N° 828

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2022-2023

Rapport remis à M. le Président du Sénat le 4 juillet 2023

Enregistré à la Présidence du Sénat le 4 juillet 2023

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission d'enquête (1) sur la pénurie de médicaments
et les
choix de l'industrie pharmaceutique française,

Présidente
Mme Sonia de LA PROVÔTÉ,

Rapporteure
Mme Laurence COHEN,

Sénatrices

Tome II - Comptes rendus

(1) Cette commission est composée de : Mme Sonia de La Provôté, présidente ; Mme Laurence Cohen, rapporteure ; M. Bruno Belin, Mmes Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Harribey, Annick Jacquemet, Patricia Schillinger, Véronique Guillotin, Mélanie Vogel, Vanina Paoli-Gagin, vice-présidents ; M. Alain Houpert, Mme Émilienne Poumirol, secrétaires ; M. Hussein Bourgi, Mmes Pascale Gruny, Corinne Imbert, MM. Christian Klinger, Alain Milon, Jean-Pierre Moga, Mme Laurence Muller-Bronn.

TRAVAUX
DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE

I. COMPTE RENDU DE LA RÉUNION CONSTITUTIVE

(mercredi 1er février 2023)

M. Jean-Pierre Moga, président. - En ma qualité de président d'âge, il me revient d'ouvrir la première réunion de la commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française. Je vous rappelle que cette commission d'enquête a été créée sur l'initiative du groupe communiste républicain citoyen et écologiste (CRCE), en application du droit de tirage reconnu aux groupes politiques par l'article 6 bis du Règlement du Sénat.

Nous devons tout d'abord procéder à la désignation du président de la commission d'enquête. Je vous rappelle que, en application du deuxième alinéa de l'article 6 bis du Règlement du Sénat, « la fonction de président ou de rapporteur est attribuée au membre d'un groupe minoritaire ou d'opposition, le groupe à l'origine de la demande de création obtenant de droit, s'il le demande, que la fonction de président ou de rapporteur revienne à l'un de ses membres ».

Pour les fonctions de président, j'ai reçu la candidature de Mme Sonia de La Provôté, du groupe Union Centriste.

La commission d'enquête procède à la désignation de sa présidente, Mme Sonia de La Provôté.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. Je vous remercie, mes chers collègues, de m'avoir confié la présidence de cette commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française, un vaste sujet.

La pandémie a révélé toutes les fragilités de notre modèle économique, tout particulièrement dans le domaine du médicament et des dispositifs médicaux. La guerre en Ukraine a fait naître de nouvelles difficultés inattendues, liées, par exemple, à la production de matières premières telles que le verre, le carton et l'aluminium, nécessaires à la finalisation de la production de médicaments.

Selon une étude récente, 31 % des Français ont affirmé s'être heurtés à une rupture d'approvisionnement en médicaments, et on constate également que la mise à disposition d'un médicament est parfois repoussée de quelques semaines.

Notre sujet est d'actualité, d'autant que nous venons de traverser une triple épidémie - la grippe, le nouveau variant de la covid-19 et la bronchiolite -, qui a mis en évidence que des médicaments d'usage courant, comme des antibiotiques ou des antalgiques, venaient à manquer.

Aussi, je salue l'initiative du groupe CRCE de nous donner l'occasion d'étudier les causes profondes de cette situation en vue de trouver les moyens d'y remédier.

Nous poursuivons la constitution du Bureau de la commission d'enquête.

Nous procédons, dans un premier temps, à la désignation du rapporteur.

J'ai reçu la candidature de Mme Laurence Cohen, du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.

La commission d'enquête procède à la désignation de sa rapporteure, Mme Laurence Cohen.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous félicite, madame la rapporteure. Nous avons toutes les deux participé à la mission d'information sur la pénurie de médicaments et de vaccins qui a eu lieu en 2018.

Nous procédons, dans un second temps, à la désignation des vice-présidents et des secrétaires.

Compte tenu des désignations de la présidente et de la rapporteure qui viennent d'avoir lieu, la répartition des postes de vice-président et de secrétaire est la suivante : pour le groupe Les Républicains, deux vice-présidents et un secrétaire ; pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, un vice-président et un secrétaire ; pour le groupe Union Centriste, un vice-président ; pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, un vice-président ; pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, un vice-président ; pour le groupe les Indépendants - République et Territoires, un vice-président ; pour le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires, un vice-président.

Pour les fonctions de vice-président, j'ai reçu les candidatures suivantes : pour le groupe Les Républicains, M. Bruno Belin et Mme Alexandra Borchio-Fontimp ; pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, Mme Laurence Harribey ; pour le groupe Union Centriste, Mme Annick Jacquemet ; pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, Mme Patricia Schillinger ; pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, Mme Véronique Guillotin ; pour le groupe les Indépendants - République et Territoires, Mme Vanina Paoli-Gagin ; pour le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires, Mme Mélanie Vogel.

Pour les fonctions de secrétaire, j'ai reçu les candidatures suivantes : pour le groupe Les Républicains, M. Alain Houpert ; pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, Mme Émilienne Poumirol.

La commission d'enquête procède à la désignation des autres membres de son Bureau : M. Bruno Belin, Mmes Alexandra Borchio-Fontimp, Laurence Harribey, Annick Jacquemet, Patricia Schillinger, Véronique Guillotin, Vanina Paoli-Gagin, Mélanie Vogel, vice-présidents ; M. Alain Houpert et Mme Émilienne Poumirol, secrétaires.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Avant d'entrer dans le vif du sujet, permettez-moi de vous rappeler brièvement les règles spécifiques qui s'appliquent au fonctionnement des commissions d'enquête.

Nous sommes tout d'abord tenus à un délai impératif de six mois pour rendre nos travaux. La prise d'effet de la création de la commission d'enquête ayant eu lieu le 24 janvier, elle prendra fin le 24 juillet au plus tard.

Nous disposons de pouvoirs de contrôle renforcés, tel que celui d'auditionner toute personne dont nous souhaiterions recueillir le témoignage. En outre, la loi prévoit que « les rapporteurs des commissions d'enquête exercent leur mission sur pièces et sur place. Tous les renseignements de nature à faciliter cette mission doivent leur être fournis. Ils sont habilités à se faire communiquer tous documents de service, à l'exception de ceux revêtant un caractère secret et concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l'État, et sous réserve du respect du principe de la séparation de l'autorité judiciaire et des autres pouvoirs ».

Par ailleurs, les auditions des commissions d'enquête sont en principe publiques. Je vous propose donc que toutes les réunions de notre commission fassent l'objet d'une captation audiovisuelle, à l'exception, bien évidemment, de celles pour lesquelles nous déciderions d'appliquer le secret.

Enfin, les personnes appelées à témoigner devant la commission d'enquête sont tenues de prêter serment, ce qui n'empêche pas d'organiser des auditions de la rapporteure ouvertes à tous les membres de la commission, mais selon une procédure plus légère, puisque sans prestation de serment.

Par ailleurs, tous les travaux non publics de la commission d'enquête, autres que les auditions publiques et la composition du Bureau de la commission, sont soumis à la règle du secret pour une durée de vingt-cinq ans.

J'appelle donc chacun d'entre nous à la plus grande discrétion sur ceux de nos travaux qui ne seront pas rendus publics.

Le non-respect du secret est puni des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal soit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. En outre, l'article 100 du Règlement du Sénat prévoit que « tout membre d'une commission d'enquête qui ne respectera pas les dispositions du paragraphe IV de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relatives aux travaux non publics d'une commission d'enquête pourra être exclu de la commission par décision du Sénat prise sans débat sur le rapport de la commission après avoir entendu l'intéressé » et que cette exclusion « entraînera pour le sénateur qui est l'objet d'une telle décision l'incapacité de faire partie, pour la durée de son mandat, de toute commission d'enquête ».

Avant de donner la parole à notre rapporteure, je vous indique que nous devons clore notre réunion à 14 h 25 au plus tard, car le Sénat entend le président de la Rada d'Ukraine à 14 h 30.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - En dix ans, la pénurie de médicaments a véritablement explosé, le nombre de ruptures d'approvisionnement a été multiplié par 20 ou 30, touchant les médicaments basiques comme le paracétamol, mais aussi les antibiotiques. L'opinion publique s'est particulièrement émue de la pénurie d'amoxicilline, les enfants étant les premiers concernés. Hier, la Ligue contre le cancer a alerté sur la pénurie de médicaments anticancéreux, pointant l'aggravation des inégalités et rappelant que cela a un impact sur la survie des patients à cinq ans. Il s'agit donc d'un sujet d'actualité très grave pour le suivi des patients.

Après la pandémie de la covid, nous sommes confrontés à une prise de conscience généralisée des dysfonctionnements qui existent dans notre pays. Aussi, au-delà des bilans à dresser, il nous faut essayer de trouver des solutions pour remédier à cette situation. Quelle que soit notre appartenance politique, nous avons tous, me semble-t-il, la volonté de cheminer ensemble. Pour ma part, je m'efforcerai de faire en sorte qu'il en soit ainsi afin que notre rapport soit utile.

Nous allons bien sûr nous inspirer des nombreux rapports commis par le Sénat et l'Assemblée nationale ainsi que par l'Union européenne. Mais nous avons besoin de vos contributions, de vos propositions.

Je vous propose d'auditionner bien évidemment le ministre de la santé, mais aussi des institutionnels, tels que la Direction générale de la santé (DGS), l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), le Comité économique des produits de santé (CEPS), ainsi que les autres acteurs de la politique du médicament, tels que l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament (OTMeds), ou encore des médecins, des pharmaciens, des syndicalistes - ma liste n'est pas exhaustive. Je l'ai dit, il importe d'abord de dresser un bilan.

En France, l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) peut s'appuyer sur l'Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps) en matière de produits de santé. Au moment de la rupture d'approvisionnement, nous avons observé que cette agence était elle aussi concernée. Il sera donc intéressant de recueillir le point de vue de ses dirigeants pour en comprendre les raisons. Ont-ils moins de moyens ? Est-ce dû à la désindustrialisation ? Car nous devons aussi explorer le champ de l'industrie, en auditionnant les ministres concernés.

Nous pourrons aussi faire des déplacements ; je pense aux groupes pharmaceutiques Sanofi et Servier, mais nous sommes ouverts à toutes vos propositions.

Par ailleurs, il serait intéressant de voir ce qui se passe hors de l'Hexagone. Tous les pays semblent connaître les mêmes problématiques, ce qui n'est pas étonnant puisque c'est la même logique qui préside aux politiques de santé publique. Vous le savez, 80 % de la production des principes actifs pharmaceutiques sont produits en Chine et en Inde. En décembre 2022, la Chine a stoppé l'exportation de l'ibuprofène lorsque l'épidémie de covid y a explosé ; nous en mesurons encore les conséquences.

Nous organiserons par téléconférence des échanges avec la fondation Oswaldo-Cruz ou le ministre brésilien de la santé, avec l'Inde ou encore le Canada ou les États-Unis pour connaître leurs pratiques. Nous pouvons nous déplacer en Suisse, qui conduit des expériences intéressantes, ainsi qu'à Bruxelles.

La Première ministre a mis en place, le 26 janvier dernier, une mission interministérielle sur la régulation et le financement des produits de santé. Elle formulera ses premières recommandations d'ici à trois mois. Je pense, en toute humilité, que la création de notre commission d'enquête a contribué à cette prise de décision, de même que le très fort mécontentement de l'opinion publique, repris dans tous les journaux. On ne compte plus les articles publiés sur les pénuries de médicaments ; il y a quelques semaines, par exemple, le magazine Marianne a publié un dossier complet très intéressant sur ce sujet.

Cette mission interministérielle doit être vue comme un travail complémentaire du nôtre. Ne nous interdisons rien !

Mme Pascale Gruny. - Je vous remercie de la création de cette commission d'enquête, qui revêt une importance particulière.

Laurence Harribey et moi-même sommes rapporteurs, au sein de la commission des affaires européennes, sur l'Europe de la santé. Nous avons déjà commis plusieurs rapports d'information sur le médicament. À ce titre, nous vous ferons des propositions d'auditions.

Avant Noël, nous avons rencontré un groupement d'entreprises de taille TPE-PME ; l'une d'entre elles a indiqué qu'elle préférait vendre ses produits à l'étranger plutôt qu'en France compte tenu de la clause de sauvegarde. De même, avec l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), la Chine et l'Inde ne veulent plus vendre de médicaments à la France à cause de leur prix. Nous devons inclure cette dimension dans le champ de notre réflexion.

Mme Laurence Harribey. - Je remercie le groupe CRCE de cette initiative. Je pense également que les récents travaux du Sénat ne sont pas pour rien dans la création de la mission interministérielle.

Je vous recommande de consulter le rapport d'information sur l'Europe du médicament que nous avons publié en octobre dernier. Il convient en effet de nous intéresser à la problématique européenne. Certes, les États membres ont leur propre politique de santé publique - l'Union européenne n'a pas de compétence en matière de sécurité sociale -, mais le marché européen du médicament est largement mondialisé. Cette situation explique en grande partie la pénurie de médicaments.

Le marché est également très fragmenté, les grands groupes ont une logique de mondialisation, tandis que les PME sont en grande difficulté. La structuration du marché est l'un des éléments à examiner.

Je rejoins Pascale Gruny : prenons en considération les travaux de la commission des affaires européennes. Nous travaillons actuellement sur les données de santé et l'Europe du médicament. L'Europe doit être un volet important de notre réflexion.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous avons envisagé un déplacement à Bruxelles. La commission européenne a d'ailleurs engagé une réflexion sur la pénurie du médicament.

Mme Patricia Schillinger. - Il conviendrait d'inscrire les délocalisations du secteur pharmaceutique dans une perspective historique afin d'en étudier les causes et les modalités. Dans le Haut-Rhin, où ce secteur est historiquement important, j'ai assisté à ce phénomène, lié à la réglementation Seveso, à l'effet des 35 heures, à la concurrence internationale. En outre, les chercheurs ont tendance à s'expatrier là où ils sont mieux rémunérés. C'est pénalisant pour l'installation de l'industrie dans notre territoire et pour la formation.

Mme Vanina Paoli-Gagin. - Je veux rappeler les travaux de la Haute Assemblée sur ce sujet. Je pense notamment au rapport d'information de mon collègue Jean-Pierre Decool, de même que celui que j'ai rédigé l'année dernière sur la recherche et l'innovation, qui m'a conduite à interroger des acteurs du secteur de la santé, notamment Stéphane Bancel, président-directeur général de Moderna, qui a produit l'un des vaccins à ARN messager contre la covid.

Par ailleurs, étudierez-vous la production des nouvelles molécules et les contraintes pesant sur les homologations, qui représentent un coût important par rapport à l'Amérique du Nord et à l'Asie ? Cette question me semble centrale.

M. Bruno Belin. - Je souhaite suggérer quelques auditions. L'Académie nationale de pharmacie fait des propositions concrètes sur ce sujet ; le prix des médicaments a un impact pour les répartiteurs, il faut entendre la chambre syndicale de la répartition pharmaceutique ; enfin, les laboratoires de biologie médicale manquent de réactifs pour faire leurs diagnostics préalables à la mise en route de traitements.

Enfin, pouvez-vous nous en dire plus sur l'agenda de la commission ?

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Nous souhaitons toutes les deux porter une attention particulière au prix des médicaments et à l'absence de transparence, deux faces du même problème. On nous dit, d'un côté, que les prix des médicaments ne sont pas assez élevés et, de l'autre, que le prix des traitements innovants est exorbitant. Nous n'avons donc pas intérêt à intervenir sur un seul aspect, ce serait trop dangereux. Il faut étudier les choses dans leur ensemble.

En matière de traitements innovants, mon attention a été appelée sur le sujet de l'immunothérapie et des cellules CAR-T. Il semble qu'un traitement soit développé par l'Ageps, pour un prix de l'ordre de 30 000 euros, alors que le même traitement acheté auprès d'un fournisseur extérieur coûterait 200 000 euros environ, entraînant, en outre, une dépense d'un milliard d'euros pour l'AP-HP. Il faudra faire toute la lumière sur cette situation.

Par ailleurs, le marché est très fractionné ; on a tendance à confondre grands groupes et PME, alors que les petites structures souffrent, voire disparaissent. Nous y serons attentifs.

S'agissant du calendrier de nos travaux, nous ferons au mieux, car chacun de nous sera également occupé par l'examen de la réforme des retraites, qui commence début mars : la commission des affaires sociales devrait examiner le texte les 1er et 2 mars, avant l'examen en séance publique pendant toute la semaine du 6 mars. Il sera difficile de mener des auditions pendant cette période. En outre, les travaux en séance publique sont suspendus pendant une semaine en février et deux en avril. Nous n'organiserons donc pas d'audition pendant la semaine du 20 au 25 février.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous commencerons nos travaux la semaine prochaine. Nous les concentrerons principalement le jeudi en fin de matinée et en début d'après-midi. Nous organiserons le plus possible des tables rondes, afin d'avoir des échanges, de confronter les points de vue.

Les auditions de la rapporteure, ouvertes à tous les membres de la commission d'enquête, auront lieu plutôt en visioconférence les lundis et vendredis, mais nous tiendrons régulièrement des réunions plénières, pour faire vivre la controverse. Nous tâcherons de concentrer nos travaux sur les points sur lesquels les autres rapports sont silencieux.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je n'ai rien contre les auditions rapporteure, mais elles sont moins intéressantes, notamment parce qu'elles ne donnent pas lieu à une prestation de serment.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Le cas échéant, nous pourrons aussi nous réunir en début d'après-midi les mardis et mercredis.

Mme Corinne Imbert. - Je reviens sur la question du prix des médicaments. Au moment où les médicaments génériques ont été instaurés, les médecins, les vétérinaires, les pharmaciens et les biologistes avaient objecté que leur utilisation saperait le financement de la recherche. En effet, les recettes tirées des produits matures permettaient de financer la recherche, qui a un coût élevé et croissant.

J'avais posé cette question à l'ancien directeur de la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) et il n'avait pas su répondre, car il ne voyait la politique d'encouragement des génériques que du point de vue des économies qu'elle produit pour l'assurance maladie, sans voir que ces économies ont représenté un moindre financement de la recherche. Par conséquent, les laboratoires se rémunèrent non plus sur les produits matures, mais sur les produits nouveaux, d'où des médicaments innovants hors de prix. Ce n'est peut-être pas le coeur du sujet, mais c'est peut-être un aspect de la question. La conséquence de l'explosion de la demande mondiale conjuguée à notre politique de prix bas, c'est que nous sommes les derniers servis.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Le prix des produits de santé reflète aussi le coût de la recherche. D'ailleurs, la recherche sur les vaccins américains était massivement financée par des fonds publics.

J'indique par ailleurs que nous devons avoir terminé nos travaux le 24 juillet au plus tard.

Mme Patricia Schillinger. - Ne risquons-nous pas d'être inaudibles à une telle période, pendant les congés ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous pouvons faire en sorte qu'il soit publié avant la mi-juillet.

M. Bruno Belin. - Les prix trop bas ont eu un impact sur la recherche, mais aussi sur la répartition, qui s'écroule - les répartiteurs sont d'ailleurs les seuls professionnels à être assujettis à une obligation de livraison -, ainsi que sur le chiffre d'affaires des officines. Tout cela est une chaîne.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous nous retrouverons le jeudi 9 février après-midi pour nos premières auditions.

II. COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

Audition de Mme Dominique Le Guludec,
présidente de la Haute Autorité de santé

(jeudi 9 février 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous commençons les travaux de notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française - car les deux sujets sont liés. Pour cette première audition, nous recevons la professeure Dominique Le Guludec, présidente de la Haute Autorité de santé (HAS), accompagnée de Mme Fabienne Bartoli, directrice générale de la HAS, que je remercie de s'être mobilisées dans un délai très bref.

Si la HAS n'est pas directement responsable du suivi ni de la gestion des pénuries, elle est chargée d'évaluer le service attendu des médicaments et d'émettre des avis sur leurs conditions de prescription ou d'utilisation. Au-delà, la HAS contribue à l'évaluation de la qualité de la prise en charge sanitaire de la population par le système de santé.

C'est pourquoi il nous semblait intéressant de vous auditionner dès aujourd'hui, pour entendre d'emblée une analyse des conséquences des pénuries sur la prise en charge des patients, car il s'agit bien d'une question de santé publique.

La HAS émet aussi des recommandations de bonnes pratiques à destination des professionnels de santé et certifie les hôpitaux : sans doute pourrez-vous nous éclairer également sur la manière dont les difficultés d'approvisionnement affectent les stratégies thérapeutiques et, plus largement, le travail des professionnels de santé. Nous vous interrogerons sur la meilleure manière de les accompagner.

Nous souhaiterions, madame la présidente, que vous puissiez formuler dans une brève présentation introductive vos principaux constats sur la situation actuelle et sur le rôle que la HAS peut être amenée à jouer dans la prévention des pénuries ou les réponses à y apporter - d'autant que les pénuries de médicaments ne sont pas un phénomène récent.

Avant de vous passer la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, et je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Dominique Le Guludec et Fabienne Bartoli prêtent serment.

Mme Dominique Le Guludec, présidente de la Haute Autorité de santé. - Merci pour votre invitation. Vous mentionnez à raison que les pénuries de médicaments ne datent pas d'aujourd'hui : j'ai déjà été auditionnée sur le sujet en 2018 par la commission des affaires sociales du Sénat ; le problème n'est donc pas récent et il s'aggrave, les pénuries de médicaments sont de plus en plus récurrentes, c'est une préoccupation majeure quand la pénurie concerne le traitement de maladies graves ou encore nos enfants. Ces pénuries posent des problèmes de santé pour les patients et de santé publique, elles représentent aussi un gaspillage de temps médical, dont chacun sait combien il est précieux.

La HAS n'a pas de compétence définie dans la gestion des pénuries, qu'il s'agisse de vaccins ou de médicaments, nous n'avons donc pas de vision fine, chiffrée, sur ces phénomènes. Cependant, nous intervenons dans des situations particulières de pénurie. Étant en charge de la politique vaccinale, lorsqu'il y a une situation de pénurie, nous proposons d'ajuster la stratégie vaccinale, en priorisant des populations et en modifiant le schéma vaccinal. C'est ce que nous avons fait lors de la crise de la covid, où la pénurie tenait à ce que les vaccins arrivaient lentement par rapport aux besoins ; nous l'avons fait également en 2018 lorsque les tensions d'approvisionnement en vaccins contre les infections à pneumocoque avaient conduit le directeur général de la santé à nous saisir pour établir un schéma vaccinal transitoire qui garantisse l'accès au vaccin pour les populations que nous identifions comme prioritaires. Nous avions alors déploré les difficultés d'accès à ce vaccin et leurs conséquences sur la couverture vaccinale. Nous avons encore eu à définir des publics prioritaires pour la vaccination contre le virus de la covid-19, au fil de l'eau, en fonction du nombre de doses de vaccins dont notre pays disposait.

Nous intervenons aussi face au risque de pénurie de médicaments, mais de façon marginale par rapport à l'Agence nationale de sûreté du médicament (ANSM). Je pense par exemple à la pénurie de technétium 99m (99mTc), principal élément radioactif utilisé en médecine nucléaire pour la réalisation de scintigraphies, qui était apparue en 2016. L'ANSM devait prioriser les populations et elle nous avait saisis sur l'usage d'alternatives au technétium pour les femmes enceintes quand il y avait une suspicion d'embolie pulmonaire : certains produits alternatifs pouvant être plus irradiants, il fallait un examen spécifique et préciser les bonnes conduites.

En dehors de ces saisines ponctuelles, pendant la crise sanitaire, pour aider les professionnels gênés dans leur pratique, nous avons fait, ce que nous avons appelé des réponses ou recommandations rapides. Elles ne suivent pas, faute de temps, la procédure scientifique habituelle des recommandations de la HAS, sont faites avec des professionnels et des patients, avec la même rigueur et dans les mêmes conditions déontologiques.

Nous avons ainsi eu à nous prononcer sur l'usage parcimonieux du midazolam, utilisé pour la prise en charge de l'anxiolyse en réanimation et pour la sédation en soins palliatifs, ceci au moment où la crise sanitaire faisait augmenter très fortement les besoins, au risque d'une pénurie.

Dernier exemple, la HAS met à disposition des éditeurs de logiciels de soins ou de bases de données sur les médicaments, la liste des systèmes d'aide à la décision indexée par médicaments (SAM) référencés, en vue de leur intégration dans les logiciels d'aide à la prescription (LAP) et de dispensation (LAD). Les SAM, que les pharmaciens connaissent bien, permettent qu'au moment de la prescription ou de la dispensation, un message d'information se déclenche en fonction du médicament prescrit et du contexte clinique ou physiologique du patient - informant le professionnel des risques liés au mésusage du médicament. En cas de pénurie, nous communiquons aux éditeurs de ces logiciels des informations supplémentaires à insérer, pour alerter les professionnels sur le bon usage du médicament et sur les alternatives. Nous l'avons fait par exemple pour l'Amoxicilline, pour encourager les alternatives et faire respecter les durées de traitement. Ces pop-up sont très utiles, mais leur efficacité dépend de la rapidité avec laquelle les éditeurs de ces logiciels les insèrent - nous publions du contenu mais sa diffusion n'est pas dans nos mains, il y a probablement des progrès à faire de ce côté-là.

Il existe plusieurs situations de pénurie. Elle peut être conjoncturelle, en venant d'une demande qui augmente tout à coup très fortement, ou bien lorsqu'un segment de la chaîne de production connaît un problème subit, comme il y en a, et ce n'est pas rare, dans la production de certains vaccins qui utilisent le vivant. La pénurie conjoncturelle ne tient pas, dans ces deux cas, à la volonté ni aux stratégies des laboratoires pharmaceutiques. Autre chose est le cas de la pénurie d'un médicament ou d'un vaccin qui résulte du désintérêt de l'industriel pour ce médicament ou ce vaccin anciens, qu'il considère peu rémunérateurs, alors qu'ils comptent beaucoup dans la stratégie vaccinale ou de soins. Enfin, troisième cause de pénurie, les choix commerciaux des laboratoires, qui relèvent de leur stratégie d'entreprise - et qui les fait décider de la répartition géographique de leurs produits en fonction d'un grand nombre de facteurs.

Je n'ai pas de chiffres qui répartissent ces trois facteurs de pénurie, mais on constate que les problèmes liés à la fabrication des produits deviennent de plus en plus fréquents. Une amélioration possible est à rechercher du côté de la collaboration entre États européens, parce que si des problèmes peuvent être résolus par l'ANSM, d'autres se posent en fait à une échelle bien trop large, où une gestion européenne aurait plus de chance d'être efficace. Cette démarche a commencé, avec l'Agence européenne des médicaments (EMA), qui s'est vue confier de nouvelles missions. De même, l'Union européenne s'est dotée d'une nouvelle autorité de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire, appelée à faire des achats groupés, dans certaines circonstances.

Le facteur économique ne peut être exclu des causes d'une pénurie, mais il n'est pas certain qu'une hausse du prix en France suffirait à y remédier, d'abord parce que les laboratoires pharmaceutiques développent des stratégies mondiales, dans lesquelles le marché français représente peu. Quant aux pénuries liées à des problèmes de fabrication, laquelle est souvent très complexe, il nous semble important de les anticiper au mieux, pour disposer le plus rapidement possible de stratégies alternatives et en informer les professionnels et les patients.

Les pénuries de vaccins et de médicaments étant donc multifactorielles, complexes, il ne me semble pas qu'il y ait une solution simple, unique. La HAS n'ayant pas de compétence dédiée à ce sujet, je ne dispose pas de données précises ni synthétiques sur le sujet, je ne suis pas en mesure de vous en présenter un tableau général - et je précise que le rôle de la HAS en la matière reste modeste.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci pour ce propos liminaire. Nous vous avons envoyé un questionnaire précis, peut-être pourrez-vous y répondre par écrit, certaines réponses nécessitant un travail approfondi.

Les pénuries de médicaments et de vaccins ont bien des similitudes et elles ont des causes multiples, nous en sommes bien d'accord. C'est d'autant plus vrai que les chaînes de production, de plus en plus complexes, dépendent d'usines de moins en moins nombreuses - ces chaînes sont donc plus fragiles. Vous mentionnez aussi le désintérêt des industriels pour certains produits qu'ils jugent peu rentables, et le fait qu'une augmentation du prix, qu'on nous dit pourtant être une solution, ne suffirait pas : qu'en est-il plus précisément ? Qui donc établit la rentabilité financière - et que pèse, dans la balance, la réponse aux besoins des populations ? La HAS peut-elle intervenir en la matière ?

Les choix des industriels, ensuite, ont des conséquences plus ou moins importantes sur les pertes de chances des patients : quelle est votre expertise sur ce point ?

Sur la question des stocks, la loi impose un minimum correspondant à deux mois ; or, en visitant un laboratoire, nous avons appris que les stocks étaient purement déclaratifs et qu'il n'y avait manifestement pas de contrôle : qu'en est-il ?

La HAS formule des recommandations sur les bonnes pratiques et sur les alternatives : pour quels médicaments en particulier ? Et quelles places respectives y tiennent les traitements anciens, peu rentables, et les traitements plus récents ?

Enfin, à la lumière de votre expérience, quelles propositions auriez-vous à faire pour améliorer la gestion des pénuries de vaccins et de médicaments ?

Mme Dominique Le Guludec. - Je ne suis pas la bonne personne pour vous renseigner sur la rentabilité d'un produit pour l'industrie pharmaceutique ; en revanche, je peux vous informer sur la façon dont le tarif de remboursement en est fixé, et quelle part y prend la HAS. Les nouveaux médicaments sont très nombreux, je n'ai jamais assisté, depuis quatre décennies, à une telle profusion - et ces médicaments innovants arrivent sur le marché à des prix parfois très élevés. Nous ne fixons pas les prix de marché des nouveaux médicaments, notre rôle consiste, une fois le médicament autorisé sur le marché - par l'ANSM ou l'EMA, d'après la balance bénéfices-risques -, à évaluer le service médical rendu (SMR) par le produit pour en établir le remboursement : c'est le rôle de notre commission de la transparence. Les critères pour évaluer le SMR sont nombreux, et la commission de la transparence conclut à quatre catégories de SMR : nul, faible, modéré ou élevé. Le remboursement tient aussi compte de l'amélioration du service médical rendu (ASMR) : le nouveau produit améliore-t-il la stratégie thérapeutique, est-il utile au patient ? Cette amélioration est évaluée d'après deux facteurs : la quantité d'effet et ce qu'on appelle la qualité de la démonstration apportée par le laboratoire. Or, les innovations étant très nombreuses et l'accès au marché étant accéléré dans certains cas pour une délivrance plus rapide aux patients, - l'EMA délivre des autorisations conditionnelles de mise sur le marché, un an avant la fin de la procédure complète -, le degré d'incertitude augmente, donc l'ASMR varie. Une fois le SMR et l'ASMR déterminés, il reste à fixer le tarif de remboursement, c'est l'objet d'une négociation avec les industriels. Un nouveau médicament sera le plus souvent plus cher qu'un ancien, c'est un facteur à prendre en compte. Faut-il intégrer, parmi les critères, le lieu de fabrication du médicament ou du vaccin ? C'est une décision qui ne relève pas de la HAS...

Mme Fabienne Bartoli, directrice générale de la Haute Autorité de santé. - Nous ne sommes pas dans les comptes des entreprises, mais il se peut que, dans certains cas, lorsque le médicament est ancien et que son tarif est bas, certaines augmentations de coûts ne soient pas prises en compte, mais l'issue relève d'une négociation entre les industriels et le ministère de la santé.

Mme Dominique Le Guludec. - Les pertes de chances liées aux pénuries sont indéniables, par exemple lorsqu'il manque des médicaments anticancéreux qui sont partie entière d'un protocole, quand il manque des anti-infectieux ou des antibiotiques nécessaires, ou encore dans les traitements consécutifs à des greffes, qui ne doivent pas être interrompus. Nous sommes d'ailleurs sollicités pour trouver les alternatives qui limitent les pertes de chance.

La HAS n'étant pas chargée de la surveillance des stocks de médicaments, je ne peux vous répondre sur ce sujet, il faut questionner les Agences régionales de la santé (ARS), qui ont des services d'inspection.

Mme Fabienne Bartoli. - Les ARS disposent en effet de pharmaciens inspecteurs et l'ANSM est chargée de la surveillance de l'ensemble.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, je ne vous ai pas posé cette question parce que j'aurais pensé que la HAS eût des compétences de contrôle des stocks de médicaments, mais plutôt pour faire appel à votre expérience et à votre point de vue personnel : à votre avis, de quel stock aurait-on besoin pour sécuriser notre approvisionnement ? Avez-vous des retours sur les vaccins ?

Mme Dominique Le Guludec. - Le décret du 30 mars 2021 dispose qu'à compter du 1er septembre 2021, les laboratoires pharmaceutiques ont l'obligation de constituer un stock de sécurité minimal de deux mois pour tous les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) destinés aux patients français - et de quatre mois pour les MITM qui ont fait l'objet de ruptures ou de risques de ruptures de stock réguliers dans les deux dernières années. Ce n'est peut-être pas suffisant, mais cela cadre déjà les choses, nous participons à un comité interministériel qui examine s'il faut mieux établir et élargir la liste de ces médicaments. Nous allons examiner également si cette notion de MITM couvre effectivement les médicaments dont une pénurie entrainerait des pertes de chance.

Ces règles concernant les stocks sont-elles bien appliquées ? Il faut y regarder de près, examiner les sanctions et pénalités. Le problème, cependant, tient aussi à ce que les laboratoires étant des multinationales dont l'échelle stratégique est mondiale, ils pourraient choisir de payer des pénalités plutôt que de constituer des stocks pour le marché français, qui demeure assez petit - c'est le même raisonnement que pour l'augmentation du prix des médicaments jugés peu rentables et c'est aussi pourquoi, là encore, une action européenne aurait plus de chance d'aboutir.

Nous travaillons beaucoup sur les bonnes pratiques, en dehors des pénuries - mais encore davantage pour les produits en tension -, nous travaillons avec les professionnels pour trouver des alternatives, et je dirais qu'en France, d'une manière générale, nous avons de gros progrès à faire en particulier sur la prescription. Dans des pays qu'on nous cite souvent en exemple, par exemple l'Allemagne, les contraintes de prescription sont bien plus fortes pour le remboursement - et s'il y a bien une latitude laissée au médecin, parce que la médecine n'est pas une science exacte et que les situations cliniques varient toujours, le médicament n'est pas remboursé en Allemagne quand il est prescrit hors des clous.

Mme Alexandra Borchio Fontimp. - Le cancer est la première cause de décès chez l'homme, la deuxième chez la femme, et il tue 500 enfants chaque année ; or, de 10 à 15 % des médicaments en pénurie sont utilisés contre le cancer, et trois cancérologues sur quatre ont déjà été confrontés à une pénurie de médicaments pour leurs patients. L'ANSM vient d'autoriser les pharmacies à produire de l'Amoxicilline, à titre exceptionnel et temporaire. La Ligue contre le cancer demande la création d'un établissement public du médicament qui travaillerait de manière coordonnée dans le cadre d'une participation publique-privée : pensez-vous qu'un tel établissement améliorerait la gestion des stocks et l'anticipation des pénuries ?

Mme Corinne Imbert. - Vous soulignez que les pénuries gaspillent du temps de médecins, c'est aussi un gâchis de temps pour les pharmaciens...

Savez-vous dans quel délai moyen les éditeurs de logiciels intègrent les pop-up dont vous nous avez parlé ?

Vous nous dites que l'EMA a de nouvelles missions qui aideraient contre les pénuries : lesquelles ?

M. Alain Milon. - Une première observation : je n'ai reçu qu'hier l'invitation à cette audition, c'est un peu court - mais cela tient peut-être au fait que je n'ai pas pu me rendre à notre réunion constitutive...

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Soyez assuré, en tous les cas, que nous sommes très heureux de votre participation...

M. Alain Milon. - Pourvu que ça dure... Deuxième observation, sous forme de question : ne pourrions-nous pas recevoir, avant les auditions, les questions que notre rapporteure envisage de poser, de façon à ce que nous y arrivions plus instruits et mieux à même de poser d'autres questions utiles ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je prends bonne note de cette observation, avec humilité...

M. Alain Milon. - Je continuerai par une proposition. La gestion des pénuries de médicaments n'étant pas dans les compétences de la HAS, je me suis d'abord demandé pourquoi nous la recevions en premier ; puis en vous écoutant, je me demande si nous ne gagnerions pas à vous revoir une fois que nous aurons terminé notre tour d'auditions, quand nous aurons plus d'éléments à discuter avec vous. Je propose également que nous n'entendions pas les agences isolément, mais en présence de représentants de l'industrie pharmaceutique, pour qu'il y ait du contradictoire, un débat véritable dont nous pourrions tirer la substantifique moelle...

Merci d'être venues devant notre commission d'enquête, j'espère vous revoir quand nous serons plus instruits sur les pénuries de médicaments et de vaccins.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nos interlocutrices ne sont évidemment pas parjures et nous ne sommes pas nous-mêmes naïfs - et je suis assurée que nos invitées n'utilisent pas de paroles inappropriées ou inexactes.

Mme Laurence Harribey. - Vous dites que vous réalisez une évaluation médico-économique pour fixer les prix, la notion de rentabilité ne peut en être exclue ; l'industrie pharmaceutique est certes mondialisée, mais il faut prendre en compte les nombreuses PME qui produisent des génériques, et qui sont en grande difficulté parce que les tarifs sont trop bas. Dans ces conditions, ne faut-il pas traiter différemment les médicaments dit matures, quand ils sont d'intérêt thérapeutique majeur, et les médicaments innovants - le raisonnement économique ne pouvant pas être le même, ne faut-il pas revoir notre politique de fixation des prix et les tarifs de remboursement ?

Ensuite, dès lors que nous sommes face à un enjeu de santé publique, ne peut-on pas imaginer, - comme les Américains l'ont fait avec Civica, qui associe 900 hôpitaux publics -, fabriquer des médicaments « de base » par un établissement issu d'un partenariat public-privé, à l'échelon européen ? Il me semble qu'on est arrivé à un tournant et qu'il faut revoir notre politique du médicament, en distinguant mieux ce qui relève de la recherche, et des traitements « matures ».

Mme Dominique Le Guludec. - Je me dois de préciser les choses. Il y a une commission spécifique pour l'évaluation médico-économique des produits, qui sert au comité économique des produits de santé (CEPS) pour la fixation des prix mais seulement pour les produits qui ont un impact budgétaire important. Pour les autres, je n'ai parlé que de l'évaluation scientifique stricto sensu, avec le SMR et l'ASMR, la HAS en est chargée et cette étude est séparée de l'évaluation médico-économique : c'est un choix que la France a fait, à la différence de la Grande-Bretagne, par exemple, qui mêle les deux aspects, et, a priori, du nouveau règlement européen sur l'évaluation des produits de santé.

Faut-il changer nos modalités de fixation des prix des médicaments ? Votre question va bien au-delà de mes compétences, elle emporte de nombreux aspects non médicaux.

Les médicaments innovants posent des problèmes très différents, c'est vrai, d'autant que leurs prix explosent - alors qu'il y a quelques années, on trouvait exorbitants des traitements à 200 000 euros, certains coûtent désormais plusieurs millions d'euros, ces prix se fondant sur la capacité des personnes riches à les payer. Or, nous devons suivre, ou bien les industriels ne nous délivreront pas ces médicaments.

Faut-il produire davantage de médicaments en France ? Il faut évaluer cette question, nous disposons de trois pharmacies centrales, qui pourraient voir leurs missions évoluer - mais la réponse dépend d'un grand nombre de facteurs.

On paie très cher les nouveaux médicaments, et si l'on doit payer davantage qu'aujourd'hui les médicaments plus anciens, que va-t-il de rester de l'objectif national de dépenses de l'assurance maladie (Ondam) ? La question est entière, surtout quand nos hôpitaux manquent de moyens : combien accepte-t-on de payer les médicaments, sachant qu'en deçà d'un certain prix, les laboratoires ne nous les livreront pas ? Nous ne sommes pas sur des marchés captifs et nous ne voulons pas priver nos patients de médicaments.

Il est vrai que tout cela demande beaucoup de temps aux professionnels de santé en général, médecins comme pharmaciens en particulier.

Je ne sais pas quel est le délai moyen d'implantation de nos pop-up par les éditeurs de logiciels, même s'ils reçoivent des pénalités s'ils ne le font pas dans des délais raisonnables - et je crois que personne ne recense cette information.

L'HERA s'est vue confier la mission de gérer des produits en tension, comme l'ANSM le fait à l'échelon national - les travaux à l'échelon européen commencent tout juste, alors que c'est bien l'échelon pertinent pour avoir un impact.

Un établissement public du médicament serait-il une solution ? C'est une question très complexe, je crois que la directrice générale de la HAS, qui par le passé a dirigé l'ANSM, saura mieux y répondre.

Mme Fabienne Bartoli. - La question est effectivement très large et dépend du sens qu'on donne à ce projet. J'étais dans d'autres fonctions ministérielles quand la HAS a été instituée et je peux témoigner que le législateur avait à l'esprit d'assurer l'indépendance de l'expertise scientifique du remboursement, en garantissant la plus grande visibilité aux critères du remboursement, au moyen de travaux transparents et rigoureux, accessibles à tous. C'est vrai aussi pour le déremboursement, comme cela a été le cas récemment pour l'homéopathie, dont le déremboursement a été établi sur le critère d'absence de preuve d'efficacité - les sources sont consultables par tous, la décision prise n'est pas politique, mais scientifique. Il faut préserver cette indépendance scientifique et la détacher de toute influence globale. L'autorisation de mise sur le marché se fait au regard de textes européens, les médicaments autorisés circulent librement sur le marché européen, mais ils sont diversement remboursés par les États membres à leurs ressortissants, les règles sont alors très nombreuses et différentes, chaque système a son histoire - et il est très important de préserver une indépendance pour cette mission d'expertise du remboursement.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Une précision : vous dites faire l'évaluation socio-économique et l'évaluation scientifique dans des conditions séparées, est-ce bien le cas ? Et l'évaluation du SMR et de l'ASMR sont-elles publiques ?

Mme Laurence Muller-Bronn. - Vous dites que c'est le critère scientifique qui vous a conduit à dé-rembourser l'homéopathie, mais pourquoi, s'il s'agit de science, d'autres pays européens n'ont-ils pas la même analyse ? La science diffère-t-elle d'un point à l'autre du continent ?

Mme Dominique Le Guludec. - L'analyse socio-économique est faite par la HAS pour les médicaments très onéreux, mais dans un cadre bien distinct de l'analyse scientifique, qui relève de la commission de la transparence et dont les travaux - qui établissent le SMR et l'ASMR - sont publics. La transparence de cette commission est totale et obligatoire, dans ses travaux, ses méthodes, dans ses débats - enregistrés et accessibles par tous. C'est très important : on peut ne pas être d'accord avec les décisions qu'elle prend, mais elles sont collégiales, les débats sont contradictoires, nous auditionnons des experts et des contre-experts en tant que de besoin.

Le regard scientifique intègre les patients, dans toutes nos commissions, ils apportent leur regard pertinent sur les traitements, sur la qualité de vie, c'est très important par rapport à la vision qu'ont les médecins, qui voient surtout l'amélioration de la durée de vie. La France est le seul pays à avoir évalué scientifiquement l'homéopathie dans le cadre du remboursement, à la demande d'Agnès Buzyn ; nous avons fait une consultation publique, comme habituellement pour certains vaccins et médicaments sensibles, nous y avons présenté les choses avec humilité : nous ne disons pas qu'il n'y a pas de cas où ces traitements soient efficaces, mais qu'il n'y a pas de preuve d'efficacité, c'est ce qu'on a pu dire après une consultation très large de la littérature spécialisée et des professionnels de santé.

D'une manière générale, notre analyse scientifique est fondée sur des dossiers d'études déposés par laboratoires aux différentes phases de développement et nous travaillons avec nos partenaires européens pour rapprocher nos méthodes. Restera à chaque pays d'apprécier s'il veut, ou non, rembourser le médicament et dans quelle proportion.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci pour ces réponses. Souhaitez-vous porter d'autres éléments à la connaissance de notre commission ?

Une question, cependant : comment se passe la saisine de la HAS pour cette évaluation scientifique ? Est-elle toujours externe, ou bien avez-vous la capacité d'auto-saisine ? Êtes-vous systématiquement saisis pour tout nouveau médicament ? C'est d'autant plus important que, comme on l'a vu pendant la crise sanitaire, vous apportez un éclairage très utile.

Mme Dominique Le Guludec. - Il y a deux types d'entrées : l'évaluation en vue d'un remboursement, et ce sont alors les industriels qui déposent leur dossier ; les demandes de recommandations pratiques, qui peuvent être adressées par le ministère, des associations, les professions, que dont nous pouvons même prendre l'initiative, comme nous le faisons pour examiner l'ensemble d'une classe de médicaments où nous constatons que les choses ont évolué. Ce travail exige beaucoup de temps et de moyens, il est déterminant pour revoir les stratégies thérapeutiques et la place qu'y occupent les classes thérapeutiques de médicaments.

D'une manière générale, sur les pénuries, je pense qu'il faut distinguer deux aspects bien différents : la prévention des pénuries, avec leurs aspects industriels, sur lesquels nous n'avons que peu de prise ; la gestion des pénuries, où nous pouvons anticiper les choses de façon à se coordonner le plus rapidement possible quand elles se produisent, donc en limiter les effets.

M. Alain Milon. - Je vous rejoins sur l'importance de la prévention - même si nous n'avons pas oublié les reproches qui ont été faits à Roselyne Bachelot, d'avoir acheté trop de masques et de Tamiflu face à la grippe H1N1... Il y a une limite à tout.

Mme Dominique Le Guludec. - Oui, les pénuries de médicaments sont très complexes, c'est pourquoi nous n'avons pas de solution miracle...

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Il y a cependant des épidémies récurrentes, qu'on peut donc prévoir pour mieux anticiper - merci de nous y aider, en répondant à nos questions par écrit.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Christelle Ratignier-Carbonneil,
directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament
et des produits de santé (ANSM)

(mercredi 15 février 2023)

Mme Laurence Harribey, présidente. - Nous auditionnons Mme Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Je vous remercie, Madame la directrice générale, de vous être mobilisée dans un délai très bref. Je vous prie d'excuser notre présidente, qui a un empêchement et que je remplace.

Placée sous la tutelle du ministère de la Santé, l'ANSM est notamment chargée d'évaluer les bénéfices et risques associés aux produits de santé tout au long de leur cycle de vie : de l'autorisation de mise sur le marché, qu'elle délivre, à la surveillance continue des effets indésirables des médicaments. Elle procède, pour cela, à l'analyse des signalements qu'elle reçoit ou, directement, à des inspections chez les opérateurs impliqués dans la fabrication, l'importation ou la distribution des produits de santé.

L'Agence participe également aux procédures d'autorisation d'accès précoce ou d'accès compassionnel permettant à des patients d'accéder à des produits de santé qui ne disposent pas encore d'une autorisation de mise sur le marché, ou qui disposent d'une autorisation pour une autre indication.

Enfin et surtout, l'ANSM est chargée de veiller à la disponibilité des médicaments indispensables à la prise en charge des patients. C'est pourquoi nous avons souhaité vous entendre, Madame la directrice générale, à un stade précoce de nos travaux.

Alors que le nombre de ruptures ou risques de rupture déclarés à l'ANSM augmente très fortement ces dernières années, nous souhaiterions que vous puissiez dresser dans une brève présentation introductive un panorama de la situation actuelle : quels sont les principaux médicaments touchés ? Quels sont les risques sanitaires associés à ces problèmes d'approvisionnement ? L'Agence dispose-t-elle des moyens nécessaires pour y faire face ?

Avant de vous passer la parole, Madame la directrice générale, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, et je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Christelle Ratignier-Carbonneil prête serment.

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). - Merci pour votre invitation.

La situation est complexe, nous constatons un nombre important de tensions et de ruptures sur des médicaments et des dispositifs médicaux ; c'est une préoccupation constante pour l'ANSM. S'agissant de l'amoxicilline et du paracétamol, la situation de pénurie concerne le continent européen ainsi que les États-Unis et le Canada. L'ensemble des signalements de risques de rupture et de tension s'accroît ; nous en sommes à 3 500 signalements en 2022. Cela ne signifie pas que 3 500 médicaments soient effectivement en tension ou en rupture, mais qu'il y a des risques, au moment du signalement, qu'ils le deviennent ; la réglementation a changé pour que le signalement intervienne tôt, de manière à laisser le temps nécessaire au fabricant de réduire le risque, et limiter les impacts délétères de cette situation. Le signalement déclenche des actions dont le but est d'amoindrir les risques pour les patients et pour l'organisation des soins, donc de limiter les pertes de chance.

Il faut distinguer deux dimensions de la couverture : la gestion des tensions et des ruptures, une fois qu'elles sont signalées et quand elles sont avérées ; l'anticipation de ces tensions et ruptures.

