpad, les services à la personne, les résidences seniors, les agences d'aide et de soins à domicile - est également très féminisé. Un travail sur les troubles musculo-squelettiques professionnels y est réalisé. Les missions s'y accompagnent de postures contraignantes. Des équipements d'accompagnement des salariés peuvent y être mis en place : lève-personnes, lits médicalisés... Nous pourrions aller plus loin, mais je ne veux pas prendre trop de temps là-dessus.

Je voulais vous citer ces exemples, car il me semble important de montrer que des démarches volontaristes sont menées en matière de prévention. Ce n'est jamais suffisant, et les efforts doivent être poursuivis. D'ailleurs, dans la négociation AT-MP en cours, que je ne veux pas préempter - une séance est prévue avec les partenaires sociaux le 15 mai, à l'issue de travaux importants -, c'est autour de ces dynamiques que nous devons poursuivre et mieux diffuser l'information sur ces sujets.

De la même façon, on dit que les accidents de travail augmentent chez les femmes. En réalité, il est nécessaire de lier cette hausse au fait que les femmes sont de plus en plus nombreuses en activité. Certains secteurs à prédominance féminine peuvent en outre afficher des niveaux de sinistralité plus élevés. Ils s'engagent donc particulièrement à travailler à la prévention et à l'équipement d'outils permettant d'aider à faire en sorte d'éviter ce type de dangers et d'accidents, mais aussi de maladies.

Vous avez également mentionné des sujets de santé sexuelle et reproductive. Je soulignerai avant tout que le chef d'entreprise craint toujours d'appliquer un traitement différencié entre les hommes et les femmes. Celui-ci, s'il était avéré, pourrait être considéré comme discriminant. Ainsi, il faut toujours garder en tête le fait de ne pas entrer dans ces logiques. Le chef d'entreprise s'appuie bien entendu sur le DUERP. L'engagement des partenaires sociaux et la loi d'août 2021 ont permis une sensibilisation, pour que ce document soit présent partout, et que les entreprises soient accompagnées pour le mettre en place. Nous nous sommes en effet aperçu, lors de nos analyses, que ce n'était pas toujours le cas, et que les chefs d'entreprise, notamment dans les petites structures, pouvaient être perdus.

Je soulignerai également que le PST 4 a mis en exergue l'ergonomie des Équipements de protection individuelle (EPI) au travail. Ils ont souvent été définis à partir de modèles d'un « homme moyen » - n'y voyez pas un jugement de ma part - en termes de taille notamment, et de prise en compte des caractéristiques féminines. Il s'agit d'être vigilant, de manière à aller plus loin dans l'adaptation de ces équipements à leurs porteurs.

À la suite de votre introduction, j'aimerais revenir sur la santé au travail et toutes les mesures datant du XIXsiècle en termes de santé et de sécurité. Les premières lois sociales se sont construites pour protéger la mère et la future mère, la femme enceinte. Il est important d'y porter attention. Nous disposons d'un cadre complet et intéressant de protection de la femme salariée enceinte. Je ne détaillerai pas ces nombreuses mesures. Docteur Pierre Thillaud, vous y reviendrez peut-être. Je peux tout de même citer l'obligation, pour l'employeur, de reclasser la personne enceinte lorsqu'elle est exposée à certains risques déterminés par décret, tels que des agents toxiques ou du plomb.

S'agissant des actions menées par les partenaires sociaux en faveur de la santé des femmes, le chemin doit être poursuivi. Nous sommes toujours très vigilants dans l'analyse des travaux menés par l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), qui constituent un important éclairage. C'est un outil paritaire de la branche AT-MP. Ces travaux doivent être poursuivis. Il est important de faire en sorte que ces organismes puissent les mener. Je ne peux que vous renvoyer au dossier de l'INRS touchant à la prévention du harcèlement sexuel et des agissements sexistes au travail.

La branche AT-MP doit avoir les moyens d'accompagner les entreprises et les secteurs en demande. De la même façon, nous souhaitons que les décrets issus de la loi santé au travail du 2 août 2021, notamment sur les infirmiers et infirmières en pratique avancée (IPA), et les médecins praticiens correspondants, puissent voir le jour. Je sais qu'ils sont en cours d'élaboration. Ils sont très importants. C'est aussi par ce personnel présent sur le terrain que les salariés sont accompagnés. Aujourd'hui, la démographie médicale occasionne souvent des manques de professionnels. Nous sommes vigilants, et particulièrement en attente de la publication de ces décrets. Ce sont aussi ces acteurs que les femmes peuvent consulter pour évoquer les pathologies dont elles pourraient souffrir, avec un respect du secret médical. Je pense particulièrement aux pathologies que vous avez évoquées, autour de l'endométriose notamment.

Dans le même temps, il nous semble important que le sujet de la menstruation ne soit pas une pathologie en soi. Qui sommes-nous pour le décider ? Il s'agit bien d'une relation avec le corps médical. En même temps, il s'agit d'être vigilants et d'accompagner les salariées pour qu'elles connaissent leurs droits et les endroits où elles peuvent parler, dialoguer avec le corps médical. Là encore, il me semble nécessaire de rester attentifs aux risques de stigmatisation, à une hausse des stéréotypes au détriment des femmes. Si nous nous orientions vers un congé menstruel, on pourrait en effet renforcer des stéréotypes erronés selon lesquels les femmes seraient plus vulnérables et ne pourraient pas occuper des postes identiques aux salariés masculins, à travail égal. Je pense qu'il ne s'agit pas de verser dans ces dimensions, bien que le Medef soit particulièrement attentif à la diffusion de paroles préventives, à l'accès à la médecine du travail et au fait de pouvoir organiser des communications de sensibilisation. Ce point rejoint celui des violences sexistes et sexuelles au travail. Le socle légal permet aux chefs d'entreprise de prendre toutes les mesures pour sanctionner ces agissements : enquêtes, sanctions disciplinaires... Il s'agit maintenant de les faire connaître, de les mettre en avant et de les relayer. C'est aussi le sens de cet accompagnement dont peuvent bénéficier les chefs d'entreprise.

