PREMIÈRE PARTIE : UN TERRITOIRE NATIONAL FRAGMENTÉ FACE À DES ENJEUX MULTIPLES ET CONTRADICTOIRES

I. PLUS QUE DES FRACTURES, UNE FRAGMENTATION DE L'OCCUPATION DE L'ESPACE

A. UNE ARMATURE TERRITORIALE EN TRANSFORMATIONS

1. La multiplicité des approches possibles du territoire
a) Le territoire : entre données objectives et construction politique et sociale

Il existe une multitude d'approches possibles de la question de l'occupation de l'espace. La plus immédiate repose sur la démographie : combien d'habitants dénombre-t-on sur un périmètre géographique défini ? Encore faut-il s'accorder sur le périmètre dont il s'agit. Le délimiter sur des critères physiques est difficile. En conséquence, les découpages pris en compte sont plutôt des découpages administratifs. Une première approche de l'occupation du territoire, assez frustre, repose sur le nombre d'habitants recensés sur la commune, qui est l'échelon de base de l'analyse statistique territoriale.

Comme le note la géographe Magali Reghezza-Zitt2(*), « le mot « territoire » désigne l'espace géographique approprié par la société ». Elle précise : « le territoire est donc un construit social » [...] Le territoire ajoute à la notion d'espace géographique la dimension de l'appropriation », qui peut être politique ou encore symbolique. « Le territoire est une façon d'appréhender l'ancrage local des sociétés et des individus ». Il n'y a donc pas de territoire en soi et sa description dépend autant de ses caractéristiques propres que de la manière selon laquelle on a choisi de le décrire.

Si la démographie fournit une première approche du territoire, on ne peut pas s'arrêter au seul nombre d'habitants. Les recensements de population permettent aussi de connaître la pyramide des âges de chaque commune, la composition des familles ou encore les conditions de logement. Les données fiscales mettent de leur côté en évidence les écarts de revenus. Mais elles ont aussi leurs limites : il existe une multitude de façons de vivre sur le territoire avec le même revenu.

Les activités économiques s'inscrivent elles aussi sur le territoire et sont évaluées à travers différents instruments parfois imparfaits : on estime qu'un établissement situé sur une commune y produit une certaine richesse, même si l'on ne sait pas grand-chose des modalités selon lesquelles l'activité s'y déploie et la manière dont la chaîne de valeur est structurée. De la même façon, la classification des activités pratiquées peut avoir un caractère théorique. Les modèles s'affinent sans cesse et les croisements de données permettent de disposer d'approximations réalistes.

Au-delà des paramètres démographiques et économiques, le territoire peut être appréhendé par les équipements et aménagements qui y sont implantés, en particulier la présence de services publics. Le maillage physique des services publics (établissements d'enseignement, médiathèques, guichets de poste, hôpitaux et centres de santé ou antennes de services sociaux, etc.) comme privés (banques, cabinets de conseils juridiques, etc.), qui peut être appréhendé à travers la base permanente des équipements de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE)3(*), est loin d'être indifférent, même si l'émergence de services numériques contribue à une certaine « déterritorialisation » qui peut compliquer l'analyse des observateurs.

Une autre approche du territoire, enfin, peut aussi se fonder sur l'armature urbaine, les bâtiments, leurs caractéristiques et leurs fonctions. Sont ainsi regardés, par commune, le pourcentage de logements sociaux ou encore le caractère individuel ou collectif de l'habitat. On distingue aussi les bâtiments d'habitation, commerces, entrepôts, ou installations industrielles.

La commune est l'unité de base des décomptes de très nombreux paramètres. Mais les données peuvent être agrégées à l'échelle d'un canton, d'une intercommunalité, d'un département, d'une région et de bien d'autres formes de découpages territoriaux. Pour produire des analyses fines, depuis 1999 l'INSEE a subdivisé certaines communes peuplées de plus de 5 000 habitants en quartiers dénommés IRIS4(*) et comptant de 1 800 à 5 000 habitants ou regroupant plus de 1 000 emplois.

Afin d'appréhender les liens entre territoires voisins et de mieux caractériser les effets de concentration d'emplois, de richesses et d'habitants, l'INSEE a également effectué un découpage du territoire en aires urbaines, reposant sur la continuité du bâti et le nombre d'habitants. Le zonage en aires urbaines a été révisé en 2020 et requalifié sous la dénomination « d'aire d'attraction » d'une ville. Celle-ci définit l'étendue de son influence sur les communes environnantes. On dénombrait en France en 2020 selon l'INSEE 699 aires d'attraction, regroupant 93 % de la population5(*). Sous cet angle, notre pays est un gigantesque agglomérat d'aires urbaines.

Au-delà des espaces bâtis, les espaces naturels ou encore le espaces agricoles et forestiers sont l'objet d'analyses statistiques, de quantifications et de caractérisations : ainsi, au titre de la politique agricole commune (PAC), un système d'information géographique recense les particularités topographiques, les haies, les bosquets, et calcule les surfaces donnant droit aux aides économiques versées par l'Union européenne.

À l'ère de l'explosion des données numériques et de l'imagerie satellitaire ainsi que de la mise en ligne des cartes cadastrales, le territoire est de plus en plus connu et scruté. Mais quelle que soit l'approche que l'on retient, on ne peut échapper à un certain arbitraire dans les découpages retenus et le territoire objectivé par des données pourra différer du territoire vécu par chaque individu qui y vit, qui y travaille ou simplement qui y circule.

b) Du territoire aux zones

L'analyse territoriale se déploie sur plusieurs échelles et selon celle choisie, l'interprétation des phénomènes diffère. C'est dans les allers-retours entre les différentes échelles que la manière d'occuper le territoire doit être appréciée. Plus l'échelle est fine, plus le territoire est peu représentatif de la zone étudiée. Mais plus l'échelle est large, moins les phénomènes peuvent être mis en évidence et plus les moyennes gomment les différences.