La gestion des tensions et des ruptures est au coeur de la mission de l'ANSM, du travail que nous effectuons au quotidien, avec les patients et les professionnels de santé, et c'est la fonction des outils qui sont entre nos mains - dont certains que nous devons directement au Sénat, je pense à l'amendement que vous avez récemment adopté au projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne dans les domaines de l'économie, de la santé, du travail, des transports et de l'agriculture. L'approvisionnement du territoire national en médicaments est de la responsabilité des industriels titulaires des autorisations de mise sur le marché (AMM), auxquels il incombe en premier lieu de se donner les moyens de couvrir les besoins des patients : lors de la délivrance de cette autorisation, une population cible et une indication sont définies et l'approvisionnement doit être à la hauteur du besoin ainsi identifié. Évidemment, des aléas peuvent advenir, tant au niveau de la production qu'au niveau de la consommation : l'industriel peut être confronté à une augmentation extrêmement forte de la demande - on le voit avec le paracétamol et l'amoxicilline comme on l'a vu, pendant la première vague de la pandémie de covid-19, avec les médicaments de réanimation.

Deuxième dimension, l'anticipation, pour éviter les tensions et pénuries en amont, comme on le fait avec les plans d'épidémie hivernale. Ici encore nous travaillons en coopération avec les professionnels de santé et du médicament, en particulier pour identifier les vulnérabilités ; nous vous en présenterons les procédures dans les réponses écrites aux questions que vous nous avez posées.

Le paracétamol et l'amoxicilline illustrent ces tensions. Les cartes que je vous présente et que je mets à disposition de votre commission montrent bien que les tensions touchent l'ensemble du continent européen
- ainsi que l'Amérique du Nord -, avec des écarts entre les pays. Ces tensions sont d'abord liées aux trois épidémies présentes simultanément : la grippe hivernale, la covid-19 et la bronchiolite, laquelle est précoce cette année. La demande de paracétamol est donc en très forte augmentation, les usines tournent en continu, mais cela ne suffit pas, en particulier pour la solution buvable pédiatrique. Sur cette solution, nous sommes passés de 1,9 million de flacons dispensés en décembre 2021, à 3 millions en décembre 2022, c'est dire l'importance de la hausse. Pour l'amoxicilline, les industriels ont intégré la forte baisse des années 2020 et 2021 liée aux confinements, en diminuant la production ; aujourd'hui la demande est repartie très fort à la hausse et il faut compter avec les délais de remise en marche des lignes de production. Nous sommes d'autant plus sensibles à ces variations, en France, que nous consommons davantage de médicaments que nos voisins. Les graphiques que je vous communique le montrent bien s'agissant des antibiotiques. C'est également vrai s'agissant des antipyrétiques, même si la comparaison avec l'Allemagne et l'Espagne doit tenir compte de la consommation d'ibuprofène, qui y est utilisée en première intention, plutôt que le paracétamol.

Le document que je laisse à disposition de votre commission, présente également les mesures que nous avons mobilisées face à la pénurie d'amoxicilline et de paracétamol. Elles comportent, pour l'amoxicilline, l'interdiction d'exportation par les grossistes-répartiteurs - c'est la règle quand un médicament est en tension, les stocks présents sur le territoire national doivent y rester -, ou encore l'interdiction de vente par internet, pour le paracétamol, et des recommandations élaborées avec les professionnels, sur le bon usage, ou encore des préparations magistrales pédiatriques.

Dans ce travail, nous sommes en relation constante avec les professionnels, nous organisons des réunions tous les 15 jours pour partager les informations, recueillir les remontées de terrain avec les pharmaciens d'officine, les médecins et les associations de patients. La dimension européenne est indispensable - vous savez que la réglementation est en cours de révision - un document transitoire est prévu pour fin mars, l'objectif étant d'adopter de nouvelles règles l'an prochain ou en 2025. La Commission européenne examine de près notre situation et nos outils, je crois savoir que bien de nos règles et mécanismes seront repris dans le projet qu'elle va soumettre à la consultation.

Notre système n'est certainement pas suffisant : il joue le rôle d'amortisseur, mais il n'annule pas le risque. Il faut aller plus loin, c'est l'objectif de votre commission d'enquête, pour mieux répondre aux tensions quand elles se manifestent et pour mieux les anticiper, en particulier lorsqu'elles concernent les enfants, pour qui l'offre de médicaments est moins importante par comparaison aux adultes.

Mme Laurence Harribey, présidente. - Nous avons, à la commission des affaires européennes, émis un avis politique sur le sujet - et la réponse de la Commission européenne nous a confirmés.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je connais bien l'ANSM, pour avoir été membre de son conseil d'administration de 2012 à 2020 - j'y ai été très vigilante à ce que cette agence ait les moyens des missions toujours plus nombreuses qu'on lui confie, et je dois dire que je n'ai pas été entendue, jusqu'à ce jour. Vous avez reçu nos questions, il y en a 25 et elles sont détaillées, merci pour le temps que vous prendrez à y répondre - je ne ferai ici que souligner quelques points, pour laisser aussi de la place à nos collègues de cette commission.

La pénurie de médicaments n'est pas un phénomène récent, mais elle s'est accentuée ces dernières années : nous sommes passés de 600 signalements en 2016 à 3 500 l'an dernier, et l'accélération a précédé la pandémie puisque nous étions à 1 500 signalements en 2019. Les signalements concernent des produits très divers, des anticancéreux, des antirétroviraux et l'insuline. Pensez-vous que les pénuries concernent davantage les médicaments anciens, moins onéreux donc moins rentables, que les produits innovants ? Est-ce un critère qui ressort ?

Vous avez été alertée assez en amont des risques de pénurie d'amoxicilline et de Doliprane, mais nous avons le sentiment qu'il a fallu beaucoup de temps pour que des mesures correctrices soient prises : comment les choses se sont-elles passées ? Vous avez la possibilité d'infliger des pénalités financières en cas de défaut : l'avez-vous fait à cette occasion, dans combien de cas - et à combien les pénalités se sont-elles élevées ? Les chiffres font apparaître qu'il n'y a eu que deux sanctions en 2019 et une seule en 2020, les montants des pénalités n'en sont pas connus : notre commission d'enquête aimerait disposer d'éléments plus précis.

Le ministre de la santé, ensuite, a demandé, pour juin prochain, une liste de tous les médicaments considérés comme essentiels ; or, l'OMS établit déjà une telle liste : comment la nouvelle va-t-elle s'articuler avec celle de l'OMS ? Est-ce bien pertinent de dresser une nouvelle liste ?

Enfin, du côté des solutions pour réduire les risques de pénuries, nous sommes nombreux à penser qu'il faudrait relocaliser une part de la production de médicaments en France, alors que les principes actifs sont pour la plupart produits en Chine et en Inde pour des raisons financières et environnementales : qu'en pensez-vous ? Est-ce qu'une production sur le sol national faciliterait le suivi et, finalement, la sécurité d'approvisionnement ?

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Le nombre de signalements a effectivement quintuplé entre 2016 et 2021, il faut y voir aussi un effet du changement des règles : la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2020 a, en particulier, exigé que les industriels déclarent plus tôt les risques de tension. Cependant, les chiffres montrent aussi que les déclarations suivies de mesures, donc qui correspondent à des tensions effectives, progressent aussi, passant de 25 % des déclarations en 2021, à 40 % en 2022, ce qui est significatif.

Les tensions et pénuries concernent-elles les produits matures, plutôt que les produits innovants ? C'est bien le cas, aussi parce que la demande est moindre pour ces produits - et que s'il peut y avoir des délais dans l'approvisionnement, on ne constate pas de pénurie pour ces médicaments innovants. On le voit bien pour les produits anticancéreux : les tensions et pénuries se produisent sur les médicaments de première intention.

Le document que je communique à votre commission montre bien, page 6, la chronologie des mesures que nous avons prises face à la pénurie de paracétamol. Les signes de l'augmentation de la consommation apparaissent dès la fin du premier semestre 2022 et des mesures ont été prises dès le mois de juillet, avec la recommandation, élaborée avec les représentants des pharmaciens d'officine, d'une distribution fractionnée, pour contenir les achats en prescription médicale facultative. Pour l'amoxicilline - page 7 -, face à la précocité des infections hivernales, nous avons pris des mesures dès le mois d'octobre dernier pour tenter de limiter l'impact des ruptures de stock. Vous savez que, depuis septembre 2021, les industriels doivent disposer d'un stock de deux mois pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) - il y en a environ 6 000 - et que ce délai est porté à quatre mois pour les MITM qui ont fait l'objet d'une pénurie dans les deux dernières années. L'amoxicilline est classée parmi les MITM et le délai de stock est porté à quatre mois pour la solution injectable. Ces stocks ont limité l'impact de la pénurie, laquelle est liée à la forte augmentation de la consommation - elle a gagné 45 % entre l'automne 2021 et l'automne 2022. Le paracétamol, lui, n'est pas un MITM, nous avons un débat à ce sujet avec les industriels, je pense que ce produit pourrait entrer dans cette catégorie, en particulier sous sa forme pédiatrique.

Les sanctions financières sont un outil important, le périmètre vient d'en être élargi, au 1er octobre 2022, nous avons publié les lignes directrices de l'usage que nous comptons en faire, j'espère que nous serons entendus. Sur le dernier trimestre de l'année 2022, trois procédures de sanction sont en cours, elles comprennent du contradictoire avec les industriels - qui disposent aussi de recours gracieux et contentieux. Les décisions de l'Agence sont publiques, y compris les montants des sanctions - cependant, comme la loi nous l'impose, le montant des sanctions n'est affiché qu'un mois, ensuite nous devons enlever l'information de notre site.

Le ministre de la santé a annoncé, à l'issue du comité de pilotage sur les pénuries tenu au début de ce mois, l'établissement d'une liste de médicaments critiques. Il s'agit de concaténer deux séries de données : la liste de médicaments considérés comme essentiels et indispensables, établie par la Direction générale de la santé, avec les sociétés savantes ; les états des lieux établis par les industriels sur la fabrication des médicaments, sur les chaînes de production et les composants, pour identifier les facteurs de vulnérabilité, on a vu pendant la crise sanitaire combien le fait de dépendre d'un fournisseur unique d'un excipient ou d'un principe actif, par exemple, rendait l'approvisionnement vulnérable, comme cela avait été aussi le cas en 2019 lors de la pénurie de corticoïdes oraux, liée au fait qu'il n'y avait qu'un seul façonnier. La concaténation de ces deux séries de données doit donc permettre d'établir, pour le mois de juin, une liste de médicaments critiques, qu'il faudra comparer avec celle de l'OMS, il y aura des recoupements.

Mme Laurence Harribey, présidente. - Que se passera-t-il, une fois la liste établie ?

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Il appartiendra aux pouvoirs publics de définir les mesures à prendre, elles vont bien au-delà des compétences de l'ANSM puisqu'il peut s'agir de relocaliser la production, d'agir sur le prix des médicaments, de mettre en place des outils européens...

Vous m'interrogez sur les solutions. S'agissant de la gestion des tensions et pénuries, il faut améliorer l'information, la traçabilité, le partage des données avec les acteurs de la chaîne, avec les industriels, les grossistes-répartiteurs, les pharmaciens, les médecins et les patients. Faut-il relocaliser la production ? Je crois que la première chose à faire, c'est d'éviter de dépendre d'un monopole et d'une production mono-site. Certaines substances actives ne sont produites que dans un seul site dans le monde entier : quand un incident se produit sur ce site, la situation devient très compliquée. Il faut donc diversifier les lieux de production, les fournisseurs - et c'est pour cela aussi que la maille européenne est importante. Des antibiotiques matures peuvent ne plus présenter de grand intérêt pour des industriels quand ils considèrent le marché français, mais c'est autre chose à l'échelle continentale, le regroupement pouvant renforcer l'attrait à produire le médicament délaissé.

La relocalisation peut être une solution et il faut prendre en compte la dimension environnementale du sujet, sachant qu'on parle ici de chimie - et nous gagnerons à réfléchir à l'échelle européenne.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Nous avons rendu visite à une pharmacie qui produit des préparations magistrales. Nous avons été surpris d'entendre le pharmacien nous dire que, pour l'amoxicilline, il n'y avait pas de pénurie de principe actif, il en disposait en abondance, nous l'avons vu de nos propres yeux, alors qu'on nous parlait de pénurie, c'est difficile à comprendre...

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Effectivement, la tension ne vient pas du principe actif puisque nous avons la préparation magistrale, mais de la suspension buvable. La consommation ayant diminué en 2020, les industriels ont baissé leur production de cette suspension ; la demande ayant rejoint son niveau antérieur, ils ont eu du mal à reprendre rapidement un rythme suffisant de production, apparemment pour des problèmes de ressources humaines. Heureusement que nous n'avons pas eu de problème avec le principe actif, la situation, déjà complexe, aurait été bien pire ; nous avons pu faire des préparations magistrales, - une quarantaine de pharmacies sont autorisées à le faire -, pour répondre à la demandes de dosages spécifiques par exemple pour les enfants : je salue le travail des pharmaciens, qui nous ont aidés à faire face aux difficultés.

M. Alain Houpert. - Nous sommes en insécurité dans notre pays et votre propos m'inquiète, car les solutions que vous avancez ne sont que des pansements. Il faut se poser les bonnes questions. Vous parlez des ruptures dans les chaînes de production des industriels, mais il faut bien voir qu'il y a deux sortes d'industriels : les assembleurs, et les producteurs. En 2009, j'ai voté contre la loi portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (HPST), parce que je savais qu'en autorisant les génériques pour diminuer les coûts des médicaments, on encourageait une mondialisation malheureuse où l'on fabrique les produits au diable Vauvert, toujours plus loin... La loi a créé un système pire encore que celui de l'automobile, car désormais c'est le sous-traitant qui dicte ses conditions, en l'occurrence la Chine et l'Inde, alors que le circuit court, c'est bien mieux. Vous parlez d'une quarantaine de pharmacies autorisées à faire des préparations magistrales, mais notre pays compte une centaine de départements : si l'on en est à se féliciter d'un système D, on marche sur la tête ! Je crois bien davantage à l'industrie : ce qu'il faut, c'est relocaliser la production de médicaments, et c'est urgent. Quand on produisait le Clamoxyl en France, il n'y avait pas de problème. Quant au paracétamol, je crois que le gouvernement incite à la surconsommation de ce produit qui est dangereux en cas de surdosage, en particulier parce qu'à long terme il accentue le risque de maladies hépatiques...

Je suis libéral, mais je suis opposé à cette mondialisation malheureuse. Nous avions la première industrie du médicament au monde, et nous avons beaucoup perdu : que pouvons-nous faire pour relocaliser d'urgence la production de médicaments ?

Les Français attendent une relocalisation de la production industrielle, pas un bricolage dans les pharmacies...

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Quand j'évoque la quarantaine d'officines autorisées à faire des préparations magistrales, je me place du côté de la gestion des tensions et des pénuries de médicaments dont les industriels sont tenus d'approvisionner le marché, mon propos ne vise pas à généraliser le recours aux préparations magistrales...

La relocalisation industrielle est un sujet majeur, qui dépasse de beaucoup les compétences de l'ANSM. On parle du paracétamol, mais il est produit sur le territoire national, notamment à Lisieux et à Agen - tandis que les formules pédiatriques sont produites en Allemagne, près de Cologne. La relocalisation est un objectif du plan France 2030, la Direction générale de la Santé s'est positionnée sur le sujet. La mission de l'ANSM, elle, est d'assurer que le circuit du médicament soit sécurisé, qu'il y ait bien un pharmacien responsable à chaque étape, nous sommes mobilisés sur chacune des étapes, de l'autorisation d'ouvrir un établissement au travail des grossistes-répartiteurs, en passant par le contrôle des lignes de fabrication et d'assemblage.

Mme Vanina Paoli-Gagin. - On parle de pénurie, cela renvoie à un marché où la demande excède l'offre, ce qui incite à s'attaquer aux causes de la sur-demande, en particulier au prix du médicament : ne faudrait-il pas différencier davantage le prix du médicament, selon qu'il est prescrit ou pas ? Ensuite, est-il vrai que des prix de génériques sont si bas que la matière première produite en France est plus chère que le tarif de remboursement du médicament fini et mis en boîte, avec un principe actif livré depuis la Chine ou l'Inde ?

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - L'ANSM n'intervenant pas dans la définition du prix des médicaments, je ne saurais vous répondre sur le sujet. Je partage cependant votre constat d'une surconsommation de médicaments, dont il faut valoriser le bon usage du médicament - prendre le bon médicament, au bon moment. Les prix sont déjà différenciés, selon qu'il y a prescription, ou pas...

Mme Vanina Paoli-Gagin. - Trop peu.

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Cela n'entre pas dans les compétences de l'ANSM, vous aurez des éléments en auditionnant le Comité économique des produits de santé (CEPS). Les prix des génériques sont effectivement très bas, c'est aussi pourquoi un moratoire sur la baisse de leurs prix a été annoncé.

M. Jean-Pierre Moga. - Il n'y a pas que Sanofi qui produit du paracétamol, à Agen, nous avons aussi UPSA qui produit l'excellent Efferalgan... J'ai visité leur usine, ils m'ont confirmé leurs difficultés, mais aussi leur décision de travailler jour et nuit, y compris le dimanche, pour faire face.

Or, j'y ai aussi appris que seulement 2,5 % du paracétamol consommé en France venaient d'UPSA : est-ce qu'on ne peut pas faire mieux ? Puisque plusieurs laboratoires produisent déjà en France, ne peut-on pas mieux répartir leur plan de charge ? Ou bien sinon, la concentration accentuera les risques...

Mme Laurence Muller-Bronn. - Dans son dernier rapport annuel, la Cour des comptes consacre un chapitre à la sécurité des approvisionnements des médicaments. Elle estime, en particulier, que le suivi des déclarations par l'ANSM est insuffisant pour appréhender l'évolution effective des tensions d'approvisionnement, puisque seulement 5 à 10 % des déclarations donnent lieu à l'inscription sur la liste des médicaments interdits d'exportation. La Cour précise qu'il existe trois fichiers qui ne sont pas agrégés : le fichier de l'ANSM, le fichier développé par le Conseil national de l'Ordre des pharmaciens dans les hôpitaux, et la plateforme de suivi des produits de santé e-Dispostock. Faute d'information partagée, la Cour estime qu'il n'est pas possible d'objectiver l'importance et la gravité des ruptures qui affectent la population et que ni les autorités sanitaires, ni a fortiori les usagers du système de soins ne disposent d'informations satisfaisantes sur l'état des ruptures d'approvisionnement : pourquoi ne pas commencer par fusionner ces fichiers, ce qui donnerait une chance d'avoir une connaissance précise des tensions et des pénuries ?

Ensuite, comment ne pas faire le lien entre l'augmentation de la demande de médicaments et le déremboursement de l'homéopathie ?

Enfin, un établissement européen ne pourrait-il pas racheter les molécules des médicaments matures, pour en produire dans des conditions avantageuses pour les patients ?

Mme Laurence Harribey. - Vous nous dites que nous n'avons pas de solution claire, alors que la pénurie est partout, et qu'on ne peut pour le moment faire mieux que surveiller les choses, et intervenir quand il y a pénurie : est-ce à dire que notre système d'intervention est trop récent, ou bien avez-vous d'autres explications ? Et si les pénuries portent surtout sur des produits matures, peut-on envisager une production associant secteurs public et privé, pour des MITM matures ?

Mme Laurence Cohen. - Avez-vous pu répondre aux remarques de la Cour des comptes ? Je crois, ensuite, qu'il ne faut pas opposer les médicaments matures et innovants, ou bien on ne tient qu'un bout de la chaîne : les innovants étant très rentables, il y a des marges, et plutôt que de parler de vente à perte pour des médicaments matures, mieux vaut parler de l'ensemble de la production.

Enfin, des fabricants n'ont pas dit qu'ils étaient en rupture de stocks alors que des produits manquaient chez les grossistes-répartiteurs : quel est votre pouvoir quand arrivent de telles omissions volontaires ?

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Plusieurs industriels fabriquent du paracétamol sur notre territoire, les deux premiers représentent 80 % de la production ; UPSA a effectivement doublé sa production, à ma demande, notamment sous forme buvable pédiatrique. L'ANSM peut-elle répartir la production ? Non, le marché est libre et chaque industriel peut livrer les quantités supplémentaires qu'il veut.

Nous avons répondu à la Cour des comptes. Je l'ai dit dans mon propos introductif, seule une petite partie des signalements fait l'objet d'une interdiction d'exportation - ce sont les 5 à 10 % relevés par la Cour des comptes -, quand on constate une rupture effective des stocks, il y a alors une fiche de rupture de stock, mais les signalements sont faits pour que des mesures interviennent avant cette situation de rupture.

Il y a effectivement plusieurs systèmes d'information, celui de l'ANSM sur les risques de tensions, e-Dispostock pour les pharmacies hospitalières - qui n'est pas mobilisé de manière pérenne -, ces informations ne sont pas intégrées de manière institutionnelle, mes équipes passent du temps à regrouper les informations disponibles auprès des officines, auprès des grossistes-répartiteurs, auprès des industriels, nous faisons des tableurs dynamiques...

Mme Laurence Muller-Bronn. - Cela ne fonctionne pas...

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Si, mais il est vrai qu'une intégration des données faciliterait la gestion au quotidien.

Sur le déremboursement de l'homéopathie, vous avez pu demander l'avis de la présidente de la Haute autorité de santé...

Mme Laurence Muller-Bronn. - Oui, elle nous a répondu que la France était le seul pays à avoir étudié scientifiquement l'efficacité de l'homéopathie, et que le déremboursement était de ce fait une décision scientifique, plutôt que politique... Or, je signale ici que ce déremboursement ne peut pas être sans effet sur la demande de médicaments...

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - La maille européenne est à travailler pour les médicaments anciens hors brevet, la demande regroupée à l'échelle continentale inciterait à la production, et il faudrait veiller à ne pas être en mono-site ni en mono-production. Sur l'amoxicilline, je signale qu'il n'y a pas de désengagement des industriels, mais adaptation par rapport à une consommation qui a fortement augmenté.

Notre système de surveillance n'empêche effectivement pas les pénuries, mais il joue un rôle amortisseur dans le cadre de la gestion des pénuries et tensions, et sur le bon usage des médicaments.

Enfin, je partage l'idée que le prix des produits de santé doit s'apprécier sur leur cycle de vie, depuis leur mise sur le marché jusqu'à la tombée du brevet et apparition de leurs génériques.

C'est dans ce cadre complet qu'il me semble utile de définir la régulation des produits de santé, pour embrasser toutes les dimensions, avec un objectif commun et impératif : assurer la sécurité des patients, en fonction du rapport bénéfices/risques, et couvrir les besoins, en assurant aussi un bon usage des médicaments.

Mme Laurence Harribey. - Merci pour toutes ces réponses, et merci aussi de nous répondre par écrit au questionnaire.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Philippe Bouyoux, président,
et Jean-Patrick Sales, vice-président pour le médicament,
du Comité économique des produits de santé

(mardi 28 février 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française par l'audition de M. Philippe Bouyoux, président du Comité économique des produits de santé (CEPS), et M. Jean-Patrick Sales, vice-président chargé du médicament, que je remercie pour leur présence ce matin.

Organisme interministériel et interinstitutionnel, placé sous l'autorité conjointe des ministres chargés de la santé, de la sécurité sociale et de l'économie, le CEPS est principalement chargé par la loi de négocier et de fixer le prix des médicaments, lequel constitue un levier essentiel de notre politique de santé publique comme de notre politique industrielle.

Le CEPS est compétent sur un champ large, mais délimité : il s'agit des médicaments remboursables délivrés en officines de ville, des médicaments inscrits sur la liste en sus et des médicaments dits « de rétrocession » distribués en pharmacie hospitalière. Le prix d'un médicament étant un élément d'attractivité pour sa commercialisation en France, mais aussi pour l'implantation industrielle de sa fabrication, nous nous proposons de vérifier si le modèle de régulation économique des dépenses de santé et du prix du médicament, dont le CEPS est une pièce centrale, est en cause dans le déclin de la production pharmaceutique française et dans les tensions et ruptures qui affectent de manière chronique l'approvisionnement du marché français en médicaments.

Pour mener son action, le Comité conclut des conventions avec les entreprises qui commercialisent des médicaments pris en charge par l'assurance maladie ; celles-ci portent sur le prix des médicaments et sur son évolution, sur les remises, sur les engagements des entreprises concernant le bon usage des médicaments et les volumes de vente, ou encore sur les modalités de participation des entreprises à la mise en oeuvre des orientations ministérielles.

Alors que le nombre de ruptures ou risques de rupture déclarés augmente très fortement ces dernières années, faisant de ce phénomène un problème structurel qui compromet l'accès de nos concitoyens à ces biens de première nécessité, les ministres de la Santé et de l'Industrie, réunissant le 3 février dernier un comité de pilotage sur la gestion et la prévention des pénuries de médicaments, ont annoncé un moratoire sur les baisses de prix des génériques stratégiques sur le plan industriel et sanitaire.

Ils ont également indiqué leur volonté d'opérer des hausses de prix ciblées sur certains génériques stratégiques produits en Europe, ces hausses de prix devant se faire en contrepartie d'engagements des industriels sur une sécurisation de l'approvisionnement du marché français.

Nous souhaiterions que vous puissiez dresser, dans une brève présentation introductive, un tableau de votre action et de la façon dont vous menez ces négociations conventionnelles sur les prix, qui sont souvent critiquées pour leur opacité. Vous êtes les mieux placés, en particulier, pour nous donner une idée de l'impact du prix de remboursement des médicaments, qu'ils soient « matures » ou « innovants », sur les stratégies commerciales des laboratoires pharmaceutiques et donc sur l'approvisionnement des pharmacies françaises. Vous pourrez notamment nous éclairer sur ce qu'a changé l'accord-cadre signé le 5 mars 2021 entre le CEPS et le Leem.

Après ce propos liminaire, je donnerai la parole à Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, qui vous posera une première série de questions.

Je précise que nous vous adresserons à l'issue de l'audition un questionnaire complet auquel nous vous demanderons de répondre par écrit avant le 17 mars.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, monsieur le président, monsieur le vice-président, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, et je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Philippe Bouyoux et Jean-Patrick Sales prêtent serment.

M. Philippe Bouyoux, président du Comité économique des produits de santé. - Je vous remercie, Madame la Présidente. Vous avez vous-même introduit ce qu'est le CEPS. J'essaierai de me concentrer sur des points complémentaires. Si vous le permettez, je pensais vous donner des éléments de nature générale sur le CPES d'abord, et faire un bref inventaire des leviers dont nous disposons face à un risque de pénurie ensuite.

Concernant le CEPS, vous en avez fait la présentation institutionnelle. La conséquence de ce que vous venez d'exposer est que nous avons un double prisme par rapport à ces situations de pénurie. D'une part, nous sommes en charge des questions de prix (tarification en première inscription ou de régulation). D'autre part, nous conduisons une politique conventionnelle.

Nos objectifs sont ceux de la politique générale de santé : l'accès au soin, la maîtrise de la dépense et l'attractivité du territoire. Pour chacun de ces objectifs, nous avons un levier : le prix. Il nous permet d'apporter une contribution à l'atteinte de ces objectifs, mais ne peut être le seul levier de ces politiques. Par exemple, concernant l'attractivité du territoire, d'autres leviers ont trait à la qualité des écosystèmes de santé et d'innovation, et plus généralement à la politique d'attractivité (crédit impôt recherche, plan France 2030, politique de cluster, etc.).

Par ailleurs, le CEPS est un lieu de politique conventionnelle. Nous négocions d'abord des règles du jeu, ce que nous appelons «  l'accord-cadre ». Le dernier a été signé en 2021. Nous négocions ensuite produit par produit.

Notre action est encadrée par différents textes. Au niveau législatif et réglementaire, nous respectons des critères déterminant les niveaux de prix qui doivent être recherchés. Ils sont hiérarchisés.

Le premier d'entre eux a trait à la valeur thérapeutique et à l'apport d'un produit donné, tels qu'ils peuvent être définis par l'ASMR (amélioration du service médical rendu) qui lui est attribué par la commission de transparence de la HAS (Haute autorité de santé). Ce niveau d'ASMR découle d'une analyse scientifique. Le CEPS, lui, n'est pas un comité de nature scientifique. Il est important que les laboratoires comprennent que nous ne pouvons pas revenir sur les niveaux d'ASMR qui leur ont été attribués.

Le deuxième critère est celui des orientations ministérielles qui nous sont adressées par les ministres en charge des comptes publics, de la santé et de l'industrie. La dernière lettre d'orientation ministérielle date de début 2021.

Vient ensuite l'accord-cadre négocié avec les représentants des entreprises, qui fixe les règles du jeu pour la mise en oeuvre pratique des critères législatifs. Il nous permet notamment d'accorder des avantages conventionnels, par exemple d'attribuer une stabilité de prix différenciée suivant le niveau d'ASMR du médicament ou des durées de stabilité sur la base d'investissements réalisés en Europe, et notamment en France. L'idée est de ne pas avoir à réinventer les règles de la négociation à chaque nouveau produit.

Le dernier niveau qui encadre notre action est ce que nous appelons « la doctrine ». En effet, il est nécessaire de traiter des sujets qui n'ont pas été couverts par les niveaux législatif et réglementaire. La pratique du comité est consignée dans ses rapports annuels, ce qui constitue notre doctrine.

Vous avez mentionné la dimension interministérielle du CEPS. Ce comité rassemble trois organismes payeurs (la caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam), l'union nationale des organismes complémentaires d'assurance maladie et la direction de la Sécurité sociale, qui possèdent cinq voix) et trois directions qui possèdent une voix chacune (la DGS (Direction générale de la santé), la Direction générale des entreprises (DGE) et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Le vice-président et le président ont également une voix chacun, à utiliser en cas d'égalité.

Nous examinons environ 700 dossiers par an, dont 400 médicaments non génériques. Certains sont plus rapides à traiter que d'autres, car la fixation du prix des produits génériques est très encadrée. À chaque instant, nous avons au moins 50 négociations en cours, à des stades divers. Outre les médicaments, nous traitons également des dispositifs médicaux.

Je voudrais maintenant balayer les principaux leviers dont nous disposons pour agir sur les risques de pénuries. La lettre d'orientation ministérielle de 2021 fixe certains principes généraux. Après avoir rappelé que notre mission s'inscrivait dans une politique générale de santé publique et d'économie de la santé, elle précise que la mission principale est de permettre l'accès aux soins dans les meilleures conditions, ce qui peut être différent pour les thérapies innovantes et pour les produits plus anciens à l'efficacité avérée. Pour les thérapies innovantes, nous devons veiller à ce que leur apport nouveau soit justement rémunéré sur notre territoire. Pour ce qui est des médicaments plus anciens à l'efficacité avérée, il nous est demandé de veiller à la pérennité de leur disponibilité sur notre territoire.

Il nous est aussi demandé d'avoir un souci constant de permettre au système de soins de bénéficier d'une offre diversifiée, et il nous est indiqué que les empreintes industrielles en France sont un atout dès lors qu'elles permettent de sécuriser la disponibilité des produits aux meilleures conditions et dans la durée. C'est la première fois que les questions de sécurité d'approvisionnement figurent explicitement dans une lettre d'orientation ministérielle adressée au CEPS.

Nous avons reçu ces instructions alors que nous étions encore en négociation de l'accord-cadre, et nous avons tenté, dans la mesure du possible, de les y transférer. Premièrement, nous pouvons accorder des avantages conventionnels aux médicaments résultant d'investissements en Europe, et notamment en France, sous la forme d'une stabilité de prix ou de crédits dans le cadre du conseil stratégique des industries de santé (CSIS). Deuxièmement, un article plus spécifique explique dans quelles conditions nous pouvons accorder des hausses de prix si nous sommes confrontés à un risque de retrait du produit par l'exploitant. Il s'agit des articles 27, 28 et 29 de l'accord-cadre de 2021.

Depuis cet accord, des dispositions nouvelles ont été mises en place. L'article 65 de la LFSS 2022 modifie la liste des critères législatifs sur lesquels nous fondons notre action en ajoutant le critère industriel. Nous avons pris le temps de mettre au point le mode opératoire d'application de cet article, et nous commençons maintenant à présenter la façon dont nous allons l'appliquer. Par ailleurs, l'article 28 de l'accord-cadre, autorisant les hausses de prix face au risque de retrait d'un médicament, a vu son champ élargi en termes d'éligibilité et de mise en oeuvre. Un travail est également en cours pour constituer une liste de produits critiques, à la fois sur le plan sanitaire et stratégique, en croisant une approche définissant les produits essentiels en termes de santé et une appréciation de la vulnérabilité de la chaîne de valeur. Nous devrons l'intégrer à notre boîte à outils. Enfin, les annonces récentes des ministres concernant les produits génériques seront bientôt mises en oeuvre. Nous nous appuierons pour cela sur les différents articles que je viens d'évoquer.

En résumé, nous avons des dispositions pour reconnaître les investissements et attribuer des avantages conventionnels, pour pratiquer d'éventuelles hausses de prix face à des risques de retrait. Nous avons ensuite la déclinaison d'un article de la LFSS qui nous conduit à valoriser dès la fixation du prix la sécurité d'approvisionnement que peut garantir l'implantation des sites de production.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie pour ces propos, qui ont le mérite de poser un certain nombre de sujets, notamment la liste des critères sur lesquels vous vous appuyez, ainsi que les évolutions conventionnelles. Je laisse la parole à notre rapporteure pour une première salve de questions.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. -Je vous poserai des questions, d'abord sur la fixation des prix et la maîtrise des dépenses de santé. Chaque année, la LFSS et, dans ce cadre, l'Ondam (objectif agrégé d'évolution des dépenses de l'assurance maladie) sont soumis au vote des parlementaires. Comment cet Ondam est-il précisément traduit, par le ministère, puis par le comité, en des cibles de baisse de prix médicament par médicament ? En effet, la dernière LFSS demande une économie de plusieurs centaines de millions d'euros sur cette enveloppe.

Votre mission est extrêmement difficile, puisque vous êtes pris entre les directives gouvernementales que vous devez respecter et le pouvoir important des laboratoires pharmaceutiques. Le sujet qui nous occupe concerne le manque de transparence sur ce que les laboratoires investissent dans tel ou tel produit. Par exemple, en 2014, le sofosbuvir (un traitement contre l'hépatite C) était vendu 42 000 euros pour une semaine de traitement, alors qu'il semblerait que le prix de la production n'était que de 100 euros. Vous nous avez dit évaluer la valeur thérapeutique du service rendu, mais ici le différentiel est énorme. Quelles sont vos marges de manoeuvre par rapport au mandat que vous recevez du gouvernement ?

Cela me conduit à aborder la question de la transparence des données. Par exemple, la semaine dernière, nous pouvions lire dans la presse que l'Observatoire sur la transparence des prix des médicaments estimait qu'en France, nous manquions « d'éléments concrets, solides et précis sur les coûts réels de production, le prix de la matière première pharmaceutique et les aides publiques reçues par les industriels ». C'est cette évaluation qui permet, aussi, de construire le prix. Avez-vous aujourd'hui accès aux données pertinentes pour mener à bien vos missions en matière de fixation des prix de remboursement, à la fois dans leur champ et dans leur qualité ? Quels sont les éléments qui vous sont transmis par les producteurs, et vous faudrait-il accéder à des données supplémentaires pour objectiver les prix ? En clair : faudrait-il plus de transparence sur le modèle économique des industries pharmaceutiques ?

Le nouvel accord-cadre entre le CEPS et LEEM comporte un article sur les échanges d'informations qui prévoit la déclaration par les entreprises du montant des investissements publics de R&D perçus. Comment obtenez-vous ces données et comment évaluez-vous à la lumière de ces aides publiques, la fixation des prix ? En 2021, seules sept entreprises ont déclaré des aides publiques, émanant surtout de Bpifrance dans le cadre des aides à la relocalisation ou aux entreprises dans le cadre de la covid-19, pour un total d'environ trois millions d'euros. Ces montants paraissent faibles au regard des dispositifs de soutien annoncés par le Gouvernement. Il semble qu'ils n'incluent pas non plus les montants du Crédit impôt recherche (CIR). Le CEPS exerce-t-il un quelconque contrôle sur ces données relatives aux aides publiques perçues, ou est-ce là purement déclaratif ? Un suivi plus précis est-il effectué au sein de l'administration ?

Il me semble extrêmement important d'éclairer, pour notre commission d'enquête, tout ce qui concerne la transparence des données et votre accès propre à ces données. Je vous poserai ensuite des questions sur les génériques.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Quels sont vos moyens humains et techniques pour évaluer la qualité d'un projet industriel, au niveau de l'innovation ?

M. Philippe Bouyoux. - Vous nous avez demandé comment nous traduisions les objectifs qui nous sont fixés par la LFSS, notamment en matière de baisses de prix, sachant que nous intervenons à la fois sur la fixation des prix et la maîtrise de la dépense. Effectivement, nous effectuons de la tarification en primo-inscription d'un nouveau produit ou pour une nouvelle indication d'un produit donné. À ce stade, nous nous inscrivons dans une logique de produit par produit. La loi nous demande de fixer les prix par rapport aux critères législatifs que j'ai indiqués, le premier étant l'amélioration du service médical rendu ; il y a également d'autres critères, notamment le nouveau critère industriel. Dans cette action-là, sur un produit donné, nous ne nous posons pas la question de l'impact macro-économique. Nous sommes vigilants lorsqu'un produit est extrêmement cher, mais nous ne sommes pas dans du pilotage produit par produit d'un objectif macro-économique. À ce stade, nous veillons à favoriser l'accès aux soins en ne surpayant pas un produit. Nous négocions sans complaisance avec les laboratoires, sur la base des critères légaux et de leur déclinaison dans l'accord-cadre.

Vient ensuite l'exercice de régulation, d'après les objectifs chiffrés qui nous sont donnés par le gouvernement une fois par an. Ainsi, pour 2023, nous devons réaliser 800 millions d'euros d'économies sous forme de baisses de prix. Ce montant a été déterminé par d'autres que nous, à la fois en termes d'analyse technique et de choix politique. L'analyse technique est contenue dans la LFSS et est produite notamment par la Direction de la Sécurité sociale. Le choix politique incombe au Parlement. L'idée, à ce moment-là, est de regarder quel est le montant d'économies nécessaire pour ramener une croissance de la dépense - qui s'effectue suivant une intendance spontanée - au niveau d'une trajectoire déterminée par choix politique par le Parlement, sur proposition du gouvernement. Sur la période 2022-2024, l'objectif qui avait été retenu est un taux de croissance annuel moyen pour les produits de santé de 2,4 % par an. Une fois cette tendance déterminée, un calcul macro-économique permet de déterminer combien il manque pour revenir sur la trajectoire.

Nous formulons notre contribution à cet exercice en juillet. À ce moment-là, nous identifions des classes de produits sur lesquels pourra porter l'effort demandé, d'après l'ancienneté des produits, la dynamique de leur dépense et la date de leur dernière baisse de prix. Nous en informons alors le comité de pilotage de la politique conventionnelle (CPPC), qui se réunit en juillet. À ce stade, nous n'avons pas encore d'objectifs chiffrés, mais nous commençons à regarder ce qui est réalisable à travers la politique conventionnelle, médicament par médicament ou laboratoire par laboratoire. Cette contribution est traditionnellement envoyée aux cabinets ministériels et aux membres du comité économique, qui peuvent l'adresser à leurs autorités de tutelle. Il s'agit d'un travail technique préparatoire que nous ne communiquons pas aux laboratoires.

Le dispositif de régulation prévoit, au-delà de ce montant de baisse arrêté par le gouvernement et proposé au Parlement, un mécanisme de régulation supplémentaire si nous nous apercevons que, malgré les baisses, nous n'atteignons pas la trajectoire. C'est ce que nous appelons la clause de sauvegarde, qui est censée intervenir en cas de réalisation d'un aléa sur la production. Dans ce cas-là se déclenche une demande de contribution adressée aux différents laboratoires en fonction de leur chiffre d'affaires et de leur contribution à la croissance. Cela constitue un deuxième niveau de régulation, d'ordre légal.

Nous préférons cependant la régulation conventionnelle, parce que nous avons la possibilité de faire du « sur-mesure ». Lorsque nous avons un objectif donné 800 millions d'euros cette année nous contactons dès le mois d'août tous les laboratoires pharmaceutiques qui peuvent être concernés. Nous leur présentons les objectifs et les classes de produits sur lesquelles nous envisageons de demander des baisses. Nous entrons alors dans la négociation. Les demandes sont justifiées par l'appartenance d'un produit à une certaine classe, son absence de régulation depuis un certain temps, l'existence de produits concurrents, etc. Le laboratoire répond en nous présentant ses échéances, ses perspectives de croissance, etc. Nous essayons d'atteindre l'objectif qui nous est donné de la façon la plus intelligente possible, en prenant le plus possible en compte les circonstances particulières du médicament et du laboratoire.

Cet exercice est difficile, parce que les montants sont considérables et parce que la clause de sauvegarde intervient maintenant depuis plusieurs années consécutives et sur des montants désormais assez importants. Ils atteignent aujourd'hui le même ordre de grandeur que les économies que nous demandons aux entreprises. Cela signifie que la régulation sera beaucoup plus importante que le chiffre annoncé : les 800 millions, associés aux 700 millions d'euros de clause de sauvegarde, donnent un total de 1,5 milliard d'euros. Cela nous pose une difficulté supplémentaire sur le plan de la politique conventionnelle, car il est important que les entreprises aient un intérêt à trouver un accord avec nous. Or, lorsque nous demandons à un laboratoire de faire, par exemple, 10 % d'économies, le laboratoire nous objecte que la clause de sauvegarde représentera un montant équivalent. Le fait que les ordres de grandeur des régulations conventionnelle et législative soient proches est une difficulté en soi du point de vue de l'incitation des laboratoires à jouer le jeu de la politique conventionnelle.

À cela s'ajoute une difficulté supplémentaire. Pendant des années, l'objectif qui nous était fixé reposait sur la logique suivante : la baisse de prix sur les produits anciens permettra de financer des produits nouveaux et plus coûteux. Or la réalité est plus compliquée : au-delà de la volonté de financer l'arrivée de produits innovants, nous avons des objectifs de sécurité d'approvisionnement et de préservation de la fabrication en France pour des produits matures et anciens. La question de l'assiette sur laquelle reposent les baisses de prix se pose. Quelles doivent être les cibles privilégiées, si nous ne voulons ni faire baisser tout de suite les prix des produits innovants ni trop baisser ceux des produits anciens pour que leur fabrication reste en France ?

C'est dans ce cadre que s'inscrit le débat sur le prix des produits génériques, sur lesquels un moratoire vient d'être décidé. Les fabricants de produits génériques indiquent que, par leur seule existence, ils apportent des économies. Ils se plaignent donc d'être soumis à une régulation, particulièrement cette année dans le contexte de la hausse des coûts, considérant que leurs marges sont extrêmement faibles.

Les baisses de prix concernant les génériques sont beaucoup plus encadrées que les autres. Nous observons l'évolution de la substitution des produits princeps par des génériques. Nous organisons deux comités annuels de suivi des génériques dans lesquels nous avançons des baisses de prix sur tel ou tel groupe de génériques. Cette année, les acteurs du secteur n'ont pas souhaité participer à la discussion, parce qu'ils s'y opposent frontalement. Nous avions pourtant bien conscience de la situation conjoncturelle. Nos comités se sont tout de même tenus, et des annonces ont été effectuées lors du comité de pilotage auquel vous avez fait référence, décidant d'un moratoire sur les baisses de prix. Sept groupes de produits génériques étaient sur la table des négociations pour une baisse potentielle. Il y a maintenant un moratoire sur ces groupes, et nous reprendrons la discussion lorsque nous disposerons de la liste des produits critiques.

Vous avez ensuite évoqué le fait que nous puissions être pris entre les directives gouvernementales et les laboratoires et avez évoqué les questions de transparence. Vous avez cité un exemple assez connu, et effectivement spectaculaire. Toutefois, vous avez simplement pointé la différence entre un coût de production et un prix revendiqué par le laboratoire pour le produit. C'est une information effectivement importante, mais pour nous elle relève plus du contexte que de la façon opérationnelle dont nous fixons le prix d'un produit, puisque nous nous référons aux critères législatifs, à commencer par l'ASMR. Lorsque nous devons fixer le prix d'un produit, nous commençons par lire les avis de la HAS, voir quels sont les comparateurs et étudier les produits sur le marché. Cette discussion est très complexe, parce que le nombre de comparateurs cliniquement pertinents varie de zéro à une multitude. Lorsque nous ne trouvons pas de comparaison, nous recherchons un comparateur économiquement pertinent. Une bonne partie de la négociation consiste à déterminer un coût de référence, et c'est par rapport à ce coût de référence que nous appliquons une majoration ou une minoration. Nous ne rencontrons pas le coût de production à ce stade, sauf s'il y a un problème, par exemple lorsqu'un laboratoire indique que le prix que nous lui proposons ne lui permet pas de couvrir ses coûts de production. Dans le cas des produits très onéreux, les laboratoires ne nous détaillent pas leurs coûts de production.

Par ailleurs, une tendance récente nous interpelle. De plus en plus, les laboratoires, sur des produits innovants et onéreux, arrivent avec une recommandation de prix mondial, c'est-à-dire leur prix cible aux Etats-Unis. Dans ces cas-là, nous ne prenons pas ce prix pour argent comptant, mais nous appliquons la procédure habituelle en regardant à quoi le produit est comparable et en décidant si nous le valorisons ou le minorons de 5% ou 10 %.

Les négociations sont complexes et peuvent durer longtemps, d'autant plus qu'il peut y avoir une multiplicité d'extensions d'indications pour ces produits. Nous devons donc tarifer le produit indication par indication, en fonction de la valeur thérapeutique. Or, d'une indication à l'autre, les comparateurs ne sont pas forcément les mêmes, ni les coûts de traitement. Je ne sais pas comment nous pourrions insérer dans cette négociation le coût de production, a priori uniforme, quelle que soit l'indication.

Pour autant, pour des raisons de transparence, il est effectivement bien d'avoir une idée du coût de production. Cette question intervient lorsque les laboratoires nous objectent que les coûts de production sont tels qu'ils ne pourront plus commercialiser leur produit. Dans ce cas, l'article 28 de l'accord-cadre s'applique. Nous demandons alors aux entreprises de documenter très précisément les coûts et, surtout, leurs évolutions. Nous étudions en premier lieu l'évolution du coût des matières premières, qui est le facteur le plus évident. Nous regardons alors si nous pouvons nous passer de ce produit ; lorsque les alternatives sont nombreuses, peu nous importe que ce laboratoire soit viable ou non. Lorsque nous demandons aux entreprises de documenter leurs coûts, elles nous présentent leur prix de revient industriel (PRI). Cela nous fournit un élément de contexte très important, mais ce n'est pas à partir de cela que nous prenons notre décision car, derrière le PRI, il y a le taux de marge. Certains laboratoires peuvent nous objecter que le taux de marge est insuffisant, mais nous considérons que nous ne sommes pas légitimes pour nous prononcer sur cette question. Nous ne pouvons pas entrer dans ce raisonnement. Nous examinons seulement quel problème fait qu'un produit qui était viable ne le serait plus du point de vue des coûts de production. Le coût global est toutefois un élément de contexte important et, quand une entreprise nous annonce que ses marges deviendraient négatives, nous regardons la question de près.

Mme Laurence Harribey. - Il est d'ailleurs illégal de vendre à perte.

M. Philippe Bouyoux. - Il existe effectivement des seuils de vente à perte, donc nous devons regarder ce qui se passe. Mais la rapporteure soulevait le cas opposé d'un produit très onéreux. Dans ce cas-là, les protections que nous avons consistent à étudier ce que représentent les produits concurrents. Si leur prix est plus faible, nous nous appuierons sur cela pour faire baisser la revendication du laboratoire.

Vous avez ensuite évoqué des dispositions législatives sur la transparence et l'information qui doit nous être communiquée sur les aides publiques. En réalité, ce ne sont pas des aides, mais des investissements publics. Le CIR n'en fait pas partie. S'il s'agissait d'aides publiques, le périmètre serait plus large. C'était la première année que nous recevions des informations sur ces investissements et, effectivement, nous n'avons pas reçu toutes les réponses attendues des entreprises conventionnées avec nous. Nous les relançons, mais nous n'avons ni la compétence ni les moyens humains d'expertiser.

Notre équipe permanente se compose de vingt-cinq personnes, à la fois pour le médicament et le dispositif médical, en incluant le secrétariat, la conseillère juridique, les rapporteurs généraux, etc. Les cadres évaluateurs qui réalisent l'instruction des produits pour le comité sont quatre pour le médicament et trois pour le dispositif médical. Le comité qui se réunit toutes les semaines en réunion plénière et qui est composé des organismes comme la Cnam, la DSS, la DGS, la DGE peut s'appuyer sur les compétences de ces organismes. Nous nous chargeons de l'interface dans les négociations avec les entreprises et nous instruisons les dossiers, mais nos ressources ne se limitent pas à notre équipe permanente, qui a vocation à rester légère.

M. Jean-Patrick Sales, vice-président pour le médicament, du Comité économique des produits de santé. - Nous avions exprimé des réserves concernant cette absence de capacité de contrôle. Les organismes qui distribuent des aides publiques peuvent en faire état, ce qui nous apporterait une réponse. Si nous devions aller vers une expertise supplémentaire, la question des moyens se poserait effectivement, car il s'agit d'une activité vraiment différente.

M. Philippe Bouyoux. - Aucune des aides publiques recensées ne relève directement de nous. Le CIR englobe des questions de secret fiscal. Le CEPS n'aurait ni la capacité ni la légitimité pour le recenser. Une bonne partie des aides sous forme d'investissements passent par bpirance. Elles sont gérées par le SGPI (secrétariat général pour l'investissement) ou le ministère chargé de la Recherche.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - La différence entre aides publiques et investissements publics est très subtile. Je suis surprise que cela ne puisse pas entrer dans l'évaluation du prix.