En conclusion, j'aimerais dire qu'il existe des entreprises, des branches, des secteurs avec des organisations différentes. La caisse AT-MP joue également un rôle très important en matière de santé au travail. Il faut pouvoir accompagner, développer toujours plus la prévention. Pour cela, nous avons besoin de davantage de moyens.

Annick Billon, présidente. - Je vous remercie. Je laisse la parole à notre dernier intervenant pour la CPME, Pierre Thillaud.

Pierre Thillaud, représentant titulaire de la CPME au Comité national de prévention et de santé au travail du Coct. - Merci Madame la Présidente.

Au regard de l'action résolument novatrice que porte la majorité des partenaires sociaux depuis plus de deux ans, j'éprouve, je dois le confesser, une certaine gêne quant à la thématique de cette table ronde. Un patron de PME ne procède qu'à l'embauchage d'un salarié. Qu'il soit homme ou femme, sa responsabilité en matière de santé au travail et de prévention des risques professionnels reste égale. C'est tout le sens de l'ANI signé en décembre 2020, imparfaitement repris dans la loi du 2 août 2021, de s'affranchir de tout « communautarisme sanitaire » pour établir durablement et pour tous le concept de prévention primaire, de s'assurer d'un soutien de proximité intentionné et performant des entreprises adhérentes du SPSTI (Service de prévention et de santé au travail interentreprises), les PME tout particulièrement. Il s'agit enfin de veiller au développement adapté de la prévention de la désinsertion professionnelle. C'est également le sens de l'ANI AT-MP, en cours d'achèvement prochain nous le souhaitons, d'obtenir la réappropriation, par les partenaires sociaux, d'une branche AT-MP rendue plus autonome, de se doter d'un véritable programme d'action de prévention primaire, de s'engager résolument dans la surveillance et la prévention de l'usure professionnelle dans le cadre du FIPU (fonds d'investissement dans la prévention de l'usure professionnelle) introduit avec la nouvelle réforme des retraites.

Ceci étant, de nombreux postes de travail se sont nouvellement ouverts aux femmes. À l'évidence, cette évolution relève de la prévention des risques professionnels, de la prévention primaire, qui privilégie l'innocuité du poste à l'adaptation de son opérateur, qu'il soit homme ou femme. Cette attitude n'est pas nouvelle. La réglementation du port des charges lourdes est, à sa manière, genrée depuis le début du XXe siècle. À ce titre, il est remarquable de constater que parmi les 250 pages comportant plusieurs dizaines de tableaux du rapport de gestion 2021 de la Direction des risques professionnels de la Cnam, un seul, consacré à la sinistralité des bicyclettes et des trottinettes, est genré.

Vous avez récemment reçu la direction des risques professionnels (DRP) de la Cnam, dans le cadre de vos travaux. Vous avez pu constater combien cette approche genrée de la connaissance de la sinistralité au travail est difficile et incertaine. Bien que la loi de 2014 aurait pu laisser à penser qu'elle soit effective plus rapidement, il n'en est rien. Je crois que ces éléments sont importants.

L'approche genrée de la sinistralité est utile pour la connaissance. Elle ne nous paraît cependant pas souhaitable pour les actions de prévention. L'INRS répugne depuis toujours à produire, au nom de l'universalité de la prévention, des études genrées. Ce sont des réalités.

Enfin, à propos des affections propres aux femmes que vous avez bien voulu évoquer, nous estimons que l'endométriose est une maladie. Les règles douloureuses forment un syndrome physiopathologique. L'une comme l'autre n'est pas sans conséquence sur le travail, mais aucune des deux n'est la conséquence du travail. Dans ces conditions, ces deux situations morbides relèvent plus de la médecine de soins, du médecin traitant et de l'arrêt de travail que de la convention collective et d'un éventuel congé spécifique. Cette proposition allégerait peut-être les comptes de la Sécurité sociale, mais elle serait à coup sûr une charge financière considérable imposée aux seules entreprises, et aux PME tout particulièrement.

Ces dernières sont plus inquiétées par les troubles musculo-squelettiques, au regard du travail des femmes, que par les événements morbides que vous avez signalés. Les affections péri-articulaires provoquées par certains gestes et postures de travail sont concernées par le tableau 57A. Sur 37 580 maladies déclarées en 2021, 60 % l'ont été par des femmes. Cela me paraît un problème majeur qu'il convient a priori de prendre à bras le corps. C'est le sens de la prévention primaire.

Pour autant, faut-il accepter que tous les actifs, hommes et femmes, continuent à voir leur santé saucissonnée entre celle qui relève de la santé du citoyen - santé publique - celle du patient - médecin traitant - et celle du travailleur - santé au travail ? La CPME ne le pense pas, l'ANI signé par des partenaires sociaux en décembre 2020 non plus.