Découpé en entités politiques et administratives en plusieurs strates, la France fait aussi l'objet d'une multitude de zonages géographiques par les politiques publiques. Ces zones sont autant de labels attribués à des territoires et génèrent des droits pour les collectivités, les acteurs économiques ou les habitants. Comme l'indiquent deux chercheurs de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) : « depuis la fin des années 1970, les politiques qui, à travers la mise en place d'un zonage ciblant des territoires en difficulté, visent à réduire les inégalités socio-économiques, sont au coeur de l'action publique »6(*).

Ainsi, les zones de revitalisation rurale (ZRR), créées en 1995, couvrent près de 14 000 communes et 6 millions d'habitants et donnent droit à des exonérations fiscales pour les entreprises qui s'y installent.

Dans les territoires urbains, les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), qui ont remplacé en 2015 les zones urbaines sensibles (ZUS) créées en 1996, délimitent à l'échelle infra-communale les quartiers qui font l'objet de la politique de la ville, soit environ 1 500 quartiers réunissant 5,5 millions d'habitants. Ils bénéficient de dispositifs publics de soutien à travers les aides de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) et de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). Des conventions sont passées avec les collectivités pour la mise en oeuvre des différents dispositifs publics dans les territoires concernés.

Certains zonages déclinent des politiques européennes : ainsi, des indemnités compensatoires de handicap naturel (ICHN) sont versées au titre de la politique agricole commune (PAC) aux exploitations agricoles situées dans des « zones défavorisées », c'est-à-dire des territoires considérés comme moins productifs, du fait de l'altitude, de leur nature accidentée, ou de la pauvreté des sols.

Le zonage permet de sortir d'une logique trop verticale et sectorielle des politiques publiques, conduite en silo, aveugle aux spécificités locales et incapable d'une appréhension globale des problématiques d'un territoire donné. Il conduit à une territorialisation forte de l'action publique. Mais le zonage produit aussi des effets pervers. Ainsi, la création des zones prioritaires en 1981 rebaptisées un peu plus tard zones d'éducation prioritaire (ZEP) a identifié des aires de recrutement d'établissements scolaires accueillant des populations plus en difficulté que la moyenne, et permis l'attribution de moyens supplémentaires. Mais le label a aussi conduit à une certaine stigmatisation d'établissements et donc, par ricochet, de leur aire de recrutement. Une étude du Centre national d'étude des systèmes scolaires (CNESCO) parue en 2016 indiquait ainsi que « les effets pervers sont venus contrebalancer progressivement les effets positifs de la politique, au point de conduire à des phénomènes que l'on peut définir en 2016 comme de la discrimination négative »7(*). Notons cependant que « l'effet label » est contesté8(*) et que la stigmatisation négative est considérée par certains chercheurs comme le résultat non pas du zonage mais de la réalité du secteur géographique concerné, si bien que ladite stigmatisation pourrait exister exactement de la même manière en l'absence de tout zonage.

Il n'en reste pas moins que le zonage des politiques publiques a un double effet. D'une part, il signale un territoire aux différents acteurs internes et externes, d'autre part il entraîne des conséquences pratiques sous forme d'allocation de ressources ou d'implantation d'équipements. Dès lors qu'on intègre un espace dans un zonage, on le fait exister en tant que territoire.

Mais le zonage existe aussi tout simplement pour prescrire des manières d'occuper l'espace. Ainsi, les documents d'urbanisme comportent des cartes prévoyant les différentes destinations possibles des terrains qui y figurent : habitat, activités économiques, équipements publics, espaces naturels ou forestiers. Ces cartes identifient aussi les réseaux et voiries déjà établis ou à aménager. Chaque zone se voit fixer des règles plus ou moins contraignantes, qui prennent en compte l'existant mais fixent aussi des objectifs, des perspectives.

Des zonages larges sont enfin définis pour mettre en oeuvre des politiques environnementales. Ainsi, de vastes territoires ont été intégrés au sein de parcs naturels régionaux, de parcs nationaux, de réserves naturelles, ou encore de zones naturelles d'intérêt écologique floristique et faunistique (ZNIEFF), de zones spéciales de conservation (ZSC) ou de zones humides, l'enchevêtrement des zonages pouvant créer une certaine confusion sur l'identification des espaces concernés et la connaissance précise des règles qui s'y appliquent.

c) Des variables à prendre en compte de manière dynamique

Le territoire n'est pas statique. Si les réalités physiques s'imposent - encore qu'on puisse toujours araser des terrains, assécher des cours d'eau ou combler des fossés - les variables liées à la démographie, à l'économie ou aux constructions peuvent évoluer. Analyser un territoire revient donc à observer des évolutions, des variations sur le temps court comme sur le temps long.

En matière démographique, le recensement glissant sur cinq ans est exhaustif dans les communes de moins de 10 000 habitants, tandis qu'un recensement glissant par échantillonnage est pratiqué dans les communes de plus de 10 000 habitants. Il permet de définir les populations légales des communes et de mesurer leur croissance.

Une multitude d'autres enquêtes visent à disposer de batteries de données territorialisées : par exemple le recensement agricole, effectué tous les 10 ans, effectue le comptage des exploitations, de leur spécialisation et des emplois correspondants. Il donne une photographie qui informe sur la situation à un instant T du monde agricole, mais offre aussi la possibilité de comparer les évolutions entre chaque recensement.

La comparaison dans le temps se heurte toutefois à l'évolution des référentiels, qui introduisent des ruptures dans les méthodes de comptage et du coup dans l'interprétation des chiffres. Ce sont les croisements de données qui limitent le risque de mauvaise interprétation. Pour sa part, le référentiel géographique est en revanche assez stable, même si l'émergence de communes nouvelles9(*) ou encore la création d'établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) ou la modification de leur périmètre introduisent une rupture dans les séries statistiques historiques.