Concernant les génériques, les prix sont assez faibles. Or nous avons lu dans la presse que la pénurie était liée à ces prix trop bas, qui poussent les industriels à cesser la production. Comment avoir une politique juste de la fixation des prix sans porter préjudice à des produits matures et nécessaire à la santé publique ? Par exemple, l'oméprazole aurait subi sept baisses de prix en dix ans.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Avant que vous répondiez, je vous propose d'écouter les questions des membres de la commission qui souhaitent vous interroger.

M. Bruno Belin. - Le prix du médicament est la clé de la souveraineté que nous recherchons, ainsi que d'une égalité à d'accès aux soins. L'officine se situe en bout de chaîne. Or nous savons que les officines réalisant moins de 1,2 million d'euros de chiffre d'affaires n'ont pas d'avenir, mais que les officines trop grosses ont du mal à être reprises.

Pour la première fois, nous avons connu une baisse de 1 000 du nombre de pharmacies en France. Nous avons inventé les déserts médicaux ; nous sommes en train d'inventer les déserts pharmaceutiques.

Il faut que les officines puissent vivre, mais également les répartiteurs. La répartition est ce qui permet à toutes les spécialités, même en un exemplaire, d'arriver dans toutes les officines de France dans un délai prévu par la loi. Les répartiteurs se rémunèrent sur le médicament. À chaque fois que vous baissez les prix, cela joue sur ces leviers de fin de chaîne, qui sont essentiels pour le malade.

On obère complètement la notion de recherche et développement. L'exemple de l'oméprazole l'illustre bien : le Mopral a provoqué une révolution lors de sa mise sur le march. Il coûtait alors 40 francs la boîte. On a ensuite inventé l'Inexium, etc., et il y a eu de la concurrence, puis des génériques. Les laboratoires ne gagnent plus d'argent dessus. Ils ne peuvent plus faire de R&D car, s'ils font un peu de marge, vous leur imposez une pénalité.

Une jeune pharmacienne, qui avait effectué son stage de première année dans mon officine, part travailler en septembre à Dubaï, car aucun laboratoire français ne peut financer ce type de professionnel de santé engagé dans l'industrie pharmaceutique. Nous perdons aujourd'hui notre matière grise pharmaceutique parce que nous ne sommes pas capables de la financer.

Vous parlez de service médical rendu, mais quand un médicament innovant sort, il n'existe pas de comparateur médical possible, puisque les médicaments anciens sont tous remplacés par des génériques. Il y a une compétition où il faut garantir un prix.

Le prix du médicament est essentiel car nous devons avoir un stock de sécurité en France, notamment en amoxicilline et en paracétamol, que nous savons fabriquer depuis soixante-dix ans. Cela implique un financement, qui ne peut pas venir des officines ni des répartiteurs. Si les financer incombe aux laboratoires à travers le système de répartition, cela implique de jouer sur le prix du médicament.

Mme Patricia Schillinger. - Ma question porte sur l'Europe. Vous avez parlé de la clause de sauvegarde et des aléas de dépenses. Depuis trois ans, nous voyons bien que les contraintes sont nombreuses. Comment le système fonctionne-t-il en Italie, Espagne, Allemagne ? Travaillons-nous ensemble, ou chacun a-t-il des contraintes différentes, notamment concernant l'approvisionnement en produits innovants. La France ne parvient parfois pas à les obtenir car elle ne bénéficie pas du soutien européen.

Comment avancer sur ce marché ? Par exemple, nous savons qu'une seule injection de Zolgensma contre l'amyotrophie spinale infantile coûte deux millions d'euros. Si nous nous regroupions, nous pourrions peut-être obtenir de meilleurs prix. J'ai l'impression que la France est souvent seule sur ce plan.

Mme Alexandra Borchio Fontimp- La politique de fixation des prix menée par la France ne va-t-elle pas nous défavoriser ? Pensez-vous que l'augmentation du prix des médicaments peut enrayer la crise actuelle ? La pénurie de médicaments est un enjeu majeur et paraît essentiel d'en identifier les causes profondes. Quels signaux, même faibles, vous sont remontés, qui laissaient pressentir cette crise ? Quels outils ou méthodes utilisez-vous pour surveiller et prévenir la pénurie ?

Mme Corinne Imbert. - Combien de temps faudra-t-il pour voir les bienfaits de la clause industrielle sur la sécurisation du stock de médicaments ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Étant donné le dimensionnement du comité, vous avez besoin de vous appuyer sur l'expertise de ses membres, organismes qui sont dans à la fois juges et parties. Vous avez précisé que vous ne souhaitiez pas grossir, mais disposer d'une forme d'autonomie pour formuler un avis souverain, y compris sur cette question industrielle et économique, serait pourtant utile. Ne pensez-vous pas qu'il faudrait renforcer vos équipes dans ce domaine ?

L'outil de production se structure sur les médicaments anciens. Si on ne maintient pas les structures de fabrication de ces médicaments parce qu'on ne les prescrit plus ou que le laboratoire n'y trouve plus son intérêt économique, on ne conserve pas dans le territoire les savoir-faire et l'outil industriel, ce qui empêche de produire les nouveaux médicaments.

M. Philippe Bouyoux. - Pardonnez-moi d'avoir insisté sur la notion d'investissements, mais sachez que nous le faisons systématiquement dans un autre cas de figure : nous avons des clauses qui attribuent des avantages conventionnels à des entreprises au titre de leurs investissements. Nous commençons donc par leur demander ce qu'elles appellent un investissement, car il ne suffit pas d'avoir dépensé de l'argent sur un territoire pour que c'en soit un. Nous sommes très vigilants sur ce point. Parallèlement, il faut reconnaître la distinction entre aides et investissements lorsqu'il s'agit de l'État.

Vous avez jugé dommage que ces investissements n'entrent pas en compte dans l'évaluation du prix. Je vous demande : comment voudriez-vous qu'ils soient pris en compte, et dans quel sens ? Si l'on constate qu'un produit a bénéficié d'un investissement public - ce qui signifie que les pouvoirs publics ont considéré qu'il y avait un intérêt stratégique sur ce produit -, faut-il lui accorder des avantages supplémentaires, ou au contraire considérer qu'il a déjà bénéficié d'une aide et que nous ne devons pas lui accorder un effort supplémentaire ? Pour moi, votre logique n'est pas claire.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Ce critère me semble intéressant à prendre en compte. Par exemple, certaines entreprises dites « vertueuses » remplissent certains critères en matière d'emploi, d'égalité hommes/femmes, etc. Les collectivités locales en tiennent compte pour leur verser des aides. Pour le médicament, lorsque des aides conséquentes ont été accordées, il faut en tenir compte, surtout lorsque les exigences des laboratoires en termes de prix sont vertigineuses.

M. Philippe Bouyoux. - Tout ce qui contribue à nous donner une information plus large sur un produit et nous aide à comprendre la revendication des laboratoires est effectivement bienvenu. Cela vaut aussi pour le taux de marge ou le coût de production. Toutefois, nous ne sommes pas dans une application mécanique qui entraînerait que le CEPS accorde ou retire certains avantages.

Nous aurons, je l'espère, de plus en plus de cas d'investissements « verts ». La qualité environnementale du procédé de fabrication n'est pas un critère en tant que tel. Nous essayons d'en tenir compte, mais cela n'apparaît pas directement dans la loi.

M. Belin, vous évoquiez des produits anciens dont la caractéristique commune est, a priori, d'avoir de faibles marges. Il s'agit de produits matures sur lesquels nous avons déjà effectué des baisses de prix, mais ce sont aussi des produits qui, lorsqu'ils étaient innovants, avaient des prix beaucoup plus élevés. Les investissements de recherche ont été largement amortis avec le temps.

M. Bruno Belin. - Lorsqu'il s'agit de paracétamol, de Gaviscon, de Spasfon, oui, car ils ont été créés dans les années 1950 ou 1960. En revanche, le Mopral n'a que vingt ans. Vous savez bien qu'il faut dix à douze ans pour créer un médicament.

De toute façon, l'essentiel est que le public puisse accéder aux médicaments dont il a besoin. On a manqué d'amoxicilline, ce qui a engendré des milliers de cas de surinfections pulmonaires. On manque de choses qui dépassent bien ces questions. On a manqué de paracétamol alors que ce n'est pas cela qui coûte une fortune.

M. Philippe Bouyoux. - Nous nous assurons que la politique de prix que nous conduisons ne vient pas aggraver la situation, mais la pénurie ne se résume pas à une question de prix. Si c'était le cas, il n'y aurait pas de pénuries aux Etats-Unis ou dans tous les pays en même temps alors que les systèmes de prix y sont différents. Même chez nous : le prix de la plupart des produits hospitaliers est libre, sous forme d'appels d'offres pour les produits de GHS. C'est pourtant là qu'il y a le plus de pénuries.

Nous devons veiller à ne pas aggraver la situation. Si certains produits matures, dont les prix ont déjà baissé à plusieurs reprises et dont les taux de marge sont très faibles, subissent un choc de coûts qui fait que leur production n'est plus possible, nous devons agir. L'enjeu, pour nous, est de mobiliser davantage l'article 28 de l'accord-cadre, qui nous permet de procéder à des hausses de prix en cas de risque de retrait.

M. Bruno Belin. - Le prednisolone est un exemple de médicament dont les prix sont écrasants en France, mais pas chez les Anglo-saxons. Pourtant ils en ont, contrairement à nous. 

M. Philippe Bouyoux. - S'il y a un risque de retrait, les laboratoires nous le disent. Si nous considérons qu'il y a un enjeu de santé et que la cause en est le coût, alors nous pouvons procéder à des hausses de prix. L'article 28 de l'accord-cadre pouvait être appliqué de façon quasi mécanique. Dans le contexte actuel, le gouvernement nous demande d'appliquer cette disposition avec davantage de souplesse, en particulier de son alinéa s'en remettant à l'appréciation du comité. Nous croisons une approche de santé publique, pour apprécier l'enjeu de santé (pour cela, nous nous appuyons beaucoup sur les ressources et compétences de la DGS), et une approche portant sur la chaîne de valeur ajoutée (grâce à l'expertise de la DGE) et sur les tensions éventuelles (en nous appuyant sur les analyses des constats de l'ANSM).

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Et la Cnam ?

M. Philippe Bouyoux. - La Cnam est fortement présente dans nos réunions et met à notre disposition ses ressources.

Nous nous servirons de l'alinéa 5 pour appliquer l'article 28 et ainsi déterminer les hausses ciblées sur les produits génériques évoquées par le gouvernement. L'article 65 de la LFSS 2022 nous donne également la possibilité d'agir librement sur les hausses de prix, alors que nos précédents leviers consistaient essentiellement en de la stabilité de prix. Pour des médicaments déjà présents et sur lesquels il existe un risque de retrait, il y a l'article 28, que nous utiliserons de manière plus volontariste en fonction de priorités stratégiques, notamment sur les produits à faible marge, sur les génériques et sur les produits considérés comme critiques.

Madame Imbert, vous nous avez interrogés sur le délai pour percevoir les effets de cet article 65. Il découle du PLFSS 2022 mais n'a pas encore été mis en oeuvre car il posait des questions techniques sur lesquelles nous avons travaillé. Nous avons maintenant un mode opératoire et nous le mettrons en oeuvre dans les prochaines semaines.

Mme Corinne Imbert. - Sous quels délais en attendez-vous les bienfaits ?

M. Philippe Bouyoux. - L'effet sur le prix sera immédiat, puisque nous pourrons accorder un avantage de prix lorsque nous négocierons. En revanche, nous ne verrons pas immédiatement les effets de la politique d'attractivité. Nous verrons plus rapidement les effets de l'article 28, car les entreprises pourront maintenir leur production.

Madame la Présidente, vous avez qualifié nos membres de « juges et parties ». Je préfère dire que les différents membres ont des compétences et des angles d'approche spécifiques. Nous pouvons, sur un sujet donné, demander une expertise au membre le plus compétent sur cette dimension. Face à ces tropismes individuels, le rôle des président et vice-président est de rappeler en permanence quelles sont les orientations générales données par le gouvernement.

Enfin, je n'ai pas dit que nous ne souhaitions pas nous agrandir. Nous avons vocation à conserver une équipe légère, mais nous pourrions bénéficier de plus d'expertise dans certains domaines.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Il n'empêche que la dimension économique et industrielle prend une part plus importante et qu'elle ne fait pas partie de vos fonctionnements classiques.

M. Philippe Bouyoux. - Nous avons effectivement de plus en plus de clauses qui requièrent une expertise industrielle.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci beaucoup pour la qualité de vos réponses. Nous vous ferons parvenir un questionnaire auquel nous vous demanderons de répondre, notamment sur la question européenne de notre collègue Patricia Schillinger.

M. Jean-Patrick Sales. - Nous avons peu de rapports européens avec nos homologues européens. La DGS a participé à des groupes de travail dans le cadre de la présidence française de l'union européenne (PFUE), et c'est peut-être la direction la plus avancée sur ces questions.

M. Philippe Bouyoux. - Dans ces groupes de travail européens, nous avons beaucoup d'échanges sur les méthodologies et sur les politiques, mais pas directement sur le prix des produits. Nous évoquons cela dans le cadre de nos négociations. Parmi les avantages conventionnels que nous pouvons accorder sur un produit, il existe la possibilité de l'aligner sur son tarif européen. Toutefois, nous n'avons généralement connaissance que de son prix facial, non de son prix net.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous en resterons là. Je vous remercie par avance d'apporter des réponses écrites circonstanciées au questionnaire que nous allons immédiatement vous adresser et de nous faire parvenir tout document que vous jugeriez propre à éclairer nos travaux.

Je lève maintenant notre séance, en vous rappelant que nous nous retrouverons, dès cet après-midi, à 13h30 en salle Monory, pour l'audition de M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat

Audition de M. Jérôme Salomon,
directeur général de la santé

(mardi 28 février 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Monsieur le Directeur général, je vous remercie de votre présence aujourd'hui dans le cadre des travaux de la commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française. Nous avons en effet lié la question du médicament, y compris ancien, avec celle du médicament issu de l'innovation. Des questions de coûts entrent notamment en ligne de compte. Ces deux aspects de la prise en charge thérapeutique sont ainsi liés.

Vous êtes accompagné de madame Hélène Monasse, sous-directrice de la politique des produits de santé, de la qualité des pratiques et des soins, et de monsieur François Bruneaux, adjoint à la sous-directrice, que je remercie de leur présence parmi nous.

En application du code de la santé publique, la direction générale de la santé (DGS) est notamment chargée de l'élaboration des objectifs et priorités de la politique de santé publique (elle a été largement mise à contribution ces dernières années de ce point de vue), des politiques relatives aux droits des personnes malades et des usagers du système de santé. Elle veille, en outre, à la qualité et à la sécurité des soins, des pratiques professionnelles, des recherches biomédicales comme des produits de santé.

Dans ce cadre, la DGS contribue à garantir l'accès des patients aux innovations thérapeutiques (c'est une des raisons pour lesquelles nous traitons cette question) et prépare, conjointement avec la direction de la sécurité sociale, les décisions permettant leur prise en charge par l'assurance maladie. Elle participe, plus largement, à la définition de la politique du médicament, sur laquelle nous avons pu voir, depuis le début de nos auditions, que de multiples acteurs institutionnels intervenaient.

Aussi la DGS a-t-elle participé, ces dernières années, à la préparation et au suivi des principales mesures législatives prises pour enrayer les difficultés croissantes d'approvisionnement, telles que l'obligation faite aux industriels de constituer des stocks de sécurité et d'établir, pour chacun des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur qu'ils exploitent, un plan de gestion des pénuries (notamment un système d'alerte, déjà préconisé il y a quelques années, sur lequel nous réfléchissons également). La DGS a en outre contribué à l'élaboration et au suivi de la feuille de route 2019-2022 de lutte contre les pénuries de médicaments.

C'est pourquoi votre audition par la commission d'enquête nous a paru particulièrement importante. Alors que le nombre de médicaments en rupture ou en tension ne cesse d'augmenter, la mission d'information du Sénat, à l'été 2018, avait montré qu'environ 700 médicaments étaient en pénurie réelle, chiffre qui a triplé depuis lors), nous souhaiterions que vous puissiez dresser dans une brève présentation introductive un bilan des mesures prises ces dernières années et un panorama de la situation actuelle, en abordant à la fois questions structurelles et questions conjoncturelles, puisque nous vivons également une conjoncture sanitaire particulière. Quels sont les principaux médicaments touchés par les phénomènes de pénurie ? Pourquoi les mesures prises s'avèrent-elles insuffisantes pour enrayer ces difficultés ? Comment peuvent-elles être renforcées ? Quelles sont concrètement les conséquences de ces difficultés sur la prise en charge des patients, leurs conditions de vie et leur pronostic ?

Je passerai ensuite la parole à Laurence Cohen, rapporteure de la commission d'enquête.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous passer la parole, Monsieur le directeur général, Madame, Monsieur, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Hélène Monasse et MM. Jérôme Salomon et François Bruneaux prêtent serment.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie. Monsieur le Directeur général, vous avez la parole.

M. Jérôme Salomon. - Les enjeux d'accès aux médicaments sont cruciaux dans le monde et en Europe. En France, ils sont au coeur des politiques de santé publique et de sécurité sanitaire, de réponse aux besoins de la population et des patients, des attentes des professionnels de santé, des enjeux de recherche et d'innovation, mobilisant l'ensemble des acteurs de la chaîne du médicament, des industriels jusqu'aux patients en passant par les grossistes répartiteurs et les 21 000 officines présentes sur le territoire national.

L'anticipation et la prévention des risques de pénuries de médicaments est une priorité du ministère chargé de la Santé depuis plusieurs années, évidemment suivie en temps réel. Il s'agit d'un sujet majeur, évolutif, complexe, d'origine multifactorielle, d'ampleur internationale, qui nous mobilise au quotidien.

Permettez-moi d'abord quelques rappels. La pénurie, traduction du terme américain « shortage », est un terme générique. Il n'apparaît dans le code de santé publique que pour désigner les « plans de gestion de pénuries ».

La tension d'approvisionnement n'est pas définie en tant que telle dans les textes. Elle signifie que les stocks de médicaments sont disponibles, mais que les quantités sont insuffisantes pour couvrir les besoins, cette situation pouvant aboutir à une rupture.

Nous distinguons les ruptures de stock des ruptures d'approvisionnement, qui sont codifiées et encadrées par les textes.

La rupture d'approvisionnement est définie à l'article R.5124-49-1 du code de la santé publique comme l'incapacité pour une pharmacie d'officine ou une pharmacie à usage intérieur de dispenser un médicament à un patient dans un délai de 72 heures, après avoir effectué une demande d'approvisionnement auprès de deux entreprises exerçant une activité de distribution de médicaments. Ce délai de 72 heures peut être réduit à l'initiative du pharmacien en fonction de la compatibilité avec la poursuite optimale du traitement du patient.

La rupture de stock est définie comme l'impossibilité de fabriquer ou d'exploiter un médicament (article R. 5124-49-1 du code de la santé publique).

Le sujet est complexe parce que les causes sont multifactorielles. Il existe cinq grandes familles de causes. Les premières concernent les défauts des outils de production. Vient ensuite le manque de matières premières et d'articles de conditionnement. Le troisième facteur a trait à la capacité de production insuffisante et, dans le même temps, à l'augmentation des volumes des ventes. De leur côté, les contrôles de médicaments peuvent ne pas être conformes, à la suite, en particulier, d'inspections. Enfin, la dernière famille recouvre les autres motifs, par exemple les modifications d'autorisation de mise sur le marché (AMM), les arrêts de commercialisation et les enjeux logistiques.

Ces causes différentes appellent des réponses adaptées, qu'il s'agisse d'une situation de monopole, d'une production dans un seul site, d'une augmentation des indications médicales, de la taille des populations traitées, des nouveaux marchés, des besoins en fonction d'enjeux sanitaires, des enjeux de sécurité et de qualité, etc. Nous sommes également responsables de la qualité du médicament et de la sécurité sanitaire des populations traitées.

Les risques de pénuries présentent par ailleurs des facteurs conjoncturels. Une demande et une consommation plus élevées de ces médicaments pèsent évidemment sur leur disponibilité. Tel a été le cas au plus fort de la pandémie de covid-19, au cours des derniers mois pour certains antibiotiques (notamment l'amoxicilline) ou pour les substances à base de paracétamol, dans un contexte de triple épidémie (bronchiolite à VRS, grippe et infection par la covid-19).

Le phénomène n'est pas nouveau. Nous constatons son accroissement lié à la fois à des incitations aux signalements et à des tendances de fond à moyen terme (croissance de la demande des marchés émergents, crises internationales, etc.).

Le nombre de déclarations de ruptures ou de risques de ruptures de stock de médicaments dits d'intérêt thérapeutique majeur (MlTM) n'a cessé d'augmenter ces dernières années. Il a été multiplié par 9 entre 2016 et 2022. Les causes des pénuries de médicaments sont multifactorielles. Elles sont principalement liées à la mondialisation de la production de médicaments, qui entraîne une fragmentation et une complexité accrue de la chaîne de fabrication et d'approvisionnement.

Les augmentations significatives constatées à partir de 2019 s'expliquent en partie par la loi de financement de la sécurité sociale, qui a introduit l'obligation pour les industriels de signaler les risques de rupture le plus en amont possible, mais également par la pandémie de covid-19, qui a accentué les pénuries de médicaments. Ce constat a été aggravé en 2022 par la situation géopolitique, la crise énergétique et la reprise de l'inflation.

Les risques de rupture et les ruptures de stock touchent essentiellement des médicaments commercialisés depuis longtemps, dits médicaments matures, beaucoup moins les médicaments récemment mis sur le marché.

L'ANSM analyse ces signalements et met en oeuvre les mesures nécessaires pour réduire l'impact des tensions d'approvisionnement pour les patients. Ces mesures vont jusqu'à l'importation de médicaments similaires.

Parmi les signalements de ruptures ou risques de ruptures, les classes thérapeutiques les plus touchées ont été, en 2022, le système cardiovasculaire (environ 29 %), le système nerveux (19 %) et les anti-infectieux (14 %).

Il s'agit d'un phénomène international. Je vous donne deux exemples que nos concitoyens connaissent.

Le paracétamol, en premier lieu, fait l'objet de tensions d'approvisionnement depuis plusieurs mois. Les causes de ces tensions reposent notamment sur l'augmentation de la consommation, liée à l'ampleur importante des trois épidémies saisonnières inédites de ces dernières semaines, bronchiolite, grippe et covid-19. L'impact de la situation géopolitique est également à prendre en compte, en particulier pour l'accès au carton et à l'aluminium, matières premières indispensables pour conditionner le paracétamol. Il est frappant de noter qu'en 2022, près de 10 millions de boîtes de paracétamol pédiatrique supplémentaires ont été vendues par rapport à 2021. L'enquête du PGEU (Pharmaceutical Group of European Union) du 10 janvier 2023 montre que la quasi-totalité des pays européens connaît des tensions.

La France, de son côté, est le plus important consommateur de paracétamol parmi cinq pays, que ce soit pour le marché global ou pour les dosages enfants, devant le Royaume-Uni, l'Espagne, l'Italie et l'Allemagne, selon les chiffres d'IQVIA - Midas.

De son côté, l'amoxicilline, seule ou en association à l'acide clavulanique, fait l'objet de fortes tensions d'approvisionnement en France. Les formes les plus impactées sont principalement les suspensions buvables en flacon, qui sont majoritairement prescrites en ville pour les enfants. Les laboratoires expliquent ces tensions en amoxicilline par l'augmentation très importante de la consommation en antibiotiques, couplée à des difficultés sur les lignes de production industrielle. Lors de la pandémie, la demande en amoxicilline avait très fortement diminué, conduisant à une réduction voire un arrêt de certaines lignes de production, qui n'ont pas retrouvé leur capacité d'avant la pandémie.

Ces constats m'incitent à rappeler les enjeux cruciaux de lutte contre l'antibio-résistance, une menace mondiale majeure pour la santé publique selon l'organisation mondiale de la santé (OMS), et l'importance du bon usage des antibiotiques.

Vous avez déjà entendu la HAS et l'ANSM. Je vous rappelle que différentes institutions sont mobilisées en France dans la politique du médicament. Pour accéder au marché, le candidat médicament doit d'abord obtenir l'AMM à la vue de critères d'efficacité, de tolérance (assise sur la notion de bénéfices/risques), de qualité et de sécurité favorables. Elle est délivrée soit par l'Agence nationale de sécurité du médicament et de produits de santé (ANSM), soit par son homologue européen, l'EMA (European Medicines Agency), par procédure centralisée ou de reconnaissance mutuelle. Presque toutes les innovations thérapeutiques font désormais l'objet d'une procédure centralisée. Dans un deuxième temps, interviennent la décision prise par l'assurance-maladie puis la fixation du prix du médicament ayant préalablement obtenu son AMM. La Haute autorité de santé (HAS) intervient notamment sur l'évaluation du SMR (service médical rendu) et de l'ASMR (amélioration du service médical rendu) des médicaments par la Commission de la transparence. Vient ensuite l'évaluation économique et de santé publique (avis d'efficience) produite par la Commission d'évaluation économique et de santé publique (CEESP).

Vous avez entendu ce matin le président du Comité économique des produits de santé (CEPS), qui est un organisme interministériel placé sous l'autorité conjointe des ministres chargés de la santé, de la sécurité sociale et de l'économie. Il est principalement chargé par la loi de fixer les prix des médicaments et les tarifs des dispositifs médicaux à usage individuel pris en charge par l'assurance-maladie obligatoire. Le CEPS est composé de deux sections : la section du médicament et la section des dispositifs médicaux.

Le CEPS, sur la base des travaux de la HAS applique les orientations ministérielles à la fixation des prix. La DGS siège au CEPS, où elle possède une voix.

L'ANSM est l'agence en responsabilité sur la prévention des pénuries de médicaments, en mobilisant tous les leviers à sa disposition (contingentement, recherche de repreneurs d'AMM, autorisations d'importations alternatives, etc.).

Enfin, la DGS s'inscrit au coeur des politiques de santé publique, de sécurité sanitaire, de bataille pour la qualité et de promotion de l'innovation et de la recherche. En tant que tutelle de l'ANSM et par son implication dans tous les domaines de la lutte contre les ruptures de médicaments, elle coordonne et anime la politique menée en matière de lutte contre les pénuries de médicaments. Elle porte notamment le cadre réglementaire dans le code de la santé publique, ainsi que la coordination des actions qui ont été progressivement portées dans le cadre d'une feuille de route pluriannuelle. Les situations préoccupantes sont signalées par l'ANSM et étudiées en réunion hebdomadaire de sécurité sanitaire, présidée par le directeur général de la santé.

Cette situation nécessite une mobilisation des autorités depuis plusieurs années. Des actions fortes sont portées par la France depuis plus de dix ans, avec un dispositif ambitieux. Le décret n° 2012-1096 relatif à l'approvisionnement en médicaments à usage humain du 28 septembre 2012 met en place les obligations suivantes pour prévenir les ruptures. Pour les exploitants, il s'agit de l'obligation d'information de l'ANSM par les exploitants en cas de rupture potentielle d'approvisionnement d'un médicament en précisant les délais de survenue, les stocks disponibles, les modalités de disponibilité et les délais prévisionnels de remise à disposition et l'identification des spécialités pouvant se substituer à la spécialité pharmaceutique en défaut. Il s'agit également de l'obligation d'approvisionner tous les établissements autorisés au titre d'une activité de grossistes-répartiteurs, afin de permettre le respect de leurs obligations de service public et de manière à couvrir les besoins des patients en France. Citons enfin l'obligation de mettre en place des centres d'appel d'urgence, organisés de manière à prendre en charge à tout moment les ruptures d'approvisionnement de médicaments.

Pour les grossistes-répartiteurs, le territoire de répartition est désormais soumis à autorisation du directeur général de l'ANSM. Il doit être compatible avec les obligations de service public. De leur côté, les obligations de service public sont renforcées avec l'approvisionnement en moins de 8 heures le samedi à partir de 14 heures, le dimanche et les jours fériés, et avec la possession de 9/10èmes des présentations des spécialités pharmaceutiques commercialisées en France. Enfin, les signalements des ruptures en médicaments à l'exploitant sont obligatoires.

Ce dispositif juridique a été renforcé en 2016. La France a alors élaboré des mesures de prévention des ruptures pour d'une part renforcer l'implication, les obligations et les responsabilités des différents acteurs de la chaîne du médicament, de l'entreprise pharmaceutique fabricante aux pharmacies d'officine, d'autre part définir la supervision de ce système par l'ANSM.

Ainsi, l'article 151 de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé (LMSS) a introduit, dans le code de la santé publique, des dispositions relatives à la lutte contre les ruptures d'approvisionnement de médicaments (articles L.5121-29 et suivants du code de la santé publique). Ces dispositions créent la notion de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MlTM). Elles imposent, notamment, des obligations spécifiques aux titulaires d'autorisation de mise sur le marché et aux exploitants de ces médicaments, comme l'élaboration et la mise en oeuvre des plans de gestion des pénuries pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, et de les soumettre à l'ANSM.

Le décret n° 2016-993 du 20 juillet 2016 relatif à la lutte contre les ruptures d'approvisionnement de médicaments a, quant à lui, pour objet principal de fixer les critères permettant d'identifier les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur devant faire l'objet d'un plan de gestion des pénuries. Il définit également le contenu de ces plans.

En complément, deux arrêtés des 26 et 27 juillet 2016 ont respectivement fixé la liste des vaccins et celles des classes thérapeutiques contenant des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, devant faire l'objet des plans de gestion des pénuries.

Ces mesures ont été progressivement mises en place à compter de l'été 2016 et au cours de l'année 2017.

La feuille de route 2019-2022 avait pour objectif, de son côté, de « lutter contre les pénuries et améliorer la disponibilité des médicaments en France ». Elle a été construite pour répondre aux préoccupations des Français, autour de 28 actions regroupées en quatre axes :

- promouvoir la transparence et la qualité de l'information afin de rétablir la confiance et la fluidité entre tous les acteurs, du professionnel de santé au patient ;

- lutter contre les pénuries de médicaments par des nouvelles actions de prévention et de gestion sur l'ensemble du circuit du médicament ;

- renforcer la coordination nationale et la coopération européenne pour mieux prévenir les pénuries de médicaments ;

- mettre en place une nouvelle gouvernance nationale.

Les associations de patients, les acteurs de la chaîne du médicament et les autorités nationales compétentes se sont réunis dans des groupes de travail pour mettre en place des actions concrètes. Je souligne que ces actions ont été engagées malgré la crise sanitaire mondiale sans précédent survenue en janvier 2020. Surtout, elles ont été enrichies par des solutions innovantes acquises pendant la pandémie.

Concernant le renforcement des dispositifs juridiques de prévention et de gestion des pénuries de médicaments, je cite :

- le remplacement de médicaments pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) en rupture - dispositif aujourd'hui opérationnel (article 34 de la loi OTSS 2019) ;

- le renforcement de la capacité de régulation de l'ANSM pour lutter et anticiper les pénuries (article 48 de la LFSS 2020), avec le stock de sécurité permanent de deux mois pour tous les MITM et d'une semaine pour les autres médicaments (décret du 30 mars 2021 « stock »), calculé sur les 12 derniers mois glissants hors situation exceptionnelle, avec également des possibilités de dérogations à la hausse ou à la baisse.

- les plans de gestion des pénuries (PGP), outil innovant en France permettant de sécuriser la chaîne d'approvisionnement des principes actifs et des produits finis, tout MITM devant faire l'objet d'un PGP déposé par spécialité, selon des lignes directrices de l'ANSM ;

- le renforcement des sanctions en cas de non-respect des obligations des industriels en matière de lutte contre les ruptures (stock de sécurité, PGP, etc.), sujet autour duquel des sanctions ont été prononcées en 2022 ;

- l'actualisation des lignes directrices par l'ANSM relatives à la détermination des sanctions financières.

En outre, des inspections ont eu lieu en 2022. Je n'en ai pas reçu le bilan définitif. Plusieurs dizaines d'inspections ont cependant été réalisées. Plusieurs ont donné lieu à des écarts par rapport à la gestion des pénuries.

Le deuxième grand axe consiste à promouvoir la transparence et l'information autour des situations de ruptures. Il est majeur, pour nous, d'élargir l'accès des professionnels de santé aux plateformes d'information sur les pénuries, par la mise en place de solutions de partage d'information de disponibilité de médicaments accélérée par la crise de la covid-19 dont DP-Ruptures, développé par l'Ordre des pharmaciens. Un autre exemple concerne la refonte du site internet de l'ANSM afin de le rendre plus accessible au grand public.

Concernant l'axe qui consiste à améliorer la gestion et la sécurisation de l'ensemble de la chaîne du médicament, des travaux ont été engagés pour faire évoluer les modalités d'achat en établissements de santé.

Enfin, le quatrième axe a pour objectif de renforcer la souveraineté sanitaire afin d'éviter les pénuries en santé. Au niveau national, l'accord-cadre 2021-2024 a été signé entre Les entreprises du médicament (Leem) et le Comité économique des produits de santé (CEPS). Il mobilise des leviers pour renforcer le développement et la production des médicaments sur le territoire dans le souci de favoriser une souveraineté et une sécurité d'approvisionnement. Dans le cadre de « France Relance », de nombreux dispositifs visant à redévelopper des productions en France ont été lancés depuis 2020. Le ministère collabore aux différents outils mis en place par la direction générale des entreprises. Ces actions sont un pas décisif vers une plus grande souveraineté de la France et de l'Union Européenne. Je souhaite en outre citer un projet majeur au niveau européen. Le projet important d'intérêt européen commun (Piiec) est un instrument juridique à la disposition des États membres de l'UE qui permet de déroger, sous certaines conditions, aux règles contraignant les aides d'État afin de pouvoir financer directement leurs entreprises.

En conclusion, il y a eu de nombreux temps forts, dès 2012 (prévention), puis en 2016 (MITM), 2017 (plans de gestion), la feuille de route en 2019 et en 2021 (décret stocks). Pour autant, nous avons voulu tirer toutes les leçons de la crise majeure de la covid-19.

Signalons, en premier lieu, l'émergence des préparations hospitalières spéciales (PHS). Lors de la pandémie, le réseau des pharmaciens hospitaliers, l'Établissement pharmaceutique de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, Santé publique France et l'ANSM ont été mobilisés par le ministère afin de permettre la production en urgence de préparations de cisatracurium, curare en rupture de stock. Un scale-up a été réalisé avec un sous-traitant privé pour les besoins des patients sur le territoire. La preuve de concept validée, le Cisatracurium 50 mg a été mis sur le marché en moins de trois mois. Quatre lots de 200 000 ampoules de Cisatracurium ont été distribués en juillet 2021 et quatre lots de 200 000 ampoules en 2022. Cette expérience, menée et réussie pendant la crise, a été pérennisée par l'article 61 de la LFSS 2022.

Un décret en Conseil d'État précise les modalités de mise en oeuvre. Ce décret définit les conditions d'autorisation temporaire des PHS pour des établissements pharmaceutiques, l'Ageps ou la pharmacie centrale des armées, habilitées à partir d'un cahier des charges. L'autorisation temporaire est délivrée soit par l'ANSM, soit par le ministre de la Santé. Ce texte est en cours de concertation, en vue d'une publication au second semestre 2023.

Une autre solution innovante issue de la crise concerne le partage d'informations. Durant la crise de la covid-19, de nombreuses mesures de la feuille de route ont vu le jour (par exemple, la plateforme e-Dispostock de suivi de certains produits de santé en PUI, qui permet la remontée de ces stocks et une supervision à la fois régionale par les ARS/Omédits et nationale).

Enfin, les premières actions de relocalisations ont été prévues. Le plan de relance engagé par le Gouvernement a été lancé pendant la crise. Il repose sur quatre piliers : améliorer notre compétitivité pour localiser davantage d'activités en France ; faire de la transition écologique un avantage comparatif ; moderniser notre appareil de production ; innover pour nous positionner sur des marchés d'avenir.

Dans le cadre de nombreux dispositifs visant à redévelopper des productions en France, les choix se sont portés pour une relocalisation des médicaments utiles dans la prise en charge des patients atteints de la covid-19 et la production des vaccins contre la covid-19 (sous-traitance). Ces actions sont extrêmement importantes pour la France. Elles sont un pas décisif vers une plus grande souveraineté de la France et de l'Union Européenne. Elles s'inscrivent pleinement dans la logique européenne.

Enfin, vous savez combien la DGS est active sur le champ de la logique européenne. L'enjeu est le renforcement de la coopération européenne. La pandémie a permis l'émergence d'une Europe de la Santé, le renforcement du rôle de l'Agence européenne du médicament et la création de HERA, agence de réponse aux crises de la Commission européenne. HERA nous pousse à tirer toutes les leçons de cette crise sanitaire mondiale. La réponse aux pénuries de médicaments ne peut être uniquement nationale. La garantie de la disponibilité des médicaments et des produits de santé est en effet un axe majeur pour tous les patients de l'Union Européenne.

Dans le cadre de la stratégie pharmaceutique pour l'Europe, la Commission a annoncé une proposition de texte au cours de ce trimestre. La France est au rendez-vous et reste très impliquée sur ce chantier, afin de promouvoir les mesures développées au niveau national (renforcement des obligations d'approvisionnement et de transparence, obligation de PGP au niveau de l'UE pour tout médicament essentiel, cartographie européenne des chaînes d'approvisionnement). Les textes sont actuellement en relecture interservices de la Commission. L'approbation par les commissaires est prévue le 29 mars 2023.

Mesdames et Messieurs, le bilan de la mobilisation et des actions menées en France depuis plus de dix ans pour anticiper et réduire l'impact des tensions sur les médicaments est important. Nous devons cependant nous adapter à un contexte particulièrement évolutif. Nous tirons toutes les leçons de la pandémie et sommes pleinement mobilisés face aux difficultés rencontrées pour mieux anticiper, accroître encore notre réactivité, intégrer davantage la dimension saisonnière, disposer d'une cartographie des risques, sécuriser au mieux les produits à fort enjeu de santé publique, renforcer et approfondir la feuille de route, avec des solutions pré-armées et une cinétique d'action efficace, mieux informer et accompagner les patients, premiers concernés et acteurs clés, et bien entendu collaborer de façon efficace et en temps réel avec tous les professionnels de santé, avec une attention toute particulière pour les prescripteurs et les pharmaciens. Nous devons nous préparer à gérer au mieux les situations difficiles à venir, en renforçant la réponse européenne.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie pour ce tour complet et la remise en perspective de l'ensemble des décisions d'évolutions réglementaires et législatives. Je donne immédiatement la parole à ma collègue rapporteure.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci, Madame la Présidente. Monsieur le Directeur général de la santé, je vous remercie pour vos explications extrêmement fournies. Nous avons vu votre mobilisation et celle de vos services pleine et entière. Compte tenu de l'ensemble des mesures que vous avez mises en avant, précisément, comment expliquez-vous que la situation continue de se dégrader ? N'y a-t-il pas eu un manque d'anticipation ? Je pense notamment à la convergence de trois risques importants, la covid-19, la bronchiolite et la grippe. Il ne s'agissait pas d'un scoop, pour le monde de la santé, que d'assister à ce type d'infections hivernales, même si elles ont été simultanées. Ne pensez-vous pas, par conséquent, qu'il y a eu un manque d'anticipation ?

Dès lors que la presse s'est fait l'écho de nombreuses pénuries, par ailleurs, les plus emblématiques ayant concerné le Doliprane et l'amoxicilline, n'avez-vous pas été saisis, en amont, par des personnels de santé qui se sont inquiétés ? Je pense au milieu hospitalier, qui avait vu les menaces arriver et sentait que les productions internes à l'hôpital feraient défaut. Avez-vous été alertés en amont ? Si la réponse est affirmative, avez-vous pu ou non réagir ?

Les pénuries touchent un grand nombre d'aires thérapeutiques. Les associations de patients et la Ligue contre le cancer font état de pertes de chances importantes. Mettez-vous en place un suivi des conséquences sanitaires des pénuries ? Sous quelle forme pouvez-vous mettre en oeuvre ce dispositif ? Finalement, quel bilan sanitaire dressez-vous des phénomènes de pénurie constatés ? Je ne parle pas des plus récents. Ils durent depuis une dizaine d'années. Possédez-vous une évaluation des conséquences sanitaires ?

Les autres questions concernent davantage le moratoire sur les baisses de prix des génériques stratégiques. Estimez-vous que les prix des spécialités matures soient véritablement trop bas ? La commission d'enquête est extrêmement sensible à ces sujets. En effet, il est question d'une pénurie de produits matures, mais pas au niveau des produits innovants. Il est indiqué que les prix des produits matures sont trop faibles, expliquant en partie les difficultés rencontrées. Corroborez-vous ou non cette analyse ? En contrepartie des hausses de prix, en outre, les industriels doivent s'engager sur une sécurisation de l'approvisionnement du marché français. Cette volonté vous paraît-elle réaliste dès lors que les fabricants de principes actifs sont parfois en situation de monopole ?

En outre, la LFSS pour 2022 permet d'intégrer l'implantation industrielle comme critère dans la négociation des prix. Cette mesure était d'application directe, mais il semblerait qu'elle ne soit pas encore mise en oeuvre. Pourquoi ?

Enfin, nous avons été alertés sur la pénurie structurelle d'un médicament vital pour les patients qui en ont besoin. Il s'agit du plasma. Les prélèvements effectués sous l'égide de l'Établissement français du sang (EFS) sont insuffisants pour faire face au besoin. Le laboratoire de fractionnement et des biotechnologies (LFB) est un producteur français et public. À ce titre, il devrait être à même de satisfaire l'ensemble des besoins des Françaises et des Français. Malheureusement, la situation est compliquée. Je souhaiterais connaître votre analyse et la façon dont vous entendez remédier à cette pénurie, qui pèse lourdement sur la qualité des soins prodigués aux patients concernés. Au sein de cette commission d'enquête, nous sommes extrêmement préoccupés par les risques encourus par le LFB, qui pèsent de façon induite sur l'ensemble du système national du don du sang. Nous sommes toutes et tous très attachés à ce service public et au principe du don gratuit, qui constituent une particularité que nous souhaitons défendre au niveau de notre pays.

M. Jérôme Salomon. - Je commence par préciser un point important. Nous avons cité les deux pénuries récentes qui ont été fortement médiatisées, de façon légitime puisqu'il s'agit de deux molécules auxquelles nos concitoyens sont extrêmement attachés, l'amoxicilline et le paracétamol. La situation s'améliore. Il est important de le signaler. La situation s'améliore nettement sur le front de l'amoxicilline. Elle est presque normalisée sur le front du paracétamol. Il est frappant de constater que, du point de vue des habitudes de prescription et des habitudes de « consommation », les Français sont attachés à un certain nombre de molécules. Nous devons y être attentifs. Nous devons également être attentifs aux particularités internationales. Les pratiques sont différentes en effet chez nos voisins ou aux États-Unis.

Avons-nous été victimes d'un défaut d'anticipation ? Nous avons traversé une pandémie sans précédent. Le fait de subir trois épidémies simultanément était quasiment inédit en France. Les conséquences de la pandémie sur la production industrielle intervenues parallèlement ont probablement conduit à la situation extrêmement tendue enregistrée notamment à l'automne.

Nous essayons d'anticiper. La DGS et l'ANSM ont la volonté absolue de disposer du plus grand nombre d'informations en amont. Concernant l'anticipation par les professionnels, nous sommes en contact avec eux de façon permanente. Nous tenons donc compte de l'ensemble des signaux émis, tant par les professionnels de santé de ville que par les professionnels de santé hospitaliers. Je saisis l'occasion pour évoquer nos collègues en charge des préparations magistrales. Il s'agit d'une spécificité française que de posséder une quarantaine d'officines capables de les fabriquer.

Elles se sont révélées extrêmement utiles. Certes, la contrainte est particulière. L'investissement de la part des pharmaciens est significatif. Il s'agit cependant d'une force dans la crise d'avoir mis en avant à la fois les préparations hospitalières spéciales et les préparations magistrales par des officines de ville. Ces dernières ont permis de produire de façon considérable les médicaments dont les Français avaient besoin. Je salue les pharmaciens d'officine.

Concernant les conséquences, il est important de rappeler que la consommation d'antibiotiques est liée à la croissance des résistances. S'agissant des pertes de chance pour les patients, le phénomène évidemment nous préoccupe. Nous tentons de le mesurer. La mesure est néanmoins complexe pour plusieurs raisons. En premier lieu, les absences totales de traitement sont relativement rares. En revanche, nous souhaitons que les patients et les professionnels de santé nous signalent ces pertes de chance. Des travaux ont déjà été réalisés, en particulier par des sociétés savantes dans le champ du cancer. Je souhaite rappeler deux points. Tout d'abord, tout effet indésirable grave en France peut être déclaré par l'ensemble des Français. Il existe un portail de signalement dédié, qui bascule ensuite vers l'ANSM. En outre, les académies, en particulier l'académie de pharmacie, sont mobilisées sur le recueil d'événements indésirables graves. Certains CHU ont également mené des travaux. La Ligue contre le cancer, de son côté, a examiné les conséquences sur la survie du patient lorsqu'il était difficile de se fournir certains médicaments. Le dispositif de suivi permanent de l'état de la population fait par conséquent partie de nos enjeux, selon l'approche de pharmacovigilance de l'ANSM, mais également selon une approche de santé publique. Cette dernière peut être portée par Santé publique France sur le champ de l'évolution de la résistance aux antibiotiques ou par l'Institut du cancer en cas de difficulté de prise en charge.

Je saisis l'occasion pour rappeler que la France est l'un des plus importants consommateurs d'antibiotiques. Les prescriptions et l'adhésion du patient à son traitement doivent être parfaites. Je salue le rôle des médecins prescripteurs et des pharmaciens dans le domaine.

S'agissant de la polémique sur les prix, votre question recouvre deux aspects. Un premier sujet concerne le prix des médicaments matures qui serait trop faible. Une seconde question porte sur le prix réel de l'innovation. Sur ces deux questions, la Première ministre a lancé une mission il y a quelques jours. Nous serons attentifs à ses conclusions. Ma position de DGS est particulière. Il est extrêmement difficile de savoir à quoi correspond le prix de l'innovation. Un article, publié dans le British Medical Journal il y a quelques jours, nous interroge collectivement sur la construction du prix de l'innovation. Ce travail de recherche reprend l'histoire des grandes entreprises pharmaceutiques. Il s'interroge sur le fait que le prix de l'innovation recouvre objectivement d'autres dépenses que celles consacrées à la recherche et à l'innovation.

En outre, la question se pose des avantages cliniques et thérapeutiques qu'apporte l'innovation. Les innovations peuvent être extrêmement intéressantes sur le plan médical sans nécessairement être coûteuses.

Une réponse partielle aux enjeux du prix du médicament passe par l'Europe. Nous avons fortement encouragé le partage d'informations au niveau européen. De nombreux groupes de travail ont eu lieu. La DGS soutient la mise en oeuvre d'un règlement pour renforcer le rôle de l'Agence européenne du médicament. Nous sommes ambitieux pour cette agence.

Il existe, de surcroît, une nouvelle agence de réponse aux crises, l'autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire, HERA, directement rattachée à la commissaire Santé de l'Union européenne. Le DGS et le DGE participent aux boards d'HERA. Nous pesons pour disposer de mesures incitatives optionnelles permettant à cette agence de stimuler la mise sur le marché de molécules. Nous sommes très impliqués dans ces travaux. Nous avons également poussé pour que, sur la base du volontariat, des États membres puissent procéder à des achats et des négociations de prix conjoints. Enfin, sur la fixation des prix, qui n'entre pas dans le champ de compétences de l'Union européenne, nous menons une réflexion sur une cartographie commune, sur une réponse aux crises, sur le renforcement du cadre de lutte et sur la place d'HERA pour acquérir des stocks donnant des capacités de réponse en situation de crise, notamment dans le champ des antimicrobiens.

La réponse est donc européenne. La DGS est en première ligne dans l'évolution du paysage européen.

Vous avez évoqué, par ailleurs, le modèle français dans le champ des produits sanguins labiles et des médicaments dérivés du sang. Je distingue ces deux sujets. Les produits sanguins labiles présentent un enjeu d'autosuffisance pour nos concitoyens. Il s'agit de disposer de poches de sang en cas de besoin. Les donneurs, en France, vieillissent. Nous devons mobiliser de nouveaux donneurs. Je remercie celles et ceux qui se mobilisent pour donner leur sang. De son côté, le LFB se voit fournir le plasma par l'EFS. Ce producteur est impliqué dans la production de médicaments dérivés du sang sur un marché mondialisé. Une mission d'inspection est en cours sur la chaîne constituée de l'EFS et du LFB pour s'assurer que le modèle français solidaire est maintenu. La question du marché des médicaments dérivés du sang, quant à elle, constitue un enjeu de concurrence européenne et mondiale auquel nous sommes attentifs. En revanche, nous ne sommes pas dans l'autosuffisance des médicaments dérivés du sang, le marché étant mondialisé. Nous faisons appel à des importations le cas échéant.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci, Monsieur le Directeur. J'ai posé une question sur les pertes de chance. Je pense avoir compris que le dispositif que vous avez mis en place est un dispositif d'inventaire, avec un portail et une approche de pharmacovigilance et de santé publique. La Ligue contre le cancer va plus loin, évoquant une vie raccourcie. Existe-t-il par conséquent un autre dispositif ?