La proposition largement portée par la CPME de mettre en place la fonction nouvelle de médecins praticiens correspondants (MPC) visait à répondre à la nécessité d'une approche globale de la santé tout en préservant la spécificité de chacun de ces professionnels de santé. Le MPC, dans notre volonté, aurait dû être le médecin traitant qui, en établissant un pont sanitaire entre la santé du travailleur et celle du patient et avec le médecin-conseil de la Sécurité sociale, aurait pu initier cette approche globale de la santé de la femme ou de l'homme au travail. Cette approche est indispensable à toute politique de prévention primaire. Les parlementaires n'ont pas voulu partager cette ambition. La CPME le regrette, d'autant plus que la promotion de la prévention de la désinsertion professionnelle pousse à cette collaboration et que le FIPU ne saura s'en affranchir. Merci.

Annick Billon, présidente. - Je vous remercie pour ces présentations variées, très différentes, qui amèneront nécessairement des questions et réactions de la part de nos rapporteures. Je leur laisse la parole.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Merci de vos communications.

Monsieur Thillaud, vous avez dit être gêné par la thématique de cette table ronde. Je suis moi-même un peu gênée pour vous interroger. Cette audition ne vise pas à engager une discussion et à essayer de vous convaincre de quoi que ce soit. Je ne vais pas me substituer aux partenaires sociaux, et en particulier aux syndicats dont c'est la tâche. Pour autant, nous traitons de la santé des femmes au travail. Vous dites qu'un salarié est un salarié, et qu'on ne distingue pas les hommes des femmes. Vous avez parlé de communautarisme sanitaire. Les femmes ne sont pas une communauté. Le terme « communautarisme » n'est pas toujours utilisé de manière pertinente. Dans le cas présent, il ne fonctionne pas. L'humanité est faite d'hommes et de femmes, dont les considérants biologiques diffèrent. Nous étudions ici l'impact de la spécificité biologique des femmes sur leur santé, et particulièrement sur leur santé au travail, et les troubles de santé spécifiques à des professions totalement féminisées. Ce n'est pas une question de communautarisme. Vous avez vous-même reconnu que la dimension genrée était utile pour la compréhension et la connaissance, mais pas pour les actions de prévention. À quoi serviraient les statistiques genrées si elles ne nous disaient pas comment agir par la suite ? Cela est valable pour la santé, mais aussi pour l'ensemble des activités humaines, y compris les nôtres. C'est lorsqu'on s'est mis à compter les femmes dans le monde politique que l'on a décidé qu'il fallait voter une loi sur la parité. Avant de les compter, on estimait normal qu'il n'y ait que des hommes. Cette remarque me semblait importante pour éviter toute ambiguïté entre nous.

Je n'ai pas énormément de questions à vous poser. J'ai compris quelle était votre approche. J'ai tout de même une frustration. J'aurais aimé qu'on nous parle de la santé des femmes cheffes d'entreprise ou commerçantes, côté Medef comme CPME. Ce sont aussi des femmes.

Nous savons que la grossesse et le fait d'avoir des enfants sont des facteurs d'inégalité professionnelle clairement identifiés, également pour des raisons de santé. Dans ce contexte, comment faire en sorte que les données de santé spécifiques aux femmes ne se traduisent pas en stagnation de carrière, régression et inégalités professionnelles ? Nous nous intéressons aux salariées, mais aussi aux cheffes d'entreprise, aux commerçantes, aux cheffes de petites et moyennes entreprises. J'ai du mal à croire qu'elles ne soient touchées par aucune spécificité en termes sanitaires, dans le lien entre leur condition de femmes et leur activité. Je n'attends pas des syndicats de salariés qu'ils nous instruisent à ce propos, mais vous pourriez peut-être le faire. Ces femmes nous intéressent aussi.

Enfin, ma dernière question concerne le congé menstruel, qui fait l'objet de plusieurs propositions de loi récemment déposées. J'imagine que vous avez tous compris que celles-ci visent à limiter le délai de carence. Pour les entreprises, elles impliqueraient aussi que, dès lors qu'une femme est titulaire d'un arrêt maladie couvrant une longue période, lui ouvrant le droit aux congés sans jour de carence du point de vue de la Sécurité sociale - je parle ici des entreprises sans accord de mensualisation - elle devrait être protégée dans son activité professionnelle, et que ce ne soit pas un facteur discriminant ou de sanctions au travail. Je n'ai compris la position d'aucun de vous s'agissant de ces propositions de loi.

Diane Deperrois. - Il est vrai que je n'ai pas fait un cas particulier des chefs d'entreprise, femmes ou hommes d'ailleurs. Dans l'ANI que nous avons partagé dans ce cadre paritaire, et dans le cadre de la loi de 2021, nous les avons embarqués, de même que les professions indépendantes, sur la base du volontariat. Cela n'existait pas jusqu'alors. Nous avons, dans le cadre de nos échanges, été sensibilisés au fait qu'il s'agissait de ne pas les laisser de côté. Au contraire, nous devons les inclure et leur donner un droit d'accès aux SPSTI. Votre point est tout à fait pertinent.

Sur le deuxième point, il nous semble très important de mettre l'accent sur la prévention, la communication et l'accès à la médecine du travail notamment. Il nous apparaît essentiel de ne pas transformer certains sujets, tels que les menstruations, en sujets relevant d'une pathologie systématique et d'un facteur qui handicaperait l'ensemble des salariées assujetties à ces règles tous les mois. Ce chemin ne nous semble pas devoir être poursuivi.