2. L'espace français entre permanence et mutations
a) Un territoire divers et pluriel
(1) Une géographie physique variée

Dire que la France est diverse n'est pas très original. Mais cela correspond en premier lieu à une réalité physique. Pays tempéré bénéficiant en moyenne de 800 à 900 mm de précipitations par an, la France n'est pas dans son ensemble celui d'un seul régime climatique. Au Sud, le climat méditerranéen fait alterner étés chauds et secs, hivers doux et précipitations concentrées en automne et au printemps, de manière parfois violente. À l'Ouest, le climat océanique produit des étés frais, des hivers doux et des précipitations régulières et au-dessus de la moyenne nationale. À l'Est, le climat continental génère des étés chauds et des hivers froids ainsi que des précipitations moyennes.

La géographie physique de la France est aussi marquée par la présence des massifs montagneux des Alpes, des Pyrénées, du Massif central, du Jura, des Vosges et de la montagne de Corse, qui couvrent près de 30 % du territoire et dans lesquels vivent environ 8 millions d'habitants. Si le territoire hexagonal est peu élevé dans son ensemble (60 % du territoire est à moins de 250 mètres d'altitude et seulement 7 % à plus de 1 000)10(*), la présence de collines et de montagnes offre une variété paysagère et a permis une agriculture assez diverse, tirant parti des spécificités de chaque terroir.

Le positionnement de la France à l'extrémité occidentale du continent européen a permis de qualifier notre pays d'isthme de l'Europe, bordé par la Mer du Nord, l'Océan Atlantique ainsi que la Méditerranée. Avec 5 500 km de façade maritime, l'hexagone est en effet un pays largement ouvert sur la mer. Les 885 communes du littoral métropolitain, qui ne représentent que 4 % du territoire accueillent plus de 6 millions d'habitants soit plus de 10 % de la population totale11(*).

À la grande variété des milieux physiques de la France hexagonale s'ajoutent les outre-mer : 12 territoires formant un ensemble disparate et dispersé dans plusieurs océans et offrant des milieux naturels spécifiques : la Guadeloupe, la Guyane française, la Martinique, La Réunion, Mayotte, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, les Terres australes et antarctiques françaises et les îles de Wallis-et-Futuna. On y dénombre 2,7 millions d'habitants et l'orientation vers la mer de la plupart de ces espaces permet à la France d'être la deuxième puissance maritime du monde avec 11 millions de km² de zone économique exclusive (ZEE).

(2) Densité modérée et concentration de population

L'étendue du territoire français offre un avantage compétitif à notre agriculture, puisque celle-ci peut se déployer en s'étalant. Ainsi, la France dispose de la plus vaste surface agricole utilisée (SAU) de l'ensemble de l'Union européenne avec presque 27 millions d'hectares, selon le dernier recensement agricole12(*), soit presque la moitié de la surface totale du pays, dont un peu moins de 13 millions d'hectares de terres arables. Cela explique pourquoi la France est la première bénéficiaire des aides européennes de la politique agricole commune (PAC), dans la mesure où celles-ci sont calculées essentiellement sur la base des surfaces exploitées.

L'étendue du territoire conduit la France à connaître une densité de population modérée. Avec seulement 117 habitants par km², notre pays se situe plutôt dans la moyenne basse des États membre de l'Union européenne. Les pays scandinaves (entre 20 et 40), l'Irlande (73), l'Espagne (94,5) ou encore le Portugal (112) sont moins densément peuplés mais la Pologne (125), l'Italie (200), l'Allemagne (240), sans parler de la Belgique (383) ou des Pays-Bas (520) connaissent une bien plus forte concentration de leur population sur leur territoire.

Or, les moyennes sont trompeuses. Si la population paraît moins concentrée en moyenne sur notre hexagone comptant environ 550 000 km², c'est uniquement parce que notre vaste territoire fait alterner des espaces très densément peuplés avec des espaces qui le sont nettement moins, classés par l'INSEE parmi les communes peu denses (moins de 50 habitants/km²), voire très peu denses (moins de 12 habitants/km²).

La tendance à la concentration de la population dans les unités urbaines, à l'oeuvre depuis des décennies, se poursuit encore. En 2020, l'INSEE comptait 2 467 unités urbaines regroupant 52,9 millions d'habitants, contre 2 289 en regroupant 50,1 millions dix ans plus tôt. Seulement 20,8 % de nos concitoyens vivent en dehors des unités urbaines et plus de 50 % de la population vit dans des unités urbaines de plus de 50 000 habitants13(*). La France rurale est largement majoritaire en km² mais largement minoritaire en habitants.

En réalité, une diagonale du vide s'est installée des frontières de la Meuse aux Pyrénées, en passant par le Sud de la Champagne, l'Ouest de la Bourgogne et le Massif central, combinant faible densité de population, âge moyen élevé et faible renouvellement de population. Une dynamique de dépeuplement se met en place et subsistent essentiellement les activités économiques à dominante agricole et quelques services de l'économie dite présentielle. Cette géographie est assez mouvante, certains territoires pouvant retrouver une dynamique du fait des avantages de la faible densité en termes de cadre de vie ou de prix du foncier. Il n'en reste pas moins qu'une partie de la France connaît un faible dynamisme économique et démographique.

b) Les tendances lourdes de l'urbanisation et de la métropolisation
(1) La généralisation du fait urbain

Le phénomène urbain est aussi ancien que la civilisation et le processus d'urbanisation a commencé en France avant-même l'époque romaine. Si le rôle et l'importance des villes ont décliné au début du haut Moyen-Âge (autour de l'an 500), les activités marchandes ont donné aux villes et aux bourgs un nouvel élan, à partir des années 900-1000 et seules des guerres ou des épidémies ont pu stopper leur croissance, sans altérer le phénomène dans sa globalité. Les faubourgs ont progressivement fait grandir les espaces urbains en attirant toujours plus de population. Pour autant, à la veille de la révolution française, le pays restait essentiellement agricole et rural et à peine 20 % des 28 millions d'habitants d'alors résidaient dans les villes. Même les activités industrielles (proto-industrie) se diffusaient largement au sein du tissu rural, en creux des temps d'activité agricole.