Vous avez évoqué, par ailleurs, les préparations magistrales. Vous avez précisé que certaines conditions devaient être respectées. Notre commission doit certes dresser un bilan, mais ouvrir également des pistes de réflexion. Ne serait-il pas intéressant, par conséquent, d'approfondir ces possibilités de production de médicaments, en donnant par exemple davantage de moyens à l'Ageps ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je donne également la parole aux membres de la commission d'enquête qui souhaitent vous interroger.

Mme Corinne Imbert. - Merci, Madame la Présidente. Je souhaite évoquer le cas concret du vaccin contre la grippe à l'automne 2020. Les officines précommandent des vaccins en janvier 2020. Dès le mois de juin 2020, les laboratoires annoncent aux pharmaciens l'impossibilité de commander davantage de vaccins. La campagne de vaccination débute en octobre 2020. Quelle a été l'action de la DGS ? Pourquoi n'avons-nous pas été capables de demander aux laboratoires de commander davantage de vaccins contre la grippe, tandis que la demande s'annonçait plus importante que les années précédentes ?

Mme Émilienne Poumirol. - Je reviens sur HERA. Des préconisations et des orientations précises ont-elles été prises depuis sa création ? S'agissant de la production par l'Ageps ou la pharmacie centrale des armées, pensez-vous qu'il soit possible d'envisager une production publique des médicaments sur liste, qui permettrait d'anticiper les ruptures et de réduire les coûts ?

Mme Patricia Schillinger. - Ma question est taquine. Vous avez indiqué que la France consomme davantage d'antibiotiques que ses voisins européens. Les médecins bénéficient-ils d'une aide financière en prescrivant davantage d'antibiotiques ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je me permets de compléter par quelques questions. Nous savons que, parmi les médicaments anticancéreux, le prix du Fluorouracile est 5 à 10 % plus élevé en Allemagne, 50 à 100 % plus élevé dans les pays nordiques. Or nous rencontrons une difficulté d'approvisionnement concernant ce médicament, qui présente pourtant un intérêt thérapeutique majeur. Le prix du médicament constitue par conséquent un élément essentiel. Quel est votre regard sur le sujet ?

Ma deuxième question concerne les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur. Ils représentent environ 50 % des médicaments en France. La révision engendrera probablement une restriction du nombre de ces médicaments. Quel est l'état des réflexions sur le sujet ? 6 000 produits sous contrainte représentent en effet un sujet.

Enfin, ma troisième question porte sur la gouvernance. Les interlocuteurs sont multiples. Il existe une difficulté de gouvernance. Il manque un chef de file identifié. Aux États-Unis, par exemple, la Food and Drug Administration (FDA) décide que, pour un certain nombre de médicaments, la date de péremption peut être allongée. Les délais sont rapides. La question de l'agilité revient souvent. Dans les périodes de difficultés conjoncturelles, en particulier, l'agilité doit primer.

M. Jérôme Salomon. - Je commence par vos questions, Madame la Présidente. Je suis d'accord au sujet de l'agilité. En revanche, des procès sont régulièrement intentés contre la FDA, accusée de mélanger soutien à la recherche, rôle de « gendarme », rôle de régulateur, etc. La question est de savoir si les temps du circuit du médicament doivent ou non être scindés, qui est particulièrement complexe. L'animation existe. Nous n'avons pas cité l'ensemble des acteurs du gouvernement (direction de la sécurité sociale DSS, assurance-maladie, direction générale des entreprises DGE, direction générale de la recherche et de l'innovation DGRI). Je ne suis pas certain, en tout état de cause, qu'un modèle soit plus performant que les autres modèles. Le sujet mérite d'être interrogé.

Sur le sujet des listes, la question de la criticité médicale se pose. Nous ne pouvons pas nous substituer aux spécialistes. Nous avons mobilisé les sociétés savantes, seules à même de dresser la liste des médicaments indispensables. Nous les remercions pour ce travail. Cela étant, la réflexion devrait également être européenne. Par ailleurs, il existe un second aspect, relatif à la criticité industrielle. Le médicament peut être critique sans poser de difficulté de production ou d'accès. Dans ce cas, il existe deux filtres. Le médicament est-il indispensable ? Est-il potentiellement critique ? En termes industriels, le mot « critique » ne signifie pas nécessairement que le médicament est produit loin de France ou loin de l'Europe. L'ANSM peut par exemple identifier une situation de monopole problématique, même si l'unique usine est située à proximité.

Je ne suis pas certain que le grand nombre de médicaments dans la liste représente une difficulté. Certes, la liste est longue. Nous disposons cependant de leviers face au MITM, avec des plans de gestion, des stocks, etc. Nous sommes potentiellement plus actifs.

Vous avez posé la question des prix. Le vaccin antigrippal saisonnier repose sur le pari de la circulation des virus grippaux de la saison épidémique suivante dès le mois de février. Les virus circulant dans l'hémisphère sud sont vus comme les virus qui circuleront dans l'hémisphère nord l'automne suivant pour respecter le délai incompressible de fabrication des vaccins. Les pharmaciens et le Gouvernement ont donc peu de temps pour décider. Jusqu'à présent, les pharmaciens commandaient leurs vaccins de façon responsable, en tenant compte de leur patientèle. En 2020, la situation était particulière. Un contrat Santé publique France est venu en complément de l'État. Nous avons reproduit ce cas de figure en 2021 et 2022. Nous pouvons ainsi nous rapprocher des officines pour anticiper la saison. La grippe reste néanmoins un virus mutant. Nous pouvons rencontrer des surprises. Il est par conséquent difficile d'anticiper les saisons grippales.

Vous avez parlé des achats et de la place d'HERA. Il s'agit d'une agence nouvelle à laquelle je participe, extrêmement mobilisée sur les situations d'urgence face aux crises. Des fonds européens ont été mobilisés sur la constitution de stocks. Nous sommes mobilisés par conséquent sur la question des stocks dédiés à des situations d'urgence sanitaire et, plus généralement, dans les réponses aux situations de crise.

S'agissant du Fluorouracile, je ne suis pas informé d'une demande de modification de prix. Le sujet est essentiellement hospitalier. Nous ferons le point sur le sujet. Nous vous répondrons par écrit.

Je reviens aux questions de madame la rapporteure, qui souhaitait en premier lieu que je reprécise le modèle de surveillance. L'événement indésirable grave classique est lié à un médicament pris tandis qu'il n'aurait pas dû l'être ou à un médicament manquant. La difficulté concerne la question de la présomption : un événement de santé imprévu est-il lié ou non à la non-prise d'un médicament ? Je prends l'exemple caricatural d'une méningite, sans antibiotiques disponibles. Il s'agit d'un effet indésirable gravissime avec décès. Ces événements remontent systématiquement. Le système n'est donc pas dédié à l'absence de médicament. Le système de surveillance porte en revanche sur les effets secondaires d'un médicament et sur les effets de la substitution ou de l'absence d'un médicament. Il assure de surcroît une surveillance de l'état de santé de la population. Les survenues d'événements graves remontent systématiquement, notamment par les ARS. Le dispositif n'est pas passif ; il permet une surveillance permanente, tout signalement grave étant étudié sans délai en réunion de sécurité sanitaire.

Vous avez évoqué, à plusieurs reprises, la possibilité de constitution d'un pôle public. La réflexion me paraît essentielle. Je me permets de citer le rapport complet et récent de Laurence Cohen. Il existe plusieurs exemples, au Brésil, aux États-Unis, en Inde et en Suisse. Ils nous permettent de faire avancer notre réflexion sur la possibilité de révisions de prix tout au long de la vie d'un médicament. De son côté, le modèle américain est intéressant, même s'il pose des questions sur le traitement équitable des laboratoires. Je souhaite en outre ajouter un élément de temporalité. Vous avez cité les préparations magistrales. Il existe également les préparations hospitalières spéciales. Le champ des officines et le champ de l'hôpital sont extrêmement différents. Ces deux dispositifs me paraissent fondamentaux car ils permettent de réagir rapidement. Le temps est différent de celui de la création potentielle d'un pôle public de fabrication qui serait pérenne. Il est différent également du temps de relocalisation d'une entreprise. Dans ce cas, la réponse est rapide et opérationnelle. Il s'agit d'un bel exemple de réponse agile, en particulier si nous devons rapidement déclencher une production dans le cadre du plan blanc du médicament. La réflexion sur un pôle public de production doit ainsi être menée ; néanmoins, je pense que le fait de disposer de solutions déjà testées est fondamental.

Je n'ai pas beaucoup parlé de l'avenir. Vous m'avez interrogé sur la manière d'améliorer encore la situation. Je suis extrêmement modeste et humble au regard de la situation évolutive et multifactorielle que nous connaissons. Les enjeux, de surcroît, sont mondiaux. Les solutions ne peuvent, de leur côté, qu'être européennes. Nous avançons néanmoins sur de nombreuses pistes avec le ministre, qu'il a partagées il y a quelques jours avec l'ensemble des acteurs.

La première piste est celle de la liste des médicaments critiques, sur laquelle nous devons aboutir désormais dans les prochaines semaines.

La deuxième piste est tout aussi fondamentale pour patients et professionnels. Il s'agit de renforcer la communication et l'information. L'absence d'information est source de stress pour le pharmacien et son client. L'enjeu des logiciels est de renforcer l'information des pharmaciens d'officine. Nous devons pousser l'information depuis l'ANSM. Il en va de même pour les établissements de santé. Des groupes de travail sont en place sur le sujet. Ils associent notamment les associations de patients.

Le troisième axe est celui du plan blanc face à une crise. Il s'agit de répondre aux crises de façon plus puissante, puisqu'à l'échelle européenne (avec HERA et l'EMA, notamment). Au niveau national, l'ANSM disposerait en outre de solutions à mettre en action face à une crise majeure.

Enfin, nous devons davantage tenir compte de la saisonnalité. Il existe en effet des pics de consommation. L'anticipation par les professionnels, les sociétés savantes, les hôpitaux est essentielle. Il s'agit en outre d'anticiper les signaux faibles émis par les acteurs en amont du circuit.

Je tiens à être précis. Une partie de la réponse passe par les bonnes pratiques et le bon usage, comme éviter l'automédication, par exemple.

Enfin, l'axe de la production est évidemment essentiel. Il n'entre cependant pas dans le champ de la DGS.

Par ailleurs, une mission est en cours sur les génériques. Nous sommes mobilisés sur la partie relative à la santé publique. Enfin, l'article 65 de la LFSS 2022 est en cours de mise en oeuvre. Il permet de cibler les médicaments concernés et les engagements d'approvisionnement associés.

Les sujets sont extrêmement complexes. La France est probablement un des pays les mieux structurés pour répondre aux enjeux de pénurie, avec des innovations qui intéressent nos voisins européens et que nous portons pour une action européenne concertée face aux crises.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie pour la précision de vos réponses. Je vous invite à apporter des réponses écrites au questionnaire que nous vous ferons parvenir. Vous pourrez aborder tout sujet que vous jugerez utile en complément.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition du Pr Pierre Albaladejo,
président de la Société française d'anesthésie et de réanimation,
de Mmes Sophie Beaupère, déléguée générale d'Unicancer,
Yvanie Caillé, fondatrice et vice-présidente de Renaloo,
M. Pierre Chirac, rédacteur de la revue Prescrire
et du Pr Luc Frimat, président de la Société francophone de néphrologie, dialyse et transplantation

(mercredi 1er mars 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous nous retrouvons pour une audition plénière de la commission d'enquête sur la pénurie de médicaments dans le cadre d'une table ronde intitulée « Regards croisés sur les pénuries de médicaments ». Vous êtes issus d'horizons différents, et c'est ce qui nous intéresse.

Aujourd'hui, nous entendons plusieurs associations ou organismes, que nous pourrions qualifier de « grands témoins » des pénuries de médicaments et de leurs conséquences.

Nous avons jusqu'à maintenant recueilli les constats et les analyses des acteurs institutionnels : l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), la Haute Autorité de santé (HAS), le Comité économique des produits de santé (CEPS) et la direction générale de la santé (DGS).

Ce sont aujourd'hui les acteurs de terrain, les usagers et prescripteurs des médicaments, issus de divers secteurs médicaux, que nous entendrons, afin de vérifier la convergence - ou la divergence - de ces constats.

Sont présents autour de la table :

- Professeur Pierre Albaladejo, président de la Société française d'anesthésie et de réanimation (SFAR). Votre association s'est donné pour mission de promouvoir la recherche et les bonnes pratiques dans le domaine de l'anesthésie et de la réanimation. Ce n'est hélas pas la première fois que vous tirez la sonnette d'alarme sur le sujet des pénuries de médicaments, puisque dès 2011, vous dénonciez, je cite, « l'intensification des ruptures, déjà récurrentes », mais aussi « ce que l'on voit arriver : l'arrêt commercial pour raison économique touchant des produits indispensables et sans alternatives », ou par manque de matières premières. Vous nous direz si ces prédictions se sont vérifiées et nous donnerez votre appréciation sur les mesures qui ont été - ou non - prises pour y remédier.

- Mme Sophie Beaupère, déléguée générale d'Unicancer, qui fédère les dix-huit centres de lutte contre le cancer. L'une des missions de ces centres est de permettre au plus grand nombre de personnes touchées par le cancer d'avoir accès à des soins innovants et de qualité, notamment par une politique d'achat spécifique, par des programmes de recherche et essais cliniques, et par la mutualisation des connaissances et des expériences. Vous pourrez nous parler des pénuries qui frappent aujourd'hui plusieurs traitements anticancéreux essentiels et nous préciser l'importance des pertes de chance qui en résultent pour les patients. Vous nous direz aussi si le système français garantit, selon vous, un bon accès aux médicaments innovants, qu'il s'agisse de leur autorisation ou de leur tarification.

- M. Pierre Chirac, rédacteur de Prescrire, édité par l'association « Mieux prescrire ». Prescrire s'est donné pour mission d'apporter une information de qualité aux professionnels de santé dans l'exercice de leur activité, notamment en ce qui concerne les médicaments. Vous publiez notamment un palmarès des médicaments apportant de réels progrès thérapeutiques, et faites une revue des nouveaux traitements disponibles. Vous pourrez évoquer devant nous l'impact de l'innovation sur l'accès aux soins et nous éclairer sur le différentiel thérapeutique réel entre médicaments innovants et médicaments matures. Peut-être pourrez-vous aussi évoquer l'intérêt et les dangers de la substitution d'un traitement par un autre, parfois incontournable dans un contexte de tensions sur l'approvisionnement.

- Professeur Luc Frimat, président de la Société francophone de néphrologie, dialyse et transplantation (SFNDT). À un contexte d'accès à la dialyse fortement compliqué s'ajoute la pénurie d'un traitement antirejet important, le Bélatacept. Vous pourrez nous présenter plus en détail ces cas de ruptures d'approvisionnement et la manière dont les professionnels peuvent y trouver des solutions.

- Mme Yvanie Caillé, fondatrice et vice-présidente de Renaloo, association de patients atteints de maladies rénales, qui gère notamment un site internet de partage d'informations. Votre association vise à assurer l'information et l'accompagnement des patients, notamment sur les traitements disponibles - ou indisponibles - et à relayer les difficultés rencontrées. Vous pourrez nous en dire plus sur l'impact très concret des pénuries sur la santé publique et la perte de chance, et sur les mesures qui sont prises pour y remédier.

Sur les différents points évoqués, nous souhaitions que vous puissiez témoigner de manière concrète de votre expérience et des situations que vous rencontrez au quotidien.

Vous aurez chacun tour à tour la parole pour un propos introductif d'environ cinq minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera des questions plus précises.

Nous vous demanderons également de bien vouloir nous retourner des réponses écrites en complément de cette audition.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, chacun votre tour, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Pierre Chirac, Luc Frimat, Mme Sophie Beaupère, M. Pierre Albaladejo et Mme Yvanie Caillé prêtent serment.

Vous avez la parole pour environ cinq minutes.

M. Pierre Chirac, rédacteur de Prescrire. - Les premiers articles de Prescrire sur les pénuries de médicaments datent de 1999. Nous en avons publié une centaine depuis. Il ne s'agit donc pas d'un problème nouveau, mais son aggravation était prévisible.

Tant mieux si, en France et au niveau européen, un certain nombre d'initiatives voient le jour pour trouver des solutions à ce problème, même si celui-ci n'a malheureusement fait que s'aggraver.

Le nombre de médicaments en rupture de stock n'a fait que s'alourdir, posant des problèmes considérables à certains patients et aux soignants, qui passent de plus en plus de temps à essayer de pallier ces pénuries.

Il y a quelques jours, le groupe pharmaceutique de l'Union européenne a publié une enquête réalisée auprès des États membres : en moyenne, les pharmaciens passent près de sept heures par semaine à essayer de résoudre ces pénuries, ce qui n'est pas la meilleure utilisation de leurs compétences. Ils commencent d'ailleurs à demander à être rémunérés pour cela.

Dans la quasi-totalité des 29 pays ayant répondu à l'enquête, les pharmaciens considèrent que cela occasionne des détresses chez les patients, 90 % des interruptions de traitement, 58 % des traitements sous optimaux, 35 % des erreurs médicamenteuses, 21 % des effets indésirables et 4 pays sur 29, soit 14 %, signalent même des décès.

Le problème le plus important pour les patients réside dans le fait de ne pas avoir accès à des médicaments essentiels.

On peut parfois les remplacer par des médicaments équivalents, mais pas toujours : soit ils n'ont pas la même balance bénéfice-risque, soit ils n'ont pas le même dosage, soit il existe des problèmes d'information dus à la langue. Je pense que ce sont ces patients en détresse qui poussent le plus les responsables politiques à faire quelque chose.

Les soignants perdent du temps en prescrivant des médicaments qui ne sont pas disponibles. Les pharmaciens sont obligés de trouver des alternatives à l'hôpital ou en ville. Bref, la situation de terrain est insupportable, et cela fait plus de vingt ans que cela dure, qu'il s'agisse de médicaments ou des vaccins.

Il est grand temps de trouver des solutions pérennes qui prennent en compte l'ensemble de la problématique. Ce sera probablement au niveau européen, mais il faut absolument que des États membres - pourquoi pas la France ? - soient leaders pour pousser l'Europe à adopter des mesures pérennes et efficaces.

M. Luc Frimat. - Vous avez parlé de criticité : cela peut se poser lorsqu'on est face à un patient, au bloc opératoire ou en consultation, mais il ne faut pas oublier la problématique des maladies chroniques, qui vont imposer un traitement aux patients durant dix, vingt, trente ans. C'est ce témoignage que je souhaite apporter aujourd'hui.

Vous avez évoqué la problématique du Bélatacept, médicament immunosuppresseur utilisé dans le cadre des transplantations rénales. La transplantation rénale représente 45 000 patients en France et 55 000 patients dialysés. Ces 90 000 patients représentent le stade le plus avancé de la maladie rénale chronique, lorsque les reins sont détruits et ne fonctionnent plus. On estime par ailleurs que 8 % de la population française est concernée par la maladie rénale chronique, ce qui représente environ 5 millions de patients.

Le Bélatacept est un médicament qui existe depuis une quinzaine d'années. Il est utilisé en France chez environ 2 500 patients. La France est le pays d'Europe qui l'utilise le plus, ce qui témoigne des différences dans son utilisation et son indication, comme c'est souvent le cas dans notre spécialité, où la personnalisation du traitement, l'adaptation aux besoins du patient, à l'équilibre entre l'efficacité et la sécurité sont omniprésentes.

Ce médicament est en rupture annoncée depuis plusieurs mois et en rupture aiguë depuis deux ou trois mois. Je dois souligner la place de l'ANSM pour gérer cette crise.

La SFNDT a été invitée à proposer le nom de trois professionnels pour faire partie d'un comité d'experts, qui a mis sur pied une fiche à la disposition des soignants pour poser l'indication du médicament et, par le biais du laboratoire, savoir si l'indication peut être retenue ou non.

Ce comité s'est réuni depuis début janvier. Je participe aux réunions d'information en tant que président de la société savante, avec l'ANSM. On peut souligner qu'il reste des médicaments disponibles, et nous allons probablement réussir à passer le cap d'ici quelques mois avec une organisation efficace.

Le Bactrim, quant à lui, est un antibiotique historique en solution buvable fabriqué en France. Son taux de remboursement est bien inférieur au coût de production. Ce médicament est la propriété d'un laboratoire belge, Eumedica, qui a racheté le produit aux laboratoires Roche.

La France rembourse le médicament moitié moins que la totalité des autres pays européens.

Ce médicament, qui peut se substituer aux comprimés, est particulièrement nécessaire aux enfants dans sa forme buvable.

La demande de remboursement adapté a déjà suivi tout le process CEPS et a reçu une fin de non-recevoir. On nous dit qu'il n'est pas possible de rembourser ce médicament plus qu'il ne l'est actuellement. On a donc un risque de rupture artificiel, puisque le médicament produit en France est exporté vers les pays qui le remboursent davantage. Il est probablement assez simple de résoudre cette difficulté.

Enfin, j'insiste sur le fait que la gestion de la pénurie pour les maladies chroniques concerne plusieurs millions de patients. Il faut avoir une action de prévention. Notre pays est à la traîne dans ce domaine. On essaie de résoudre un problème aigu lorsque la maladie est à son stade le plus avancé, mais il faut parallèlement faire un effort en matière de prévention, par exemple pour le dépistage de la maladie rénale chronique.

En France, ce dépistage s'élève à 25 %, contre 66 % au Royaume-Uni. Pourquoi ne réussissons-nous pas à diagnostiquer précocement la maladie pour mettre en oeuvre des mesures de néphro-protection efficaces afin de diminuer le recours au traitement par dialyse et greffe ? Faisons cet effort à l'échelle de notre pays. Nous le demandons depuis plusieurs mois.

Je tiens également à souligner que notre spécialité est en très grande tension du point de vue du dispositif médical. L'hémodialyse se fait par une fistule artérioveineuse créée chirurgicalement. Cependant, il n'est pas possible de créer cet apport vasculaire dans 30 % à 40 % des cas. On doit dès lors avoir recours à des cathéters. Que fait-on quand il y a plus de cathéters ou de médicaments pour déboucher les cathéters bouchés ? Que fait-on en cas de pression internationale sur le prix du blé et du maïs, qui servent à fabriquer les concentrés de dialyse ?

La néphrologie est un puzzle qui compte beaucoup de pièces. Je vous remercie donc de nous donner la parole aujourd'hui pour le souligner.

Mme Sophie Beaupère. - Les tensions et les ruptures d'approvisionnement en médicaments utilisés en oncologie sont un sujet de préoccupation majeure pour Unicancer, qui représente les centres de lutte contre le cancer, mais également pour les associations de patients.

Concrètement, le sujet est multifactoriel et présent dans toute la chaîne des molécules, des nouvelles formes concernant l'accès précoce et la recherche clinique, jusqu'aux molécules plus anciennes.

Les centres de lutte contre le cancer ont la chance d'être regroupés non seulement en fédérations, mais également en groupements de coopération sanitaire et bénéficient d'une centrale d'achat commune, avec un marché des médicaments commun aux dix-huit centres, ce qui permet d'avoir des discussions avec les laboratoires. Deux cents médicaments sont ainsi regroupés dans ce marché.

Cependant, en 2022, 27 molécules ont été impactées par des problèmes d'approvisionnement, soit 13,5 %. 50 % étaient contingentées et 50 % en rupture.

En travaillant avec les laboratoires, on a pu faire en sorte que ces ruptures n'aient pas d'impact sur les centres grâce à un travail de coordination et d'échange qui a permis de trouver des alternatives quand c'était possible, mais une partie des molécules était néanmoins contingentée, sans alternative. Cela reste donc compliqué, alors même que nous sommes très organisés.

Par ailleurs, des difficultés persistent concernant l'accès précoce aux médicaments innovants. Beaucoup d'articles sont revenus ces dernières semaines sur le sujet, et des oncologues de toute structure ont pris des positions et alerté sur les difficultés qu'ils pouvaient rencontrer, liées aux modalités d'évaluation de la HAS, qui les a pourtant fait évoluer.

Celles-ci restent insuffisamment adaptées à l'évolution des médicaments, avec des essais randomisés qui ne peuvent être réalisés, les molécules étant de plus en plus spécialisées et concernant un petit effectif de patients. Nous plaidons en faveur de l'utilisation des données en vie réelle. C'est un sujet très important s'agissant de médicaments innovants.

Le troisième problème concerne des molécules plus anciennes. Notre fédération est extrêmement préoccupée par la radiation des médicaments présents dans la liste des molécules onéreuses.

Ce système existe depuis plusieurs années et était assez clair : si les prix des molécules onéreuses étaient inférieurs à 30 % du tarif du séjour, ces molécules étaient basculées dans le tarif du séjour, qui était augmenté. Dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023, une liste de molécules a été arrêtée concernant beaucoup d'anticancéreux. Il nous a été annoncé en février que ces molécules étaient non seulement radiées et qu'aucun mécanisme financier ne serait prévu pour les financer.

Les fédérations se sont émues du sujet et on nous a annoncé un mécanisme financier compensatoire pendant un an seulement.

Ceci concerne des médicaments onéreux utilisées pour les chimiothérapies en hospitalisation à domicile (HAD) et des médicaments utilisés en hématologie. J'attire votre attention sur le fait que cela peut entraîner un risque de restriction de l'accès aux soins. C'est paradoxal s'agissant de médicaments dont le prix est relativement bas. Aucun mécanisme financier n'étant prévu, il existe un risque qu'ils soient moins prescrits par un certain nombre de structures.

Ce mécanisme, tel qu'il est prévu en 2023, risque de générer de nouvelles pénuries et de nouvelles problématiques d'accès. D'autres sujets concernent par ailleurs la disponibilité de certains dispositifs médicaux. C'est pourquoi nous pensons qu'un pilotage global est nécessaire.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Qu'implique cette liste ?

Mme Sophie Beaupère. - Il existe des critères pour déterminer les médicaments les plus coûteux. On radie ces médicaments de la liste lorsque leur coût devient inférieur à 30 % du coût du séjour.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Quelle en est la conséquence ?

Mme Sophie Beaupère. - Jusqu'à présent, un financement était prévu dans le cadre de la tarification à l'activité. La prise en charge de ce produit s'ajoutait au prix du séjour. Ce n'est plus le cas. On radie donc en février 2023 des médicaments sans donner de moyens financiers compensatoires aux établissements pour les financer.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Cela met donc l'établissement en difficulté financière ?

Mme Sophie Beaupère. - Exactement. Cela peut représenter un million d'euros par an pour un établissement.

Il n'y a pas toujours de substitut, et cela n'incite pas forcément les laboratoires à diminuer les prix, le médicament n'étant dès lors plus dans la liste des molécules onéreuses.

C'est une problématique nouvelle. Suite à notre intervention, il a été décidé qu'un financement viendrait en aide à la contractualisation, mais pour une durée d'un an, ce qui ne laisse pas de place à une solution très claire dans l'avenir. Ceci est générateur de nouvelles problématiques.

M. Pierre Albaladejo. - La SFAR est une société savante. Elle compte 12 000 médecins anesthésistes et 11 000 infirmiers anesthésistes. Nous sommes associés à 12 millions d'actes par an, ceux-ci couvrant pour moitié la chirurgie et pour moitié la médecine interventionnelle - cardiologie, endoscopie, etc. En outre, deux tiers des réanimateurs sont en France anesthésistes-réanimateurs.

Nos missions portent principalement sur la formation et la recherche, mais nous enregistrons également une grande production de référentiels pour cadrer les différentes pratiques et les prescriptions de médicaments.

Pourquoi notre spécialité est-elle aussi vulnérable face aux pénuries ? La majorité de nos médicaments sont matures, très vieux, très simples, peu chers et administrés volontiers par voie intraveineuse. C'est un des facteurs qui augmentent le risque de pénurie. Notre spécialité comporte également l'anesthésie pédiatrique. Or, comme vous le savez, les médicaments à destinée pédiatrique sont particulièrement vulnérables en termes de tensions et de pénuries.

Je ne remonterai pas à 2008 pour vous expliquer l'histoire des pénuries auxquelles nous avons été confrontés, mais je citerai quelques exemples. Ainsi, l'Héparine, pour ce qui est des médicaments issus de la biologie, provient de l'intestin de porc et nous cause quelques soucis puisque d'éventuelles épidémies risquent d'impacter la production de ces médicaments.

L'antidote de l'Héparine est la Protamine. La Protamine est issue du sperme de saumon. Or la seule ferme produisant du saumon pour cet usage se situait à Fukushima. On a donc des situations de pénurie ou de tension liées à des catastrophes climatiques et industrielles imprévisibles.

S'agissant des médicaments issus de la synthèse chimique, certains - extrêmement critiques -, sont d'utilisation rare et sont aussi vulnérables, comme le Dantrolène, qui permet de traiter des patients qui font une complication indésirable extrêmement rare due aux gaz anesthésiques, l'hyperthermie maligne. Le Dantrolène a été à plusieurs reprises en tension d'approvisionnement, des modifications de date de péremption nous ayant permis de garder nos stocks. Il s'agit de situations extrêmement classiques mais multiples.

Cela a-t-il des conséquences sur les patients ? La réponse est oui, et de plusieurs façons. Il s'agit rarement de pénurie pure et d'une absence totale de médicaments, mais de conséquences dans l'organisation des soins. Les soins sont complexes. Imaginez un service de réanimation, avec des infirmiers qui préparent des médicaments. Il faut une homogénéité dans les procédures de préparation, et lorsqu'on substitue un médicament à un autre, on se retrouve avec des médicaments de concentration et de pharmacocinétique différentes, ce qui pose un problème d'organisation et fait le lit de l'erreur médicamenteuse.

La densité du soin en anesthésie et réanimation fait qu'il existe un risque d'erreur. Le Comité d'analyse et de maîtrise du risque (CAMR) essaie de proposer depuis de nombreuses années des recommandations, en collaborant avec l'ANSM pour essayer de sécuriser le processus imposant l'utilisation de médicaments.

Je veux insister sur le fait qu'une fluidité dans le transfert d'informations entre les agences et les professionnels est nécessaire. C'est souvent notre pharmacien qui nous alerte sur la pénurie, avant qu'on ne reçoive la lettre de l'ANSM, la semaine suivante.

Ceci n'est pas une critique vis-à-vis de l'ANSM, qui fait un travail formidable, mais il existe un problème de structuration de l'information qui nous incite à réfléchir à la façon de modifier nos soins et nos processus au vu des crises qui se produisent.

Je voudrais également souligner le rôle des pharmaciens, qui sont nos partenaires dans cette affaire. Au CHU de Grenoble, où je travaille, c'est un plein-temps de pharmacie qui s'occupe des pénuries et de leur gestion.

En 2018-2019, la SFAR avait déjà produit une liste de médicaments que l'on peut sémantiquement qualifier de critiques, essentiels ou prioritaires. Nous ne souhaitons toutefois pas que ces listes servent à d'autres objectifs. Elles ont été établies pour appeler l'attention sur des médicaments particulièrement critiques, très vulnérables, sans lesquels on ne peut travailler.

Cette liste a été produite pour l'anesthésie et la réanimation entre 2018 et 2020, et transmise à l'ANSM. Pendant le Covid, nous avons réalisé des travaux pratiques, les cinq médicaments contingentés - Propofol, Midazolam, et trois curares - ayant été les plus impactés.

Ceci a permis de travailler avec la DGS, avec l'aide d'un mécanisme appelé « Boucle réa » qui permettait, semaine après semaine, de constater l'état des stocks avec la SFAR, la Société de pathologie infectieuse de langue française (SPILF) et la Société française de pharmacie clinique (SFPC). Les discussions ont été extrêmement intéressantes et surprenantes, car nous pensions que notre métier était connu de tous alors que ce n'est pas le cas.

La première étape a été de dresser une revue de toutes les molécules disponibles. Nous nous sommes aperçus, ce qu'on savait déjà, qu'on créait de la dégradation du soin au fur à mesure de la dénomination des médicaments qui ressortaient de nos vieux manuels, qui ont été pourtant utilisés par la DGS pour prévenir les cas de pénurie majeure, en particulier de Propofol et de Midazolam, c'est-à-dire de médicaments sédatifs.

On a ressorti de vieux médicaments, comme le Penthotal ou le Gamma-OH, qu'on n'utilise plus parce qu'ils ne correspondent plus du tout à l'organisation des soins dans laquelle on se trouve actuellement, avec l'ambulatoire ou la réhabilitation rapide après chirurgie.

Nous avons aussi participé à la discussion autour du contingentement de ces molécules en alertant la DGS sur le fait que ces médicaments n'étaient pas seulement utilisés en réanimation, mais aussi dans le cadre de gestes de chirurgie ou de médecine interventionnelle urgente, que ce soit en cancérologie, en traumatologie - même si la traumatologie avait beaucoup baissé lors du confinement.

Ainsi que je l'ai dit, un nouveau médicament dans les services crée un problème d'organisation. Les infirmiers anesthésistes de mon service ont créé une affiche pour tenter de sensibiliser les infirmiers et les professionnels sur l'arrivée d'un Propofol chinois d'une qualité équivalente dont le label était uniquement rédigé en chinois, avec une toute petite mention du nom Propofol, sans que le dosage soit indiqué. Il existe aussi une version brésilienne. Nos équipes, avec beaucoup d'humour, ont réussi à gérer ces affaires, mais cela a constitué pour nous une pression en termes de modification de l'organisation.

Pour finir, nous avons été contactés par M. François Bruneaux, de la DGS, pour déterminer une liste de médicaments essentiels faciles à produire par les professionnels. L'implication des sociétés savantes est très importante à ce sujet.

On a évoqué l'utilisation de la liste de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) ou de la liste de la Food and drug administration (FDA), qui ne correspondent pas du tout à la pratique française. Ces listes comportent des anomalies ; autant créer nos propres listes, qui correspondent à des listes ISO soins afin de conserver la qualité et la sécurité des soins que nous prodiguons actuellement.

Mme Yvanie Caillé. - Renaloo est une association de patients atteints de maladie rénale, insuffisants rénaux, dialysés et greffés.

Le sujet qui nous préoccupe depuis un certain temps est la pénurie de Bélatacept, qui est un antirejet. Il en existe d'autres heureusement, ce qui permet de le remplacer par d'autres traitements.

Le standard of care, en matière de transplantation, est assez ancien. Il remonte à une trentaine d'années. Une de ses particularités, par rapport aux médicaments majoritairement néphrotoxiques pour le greffon rénal, est de pas être toxique pour le rein, d'améliorer la fonction des reins transplantés, mais aussi de diminue la survenue de certaines complications, comme l'hypertension artérielle et le diabète, très fréquentes avec les autres traitements anti-rejets, ainsi que de prévenir la formation d'anticorps contre le greffon, à l'origine des rejets chroniques des greffes.

Ces particularités font que ce médicament a un intérêt important pour une partie des patients. Cela fait trente ans que les patients attendaient une avancée thérapeutique de ce type.

Le Bélatacept connaît une situation de pénurie depuis cinq ans. Cela a commencé par des tensions d'approvisionnement et, depuis deux ans, cette pénurie a des conséquences sur l'accès des patients au médicament, qui s'est encore criticisé depuis l'été dernier.

Un dispositif a été mis en place pour réguler l'attribution des quelques doses disponibles pour les patients les plus graves, qui sont en petit nombre, mais ces indications laissent de côté un certain nombre d'autres d'indications du Bélatacept, pour lesquelles les patients sont en attente de solution. Cela concerne notamment ceux qui ont reçu un rein de mauvaise qualité. Comme vous le savez, en raison de la pénurie, une partie importante des patients sont greffés avec des reins qu'on dit « à critères élargis », c'est-à-dire de qualité un peu suboptimale.

Ces patients subissent beaucoup la néphrotoxicité des traitements habituels. Le Bélatacept a donc pour eux un intérêt majeur.

Cela concerne aussi les patients qui ont reçu un rein de bonne qualité, mais qui se retrouve au bout d'un certain temps altéré par la néphrotoxicité des autres traitements.

Les patients qui auraient besoin du Bélatacept ne parviennent pas aujourd'hui à y accéder. Ceci a des conséquences très concrètes : une dégradation plus rapide du rein greffé, proportionnelle à la durée de non-recours et directement corrélée à la pénurie, avec des pertes de chance associées majeure, pour des greffons rénaux qui auraient dû être sauvés ou améliorés et qui continuent de se dégrader et risquent d'être perdus au bout de quelques mois, alors que la durée de vie de ces greffons aurait pu être prolongée.

Perdre son greffon, pour un patient transplanté, signifie un retour à la dialyse. Les conséquences humaines et médicales sont considérables pour les patients, mais aussi pour le système de santé, puisque la dialyse présente pour la société un coût bien plus élevé que la greffe. Schématiquement, une année de dialyse coûte 80 000 euros au système de santé, contre 20 000 euros pour une année de post-greffe. Les conséquences de cette pénurie sont donc très mesurables pour les patients et pour la société.

Aujourd'hui, toutes les équipes françaises n'utilisent pas le Bélatacept de manière équivalente. Ceci est assez indépendant de la pénurie. Certaines ne l'utilisent pratiquement pas quand d'autres l'utilisent beaucoup et sont devenues très expertes dans son maniement. Il existe de ce fait aujourd'hui des listes d'attente pour l'accès au Bélatacept. Nous travaillons notamment avec l'équipe du CHU de Grenoble, où on compte actuellement 150 greffés rénaux sur liste d'attente pour le Bélatacept. Cela se retrouve de façon assez générale sur le territoire. Ces patients qui devraient bénéficier de ce médicament attendent de pouvoir le recevoir.

Face à cette situation, nous avons été impliqués dans les démarches de gestion de la pénurie. Un système de gestion a été mis en place pour les indications les plus graves, mais elles laissent de côté beaucoup de patients. Notre association réclame la transparence sur les raisons de cette pénurie qui dure depuis six ans. On a du mal à comprendre comment un industriel peut laisser cette situation perdurer aussi longtemps, compte tenu des conséquences pour les malades.

À l'origine, la pénurie a suivi un changement d'usine de ce bio-médicament dont la chaîne de production est un peu complexe. Ce changement aurait dû permettre d'améliorer la production et produire davantage. On ne comprend pas pourquoi ce n'est toujours pas le cas au bout de six ans.

Tous les ans, le laboratoire nous dit que cela ira mieux dans un an, ce qui n'est pas le cas. Nous sommes très sceptiques quant aux capacités d'améliorer la situation d'ici la fin de l'année 2023, comme on nous l'a à nouveau promis.

Nous souhaiterions également que l'ensemble des pertes de chance soient clairement documentées, ce qui est faisable. Nous demandons aussi que les autorités sanitaires françaises et européennes jouent pleinement leur rôle et fassent en sorte que les industriels soient tenus de produire leurs médicaments en quantités adaptées à la demande des patients.

Des choses très concrètes pourraient être mises en place sur le terrain pour réduire la pénurie. Récemment, l'Agence européenne du médicament (EMA), suite au changement de chaîne de production pour des questions de bioéquivalence, a recommandé une augmentation de la posologie de Bélatacept de 20 %.

Cela amplifie la pénurie, puisqu'il faut plus de doses pour un même patient. Or les autorités de santé américaines, confrontées aux mêmes données, n'ont pas pris cette décision. Nous nous interrogeons sur les raisons de cette divergence entre autorités européennes et américaines. Gagner 20 % de posologie, s'il s'avère que les autorités américaines ont pris cette décision pour des raisons valables, semblerait un progrès important permettant de disposer de doses supplémentaires.

Nous souhaiterions aussi une réelle gestion de la pénurie, afin d'optimiser les doses disponibles. Aujourd'hui, un patient de 50 kilos doit recevoir 300 milligrammes de Bélatacept tous les mois. Or le médicament est conditionné en flacon de 250 milligrammes. Il faut donc deux flacons pour obtenir 300 milligrammes, les 200 milligrammes restants étant jetés, alors que nous sommes en situation de pénurie.

Nous avons dialogué avec l'ANSM pour que les doses soient préconditionnées et qu'on utilise le dosage exact dont un patient a besoin afin de ne pas jeter les reliquats et que ceux-ci soient collectivisés pour tous les patients qui en ont besoin. Tout le monde semble trouver que c'est une bonne idée mais, malgré cela, on n'avance pas.

Un autre élément pourrait être étudié de près. Il s'agit de l'espacement des doses. Un certain nombre d'équipes s'intéressent depuis plusieurs années à ce qui se passe si, au lieu de procéder à une injection toutes les quatre semaines, on la fait toutes les six semaines. Certaines études et données montrent que cela se passe bien si l'on sélectionne bien les patients. Cet espacement des doses n'est aujourd'hui absolument pas prévu ni encouragé. Cela permettrait pourtant de disposer de plus de doses et peut-être aussi d'éviter la surexposition au produit pour certains patients.

Nous discutons régulièrement de tous ces éléments avec l'ANSM. Nous trouvons que les choses pourraient avancer plus vite pour trouver des solutions concrètes et rapides.

J'ajoute que les équipes qui s'engagent dans le préconditionnement, l'espacement des doses ou les mesures de gestion n'y sont pas incitées. On pourrait croire que cela pourrait permettre de récupérer des médicaments pour leurs propres patients mais, depuis la mise en place des mesures de gestion de la pénurie, toute dose récupérée est nationalisée et mise au pot commun. Les équipes ne les récupèrent pas pour leurs propres patients ce qui, dans les faits, ne les incite guère à mieux gérer la pénurie localement.

Je voulais vous faire part de cette vision de notre association de patients, de l'expérience des malades qui sont aujourd'hui en attente de Bélatacept et qui souhaiteraient que des solutions soient trouvées pour leur permettre un accès plus rapide à ce médicament, dans l'intérêt de leur santé.

- Présidence de Mme Alexandra Borchio Fontimp, vice-présidente -

Mme Alexandra Borchio Fontimp, présidente. - Je donne la parole à Mme la rapporteure.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Professeur Frimat, concernant la pénurie de Bélatacept, vous nous avez parlé du rôle de l'ANSM et de la constitution d'un comité d'experts.

Comment est-il composé ? Quelles sont les décisions qui en découlent et comment sont-elles ensuite éventuellement appliquées ?

Vous avez pratiquement toutes et tous été confrontés à des pénuries, et on voit bien que ce n'est pas un phénomène récent. Il a été amplifié notamment par la crise, mais dure depuis un moment. Vous avez pu voir que beaucoup de rapports parlementaires bien fournis et documentés, au Sénat comme à l'Assemblée nationale, ont été rédigés sans que rien de décisif ne se produise hélas par la suite.

Plusieurs d'entre vous ont souligné que ces pénuries ont des conséquences extrêmement graves en termes de perte de chance pour les patients que vous pouvez suivre. J'ai posé la question à M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé, qui n'a pas vraiment répondu à cette question.

Toutes les agences, au niveau français comme au niveau européen, doivent jouer leur rôle, mais considérez-vous les laboratoires français ont une part de responsabilité dans cette pénurie, et de quel ordre ? Quelles sont les solutions ?

Nous sommes là pour dresser un constat mais, quelles que soient nos familles politiques, nous le partageons tous. Il faut trouver des solutions pour en sortir. Que préconisez-vous ? Un certain nombre de pistes ont été ouvertes par Renaloo, et je suis étonnée que les solutions de bon sens que vous avez évoquées n'aient pas connu de suite. Quelles sont vos propositions et comment peut-on les mettre en oeuvre ?

Vous avez par ailleurs évoqué le rôle de la France et de l'Europe. On connaît les mêmes phénomènes de pénurie un peu partout au niveau mondial, mais ce sont en même temps les mêmes politiques qui sont appliquées dans tous les pays. Ce n'est donc pas tellement étonnant.

En tant que médecin ou en tant que responsable d'association d'usagers, avez-vous connaissance de solutions qui sont mises en oeuvre ailleurs et qui pourraient l'être en France ? Il est important de le savoir pour que la commission d'enquête puisse faire des propositions beaucoup plus fortes.

M. Luc Frimat. - Le comité d'experts comporte six experts, trois de la SFNDT, trois de la Société francophone de transplantation (SFT).

Le groupe constitué par l'ANSM, au-delà du comité, a établi trois indications prioritaires, à partir d'une fiche complétée par les médecins dans leur service. Cette fiche est adressée aux laboratoires concernés, qui soumettent l'affiche au comité d'experts, lequel, suivant la description des éléments qui sont sous ses yeux, confirme ou non s'il y a indication à prescrire le médicament.

Ceci a été établi de façon très rigoureuse, scientifique et, jusqu'à présent, a permis de répondre aux demandes, avec actuellement un potentiel de prescriptions supérieur à la demande sur ces trois indications.

Les indications au second plan sont celles qui ont été énumérées il y a quelques instants concernant les greffons limite, qui nécessitent de recourir à des médicaments les moins reprotoxiques possible.

S'agissant de la perte de chance, cette notion est extrêmement difficile à définir pour le champ de la néphrologie, de la dialyse et de la transplantation. Ceci a été débattu lors de notre dernière réunion avec l'ANSM. Quand on prescrit un médicament, on doit tenir compte de très nombreux éléments de confusion potentiels. Le greffon a par exemple ses caractéristiques, et chaque patient présente un risque immunologique propre, etc.

Établir que la perte de chance relève uniquement du médicament est un travail de longue haleine, en profondeur, difficile à mener.

Ce travail a été conduit par l'Agence de la biomédecine, qui dispose de registres de dialyses et de transplantations, et cela a été fait dans d'autres domaines que celui du Bélatacept il y a quelques années. Ainsi que cela figure dans les documents que je vous ai adressés ce matin, il n'y a pas de risque avec un dialysat ou un autre, comme on l'avait suspecté un moment.

La notion de perte de chance, pour ce qui concerne les maladies rénales chroniques, est de définition délicate et doit être utilisée avec prudence.

M. Pierre Chirac. - Les pénuries datent d'une bonne vingtaine d'années. Entretemps, les firmes pharmaceutiques ont beaucoup changé, et on a connu des phénomènes de mondialisation et une sous-traitance accélérée. Les matières premières sont notamment produites en Inde et en Chine, et les tensions structurelles sont parfaitement prévisibles.

Les firmes ont fait cela pour améliorer leurs marges financières. Ce qui est certain, c'est qu'en vingt ans, les marges sont devenues de plus en plus des outils de financiarisation. La recherche d'attractivité sur les marchés financiers fait que ce n'est clairement pas dans leur modèle d'affaires de vendre des médicaments peu chers.

Les firmes dépendent essentiellement de médicaments qui ne sont pas forcément vendus en très grandes quantités, mais à des prix très élevés. On n'est plus du tout dans une logique de production de masse à des prix bas. Ce sont en fait des usines de produits de luxe. Les autorités de santé n'y peuvent pas grand-chose, c'est un fait.

Il est clair que les titulaires d'autorisation de mise sur le marché ont obligation d'approvisionner le marché selon l'article 81 de la directive 2001/83/CE instituant un code communautaire relatif aux médicaments à usage humain, mais elles y satisfont de moins en moins. Il existe beaucoup de moyens pour essayer de leur faire respecter cette obligation.

Pour les médicaments qui sont encore commercialisés par ces firmes, comme le Bélatacept, les autorités françaises ont prévu que les firmes sont tenues d'informer à l'avance des pénuries ou des tensions, de mettre en place des plans de gestion des pénuries et de constituer des stocks de plus en plus importants. Des sanctions sont prévues à cet effet. Ce serait une très bonne chose de pouvoir aller vers cette obligation au niveau européen. Il faut peser en ce sens dans le cadre de la stratégie pharmaceutique qui va être publiée fin mars. Il est indispensable de forcer les firmes à respecter ce point.

Cela étant, il n'existe aujourd'hui aucun moyen de les empêcher d'arrêter la commercialisation du jour où lendemain, comme Astellas avec la Josacine, qui n'existera plus à partir du mois de mars. Que peuvent faire les autorités françaises ? Rien ! On l'a bien vu avec la pénurie d'Amoxicilline ; c'est un château de cartes.

Si la firme se révèle incapable de produire des médicaments essentiels au bout de sept ans, soit on l'oblige à le faire en trouvant des moyens, soit on envisage des productions publiques, comme cela a été proposé par un organe du Parlement européen qui a réalisé un travail très intéressant mentionnant l'intérêt d'un établissement public pour la recherche.

La financiarisation des firmes pharmaceutiques fait qu'un certain nombre de médicaments ne les intéressent pas. Hier encore, Pfizer a annoncé qu'il arrêtait de travailler sur les maladies rares. Pfizer a gagné des dizaines de milliards de dollars avec le vaccin contre la covid. Comment peut-il être intéressé par 10 millions de dollars ? Cela n'a aucun sens.

Il faut donc trouver des solutions alternatives. Ce sera forcément à l'échelon européen, parce qu'il faut entrer dans des logiques d'économies d'échelle pour que produire ces médicaments ait un sens économique. Il faut probablement envisager des prix plus élevés pour les médicaments essentiels. Il est vrai que rembourser les médicaments moins que ce que coûte leur production n'a pas de sens, mais le problème vient du fait que cela dure depuis des années. Il existe donc un problème structurel.

Il faut avoir tout un panel de solutions et, si l'on imagine un établissement public chargé de produire des médicaments essentiels qui n'intéressent pas les firmes pharmaceutiques, veiller que ces médicaments soient diffusés dans le système. On l'a vu lors de la pandémie avec les usines de masques qui se mettent en route pour approvisionner le marché français et qui ferment quelques mois après parce que plus personne n'en achète en France.

Beaucoup de médicaments anciens, qui sont essentiels, ont été cités. Or on a l'impression que les politiques pharmaceutiques sont uniquement centrées sur les médicaments de demain. C'est une erreur. Il existe, en 2023, énormément de médicaments intéressants très anciens dont on a toujours besoin.