En expliquant cela, je dis deux choses. D'abord, j'insiste sur l'accès à la médecine du travail, sur le secret médical et sur un dialogue. Il est possible de bénéficier de congés maladie si, dans le cadre de ce dialogue et de ce secret médical, il devait être justifié. Je ne veux pas, ici, me substituer aux médecins. Dans le même temps, il est important de veiller au risque de stigmatisation ou d'une hausse des stéréotypes au détriment des femmes. Ce point me semble primordial. En revanche, le fait qu'il puisse y avoir une communication et une connaissance plus approfondie de cette maladie, qu'elle puisse donner lieu, le cas échéant, à des arrêts, n'est pas remis en cause. Je parle ici spécifiquement de maladies, notamment d'endométriose constatée par le corps médical. La menstruation, si elle est jugée douloureuse, doit l'être dans le cadre de ce dialogue, avec cet acte médical. Il ne s'agit pas d'entrer dans un risque de stigmatisation en instaurant ce type de congé. En revanche, prévenir, communiquer et sensibiliser sur ces différents sujets est très important. Nous n'avons jamais cessé de mener ce chemin de prévention.

Je rejoindrai le propos du docteur : dans les exemples que je vous ai cités, dans les secteurs à prédominance féminine - le commerce, la propreté, le grand âge -, toutes les dimensions autour des troubles musculo-squelettiques ou des risques chimiques doivent être particulièrement étudiées, parce qu'elles concernent un personnel féminin particulièrement concentré dans ces métiers.

Pierre Thillaud. - Je partage votre réaction au terme : communautarisme sanitaire. Justement, tout mon propos visait à dire que l'application non genrée de la prévention primaire évitait ce risque. C'est en effet un risque et non une stigmatisation. Ensuite, mon intervention aurait été incohérente si j'avais mis en exergue les femmes patronnes de PME. Elles bénéficient, comme les autres, d'une prévention primaire. Depuis l'ANI de décembre 2020, les chefs d'entreprise ont accès, sur la base du volontariat, au bénéfice et au soutien des SPSTI, comme les travailleurs indépendants. À la CPME, nous sommes fiers d'avoir pu obtenir cette mesure. Il a fallu tant de temps pour ouvrir l'accès à la médecine du travail et à la santé au travail à cette catégorie de professionnels.

Soyons clairs, la CPME n'est pas favorable à l'instauration d'un congé menstruel, pour des raisons que j'ai déjà relevées. Cette mesure nous paraît relever de la médecine de soins, du médecin traitant, de l'arrêt maladie, pas de la convention collective. J'ai signalé que la Sécurité sociale pouvait peut-être y gagner quelque argent. Vous nous avez indiqué que c'était les salariés qui voulaient ne pas en perdre avec le délai de carence. Il ne nous semble pas justifié de faire porter cette charge aux entreprises sur un syndrome symptomatologique qui n'est pas systématique pour une maladie qui touche, au mieux des statistiques, 10 % des femmes.

Diane Deperrois. - Il me semble que nous devrions également nous interroger sur l'articulation d'un congé tel qu'il est évoqué, en prenant en compte le principe de liberté des personnes et le respect de leur vie privée, auquel sont attachés les salariés eux-mêmes. Ce point, très important, est souvent évoqué au sein de l'entreprise, bien qu'il ne le soit pas spécifiquement sur ce sujet précis. Cet accès, cette confidentialité sont importants pour échanger dans les entreprises. Ainsi, il faut échanger, faire connaître les possibilités existantes au niveau de la médecine du travail notamment. Je rappelle que cette dernière englobe les chefs d'entreprise. Nous devons mieux faire connaître ce droit et cet accès.

Vous avez fait allusion à la prévention de la désinsertion professionnelle. Nous avons, dans le cadre paritaire, instauré la possibilité d'une visite de prévention de désinsertion professionnelle. J'élargis quelque peu notre propos, mais je crois que la même logique est ici à l'oeuvre.

Laurence Cohen, co-rapporteure. - Merci Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs pour la franchise de vos propos. Je serai franche, moi aussi. En vous entendant, notamment au niveau du Medef et de la CPME, je pense que nous avons bien fait de prendre en compte cette thématique de la santé des femmes au travail. Il y a encore beaucoup à faire dans les entreprises pour la faire progresser.

En vous entendant, j'ai le sentiment que nous ne vivons pas dans le même monde, que nous ne rencontrons pas les mêmes salariés. La prise en compte de la santé des femmes n'est nullement sous-estimée, Madame Deperrois. Toutes les statistiques le prouvent. Vous avez raison, il faut sans doute prendre en compte une hausse du nombre de femmes au travail. Néanmoins, il y a aussi à prendre en compte les métiers à prédominance féminine, au sein desquels les femmes vivent des conditions particulièrement difficiles.

Lorsque je dis que nous ne vivons pas dans le même monde, je veux dire que vous parlez d'une médecine du travail qui n'existe pas. Ce n'est évidemment pas de votre responsabilité. Vous n'avez pas fait en sorte qu'elle soit dans cet état. Pour autant, vous avez à considérer cette réalité de terrain. S'il existe bien une nécessité de prévention, elle est extrêmement faible compte tenu de la sinistralité de la médecine du travail.

Je suis en profond désaccord avec vous sur un point. Parler des problèmes spécifiques vécus par les femmes au travail, ce n'est pas les stigmatiser. S'abriter derrière cette excuse permet de ne pas agir. Nous l'avons vu à mesure des combats que nous menons au sein de cette délégation, un regard sur les femmes dans la société est nécessaire, en politique, au travail, dans la vie domestique.