La révolution industrielle a donné un premier coup d'accélérateur au phénomène urbain, en favorisant le regroupement de populations autour de grands centres industriels qui se sont implantés dans les villes ou dans leur périphérie immédiate. La hausse rapide de la population urbaine est alors alimentée à la fois par l'exode rural et par l'excédent naturel qui voit la population française croître tout au long du 19e siècle, pour atteindre 40 millions d'habitants en 1900. Pour autant, la France est longtemps restée majoritairement rurale et il a fallu attendre 1931 pour que la population des villes soit supérieure à celle des campagnes.

Le deuxième coup d'accélérateur de l'urbanisation est intervenu après la Seconde Guerre mondiale. La forte croissance démographique du pays (baby-boom) a généré un besoin considérable de logements qui a été satisfait par l'extension du périmètre des villes, avec la création de banlieues se déployant en tâches d'huile ou en doigts de gants le long d'artères de circulation routières ou ferrées. Des villages ruraux situés à quelques kilomètres des villes se sont alors développés comme des champignons, l'exemple le plus emblématique étant celui des « villes nouvelles » créées dans les années 1960 (Évry, Cergy-Pontoise, Marne-la-Vallée, Sénart, Saint-Quentin-en-Yvelines, Val-de-Reuil, Villeneuve-d'Ascq, Rives de l'Étang-de-Berre et L'Isle-d'Abeau).

La ville n'a alors cessé de grignoter la campagne environnante, se développant en s'étalant. Un espace intermédiaire entre ville et campagne est apparu, désigné sous l'appellation de « périurbain ». Le rural et l'urbain s'y interpénètrent. Si les paysages ressemblent à ceux de la campagne, les modes de vie sont ceux de la ville et les habitants y restent sous l'influence de la ville-centre.

L'aire d'attraction de Paris, concentre à elle seule 13 millions d'habitants, soit 1 habitant sur 5 de métropole14(*). La périurbanisation massive fait dire au géographe Jacques Lévy que les ruraux sont finalement des urbains qui habitent la campagne. D'une certaine manière, nous serions devenus « tous urbains ».

Aires d'attraction des villes selon le nombre d'habitants (INSEE 2020)

(2) La métropolisation du territoire

Apparue dans les années 1960, la notion de métropolisation est utilisée en France depuis les années 1990. Elle sert moins à délimiter un territoire qu'à décrire le rayonnement de certaines villes sur leur environnement direct et parfois même lointain.

Les métropoles sont des aimants à population, à emploi, et constituent le noeud de réseaux multiples, de transport ou encore de connaissance. Les métropoles se caractérisent par la présence de fonctions de commandement qu'il soit économique, politique, intellectuel ou culturel.

Les fonctions métropolitaines sont celles que l'on ne retrouve pas ailleurs : centres universitaires, sièges sociaux de grandes entreprises, institutions culturelles à rayonnement au moins régional, voire national et même international. L'ouverture vers l'extérieur du pays est aussi un trait caractéristique des métropoles.

Au-delà de leur poids démographique, elles se distinguent par une capacité à organiser le territoire environnant, à structurer la vie sociale et économique autour d'elles.

Le statut de métropole a été créé en France par la loi du 16 décembre 2010, avant d'être modifié par la loi Maptam (loi de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles) du 27 janvier 2014, la loi Notre (portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République) du 7 août 2015 et enfin la loi du 28 février 2017, qui a permis à tout établissement public de coopération intercommunale (EPCI) comptant plus de 250 000 habitants de se constituer en métropole. Ce statut, accordé à 21 territoires aujourd'hui, organise une intégration plus forte entre la commune-centre et les communes voisines, et vise à leur donner un rôle moteur dans le développement du territoire.

Mais la métropolisation institutionnelle se heurte aux insuffisances de la métropolisation réelle : si certaines ont une taille critique qui leur permet de dégager suffisamment de moyens pour mener une politique locale efficace, d'autres sont trop petites ou insuffisamment reliées à leur voisinage pour réellement peser nationalement et exister internationalement.

Par ailleurs, les métropoles peuvent connaître des problèmes de cohésion interne et externe, dès lors que les zones périphériques sont mal intégrées et mal prises en compte dans le développement économique ou souffrent de handicaps sociaux importants. Les métropoles ont aussi un impact variable sur leur « arrière-pays » : si certaines peuvent jouer le rôle moteur qu'on attend d'elles, d'autres au contraire « vampirisent » les villes petites et moyennes situées dans leur zone d'attraction et contribuent au déclin de ces dernières.

L'existence du phénomène de métropolisation fait largement consensus mais ses bienfaits sont vivement discutés entre géographes. Par ailleurs, le concept peut être considéré comme trop général pour pouvoir décrire correctement la manière dont se structure l'espace autour des grandes villes, les facteurs topographiques locaux, mais aussi sociaux ou économiques pouvant conduire à des réalités fortement contrastées.