On a aujourd'hui un déséquilibre total qui se ressent dans les comptes de la sécurité sociale : on a tellement besoin d'argent pour les nouveaux médicaments qu'il n'y en a plus assez pour des médicaments plus anciens.

Il faut revoir ces aspects si l'on veut trouver des solutions et faire en sorte que les patients aient accès aux médicaments dont ils ont besoin, qu'ils soient chers, peu chers, anciens, récents ou si ceux-ci correspondent à des besoins sanitaires.

Mme Sophie Beaupère. - Il paraît important de prévoir un prix plancher pour ces médicaments pour éviter leur disparition. C'est un sujet majeur.

Il est aussi nécessaire - et cela a été évoqué plusieurs fois - d'améliorer le pilotage du sujet. Sans doute une task force doit-elle être créée, en concertation avec les parties prenantes, puisque des actions de prévention des pénuries peuvent être mises en oeuvre en définissant des seuils d'alerte par produit. Cette information doit être transmise le plus en amont possible à l'ANSM par les laboratoires et être mise à la disposition des différents acteurs, dans le cadre d'une base de données.

La définition même des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) est un autre sujet. On peut avancer plus finement dans cette définition en s'intéressant aux dosages et aux formes, et avoir ainsi une granularité supplémentaire pour améliorer notre capacité collective d'action.

Il faut renforcer les obligations des laboratoires sur ces sujets. Aujourd'hui, un laboratoire, lorsqu'il répond à un marché, doit développer un plan de gestion de la pénurie, mais cette obligation n'est pas vraiment accompagnée de sanctions en cas de non-application et n'est pas suffisamment précise. Cela n'offre donc pas l'utilité escomptée. On pourrait aller plus loin en précisant les modalités d'anticipation, de contingentement, les interlocuteurs et en l'assortissant de sanctions financières claires en cas de non-respect.

Enfin, il existe des exemples dans d'autres pays. On peut travailler sur des solutions pour des produits pour lesquels il n'y a pas de solution stable de manière récurrente et prendre le relais avec la fabrication de préparations hospitalières selon les bonnes pratiques.

Civica Rx, une structure hospitalière à but non lucratif, permet de le faire aux États-Unis, et c'est sans doute une des actions à mettre en oeuvre.

Enfin, il est important, au niveau français et encore plus européen, de disposer de stocks tournants sous la responsabilité des laboratoires afin de faire tampon en cas de tensions. C'est une obligation qui pourrait leur être demandée.

M. Pierre Albaladejo. - Un peu plus de lisibilité serait peut-être souhaitable dans tout ce qui se dit sur les pénuries et les tensions d'approvisionnement. On est nourri par les médias et par les rapports. Le Livre blanc de l'académie de pharmacie paru très récemment donne énormément de solutions, qui ont d'ailleurs toutes été proposées ici.

La lisibilité tient aussi aux classifications. Quand on regarde la liste ATC, on ne retrouve pas nos spécialités. Quand on compare les médicaments sur lesquels travaillent les sociétés savantes, on se retrouve avec plusieurs listes. Cela ne correspond pas au processus de soins. Cela entre dans le paquet « pilotage et informations » avec l'ensemble des partenaires.

On a été nourri par l'actualité nord-américaine en ce qui concerne les tensions et les pénuries. Les Américains cherchaient déjà des solutions il y a vingt ans, mais dans un marché dérégulé. Ils n'en ont pas trouvé, mais on a pu anticiper les problèmes et profiter de leur expérience. Il n'y a pas de solution, si ce n'est que l'État américain a pris des décisions concernant les matières premières, d'où la liste de la FDA produite alors, de façon à rétablir une sorte de contrôle et de souveraineté.

Celle-ci doit-elle nationale ou européenne ? Il va falloir à un moment ou un autre discuter avec nos partenaires européens. S'agit-il d'aller vers une réglementation qui utilisera la proposition la moins-disante en Europe ? Je ne l'espère pas, mais on doit obligatoirement avoir une discussion européenne, faute de quoi on va rétablir la pharmacie centrale des hôpitaux, ce qui serait la pire des mesures. Il faut que la décision soit partagée avec nos partenaires européens. Il faut donc déjà faire une proposition française.

Mme Yvanie Caillé. - J'ai évoqué des solutions très concrètes pour le Bélatacept, mais je pense qu'on peut réfléchir à ce qu'impliquent cette histoire et toutes les autres dont on a entendu parler s'agissant du désintérêt de l'industrie pharmaceutique pour un certain nombre de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur.

Le Bélatacept passera d'ici trois ans dans le domaine public. Nous sommes assez inquiets du désengagement de BMS, qui se traduit notamment par cette pénurie sans fin et par l'incapacité de nos autorités sanitaires à forcer BMS à assurer une production adéquate de son médicament.

On peut regarder ce qui s'est passé aux États-Unis, où plus d'un millier d'établissements de santé, lassés de pénuries de médicaments, se sont organisés sous la forme d'une structure coopérative, Civica Rx, pour réorganiser la production de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur à prix coûtant.

On pourrait imaginer créer en France, voire en Europe, un établissement dont la mission soit d'établir des partenariats publics-privés avec des acteurs impliqués dans la production de médicaments à prix coûtant, de façon à relocaliser l'ensemble de la production en Europe et à assurer aux patients un accès qui ne soit pas entaché par ces pénuries, qui dépendent de l'engagement ou du désengagement des industriels.

Mme Laurence Muller-Bronn. - Merci pour vos propos très intéressants, mais aussi très inquiétants.

Je reviens sur votre dernière intervention. Une parlementaire européenne, Nathalie Colin-Oesterlé, a proposé de créer cet établissement public qui permettrait de racheter des molécules peu chères ou hors brevet afin de les fabriquer à nouveau au niveau européen. Vous nous avez expliqué que les molécules peu chères qui n'intéressaient plus les industriels étaient laissées de côté. C'est là que la puissance publique européenne aurait intérêt à se saisir du sujet et à fabriquer ces molécules de base. Il serait peut-être intéressant qu'on puisse se rapprocher de ces porteurs d'idées au Parlement européen.

Ce sont des solutions qui semblent intéressantes et urgentes. On a bien compris que cela fait plus de vingt ans qu'on a tiré la sonnette d'alarme mais, aujourd'hui encore, des médicaments disparaissent.

Mme Pascale Gruny. - Avec ma collègue Laurence Harribey, nous avons réalisé, pour le compte de la commission des affaires européenne du Sénat, un rapport consacré à l'Europe du médicament.

La santé n'est pas une compétence pleine de l'Union européenne, mais une compétence d'appui, ce qui pose des difficultés. La collaboration a été meilleure lors de la crise de la covid, mais cela reste très compliqué.

Nous avons été sollicitées par des fédérations de laboratoires français qui nous ont dit que le gros sujet restait l'Ondam et la clause de sauvegarde. Tant qu'on n'aura pas trouvé de solution européenne, la France ne sera pas prioritaire par rapport aux entreprises, à moins de procéder à une étatisation.

M. Frimat a parlé des remboursements en dessous des coûts de revient. Les deux fédérations que nous avons reçues nous ont dit que la Chine et l'Inde avaient fait leur choix de marché et préfèrent ne pas vendre en France. Les princeps ne sont pas élaborés chez nous et nous sommes donc relativement « coincés ». Le Gouvernement ne répond pas à ces attentes.

La France a proposé de recourir à des obligations de constitution de stocks dans des entreprises. Cela a un coût. Qui va le supporter ? Nous avons argumenté en disant que l'État devait aider financièrement à supporter le coût des stocks qu'on pourrait exiger sur les médicaments dits essentiels, critiques, etc.

Mme Annick Jacquemet. - Je voudrais revenir sur les propositions du professeur Frimat. Vous recommandez d'éviter le gaspillage des médicaments. Pensez-vous que distribuer les médicaments à l'unité serait une solution pour lutter contre la pénurie ? Je suis vétérinaire : cela fait des dizaines d'années que nous détaillons les plaquettes d'antibiotiques ou d'anti-inflammatoires en fonction du poids de l'animal et de la durée du traitement. Je suis toujours étonnée qu'on ne fasse pas de même pour la médecine humaine.

Vous parlez également d'une réutilisation raisonnée des matériels. Qu'entendez-vous par-là ? Je trouve que ce sont des mesures de bon sens.

M. Luc Frimat. - Dans quelques jours, la SFNDT publie un Livre blanc sur la « dialyse verte ». Il y a là une dimension environnementale : si on jette 10 % à 20 % du médicament parce qu'il est inutilisé, cela pollue et c'est du gaspillage. Par exemple, un set de préparation pour la pose d'un cathéter comporte toujours 40 % à 50 % de matériel en trop. C'est un pas vers le réutilisable.

À partir du moment où on considère qu'un dispositif est jetable, on ne peut plus le réutiliser, même s'il n'a pas servi. Il y a tout un champ de réflexion à avoir. On n'a pas besoin de compresses stériles pour tous les soins. La SFAR propose également de revenir à des blouses en tissu pour plus ne plus utiliser de blouses jetables. On est à un tournant. On doit se remettre en cause globalement par rapport à des normes qu'on a poussées.

Mme Annick Jacquemet. - Qui décide de ces normes ? À quel niveau peut-on intervenir pour changer les choses ? Je suis entièrement d'accord avec vous.

M. Luc Frimat. - Cela fait plus de trente ans que je suis néphrologue. Historiquement, c'était l'établissement qui préparait les sets, qui provenaient de la stérilisation. Aujourd'hui, ces sets sont fournis par l'industriel et comportent trop de matériel.

Je ne sais s'il existe une norme par rapport au conditionnement, mais on pourrait y réfléchir. Il faut s'adapter aux besoins réels et repenser cette dimension. On ne peut plus se permette de gaspiller.

M. Pierre Chirac. - Tous les pays européens connaissent des pénuries de médicaments, et il n'y a pas d'Ondam dans les autres pays. Cela fait partie des propositions simplistes de certaines firmes pharmaceutiques. Certes, il faudrait imaginer que certains médicaments soient plus chers, mais il faut aussi des obligations et des sanctions.

Sur le plan environnemental, si on prend en compte l'empreinte carbone et la pollution liée à la production pharmaceutique, il est clair qu'il faut relocaliser les productions pharmaceutiques en Europe et ne pas s'en débarrasser dans des pays tiers. En Chine, des usines pharmaceutiques de matières premières ferment dans le cadre de la lutte contre la pollution. Il faut en avoir conscience. C'est un des éléments qui explique la pénurie de médicaments.

Utilisons l'argument politique de l'environnement : le fait de respecter les normes environnementales va de toute façon entraîner un surcoût du prix du médicament qu'il faut accepter.

M. Pierre Albaladejo. - En matière de réutilisation de matériel à usage unique, l'Europe avait proposé aux États de choisir entre des politiques de reprocessing.

En avril 2022, la France a répondu non. Il y a là un élément de sécurité, mais nos voisins allemands disposent pour leur part d'une industrie de reprocessing de cathéters, notamment en cardiologie interventionnelle.

Notre société compte un comité de développement durable qui s'est intéressé à tous ces points. Je propose qu'on se recontacte à ce sujet. Cela concerne surtout le gaspillage en matière de dispositifs médicaux. En revanche, je ne suis pas sûr que l'on y gagne grand-chose s'agissant du médicament.

Mme Sophie Beaupère. - Le financement de deux mois de stocks tournant par les États serait sans doute une solution intéressante. C'est une sorte d'avance de trésorerie.

Pour finir sur l'Ondam, le fait qu'une loi de programmation pluriannuelle sorte de l'annualité budgétaire et permette de dégager des priorités et de les confronter à des logiques budgétaires plus annuelles et comptables est sans doute majeur.

Mme Alexandra Borchio Fontimp, présidente. - Avez-vous une réponse à apporter à Mme Muller-Bronn concernant l'établissement public ?

M. Pierre Chirac. - C'est une très bonne chose, de même que Civica Rx, aux États-Unis. Il faut utiliser tous les moyens. Les pharmacies hospitalières peuvent produire des médicaments. Elles le font déjà aux États-Unis, aux Pays-Bas, etc. Il n'existe pas de solution unique.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Des expériences existent aux États-Unis, en Suisse, au Brésil, avec la Fondation Oswaldo Cruz.

Il y a une multitude de solutions, et si l'on recense toutes les propositions que vous avez pu faire, on a un grand choix en la matière.

Mme Alexandra Borchio Fontimp, présidente. - Si vous avez d'autres informations à nous transmette, n'hésitez pas.

Merci infiniment.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat

Audition de M. Thomas Fatôme, directeur général,
et de Mme Julie Pougheon, directrice de l'offre de soins
de la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam)

(mardi 14 mars 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons, cet après-midi, les travaux de notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française - notamment en matière d'innovation, puisque la question des pénuries est liée à celle des coûts autant qu'à celle de la disponibilité -, avec l'audition de M. Thomas Fatôme, directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam), et de Mme Julie Pougheon, directrice de l'offre de soins de la Cnam.

Comptant plus de 2 500 salariés, la Cnam est chargée de la gestion de la branche maladie comme de la branche accidents du travail et maladies professionnelles. Dans ce cadre, elle a notamment pour fonction de veiller à l'équilibre financier des deux branches et participe, en application du code de la sécurité sociale, au Comité économique des produits de santé, que nous avons déjà auditionné, qui a témoigné de votre présence active en son sein et qui est chargé de l'élaboration de la politique économique et de la fixation des prix des médicaments, lesquels ont un effet sur l'équilibre budgétaire de la Cnam.

Au-delà des questions financières, la Cnam joue un rôle majeur dans l'organisation et la transformation du système de santé. Elle promeut des actions de prévention, d'éducation et d'information de nature à améliorer l'état de santé des assurés, met en oeuvre les accords conventionnels - sujet d'actualité - conclus avec les professionnels de santé et développe la maîtrise médicalisée des dépenses. Comme les autres têtes de réseau, elle conclut avec l'État une convention d'objectifs et de gestion déterminant les objectifs pluriannuels de l'assurance maladie. Pour la période allant de 2018 à 2022, la convention invite notamment la Cnam à renforcer la qualité et la pertinence des parcours de soins, en veillant à développer le recours aux médicaments génériques et biosimilaires comme à promouvoir la pertinence des prescriptions.

Aussi la Cnam joue-t-elle un rôle clé dans la régulation des dépenses de médicament comme dans la promotion des bonnes pratiques de prescription. C'est la raison pour laquelle il nous a semblé indispensable de vous entendre, monsieur le directeur général, madame la directrice, dans le cadre de cette commission d'enquête. Alors que le nombre de médicaments connaissant des ruptures ou des tensions d'approvisionnement ne cesse d'augmenter - pour mémoire, à l'été 2018, un premier rapport du Sénat, fait au nom de la mission d'information sur la pénurie de médicaments et de vaccins, signalait environ 700 médicaments en situation de pénurie, contre quasiment 3 000 actuellement, certes avec des fluctuations selon les semaines et les territoires considérés -, nous souhaiterions que vous puissiez présenter, dans un bref propos introductif, votre analyse de la situation actuelle.

Dans quelle mesure et de quelle manière la Cnam cherche-t-elle, dans le cadre de ses missions, à prévenir les difficultés d'approvisionnement en médicaments ? Dispose-t-elle de données précises sur le coût financier des ruptures et leurs implications sanitaires, qui ont également un coût financier, puisqu'elles peuvent se traduire par une moins bonne prise en charge sanitaire, voire des retards de prises en charge ? Comment promeut-elle, auprès des professionnels de santé, la pertinence des prescriptions ?

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous passer la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thomas Fatôme et Mme Julie Pougheon prêtent serment.

M. Thomas Fatôme, directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie. - Je rappellerai rapidement quel est le rôle de l'assurance maladie en matière de politique du médicament, avant d'aborder le sujet de la pénurie et d'évoquer notre action dans ce domaine, ayant trait notamment au bon usage du médicament.

L'assurance maladie joue un rôle central en tant que financeur. En effet, en prenant en compte la ville et l'hôpital, nous finançons près de 90 % des dépenses de médicaments dans notre pays. Cette prise en charge publique a pour rôle primordial de garantir aux patients l'accès aux soins.

À ce titre, la Cnam joue trois rôles.

Tout d'abord, vous l'avez évoqué, nous sommes membres du Comité économique des produits de santé. Nous sommes donc partie prenante de cette instance collégiale originale, à laquelle l'assurance maladie est très attachée et qui assure la négociation des prix avec les industriels.

Ensuite, nous fixons les taux de remboursement, ce qui n'est pas toujours bien su. En réalité, l'assurance maladie ne dispose que de peu de marge de manoeuvre, voire n'en dispose pas, puisque ces taux sont fixés dans un corridor réglementaire et sur la base d'évaluations de la Haute Autorité de santé. En quelque sorte, nous avons compétence liée, ce qui est relativement normal.

Enfin - j'y reviendrai -, nous jouons un rôle en matière de bon usage du médicament et des produits de santé, dans le cadre de la mission transversale qui nous est confiée, à savoir assurer l'efficience du système de soins et jouer un rôle dans le domaine de la pertinence et de la qualité des soins.

Je resserre progressivement la focale. S'agissant du médicament, l'assurance maladie a trois priorités, en lien avec les orientations fixées par le conseil de la Cnam ainsi que par sa convention d'objectifs et de gestion établie dans le cadre des relations avec l'État.

La première est d'assurer aux assurés, dans les meilleures conditions possibles, un accès aux médicaments. On pense souvent à l'innovation. Néanmoins, l'actualité récente comme le sujet de votre commission d'enquête en témoignent, il s'agit non pas uniquement d'innovation, mais aussi d'accès à des produits plus matures. Être partie prenante et offrir aux assurés de notre pays les conditions permettant d'avoir un accès à l'ensemble des produits santé dont ils ont besoin est donc la première des priorités.

La deuxième priorité est d'être un acteur de la politique de santé publique en matière de bon usage des produits de santé. Ceux-ci participent de la prise en charge, de la qualité des soins et de la guérison de nos assurés. Cette priorité s'inscrit dans le cadre de référentiels de santé publique que nous ne définissons pas - cela relève notamment de la Haute Autorité de santé et de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) -, mais notre rôle est de les diffuser et d'assurer leur respect. En cela, nous participons à cette politique de santé publique du bon usage du médicament, au service de la santé des patients.

La troisième priorité est celle de la soutenabilité. Il s'agit de s'assurer que les dépenses de médicaments obéissent à une logique d'efficience et participent plus globalement aux actions que nous menons afin de garantir la soutenabilité de notre modèle d'assurance maladie et de veiller à ce que nous appelons la gestion du risque, à savoir le juste soin au juste coût pour nos patients.

Les pénuries sont un sujet important pour nous, car elles peuvent être synonymes de défaillances dans l'accès aux soins pour les patients ou, à tout le moins, être source de complications et de complexités dans ce parcours de soins.

Sur ce sujet, je ne ferai pas forcément de longs développements, car d'autres acteurs déjà auditionnés sont plus compétents que nous. Néanmoins, je rappelle que les pénuries ne sont pas une question récente ; notre pays y fait face depuis plusieurs années. Cependant, elles ont tendance à s'aggraver ces dernières années, comme le montrent les chiffres partagés de façon transparente par les différentes autorités sanitaires.

Le phénomène des pénuries est également multifactoriel ; ce point est également bien connu et partagé. Il est donc plus complexe d'identifier les solutions, puisque les causes sont liées à la fois à l'organisation de la production des différents laboratoires, à des choix d'investissements, à des chocs ou à des aléas conjoncturels - comme cela a pu être le cas pendant et après la covid-19 -, à des difficultés potentielles d'accès aux matières premières.

Les causes dont donc complexes. Aux yeux de l'assurance maladie, si le sujet de la fixation des prix peut figurer parmi ces facteurs explicatifs, il ne semble pourtant pas être le principal.

Ainsi, les États-Unis, qui connaissent les prix les plus élevés, ne sont pas pour autant à l'abri de pénuries. En France, pour différentes molécules comme l'amoxicilline, qui a fait l'objet de pénuries importantes, les prix pratiqués ne sont pas les plus bas, comparés à ceux des autres pays européens. À ce propos, il est nécessaire de rappeler la prudence s'attachant à ces comparaisons européennes, puisque l'assurance maladie ne connaît pas la réalité des prix nets supportés in fine par les différents financeurs des systèmes de santé des pays européens. La transparence sur ces sujets est limitée.

S'agissant de notre responsabilité et des actions que nous pouvons mener, en tant que membre du Comité économique des produits de santé et en tant que principal financeur, nous sommes évidemment partie prenante des travaux ayant trait à la lutte contre les pénuries, portés notamment par les ministres de la santé et de l'industrie, y compris de la feuille de route en cours de consolidation sous leur autorité.

À propos de notre rôle en matière de bon usage du médicament, c'est une politique publique très importante que nous menons. Elle vise à activer l'ensemble des leviers à notre disposition, qu'il s'agisse de l'information ou de l'accompagnement des assurés ou des professionnels de santé, des incitations financières, de la mise sous accord préalable ou encore de la lutte contre les trafics.

Ainsi, en 2022, ont été effectuées près de 7 000 visites de délégués de l'assurance maladie auprès des médecins généralistes sur le bon usage du paracétamol, sujet ô combien important en matière de pénuries ces dernières semaines. Cette action était prête, mais sa réalisation avait été reportée en raison de l'épidémie de covid-19, période pendant laquelle il était compliqué de diffuser un message de modération des prescriptions de paracétamol. De premiers éléments de bilan de cette campagne seront disponibles à la fin du premier trimestre 2023.

Des démarches de ce type sont également mises en oeuvre pour d'autres molécules : 15 000 médecins ont ainsi été visités, dans le cadre d'échanges confraternels, par les médecins-conseils et les délégués de l'assurance maladie au sujet de la metformine ; 11 400 visites de médecins généralistes ont été effectuées en 2022 pour les inhibiteurs de la pompe à protons (IPP). Il s'agit donc d'une logique d'information et d'accompagnement individualisé auprès des prescripteurs, visant à assurer un meilleur respect des référentiels.

Autant, s'agissant de certaines molécules, les prix ne sont pas la principale explication des pénuries, autant il est clair que notre pays connaît encore des niveaux de prescriptions notoirement plus élevés que ceux de pays européens comparables pour certaines molécules. C'est ainsi le cas de l'amoxicilline et du paracétamol, qui ont fait l'objet des pénuries les plus importantes ces dernières semaines et dont les niveaux de prescription comme de consommation sont encore plus élevés que ceux de nos voisins, en dépit de nos efforts. Si le nombre de prescriptions inadéquates et la consommation de ces molécules étaient moindres, nous serions moins exposés au risque de pénurie, sans que cela constitue néanmoins une réponse au problème de pénurie.

Cette démarche concerne non seulement les médecins, mais également les patients et les autres professions de santé, comme les pharmaciens, notamment en matière de lutte contre l'antibiorésistance et de bon usage des antibiotiques. Ainsi, nous déployons actuellement des actions de valorisation des tests rapides d'orientation diagnostique (Trod) pour les angines, qui permettent d'impliquer les médecins et les pharmaciens dans la vérification de l'utilité des antibiotiques. Nous avons également déployé un nouveau protocole, fondé sur le dépistage urinaire, afin de mobiliser les pharmaciens et de diminuer la mauvaise utilisation des antibiotiques. Enfin, nous avons engagé avec eux, même s'ils ne sont pas totalement enthousiastes, la dispensation à l'unité des antibiotiques pour éviter leur gaspillage et leur mauvaise utilisation.

Pour citer d'autres professions de santé, nous avons commencé à travailler avec les chirurgiens-dentistes, également prescripteurs d'antibiothérapie, pour essayer de mieux faire respecter les référentiels.

Nous travaillons avec différentes professions de santé, mais nous déployons aussi différents mécanismes d'accompagnement et d'incitation financiers.

L'exemple le plus connu est celui de la rémunération sur objectifs de santé publique (Rosp). Nous tenons à votre disposition des éléments de bilan des différents indicateurs de cette rémunération. Celle-ci comporte un certain nombre d'objectifs en matière d'antibiothérapie, de bon usage des médicaments, de prescription dans le répertoire, de lutte contre l'iatrogénie médicamenteuse, y compris pour les médicaments anxiolytiques ou psychotropes, qui participent également du bon usage du médicament. Les résultats sont différents selon les classes, mais témoignent, dans un certain nombre de situations, du rôle efficace de la Rosp en matière d'évolution des pratiques des médecins.

Toujours dans le domaine de l'accompagnement financier, nous allons un peu plus loin que la Rosp, en pratiquant une véritable logique d'intéressement destinée aux médecins s'agissant du respect des référentiels ou de la pertinence et de l'efficience des prescriptions. C'est ce que nous avons déployé depuis 2022 au travers de l'intéressement sur la prescription de biosimilaires, dans le cadre de l'avenant n° 9 à la convention nationale organisant les rapports entre les médecins libéraux et l'assurance maladie, signé avec les médecins en juillet 2021. Un bilan de cette première année d'application sera disponible au premier trimestre 2023. Nous avions proposé de poursuivre cette démarche, dans le cadre de la négociation conventionnelle qui n'a pas abouti, pour la juste prescription des IPP, également au moyen d'un intéressement au respect des référentiels avec un partage des gains entre les médecins et l'assurance maladie.

Dans le cadre du bon usage du médicament, je voudrais citer deux évolutions importantes au sujet des outils que nous déployons.

Depuis plusieurs années, nos délégués de l'assurance maladie déposent des profils de prescription papier chez les médecins, ce qui leur permet d'échanger avec eux sur leurs prescriptions et sur les différences avec leurs collègues au niveau départemental et national.

Nous sommes en train de moderniser cette démarche et de la faire évoluer vers la data visualisation - pour utiliser un terme à la mode -, c'est-à-dire de mettre à disposition ces données sous format numérique afin d'avoir un rafraîchissement plus fréquent, plus rapide et plus efficace des données. Ainsi, depuis cette année, nous avons déployé une campagne axée sur l'antibiothérapie sous la forme de data visualisation, ce qui permettra aux médecins, dans les prochains mois et les prochaines années, d'avoir accès à leurs prescriptions à tout moment et de se comparer aux autres de manière pédagogique et efficace. Cet outil était demandé par les médecins, qui l'ont plutôt très bien accueilli.

Nous actionnons d'autres leviers un peu plus mordants, si je puis dire, notamment grâce à des dispositifs d'accord préalable déployés pour certains médicaments ces dernières années, afin de vérifier que leur utilisation respecte bien les indications remboursables. Un système de téléservice permet d'adresser une réponse extrêmement rapide du service médical aux demandes des médecins. Il s'inspire de mécanismes existants dans d'autres pays, soumettant notamment la prescription de médicaments coûteux à un accord de l'assurance maladie.

Cela fait le lien avec la dernière action que nous déployons - il existe donc un continuum information-accompagnement-incitations financières-accord préalable -, à savoir la lutte contre les trafics de médicaments, qui existent malheureusement dans notre pays et qui peuvent, sans être la principale explication des pénuries, participer à une mauvaise utilisation des produits de santé. Au début de l'année 2022, nous avons signé avec les pharmaciens une nouvelle convention, par laquelle nous avons engagé avec eux un travail de vérification systématique des ordonnances prescrivant des médicaments coûtant plus de 300 euros, mis en oeuvre depuis le dernier trimestre de l'année 2022. Il est donc un peu tôt pour partager un bilan. Nous sommes malheureusement confrontés, de plus en plus fréquemment, à des trafics de médicaments, donnant lieu à un certain nombre de procédures pénales, qui ont justifié une action renforcée.

Nous déployons aussi des outils transversaux numériques avec la e-prescription, à savoir l'ordonnance numérique, qui permettra de mieux sécuriser les prescriptions et réduira le risque d'utilisation de fausses ordonnances.

Pour revenir au sujet plus large des pénuries, tout d'abord, je rappelle que le prix n'est pas le principal élément expliquant les difficultés que nous rencontrons. La situation nous semble bien plus compliquée. La France reste un marché attractif pour l'industrie du médicament, avec un accès rapide aux molécules innovantes - nous l'avons montré y compris dans le dernier rapport « Charges et produits ».

Nous ne pouvons pas construire une politique de soutenabilité des dépenses d'assurance maladie sans inclure le médicament, comme d'autres champs, à ces politiques d'efficience, et donc au juste prix, y compris au regard du cycle de vie des produits de santé. Il est donc normal que des médicaments matures subissent des baisses de prix progressives, qui sont à la main du Comité économique des produits de santé. Toutefois, un équilibre doit également être trouvé entre l'accès à l'innovation, avec des coûts très élevés, et l'évolution des prix tout au long du cycle de vie du produit.

Ensuite, je voulais partager avec vous deux éléments. En premier lieu - c'est peut-être une évidence -, la réponse est aussi à construire au niveau européen. Nous sommes un très grand marché d'accès aux produits de santé au niveau européen, et la France reste attachée à ce que sa politique du médicament soit construite au niveau national. Toutefois, nous aurions certainement intérêt à construire des modes de dialogue avec les industriels du médicament, qui sont des multinationales, en prenant appui sur l'effet de taille du continent européen.

Je me souviens des discussions que nous avions eues avec nos homologues allemands, voilà quelques années, au sujet des médicaments contre l'hépatite C. Nous avions essayé d'avoir des approches communes, ce qui est extrêmement compliqué. Cependant, la France et l'Allemagne représentent 140 millions de patients ; ce sont donc des marchés considérables.

En second lieu, un peu dans le même ordre d'idées, la France est un financeur et un acheteur pour près de 30 milliards d'euros de dépenses de produits de santé. Un acheteur avec un tel niveau de volume et de dépenses devrait disposer de garanties supplémentaires s'agissant de la continuité de l'approvisionnement de la part de ses fournisseurs.

Les très grands industriels disposent de garanties de leurs fournisseurs, concernant l'approvisionnement en matières premières ou en pièces dont ils ont besoin. Si cet approvisionnement n'est pas au rendez-vous, des pénalités sont prévues.

Ce sujet ne se résume pas à la mise en place de pénalités à destination des industriels, mais nous devrions avoir davantage de garanties de la part des industriels sur la continuité de l'approvisionnement des médicaments dans notre pays, au regard du marché que nous représentons et des dépenses que nous finançons.

C'est encore une fois un sujet majeur pour l'assurance maladie, qui a été aux côtés des assurés et des personnels de santé, notamment des pharmaciens, au cours de la crise récente, qui a accompagné leur mobilisation, y compris au travers du financement de préparations magistrales pour faire face aux pénuries de médicaments.

Le dialogue avec les industries, auquel nous sommes extrêmement attachés dans le cadre du Comité économique des produits de santé, devrait comporter davantage de garanties sur la continuité de l'approvisionnement par l'industrie du médicament, afin de garantir la fourniture de médicaments à nos assurés.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Premièrement, comment appréhendez-vous les dispositions prises dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale de 2022, qui a notamment retenu comme critère la fixation des prix ?

À votre sens, le prix trop bas des médicaments ne serait pas une des causes de pénurie de médicaments, alors que cela a été beaucoup avancé.

Ma deuxième question a trait à la différence entre, d'un côté, les produits matures, aux prix peu élevés, et, de l'autre, les molécules innovantes, aux prix, pour la plupart, extrêmement élevés. N'existe-t-il pas un déséquilibre très important ? Comment pouvez-vous travailler sur ces deux aspects ?

Ma troisième question concerne les ruptures de stock. Une fois leur existence avérée, les médecins s'adaptent obligatoirement et prévoient des solutions thérapeutiques de substitution, qui peuvent, le cas échéant, être plus onéreuses. Disposez-vous, au niveau de la Cnam, d'une évaluation du coût de ces ruptures de stock ?

Ma quatrième question, déjà posée à l'occasion de précédentes auditions, a trait aux multiples incidences médicales des pénuries. Les patients ont moins observé leur traitement, des traitements de substitution ont pu être prescrits et, parfois, des retards de traitement ont pu se produire. Est-il possible d'estimer le coût de ces incidences médicales ?

Enfin, nous ne pouvons que partager vos propos s'agissant de la construction d'une réponse au niveau européen. Toutefois, celle-ci ne peut en aucun cas constituer une excuse pour ne pas en élaborer une au niveau national. Il ne s'agit pas de s'attendre mutuellement, en quelque sorte. La France peut aussi servir d'exemple à suivre, compte tenu de son histoire et de son expérience. Comment s'articulent ces réponses d'après vous ?

M. Thomas Fatôme. - Au sujet de votre première question, la loi de financement pour 2022 - notamment son article 65, qui doit être lu en lien avec l'accord-cadre qui a évolué peu de temps auparavant et dans le cadre des engagements pris au sein du Conseil stratégique des industries de santé (CSIS) - vise à concilier différents objectifs, à la fois d'attractivité du territoire, de localisation sur le territoire national, de productions de médicaments, avec des objectifs de régulation et de soutenabilité. Il s'agit notamment de faire évoluer les conditions de fixation du prix, afin d'intégrer plus efficacement d'autres critères, en particulier en lien avec une empreinte industrielle. Nous sommes partie prenante de cette politique publique, en tant que membre du Comité économique des produits de santé, qui a la responsabilité de mettre en musique ce cadre législatif.

Pour éviter toute ambiguïté, même si ce n'est pas notre compétence prioritaire, nous sommes extrêmement conscients de l'importance de cet équilibre entre les différentes composantes de la politique du médicament : souveraineté, attractivité, innovation, régulation... Tous ces objectifs doivent se concilier.

Le Comité économique des produits de santé est un objet précieux, puisqu'il réunit l'ensemble des acteurs de l'État, de l'assurance maladie, des organismes complémentaires, dans leurs différentes composantes, auxquels il revient la difficile mission de réaliser la synthèse de ces objectifs, fondés sur un cadre, proposé par le Gouvernement et voté par le Parlement, qui a fait évoluer les règles du jeu sur ces différents critères.

Il est encore trop tôt pour apprécier les conditions dans lesquelles ces différentes dispositions évoluent. Néanmoins, les sujets d'attractivité et d'investissement en France sont bien identifiés par l'ensemble des membres du Comité économique des produits de santé. Ils sont bien présents dans les différentes négociations menées depuis quelques mois.

Cela fait le lien avec votre deuxième question - si je l'ai bien comprise : comment trouver un équilibre entre une politique de prix pour l'innovation et une politique de prix pour les produits plus matures ? C'est toute la tension qui s'exerce sur la soutenabilité des dépenses de produits de santé. Au sein du Comité économique des produits de santé, nous sommes extrêmement attachés à ce que les innovations disposent de prix - encore une fois, largement fixés par l'accord-cadre et le cadre législatif - qui les valorisent. Nous sommes également préoccupés par le niveau extrêmement élevé des prix parfois demandés par les industriels.

Dans une situation connaissant à la fois des prix faciaux élevés, des prix nets qui ne doivent pas être trop bas pour ne pas avoir trop de remises, une clause de sauvegarde qui ne doit pas être trop élevée pour ne pas devenir insupportable et, en même temps, des prix très élevés sur l'innovation et des prix sur les produits plus matures ne pouvant pas évoluer, la question de la soutenabilité se pose.

En 2022, les dépenses de médicaments de ville ont progressé de 8,5 %, ce qui est considérable. Le lien doit être fait avec des financements de l'assurance maladie, dont la progression implique, si elle est plus rapide que celle de la richesse nationale, de trouver davantage de recettes.

D'autres champs financés par l'assurance maladie connaissent également de très fortes tensions - vous le mesurez parfaitement bien -, qu'il s'agisse de l'hôpital, des soins de ville, de la prise en charge des personnes âgées ou des ressources humaines du système de santé. Par conséquent, la soutenabilité de l'ensemble des dépenses d'assurance maladie est questionnée.

Notre vision est de valoriser la véritable innovation, d'assumer une politique de baisse de prix - qui relève non pas de notre responsabilité première, mais de celle du Comité économique des produits de santé, dans le cadre fixé par le Parlement - qui vise à gérer les prix dans le cadre du cycle de vie du produit. Les prix de produits largement amortis doivent diminuer, de même que nous devons valoriser l'utilisation des biosimilaires et des médicaments génériques.

Vos troisième et quatrième questions ont trait à l'évaluation des effets des ruptures de stock, en termes de coût, en raison du recours à des solutions thérapeutiques de substitution plus coûteuses et des incidences de santé publique. Je crains malheureusement de ne pas avoir de réponse extrêmement étayée à vous fournir.

Dès lors que les pénuries, y compris lors de la crise récente, exposent nos assurés à des risques de défaut de prise en charge, le critère financier n'est pas le premier à entrer en ligne de compte. Pour dire les choses encore plus directement, nous avons financé - il fallait le faire - des préparations magistrales, réalisées par les pharmaciens, à des niveaux de prix nettement plus élevés que celui des médicaments en rupture. Nous ne nous sommes pas demandé s'il fallait le faire ou pas.

J'indique, sous le contrôle de Mme Pougheon, que les prix ne disposaient pas de cadre bien établi. Il s'agissait avant tout de se mobiliser et d'accompagner la mobilisation des professionnels pour répondre aux besoins des patients. Dans ce cadre, la question de la régulation budgétaire n'a pas vocation à se poser pour faire face à des situations d'urgence.

S'agissant des incidences en termes de santé publique, bien que cela fasse partie des trois priorités évoquées précédemment, ce sujet nécessitera des travaux plus approfondis conduits avec nos partenaires - l'ANSM, la Haute Autorité de la santé ou le ministère de la santé. En effet, je n'ai pas eu connaissance de travaux engagés sur ce sujet récemment.

Enfin, sur les enjeux européens, nous sommes pleinement attachés - et nous souhaitons en être un des moteurs, même si plusieurs points ne relèvent pas de l'assurance maladie - au déploiement d'une feuille de route nationale de lutte contre les pénuries et en faveur de l'attractivité de notre pays. C'est bien aux niveaux national et européen que les choses se jouent. Ainsi, pendant la crise de la covid-19, la négociation des vaccins a été menée au niveau européen.

Les pays européens représentent un marché très substantiel. Face aux industries multinationales, nous gagnerions à davantage nous appuyer sur cette dimension européenne et cette taille de marché, afin d'avoir un dialogue plus équilibré et de nous mettre à l'abri de situations de rupture de stock dans les pays européens concernés.

Je n'oppose pas les deux dynamiques, nationale et européenne. Que ce soit pour la liste des médicaments d'intérêt stratégique en termes industriel et sanitaire ou pour la gestion de la prévention des ruptures, la cartographie, le suivi, il est évident que de nombreux points sont à approfondir au niveau national sans « renvoyer le bébé » au niveau européen.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je reviens sur la question des prix bas des médicaments matures. Manifestement, le prix n'est pas toujours proportionnel au service médical rendu. Je pense, par exemple, aux inhibiteurs de la pompe à protons : l'oméprazole a connu sept baisses de prix en une quinzaine d'années. Le service médical rendu se calcule également en euros sonnants et trébuchants pour l'assurance maladie, puisque c'est un certain nombre de pathologies qu'on n'est plus obligé de prendre en charge à l'hôpital.

Vous déclarez que le prix est un facteur, mais qu'il n'est pas déterminant dans les difficultés. Le moratoire sur les baisses de prix qui vient d'être proposé par le Gouvernement prouve bien que ce lien n'est pas complètement inexistant ! Au reste, la question du prix reste un vrai sujet, puisque cela crée des concurrences frontalières. Les habitants de l'Est ou du Nord de la France le savent bien, qui trouvent certains médicaments de l'autre côté de la frontière, qu'ils ne trouvent pas en France.

Comment cette baisse de prix se décide-t-elle sur un plan qualitatif ? Le bénéfice du service médical rendu sur les dépenses de l'assurance maladie est-il pris en compte dans la baisse de prix ? Est-on attentif au maintien d'un prix suffisamment élevé pour éviter les pénuries ? Je rappelle que les pénuries récentes concernaient des médicaments essentiels !

Vous avez évoqué la question des bonnes pratiques, sur le paracétamol, par exemple, qui est en vente libre. Comment gère-t-on la vente libre, qui est forcément source de pénuries ?

S'agissant du CEPS, comme vous, nous déplorons tous le manque de garanties et l'absence d'anticipation. Comment souhaiteriez-vous voir les choses évoluer ?

Enfin, à combien estimez-vous le coût de substitution en l'état ? Qui dit pénurie, dit coût de substitution, y compris pour la dépense hospitalière, puisque c'est parfois hors appel d'offres que l'on doit s'approvisionner, à un prix qui peut être nettement plus élevé. Cela donne lieu à des arbitrages budgétaires complexes pour l'assurance maladie. Mieux adapter le prix du médicament permettrait peut-être de diminuer ce coût de la substitution.

Mme Laurence Harribey. - Monsieur le directeur général, merci de votre propos très intéressant.

Vous avez parlé de fixation des prix du médicament, à l'intérieur d'un corridor largement déterminé, et évoqué, parmi les priorités, la question de la soutenabilité, avec une logique d'efficience.

Je suis retombée sur le conflit entre la Cnam et Sanofi à propos du Plavix, médicament contre les maladies cardiovasculaires. On presse le citron sur les médicaments matures, au risque de désorganiser toute la branche et toute la filière industrielle, tout en favorisant l'innovation. Or certains labos et certaines industries font les deux. Se pose un problème de transition entre l'innovation et la maturité du médicament.

L'affaire du Plavix me paraît assez révélatrice. Pourriez-vous nous expliquer ce qui s'est passé ? On se rend compte que la Cnam n'a rien négocié pendant longtemps, et que c'est grâce à l'intervention du tribunal qu'elle a pu récupérer une centaine de millions d'euros. J'aimerais comprendre. Manque-t-il des outils ? Y a-t-il trop d'institutions en jeu ? Faut-il clarifier le rôle de chacun ?

Mme Pascale Gruny. - Nous sommes une commission d'enquête, pas une mission d'information. Nous voulons des réponses très précises.

Sur le prix, vous avez affirmé que l'on était mieux placés que les États-Unis et à peu près au niveau de l'Union européenne. Tout ce que nous avons pu lire ou entendre lors des auditions devant la commission des affaires européennes montre que cela n'est pas vrai ! La France est largement en dessous. Les groupes d'entreprises et les petits et moyens laboratoires que nous avons auditionnés nous ont dit que le prix, en France, conduisait à la pénurie. L'un d'entre eux choisit même de vendre ses produits à l'étranger.

La clause de sauvegarde nous pénalise également.

Quid des stocks de médicaments ? Soit on ne fait pas de stocks, soit on n'aide pas les entreprises à en faire...

Que se passe-t-il en France aujourd'hui pour que nous soyons parmi les derniers de la classe sur le sujet de la pénurie des médicaments !

Pouvez-vous revenir sur la hausse de 8,5 % du prix du médicament ? Nous n'avons pas bien compris.

Nous nous interrogeons sur les biosimilaires, les génériques et les négociations avec les laboratoires français du médicament. Pouvez-vous être plus précis ?

M. Thomas Fatôme. - Je vais essayer d'apporter les réponses les plus précises possible.

Je ne dis pas que le prix ne compte en rien dans le débat sur la pénurie. Je dis juste qu'il ne peut pas être la seule et unique explication aux pénuries que nous connaissons.

Les États-Unis sont, de loin, le pays où les prix des médicaments sont les plus élevés. Pourquoi ? Parce que c'est sur les marchés américains que l'industrie fait d'abord sa rentabilité, avant de venir sur les autres marchés, où les prix sont plus bas.

Cependant, les États-Unis connaissent également des pénuries, du fait de problèmes de matières premières, de production, d'industrie, de surconsommations ponctuelles en Chine ou en Inde, dont les conséquences sont planétaires.

On ne peut donc pas dire que c'est parce que la France a des prix plus bas que les autres pays que nous avons un problème massif de pénurie. Le phénomène est multifactoriel.

L'amoxicilline en est un exemple très clair. Son prix en unité commune de dispensation (UCD) est deux fois plus élevé en France qu'en Espagne et au Royaume-Uni, et a augmenté de 9 % en cinq ans dans notre pays. Pourtant, nous connaissons des pénuries ! Les relations ne sont donc pas univoques. Elles sont complexes. Le phénomène n'est pas le même selon les types de molécules, les périodes et les pays. Il n'y a pas une seule vérité.

Le prix fait partie du débat. C'est la raison pour laquelle le Gouvernement a décidé un moratoire et confié à un ensemble de personnalités qualifiées une mission sur la politique du médicament, qui va notamment traiter de l'équilibre entre les enjeux de souveraineté et de soutenabilité.

Le taux de 8,5 % correspond à l'évolution des dépenses de médicaments remboursées par l'assurance maladie sur la ville. Quand la dépense de médicaments progresse à un niveau aussi dynamique, c'est, d'une certaine façon, une bonne nouvelle : cela veut dire que l'accès au traitement est facile, que l'innovation se diffuse, que des médicaments coûteux, auparavant réservés à l'hôpital, arrivent en ville. Mais cela pose un problème de soutenabilité quand l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) s'établit, suivant les années, entre 2 et 4 %.

Mme Pascale Gruny. - Le taux de 8,5 % ne correspond donc pas à l'évolution des prix ?

M. Thomas Fatôme. - Non, c'est celle des dépenses remboursées.

Mme Pascale Gruny. - Ce n'est pas ce vous que aviez dit au départ - ou alors je ne vous ai pas compris...

M. Thomas Fatôme. - Excusez-moi si je n'ai pas été clair. Dans cette progression de 8,5 % des dépenses remboursées en ville, il y a une dynamique de volume, une dynamique de prix et une déformation des médicaments - on va de plus en plus vers des médicaments coûteux, ce qui est une bonne nouvelle.

Je vous ai présenté l'ensemble des leviers d'action que nous mobilisions pour garantir que ces volumes correspondent pleinement à des besoins de santé et à de bonnes prises en charge, conformes au référentiel, mais faire évoluer les prescriptions, dans notre pays comme ailleurs, est un travail extrêmement difficile. La politique de bon usage du médicament, c'est à la fois une régulation des prix et une gestion des volumes.

La gestion des prix se fait selon des règles du jeu qui partent de l'évaluation du médicament - quelle est l'amélioration du service médical rendu ? Quels sont les comparateurs ? C'est sur cette base que le CEPS, dans le cadre d'un Ondam voté par le Parlement, de règles du jeu fixées par le Parlement et le pouvoir réglementaire, d'un accord-cadre qu'il a construit avec l'industrie du médicament, mène une politique de gestion des prix à la hausse ou à la baisse.

Si le prix des IPP a baissé, c'est parce qu'il a été considéré, en lien avec les industriels concernés, que l'amélioration du service médical rendu et les comparateurs existants le permettaient. Chaque année, depuis au moins dix ou quinze ans, le CEPS a pour mandat de faire évoluer les prix pour que le médicament contribue au respect de l'Ondam. Il le fait dans un cadre qui est fixé par les lois de financement successives et l'accord-cadre, donc de manière transparente et, me semble-t-il, relativement efficace. Je répète que ce dispositif fonctionne plutôt bien.

Pour aller plus loin sur la garantie, je pense que la réflexion menée dans le cadre du plan pénurie du Gouvernement, de vos travaux et de ceux d'autres acteurs devrait davantage intégrer la nécessité, dans la mise sur le marché, la fixation des prix et le remboursement, de se doter de dispositifs qui permettent d'assurer la continuité de l'approvisionnement.

La loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 prévoit un dispositif de sanctions si l'industriel n'assure pas la continuité d'approvisionnement et s'il procède à l'importation d'alternatives plus coûteuses. Cela fait partie des dispositifs que nous devons pouvoir utiliser.

Nous sommes un acheteur de médicaments pour des volumes extrêmement élevés et, comme tout acheteur, nous devrions avoir davantage de garanties que le fournisseur répond à ses obligations et garantit à nos assurés l'accès aux traitements.

Effectivement, l'assurance maladie est partie prenante à la procédure relative au Plavix. La dernière décision juridictionnelle nous a d'ailleurs donné gain de cause. Des travaux d'expertise sont en cours pour déterminer le préjudice précis dont nous avons été victimes, mais je considère que nous avons été actifs pour faire valoir nos droits.

Mme Laurence Harribey. - Oui, la Cnam s'en est finalement bien sortie, mais je m'interroge : pourquoi avoir attendu sept ans pour lancer la procédure ? Même le premier jugement aboutissait à une prescription. On a ensuite considéré que la Cnam était finalement en droit de demander des dédommagements.

M. Thomas Fatôme. - Nous pourrons vous apporter des éléments précis sur le détail de la procédure. Je répète que nous avons été actifs pour défendre nos droits par rapport à des pratiques en notre défaveur, que la justice a d'ailleurs considérées comme répréhensibles. Nous sommes extrêmement attentifs à intenter les procédures justifiées face à de telles difficultés.

Je l'ai dit, nous n'avons pas, à ce stade, toutes les réponses sur l'évaluation économique ou sanitaire des pénuries. Nous devons continuer à y travailler, même si nous n'aurons pas forcément toutes les informations nécessaires pour réaliser de tels travaux, relativement complexes.

La clause de sauvegarde n'est pas gérée par l'assurance maladie : elle l'est par le pouvoir réglementaire, sur la base d'un dispositif voté par le Parlement. Elle participe d'un équilibre entre trois niveaux de discussion sur la fixation du prix : le niveau du prix facial, le niveau du prix net et le niveau de la clause de sauvegarde.

Quel est l'équilibre entre ces trois leviers pour parvenir à la soutenabilité ? D'après les industriels, taper trop fort sur le prix facial crée un problème de compétitivité par rapport aux autres pays ; taper trop fort sur les remises sur produits fait trop peser la pression sur les industriels les plus innovants ; trop jouer sur la clause de sauvegarde est une forme d'impôt transversal sur l'ensemble de l'industrie, ce qui n'est pas acceptable. La question du bon équilibre entre ces différents outils est compliquée. Elle est reliée aux choix faits par le Parlement, qui décide d'un objectif de dépenses d'assurance maladie chaque année, donc d'une soutenabilité de ces dépenses et de choix de régulation, qui s'appliquent notamment aux médicaments.