Quand je souligne que ce regard spécifique est nécessaire, je peux vous donner des exemples. Vous avez parlé des troubles musculo-squelettiques, et notamment des appareils permettant la levée des poids pour les malades. Ils sont extrêmement importants, vous avez raison, mais il n'existe pas de tels facilitateurs dans tous les lieux de travail. Nous constatons que les femmes travaillant auprès des personnes âgées vivent des conditions de travail telles que ce secteur compte un taux d'accident du travail plus élevé que celui du BTP. Que faites-vous face à ce constat ?

Monsieur Thillaud, je ne reviendrai pas sur le terme de communautarisme sanitaire, qui m'a extrêmement choquée. Je partage l'intervention de Laurence Rossignol à ce sujet. Votre réponse ne m'a pas convaincue.

Vous indiquiez, l'un et l'autre, Monsieur Thillaud et Madame Deperrois, ne pas adopter de regard genré en termes d'action. Je ne comprends pas ce raisonnement. Je m'appuierai, pour m'expliquer, sur l'exemple de la Poste et des facteurs. Au début, ceux-ci étaient essentiellement des hommes. Ils portaient les musettes et distribuaient le courrier. Bien que les stéréotypes veuillent que les hommes soient très virils, costauds, et en mesure de porter des charges très lourdes, celles-ci ne sont pas sans conséquence sur leur corps. Pour autant, ils ne se plaignaient pas et portaient les musettes. Quand des femmes sont devenues factrices, elles s'en sont plaintes, se sont battues, et ont obtenu un allègement des musettes qui a également profité aux hommes. À cette occasion, on a pu constater que le port de charges lourdes était nuisible à l'organisme. Ainsi, par cet exemple, je veux prouver que lorsqu'on s'intéresse à ce qui se passe réellement dans l'entreprise, notamment du côté des femmes, les améliorations des conditions de travail profitent à tout le monde. Elles occasionnent des améliorations de productivité pour les chefs d'entreprise.

Vous n'avez que très peu parlé des violences sexistes et sexuelles. Pourtant, nous avons constaté depuis le début de nos travaux que la majorité des femmes en étant victimes finissent par quitter leur travail. C'est elles qui sont discriminées, et pas leurs bourreaux. En général, ceux-ci reçoivent une petite tape sur les doigts, puis peuvent conserver leur poste. Ils ne sont pas déplacés. Les conséquences sont extrêmement graves. Que faites-vous dans ce cadre ?

Enfin, nous n'avons pas parlé du télétravail, alors même que nous venons de vivre une crise sanitaire extrêmement grave. Je pense pourtant que nous devons porter un regard particulier sur ses conséquences sur la santé des femmes. Des statistiques existent en la matière. D'une façon générale, tant pour les femmes que pour les hommes, le droit à la déconnexion, comme de nombreuses autres thématiques, doit progresser, pour la santé de tous, mais particulièrement pour celle des femmes.

Diane Deperrois. - Merci pour vos remarques. Je crois que nous ne différons pas tant que ça. Vous dites que parler n'est pas stigmatiser. Je n'ai pas dit le contraire. Je suis d'accord avec vous. J'ai insisté sur les termes « informer », « accompagner », « prévenir » et « sensibiliser ». La notion de prévention, si elle ne figure que sur une feuille de papier, n'existe pas. Les entreprises doivent être accompagnées. Des communications et programmes de sensibilisation sont nécessaires. Nous sommes bien en lien là-dessus.

J'ai évoqué un risque de stigmatisation. Pour autant, tous les programmes de sensibilisation qui sont faits, au travers de la médecine du travail, dans les entreprises, ou au travers de l'engagement des branches elles-mêmes, en lien avec la caisse AT-MP ou séparément, ou au travers de l'engagement propre de l'ensemble des entreprises, font oeuvre utile, et même indispensable au sein des entreprises. Je crois avoir exprimé des exemples de secteurs que vous avez également cités. Je vous en remercie. En effet, ils demandent de porter des charges lourdes ou de déplacer des personnes dont le poids peut être élevé, par exemple. Nous parlons plutôt de troubles musculo-squelettiques dans ce contexte.

Au sein des branches et du secteur privé, la sensibilisation est forte. Il n'aura échappé à personne que ces secteurs économiques sont en recherche de salariés, qu'ils cherchent à travailler sur la qualité de vie au travail et l'équilibre entre la vie professionnelle et personnelle. Ces sujets doivent impérativement être développés si nous souhaitons que soit étendu l'emploi au service de la population, et notamment d'une de ses parties spécifiques.

Les sujets autour de l'emploi dans les Ehpad, dans le service à la personne, le nettoyage, rejoignent tout à fait les points que vous avez partagés. Je pourrais même insister sur un sujet dans les Ehpad. Un programme spécifique, TMS pro, est mené en lien avec les actions de prévention de la branche sur les troubles musculo-squelettiques. S'y ajoutent des subventions prévention aux TPE, pour les établissements de moins de cinquante salariés, permettant le financement d'équipements et de formations. Je veux simplement dire que c'est la réalisation de l'action qui importe, en termes de prévention, sensibilisation, et de formation et dotation d'équipements sur le terrain.

De la même façon, sur les violences sexistes et sexuelles, des informations majeures, qui ne suffisent jamais, doivent se poursuivre pour faire connaître le cadre de prévention existant. Il permet de les évoquer, de pouvoir en parler, avec le dispositif nécessaire au traitement de ces sujets ô combien douloureux. Je voudrais à cette occasion citer un exemple de la Fédération de l'hospitalisation privée (FHP). Un réseau d'écoutants y a été formé au recueil de la parole. Des procédures de signalement dédiées ont été mises en place. Sans ces cadres, l'expression ne sera pas possible. Ils doivent ainsi être installés, mais aussi être connus.