(3) La place particulière de la région parisienne

Parmi les métropoles, il convient de s'attarder davantage sur la place de Paris et de sa région. La macrocéphalie de Paris a des origines très lointaines et constitue l'héritage d'une centralisation du pouvoir royal mise en place depuis Philippe-Auguste. Elle avait été mise en évidence par l'ouvrage du géographe Jean-François Gravier publié en 1947 intitulé « Paris et le désert français », mais la réalité d'aujourd'hui ne permet pas de tirer les mêmes conclusions. Certaines métropoles régionales bénéficient ainsi d'un dynamisme propre et n'ont nul besoin pour cela de s'arrimer à la métropole parisienne.

Mais Paris garde un poids considérable. En France, elle est la seule agglomération comptant plus de 10 millions d'habitants, très loin devant les aires urbaines de Lyon ou Marseille qui réunissent chacune de l'ordre de 2 millions d'habitants, ou celles de Lille, Bordeaux, Nice ou encore Toulouse, qui se situent aux alentours d'1 million chacune. Dans une étude publiée en 2019, l'INSEE qualifiait l'agglomération parisienne de « mastodonte au sein des villes de France »15(*).

Sur le périmètre européen élargi, seules Londres, Moscou et Istanbul sont aussi peuplées que l'agglomération parisienne, là où les grandes métropoles européennes ne comptent en général qu'entre 4 à 7 millions d'habitants.

La place de Paris est en outre singulière puisqu'elle appartient pleinement à la catégorie des villes mondiales, à l'instar de Londres, New-York ou Tokyo16(*), de par sa taille, la nature des activités économiques qui y sont exercées, mais aussi son attractivité internationale.

La métropole parisienne se caractérise par une concentration des emplois à très forte valeur ajoutée : un tiers de la population active est composée de cadres supérieurs, professions libérales ou patrons de l'industrie, du commerce et de l'artisanat, alors que ces catégories ne représentent que 20 % du total de l'emploi à l'échelle nationale. Les activités de recherche et d'enseignement supérieur sont également concentrées dans la métropole parisienne.

L'agglomération parisienne rayonne au-delà de l'Île-de-France. C'est ce que mettait en évidence l'étude de l'INSEE précitée. Des villes comme Orléans, Tours, Le Mans, Lille, Rouen, Troyes, Chartres, peuvent être villes de résidence de personnes employées à Paris ou dans sa périphérie. Les zones logistiques du Grand Paris peuvent être élargies aux départements limitrophes de l'Île-de-France dès lors que les infrastructures de transport sont disponibles. En réalité, Paris ne cesse de s'étendre au-delà des périmètres administratifs de la commune-capitale, de la métropole du Grand Paris et même de la Région Île-de-France.

3. Doit-on s'inquiéter des inégalités territoriales ?
a) Une grande diversité des dynamiques territoriales

Les transformations de la société française trouvent nécessairement une traduction territoriale, mais la répartition spatiale des phénomènes n'est pas homogène. Vieillissement de la population, transition d'une économie industrielle vers une économie plus orientée vers les services et le numérique, inégalités sociales : ces tendances sont déclinées de manière très différente dans l'espace.

(1) Une nouvelle carte de France du vieillissement de la population

Le vieillissement de la population est une tendance lourde engagée depuis déjà plusieurs décennies. La part des personnes de plus de 65 ans, qui représente déjà 21 % des habitants de notre pays, devrait monter jusqu'à 29 % en 2070.

Ce vieillissement n'est pas forcément synonyme de moindre dynamisme, tant les néo-retraités constituent une force vive locale animant vie associative, sportive ou encore politique.

D'ores et déjà, le vieillissement de la population n'intervient pas de manière homogène partout en France, notamment sous l'effet combiné des départs de jeunes de territoires où les opportunités d'études et d'emplois font défaut et des déménagements à l'arrivée à l'âge de la retraite d'anciens actifs s'éloignant de leur zone d'emploi pour aller vers des lieux considérés comme plus attractifs où le coût de la vie est moins élevé et la qualité de vie au quotidien meilleure.

Les écarts entre territoires sont aujourd'hui considérables à l'échelle départementale et plus encore à l'échelle communale. Ainsi, les plus de 65 ans représentent seulement 11 % de la population en Seine-Saint-Denis, quand leur proportion atteint 30 % dans la Creuse. Dans les zones urbaines les plus peuplées, le vieillissement de la population est moins marqué, du fait également du taux de natalité plus élevé.

En réalité, le vieillissement se déploie géographiquement selon deux axes. Le premier est celui de la « diagonale du vide » : les territoires à dominante rurale et dont la population générale stagne, voire régresse voient leur proportion de personnes âgées autochtones s'accroître. Le deuxième est celui des espaces littoraux du Sud-Est et de l'Ouest ou encore des territoires urbains de montagne, où s'installent de nombreux néo-retraités quittant les grandes métropoles. Les géographes parlent dans ce second cas de « gérontocroissance », qui suscite des créations d'emplois nécessaires à la mise en oeuvre des services voulus par ces nouveaux habitants (bâtiment, santé, loisirs).

Pour illustrer ce deuxième phénomène, on peut se pencher sur la commune de Vannes, préfecture du Morbihan17(*). Alors qu'entre 2008 et 2019, la population est passée de 52 983 à 53 719 habitants (+736 habitants), les habitants de 60 ans et plus passaient de 12 963 à 16 587 (+3 624 habitants), surcompensant la baisse de population dans l'ensemble des tranches d'âge plus jeunes. Dans la même période, le nombre de résidences principales a augmenté d'un peu plus de 2 300 et les résidences secondaires d'environ 1 100. L'essentiel de l'effort de construction a donc été dédié à l'accueil de nouvelles populations âgées, principalement des néo-retraités.

(2) Des territoires inégaux devant les mutations économiques

Depuis plusieurs décennies, le système productif français a connu de profondes mutations. La mondialisation des échanges ainsi que la révolution numérique ont remodelé le paysage économique, favorisant une rapide désindustrialisation, avec la fermeture des usines textiles du Nord, des activités extractives et de la sidérurgie en Lorraine, Pas-de-Calais ou en Saône-et-Loire et dans la Loire. Plus récemment, c'est l'industrie automobile qui a fermé de nombreux sites.