Mme Laurence Muller-Bronn. - Pouvez-vous nous donner une idée de votre budget pour acheter des médicaments ?

Comment décidez-vous des taux de remboursement que vous allez appliquer aux médicaments ? Est-ce vous qui décidez du non-remboursement de médicaments ? Je pense à l'homéopathie, qui a été déremboursée. Avez-vous une part dans ce type de décisions ?

Vous avez estimé que les marchés de médicaments pourraient être favorablement négociés au niveau européen plutôt qu'au niveau national. L'exemple des vaccins contre la covid - absence de transparence, États non souverains dans les commandes - n'incite pas tellement à laisser la main à l'Europe sur la commande de médicaments ! Que pouvez-vous nous dire à ce propos ?

M. Bruno Belin. - Monsieur le directeur, je suis sénateur de la Vienne en CDD et pharmacien d'officine depuis trente-deux ans, dans un territoire qui compte 20 habitants au kilomètre carré.

Je suis très surpris par votre remarque sur l'amoxicilline. Certain que le prix n'a pas augmenté, j'ai fait une recherche sur internet. D'après le premier résultat de cette recherche, depuis le 1er janvier 2010, le prix de vente public du flacon d'amoxicilline 500 buvable est passé de 2,47 à 1,87 euro, soit une diminution de 32,1 %. La question des prix est une vraie question. Notre commission a été constituée pour enquêter sur un problème d'accès à la santé grave, dont le prix des médicaments est bien évidemment l'une des causes. Les choses doivent être donc très claires sur son évolution - on pourrait prendre d'autres exemples que l'amoxicilline.

Il faut que l'on comprenne que c'est un enjeu de territoires, de proximité, qui touche des personnes à faible mobilité. Vous savez très bien que, quand on touche au prix du médicament, on touche au financement de la répartition ! Les répartiteurs ont quasiment une obligation de service public : celle de livrer n'importe quelle officine, quelle que soit la taille de la commande, dans les 72 heures. Or le prix du gazole, les règles de mobilité et tout ce qu'on leur impose rendent la tâche impossible. Cela se fait au détriment des officines les plus rurales, donc des populations les plus isolées.

Le prix du médicament est donc l'une des causes de la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui. Aucun patient ne connaît véritablement le montant des médicaments qu'il consomme.

Quoi qu'il en soit, l'amoxicilline n'a pas augmenté, contrairement à ce que vous dites. Ou alors nous n'avons pas les mêmes références !

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Les questions de mes collègues sont très précises et très pertinentes. Nous avons besoin de réponses pointues, notamment sur les prix.

Pensez-vous que les pénalités que vous avez évoquées soient suffisamment contraignantes ? L'ANSM nous a dit qu'elles étaient, de fait, peu nombreuses.

Il est très important que nous partagions le même état des lieux, mais, pour que notre commission d'enquête ait été utile, il faudrait qu'elle puisse formuler un certain nombre de propositions pour nourrir le débat et pour sortir de cette situation. À cet égard, les réponses policées ne nous satisfont pas.

Je sais bien qu'il n'appartient pas à la Cnam de déterminer qu'elles doivent être les pénalités, mais quel est votre avis à leur sujet ? Pensez-vous qu'elles sont suffisantes ? Quelles réponses alternatives pourraient vous aider en tant que caisse de sécurité sociale ?

J'aimerais avoir un certain nombre de précisions sur le protocole que vous pouvez mettre à disposition des professionnels. Comment s'articule-t-il avec la liberté de prescrire, et comment réagissent les médecins face à ces conseils ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous n'avez pas répondu à ma question sur le coût de la substitution - soit, finalement, le coût des pénuries de médicaments - ou de la fabrication alternative, c'est-à-dire de la production en officine ou par des pharmacies centrales ? Je pense aussi aux pénuries hospitalières, pour lesquelles l'appel d'offres tombe, ce qui oblige à commander à un coût nettement plus élevé auprès d'un autre laboratoire.

Je reviens sur le taux de 8,5%. Quid de la partie hospitalière ? Quelle est la part de ce taux liée aux médicaments innovants ou aux nouvelles prises en charge ? Quelles sont celles de l'efficience du soin et de la soutenabilité dans les choix qui sont faits ?

M. Thomas Fatôme. - Le montant des « achats » de médicaments que nous réalisons - le terme d'achat est un peu impropre ; il vise à illustrer la relation entre un fournisseur et des produits - s'élève à 32 milliards d'euros si l'on se fie au montant global brut des dépenses remboursées de médicaments. Compte tenu de ce montant, je considère que l'on peut essayer de poser un certain nombre de garanties...

Sur le remboursement, notre compétence est liée, parce que le taux de remboursement dépend de l'évaluation de l'efficacité du médicament : aux différents niveaux d'évaluation correspond un taux.

Dès lors que la Haute Autorité de santé considère qu'un médicament a un service médical rendu insuffisant, il n'est plus remboursé. De ce point de vue, nous sommes, en réalité, plus un « notaire » : nous tirons les conséquences d'évaluations sanitaires. Cette séparation entre celui qui évalue à celui qui paie est heureuse. C'est l'une des forces de notre système. Il ne faut pas mélanger les casquettes. Notre compétence de fixation du taux est donc, en réalité, directement liée à une appréciation de l'apport médical.

Monsieur le sénateur Belin, j'adresserai très rapidement à la commission d'enquête les éléments sur les prix de l'amoxicilline que j'ai en ma possession. Les prix que j'évoquais sont en UCD, qui traduisent différentes formes d'utilisation du produit. Je ne conteste absolument pas la pertinence de votre exemple, mais les prix moyens hors taxe d'une UCD d'amoxicilline étaient, au dernier trimestre 2022, à 0,17 euro en France et en Allemagne, à 0,08 en Espagne et à 0,10 au Royaume-Uni. Nous pourrons, si vous le souhaitez, poursuivre nos échanges sur le sujet.

L'impact des baisses de prix sur le réseau de distribution est un sujet majeur pour l'assurance maladie. Depuis une dizaine d'années, nous avons, avec les représentants des pharmaciens et en lien avec le ministère, fait évoluer le mode de rémunération des pharmacies d'officine, lequel est moins dépendant des prix du médicament aujourd'hui qu'il y a quinze ans. L'ajout de différents honoraires et les différentes missions de santé publique qui ont été reconnues et valorisées par l'assurance maladie participent à cette forme de désensibilisation partielle du réseau de distribution que constituent les officines par rapport aux baisses du prix du médicament.

Au dernier congrès de l'un des deux syndicats de la pharmacie, une étude a été diffusée sur l'historique de la composition des modes de rémunération des pharmaciens, qui montrait très bien ce phénomène de désensibilisation. Nous n'en sommes pas les auteurs, mais nous pourrons vous l'adresser.

L'assurance maladie est extrêmement attachée au partenariat avec les pharmaciens et, surtout, à la solidité du réseau officinal, pour qu'il puisse assumer ses missions vis-à-vis des assurés. Depuis plus d'une dizaine d'années, nous conduisons une politique publique avec le ministère pour essayer pour que les évolutions de prix pèsent moins sur l'équilibre économique des pharmacies qu'il y a dix ou quinze ans. Les évolutions montrent bien ce phénomène de désensibilisation.

L'assurance maladie n'a pas, à ce jour, mené de travaux qui évaluent l'impact des pénuries sur les dépenses.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Pourtant, comme vous le dites, le phénomène n'est pas tout à fait récent...

M. Thomas Fatôme. - Certes, mais c'est un phénomène relativement complexe. Il faudrait regarder ce que fait le patient, s'il prend ou non un autre produit, s'il y a un retard...

Mme Julie Pougheon, directrice de l'offre de soins à la Cnam. - L'augmentation des dépenses sur les officines est de 8,7 %. En revanche, les dépenses de rétrocession - l'accès, à l'hôpital, à des médicaments pour la ville - sont en baisse, de 5,8 %.

Nous ne disposons pas du montant des dépenses de médicaments dans la composition du coût des séjours. Ces dépenses sont comprises dans le coût du groupe homogène de séjour (GHS). Il faut remonter à la comptabilité analytique des établissements. Je vous avoue que nous n'avons pas conduit cette étude. Il serait d'ailleurs intéressant que nous travaillions plus régulièrement avec l'Agence technique de l'information sur l'hospitalisation (ATIH) sur ces sujets. Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas d'étude récente sur l'évolution du poids du médicament dans le total de la dépense du séjour.

En revanche, nous disposons de données sur la « liste en sus ». Nous pourrons vous les communiquer. La « liste en sus », remboursée indépendamment du coût du séjour aux établissements, concerne les médicaments les plus coûteux ou les moins stables dans la formation du coût du séjour. Ce sont évidemment des dépenses qui évoluent assez rapidement, compte tenu de l'importance de l'innovation.

M. Thomas Fatôme. - Très sincèrement, je ne crois pas que ce soit par les pénalités que l'on gère le système. Il faut un équilibre général qui permette, dans la durée, une relation de confiance et un partenariat avec l'industrie du médicament, et une garantie dans l'accessibilité aux traitements.

Les pénalités font partie de la panoplie ; c'est un outil parmi d'autres.

Je veux dire les choses clairement : le plus important, pour l'assurance maladie, c'est d'essayer de renforcer l'efficacité de nos actions sur le bon usage des produits de santé. Pourquoi a-t-on, en France, neuf millions d'angines par an et seulement un million de Trod ? Pourquoi prescrit-on deux fois plus d'antibiotiques sur les angines que nécessaire ? Parvenir à être plus efficaces et à faire évoluer les pratiques des prescripteurs et des assurés, qui ont encore trop souvent aujourd'hui le réflexe de recourir à un médicament, est, pour moi, dans mon champ de responsabilité, la chose la plus importante. L'assurance maladie, ses 800 délégués et ses 1 200 praticiens-conseils sont extrêmement mobilisés sur ce plan.

Faire évoluer les pratiques et les organisations, faire en sorte que les patients aillent davantage en pharmacie pour effectuer un Trod angine et que les médecins utilisent des Trod est, selon moi, la réponse la plus importante aux pénuries. En effet, c'est moins de consommation de médicaments inutiles, donc un risque de pénurie plus faible.

Cela étant, il faut faire attention quand on fait des comparaisons. Par exemple, les Allemands consomment moins de paracétamol que nous, mais ils consomment beaucoup plus d'aspirine. Néanmoins, si notre pays consommait des antibiotiques au niveau des pays européens, il n'aurait pas connu de pénurie d'amoxicilline.

Nous avons du mal à faire bouger les conditions dans lesquelles les praticiens et les assurés utilisent le médicament. Il y a une très grande hétérogène dans le respect des référentiels, mais, dans la plupart des classes thérapeutiques, la consommation est plus élevée que dans d'autres pays.

Le principal sujet, pour nous, est d'être plus efficace sur l'action sur les volumes.

S'agissant du protocole, cela dépend vraiment des types d'opérations. Nous essayons généralement de faire deux choses.

Nous essayons de situer la prescription du professionnel par rapport à celle de ses collègues, ayant la même spécialité, au niveau du département ou encore au niveau national. Prescrit-il beaucoup plus d'antibiotiques, beaucoup plus d'IPP ? Nous standardisons les patientèles. Nous recourons, pour ce faire, à des méthodes scientifiques. Cet exercice donne de la visibilité au professionnel de santé.

Par ailleurs, nous diffusons les référentiels de la Haute Autorité de santé, de l'ANSM... Nous rappelons l'existence de guides de bons usages.

Dans les campagnes sur le paracétamol ou la metformine, on s'appuie sur ce qui fait notre force, en donnant au professionnel de santé de la visibilité sur sa prescription et en le situant par rapport à ses collègues et en diffusant les guides des bonnes pratiques. On essaie de produire des matériels de plus en plus didactiques, des vidéos avec des professionnels de santé, des kits simples à lire. Nous pourrons communiquer à la commission d'enquête différents exemples de ce que nous faisons.

Mme Pascale Gruny. - Avez-vous constaté une augmentation de la consommation d'antibiotiques du fait de la disparition des homéopathes et du moindre accès aux médicaments homéopathiques ? L'un de nos anciens ministres de la santé, Xavier Bertrand, que je connais bien, expliquait aux médecins que, s'ils ne considéraient pas l'homéopathie comme des médicaments, le recours à celle-ci allégeait le poids de son remboursement sur l'assurance maladie...

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - C'est tout le débat sur l'usage des financements de l'assurance maladie. Il est déjà compliqué de rembourser l'intégralité des besoins médicamenteux. On peut peut-être trouver d'autres moyens de financer ce qui est en dehors du champ de l'allopathie. On peut toujours accéder à l'homéopathie, même si elle n'est pas remboursée.

Mme Laurence Muller-Bronn. - Vous n'avez pas répondu à ma question concernant l'achat des médicaments au niveau européen et l'expérience de la période de la covid et des vaccins périmés, que l'on envoie désormais dans les pays africains.

M. Thomas Fatôme. - Nous n'avons pas fait d'étude scientifique sur un lien de causalité éventuel entre déremboursement de l'homéopathie et évolution de la consommation d'antibiotiques. En tout cas, nous observons que le recours aux antibiotiques reste plus élevé que chez nos voisins européens, mais il l'était déjà quand l'homéopathie était remboursée.

Notre travail est de mobiliser différents leviers pour essayer de diminuer ces prescriptions inutiles. Les niveaux de prescriptions d'antibiotiques restent dans notre pays nettement plus élevés que chez nos voisins, notamment pour les enfants, mais pas seulement.

Si chaque pays européen était allé, en marche dispersée, voir les différents industriels pour négocier ses conditions d'accès au vaccin contre la covid, la France, qui est un grand pays et un grand marché, s'en serait sans doute mieux tirée que l'Autriche ou Malte ! Pour ma part, je pense que la façon dont cela a été géré au niveau européen a plutôt été un succès. Cela a plutôt garanti un accès rapide aux vaccins pour les assurés français et leurs homologues européens, ce qui était quand même l'urgence du moment. Je rappelle que l'assurance maladie n'a fait que financer ce vaccin ; elle n'a en aucune manière été un acteur des négociations, qui ont été menées au niveau de la Commission européenne.

M. Bruno Belin. - Je veux apporter un témoignage. Bien sûr que la substitution a un coût ! Quand il n'y a plus eu de bétaméthasone ou de prednisolone, qu'est-ce qu'on a fait ? On a pris ce qui restait dans les fonds de tiroir chez les répartiteurs, notamment du Medrol, qui coûte beaucoup plus cher. Quand il n'y a plus eu de Cefpodoxime, de céphalosporine de troisième génération, qu'est-ce qu'on a fait ? On a pris les deuxièmes, puis les premières générations, de l'Alfatil, qui est un princeps, et non un générique, et qui coûte beaucoup plus cher.

Monsieur le directeur, vous dites qu'il faudrait faire plus de Trod angines. Mais depuis quand les Trod angines sont-ils autorisés ? Depuis le 1er juillet 2021 ! Or, en 2021 et 2022, nous avons été sous l'eau. Croyez-vous que nous avions le temps de faire des Trod angine pour savoir si les prescriptions d'Oroken étaient justifiées ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Il y a eu une vie avant les Trod, et les gens n'étaient pas forcément si mal soignés...

M. Thomas Fatôme. - Il est bien clair que c'est d'abord chez les médecins que les Trod se sont déployés ; ils l'ont été beaucoup plus récemment chez les pharmaciens. J'ai simplement voulu dire, en visant les pharmaciens comme les médecins, que le Trod est un outil extrêmement pertinent pour améliorer et diminuer les prescriptions inutiles d'antibiotiques. Je répète que, pour neuf millions d'angines dans notre pays, on réalise seulement un million de Trod.

Monsieur le sénateur, j'ai, à de nombreuses reprises, souligné l'investissement des pharmaciens pendant la crise de la covid, qu'il s'agisse des tests ou de la vaccination. Ils ont été en première ligne, et je crois que nous avons été à leurs côtés pour les accompagner.

Vous ne m'avez pas entendu dire qu'il n'était pas normal que les pharmaciens n'aient pas fait de Trod en janvier 2022, quand on était en pleine vague Omicron et que l'on essayait de se débrouiller avec les autotests. Il n'en reste pas moins que l'utilisation d'antibiothérapie sur les angines est deux fois supérieure à ce qu'elle est chez nos voisins, et que l'on utilise un Trod dans un cas sur neuf. Cela doit quand même nous faire réfléchir sur l'utilisation des tests de dépistage qui sont à notre disposition.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Il est compliqué d'ouvrir le débat maintenant, mais je rappelle que les effets secondaires des angines non traitées ont un coût largement supérieur à celui d'une prise en charge thérapeutique, tout au long de la vie.

Sur ces sujets, tout doit être comparé. Rien n'est simple et tout est complexe, comme vous le dites à juste titre.

Je vous remercie de toutes vos réponses. N'hésitez pas à nous transmettre des éléments complémentaires. Nous vous adresserons rapidement un questionnaire plus détaillé.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat

Audition de M. Bruno Bonnemain,
président de l'Académie nationale de pharmacie,
Mme Carine Wolf-Thal,
présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens,
M. Pierre-Olivier Variot,
président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine,
M. Philippe Besset, président de la Fédération des pharmaciens
de France, et des docteurs Philippe Meunier, président du Syndicat national des pharmaciens, praticiens hospitaliers et praticiens hospitaliers universitaires (SNPHPU)
et Élise Remy, membre du conseil d'administration du Syndicat national
des pharmaciens des hôpitaux (SYNPREFH)

(mardi 21 mars 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française poursuit aujourd'hui ses travaux par une audition conjointe des représentants de plusieurs organismes représentatifs de la profession de pharmacien, maillon incontournable et central de la chaîne d'approvisionnement du médicament.

Les pharmaciens étant, par définition, en première ligne face au problème des pénuries de médicaments essentiels, nous savons que vous n'avez pas attendu l'intervention des pouvoirs publics pour vous organiser en ce domaine. Pour n'en donner qu'un seul exemple, la plateforme DP-Ruptures, mise en place par votre profession, fête cette année son dixième anniversaire. Depuis lors, les pénuries vont crescendo.

Nous avons recueilli, jusqu'à présent, les constats et les recommandations des acteurs publics de la régulation du médicament - la Haute Autorité de santé (HAS), l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), le Comité économique des produits de santé (CEPS), la direction générale de la santé (DGS), la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) -, ainsi que d'un certain nombre de prescripteurs et d'experts, notamment d'économistes, de la Cour des comptes, de l'inspection générale des affaires sociales (Igas) et du Conseil général de l'économie (CGE).

Il nous est particulièrement précieux aujourd'hui de bénéficier de votre recul et de l'expérience très concrète que vous tirez des situations que vous rencontrez au quotidien, afin de vérifier la convergence ou la divergence de vos analyses et préconisations avec celles que nous avons entendues au fil de nos auditions précédentes.

Sont présents autour de la table : M. Bruno Bonnemain, président de l'Académie nationale de pharmacie, Mme Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens, accompagnée de M. Philippe Coatanea, vice-président, M. Pierre-Olivier Variot, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (Uspo), M. Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), accompagné de M. Denis Millet, secrétaire général, le docteur Philippe Meunier, président du Syndicat national des pharmaciens, praticiens hospitaliers et praticiens hospitaliers universitaires (SNPHPU), et le docteur Élise Remy, membre du conseil d'administration du Syndicat national des pharmaciens des hôpitaux (Synprefh).

Je vais vous céder à chacun tour à tour la parole pour un propos introductif de cinq minutes, temps de parole liminaire que je vous serais reconnaissante de ne pas dépasser, car vous êtes nombreux à avoir répondu à notre invitation, ce dont nous nous félicitons. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

À l'issue de l'audition, nous vous adresserons un questionnaire complet auquel nous vous demanderons de répondre par écrit avant le 7 avril prochain.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Bonnemain, Mme Carine Wolf-Thal, M. Pierre-Olivier Variot, M. Philippe Besset, M. Philippe Meunier et Mme Élise Remy prêtent serment.

M. Bruno Bonnemain, président de l'Académie nationale de pharmacie. - L'Académie nationale de pharmacie est placée, comme l'Académie de médecine, sous la protection du Président de la République et compte environ 500 membres.

La pénurie de médicaments est un sujet que nous suivons depuis 2011. Nous avons rédigé un rapport en 2018, publié juste avant celui du Sénat, et nous avons publié la semaine dernière un Livre blanc sur le sujet, qui vous a été transmis.

Les causes des pénuries sont bien connues : l'augmentation de la demande mondiale - de 5 % à 10 % par an - ; la baisse excessive des prix de certains produits ; la délocalisation, conséquence du point précédent et de problèmes environnementaux ; les appels d'offres hospitaliers et le manque d'une politique de long terme sur le médicament propre à constituer un guide pour tous les acteurs. Nous avons une gestion à court terme de la pénurie.

Notre première recommandation est de lister les médicaments indispensables ; le Gouvernement y travaille d'ailleurs activement. Le rapport de l'Igas et du CGE sur les ruptures d'approvisionnement a proposé une méthode pertinente pour identifier 100 à 200 molécules à suivre de près. Avec une liste restreinte, on pourra appliquer plus précisément les mesures législatives, réglementaires et économiques.

Notre deuxième recommandation est d'analyser les enjeux économiques sur les produits indispensables. En dessous d'un certain prix, on voit apparaître des ruptures ; il faut prendre en compte cet aspect et examiner les problèmes économiques. Toutefois, les problèmes économiques, ce n'est pas que le prix, ce sont aussi l'investissement et les taxes ; je pense en particulier à la clause de sauvegarde inscrite dans la loi de financement de la sécurité sociale, qui pénalise aussi les produits anciens.

Il faut également revoir la gouvernance, afin d'instaurer une véritable coordination entre tous les ministères. Aujourd'hui, la direction générale des entreprises (DGE) s'occupe des matières premières et la DGS des produits finis ; ce n'est pas adapté. Il faudrait une coordination interministérielle rattachée au Premier ministre. De même, il faut une coordination à l'échelon européen. L'Union européenne a beaucoup évolué sur cette question depuis deux ans, notamment l'EMA - l'Agence européenne des médicaments -, mais il manque une coordination avec la France.

Par ailleurs, les « méga-appels d'offres » hospitaliers conduisent à ne retenir qu'un seul fournisseur, ce qui met l'approvisionnement en risque. Beaucoup de pays ont changé de méthode en retenant plusieurs fournisseurs pour un produit. Il faut en outre tenir compte des productions françaises et européennes, favoriser les circuits courts, ce qui ne fait pas partie des critères des appels d'offres. On peut également s'intéresser aux dates de péremption ; la Food and Drug Administration (FDA) américaine a proposé de repousser cette date pour certains médicaments. Il convient enfin de diminuer les livraisons en urgence, qui désorganisent l'industrie.

Enfin, je veux évoquer les outre-mer, où la situation est encore pire : ces territoires souffrent de la distance par rapport à la métropole. À Mayotte, où il faut 120 à 180 jours pour disposer des produits, la situation devient critique : elle est liée au transport maritime, mais surtout aérien, car les médicaments ne sont pas considérés comme prioritaires.

On peut envisager quelques mesures complémentaires : allonger les péremptions des produits finis, renoncer aux notices papier, inutiles dans les hôpitaux, éviter les particularités locales de conditionnement, chaque pays ayant ses règles - pour les produits indispensables, il faudrait un conditionnement européen -, et élargir l'objectif de la sérialisation, pour suivre les stocks à l'échelon européen.

Mme Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens. - Je souscris à tous les propos de M. Bonnemain.

Je représente l'ordre des pharmaciens, donc l'ensemble des métiers de la pharmacie : industriels, grossistes-répartiteurs, officinaux et hospitaliers, ainsi que la biologie médicale. Ma contribution est préparée par l'ensemble des métiers de la chaîne. Le vice-président qui m'accompagne est ancien président d'un grossiste-répartiteur, donc il pourra répondre à vos questions sur ce secteur.

Le sujet des pénuries empoisonne les Français. Il faut trouver des solutions, car la situation est source d'angoisse et de rupture d'égalité, donc de pertes de chances.

Aujourd'hui, les pharmaciens dispensateurs gèrent les ruptures, font au mieux pour compenser ou substituer, mais ils n'ont pas de plan pour empêcher les ruptures à la source. Je ne retrace pas toutes les causes qu'a exposées M. Bonnemain, mais il faut les analyser et mieux gérer les pénuries.

Le traitement des causes ne peut passer que par une stratégie européenne, voire mondiale. L'économie du médicament est mondialisée ; adopter des solutions « franco-françaises » sans tenir compte du contexte international ne servirait à rien ; cela ne ferait qu'imposer aux acteurs français des contraintes n'existant pas ailleurs. Il faut prendre en compte le contexte mondial pour agir à la source et empêcher les pénuries.

En revanche, à l'échelon national, on peut améliorer la gestion des pénuries et limiter leurs effets pour les patients. Nous le faisons collectivement depuis des années ; vous avez cité le DP-Ruptures, qui permet un meilleur échange d'informations, mais on peut aller plus loin dans le partage d'informations, à tous les maillons de la chaîne.

D'abord, la transmission d'informations est essentielle entre l'industriel, le grossiste et l'officinal pour connaître l'état des ruptures. La liste des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) existe, mais n'est pas connue des dispensateurs ; il serait utile qu'elle le soit. Les dispensateurs doivent en outre mieux connaître les contraintes qui pèsent sur les industriels et les grossistes-répartiteurs.

Certains monopoles entraînent en outre des pénuries. Lorsqu'il n'existe qu'une seule molécule, fournie par un fabricant pour toute la France, et que ce médicament est en rupture, cela crée des difficultés. Il faut éviter les situations monopolistiques. On pourrait également imaginer de renforcer le caractère obligatoire du DP-Ruptures, car rien n'oblige les industriels à s'y abonner et à déclarer leurs ruptures aux dispensateurs.

Pour les distributeurs et les exploitants, la communication sur toute la chaîne est à améliorer. Je vous proposerai par écrit des solutions très concrètes dans ce domaine.

Par ailleurs, certaines solutions sont négligées, comme la possibilité de faire des préparations spéciales, à l'hôpital et en officine. On a permis récemment aux officinaux de préparer l'amoxicilline, mais il faut aller plus loin et plus vite, ouvrir cette solution rapidement, dans les jours ou les semaines suivant l'apparition de la rupture. Actuellement, l'autorisation est accordée trop tard : il faut des semaines, voire des mois pour pouvoir substituer une préparation à un médicament. Aujourd'hui, c'est très compliqué réglementairement, alors que pour un pharmacien, c'est très simple à faire.

Je souscris aux propos tenus sur l'outre-mer ; c'est valable dans tous les territoires. Le fret de médicaments doit pouvoir être une priorité.

Sur l'Europe, les choses vont dans le bon sens, avec le plan de prévention des pénuries. La feuille de route de la DGS s'inscrit dans ces travaux.

Pour lutter contre la cause des pénuries, il faut une stratégie internationale. Pour gérer les pénuries, il faut améliorer la communication tout au long de la chaîne et aider les dispensateurs à gérer la rupture.

M. Pierre-Olivier Variot, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine. - Les ruptures ne concernent pas que les molécules généralement citées - amoxicilline, paracétamol ou corticoïdes -, elles concernent beaucoup de molécules. On compte près de 4 000 médicaments en rupture et cela touche aussi des anticancéreux, des antalgiques, des antihypertenseurs, etc.

Je veux insister sur les conséquences de ces pénuries. En pharmacie, on passe six à douze heures par semaine à chercher des molécules. À l'échelon européen, ce temps est estimé à sept heures, ce qui montre que les ruptures sont plus importantes en France. Les conséquences pour les patients sont l'inquiétude, le stress, la colère, des pertes de chances, l'incompréhension, voire la non-observance du traitement pour étaler la consommation de leur médicament sur une durée plus longue.

Les causes des pénuries sont multiples. Elles ont été parfaitement décrites par M. Bonnemain, je n'y reviens donc pas.

Les exportations parallèles - la possibilité pour certains industriels d'exporter en Europe des médicaments destinés au marché français - appauvrissent nos stocks.

Les industriels ont parfois tendance à vendre, dans le cadre de politiques commerciales douteuses, leurs produits directement aux officines, sans passer par les grossistes, au travers d'un circuit plus long et plus complexe pour le pharmacien, alors que le grossiste est plus proche.

Je veux à mon tour insister sur le problème des appels d'offres. Vous avez écarté ce risque dans le dernier PLFSS, c'était très bien. Tous les pays qui ont utilisé ce système d'approvisionnement ont connu des ruptures. Dans certains pays, on doit passer des appels d'offres tous les quinze jours, c'est ingérable.

Quelles solutions envisager pour mettre fin aux ruptures ? Il faut impérativement avoir plus de transparence sur toute la chaîne du médicament. Il faut pouvoir justifier toute rupture à tout moment. Cet hiver, quand il y a eu des ruptures, le discours était opaque, on ne comprenait pas ce qu'il se passait. La transparence permet de comprendre la rupture et de l'éviter à l'avenir. On nous disait chaque fois que les molécules étaient produites et envoyées, mais on ne savait pas où elles étaient ; on savait seulement qu'elles n'étaient pas à l'officine ni chez nos patients. C'était anxiogène : les mères qui avaient une prescription pour un traitement antibiotique, du Doliprane, un antitussif et de la cortisone repartaient les mains vides... Cette opacité entraîne une perte de confiance sur toute la chaîne. Il faut la restaurer et cela passe par la transparence. On a commencé à le faire avec l'ANSM et cela a permis de débloquer peu à peu les situations.

Il faut renforcer le DP-Ruptures, formidable outil mis à disposition par l'ordre, en l'étendant aux industriels et aux grossistes, afin d'identifier le lieu de la rupture.

Les industriels doivent anticiper les besoins. Ils nous expliquent que l'épidémie de cet hiver a été forte. Certes, mais c'était prévisible : nous étions confinés ces deux dernières années ! Et nous retrouvons cette année peu ou prou les chiffres d'il y a trois ans...

Nous demandons également de renforcer le bon usage des médicaments. On a la possibilité de faire des tests rapides d'orientation diagnostique (Trod) afin d'empêcher les mésusages, notamment des antibiotiques. Il y a, par exemple, des Trod d'angine, qui ne sont pas assez déployés. Aux Pays-Bas, l'emploi des Trod a permis de diminuer de 40 % la consommation d'antibiotiques. En période de pénurie, c'est intéressant.

À plus long terme, il conviendra de réindustrialiser la France, y compris dans l'industrie de médicaments, car, plus le circuit est court, plus il est facile de s'approvisionner.

En cas de pénurie, il faudrait pouvoir fermer certains canaux, notamment la dispensation sur internet, qui ne permet pas de gérer les volumes, et réserver les circuits aux grossistes.

Il faut promouvoir les préparations magistrales, cela a été dit. D'ailleurs, le terme ne convient pas, car les préparations magistrales sont destinées à un patient. Il faudrait pouvoir proposer une préparation déjà prête. Pour cela, il nous faut une base réglementaire autorisant à avoir la préparation en avance à l'officine. Il nous faudrait également un tableau d'équivalence permettant de remplacer telle molécule en rupture par une autre, en prévenant le médecin, mais sans son accord, puisque le tableau existerait a priori. Cela permettrait en outre d'économiser du temps médical.

Enfin, quand on doit reconstituer les stocks, il faut commencer prioritairement par les officines, puis les reconstituer chez les grossistes et en dernier lieu chez les industriels, et non l'inverse, comme on l'a fait cet hiver.

On ne doit pas s'habituer à vivre avec les ruptures. Nous devons en sortir.

M. Philippe Besset, président de la Fédération des pharmaciens de France. - Beaucoup de choses ont déjà été dites.

Le principal, c'est la transparence de l'information. Il faut avoir une vision claire et prospective du besoin en médicaments, notamment sur les 200 molécules essentielles qui seront listées par le ministère de la santé. En effet, sans connaître le besoin, on a du mal à agir et à trouver les bonnes politiques pour prévenir les ruptures.

Je souhaite fournir quelques données chiffrées. Cette année, les ruptures ont concerné les enfants, ce qui a ému la population. Pourtant, on a consommé beaucoup de médicaments pédiatriques. On a consommé plus de 11 millions de boîtes d'amoxicilline pédiatrique, contre 9 millions au cours d'une année normale, comme 2019, et 33 millions de boîtes de Doliprane pédiatrique, contre 26 millions l'année dernière.

Pour que vous compreniez bien le problème, je prendrai l'exemple de la vaccination antigrippale. Nous avons potentiellement, chaque année, 30 millions de personnes à vacciner contre la grippe. Chaque année, nous devons nous demander, au mois de mars ou avril, combien de vaccins nous devons commander, et nous en commandons à peu près 17 millions. En réalité, on vaccine un peu plus de la moitié de la population cible, à savoir 15 millions de personnes. Il y a trois ans, nous avons vacciné près de 18 millions de personnes. Nous étions en rupture, parce que nous avions commandé, comme chaque année, 17 millions de doses. Il a fallu qu'on aille chercher les doses manquantes en Allemagne et dans d'autres pays. Tout se base sur les prévisions.

Il en va de même pour tous les médicaments. On doit savoir de combien de médicaments on a besoin par classe. Il y a deux solutions au niveau industriel. La première consiste en l'existence d'un stock de sécurité, qu'il faut gérer en bon père de famille, pour qu'il ne soit pas détruit. Or, depuis deux ans, on détruit des vaccins antigrippe : on en a commandé plus à la suite de cette année de pénurie. C'est donc un gaspillage. La seconde solution est l'agilité dans la production : il s'agit de pouvoir agir de façon très rapide quand on constate une rupture afin de pouvoir remettre les médicaments à disposition. Bien évidemment, cette agilité est meilleure si la fabrication se fait sur le sol national ou européen. Imaginons que la production soit à l'échelle globale : il serait impossible de demander du jour au lendemain à nos amis chinois ou indiens de s'occuper prioritairement de notre marché !

Je suis tout à fait d'accord avec Mme Wolf-Thal : ce que nous faisons, nous, pharmaciens, c'est de la gestion - de la gestion de crise, de pénurie. Nous avons besoin, pour gérer au mieux, de l'information. Sur ce plan, les pouvoirs publics nous doivent une information meilleure que celle dont nous disposons aujourd'hui - nous y travaillons actuellement. Nous devons savoir si le produit va revenir dans trois jours, dans une semaine, dans un mois ou dans un an. En effet, on n'agit pas de la même façon avec les patients qui sont en face de nous suivant l'information dont on dispose. Si l'on sait que le produit va être disponible dans trois jours, on dira à la personne d'attendre. Sinon, on travaille autrement...

Il a été question du bon usage. Il faut renforcer la pertinence de la prescription ainsi que la potentielle vérification de l'adéquation de la prescription par le pharmacien. Les dispositifs comme les Trod permettent de s'assurer que le médicament est pris à bon escient, donc d'en limiter, par le bon usage, la consommation.

Enfin, dans le cadre du Plan blanc qui est actuellement à l'étude au ministère de la santé pour lutter contre les ruptures, il faut accorder aux pharmaciens le droit de substitution sur une liste préétablie par l'ANSM. Celui-ci se déclencherait avec la mise en oeuvre de ce Plan blanc. Par exemple, nous avons actuellement des difficultés avec les corticoïdes. Nous savons qu'il est tout à fait possible de substituer la prednisone par la prednisolone et inversement, et nous avons alternativement l'une et l'autre dans nos stocks en fonction des approvisionnements. Il serait assez simple de dire que ces produits sont substituables lorsque le Plan blanc pénurie est déclenché.

Je reprends les cinq points clés : l'information transparente du régulateur et, au plus près du terrain, du pharmacien - c'est la base - ; le stock de départ, pour pouvoir faire face dans les premiers jours ; l'agilité de la production ; le bon usage ; la gestion de crise, avec la substituabilité.

M. Philippe Meunier, président du Syndicat national des pharmaciens, praticiens hospitaliers et praticiens hospitaliers universitaires. - J'essaierai de ne pas répéter ce qui a déjà été dit. Nous souscrivons à de nombreux items qui ont été évoqués.

S'agissant du détournement des moyens pharmaceutiques, dans une équipe hospitalière, par exemple, on essaie de trouver des solutions dans la gestion de cette pénurie, qui n'est pas une crise - il faut, de fait, apprendre à vivre avec.

Par exemple, au centre hospitalier régional universitaire de Tours, où je travaille, un équivalent temps plein (ETP) de pharmacien cherche, tous les jours, des solutions de gestion pour faire face aux tensions d'approvisionnement et aux ruptures de stocks de médicaments et dispositifs médicaux.

Ce n'est pas l'objet de la réunion d'aujourd'hui, mais la question des dispositifs médicaux, en particulier pour les établissements de santé, est également particulièrement importante. Dans les deux cas, cela concerne un certain nombre de produits dits « matures », notamment de produits qui concernent la réanimation, l'anesthésie, les urgences. Il ne faut vraiment pas l'oublier. Il faudrait essayer de trouver une forme de cohérence dans la gestion des deux types de produits de santé.

L'obligation de constituer un stock de deux mois pour les fournisseurs pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur est-elle respectée ? Comment la contrôle-t-on ? Existe-t-il un bilan des sanctions prononcées contre les industriels ? Ces sanctions sont-elles effectives ?

On peut s'interroger sur l'opérationnalité de cette fameuse liste des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur. Au-delà peut-être de l'ANSM, je pense que cette liste doit être élaborée en collaboration ou avec les sociétés savantes, en fonction des indications - on en revient à la recherche d'alternatives -, et non pas forcément d'une classification chimique ou de leur dénomination commune internationale. La liste devrait, en effet, permettre de s'orienter vers des alternatives validées par les sociétés savantes. C'est d'ailleurs ce qu'elles ont fait en partie, avec la Société française d'anesthésie et de réanimation (Sfar) notamment, au moment de la covid. Cette liste devrait sans doute intégrer les antidotes - ce n'est pas un détail. Dans l'hôpital pédiatrique où je travaille, nous rencontrons des difficultés pour certaines maladies métaboliques.

S'agissant des propositions complémentaires, il va falloir clarifier qui fait quoi. Il y a un comité de pilotage ministériel, des groupes de travail de la direction générale de l'offre de soins (DGOS), de l'ANSM... Il faudra, un jour, simplifier un peu l'opérationnel et rendre plus lisibles les différents organes de proposition, de décision et de suivi. Il faudrait quelque chose de transversal, qui soit fonctionnel et moins technocratique.

La production de matières premières, de médicaments ne doit sans doute pas être gérée uniquement au niveau national, loin de là. Je pense qu'il faut accélérer la recherche de solutions au niveau européen. Cela commence à être fait.

Il faut donner les moyens à Santé publique France d'aider vraiment, quitte peut-être à créer un établissement pharmaceutique national pour la recherche de ressources et de solutions de fabrication et de production in situ, en Europe en particulier. On en revient à la cartographie, précédemment évoquée : où sont les médicaments ? Qui peut produire ? Qui peut faire ?

Je ne reviens pas sur l'interdisciplinarité et « l'interministérialité ».

Sur la déclaration des tensions d'approvisionnement, est-ce DP-ruptures qui doit être généralisé ? Il faudrait vraiment que l'on ait une plateforme unique de déclaration, avec une standardisation des messages. En effet, il faut avoir une information le plus en amont possible sur les tensions d'approvisionnement et leur qualité. De fait, on ne traite pas une rupture de quelques jours de la même manière qu'une longue tension à venir !

La sérialisation - c'est une proposition que nous avions faite - pourrait peut-être nous aider à cette transmission de l'information et de connaissance des stocks, avec peut-être une forme de régionalisation de cette cartographie. Tout cela nécessite des moyens informatiques. Or vous savez que, dans nos hôpitaux, nos logiciels sont un sujet, et personne ne se parle beaucoup ! Pardon de sortir ma casquette syndicale, mais je regrette que le Ségur du numérique n'ait pas abordé ce point.

En effet, il faut sans doute qu'il y ait une certaine transparence des coûts, notamment de la part de l'industrie. Mais cela veut dire aussi qu'il ne faut pas que l'innovation thérapeutique soit le seul financement de l'industrie, ce qui veut dire qu'il faudra, derrière, revoir un certain nombre de déterminations de prix.

Je ne reviens pas sur la nécessité d'arrêter les injonctions contradictoires. On en revient toujours à nos problèmes de non-transversalité, mais il est vrai que la préoccupation de faire des économies sur les produits de santé exprimée chaque année en loi de financement de la sécurité sociale entre en contradiction avec la nécessité de répondre aux besoins croissants de la population en termes de santé publique. C'est un serpent qui se mord la queue.

Il faut sans doute arrêter les baisses de prix par classe thérapeutique. Faut-il sortir les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur de la clause de sauvegarde, qui consiste dans le versement d'une contribution à l'assurance maladie par les laboratoires lorsque leur chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France croît trop rapidement ? On peut, en effet, se poser la question.

La massification à outrance des achats n'aide sans doute pas à trouver des solutions ; on atteint les limites. La situation est peut-être encore pire pour les dispositifs médicaux. Ne faut-il pas se poser la question d'une régionalisation des achats pour les établissements de santé ? Cela permettrait peut-être aussi d'avoir une cohérence sur un territoire.

Pardon de finir sur une note un peu iconoclaste, mais pourquoi ne pas fixer un prix national des médicaments hospitaliers, comme pour les médicaments dispensés en ville ?

Faut-il se poser la question de l'allongement des brevets ? Je ne sais pas si c'est possible.

Mme Élise Remy, membre du conseil d'administration du Syndicat national des pharmaciens des hôpitaux. - Je ne reviendrai pas sur le contexte. On l'a dit, la mutualisation des achats, dans les hôpitaux, conduit parfois à des situations de quasi-monopole. Il y a peu de fournisseurs pour de vieilles molécules, et la délocalisation de productions de matières premières n'aide pas à gérer les pénuries.

On a, en fait, dans nos pharmacies à usage intérieur (PUI), énormément de ruptures. Les causes sont hétérogènes, et la criticité également : les ruptures peuvent toucher des médicaments d'urgence, comme la Métalyse, qui permet de faire la thrombolyse en cas d'infarctus du myocarde. Cela pose un vrai problème dans les véhicules des services mobiles d'urgence et de réanimation (Smur), par exemple. Les ruptures concernent aussi des molécules avec un impact thérapeutique majeur, comme le Nulojix, qui est utilisé dans la prévention du rejet de greffe. On ne peut plus instaurer un traitement chez de nouveaux patients, et il est déjà très compliqué de se procurer les traitements pour les patients en cours.

On n'a pas du tout parlé d'une autre façon de gérer les ruptures, qui est le contingentement par les industriels. Ce contingentement n'est pas simple. Il est certain qu'il est préférable d'avoir un peu que pas du tout, sauf que l'on arrive à des situations compliquées, où l'on est obligé de prioriser les patients. C'est très compliqué pour les médecins, mais aussi pour nous, avec des patients qui sont souvent en panique.

On parle peu de la Lévofloxacine, dont la pénurie peut être vraiment inquiétante pour les infections ostéo-articulaires, puisque l'on n'a pas vraiment d'alternative à ce médicament, qui a une bonne pénétration osseuse. Au reste, c'est un traitement long - de quatre à six semaines.

Les pénuries concernent aussi des médicaments de base, comme les dosettes de chlorure de sodium. D'ailleurs, le laboratoire qui le fabrique est en France, ce qui prouve bien que la relocalisation de la production en France n'est pas toujours la solution...

Je veux aussi insister sur un risque iatrogénique, qui est important dans les services de soins. À force de changer les dosages et les molécules, surtout quand celles-ci sont un peu complexes, on peut arriver à des erreurs de prescription et d'administration. Cela demande beaucoup de vigilance de la part de tous les soignants. Je trouve que l'on n'en parle pas assez. D'ailleurs, les médecins qui ne peuvent pas appliquer les protocoles thérapeutiques élaborés et validés dans les établissements ne sont pas très contents.

Dans l'hôpital où j'exerce, on a également un équivalent temps plein pour gérer les ruptures de dispositifs médicaux, mais la situation est plus complexe en raison de la dépendance des opérateurs, qui fait qu'une pince de bloc ne va pas pouvoir être substituée aussi facilement qu'un médicament.

On a un vrai problème de visibilité sur les causes et, surtout, sur la durée des ruptures. C'est un vrai souci, parce que l'on ne peut rien anticiper. En fait, c'est quand on voit que l'on n'a pas la commande que l'on se dit qu'il y a un problème... Nous ne sommes jamais prévenus, alors que les industriels sont au courant. Il faut attendre de parvenir à les joindre pour avoir l'information. Et chaque pharmacien, dans chaque PUI, fait la même chose ! Souvent, on nous répond que le délai est indéterminé, mais c'est un vrai souci parce que l'on ne sait pas quoi répondre aux médecins et aux patients qui viennent en rétrocession - cela touche parfois aussi les produits de rétrocession.

Le manque de transparence est vraiment crucial.

J'ajouterai aussi le manque de réactivité : une fois que les stocks sont reconstitués, on ne comprend pas pourquoi ils n'arrivent pas plus vite jusqu'aux utilisateurs. Lors de réunions avec l'ANSM, les laboratoires nous ont dit qu'il n'y avait plus de problème de rupture d'amoxicilline. Sauf que nous, on a toujours ce problème ! On ne comprend pas pourquoi on ne peut pas être plus réactif une fois que les stocks sont reconstitués.

L'ANSM dresse une liste des ruptures, mais celle-ci n'est pas exhaustive. Cela nous pose problème.

Les ruptures sont très chronophages pour les pharmaciens.

En outre, le dépannage, dans les hôpitaux, entraîne souvent un surcoût, qui peut être assez monumental pour certaines molécules : comme tout le monde cherche une solution, le laboratoire qui peut dépanner fait monter les prix, ce qui est logique. Dans les marchés publics hospitaliers, théoriquement, le fournisseur qui est titulaire du marché doit payer la différence. Mais on ne reçoit que des courriers nous disant que, avec les problèmes de la covid, de surcoût, de transport, etc., on ne saurait la leur réclamer. Par conséquent, le surcoût reste à la charge des établissements, dont beaucoup, je le rappelle, ne sont pas en grande santé financière.

Nous sommes aussi pas mal sollicités par la ville, qui est aussi en rupture. Parfois, l'hôpital est en rupture un peu après la ville. Des patients nous appellent parce qu'ils ont fait le tour de plusieurs officines, sans succès. Ce n'est pas encadré du tout, et on ignore si l'on peut faire des rétrocessions. De toute façon, on n'a pas tellement de stock...

Quelles améliorations ? Nous l'avons déjà dit, il faut une meilleure transparence. Je crois que c'est le mot clé.

Il faut également une meilleure réactivité de la chaîne logistique. Pendant la crise de la covid, des stocks d'État ont été constitués. C'est très bien, sauf que, à un moment où l'on avait besoin de curare, il n'y en avait plus, parce que l'État avait réquisitionné les stocks de laboratoires, si bien qu'il y a eu un moment vraiment critique, où il n'y avait plus rien dans nos hôpitaux, et c'était vraiment compliqué pour les réanimateurs.

On a déjà parlé de la liste des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur. Elle est importante. En revanche, il faut qu'elle soit exhaustive et régulièrement mise à jour, ce qui n'est pas toujours le cas.

Nous aimerions qu'il y ait des propositions validées par les sociétés savantes sur les switchs ou encore les antibiotiques, mais pas seulement. Ce serait tout de même bien que l'on puisse avoir une information descendante, validée, qui mette un terme à cette situation où chacun, dans son hôpital, se pose la même question.

Je ne crois pas trop à la fin de la rupture maintenant. On pourrait déjà essayer d'améliorer les choses à court terme. Il est vrai qu'il y a le DP-ruptures, mais il n'est pas encore très implanté à l'hôpital. Il faudrait vraiment, quelle que soit la base de données, qu'elle soit centralisée, avec des laboratoires, des industriels qui jouent le jeu. Une petite start-up, MaPui Labs, a produit un logiciel, Hospistock, pour essayer de trouver des solutions ; 1 000 PUI y sont connectés, et seulement 11 laboratoires. Cela montre qu'on est loin de l'envie d'avoir une transparence...

Sur le moyen terme et le long terme, il faut vraiment développer le bon usage des produits de santé. La consommation d'amoxicilline est tout de même deux fois supérieure en France à ce qu'elle est dans les autres pays européens ! Celle de paracétamol est trois fois supérieure. Ce n'est pas normal. Il est vraiment nécessaire de travailler aussi sur ce point. En France, la surconsommation est à la mode. On a un symptôme, on veut un médicament.

Surtout, j'aimerais alerter sur l'observance, mais aussi sur l'automédication. Quand on fait des sensibilisations en iatrogénie auprès des patients, beaucoup nous disent garder les boîtes précieusement pour avoir ce qu'il faut dans le placard s'ils ont les mêmes symptômes et n'obtiennent pas de rendez-vous chez le médecin. Certains écourtent même leur traitement pour s'en garder un peu pour la prochaine fois... C'est un vrai problème, et je pense qu'il faut faire une vraie campagne de communication à ce sujet.

Évitons les prescriptions inutiles. La stratégie nationale 2022-2025 de prévention des infections et de l'antibiorésistance nous dit que 50 % des antibiothérapies sont inutiles ou inappropriées. Cela pose tout de même question.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci beaucoup pour ces propos liminaires, déjà très complets.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez déjà répondu à nombre de questions que l'on pouvait se poser. J'aimerais néanmoins obtenir quelques précisions.