En novembre 2022, une campagne de communication était dédiée à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail, pour promouvoir les actions de protection collectives contre celles-ci : sensibilisation, accompagnement, ligne d'écoute, signalement dédié. À titre d'exemple, le groupe Elsan a accompagné les étudiants en santé. Nous savons combien ils peuvent eux aussi subir des situations de violences sexistes et sexuelles. Je pourrais en citer d'autres. Ce qui importe, c'est que des actions soient menées sur le terrain, et que l'on fasse preuve d'un grand pragmatisme.

S'agissant du télétravail, j'ai été directrice des ressources humaines dans un passé proche. Lorsque nous avons réfléchi aux médecins praticiens correspondants (MPC), nous nous sommes dit qu'il existait le travail sur le lieu de travail clairement identifié, et celui qui peut être réalisé à domicile. Finalement, en fonction des équilibres sur le temps de travail, en fonction des localisations, ne devrait-on pas avoir un regard proche du domicile ? Cette notion de médecins praticiens correspondants a été largement partagée dans ce cadre. Il ne faudrait pas qu'il n'y ait que la médecine au travail ou par le travail. Le travail est en tout lieu, notamment en proximité et chez soi. Des barrières tombent, justifiant un élargissement du cadre.

Olivier Perrot. - Sans remettre en cause ce qui a été dit, je réaffirme ce que la CGT a mis en avant ces dernières années. J'ai entendu parler aujourd'hui de la loi du 2 août 2021, qui découlait de l'ANI du 9 décembre 2020. Cet accord n'était pas unanime, la CGT ne l'ayant pas signé, pour des raisons diverses, notamment le MPC : médecin praticien correspondant. Nous regrettons ce fait. Nous préférerions que les pouvoirs publics développent la médecine du travail, qu'ils fassent en sorte que cette filière soit étendue. Le concept de MPC suppose que des médecins généralistes se chargent de la médecine du travail. Pourtant, je crois que la médecine de ville est aussi sinistrée que celle du travail. Le Docteur Thillaud dira peut-être le contraire. Dans tous les cas, je ne pense pas que ce soit dans ce secteur qu'il faille aller chercher des médecins du travail. Par ailleurs, les généralistes sont trop éloignés des conditions de travail vécues par les femmes en particulier.

J'ai entendu parler des SPSTI. Nous demandons leur intégration à la Sécurité sociale afin de résoudre les dysfonctionnements que nous observons. Une meilleure coordination est nécessaire.

Ensuite, des négociations sont en cours au sein de la branche AT-MP. Nous portons des revendications fortes, dont des moyens pour les Carsat, la Cramif et autres structures de ce genre, pour que les contrôles soient effectués et que les actions de prévention soient menées.

Aujourd'hui, nous considérons par ailleurs que la sinistralité est très mal mesurée, notamment du fait de la sous-déclaration des maladies professionnelles comme des accidents du travail. Ce débat peut parfois être houleux. Tant qu'on ne mesurera pas mieux la sinistralité dans les entreprises, nous ne pourrons pas proposer une bonne prévention. Nous considérons que les statistiques sur lesquelles nous travaillons sont faussées. Une réelle dynamique doit être créée pour que cesse cette sous-déclaration, qui est institutionnalisée. Je l'ai suffisamment vécu ou observé en entreprise pour l'affirmer. Les employeurs font en sorte de sous-déclarer ou de ne pas déclarer les accidents du travail. Ce n'est pas sans impact sur la prévention que nous pouvons effectuer.

La Cour des comptes mesure cette sous-déclaration en opérant un transfert de fonds entre la branche AT-MP et la Sécurité sociale. Elle l'évalue entre un et deux milliards d'euros. C'est gigantesque.

J'aimerais également parler de l'impact de l'organisation du travail, trop peu évoquée à mes yeux. Vous avez parlé de lève-personnes, parfois financés par la branche. Les femmes s'occupant des malades n'utilisent pas ces équipements, parce qu'elles n'en ont tout simplement pas le temps, au vu des pressions qu'elles subissent en la matière. Un corps humain est plus lourd qu'un sac de ciment. Ces professionnels ont dix minutes pour s'occuper de leurs patients ou usagers. Dans les Ehpad, notamment, elles ne disposent pas du temps nécessaire pour bien faire leur travail. Ainsi, l'organisation du travail est à remettre en cause. On pourrait également parler des personnels de ménage qui viennent nettoyer les bureaux très tôt le matin, pour que l'on y soit tranquille dans la journée. C'est une horreur absolue. La CGT travaille différemment. Les femmes de ménage passent dans nos locaux lorsque nous y sommes, sans que cela pose de problème. Elles travaillent ainsi sur des horaires acceptables, et non nocifs pour leur santé.

Pierre Thillaud. - Je suis trop respectueux du dialogue social auquel je participe depuis plus de quarante ans pour ne pas avoir pris le soin de préciser que la majorité des partenaires sociaux portait, depuis plus deux ans, la prévention. En cela, je soulignais l'attitude singulière de la CGT.