Mais toute l'industrie n'a pas disparu. Certains territoires, bien connectés au monde, comme l'Île-de-France, ou les territoires littoraux (sidérurgie sur l'eau à Dunkerque) ont résisté. Certains sites ont été reconvertis (les chantiers navals de La Ciotat se sont spécialisés dans la fabrication de yachts de luxe). Les industries agro-alimentaires, fortement enracinées dans les régions, avec des sites implantés non loin des zones de production agricole, ont maintenu une activité de transformation diffuse.

Pour autant, nous n'avons pas échappé un peu partout à une tertiarisation de l'économie. Les activités de distribution ont supplanté les usines comme premiers employeurs privés des communes. Les services aux entreprises se sont développés et ont favorisé la concentration des emplois dans les métropoles.

La géographie des systèmes productifs tend à se complexifier, à être moins lisible. Autant il était facile il y a quelques décennies d'associer une ville ou un département à une filière bien précise, autant les spécialisations locales paraissent désormais moins nettes, même s'il y a encore des dominantes locales identifiables, comme la chimie dans la vallée du Rhône ou l'aéronautique autour de Toulouse.

La déspécialisation des espaces a un avantage : elle rend les territoires moins vulnérables à des retournements de tendance. Mais elle a aussi un inconvénient : la taille critique est plus difficile à atteindre, et le tissu économique local est dépendant des liens qu'il peut nouer avec d'autres espaces, et donc dépendant de la bonne qualité des réseaux et infrastructures ou encore du système éducatif du territoire. Là encore, les métropoles ont un avantage.

Un autre phénomène accélère les mutations du tissu économique des territoires : il s'agit du tourisme. Première destination touristique mondiale en nombre de visiteurs accueillis, la France est présente sur une large gamme de segments touristiques : tourisme culturel, tourisme d'affaires, tourisme estival ou hivernal, tourisme populaire. Le secteur du tourisme pèse 7 % du PIB. Mais les lieux touristiques sont inégalement répartis sur le territoire et le tourisme ne peut pas partout prendre le relais après la disparition d'activités industrielles (même si cela a été fait comme en Lorraine avec le parc Big Bang Schtroumpf ouvert en 1989 sur le site de l'ancienne usine sidérurgique d'Hagondange). Devant la délégation à la prospective du Sénat, le sociologue Jean Viard, auteur de l'ouvrage « L'an zéro du tourisme », appelait à être plus agile pour gérer la pression touristique mais aussi pour développer de nouveaux territoires touristiques18(*).

(3) L'inscription dans l'espace des inégalités sociales

L'analyse de la sociologie des territoires peut s'appuyer sur plusieurs types d'indicateurs comme les revenus fiscaux ou encore le classement selon les catégories socio-professionnelles (CSP). Le prisme des CSP est certainement un peu frustre mais la concentration différentielle de celles-ci donne tout de même un bon indicateur des inégalités sociales entre territoires. Plus la maille d'analyse est large, plus les différences sont gommées. Néanmoins, on peut identifier six catégories de territoires assez distincts à l'échelle des EPCI19(*) :

• les intercommunalités des coeurs de métropole sont caractérisées par une surreprésentation des cadres et professions intermédiaires, qui comptent pour plus de 40 % des ménages, et une sous-représentation des ouvriers, employés et agriculteurs. Ces territoires sont ceux de la métropole du Grand Paris exception faite de sa partie Nord-Est, de l'Ouest de l'Île-de-France, du Vexin français et du sud de l'Oise, mais aussi des coeurs d'agglomération de Rennes, Nantes, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Lyon, Grenoble ou encore Annecy ;

• les intercommunalités « périmétropolitaines » sont marquées par une proportion forte de professions intermédiaires mais nettement moins de cadres, ces deux catégories comptant pour encore 30 % des ménages, contre 40 % d'ouvriers et employés. Se classent dans cette catégorie des agglomérations comme Lille, Amiens, Rouen, Caen, Nancy, Metz, Strasbourg, Clermont-Ferrand, Limoges, Pau, Aix-Marseille, Toulon ou encore Nice ;

• les intercommunalités dites « résidentielles » sont marquées par une forte proportion d'artisans, commerçants et chefs d'entreprises, une proportion de cadres au-dessus de la moyenne nationale, une surreprésentation des employés mais peu d'ouvriers (à peine 15 %). Il s'agit de territoires du Sud de la France ou du littoral atlantique, du Périgord ou des Cévennes faits de petites villes ;

• les intercommunalités du « rural profond » sont marquées logiquement par une proportion d'agriculteurs trois fois plus importante que la moyenne, mais aussi une forte part des ouvriers et employés ;

• les intercommunalités périphériques à forte proportion d'employés et d'ouvriers caractérisent les régions rurales du Nord de la France (Pas-de-Calais, Picardie) mais aussi certaines villes désindustrialisées et un peu à l'écart des mouvements de revitalisation économique : Châteauroux, Laon, Charleville-Mézières, Cahors, Tarbes, Perpignan ;

• enfin, les intercommunalités périphériques à forte proportion d'ouvriers et d'agriculteurs regroupent des petites et moyennes villes de l'Ouest de la France, des confins de la Normandie et de la Picardie, du Grand Est, de la Bourgogne-Franche-Comté. Elles ne sont pas forcément en déclin, lorsque le tissu industriel a su s'adapter (comme à Cholet).

