D. UNE HIÉRARCHISATION INSUFFISANTE DES EFFORTS DE SÉCURISATION DE L'APPROVISIONNEMENT

1. Les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur : une catégorie utile mais très large

· Définis dans le code de la santé publique depuis la loi de 2016155(*), les MITM regroupent les spécialités pour lesquelles une interruption de traitement est susceptible de mettre en jeu le pronostic vital des patients à court ou moyen terme ou d'entraîner une perte de chance importante156(*).

L'identification des MITM relève de la responsabilité des laboratoires titulaires de l'AMM ou exploitant la spécialité, en application des critères fixés par la loi.

Si une telle solution a pu paraître présenter l'avantage de l'efficacité, elle dispense toutefois pouvoirs publics et professionnels de santé d'une nécessaire identification des traitements qui, parmi les MITM, sont les plus indispensables à la prise en charge des patients.

Jean-Paul Tillement, membre de l'Académie de médecine, a souligné, lors de son audition par la commission d'enquête, la difficulté de l'exercice : « Qu'est-ce qui est véritablement indispensable ? Pouvons-nous aujourd'hui dresser une liste ? C'est extrêmement difficile ! Lorsque nous avons travaillé sur les MITM, nous avons demandé aux industriels lesquels de leurs produits pouvaient être concernés. Vous imaginez quelle fut leur réponse, mais c'était aussi une manière de leur “confier le bébé”, de faire reposer tous les enjeux d'intendance sur eux. »157(*)

· Un arrêté publié en juillet 2016158(*) a précisé la loi en fixant la liste des classes thérapeutiques contenant des MITM. Celle-ci apparaît particulièrement étendue : la liste couvre les quatorze groupes généraux de la classification dite « ATC » (Anatomical Therapeutic Chemical) de l'Organisation mondiale de la santé et distingue, en leur sein, plus de 180 classes médicamenteuses de troisième niveau comprenant des MITM.

La catégorie apparaît, à cet égard, particulièrement large : selon l'ANSM, 6 000 spécialités environ répondraient à la définition des MITM, soit près de la moitié des spécialités commercialisées en France159(*). Elle ne permet pas de concentrer les efforts des pouvoirs publics ou des industriels sur les spécialités les plus indispensables ou présentant les risques de pénurie les plus importants.

Lors de son audition, le sous-directeur des industries de santé, des biens de consommation et de l'agroalimentaire à la direction générale des entreprises (DGE) a souligné cet enjeu en confirmant qu'« Il est nécessaire de disposer d'une liste plus restreinte que celle des MITM, qui compte quelque 6 000 molécules, pour concentrer nos efforts et maximiser les effets de nos actions en termes de souveraineté sanitaire et industrielle. »160(*)

· Pour autant, la majorité des personnes auditionnées a souligné l'utilité de la catégorie, permettant de renforcer le suivi de l'approvisionnement et les obligations des industriels en matière de prévention comme de gestion de ruptures sur un large nombre de médicaments dont l'intérêt thérapeutique important est avéré.

Le ministère de la santé et de la prévention, interrogé par la commission d'enquête, fait ainsi valoir que « les MITM permettent de fixer un cadre d'obligation pour les industriels [...] associé à des sanctions si celles-ci ne sont pas respectées. Les associations de patients et les prescripteurs ont plutôt une approche critique sur l'insuffisante couverture des MITM dans certains cas, et demandent régulièrement la requalification de médicaments en MITM. »161(*) Ces demandes ont pu viser, par exemple, le paracétamol en forme pédiatrique.

Si l'ensemble des exploitants sont, en principe, tenus d'assurer « un approvisionnement approprié et continu du marché national »162(*), la classification des MITM emporte des obligations renforcées. Figurent parmi elles :

- l'obligation d'élaborer et, le cas échéant, mettre en oeuvre des PGP163(*) ;

- l'obligation d'informer l'ANSM, dès que l'exploitant en a connaissance, de tout risque de rupture de stock ou de toute rupture de stock164(*) ;

- l'obligation, en cas de rupture ou risque de rupture, de prendre les mesures d'accompagnement et d'information des professionnels de santé, ainsi que les mesures permettant l'information des patients, notamment par l'intermédiaire des associations de patients165(*) ;

- l'obligation de constituer un stock de sécurité renforcé, devant couvrir en principe au moins deux mois des besoins en médicament166(*) ;

- l'obligation, enfin, de déclarer, au moins un an en avance, la suspension ou la cessation de la commercialisation du médicament ou tout fait susceptible de l'entraîner167(*).

2. Parmi les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, une faible hiérarchisation des enjeux
a) Une catégorie comprenant des médicaments d'inégale criticité thérapeutique

Utile pour imposer un socle commun d'obligations renforcées aux industriels, la catégorie des MITM n'en est pas moins hétérogène, y compris en matière de criticité thérapeutique.

À cet égard, il faut relever que ne figure pas parmi les critères légaux de définition des MITM l'existence, ou non, de médicaments de substitution susceptibles de constituer une alternative thérapeutique crédible dans la prise en charge du patient. Si le critère de la « perte de chance » peut permettre d'intégrer ce type d'analyses à l'identification des MITM, sa portée demeure imprécise et, pour les industriels, soumise à interprétation.