Vous avez parlé des facteurs et postiers, des factrices et des postières. Je crois qu'ils sont une parfaite illustration d'une prévention primaire, qui recherche l'innocuité du poste plutôt que l'adaptation de son opérateur. À savoir si c'est la lutte des femmes ou la prévention primaire qui a obtenu ces résultats, je n'entrerai pas dans le débat, le temps nous étant compté. Nous pourrons y revenir dans d'autres circonstances, quand vous le souhaitez. La CGT pourra témoigner de ma grande disponibilité dans le cadre du dialogue social. Cette attitude, illustrée par l'exemple des facteurs, ne date pas d'hier. Dès le début du XIXe siècle, bien que la prévention soit universelle et indifférenciée, on avait compris que la physiologie des femmes ne pouvait pas supporter un port de charges équivalent à celui des hommes. Je crois me souvenir qu'au niveau européen, cette différenciation a été combattue au nom de l'égalité hommes-femmes.

Vous parliez des violences sexistes et sexuelles. C'est exact, nous n'avons pas répondu à cette question. Je tiens à souligner que la CPME participe et a participé à la conception et à la diffusion la plus large de tous les messages de prévention concernant ce que nous qualifions de dysfonctionnements relationnels au travail. Ils sont des problèmes essentiels et majeurs. Pour les PME, cette situation est d'autant plus compliquée que les collectivités de travail sont très réduites. Elles produisent de véritables séismes dans l'organisation du travail, mais aussi du point de vue humain. À ce titre, nous sommes toujours preneurs et partants pour trouver des méthodes définitives et durables dans ce domaine.

S'agissant du télétravail, nous voyons les limites de la prévention des risques professionnels exclusivement à la charge des employeurs. Ils partagent ici un domaine où ils ont autorité - le lieu de travail - et celui où ils n'en ont point - le domicile. Cela pose des difficultés. Conceptuellement, nous ne disposons pas des outils adéquats pour gérer ces deux domaines dont le code du travail fait une barrière exclusive. C'est le sens de notre proposition du MPC, mais plus encore de la relation entre le médecin traitant et le médecin du travail, de façon à pouvoir disposer de connaissances partagées, afin de développer des outils de prévention adaptés. Ce n'est pas le cas. Des blocages conceptuels d'ordre juridique sont observés, tant en prévention de risques professionnels qu'en termes de gestion des contrats de travail, par exemple. Nous sommes alors bloqués dans la recherche d'une approche cohérente et complète de ces problèmes nouveaux.

Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Mesdames et Messieurs, je m'excuse de n'avoir pas pu entendre vos interventions, j'étais retenue dans une autre réunion. J'aimerais tout de même revenir sur quelques points soulevés durant cette table ronde.

Lorsque vous parlez de risque de stigmatisation, comment pensez-vous que celle-ci pourrait se révéler au sein des entreprises ? Toucherait-elle uniquement celles qui sont en poste par rapport à leurs collègues ou à l'ambiance générale de travail, ou identifiez-vous un risque à l'embauche entre un homme et une femme ?

Ensuite, vous avez évoqué la prévention des troubles musculo-squelettiques. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous, Monsieur Perrot. Bien que je n'aie pas votre expérience, j'ai longtemps été présidente du conseil d'administration et de surveillance d'un Ehpad qui disposait de lève-personnes. Je sais qu'ils y étaient utilisés. Les représentants syndicaux siégeant dans ce conseil soulignaient un mieux-être. Je ne veux pas faire de ce cas une généralité, mais je souhaitais le souligner, tout en précisant que les charges à soulever sont lourdes, en effet.

Par ailleurs, au-delà des formations aux gestes et postures, ne pensez-vous pas qu'il serait judicieux de consacrer un certain nombre d'heures de cours d'éducation physique dans les écoles primaires, collèges et lycées, à l'apprentissage des postures adéquates pour soulever correctement des charges lourdes ? Apprendre les bons gestes tôt peut être utile toute la vie, ce qui n'empêche en rien d'adapter les postes. Les simples postures du quotidien peuvent servir au travail.

Olivier Perrot. - Je précise que le code du travail demande d'adapter le travail à l'homme, parmi les neuf principes généraux de prévention. J'estime d'ailleurs qu'il faudrait y ajouter la mention « et à la femme ». J'adresse cette remarque au législateur.

Former, c'est bien, mais il faut également aménager les postes et permettre aux gens de travailler dans de bonnes conditions.

Malheureusement, beaucoup de nos représentants nous indiquent qu'il est très difficile d'utiliser ces lève-personnes, en raison d'un manque de temps.

Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Je reviens sur le congé menstruel, sur lequel l'avis des partenaires sociaux sera certainement sollicité dans les semaines à venir. Vous souleviez des craintes en matière de confidentialité, de respect de la vie privée, de stigmatisations ou de discriminations professionnelles liées au fait que l'employeur saurait que certaines salariées ont fait l'objet d'un arrêt maladie un peu particulier, puisque de longue durée et à jours aléatoires. La lutte des femmes et des féministes a fait beaucoup pour la prise en compte de la spécificité des femmes au travail, avec les partenaires sociaux - nous n'aurions pu y parvenir seules. Pour autant, nous avons cette préoccupation depuis quarante ans : faut-il dire que les femmes sont des femmes, ou des hommes comme les autres lorsqu'elles sont au travail ? Nous mesurons bien les risques qu'implique le fait de dire que les femmes sont des femmes. Un certain nombre d'évènements sont difficiles à dissimuler, à commencer par la grossesse. Nous connaissons le risque, avéré, en ce qui concerne les femmes. Pour autant, nous pouvons dire que ces dernières ont globalement serré les dents. Lorsqu'elles sont entrées massivement dans le monde du travail, elles ont décidé d'y être des hommes comme les autres et de neutraliser au maximum leurs spécificités. Le bilan de cette stratégie ne nous semble pas particulièrement positif.