Dans une étude publiée en 202120(*), l'INSEE fournit une autre approche des inégalités territoriales en examinant les niveaux de revenus et les disparités de revenu au sein des territoires. Le niveau de vie des populations n'est en effet pas homogène. Les départements les plus pauvres sont situés dans les DOM, au Nord et sur une partie du littoral méditerranéen, mais certains départements pauvres se singularisent aussi au sein de régions plus riches : la Seine-Saint-Denis ou le Lot-et-Garonne. Au sein des aires d'attraction des villes, la pauvreté comme la richesse sont plus marquées au coeur des pôles que dans les couronnes, où résident en proportion davantage de ménages à niveau de vie intermédiaire. L'INSEE souligne que la crise économique de 2008 a eu pour effet d'accroître les disparités entre départements et au sein de ceux-ci, avant un rééquilibrage entre 2012 et 2017.

Pour appréhender les inégalités dans l'espace, il faut observer à la bonne échelle. Si globalement, les inégalités entre grandes régions ou entre départements ont tendance à se réduire sur le long terme, les disparités se creusent en revanche au sein des grandes aires urbaines. Le cas de l'Île-de-France est emblématique : région la plus riche du pays, elle est aussi celle des plus grands écarts. Lorsqu'on descend à l'échelle des communes, les différences sont encore plus criantes. Ainsi, l'exploitation des données de l'INSEE21(*) montre un écart de plus de 1 à 3 de revenu médian entre les communes en haut du classement (Neuilly-sur-Seine : près de 43 000 euros de revenu médian par habitant) et celles situées en bas (Aubervilliers : à peine 13 000 euros de revenu médian par habitant). Agitée comme un idéal des politiques publiques, la mixité sociale est donc loin d'être une réalité dans les territoires.

Niveau de vie et inégalités par département en 2017

b) Le spectre de la relégation des territoires.
(1) Des différences d'attractivité marquées

Les différences démographiques, économiques ou encore dans la composition sociale des territoires ne posent pas de problèmes en soi. D'ailleurs, des territoires relativement pauvres et peu denses peuvent aussi répondre aux attentes d'une partie de la population, à la recherche de modes de vie alternatifs. Régulièrement, des articles de presse décrivent le parcours de cadres urbains extrêmement bien rémunérés, mais qui décident de « changer de vie » en s'installant à la campagne pour aller y exercer des activités manuelles bien moins rémunératrices, mais trouvant en contrepartie une qualité de vie qui leur manquait.

Or, les différences entre territoires ne sont pas seulement le marqueur de choix différents des Français, mais aussi le résultat de contraintes. L'attractivité des territoires n'est en effet pas homogène, comme en témoigne l'analyse des parcours résidentiels ou encore les différences de prix de l'immobilier.

La mobilité résidentielle en France n'est globalement pas très élevée avec un taux de 12 %. Seulement 1 Français sur 8 change de lieu d'habitation chaque année. La moitié de ces déménagements a d'ailleurs lieu dans la même commune. La mobilité résidentielle entre régions n'est que de 1 %.

Si les paramètres de l'attractivité résidentielle sont nombreux et leur poids dans les choix des ménages toujours sujets à débats, il est un élément objectif qui permet de la mesurer : le solde migratoire intérieur. Un rapport de l'Observatoire des territoires publié en 201822(*) soulignait le contraste entre un Nord-Est qui perd des habitants et un Sud-Ouest qui attire. Ce phénomène a pris de l'ampleur au début des années 2000 et se poursuit depuis. Les disparités se sont accrues entre régions. Ainsi l'Île-de-France qui voyait son solde migratoire augmenter sans cesse pendant des décennies, a désormais un solde négatif. Les régions Hauts-de-France et Grand-Est connaissent aussi ce phénomène. À l'inverse, des régions au climat plus ensoleillé accueillent chaque année davantage de « migrants intérieurs » : Bretagne, façade atlantique, pourtour méditerranéen, avec un bémol pour la Côte-d'Azur, dont l'attractivité semble désormais se tasser.

À une échelle plus locale, les mobilités résidentielles constituent un bon marqueur d'attractivité différenciée des territoires. Sans doute la crise Covid de 2020 a en partie rebattu les cartes, au profit des villes petites et moyennes, qui bénéficient d'un environnement plus agréable que les grandes agglomérations. Le besoin de tranquillité et d'amélioration du cadre de vie constituait déjà un moteur puissant de la périurbanisation. Le développement du télétravail pourrait désormais favoriser une déconnexion encore plus forte des lieux de vie et des lieux d'activité économique.

Dans les zones urbaines, les QPV sont marqués par une attractivité particulièrement faible et qui a peu progressé en une décennie, comme l'a souligné la Cour des Comptes dans un rapport de 201823(*) et ce, malgré la mise en oeuvre des dispositifs de la politique de la ville, en particulier la politique de rénovation urbaine qui a pourtant spectaculairement transformé le bâti dans de nombreux quartiers. Le solde migratoire négatif dans les QPV constitue le symptôme de ce déficit d'attractivité. Au mieux, comme le soulignent certains spécialistes, la politique de la ville a contribué à réduire le déficit d'attractivité des QPV par rapport à leur aire urbaine d'appartenance24(*).

À côté des migrations internes, les prix de l'immobilier résidentiel à la location ou à la vente sont un autre indicateur de l'attractivité des territoires. Si depuis 1998, les prix ont connu une hausse importante bien supérieure à celle des revenus des ménages (avec une multiplication entre 2 et 3 selon les régions), cette hausse n'est pas homogène et des biens similaires en surface peuvent connaître des valorisations variant du simple au quintuple, voire davantage. À l'intérieur des agglomérations, de fortes disparités subsistent et permettent de dresser une sorte de « carte » des communes ou quartiers les plus attractifs. Si cette carte est relativement stable dans le temps, elle n'est pas totalement figée et connaît des évolutions par effets de proximité, par exemple, les quartiers de l'Est parisien ont vu leur attractivité augmenter, cela se traduisant par une hausse des prix et un rattrapage de ceux-ci par rapport aux quartiers voisins du Sud et de l'Ouest de la capitale.