Le rapport relatif aux pénuries de médicaments essentiels remis par Jacques Biot au Premier ministre, en juin 2020, fait état de cette difficulté en indiquant qu'« il ressort des échanges une interprétation possiblement variable de ces critères réglementaires et des lignes directrices données par l'ANSM, que les récents épisodes de tension sur les corticoïdes ont permis de mettre en avant : l'ANSM indique avoir relevé à cette occasion des différences significatives dans les choix de classement en MITM - tenant par exemple à la prise en compte, plus ou moins systématique selon les fabricants, de l'existence d'une alternative thérapeutique »168(*).

b) Des dispositifs de prévention et de gestion des ruptures faiblement hiérarchisés

Malgré cette évidente inégalité de situation entre les 6 000 spécialités que compte la catégorie, les dispositifs de lutte contre les pénuries existants ne permettent que très peu de hiérarchiser les efforts en fonction de la criticité du MITM concerné.

· En matière de stocks de sécurité, le décret de mars 2021 a fixé le seuil nécessaire à deux mois de couverture des besoins pour les MITM, mais a prévu deux exceptions susceptibles de permettre, sur décision de la directrice générale ou du directeur général de l'ANSM, de tenir compte de l'hétérogénéité des situations rencontrées :

- d'une part, en réduisant le stock nécessaire lorsque le seuil de deux mois est incompatible avec la durée de conservation de la spécialité, lorsque la production de la spécialité est personnalisée ou fait intervenir des produits d'origine humaine, lorsque la spécialité est un gaz ou du fait de la saisonnalité des besoins ;

- d'autre part, en augmentant le stock nécessaire dans la limite de quatre mois de couverture des besoins, lorsque le MITM fait l'objet de ruptures ou risques de ruptures réguliers169(*).

Toutefois, d'après les données transmises par l'ANSM, ces exceptions demeurent marginales et représentent, ensemble, moins de 10 % des MITM identifiés170(*), se répartissant entre 6 % de stocks augmentés et 2 % de stocks réduits.

· Par ailleurs, le code de la santé publique prévoit également, depuis la loi « Santé » de 2019171(*), la possibilité pour la directrice générale de l'ANSM, dans les seuls cas de rupture d'un MITM pour lequel la situation présente pour les patientes et les patients un risque grave et immédiat, et lorsque ni les alternatives médicamenteuses éventuellement disponibles, ni les mesures proposées par l'entreprise ne permettent de couvrir les besoins, de faire procéder par l'entreprise pharmaceutique défaillante à l'importation, à ses frais, de toute alternative médicamenteuse à proportion de sa part dans la couverture des besoins172(*).

Toutefois, une telle décision n'a été prise par l'ANSM qu'à 45 reprises en 2021 et 31 reprises en 2022173(*). L'importation d'une alternative médicamenteuse représente, ainsi, moins de 2,5 % des mesures prises en réponse à une situation de tension sur l'approvisionnement d'un médicament.

· Enfin, bien que les lignes directrices relatives publiées par l'ANSM invitent les exploitants à proportionner « le degré d'effort, de formalisation et de documentation de chaque PGP [...] au niveau de risque considéré »174(*), cette hiérarchisation demeure largement à la main de l'exploitant et ne remet pas en cause le nombre ni la nature des informations attendues dans le PGP devant être transmis à l'ANSM chaque année (l'analyse détaillée d'un échantillon de plans de gestion de pénuries figure en deuxième partie).


* 155 Article L. 5111-4 du code de la santé publique.

* 156 Article L. 5111-4 du code de la santé publique.

* 157 Audition de MM. Jean-Paul Tillement, membre de l'Académie nationale de médecine, Yves Juillet, membre de l'Académie nationale de médecine, Mme Claire Siret, présidente de la section santé publique du Conseil national de l'ordre des médecins, et M. Patrick Léglise, délégué général de l'Intersyndicat national des praticiens d'exercice hospitalier et hospitalo-universitaire, le mardi 11 avril 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230410/ce_penurie.html#toc2

* 158 Arrêté du 27 juillet 2016 fixant la liste des classes thérapeutiques contenant des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur mentionnés à l'article L. 5121-31 du code de la santé publique.

* 159 Réponses de l'ANSM au questionnaire de la commission d'enquête.

* 160 Audition de M. Michel Rao, sous-directeur des industries de santé, des biens de consommation et de l'agroalimentaire à la direction générale des entreprises, le 4 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230501/ce_penurie.html#toc11

* 161 Réponses de la DGS au questionnaire adressé par la commission d'enquête.

* 162 Article L. 5121-29 du code de la santé publique.

* 163 Article L. 5121-31 du code de la santé publique.

* 164 Article L. 5121-32 du code de la santé publique.

* 165 Article L. 5121-32 du code de la santé publique.

* 166 Articles L. 5121-29 et R. 5124-49-4 du code de la santé publique.

* 167 Article L. 5124-6 du code de la santé publique.

* 168 Jacques Biot, Mission stratégique visant à réduire les pénuries de médicaments essentiels. Rapport au Premier ministre, 18 juin 2020, p. 29.

* 169 R. 5124-49-4 du code de la santé publique.

* 170 Réponses de l'ANSM au questionnaire de la commission d'enquête. Les stocks de sécurité ont été portés à quatre mois pour 422 spécialités et réduits pour une centaine d'autres.

* 171 Article 48 de la loi n° 2019-1446 du 24 décembre 2019 précitée.

* 172 Article L. 5121-33 du code de la santé publique.

* 173 Données publiées par l'ANSM au titre de 2021 et 2022.

* 174 Décision du 21 juillet 2021 de la directrice générale de l'ANSM précitée, p. 2.

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