À l'inverse, je pense que la société doit assumer le fait que les femmes sont des femmes. Lorsque vous employez des femmes âgées de 20 à 55 ans, il y a une présomption quasiment irréfragable de règles régulières chez ces dernières. Par ailleurs, un certain nombre d'entre elles en sont affectées. Ce n'est pas en agissant comme si cela n'existait pas pour les femmes qu'elles pourront lever les obstacles et entrer dans la voie de l'égalité professionnelle. C'est, au contraire, en le banalisant, et en faisant de cet évènement mensuel de vie un élément que tout le monde doit partager que nous réussirons.

J'entends aujourd'hui beaucoup de gens dire que nous pourrions résoudre la question des retraites si les femmes faisaient plus de bébés. La première condition à cela serait que ces femmes ne soient pas affectées dans leur volonté d'égalité professionnelle par le fait d'avoir des enfants et d'avoir une biologie et une physiologie différentes de celles des hommes.

Voilà. Je comptais simplement soumettre ces éléments à votre réflexion s'agissant de l'arbitrage entre le silence et l'affirmation.

Annick Billon, présidente. - Merci. Poursuivons les réponses à l'intervention de Mme Jacquemet.

Diane Deperrois. - Merci de consacrer du temps à ces sujets.

Un équilibre est souvent nécessaire en toutes choses pour balancer les risques éventuels, tout en faisant exister le sujet. Mon propos a toujours été de communiquer. Il est important d'investir sur la prévention primaire. Ce point me semble primordial. Beaucoup de chemin a été parcouru sur ces sujets, mais ce n'est jamais suffisant. Nous savons pertinemment que certaines dimensions ne sont pas simples à corriger, mais il faut engager les entreprises dans ce processus. Plus il y aura de la communication et de l'accompagnement, plus vite nous y parviendrons. Dans l'accompagnement, je prends en considération les efforts de prise de connaissance, mais aussi les fonds de prévention.

La prévention primaire est souvent beaucoup citée, mais trop peu appliquée, notamment s'agissant du télétravail. Je pense que nous n'en avons pas vu toutes les conséquences, tous les sujets, tous les enjeux. Nous pourrions, à mon sens, aller plus loin. Ainsi, j'insiste sur la prévention primaire, toutefois ne regardons pas que le premier cercle, mais plus largement.

Enfin, certaines expressions disent qu'il ne faudrait pas discriminer. En même temps, pourquoi afficher le fait que les femmes seraient plus vulnérables que les hommes alors qu'elles peuvent occuper les mêmes postes que des hommes, à travail égal ? Nous savons que la nature nous a faits différents. C'est probablement une grande richesse. Il s'agit de sensibiliser les uns et les autres pour que leur regard puisse être éduqué, pour qu'il permette le respect et le travail dans des collectifs harmonieux et respectueux. En effet, l'entreprise est avant tout un collectif fait de femmes et d'hommes.

Pierre Thillaud. - La CPME constate, avec le recul des vingt à trente dernières années, une évolution majeure des mentalités au regard des femmes et du travail. J'en veux pour preuve l'ouverture de nouveaux postes à leur activité, qui aurait été impensable il y a encore dix ou vingt ans.

J'aimerais rappeler mes propos d'introduction, à savoir qu'un patron procède à l'embauchage d'un salarié. Je ne sais pas si les femmes sont des hommes, ou des femmes. Je sais en tout cas que les salariés sont soit des femmes, soit des hommes.

Olivier Perrot. - Avez-vous fixé un délai pour recevoir des contributions écrites ?

Annick Billon, présidente. - D'ici la fin du mois de mai me paraît un délai raisonnable. La possibilité de nous soumettre des éléments par mail est ouverte à l'ensemble de nos intervenants.

Il me reste à remercier les rapporteures, ainsi que vous, Mesdames et Messieurs, pour vos interventions, parfois divergentes. C'est aussi cela, la richesse d'une table ronde. Nous allons poursuivre nos travaux avec les rapporteures, qui rendront leurs propositions dans quelques semaines.


* 1 Domar A, Vassena R, Dixon M, Costa M, Vegni E, Collura B, Markert M, Samuelsen C, Guiglotto J, Roitmann E, Boivin J. Barriers and factors associated with significant delays to initial consultation and treatment for infertile patients and partners of infertile patients. Reprod Biomed Online. 2021 Dec; 43(6):1126-1136. doi: 10.1016/j.rbmo.2021.09.002. Epub 2021 Sep 11. PMID: 34756644.

* 2  https://www.inrs.fr/publications/bdd/mp/tableau.html?refINRS=RG%2025

* 3 François Beck, Catherine Cavalin, Florence Maillochon (dir.), 2010, Violences et santé en France : état des lieux, Paris, la Documentation française, 280 p. https:drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2021-01/violence_sante_2010.pdf

* 4 Catherine Cavalin, Maïté Albagly, Claude Mugnier, Marc Nectoux, avec la collaboration de Claire Bauduin, 2016, « Le coût des violences au sein du couple et de leur incidence sur les enfants en France en 2012 : synthèse de la troisième étude française de chiffrage (2014) », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, numéro spécial « Violences dans le couple », 19 juillet, p. 390-398. https:invs.santepubliquefrance.fr/beh/2016/22-23/2016_22-23_2.html

* 5 Catherine Cavalin, Nathalie Bajos (responsable scientifique), Martin Clément, avec la collaboration de Manon Brocvielle, 2018, Conditions de travail et expériences des discriminations dans la profession d'avocat-e en France, Défenseur des droits, 41 p., https:juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=17530

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