La place des services publics dans l'attractivité des territoires constitue un sujet tout à fait central. Si des facteurs climatiques ou économiques ont une influence certaine, l'existence et la qualité des services éducatifs, de santé, de sécurité publique, de mobilité ou encore l'existence d'équipements sportifs ou culturels constituent des critères essentiels aux yeux des habitants. À l'inverse, la disparition des services publics entretient le déclin de l'attractivité de certains territoires.

(2) La France en mille morceaux : doit-on parler d'archipel français ?

Au-delà des écarts d'attractivité entre territoires, la France est marquée par une différenciation des modes de vie selon les territoires. C'est en tout cas la thèse de l'essayiste Jérôme Fourquet dans son ouvrage « L'archipel français » paru en 2019 et dans l'ouvrage rédigé avec Jean-Laurent Cassely intitulé « La France sous nos yeux », paru fin 2021.

Le premier ouvrage constate une montée du séparatisme social qui a des traductions territoriales concrètes : les personnes bénéficiant du capital culturel le plus élevé, qui représentent de 15 à 20 % de la population, vivent massivement dans des territoires bien déterminés, essentiellement les coeurs d'agglomérations.

Le deuxième ouvrage va plus loin dans l'analyse. Il souligne les effets délétères de la désindustrialisation sur un grand nombre de territoires qui ont eu plus ou moins de difficultés à trouver de nouvelles sources de dynamisme local, en particulier lorsqu'ils n'avaient pas d'atouts touristiques. Il insiste sur la mise en place d'une nouvelle « hiérarchie des territoires » avec d'un côté les territoires qualifiés de « triple A », attractifs et « instagrammables », y compris dans les espaces ruraux bien connectés aux réseaux de communication (fibre, réseau routier, gare TGV à proximité), et d'un autre côté des territoires relégués, comme les banlieues paupérisées.

Alors que les modes de vie des différentes classes sociales avaient tendance depuis plusieurs décennies à converger, ils divergent désormais par le haut comme par le bas. Cette différenciation des habitudes de consommation ou des référentiels culturels trouve une traduction territoriale qui se concrétise dans les votes ou qui est apparue dans la géographie des manifestations des gilets jaunes, mouvements très actifs dans les espaces périurbains.

On aurait pu penser que l'individualisation de notre société, phénomène incontestable, aurait conduit à une forme de « dé-territorialisation », de désaffiliation aux espaces locaux. Il n'en est rien. En réalité, une nouvelle carte de France se dessine, avec de plus forts contrastes dans les niveaux de vie ou les préférences collectives, due à la concentration géographique de catégories de population homogènes.

Plus que les inégalités territoriales, c'est le spectre d'un séparatisme territorial qui se dessine si des politiques vigoureuses d'aménagement du territoire ne sont pas remises au goût du jour.


* 2 Reghezza-Zitt Magali, La France dans ses territoires, Armand-Colin, 2017, p.13.

* 3 https://www.insee.fr/fr/metadonnees/source/serie/s1161

* 4 Ilots regroupés pour l'information statistique.

* 5  https://www.insee.fr/fr/statistiques/4806694

* 6 Madec Pierre, Rifflart Christine, « Politique de la ville : le zonage comme outil d'identification de la fracture sociale », Revue économique, 2016/3 (Vol. 67), p. 443-462. DOI : 10.3917/reco.673.0443. URL :  https://www.cairn.info/revue-economique-2016-3-page-443.htm

* 7  https://www.cnesco.fr/inegalites-sociales/

* 8  https://controverses.minesparis.psl.eu/public/promo16/promo16_G24/www.controverses-minesparistech-7.fr/_groupe24/stigmatisation-du-label-ep/index.html

* 9 On dénombre 787 communes nouvelles regroupant 2 500 communes, selon un rapport de l'Inspection générale de l'administration de juillet 2022 qui dresse un bilan mitigé des regroupements de communes, comme au demeurant l'Association des maires de France (AMF) dans son dernier panorama des communes nouvelles : https://www.amf.asso.fr/documents-panorama-communes-nouvellestome-2/41375

* 10 Dir. Vincent Adoumié, Nouvelle géographie de la France, Hachette 2022, p.43.

* 11 Selon les données de l'Observatoire du littoral.

* 12  https://agreste.agriculture.gouv.fr/agreste-web/disaron/GraFra2022Integral/detail/

* 13  https://www.insee.fr/fr/statistiques/4806684

* 14  https://www.insee.fr/fr/statistiques/4806694

* 15  https://www.insee.fr/fr/statistiques/4171583

* 16 L'économiste Saskia Sassen estime toutefois que la qualification de ville globale ne peut s'appliquer qu'aux trois premières citées.

* 17  https://www.insee.fr/fr/statistiques/2011101?geo=COM-56260

* 18  https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20220926/pro_2022_09_29.html

* 19 Les disparités socioprofessionnelles des territoires, Jean-Marc Zaninetti dans Populations, peuplements et territoires en France, sous la direction de Gérard-François Dumont, Armand Colin, 2022.

* 20  https://www.insee.fr/fr/statistiques/5039989?sommaire=5040030

* 21  https://www.data.gouv.fr/fr/reuses/niveau-de-vie-des-francais-la-carte-par-commune/

* 22  https://www.observatoire-des-territoires.gouv.fr/sites/default/files/2020-04/ot_rapport_2018.pdf

* 23  https://www.ccomptes.fr/fr/publications/levaluation-de-lattractivite-des-quartiers-prioritaires

* 24 Revue Regards croisées sur l'économie n°28 (2021) - Villes : l'attractivité à quel prix.