Madame Remy, vous avez parlé du contingentement par les industriels, qui complique les choses. Pouvez-vous nous donner un peu plus de précisions ?

Mme Élise Remy. - Le contingentement signifie que les laboratoires ne nous envoient pas la commande dans son entier. Par exemple, alors que l'on a commandé 400 flacons, ils ne nous livrent que 30 % de la commande, en nous disant que nous avons épuisé notre droit à boîtes pour le mois. C'est un vrai souci parce que l'on a un petit stock. On se retrouve à devoir prioriser, avec les médecins : on se dit que l'on va garder l'amoxicilline pour les femmes enceintes qui contractent un streptocoque, mais quand un patient se présente avec une endocardite et a besoin de quantités quotidiennes vraiment importantes, nous devons arbitrer... Il est insupportable de devoir choisir les « bons » patients. En plus, on va remplacer par un autre antibiotique, qui a parfois un spectre plus large, ce qui peut amener à des résistances bactériennes. C'est vraiment un problème très global.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Plusieurs d'entre vous ont évoqué la clause de sauvegarde, en disant qu'elle pouvait poser problème. Pouvez-vous être plus précis ? Que souhaitez-vous en réalité ? Qu'elle ne soit plus appliquée ? Qu'elle le soit moins ? Qu'elle ne le soit pas pour tous les médicaments ?

Dans quelle mesure l'existence de short-liners, ne respectant pas l'ensemble des obligations qui pèsent sur les acteurs de la répartition, vous paraît-elle favoriser l'apparition de phénomènes de rupture ?

L'Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps) a les capacités de fournir un certain nombre de médicaments. Elle a été très sollicitée au moment des pénuries. Ne faudrait-il pas, en lui donnant plus de moyens financiers et humains, lui permettre de tourner non pas seulement au moment des pénuries, mais de manière plus pérenne et à un plus haut niveau ?

Vous avez tous parlé de DP-ruptures, estimant que c'était un bon dispositif et qu'il n'était pas suffisamment élargi. Quelles propositions feriez-vous pour que tous les acteurs de la chaîne concernée puissent l'utiliser ? Est-ce possible en l'état actuel ? Ou y a-t-il une volonté de ne pas l'utiliser ?

M. Philippe Besset. - La clause de sauvegarde est pertinente pour répondre à la problématique du lien entre les prix et les volumes pour les médicaments innovants. Les laboratoires négocient un prix avec le CEPS en fonction du volume de vente escompté. Dès lors, si la consommation du produit s'avère plus élevée que prévu, son prix baisse, en application de la clause de sauvegarde. En revanche, ce dispositif ne convient pas pour les médicaments génériques, dont les prix sont déjà bas et dont l'assurance maladie veut encourager le développement à grande échelle.

En ce qui concerne le dispositif DP-Ruptures, en tant qu'utilisateurs, nous plaidons pour une simplification des démarches informatiques en pharmacie. Deux systèmes nous font remonter les informations : l'un est Pharma-ML, qui est géré par les grossistes-répartiteurs et que l'on utilise au quotidien ; l'autre est DP-Ruptures. Nous souhaiterions que toutes les informations soient accessibles en un même lieu, ce qui nous permettrait de connaître immédiatement le statut d'un produit, sa disponibilité et la manière de s'en procurer.

Mme Carine Wolf-Thal. - DP-Ruptures est un outil qui permet aux dispensateurs, en officine comme à l'hôpital, de déclarer les ruptures, c'est-à-dire lorsqu'un produit a été commandé et qu'il n'a pas été reçu dans les 72 heures. Cette démarche est réalisée automatiquement par le logiciel de commande dans les officines. Pour les PUI, cela passe par une interface web.

Aujourd'hui, 93 % des officines sont connectées à DP-Ruptures et il est prévu que toutes le soient après le déploiement de la première vague du Ségur numérique ; de même, 85 laboratoires, qui fabriquent 84 % des médicaments, sont abonnés au service sur la base du volontariat, de même que 10 grossistes-répartiteurs, qui représentent 94 % des médicaments du marché. Comme ce dispositif émane de l'ordre des pharmaciens, la question d'une mauvaise utilisation des données par les industriels ou d'autres acteurs ne se pose pas. Ces données valent très cher et nous sommes très attentifs à les protéger. C'est pour cette raison que l'ordre des pharmaciens est farouchement opposé à l'utilisation des données de la sérialisation pour la gestion des stocks : la sérialisation doit servir à éviter les falsifications des médicaments ; utiliser cette base à d'autres fins serait très dangereux, avec le risque d'une vente des données à différents acteurs.

Les short-liners sont des grossistes qui ont une obligation de moyens, mais non de résultats : quand ils demandent l'ouverture d'un établissement, ils bénéficient d'un an de stock, fourni par les industriels, de toute la gamme des médicaments, sans que ce stock corresponde d'ailleurs nécessairement à leur clientèle. Le problème est qu'ils peuvent disparaître rapidement s'ils n'arrivent pas à pénétrer le marché. Ils ferment et rouvrent ailleurs. Ils ne remplissent pas leurs obligations de service public comme le font les grossistes-répartiteurs. L'ANSM est très occupée à contrôler ces établissements. Contribuent-ils à l'apparition de pénuries ? Il est clair en tout cas qu'ils ont une politique d'exportation clairement affichée... Je vous laisse en tirer les conclusions quant aux conséquences éventuelles sur les pénuries.

M. Pierre-Olivier Variot. - Vous avez posé la question du contingentement. On observe l'existence d'un contingentement dans les officines, qui est lié au contingentement imposé par les industriels aux répartiteurs : les industriels craignant des exportations parallèles ne fournissent pas la totalité des médicaments, et nous devons parfois fortement insister pour être livrés, laboratoire et répartiteurs se renvoyant la responsabilité. Le contingentement n'a pas lieu d'être quand il n'y a pas de rupture. Il convient en revanche de veiller à ce qu'il n'y ait pas d'exportations. Les short-liners sont, à mon avis, les plus importants fournisseurs d'exportations parallèles, bien plus que les grossistes-répartiteurs qui ont le devoir de nous livrer les médicaments.

Lorsqu'un pharmacien commande 100 boîtes d'un médicament et n'en reçoit aucune, une alerte est envoyée dans DP-Ruptures, mais s'il n'en reçoit ne serait-ce qu'une, l'alerte n'est pas envoyée. Il faudrait que le mécanisme soit plus précis.

M. Philippe Meunier. - Vous nous interrogez sur l'Ageps. Cette question rejoint mon propos liminaire sur l'opportunité de créer un établissement pharmaceutique national. L'Ageps a fonctionné en période de crise, en travaillant avec des sous-traitants, sans être toutefois réellement un producteur. Faut-il revenir au système de la pharmacie centrale des hôpitaux qui existait autrefois ? Cela fait partie, de manière sous-jacente, de nos propositions.

M. Bruno Bonnemain. - Il est clair que l'Ageps a été fermée. Ses équipements sont obsolètes. Elle n'a plus les moyens de produire des médicaments.

Les exportations sont peut-être une source de pénuries, mais on manque de données précises permettant de connaître les montants exportés. On demande aux industriels de disposer de deux mois de stocks de médicaments, mais ceux-ci peuvent être utilisés par les short-liners pour les exporter. C'est incohérent !

La clause de sauvegarde était initialement prévue pour les nouveaux produits ; elle permettait d'établir un prix de vente en fonction des volumes de vente escomptés. Mais aujourd'hui cette clause est utilisée de manière globale, indifférenciée, et s'applique en cas de croissance du chiffre d'affaires des laboratoires, c'est aberrant ! Il faudrait revenir à la philosophie d'origine. Certains produits sont en croissance, comme les génériques : leur appliquer une clause de sauvegarde ne se justifie pas.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je voudrais vous interroger sur le déconditionnement. La dispensation à l'unité des médicaments serait-elle utile afin d'éviter que des stocks de médicaments ne s'accumulent dans les armoires des patients ? Que pensez-vous d'une éventuelle prolongation de la date de péremption : certes cette date est fixée en fonction d'impératifs sanitaires, mais aussi parfois en fonction d'impératifs de gestion de marché. La FDA a ainsi prolongé certaines dates de péremption, sans causer de drame sanitaire.

Les Trod constituent une aide à la prescription. Leur usage augmente-t-il ? S'accompagne-t-il d'une amélioration des prescriptions ?

Comment expliquez-vous la pénurie de monodoses de chlorure de sodium, produit qui est pourtant fabriqué en France ?

Enfin, quel regard portez-vous sur les dispositions relatives aux médicaments contenues dans la LFSS ? Quelles évolutions préconisez-vous en matière de gestion financière du médicament ? L'hôpital n'est pas visé par le dispositif. On manque d'une visibilité complète du coût du médicament en France.

Mme Carine Wolf-Thal. - Les pharmaciens peuvent déjà pratiquer la dispensation à l'unité pour certaines classes thérapeutiques, comme les stupéfiants, ou pour certains antibiotiques, mais ils le font assez peu en pratique parce qu'ils manquent des outils leur permettant d'opérer dans de bonnes conditions de sécurité. Le meilleur déchet est celui que l'on ne produit pas. Si les patients ont de médicaments non consommés dans leurs tiroirs, ils risquent d'être tentés de s'en servir et d'en faire un mauvais usage. C'est dangereux.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - En ce qui concerne le paracétamol, il y a un trésor à récupérer dans les armoires à pharmacie des Français !

Mme Carine Wolf-Thal. - C'est vrai. Des dispositions permettent déjà aux pharmaciens de ne pas dispenser un médicament dans certains cas, par exemple si le patient en possède déjà à la maison, mais on se heurte souvent à un refus du patient.

D'autres pistes que le déconditionnement existent. La première serait d'adapter les conditionnements des industriels aux prescriptions. Les laboratoires définissent en effet leur conditionnement en fonction des autorisations de mise sur le marché (AMM), qui déterminent le traitement, la posologie, la durée, etc. Toutefois, comme les recommandations de la HAS évoluent, le boîtage peut ne plus être adapté aux autorisations de mise sur le marché initiales. Il conviendrait de faire preuve de prudence en la matière, car l'emballage des industriels comprend de nombreuses informations précieuses pour la sécurité : il comporte les notices d'utilisation, les précautions d'emploi, les contre-indications, etc. Si le pharmacien déconditionne les médicaments, il faut qu'il donne par écrit au patient toutes ces informations, sinon celui-ci n'y aura plus accès et ne saura plus toujours comment prendre les trois ou quatre comprimés, sortis de leur boîte, qui lui auront été fournis. Si l'on s'engage dans cette voie, il faut donner les moyens aux pharmaciens de fournir aux patients toutes les informations nécessaires sur les médicaments et sécuriser la dispensation.

Une autre piste serait de permettre au pharmacien d'ajuster les prescriptions : souvent celles-ci ne sont pas parfaitement conformes aux AMM ni aux recommandations de la HAS. Les prescriptions nous obligent ainsi parfois à donner une boîte supplémentaire au patient, dans laquelle celui-ci ne prendra que deux comprimés... Ajouter un jour de traitement oblige parfois à délivrer une boîte de plus. Ne pourrait-on pas conditionner la délivrance de la seconde boîte à l'état du patient une fois la première boîte consommée ?

En conclusion, le déconditionnement est une piste, mais il faut donner aux pharmaciens les moyens de sécuriser la dispensation et d'ajuster les volumes fournis en fonction des besoins du patient, en ajustant le cas échéant les prescriptions. Il faut aussi travailler avec les industriels pour qu'ils développent des conditionnements adaptés à des prescriptions différentes.

M. Bruno Bonnemain. - La date de péremption des médicaments ne peut être fixée au-delà d'une période de trois ans après la fabrication, conformément aux règles européennes. Il est vrai que, pour un certain nombre de produits, la date de péremption pourrait être plus tardive. La FDA a publié une liste des produits stables après trois ans et dont la date de péremption pourrait être repoussée par les professionnels de santé en cas de pénurie. Il n'en demeure pas moins qu'il est compliqué pour les industriels de garder les produits en stock pendant plus de trois ans ; c'est une usine à gaz, car les volumes sont considérables.

En 2010, la part des médicaments dans l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) s'élevait à 14 % ; elle est actuellement de 11 %, alors que les besoins ont augmenté sous l'effet notamment du vieillissement et de la mise au point de traitements innovants et coûteux. Cette évolution pousse à s'interroger.

M. Pierre-Olivier Variot. - Si les patients conservent des médicaments chez eux, c'est avant tout parce qu'ils arrêtent leur traitement quand ils vont mieux, éventuellement avant la fin prévue, et ce n'est pas parce qu'on leur aurait délivré une boîte de trop ! Une dispensation à l'unité ne changerait rien.

Dans la dernière convention avec la Cnam, les pharmaciens étaient autorisés à procéder à une dispensation adaptée, à ne pas fournir, après une discussion avec le patient, la totalité du traitement, lorsque la posologie est variable. La Cnam a reconnu l'intérêt de ce mécanisme et l'a repris dans la nouvelle convention, mais elle ne l'a pas encore redéployé. C'est dommage.

En ce qui concerne le chlorure de sodium, le problème tient au manque de pipettes en plastique, qui ne sont pas fabriquées en France.

Les pharmaciens demandent de pouvoir réaliser davantage de Trod. La proposition de loi portant amélioration de l'accès aux soins par la confiance aux professionnels de santé, dite proposition de loi Rist, contient une disposition visant à nous permettre de réaliser tous les tests Trod. Aujourd'hui, leur usage est très limité : par exemple on ne peut réaliser de test pour mesurer la glycémie capillaire en cas de diabète, que pendant la semaine du diabète alors qu'il faudrait que ce soit possible toute l'année. Quand on a réalisé les tests pour détecter la covid, il n'y a pas eu de problème, les gens savaient que, s'agissant d'un virus, les antibiotiques étaient inefficaces. Quand on explique aux gens à quoi sert un test Trod, ils comprennent.

M. Philippe Besset. - En ce qui concerne le prix des médicaments, on arrive au bout d'un système qui a commencé en 2007 et a duré un peu trop longtemps, car ses effets se font ressentir pour les médicaments essentiels dans l'arsenal thérapeutique, souvent des produits anciens dont le brevet est tombé dans le domaine public.

Depuis 2007, le législateur veut stabiliser le budget consacré aux médicaments : le budget devant rester constant, les nouveautés doivent être financées par la baisse du prix des produits anciens. Résultat, le médicament le moins cher est le Levothyrox 25, à 38 centimes d'euros la boîte ; le Strensiq, qui traite certaines maladies osseuses rares, est le plus cher, à 52 000 euros la boîte. Cet écart de prix pour deux traitements majeurs me semble étrange. Certes, il faut payer la recherche et l'innovation, mais ce mode de financement de l'innovation n'est plus viable. Il n'est plus possible de baisser encore le prix du Levothyrox. Sans doute faudra-t-il prévoir des tarifs plus « raisonnables » pour l'innovation.

Il convient de généraliser les tests Trod, qu'ils soient réalisés par des médecins ou des pharmaciens. Deux arrêtés ont été publiés au Journal officiel du mardi 14 mars, qui comportent des protocoles de délégation entre le médecin et le pharmacien, au sein des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), pour la prise en charge des angines et des cystites, en autorisant l'utilisation de tests Trod en pharmacie. Il faut aller plus loin, car en restreignant cette possibilité aux endroits bénéficiant d'un réseau d'exercice coordonné de la médecine, on prive la moitié des Français de l'accès à ce dispositif. Il serait plus utile de rendre applicable dans toutes les pharmacies le même protocole décisionnel établi par la HAS, qui permet de déterminer dans quels cas le pharmacien peut délivrer un traitement ou doit renvoyer vers le médecin.

Mme Élise Remy. - Les conditionnements sont déjà différents à l'hôpital et en médecine de ville. Les conditionnements sont souvent plus importants à l'hôpital - le Doliprane, par exemple, nous est livré par boîtes de 10 comprimés - et nous sommes donc habitués à faire du déconditionnement. Les industriels ont déjà des chaînes de fabrication différentes.

Mme Carine Wolf-Thal. - Dans le cas des pathologies chroniques, le déconditionnement est inutile, car le patient doit prendre son traitement à vie. La question du déconditionnement se pose pour les pathologies aiguës, pour les antibiotiques. Mais le déconditionnement n'aurait pas été une solution aux dernières pénuries que l'on a connues. Il est ainsi difficile de déconditionner l'amoxicilline pour les enfants, car elle est en sirop.

Les pharmacies à usage intérieur des hôpitaux possèdent les structures permettant de reconditionner les médicaments en doses individuelles en toute sécurité, mais les officines de ville ne sont pas équipées de robots permettant de le faire.

M. Bruno Belin. - Je suis pharmacien en zone rurale, où les patients doivent faire plusieurs kilomètres pour venir à l'officine. Il ne faut pas croire que le déconditionnement constitue une solution aux pénuries de médicaments ! La galénique a ses règles. Tous les produits ne sont pas déconditionnables, je pense aux médicaments orodispersibles, aux molécules sensibles à la lumière, etc.

Il n'en demeure pas moins que nous devons proposer des solutions. Pourquoi, par exemple, ne pas demander aux industriels de sanctuariser la production de flacons pour les médicaments, afin d'éviter les pénuries dans ce secteur ? Il faut prévoir des stocks de sécurité ; nous devons donc poser la question de leur financement. Je suis inquiet sur l'avenir de la répartition pharmaceutique : bientôt les pharmaciens en zones rurales auront du mal à se fournir et devront aller chercher en voiture leurs médicaments ! Il faut assurer la pérennité du système, si l'on veut garantir l'accès à la santé pour tous dans notre pays.

M. Bruno Bonnemain. - Un dernier mot sur les prix. Dans les années 1970, les prix étaient fixés en fonction du prix de revient industriel (PRI), puis ils ont été fixés en fonction du service médical rendu. Il semblerait logique de revenir au PRI pour les produits anciens et de rester au service rendu pour les nouveaux produits.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie. Je note que vos avis divergent sur le déconditionnement. Je vous remercie aussi de nous faire parvenir vos réponses écrites à notre questionnaire.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de représentants des laboratoires
et entreprises pharmaceutiques

(mardi 28 mars 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui nos travaux par une audition conjointe des représentants de plusieurs organismes représentatifs des laboratoires et entreprises du médicament.

Conformément à son intitulé, notre commission d'enquête entend rechercher les liens entre les phénomènes de pénurie et les choix opérés par l'industrie pharmaceutique ces dernières décennies. C'est pourquoi, après avoir recueilli les analyses des acteurs publics de la régulation du médicament, d'un certain nombre de prescripteurs et d'experts, puis des pharmaciens, il nous semblait essentiel, mesdames, messieurs, de vous entendre aujourd'hui.

Nous pouvons d'ores et déjà tirer de nos premières auditions quelques enseignements, sur lesquels nous souhaiterions vous entendre.

D'une part, il apparaît que, si la formidable augmentation de la demande internationale de médicaments constitue évidemment l'une des causes importantes des phénomènes de pénurie, ces derniers ne peuvent toutefois pas être compris sans que l'on s'intéresse à l'offre de médicaments et à la manière dont elle est structurée au niveau mondial. En effet, le secteur s'est considérablement transformé depuis trente ans : la spécialisation croissante des entreprises, la délocalisation ou l'externalisation des activités de production contribuent à fractionner et à fragiliser les chaînes d'approvisionnement.

À cet égard, l'industrie française semble aujourd'hui affaiblie. Auparavant leader, notre pays n'occupe plus que la quatrième place en Europe en matière de production de médicaments. Le nombre d'entreprises pharmaceutiques y a presque diminué de moitié : si la France comptait, dans les années 1980, plus de 450 entreprises de production, on n'en dénombre plus que 240 aujourd'hui. La crise de la covid-19 a mis en lumière l'importance de retrouver une certaine souveraineté pharmaceutique : il s'agit aujourd'hui, en France et en Europe, d'un objectif largement partagé.

D'autre part, et alors que le prix des médicaments matures est souvent mis en avant parmi les causes de pénuries, il apparaît, selon plusieurs études, qu'il n'est pas, en France, significativement inférieur à celui des autres pays européens de taille comparable. Aucun lien entre niveau des prix en France et apparition de phénomènes de pénurie n'est, par ailleurs, solidement démontré.

L'existence de pénuries dans un pays comme les États-Unis ou dans le secteur hospitalier en France tend à démontrer que les prix négociés avec le Comité économique des produits de santé (CEPS) ne peuvent pas être tenus pour facteur principal des difficultés d'approvisionnement.

Enfin, le niveau inédit de prix atteint par plusieurs médicaments innovants montre que celui-ci n'a plus aucun rapport avec le coût de revient. Il pose également une question de soutenabilité de la dépense de médicaments, y compris aux États-Unis - j'en veux pour preuve le volet de l'Inflation Reduction Act, adopté par le Congrès à l'été 2022 et consacré à la politique du médicament.

Sur ces sujets cruciaux, nous vous remercions, mesdames, messieurs, de vous être mobilisés aujourd'hui pour répondre à nos questions.

Sont présents autour de la table : M. Philippe Lamoureux, directeur général des Entreprises du médicament (Leem), M. Laurent Borel-Giraud, représentant de l'association Générique même médicament (Gemme), Mme Corinne Blachier-Poisson, présidente de l'Association des groupes internationaux pour la pharmacie de recherche (Agipharm), M. Didier Véron, président du G5 Santé, et Mme Karine Pinon, présidente de l'Association des moyens laboratoires et industries de santé (Amlis).

Je vais céder la parole à chacun, pour un propos introductif de cinq minutes. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions ; comme vous l'aurez compris, notre commission d'enquête entend obtenir des réponses précises à des questions précises.

Je souligne que nous vous adresserons, à l'issue de l'audition, un questionnaire complet, auquel nous vous demanderons de répondre par écrit avant le 14 avril.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Lamoureux, M. Laurent Borel-Giraud, Mme Corinne Blachier-Poisson, M. Didier Véron et Mme Karine Pinon prêtent serment.

M. Philippe Lamoureux, directeur général des Entreprises du médicament (Leem). - Madame la présidente, nous nous sommes réparti les temps d'intervention afin d'éviter les redites.

Pour compléter les quelques chiffres que vous avez cités en introduction, je rappelle que le secteur du médicament n'a connu aucune croissance depuis une douzaine d'années et que son chiffre d'affaires est quasiment stable depuis quinze ans. PLFSS (projet de loi de financement de la sécurité sociale) après PLFSS, les niveaux de régulation ont véritablement privé ce secteur de croissance, ce qui explique ses difficultés actuelles. Le Parlement vote, en effet, entre 700 et 900 millions de baisses de prix par an.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Parlez-vous du chiffre d'affaires rapporté à la France ?

M. Philippe Lamoureux. -Absolument : je parle du périmètre du PLFSS.

Je vous remercie d'avoir invité les différentes composantes de notre industrie autour de cette table. Vous constaterez qu'il s'agit de business models assez différents les uns des autres.

Une rupture d'approvisionnement est une situation dramatique pour nos entreprises, dont la vocation est d'apporter des solutions thérapeutiques au lit des patients. Nous n'oublions jamais que les pénuries concernent avant tout les patients : nous sommes mobilisés et nous faisons des propositions, comme ce fut le cas en 2019.

Il n'est bien évidemment pas question de contester l'augmentation du nombre de ruptures d'approvisionnement. Plusieurs raisons permettent d'expliquer ce phénomène extrêmement préoccupant.

Vous avez parlé de l'augmentation de la demande mondiale, qui croît effectivement beaucoup plus rapidement que l'offre et que les capacités de production. En 2021, la hausse de la capacité de production, en France, au cours des cinq dernières années, s'est établie, en moyenne, à 6 %, contre 10 % pour celle de la demande.

Quelles en sont les causes ? Je citerai le vieillissement de la population, mais aussi le fait que les pays en développement se dotent de systèmes de protection sociale modernes. Vous avez également évoqué la concentration des fournisseurs de matières premières et d'excipients : en cas de problème sur l'un des sites, le risque de rupture augmente. Concernant les anciens produits, la décroissance progressive du prix des médicaments conjugué à l'accroissement des normes européennes conduit à l'arrêt de la production de certaines substances actives en Europe et à la délocalisation des productions dans les pays asiatiques, notamment l'Inde et la Chine, où les coûts de production sont plus réduits. Pour de nombreuses molécules, nous n'avons plus que deux ou trois fournisseurs dans le monde : c'est un constat que nous partageons avec vous.

Un autre élément, que vous n'avez pas évoqué, est le temps de cycle de production et les risques liés à la complexité technologique.

De plus en plus de médicaments sont issus des sciences du vivant et des biotechnologies. Les médicaments injectables, stériles, nécessitent des infrastructures très sophistiquées et des conditions de production très strictes : contrôle de l'environnement, stérilité des matières premières et des produits finis, du matériel, protection des personnels. La moitié des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur déclarés à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) pour tension d'approvisionnement ou pour rupture sont des formes injectables. Toute perturbation liée soit à un problème industriel, soit à une fluctuation inattendue des besoins du marché ne peut pas être compensée, s'agissant de produits biologiques, dans de brefs délais. De manière générale, le temps de cycle de production des médicaments s'est fortement allongé, ce qui complique l'adaptation de la fabrication en fonction des fluctuations imprévues du marché.

Les fabricants ont également mis en place des systèmes d'assurance qualité pharmaceutique extrêmement exigeants, capables de détecter toute anomalie en cours de production. La fabrication est soumise à des normes européennes de qualité et de sécurité très exigeantes, qui augmentent les risques de non-conformité - c'est un constat, et non un jugement de valeur.

Par ailleurs, nous ne sommes jamais à l'abri d'un arrêt de production lié à un problème de qualité, à un défaut de personnel, à un accident industriel. Chaque fois qu'un fabricant est à l'arrêt quelque part dans le monde, il met en tension l'ensemble de la chaîne.

Cela étant, il existe, effectivement, des spécificités françaises. Nous allons évidemment diverger sur les prix. Nos données montrent qu'il existe un écart de prix d'environ 37 % par rapport à l'Allemagne. Cela n'incite pas les industriels à investir en France et crée des difficultés pour prioriser l'approvisionnement en cas de tension. De surcroît, les prix bas encouragent l'exportation parallèle, avec un système d'achat-revente par des short-liners vers les marchés étrangers plus attractifs.

Le Parlement a débattu des obligations de stockage. Nous sommes parvenus aujourd'hui à un point d'équilibre, mais imposer des durées de stockage longues sur des produits à faible valeur ajoutée pourrait créer un risque de décommercialisation.

À tout cela s'ajoute l'explosion des coûts de production, qu'il s'agisse des matières premières, des intrants, des principes actifs, des emballages en verre, en aluminium, en carton, des dérivés du pétrole, de l'énergie, de la masse salariale. Or les médicaments sont des produits à prix administrés : nous n'avons pas la possibilité de répercuter ces augmentations sur le prix des produits, à la différence de la quasi-totalité des autres secteurs. Le prix fabricant hors taxe de la boîte d'amoxicilline s'établit à 76 centimes d'euros. Comment garantir la production et a fortiori la relocaliser lorsque les coûts de production explosent ?

C'est une vraie difficulté. Autre exemple, le flacon d'un demi-litre de bicarbonate de sodium pour perfusion, très utilisé à l'hôpital, est vendu 1,40 euro. En 2014, le fabricant gagnait 13 centimes par flacon ; aujourd'hui, il en perd 17 ! Il s'agit d'un fabricant français. Quand il aura disparu, où nous approvisionnerons-nous ? Il faut que le Parlement prenne la mesure de ces difficultés.

Quant aux génériques, leur marge est de 0,3 % en moyenne. Face à cette situation, certains pays - l'Allemagne, le Portugal, la Suède - ont annoncé des mesures de revalorisation du prix des produits anciens. En France, des annonces ont été faites, mais elles ne se sont pas encore concrétisées. Seront-elles suffisantes pour faire face aux enjeux ?

Je reviendrai à la fin de cette audition sur les pistes de solutions possibles.

M. Didier Véron, président du G5 Santé. - Le G5 Santé est un cercle de réflexion qui rassemble les dirigeants des principales entreprises françaises de santé, que sont BioMérieux, Guerbet, Ipsen, le LFB, Pierre Fabre, Sanofi, Servier et Théa.

Les entreprises du G5 Santé sont un atout pour la souveraineté sanitaire de la France. Elles disposent de plus de cinquante usines et d'une trentaine de sites de recherche dans notre pays. Chaque année, elles investissent 3,5 milliards d'euros en recherche et en développement. Elles sont le premier partenaire de la recherche publique française, leurs dépenses représentant les trois quarts des investissements du secteur. Elles investissent également 1,5 milliard d'euros par an dans le domaine industriel en France.

La crise sanitaire a enfin permis de prendre conscience de l'importance de la souveraineté sanitaire et des fragilités de la France, sujets sur lesquels le G5 Santé avait alerté les pouvoirs publics depuis fort longtemps.

La réponse politique à cette crise sanitaire a été forte et rapide, avec France Relance. Je pense notamment à la baisse des impôts de production, aux appels à projets, aux appels à manifestation d'intérêt. Nous ne pouvons que nous féliciter de ce début de politique industrielle, en particulier des 18 projets de rapatriement en France de production de principes actifs - 35 molécules sont concernées.

Après la crise sanitaire, l'enjeu est désormais d'armer la France et l'Europe pour lutter contre les pénuries et renforcer la souveraineté sanitaire. Nous attendons toujours la liste des médicaments dits « critiques », à sécuriser de façon prioritaire. Cette liste permettrait de cibler les actions à conduire pour assurer la sécurité d'approvisionnement.

Si nous soutenons cette politique favorable aux investissements en amont, le problème - selon nous - se situe davantage en aval, à savoir sur le niveau bas du prix d'achat des médicaments par les pouvoirs publics en France, comme vient de le mentionner Philippe Lamoureux.

Il existe une incohérence entre les politiques publiques, la politique industrielle de soutien au secteur et la politique budgétaire. La production de médicaments demande des investissements très importants. C'est d'autant plus vrai en France et en Europe, où le coût et les contraintes sont bien supérieurs à ceux qui existent en Chine ou en Inde. Il n'est donc pas simple pour un industriel de maintenir sa production, de décider de nouveaux investissements pour augmenter la production de produits critiques ou de relocaliser en France, le risque étant de n'être pas rentable, voire de produire à perte, en raison d'une régulation économique bien trop forte, avec des baisses de prix importantes.

Les entreprises du G5 Santé ont fait réaliser par le Bureau d'informations et de prévisions économiques (Bipe) une étude qui démontre que nos huit entreprises ne s'en sortent aujourd'hui que grâce à leurs positions à l'export. Cette étude sera bientôt réactualisée, mais, sur la période 2010-2017, l'évolution du chiffre d'affaires de ces entreprises était de - 16 % en France, contre + 6 % à l'export, ce qui permet une stabilisation de notre chiffre d'affaires total. Sur cette même période, nous avons maintenu nos emplois industriels en France et stabilisé nos installations industrielles, alors même que notre profitabilité, notre excédent brut d'exploitation, y a chuté de 32 %. En tant qu'entreprise française, notre marché domestique devrait, au contraire, être notre plateforme pour développer nos actions à l'international.

Enfin, je souhaite terminer par un exemple concret qui montre que la loi votée par les sénateurs et les députés prend parfois beaucoup de temps avant d'être appliquée. Il s'agit de l'article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022, voté grâce à la compréhension par le Parlement des difficultés de notre pays en matière industrielle. Cet article mentionne que la fixation du prix d'un médicament peut également tenir compte de la sécurité d'approvisionnement du marché français que garantit l'implantation des sites de production. Un an et demi après l'adoption de cet article, le CEPS vient enfin d'officialiser sa doctrine d'application, après des arbitrages rendus tout récemment par les cabinets ministériels. Cependant, cette doctrine s'applique, à ce jour, uniquement aux produits nouveaux. Or ce ne sont pas ces produits nouveaux qui posent des problèmes de pénurie et d'approvisionnement ! Il faut donc que cet article de loi puisse aussi s'appliquer pour réviser à la hausse le prix des médicaments déjà commercialisés, des médicaments dits « critiques », la loi ne prévoyant aucune restriction dans son application.

Il faut donc revoir rapidement notre politique de régulation et de financement des médicaments, remonter le prix d'un certain nombre d'entre eux, qui, du fait de l'inflation, ne sont plus économiquement viables s'ils sont produits en France. Ces décisions de hausses de prix doivent être prises rapidement. Elles permettront d'éviter des exportations parallèles de nos médicaments dans les pays européens où les prix sont plus élevés, ce qui peut être source de tensions et de ruptures d'approvisionnement en France. Ces hausses de prix de médicaments sont également indispensables si nous ne voulons pas, demain, fermer les lignes de production non rentables sur le territoire national.

En résumé, il convient : de mettre en oeuvre l'article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022 pour la prise en compte de l'implantation des sites de production dans la fixation et la révision des prix des médicaments ; de finaliser la liste des médicaments dits « critiques » et d'appliquer rapidement des hausses de prix sur les médicaments à fort enjeu d'indépendance sanitaire.

Mme Karine Pinon, présidente de l'Association des moyens laboratoires et industries de santé (Amlis). - L'Amlis représente environ 168 petites ou moyennes entreprises (PME) françaises, qui emploient 24 000 personnes sur le territoire national et produisent 34,4 % des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) consommés en France - c'est-à-dire les médicaments qui traitent les maladies chroniques affectant 95 % des personnes prenant des médicaments après cinquante ans, qu'il s'agisse du diabète ou de l'hypertension, et dont l'interruption engage le pronostic vital du patient.

Par ailleurs, 55 % de la production de ces MITM est réalisée en France et 90 % en Europe. Nous sommes donc, en quelque sorte, les petits frères du G5 Santé.

L'indépendance sanitaire nous touche particulièrement. Nous mettons plutôt l'accent sur ce que l'on appelle des « produits matures », c'est-à-dire sur les médicaments qui font le quotidien des Français souffrant d'hypertension, de diabète, d'épilepsie ou autres. Ces médicaments ont connu des baisses de prix successives. Le système consistant à financer l'innovation par des réductions de prix des produits matures arrive en bout de course, puisque certains produits matures ont désormais atteint un niveau de prix qui ne leur permet plus d'être économiquement viables. Notre analyse est formelle : cet état de fait explique en grande partie les ruptures.

En parallèle des baisses de prix successives, nous avons assisté à une augmentation des normes de qualité. La sérialisation représente environ 20 centimes par boîte : tout cela a été absorbé par les fabricants. Qu'il s'agisse des recherches de nitrosamines ou des normes ICH Q3D, le coût a été totalement neutre pour la sécurité sociale.

Le contexte inflationniste vient aggraver une situation déjà difficile. Je pense à l'augmentation des intrants, du verre, du carton, de l'aluminium, etc. La hausse est évaluée entre 15 % et 20 % au cours des deux dernières années, même si certains principes actifs pharmaceutiques (Active Pharmaceutical Ingredients, ou API) ont pu connaître plus de 300 % d'augmentation. L'augmentation du prix du verre atteint, par exemple, plus de 600 %, avec des temps d'approvisionnement de plus en plus longs, sans parler de la hausse du coût de l'énergie, qui pèse lourd sur la sous-traitance pharmaceutique (Contract Development Manufacturing Organisations, ou CDMO). Notre industrie est également soumise à une augmentation de la masse salariale située autour de 7 %. Or, contrairement au boulanger qui peut augmenter le coût de la baguette, nous ne pouvons pas augmenter le prix des médicaments que nous produisons et nous devons absorber intégralement la baisse de nos marges. Sur des produits classiques, avec une marge brute de moins de 20 %, il ne nous est plus possible de faire face aux coûts réglementaires et de qualité.

Reprenons l'exemple du bicarbonate de sodium, produit absolument indispensable présent dans les solutés de perfusion : on nous demande de vendre le flacon stérile en verre de 500 millilitres 1,40 euro, soit à peu près le prix d'une baguette. Or fabriquer ce flacon coûte 1,74 euro. Le fabricant doit vendre ce produit moins cher qu'il ne coûte !

Autre exemple : les comprimés utilisés dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) pour calmer les personnes atteintes de démence sénile et dans les prisons pour calmer les détenus en cure de désintoxication. Il est demandé de vendre 0,89 euro une boîte de 50 de ces comprimés conditionnés en blisters aluminium - processus de suivi et de qualité compris. Sur cette boîte, le pharmacien touche 1,01 euro d'honoraires de dispensation, tandis que le fabricant ne touche que 0,12 euro de marge brute ! C'est impensable.

La production ne pouvant plus être assurée, des décisions de déremboursement sont prises. Les problèmes économiques expliquent donc les ruptures d'approvisionnement, mais aussi les arrêts de commercialisation, car on ne peut plus produire à perte.

Ces arrêts de commercialisation ont pour conséquence une diminution de l'arsenal thérapeutique. Les médecins ont alors un moindre choix de traitements pour soigner leurs patients.

M. Laurent Borel-Giraud, représentant de l'association Générique même médicament (Gemme). - Le Gemme réunit les entreprises françaises - exploitants ou fabricants - de médicaments génériques. Nos produits, distribués en pharmacie, en ville ou à l'hôpital, sont des médicaments du quotidien, qui couvrent un grand nombre de pathologies.

L'industrie du générique se caractérise par un volume et un portefeuille de produits importants - plus d'un médicament sur deux distribués en officine est générique -, un niveau de prix bas et une faible rentabilité. En France, son impact est significatif en termes d'économies pour l'assurance maladie, à hauteur d'à peu près deux milliards d'euros par an. Nos laboratoires proposent une offre diversifiée d'exploitants et de multiples sources de production. Ils sont majoritairement implantés en Europe et fortement en France, ce qui augmente notre capacité à gérer les risques de rupture.

Pour ce qui concerne le contexte actuel, nous pensons que la situation constatée est durable. Elle est la conséquence de causes structurelles, qui fragilisent la chaîne d'approvisionnement des médicaments à faible marge, et de situations conjoncturelles aggravantes, qui augmentent les risques et les pénuries.

J'en viens au diagnostic. Comme nos collègues, nous avons, depuis plusieurs années, alerté les autorités sur le poids excessif de la régulation économique, qui fragilise l'industrie du générique et dont la première conséquence est l'augmentation du risque de pénurie.

Deuxième conséquence : le risque imminent d'une réduction de l'offre d'acteurs et de produits sur le marché. Nous recensons, chez nos adhérents, plus de 700 présentations pharmaceutiques peu ou non rentables, dont nous envisageons l'arrêt de commercialisation à court ou moyen terme, soit à peu près 12 % des volumes de médicaments génériques aujourd'hui commercialisés - essentiellement des MITM.

Troisième conséquence : la difficulté persistante à investir dans la sécurisation de nos approvisionnements. Le faible niveau du prix des génériques limite la capacité des laboratoires à trouver, sur notre territoire, des fournisseurs acceptant de fabriquer à ces prix, dans un contexte d'insuffisance des capacités mondiales de production.

J'en viens aux causes. Premier point, la pression économique est croissante sur les médicaments génériques, qui sont, par nature, à marge faible, ce qui conduit à remettre en cause les baisses de prix excessives. Depuis dix ans, la régulation économique a fondé le modèle du marché des médicaments génériques exclusivement sur la maîtrise des coûts : divers outils ont été mis en place pour diminuer autant que possible le prix de ces produits. Ainsi, les dépenses de l'assurance maladie ont été divisées par deux entre 2010 et 2020, alors que les volumes de médicaments consommés augmentaient.

Le deuxième point est l'absorption des coûts de fabrication additionnels, liés à de nouvelles réglementations toujours plus exigeantes en termes de sécurité et de qualité, mais aussi à des événements externes
- Brexit, stratégie zéro covid dans certaines régions du monde, complexité des relations internationales - qui ont obligé à réorganiser les chaînes de production.

Troisième point : face à cette situation de baisse des prix de vente et d'augmentation des coûts de production, l'industrie des médicaments génériques a optimisé ses chaînes d'approvisionnement, ses sites de fabrication et ses capacités de production, et a recherché des composants moins chers, souvent hors d'Europe. Les usines du secteur sont désormais exploitées au maximum pour rester rentables : il n'y a plus de capacités inutilisées sur les chaînes d'approvisionnement, ce qui permet de faire face à des poussées occasionnelles de la demande ou à des événements imprévisibles. Il en découle que, malgré la constitution de stocks de sécurité, le secteur est beaucoup plus sensible aux fluctuations et exposé aux pénuries.

Enfin, un effet majeur récent s'ajoute à l'étau économique : l'application, depuis 2019, de la clause de sauvegarde au périmètre des génériques et l'augmentation extraordinaire de son montant.

Depuis trois ans, nous alertons sur l'impasse économique d'une partie grandissante du portefeuille générique. Le secteur est sous la pression économique d'un modèle qui persiste à taxer ces médicaments à faible marge pour financer la croissance des dépenses, dont il n'est pas à l'origine, mais qu'il rend possible par les économies qu'il génère.

J'ajoute deux points importants. Premièrement, la mise en oeuvre de solutions productives dans les usines est freinée par des réglementations pharmaceutiques, dont certaines, spécifiques au marché français, pénalisent la fabrication des produits français de ces usines, qu'elles soient situées en France ou en Europe. Nous travaillons évidemment avec l'ANSM et l'Agence européenne des médicaments (EMA) sur ces sujets. Il faudrait accélérer la prise de décision pour éviter que ne se produisent davantage de situations de rupture.

Deuxièmement, je veux souligner l'existence d'une pratique d'appels d'offres publics basée sur des politiques d'achat dangereuses, lorsqu'elles ne sont pas contrebalancées par des politiques d'approvisionnement responsables. J'ai évoqué les critères d'attribution que nous appelons de nos voeux, et qui ne sont toujours pas appliqués ; j'y ajoute la prévisibilité et les délais, sans lesquels nous détruisons de la valeur industrielle et des capacités de production, voire, dans certains cas, des produits.

Nous proposons plusieurs solutions pour lutter contre le risque de pénuries et atténuer l'impact de celles-ci.

Premier volet : établir une liste de médicaments prioritaires et clarifier son objectif. Souhaitons-nous sécuriser un approvisionnement ordinaire ou de gestion de crise ? Voulons-nous relocaliser ou sécuriser nos approvisionnements ? Il nous semble important de sanctuariser des conditions économiques pérennes, quelles que soient les modalités utilisées.

Deuxième volet : préserver la résilience permise par l'offre générique et autoriser l'investissement dans les chaînes d'approvisionnement.

Les deux volets suivants regroupent des actions opérationnelles non économiques qui peuvent influer significativement sur notre capacité à éviter des ruptures ou à en atténuer l'impact.

Troisième volet : procéder à des simplifications réglementaires pour augmenter la capacité productive, réduire l'inefficacité et les coûts. Il convient de supprimer les exceptions françaises qui rendent nos produits plus complexes à fabriquer et interdisent le recours à une meilleure productivité dans des usines françaises, européennes ou hors Europe. Il faudrait aussi accélérer les travaux en vue d'un accès digital aux notices via un QR code, si possible en utilisant un pack européen permettant aux entreprises de mieux répondre aux enjeux de protection des médicaments, en particulier ceux, génériques ou non, qui sont destinés aux hôpitaux. Enfin, en vue de diminuer les causes de ruptures longues, il serait intéressant de prévoir des flexibilités réglementaires favorisant l'utilisation de médicaments produits par des pays voisins, que nous ne produisons pas pour des raisons économiques.

Quatrième volet : améliorer nos dispositifs d'anticipation et la vigilance, en y ajoutant transparence et coopération, en particulier avec les pharmaciens. Il s'agit d'encadrer le partage des alertes et d'accélérer la mobilisation de stocks quand existent des alternatives, de faire preuve d'agilité et d'impliquer davantage les distributeurs et les dispensateurs dans la gestion de l'information. Nous avons constaté que des crises impliquant plusieurs acteurs et canaux de distribution étaient particulièrement compliquées à gérer : il nous faut continuer à progresser en mettant tous les interlocuteurs autour de la table.

Mme Corinne Blachier-Poisson, présidente de l'Association des groupes internationaux pour la pharmacie de recherche (Agipharm). - Agipharm, l'association des laboratoires américains présents en France, regroupe 15 sociétés de taille variable - de grands groupes historiques comme MSD, Janssen ou Pfizer ; des sociétés de taille moyenne, comme le laboratoire de biotechnologies Amgen, que je préside ; de petites sociétés, récemment installées en France, qui commercialisent une ou deux molécules. Il s'agit principalement de laboratoires d'innovation ; certains ont dans leur portefeuille des médicaments devenus matures dont ils n'ont plus le brevet. Je concentrerai mon propos sur l'innovation.

Les entreprises membres d'Agipharm sont très présentes dans les domaines de l'oncologie, de l'hématologie, des maladies rares, des vaccins et des maladies chroniques - maladies mentales, cardiovasculaires, cardiorénales. Elles sont à l'origine de plus de 50 % des accès précoces en France, ce qui est le signe d'une innovation continue, et travaillent avec des centres de recherche fondamentale français ainsi qu'avec des centres de recherche clinique.

Les tensions d'approvisionnement qui existent aujourd'hui sur les produits matures peuvent aussi apparaître, de manière conjoncturelle, sur les produits innovants, pour trois raisons que nous avons identifiées.

Première raison : les niveaux d'exigence pour les processus de fabrication sont très élevés, induisant des investissements importants et des délais de validation et de mise au point assez longs. Le domaine de compétence d'Agipharm couvre, en effet, les molécules biologiques, les molécules chimiques ainsi que les médicaments de thérapie innovante (MTI).

Deuxième raison : le passage à l'échelle industrielle nécessite des délais incompressibles, des investissements considérables, des mises au point de processus et des validations par les agences, ce qui peut retarder la fabrication et la mise à disposition de certains produits.

Troisième raison : la multiplicité des composants entrant dans la fabrication d'une molécule. Par exemple, Pfizer a besoin de 270 à 280 composants pour produire son vaccin à ARN messager. Le manque d'un seul composant a un impact sur l'ensemble de la chaîne.

Pour illustrer le sujet de la concentration de certaines compétences, j'évoquerai les vecteurs viraux, nécessaires notamment pour la fabrication de vaccins à ARN messager. Il y a très peu de producteurs de vecteurs au niveau mondial ; on en a pourtant besoin pour produire les CAR-T cells (cellules T porteuses d'un récepteur chimérique), qui sont des médicaments de thérapie innovante. La priorité donnée à la production de vaccins en 2021 et 2022 a eu pour effet la diminution de la production et de l'administration desdits médicaments. Les arbitrages se font au niveau mondial entre les différents producteurs, ce qui est peu compréhensible pour le public.

Il est difficile de prévoir les besoins de production, du fait d'une demande mondiale qui peut connaître des hausses conjoncturelles absolument imprévisibles. J'en veux pour preuve le cas de l'amoxicilline : personne n'était capable d'anticiper l'augmentation de la demande. Ce problème n'est pas simple à résoudre au sein des usines, et peut avoir de graves conséquences.

Par ailleurs, la sécurité d'approvisionnement n'est pas liée au lieu de production. Le fait de disposer de chaînes de production intégralement localisées en France n'est pas une garantie de disposer de l'ensemble des médicaments dont nous avons besoin. Au vu du nombre de molécules à la disposition des praticiens français et de composants nécessaires à leur fabrication, il n'est pas réaliste de penser que l'on pourra rapatrier la production de tous ces produits. Un certain nombre d'entre eux viennent donc, et viendront, d'autres sites de production. À cet égard, il importe qu'un site principal de production soit couvert par un site d'urgence. Par exemple, dans ma société, voilà quelques années, une usine d'anticorps monoclonaux installée aux États-Unis a été frappée par un ouragan ; notre usine d'urgence a pu, du jour au lendemain, reprendre la production.

Surtout, il est pertinent de créer de la flexibilité au niveau européen entre les sites de production afin de répondre à la demande, qui peut grandement varier. En tant qu'industriels, nous cherchons toujours à répondre au marché, mais aussi à nous prémunir d'un risque : la destruction de produits. D'où l'intérêt de constituer des stocks de sécurité. Nous avons aujourd'hui des stocks de deux mois, ce qui nous paraît satisfaisant. L'augmentation de ces stocks aurait un effet délétère, avec un risque de surenchère entre les pays européens et de destruction massive des stocks non utilisés.

Très peu de marchés sont stables aujourd'hui ; la plupart connaissent des hausses et des baisses soudaines, du fait de la présence de concurrents ou d'un changement de stratégie thérapeutique, ce qui peut conduire à détruire des produits. Or c'est préjudiciable d'un point de vue éthique, et les patients pourraient ne pas le comprendre.

Notre recommandation globale est donc une réponse européenne concertée entre États membres, basée sur des critères stratégiques.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez abordé, dans votre propos introductif collégial, la politique de délocalisation très importante, principalement concentrée en Chine et en Inde, qui concerne grosso modo 80 % des principes actifs. Ce phénomène est apparu il y a une trentaine d'années. Cette stratégie - vous en avez été les fers de lance - consistait à externaliser la production pour maintenir les coûts réduits que vous souhaitiez.

Cette stratégie explique-t-elle, selon vous, l'augmentation des phénomènes de pénurie ? Comme vous l'avez dit, vous avez non seulement délocalisé et externalisé, mais aussi concentré, au point que, pour certains produits, on ne trouve parfois qu'une seule chaîne de production ; le moindre petit grain de sable conduit alors à l'arrêt de la fabrication. Dès lors, la responsabilité éthique de sécuriser les chaînes d'approvisionnement ne vous revient-elle pas ? Dire que les pénuries de médicaments n'ont qu'une seule cause serait simpliste...

Le niveau trop bas des prix en France explique, selon vous, la difficulté de maintenir une activité soutenue et dense dans notre pays. Pourriez-vous développer cette analyse ? Selon l'économiste Nathalie Coutinet, que nous avons auditionnée, la différence de prix avec l'Allemagne est liée au taux de TVA, plus élevé, et aux marges, supérieures chez notre voisin. Les choses ne sont donc pas aussi simples que vous le dites.

Par ailleurs, l'accord-cadre entre le CEPS et les entreprises du médicament permet à celles-ci de demander des hausses de prix lorsqu'un risque de rupture existe. Pourquoi n'avez-vous pas davantage recours à cette procédure ?

Mme Pinon a parlé du déremboursement. Quelle est l'ampleur de ce phénomène ? Quel est le nombre de médicaments concernés ?

J'en viens aux aides dédiées à la recherche et au développement (R&D). J'imagine que vous souhaitez tous la pérennisation du crédit d'impôt recherche (CIR), qui - France Stratégie le souligne dans son rapport - est une véritable aubaine. Au sein de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la France est le pays qui consacre le plus de dépenses à la R&D privée par rapport à son PIB. Les montants considérés sont plus de deux fois supérieurs à la moyenne des pays de l'Union européenne. À l'évidence, il faut relativiser l'idée selon laquelle les ruptures d'approvisionnement sont dues à des problèmes de prix, notamment au manque d'aides publiques.

Vous insistez sur votre volonté de relocaliser un certain nombre d'industries en France, mais les normes sanitaires et environnementales applicables dans notre pays ont un coût, que l'on ne saurait occulter. Pourriez-vous nous fournir des éléments complémentaires à ce propos ?

M. Philippe Lamoureux. - Mme Coutinet semble faire autorité au Sénat pour l'élaboration des chiffres. Mais, en tant qu'industriels, il me semble que nous sommes un peu mieux placés qu'elle en la matière...

Une étude suédoise, qui vient d'être publiée et qui sera portée à votre connaissance, établit que les prix nets français sont parmi les plus bas d'Europe, en tout cas pour les produits matures. Ils sont notamment très inférieurs aux prix allemands. De plus - vous l'avez observé comme nous -, l'Allemagne, la Suède ou encore le Portugal ont décidé de revaloriser le prix de ces produits. Je conteste évidemment ces chiffres - nous vous ferons parvenir tous les éléments nécessaires à cet égard.

Les hausses de prix sont permises par un article de l'accord-cadre, mais cette disposition n'a pas été appliquée ; en tout cas, elle l'est extrêmement peu. C'est un sujet que nous abordons régulièrement avec le CEPS.

La politique du médicament est en train de craquer de toute part ; la représentation nationale doit en être consciente.

Au mois de janvier dernier, nous avons décidé de créer un observatoire de l'accès, publiant des données afin d'objectiver les difficultés croissantes que nous rencontrons, en France, pour permettre l'accès aux médicaments, qu'ils soient matures ou innovants. Il ne s'agit pas, pour nous, d'opposer les uns aux autres : la situation des produits innovants est tout aussi problématique.

Permettez-moi de vous renvoyer à l'excellent rapport de votre collègue Catherine Deroche : ce travail établit très bien les difficultés qui se font jour dans ce domaine. Au cours des quinze dernières années, les cinq nouveaux antipsychotiques ne sont pas entrés sur le marché français.

Les nouveaux antimigraineux n'y entrent pas davantage. Par un récent avis, la Commission de la transparence s'est opposée au remboursement d'un certain nombre de thérapies orphelines contre le cancer. La situation est extrêmement problématique.

On a beaucoup parlé de la clause de sauvegarde. Ce dispositif avait vocation à garantir le respect des objectifs fixés par le Parlement lors du vote du PLFSS. J'ajoute qu'historiquement, lorsqu'elle était déclenchée, elle représentait 150 à 200 millions d'euros annuels. Or elle a atteint 800 millions d'euros en 2021. D'après nos estimations, ce montant s'élève à 1,3 milliard d'euros pour 2022 et devrait, en 2023, dépasser 2 milliards d'euros. Ce n'est plus une clause de sauvegarde : c'est une taxation supplémentaire sur le secteur, qui subit déjà la fiscalité la plus lourde d'Europe. Une étude réalisée par le cabinet Landwell, que nous vous adresserons, le démontre à l'évidence.

Quant au CIR, je conteste formellement qu'il constitue une aide au sens où vous l'entendez. Ce dispositif vient sanctionner le fait que l'on ait choisi d'investir dans notre pays.

En France, la recherche privée est financée par des fonds publics pour à peu près 1 % de son montant. Mais, en parallèle, la recherche et l'industrie privées financent très largement la recherche publique française, qu'il s'agisse des équipes de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) ou du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Les montants sont sans comparaison. Le CIR n'est pas une aide ; c'est une incitation fiscale. Ne mélangeons pas tout.

M. Didier Véron. - Les entreprises françaises du G5 Santé ont maintenu leur outil industriel en France et en Europe. Nous conservons ainsi 53 usines dans notre pays. Pour nous, l'enjeu est de préserver l'existant grâce à une politique industrielle et budgétaire adaptée.

Encore faut-il que ces usines puissent tourner ; l'un des soucis que nous avons eus au tout début de la pandémie a été notre approvisionnement en matières premières et en intrants, par exemple en flacons. Nos présidents ont réuni un groupe de travail comprenant les directeurs des achats et des affaires industrielles de nos huit entreprises, à l'échelle mondiale, pour réfléchir à nos fragilités et tenter de trouver des solutions. Il s'agissait notamment de diversifier nos fournisseurs, afin de ne pas être dépendant d'un seul, et, quand il est possible d'en avoir trois, d'en disposer d'au moins deux en Europe.

Telle est la politique du G5 Santé : maintenir nos usines et diversifier les sources d'approvisionnement en nous efforçant d'avoir des fournisseurs, notamment des CDMO, près de nos centres de décision en France et en Europe.

Mme Karine Pinon - Les PME produisent elles aussi en France. Elles n'ont pas participé au mouvement de délocalisation. Néanmoins, elles aussi font face à des ruptures de stock. La délocalisation n'est pas forcément la cause de ce phénomène.

Au sein de l'Amlis, nous avons réalisé un petit sondage. Il apparaît que 10 % de notre portefeuille de produits est aujourd'hui sujet à questionnements, car non viable économiquement. Faut-il mettre un terme à la commercialisation de ces produits ou la poursuivre en déremboursant ? Ce choix relève non pas du CEPS ou de la Haute Autorité de santé (HAS), mais de l'industriel.

Mme Corinne Blachier-Poisson. - Je reviens sur la question des prix.

Mme Coutinet ne peut avoir accès qu'à des prix faciaux. En Allemagne, le prix facial est décoté d'un certain pourcentage, qui est connu. Il n'y a pas de remise supplémentaire. En France, il existe une très grande différence entre le prix facial, constaté en pharmacie, et le prix net, qui résulte d'un accord avec le CEPS. Il suffit de lire les rapports de ce comité pour voir qu'au fil des années le montant des remises n'a cessé de croître. D'après les derniers chiffres, il atteint le montant colossal de cinq milliards d'euros. Ainsi, on se focalise sur les prix figurant au catalogue et l'on ignore les prix nets, fixés avec le CEPS. Voilà pourquoi il me semble nécessaire de s'appuyer sur des études plus fines.

Pour ma part, je constate, avec mes collègues des autres pays, que, pour un même produit, les prix nets pratiqués par la France sont toujours les plus bas de toute l'Europe.

M. Laurent Borel-Giraud. - Pour l'industrie que je représente, on estime qu'au moins 50 % des principes actifs utilisés ont des sources européennes ou internationales, hors Chine et Inde. Nous ne contestons pas le mouvement observé depuis environ trente ans : l'industrie chimique s'est davantage développée dans ces deux pays, comme beaucoup d'autres industries manufacturières d'ailleurs. Mais, dans ce domaine, les chiffres doivent être pris avec des pincettes, ne serait-ce que parce que les ratios varient selon les médicaments.

Nous parlons des principes actifs, voire de composants de sources de principes actifs ; il ne faut pas confondre ce secteur avec l'industrie manufacturière, autrement dit la production pharmaceutique.

Il reste, en France, un réseau d'usines de production pharmaceutique, qui s'est probablement réduit au cours des dernières années et que nous appelons à soutenir, en assurant des relocalisations. De même, il faut soutenir le réseau industriel européen, qui fournit la grande majorité des produits consommés en Europe. J'insiste sur la différence entre chimie et pharmacie.

Enfin, vous évoquez des questions de responsabilité et d'éthique. Il ne me semble pas que ces transformations aient eu lieu en secret. Elles résultent d'évolutions lentes. Les principes actifs dont il s'agit sont conformes aux normes et connus de nos autorités. Ils font l'objet d'audits et de données transparentes sur l'ensemble de nos chaînes d'approvisionnement. Les informations sont connues de longue date. Cela étant, on peut s'inquiéter de ce mouvement aujourd'hui, à l'aune des nouvelles relations internationales.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Les ruptures d'approvisionnement et les pénuries ont évidemment des causes multiples : il faut se garder de tout simplisme. Mais Mme Coutinet, qui, comme vous, a parlé sous serment, n'est pas la seule à dresser le constat que je viens de rappeler au sujet des prix. D'ailleurs, quels que soient les prix pratiqués, tous les pays européens ont connu des pénuries et des ruptures, ce qui appelle des explications.

Aujourd'hui, les entreprises doivent élaborer et produire des plans de gestion de pénurie (PGP) pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur. On pourrait discuter de l'intérêt d'en réduire la liste. Plusieurs de nos interlocuteurs ont insisté sur ce point, mais tel n'est pas l'objet de notre commission d'enquête. D'après l'ANSM, dont nous avons auditionné les représentants, les PGP transmis sont de qualité très inégale, ce qui n'est pas normal. Comment l'expliquez-vous ? Comment responsabiliser davantage les entreprises à cet égard ?

Madame Blachier-Poisson, notre politique du médicament souffre effectivement d'un très lourd handicap : le manque de transparence. Tout le monde le subit, qu'il s'agisse des prix ou des tensions exercées sur les stocks. Pour ce qui concerne ces derniers, nous ne disposons que de données déclaratives, et les moyens de contrôle semblent insuffisants : c'est peut-être une explication du problème.

Mme Pascale Gruny. - La diminution des marges, donc des résultats, a-t-elle des conséquences sur vos investissements ? Dans cet ordre d'idée, on nous a affirmé ce matin que les dividendes versés par notre grand laboratoire pharmaceutique français avaient été portés de 35 % à 50 % du résultat. Pouvez-vous le confirmer ?

La fuite des cerveaux est une autre difficulté, tout à fait compréhensible : la concurrence s'exerce et les intéressés vont là où la rémunération est plus élevée. La réduction des marges en France risque d'accentuer encore le phénomène.

Enfin, M. Borel-Giraud insiste sur l'optimisation des chaînes d'approvisionnement, qui semble bel et bien essentielle. Mme Blachier-Poisson souligne, quant à elle, que nous devons disposer de sites à même d'absorber des productions devenues urgentes. J'en déduis que l'optimisation n'est pas au rendez-vous dans ces usines, même si je mesure la difficulté de l'exercice.

M. Alain Milon. - On ne peut pas demander aux entreprises du médicament d'être responsables : elles le sont déjà tout à fait et ne sauraient l'être davantage que l'État lui-même.

Malheureusement, la France manque encore et toujours d'une vraie politique du médicament. Or c'est le seul moyen, en particulier pour les laboratoires pharmaceutiques, de se projeter dans le temps long. Tant que cette politique n'existera pas, la situation restera illisible pour tout le monde.

En parallèle, on a coutume de dire que les professionnels de santé et les laboratoires pharmaceutiques sont payés par l'assurance maladie et par les mutuelles : c'est totalement faux. L'assurance maladie et les mutuelles paient le patient pour qu'il puisse se soigner.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La baguette n'a pas tout à fait le même mode de financement que le médicament... L'argent n'a pas la même provenance et les arbitrages n'ont pas la même origine. De surcroît, la santé est un bien public et le médicament est l'un des outils de sa mise en oeuvre. À ce titre, il joue un rôle particulier : ce n'est pas un bien de consommation ordinaire.

Les entreprises sont dans leur rôle, et leurs problématiques économiques sont légitimes. Il n'empêche que, du point de vue des pouvoirs publics, un certain nombre d'arbitrages s'imposent, notamment quant au prix du médicament. Il y va du financement des politiques de santé publique.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Lorsque le tarif est fixé entre le laboratoire et le CEPS, des remises commerciales sont semble-t-il accordées. Comment l'expliquez-vous, alors même que les industriels déplorent des prix trop bas ?

Bien sûr, chacun est face à ses responsabilités. En tant que parlementaires, notre responsabilité est de voter l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), qui est en baisse chaque année.

M. Philippe Lamoureux. - Ces différentes questions nous conduisent très loin : il faudrait que vous nous invitiez pour une nouvelle audition d'une heure et demie...

Madame la rapporteure, je vous rejoins au moins sur un point : il est tout à fait anormal que nous ayons cette discussion sur les prix nets des médicaments dont les brevets sont tombés. Nous sommes demandeurs d'une métrologie commune avec l'assurance maladie, pour que les chiffres soient communs et objectivés sous double timbre. C'est dire quel est notre degré de certitude quant aux prix nets de ces produits !

L'opacité entretenue n'est pas de notre fait. Elle permet de contester systématiquement ce que nous avançons. Or les chiffres invoqués ne correspondent pas à la réalité que nous observons. À notre tour, nous vous avons donné des chiffres, des tarifs de remboursement et des coûts de revient - je parle bien des produits dont les brevets sont tombés et pour lesquels tous les éléments sont sur la table.

Madame Gruny, vous évoquez la fuite des cerveaux. Ce qui me préoccupe, c'est plutôt une forme de schizophrénie de la politique du médicament : tout en menant des politiques industrielles extrêmement volontaristes, on fait tout pour détruire le marché. Comme le souligne M. Milon, nous sommes face à un problème de gouvernance. On met en oeuvre des mécanismes d'incentive industriels sans pour autant gérer les problématiques d'accès et de tarification du médicament, qui vont pourtant de pair. Aujourd'hui, le degré de régulation est tel que nous devons réconcilier les deux exercices et mettre en oeuvre une véritable gouvernance de la politique du médicament, ce qui suppose un pilote unique.

Madame la rapporteure, j'en viens aux PGP. La gestion des ruptures mobilise de plus en plus de moyens, sous le contrôle de l'ANSM. Pour plus d'une spécialité sur deux, on a recours au contingentement, avec parfois un arrêt du circuit de ville pour prioriser le circuit hospitalier. On a créé des stocks de dépannage d'urgence. On adresse des messages directement aux grossistes-répartiteurs pour interrompre la vente de produits à l'étranger. On a mis en oeuvre des actions d'information et d'accompagnement des professionnels de santé, via l'ANSM ou le portail DP-Ruptures - j'ai vu, à ce propos, que vous aviez reçu les pharmaciens d'officine. On contacte directement les associations de patients pour les informer. On réoriente des lots initialement destinés à d'autres marchés, voire des lots de laboratoires concurrents.

Nous sommes donc extrêmement actifs. Nous allons également contribuer au plan gouvernemental en faisant des propositions, qui seront rendues publiques dans quelques semaines. Je peux d'ores et déjà vous en indiquer les principales.

Premièrement, nous avons besoin d'une liste des médicaments critiques à sécuriser de manière prioritaire. Il faut y adosser un dispositif de financement spécifique, ce qui, à ma connaissance, n'est pas le cas aujourd'hui. Cette liste doit être, si possible, européenne ; peut-être le Sénat pourra-t-il nous aider dans cette tâche.

Deuxièmement, il faut optimiser la transparence et la qualité de l'information circulant entre les acteurs. À ce titre, nous avons besoin d'une meilleure visibilité sur l'état des stocks des médicaments en tension ou en rupture sur l'ensemble de la chaîne. Il faut diffuser une information fiable. On parle beaucoup de notre obligation de stockage, mais il faut garder à l'esprit que nous n'avons pas connaissance des stocks des grossistes-répartiteurs : ils ne sont pas visibles pour nos industriels.

Troisièmement, nous avons besoin de mobiliser les autorités pour obtenir des mesures d'optimisation réglementaire. Il faut fluidifier la production, éviter les transferts de stocks entre États de l'Union européenne, ce qui revient à lutter contre les phénomènes d'exportations parallèles, et déployer des réglementations harmonisées spécifiques aux médicaments. Ces assouplissements réglementaires doivent permettre la mise en place de la e-notice. De surcroît, il faut interdire l'exportation des médicaments signalés en tension, et non des seuls médicaments en rupture. Il faut également anticiper les impacts des réglementations environnementales sur la disponibilité des médicaments.

Quatrièmement, il faut faire converger les différentes législations européennes. À cet égard, un exemple me semble particulièrement parlant : l'Union européenne compte 23 calendriers vaccinaux pour 27 États membres ! Cela signifie que, lorsque la France subit une rupture d'approvisionnement pour un vaccin, elle ne peut pas importer de vaccins belges. On doit renforcer le rôle de la France dans la révision de la législation pharmaceutique européenne, dans le cadre de laquelle ces sujets doivent être traités. J'y insiste, il faut assurer l'européanisation de la problématique des ruptures.

Cinquièmement, il faut redynamiser l'investissement et pérenniser l'outil industriel ; nous avons longuement évoqué ces enjeux. Nous avons parlé de l'articles 65 de la LFSS et de l'article 28 de l'accord-cadre. On pourrait aussi concevoir d'utiliser la fiscalité de manière un peu plus attractive qu'aujourd'hui, afin de mieux reconnaître les investissements. Nous avons mentionné les conditions économiques : il faut prendre des mesures d'urgence pour les médicaments en situation de vulnérabilité économique.

Au-delà, nous avons besoin d'une gouvernance claire. Je le répète, nous avons le sentiment que la gouvernance du médicament est devenue schizophrène. Il faut réconcilier les exercices, faire des choix clairs, fixer des priorités et les assumer politiquement.

Enfin, je rappelle qu'au cours des dix dernières années la dépense de médicaments a été totalement contenue. Nous vous produirons les chiffres : elle a été privée de toute croissance. Elle a été, en quelque sorte, la variable d'ajustement des Ondam successifs.

Mme Corinne Imbert. - Notre système de santé est bien en train de nous filer entre les doigts. Je suis d'accord avec vous, il faut commencer par en revoir la gouvernance.

Pendant trente-cinq ans, le médicament a été la seule variable d'ajustement du financement de la sécurité sociale, dont le déficit fut longtemps, avec le taux de chômage, le critère de bonne gestion d'un gouvernement, quel qu'il soit. Puis l'hôpital est à son tour devenu une variable d'ajustement. On sait où ces choix nous ont conduits.

Ces quelques rappels historiques étant formulés, j'en viens à ma question : quelle est la fiabilité de l'information dont nous disposons aujourd'hui ? Le ministre de la santé nous assure que l'amoxicilline ne connaît plus de problèmes d'approvisionnement, alors que c'est toujours le cas.

Mme Corinne Blachier-Poisson. - Madame Gruny, vous soulignez un point majeur : la sécurité d'approvisionnement a un coût.

Je vous rassure, l'usine chargée des productions d'urgence fabrique d'autres produits de même nature, à savoir des anticorps monoclonaux - une usine qui produit des médicaments chimiques ne pourra absorber une telle activité. Comme vous le suggérez, on ne peut pas se permettre d'avoir des usines qui tournent à vide en attendant qu'un événement survienne.

Les produits perdant leurs brevets ont fait l'objet de politiques d'optimisation, autrement dit de minimisation des coûts, qui ont conduit à la disparition complète de certains stocks. La situation est très différente pour les produits innovants et, surtout, biologiques, qui font l'objet d'investissements bien plus élevés.

M. Didier Véron. - Madame la sénatrice, de manière assez paradoxale, la baisse des marges n'a pas de conséquence sur l'investissement, en tout cas pour les entreprises du G5. Alors que notre profitabilité a chuté de 32 % en France, nous consacrons encore, chaque année, 3,5 milliards d'euros à la R&D et un milliard d'euros aux investissements industriels. Ce sont nos résultats à l'international qui permettent de financer le développement de nos usines et de nos travaux de recherche en France. Je vous communiquerai, dans les prochaines semaines, nos chiffres actualisés, comprenant l'année 2022. Ils démontrent l'attachement de nos entreprises aux territoires national et européen.

Certains de nos nouveaux produits, qui ont obtenu une autorisation de mise sur le marché (AMM) de la part de l'EMA, reçoivent un avis défavorable des autorités françaises, qu'il s'agisse de la commission de la transparence ou de la HAS. Or ces produits, fabriqués par une entreprise française, seront lancés et remboursés dans les autres pays de l'Union européenne. Nous restons de bons élèves, mais nous arrivons peut-être à un point de bascule.

Enfin, je laisserai les représentants de Sanofi répondre à la question que vous posez au sujet de ce laboratoire.

Mme Karine Pinon. - Aujourd'hui, en France, les CDMO sont en mauvaise situation financière : ces entreprises ne sont plus à même de faire tous les investissements nécessaires. En résulte une dégradation de l'outil industriel, que souligne l'Académie de pharmacie et qui contribue aux pénuries actuelles.

On parle de la fuite des cerveaux : il ne faut pas oublier la fuite des bras, lesquels sont nécessaires pour faire tourner toute industrie. Certes, le médicament n'est pas un bien de consommation, mais il obéit à un certain nombre de problématiques industrielles.

M. Laurent Borel-Giraud. - Les lois françaises et européennes imposent un investissement minimal permanent, de 15 % en général, pour maintenir l'ensemble de l'outil productif en état de fonctionnement. À cet égard, nous parlions non pas de réductions d'investissements, mais d'optimisation organisationnelle.

Actuellement, il n'y a plus de rupture d'amoxicilline à l'échelle nationale, mais la situation reste tendue. Ce n'est ni aujourd'hui ni en juin ou en septembre prochains que les stocks de sécurisation seront renouvelés dans des proportions suffisantes. Nous menons des discussions soutenues avec trois de nos fournisseurs, présents en Europe, dont un en France. Mais leurs usines travaillent déjà vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Elles ont dressé des plans de production pour tout l'été afin de répondre aux demandes française, européenne et mondiale, dans un contexte marqué par une forte compétition.

En outre, je le confirme, ces usines peinent à recruter des employés pour travailler sur ces créneaux supplémentaires, du fait d'une compétition de la main-d'oeuvre, aux échelles française et européenne, avec d'autres industries manufacturières. Le problème, en l'occurrence, est plutôt cette compétition avec d'autres industries manufacturières, qui rémunèrent mieux.

M. Philippe Lamoureux. - Permettez-moi d'apporter une conclusion en quatre points.

Premièrement, nous nous considérons comme coresponsables de ces ruptures d'approvisionnement : nous ne cherchons pas à nous dédouaner. Nous sommes évidemment parties prenantes. Pour nous, le prix n'est pas un critère explicatif. En revanche, c'est un critère d'aggravation. La structure de prix française ne nous permet pas de lutter à armes égales face à nos voisins européens.

Deuxièmement, nous avons besoin de travailler ensemble pour dégager des solutions. Pour notre part, nous nous efforçons d'être constructifs, mais nos interlocuteurs n'ont pas toujours la culture du « travailler ensemble ».

Troisièmement, nous arrivons clairement à la fin d'un système. Le chiffre d'affaires remboursable du médicament pèse 25 milliards d'euros. En parallèle, la baisse de prix représente un milliard d'euros, la clause de sauvegarde deux milliards d'euros, et les remises produits cinq milliards d'euros. Les parlementaires, qui votent le PLFSS, doivent mesurer la gravité de la situation. Pour notre part, nous sommes extrêmement inquiets. Qu'il s'agisse de l'accès des produits innovants au marché ou de l'approvisionnement des produits matures, nous sommes face aux symptômes d'une même maladie.

Quatrièmement, enfin, je rappelle qu'en 2021 une modeste PME allemande de 200 salariés, nommée BioNTech, a contribué pour 0,5 point au PIB de l'Allemagne. Nous ne sommes pas qu'un poste de dépense. Nous créons de l'investissement, de la richesse, du commerce extérieur et de l'emploi.

C'est précisément la raison pour laquelle la gouvernance doit être revue. Nous relevons non seulement du ministère de la santé, pour les dépenses, mais aussi des ministères de l'industrie et de la recherche. Par définition, notre activité est interministérielle. S'agissant du médicament, on ne peut pas construire le PLFSS en ignorant les politiques industrielles qui sont menées, les objectifs fixés par le ministère de l'économie ou encore les enjeux de stockage.

Nous avons réellement besoin de cette réconciliation. Nous avons proposé la création d'une structure interministérielle directement rattachée au Premier ministre, pour piloter la politique du médicament. L'Agence de l'innovation en santé (AIS) et le CEPS en sont peut-être les prodromes : je n'en sais rien. Ce dont je suis sûr, c'est qu'il faut mettre un terme à cette schizophrénie administrative, qui nous étouffe.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous allez recevoir un questionnaire, auquel il vous sera demandé de répondre de manière précise.

Nous n'avons fait qu'effleurer certains sujets. Les ruptures de médicaments touchent les produits matures, et non les produits innovants. Certains se demanderont pourquoi...

Le marché français est certes compliqué, mais nous n'avons pas parlé des volumes. Il s'agit pourtant de l'une des dimensions extrêmement attractives de notre marché. Bercy nous communiquera les éléments chiffrés, qui nous mettront tous d'accord.

Nous n'avons pas abordé non plus la question de l'excédent brut d'exploitation - j'ai en tête quelques exemples de laboratoires du G5 Santé.

Ce sont des questions sur lesquelles il serait intéressant de débattre ultérieurement. Quoi qu'il en soit, nous auditionnerons les différents ministres.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci beaucoup de vos contributions et de ces échanges. Nous attendons également beaucoup de vos réponses écrites. Il est important de mettre en perspective la France dans le cadre européen et mondial, notamment sur les questions de chiffres d'affaires. L'économie du médicament reste malgré tout très mondialisée. Ce sujet ne peut être complètement déconnecté de la problématique de la pénurie en France.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mmes Catherine Simonin,
représentante de France Assos Santé,
Juliana Veras, coordinatrice de Médecins du Monde,
docteurs Julie Allemand-Sourrieu,
représentante du collectif Santé en danger,
Franck Prouhet, représentant du collectif Notre santé en danger
et M. Christophe Duguet, représentant de l'AFM-Téléthon

(mercredi 29 mars 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française poursuit ses travaux par l'audition conjointe de plusieurs associations d'usagers et de professionnels du système de santé, dont la voix est déterminante pour notre analyse de ce problème.

Il nous est précieux, en effet, de vous entendre sur la façon dont ces tensions et ruptures d'approvisionnement, qui, depuis une quinzaine d'années, sont devenues chroniques, pèsent sur la vie des patients et des soignants : chaque occurrence de pénurie altère la qualité des soins, suscite angoisse et détresse légitimes chez les patients et leurs proches, désorganisation, incertitude et perte de temps médical pour l'équipe soignante, et peut même engendrer des pertes de chances.

Madame Catherine Simonin, vous représentez, pour France Assos Santé, l'Union nationale des associations agréées du système de santé, organisation interassociative de référence créée en mars 2017 en remplacement du Collectif interassociatif sur la santé. Regroupant près d'une centaine d'associations, France Assos Santé, interlocuteur incontournable des pouvoirs publics et des établissements de santé et acteur essentiel de la démocratie sanitaire, représente et défend les usagers du système de santé, notamment sur les questions de l'accès aux soins et aux thérapies innovantes ; elle donne l'alerte depuis plusieurs années sur la multiplication des pénuries de médicaments et ses conséquences sur la santé des patients. Vous aviez d'ailleurs été auditionnée en juillet 2018 par la mission d'information du Sénat sur la pénurie de médicaments et de vaccins.

Madame Juliana Veras, vous êtes la coordinatrice de Médecins du monde, ONG bien connue qui milite notamment pour la remise en cause des brevets et, plus généralement, du modèle économique des grands laboratoires. Ceux-ci ont tendance, expliquez-vous, à délaisser les molécules anciennes, c'est-à-dire les médicaments matures, moins rentables, quoiqu'indispensables, au profit d'innovations qui n'en sont pas toujours et qu'elles font payer au prix fort, tout en se désengageant de la recherche.

Vous avez notamment obtenu, à l'automne dernier, un affaiblissement définitif du brevet protégeant le Sofosbuvir, la molécule de Gilead indiquée contre l'hépatite C, l'Office européen des brevets (OEB) ayant confirmé son jugement de première instance.

Dr Julie Allemand-Sourrieu, vous représentez le Collectif Santé en danger, créé par le médecin Arnaud Chiche en juillet 2020 en réaction aux conclusions du Ségur de la santé. Votre association, qui compte près de 6 000 adhérents et 250 000 abonnés sur les réseaux sociaux, dresse le constat d'un « effondrement » du système de santé. Vous relayez la parole et les demandes des professionnels de santé, du privé comme du public, et revendiquez en la matière un rôle d'alerte et de vigie.

Sur le sujet des pénuries de médicaments, le collectif a notamment publié, le 30 décembre 2022, un communiqué de presse intitulé « La France, pays en voie de régression ? » : vous nous direz s'il s'agissait d'une question rhétorique.

Dr Franck Prouhet, médecin généraliste, vous animez le collectif « Brevets sur les vaccins, Stop. Réquisition ! », qui faisait partie de la coordination européenne sur l'initiative citoyenne européenne Pas de profit sur la pandémie. Dans ce cadre, vous militez pour la levée des brevets sur les vaccins et traitements anti-covid et, plus récemment, pour la réquisition des moyens de production de médicaments d'intérêt majeur frappés par les pénuries. Vous nous direz dans quelle mesure les enseignements que l'on peut tirer de la période covid peuvent être transposés à l'organisation de la production des médicaments en général.

Enfin, Monsieur Christophe Duguet, vous représentez l'Association française contre les myopathies (AFM)-Téléthon, acteur associatif majeur de la lutte contre les maladies rares. Vous êtes donc bien placé pour évoquer notamment les questions de prix et d'accès à l'innovation thérapeutique. L'AFM-Téléthon a créé avec BpiFrance, en 2016, la plateforme industrielle YposKesi, consacrée à la production sur le sol français de médicaments de thérapie génique et cellulaire, qui est passée en mars 2021 sous pavillon sud-coréen - c'est hélas le destin de bien des initiatives industrielles, qui, souvent, quittent notre pays. À cet égard, votre témoignage peut nous éclairer sur les enjeux de souveraineté sanitaire et sur la faisabilité de la création d'une filière industrielle nationale des thérapies innovantes.

Les sujets sont nombreux et beaucoup de questions restent pendantes. Merci de vous être mobilisés pour cette audition.

Je céderai à chacun la parole pour un propos introductif d'environ cinq minutes.

Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Nous vous adresserons à l'issue de l'audition un questionnaire complet auquel nous vous demanderons de répondre par écrit avant le 15 avril.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Catherine Simonin, Mme Juliana Veras, Mme Julie Allemand-Sourrieu, M. Frank Prouhet et M. Christophe Duguet prêtent serment.

Mme Catherine Simonin, représentante de France Assos Santé. - Pas moins de 37 % des Français ont été confrontés à une pénurie de médicaments en 2023, contre 25 % en 2018. Ils sont 45 % à avoir dû reporter, modifier voire renoncer à leur traitement, selon les conclusions d'une enquête de 2020 de la Ligue nationale contre le cancer ; en outre, 68 % des oncologues médicaux considèrent que ces pénuries auront un impact sur la survie des personnes malades à cinq ans.

France Assos Santé se mobilise pour un accès équitable aux innovations, véritable défi pour notre système solidaire d'assurance maladie. Les malades font face à un chantage industriel. Devons-nous accepter les demandes d'augmentation de prix des médicaments anciens, qui ne sont plus sous brevet ? Des remises se négocient au sein du Comité économique des produits de santé (CEPS), mais ne sont pas publiées. Nous ne connaissons donc pas le prix réel du médicament, mais uniquement son prix facial.

Devons-nous octroyer davantage d'aides publiques aux industriels afin de faciliter les relocalisations ? Peut-être, mais ces aides doivent être assorties d'obligations, notamment celle d'une production du médicament sur le long terme. Et toutes les aides publiques doivent être publiées.

Les prix demandés par les industriels tiennent compte du positionnement tarifaire aux États-Unis, où se concentrent les innovations, mais aussi de la solvabilité de notre système de santé, qui, contrairement au système étatsunien, repose sur la solidarité. Faut-il en conclure que la France paie mal ses médicaments ? Selon le rapport du CEPS sur l'exercice 2021, le montant global de dépenses au titre des médicaments remboursables s'est élevé à 30,4 milliards d'euros en 2021, contre 27,9 milliards d'euros en 2019. Il s'agit non des prix réels, mais des prix affichés. Or le même rapport constate que les remises sur les médicaments s'élevaient à 4,5 milliards d'euros en 2021, contre 3,2 milliards d'euros en 2020, soit une augmentation de plus d'un milliard d'euros : cette situation interroge.

Le prix tient compte du volume de prescription et de dépenses. Récemment, les médicaments contenant de l'amoxicilline et du paracétamol étaient en rupture, or la France est le premier pays consommateur de ces molécules en Europe. Nous nous interrogeons sur la pertinence de prescriptions aussi nombreuses.

Nous proposons d'appliquer la législation en cours : en cas de rupture, le plan de gestion des pénuries (PGP) doit être établi par les industriels et transmis à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). La loi prévoit un stock de deux mois pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) et d'un mois pour les autres. Mais les sanctions contre les industriels sont rares. L'ANSM est-elle en mesure de contrôler ? Il est indispensable de prévenir les pénuries, dont la durée moyenne est de 14 semaines. Cela suppose de disposer d'un stock de quatre mois pour tous les MITM.

Nous suggérons également de poursuivre la production et la commercialisation de médicaments anciens, plus touchés par la pénurie. C'était l'objet de l'article 30 du projet de loi de financement pour la sécurité sociale (PLFSS) pour 2023, hélas absent de la loi promulguée. Pourquoi ne pas réintroduire cette disposition dans le PLFSS pour 2024 ?

Nous plaidons pour plus de transparence : les informations relatives à la pénurie et aux traitements de substitution doivent être communiquées au patient. Cela ne pose pas de problème dans les pharmacies, mais la situation est plus complexe à l'hôpital, d'où des pertes de chances : une étude portant sur 402 personnes soignées pour un cancer de la vessie entre 2011 et 2016 à l'hôpital Édouard-Herriot de Lyon a montré une augmentation des récidives durant une pénurie, qui conduit à une augmentation de la mortalité à cinq ans. Il faut informer le patient en cas de substitution de traitement, car les effets secondaires, différents de ceux de son traitement habituel, peuvent parfois être graves.

Plutôt que de courir derrière les industriels, envisageons une production des molécules délaissées par une structure à but non lucratif ou disposant d'un partenariat public-privé (PPP) sur toute la chaîne du médicament. Durant la crise sanitaire, les hôpitaux, face à la pénurie, ont façonné eux-mêmes des médicaments d'anesthésie, notamment aux Hospices civils de Lyon. Cela a sauvé des vies quand les médicaments faisaient défaut !

La France doit aussi être à l'offensive dans la révision de la stratégie pharmaceutique de l'Union européenne en vue d'aboutir, à tout le moins, à une harmonisation et à une constitution de stocks de produits semi-finis, que les industriels pourraient utiliser en cas de pénurie de l'un des composants d'un médicament.

En résumé, nous regrettons l'opacité du système : les prix ne prennent pas en compte les volumes de prescription et les réductions accordées aux industriels. Il en va de même pour la fixation du montant des aides publiques.

Mme Juliana Veras, coordinatrice de Médecins du Monde. - Médecins du monde défend un système de santé inclusif, solidaire et pérenne. À ce titre, nous nous mobilisons depuis des années sur les enjeux du prix et de l'accès aux médicaments, sur l'innovation thérapeutique, mais aussi sur la question des traitements anciens, nécessaires et efficaces. Le problème est apparu dans les pays riches en 2014, avec l'arrivée des antiviraux à action directe contre l'hépatite C : la firme Gilead a alors introduit le Sofosbuvir au prix de 41 000 euros la cure, alors que près de 230 000 personnes vivaient avec ce virus. Pour la première fois, l'État a rationné l'accès au traitement en raison de son prix et limité la prise en charge du Sofosbuvir aux patients souffrant des stades les plus avancés de fibrose hépatique. Il gérait l'urgence, aux dépens d'une politique ambitieuse susceptible de mettre fin à l'épidémie.

Depuis, nous ne cessons de dénoncer les abus commis par de nombreuses firmes lors de la fixation du prix de nouvelles thérapies. Ces stratégies ont été documentées par le Sénat américain et par la Cour des comptes, entre autres. Le rapport technique de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) souligne que les prix des médicaments anticancéreux visent à maximiser le profit, dans une industrie où les marges sont très élevées.

Ce modèle de prix inflationniste est motivé par un paradigme fondé sur la valeur : cela revient à donner un prix à la vie. En France, c'est surtout l'évaluation de l'amélioration du service médical rendu (ASMR) par les nouveaux traitements qui détermine la stratégie des firmes dans la négociation des prix avec l'État. Mais cette logique ne prend pas en compte l'équilibre des systèmes de santé. La fixation du prix répond à des critères opaques en raison d'une acceptation disproportionnée par les États du secret des affaires. Ainsi, les données des essais cliniques, les financements, les résultats et les échecs ne sont pas transparents, non plus que le cadre des négociations et les déterminants réels des prix. Les prix élevés sont au coeur du modèle économique des multinationales auxquelles les brevets assurent un monopole d'exploitation.

La propriété intellectuelle est le fondement juridique qui permet de contrôler l'offre et la disponibilité dans des systèmes de santé à ressources limitées, créant une situation de rareté artificielle et de pression sur les budgets de la santé. Certaines entreprises pharmaceutiques n'investissent plus les marchés européens, considérant que les prix qui y sont pratiqués sont trop faibles. C'est le cas de Bluebird Bio, dont la thérapie génique Zynteglo contre la bêta-thalassémie coûte trois millions de dollars par patient.

Ce modèle crée d'importants déséquilibres : d'une part, un soutien important des pouvoirs publics pour mettre rapidement sur le marché de nouveaux médicaments grâce à la recherche publique et aux subventions aux entreprises, en échange de prix élevés supportés par l'assurance maladie ; d'autre part, une stratégie lacunaire pour la mise à disposition d'anciens médicaments essentiels, considérés comme insuffisamment rentables par les entreprises, ce qui contribue aux situations de pénurie actuelles.

Or la pérennité et l'accès abordable devraient figurer au coeur des solutions. Face à ces constats, nous défendons des propositions très concrètes ; nous vous renvoyons également aux recommandations du rapport de la Cour des comptes de 2017.

Premièrement, l'État doit négocier le prix des innovations thérapeutiques en assurant la transparence des coûts réels de traitement, les déterminants de ces prix et les conditions de ces négociations. Le CEPS devrait prendre en compte l'apport des financements publics dans la recherche et développement des médicaments lors de la négociation des prix.

Deuxièmement, le ministre de la santé doit pouvoir déclencher la licence d'office lorsqu'un brevet est exploité dans des conditions contraires à l'intérêt de la santé publique, notamment en pratiquant des prix anormalement élevés en période de crise. La licence d'office a été créée sous le général de Gaulle, or les gouvernements qui se sont succédés n'ont pas su ou voulu se saisir de cet outil. Ils n'ont même jamais créé les conditions réglementaires de sa mise en oeuvre, ce qui, de fait, vide cet outil de négociation de sa puissance. L'article R. 613-10 du code de la propriété intellectuelle prévoit une commission chargée d'apprécier les cas concrets de licence d'office - elle n'a jamais été installée. D'où l'importance de donner un corps légal et réglementaire à cet outil prévu dans notre droit, mais aussi dans le droit international.

Troisièmement, nous demandons que la France s'implique davantage dans la gouvernance des pratiques de l'Office européen des brevets (OEB). Médecins du Monde a montré, par des oppositions au brevet et des observations de tiers devant cet organisme, que les revendications relatives aux brevets déposés par les firmes étaient abusives. Nous vous suggérons d'auditionner les membres de l'Office européen des brevets, mais aussi les représentants de la France qui y siègent. Les pratiques en matière de propriété intellectuelle des produits de santé ne doivent pas créer des barrières supplémentaires ou des retards dans l'accès aux médicaments génériques et biosimilaires.

Quatrièmement, il faut réformer et repenser les modèles de recherche et développement pour intégrer l'accès en amont, notamment lors du transfert des technologies de la recherche fondamentale - majoritairement financée par des fonds publics - vers les industriels. Il convient d'exiger des contreparties claires lors de cette étape : transparence des coûts réels de recherche et développement, partage de la propriété intellectuelle et prix abordable des médicaments.

Dr Julie Allemand-Sourrieu, représentante du collectif Santé en danger. -Notre collectif, qui regroupe des soignants de terrain, représente l'ensemble des professions de santé, joue un rôle de sentinelle et formule des propositions concrètes, notamment après le Ségur de la santé. Nous considérons que la démocratie sanitaire est en danger, avec la fermeture de maternités et de services d'urgences, entre autres. Les métiers de la santé perdent leur attractivité, alors que six millions de Français n'ont pas de médecin traitant. Nous défendons le principe d'un accès à des soins de qualité pour tous.

En 2017, nous constations des tensions sur 500 médicaments, soit une augmentation de 30 % par rapport à l'année 2016, malgré le rapport alarmant publié par le Sénat en 2018. Aujourd'hui, 372 médicaments font l'objet de difficultés d'approvisionnement, dont plus de 50 % sont des MITM, pour lesquels il n'existe pas d'alternative thérapeutique.

On aimerait se rassurer sur l'excellence de notre système de santé. La France est historiquement une puissance industrielle dans la production de médicaments. Certes, nous disposons encore de 271 usines sur le territoire, avec 35 000 salariés, mais notre pays, naguère leader, occupe désormais la quatrième place européenne. Toutefois, le commerce du médicament reste florissant, avec 3,2 milliards de boîtes vendues par an.

Le financement public soutient de manière non négligeable l'innovation industrielle. Dès lors, comment expliquer qu'un tiers des Français déclarent avoir subi une pénurie de médicaments ces dernières années ? Il ne s'agit pas d'un effet de la crise sanitaire : en 2023, le rythme des nouvelles ruptures de stock est supérieur à celui des remises à disposition - douze à quatorze MITM et vaccins sont concernés pour les mois de janvier et de février 2023. Il ne s'agit pas de médicaments de niche mais plutôt de médicaments anciens et matures. Cette situation met en danger la vie des patients et nuit au bon fonctionnement de notre système de santé.

Ces pénuries ont un coût, car elles mettent en difficulté les pharmaciens, sur fond de crise économique et géopolitique. Si rien n'est fait, le phénomène s'aggravera. Notre souveraineté sanitaire est menacée : la fabrication des principes actifs des médicaments essentiels est largement délocalisée - 80 % des substances actives consommées en France sont produites en Chine et en Inde, contre 20 % il y a trente ans. La production, notamment le conditionnement, est complexe. La loi de l'offre et de la demande s'impose, et les prix sont négociés au plus bas.

En cas de pénurie conjoncturelle mondiale, la France et l'Union européenne ne seront plus prioritaires pour les livraisons, faute de fournisseurs. A-t-on déjà oublié les difficultés à obtenir des masques lors de la crise sanitaire ?

Sur le terrain, les traitements de remplacement posent des problèmes d'effets indésirables ou d'erreur médicamenteuse. On prescrit antibiotiques et médicaments à visée cardiovasculaire par défaut ; souvent, seuls deux médicaments peuvent être fournis, quand la prescription en compte cinq. Les patients sont moins bien soignés, et les pertes de chances réelles. Les généralistes ont le sentiment de subir ces pénuries : aucune information ne leur est fournie et aucune cartographie des lieux de délivrance n'est disponible, ce qui contraint les prescripteurs ou les patients à contacter les pharmacies une à une.

La coopération européenne est difficile, notamment au niveau des prix ou de l'étiquetage. Pourtant, il est nécessaire de relocaliser notre industrie à l'échelle française et à l'échelle européenne. Nous déplorons un manque de coordination et d'efficacité.

Dr Franck Prouhet, représentant du collectif Notre santé en danger. - J'ai lancé puis animé le collectif « Brevets sur les vaccins, stop. Réquisition ! » Lors des discussions sur la levée des brevets, nous avions dressé un constat de faillite de l'idée du médicament-marchandise, dont la gestion a été déléguée non pas à l'OMS, mais à l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Les brevets permettent à la fois d'organiser la pénurie et de favoriser l'explosion des prix : ce sont les deux faces de la même médaille.

En 1918, en pleine pandémie de grippe, la société chimique des usines du Rhône souhaitait vendre son aspirine à un prix exorbitant. Le gouvernement de l'époque avait menacé de réquisitionner les stocks pour faire baisser les prix.

Lors de la crise sanitaire, le code génétique du covid-19 a été rendu public immédiatement. De plus, les deux brevets ayant permis la fabrication de vaccins à ARN messager avaient bénéficié de fonds publics. Or des milliards d'euros d'argent public ont été déversés sur l'industrie pharmaceutique pour produire des vaccins - 17 milliards d'euros grâce à la Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA) ou encore deux milliards d'euros débloqués par l'Union européenne. La France est un pays riche et a eu accès au vaccin, mais le reste du monde en a été privé : c'est non seulement scandaleux d'un point de vue moral, mais cela contribue aussi à la multiplication des variants. La presse scientifique s'en est d'ailleurs émue. Dans le British Medical Journal, Fatima Hassan a qualifié le refus de l'OMC de lever les brevets de crime contre l'humanité.

La répartition des 6,5 milliards de premières doses de vaccins a profité à 61 % des Européens et à 67 % des Américains, mais seulement à 4,5 % des habitants des pays pauvres. L'opacité règne : impossible de connaître la somme prise en charge par la Commission européenne. Chaque dose de Remdesivir aurait été facturée 2 100 euros, alors que l'étude Solidarity l'avait déjà jugé non seulement inefficace, mais dangereux pour les reins. Pendant ce temps, l'Ukraine achetait le même produit auprès d'un fabricant pakistanais de médicaments génériques pour 20,45 euros. Nos systèmes de sécurité sociale ont donc payé très cher des médicaments ou des vaccins qui avaient déjà été financés par la recherche publique.

Les sénateurs soucieux de la dépense publique feront le rapprochement avec les difficultés de l'hôpital public. Des négociations plus poussées auraient sans doute permis de faire baisser les prix.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous rappelle que notre commission d'enquête porte sur la pénurie de médicaments.

Dr Franck Prouhet. - Il me semble que mon propos correspond au thème de la commission.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Qu'en est-il des problématiques actuelles relatives à la pénurie de médicaments en France ?

Dr Franck Prouhet. - La crise du covid-19 a montré qu'il existait d'autres solutions que les brevets. Moderna n'avait jamais produit un seul vaccin à ARN messager : elle a dû faire appel à l'industriel suisse Lonza. Or une étude d'une association américaine, Public Citizen, a montré qu'avec 9,5 milliards d'euros, on pouvait fabriquer environ 9 milliards de doses sur cinq sites décentralisés, ce qui aurait permis de vacciner largement.

Le système des brevets a failli, de même que l'OMC. Seuls des brevets publics et l'OMS peuvent réduire les pénuries et la pression financière pesant sur la sécurité sociale : les 2,5 milliards d'euros versés à Pfizer et Moderna auraient permis d'embaucher 59 000 infirmiers et infirmières. Ce manque de transparence a suscité la défiance de la population. L'affirmation d'une démocratie sanitaire passera par la rupture des liens incestueux entre l'industrie pharmaceutique et le système des brevets. Les vaccins et les médicaments ne doivent plus être considérés comme une marchandise.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Tous les intervenants ont dépassé leur temps de parole. En outre, je rappelle que les travaux de notre commission d'enquête portent sur les pénuries de médicaments.

M. Christophe Duguet, représentant de l'AFM-Téléthon. - J'évoquerai le problème à travers le prisme de personnes souffrant de maladies rares, voire très rares - celles qui touchent moins de 2 000 personnes. Environ 7 000 maladies rares ont été identifiées ; 85 % d'entre elles concernent moins d'une personne sur un million. Néanmoins, compte tenu du nombre important de maladies rares, un Français sur vingt est concerné, soit trois millions de personnes.

Or 95 % des personnes souffrant d'une maladie rare ne disposent d'aucun traitement spécifique pour se soigner et changer significativement le cours de leur pathologie. Depuis quelques années, les traitements fondés notamment sur la génothérapie se multiplient, mais soigner 7 000 maladies rares reste un immense défi. Et si les avancées scientifiques sont enthousiasmantes, les perspectives commerciales le sont beaucoup moins. Non seulement les prix de ces nouveaux traitements sont très élevés, mais l'absence de modèle économique ne permet pas toujours leur développement.

Les évolutions récentes sont inquiétantes. Nous observons un retournement des marchés financiers pour les maladies « ultra-rares » : les industriels cessent d'investir dans des traitements adaptés à ces pathologies, qui leur permettaient par ailleurs de maîtriser des technologies utiles pour soigner des maladies plus fréquentes, assurant la rentabilité des sommes engagées. De plus, certains laboratoires ont retiré leurs traitements du marché européen pour se recentrer sur le marché américain, alors qu'ils avaient obtenu les autorisations de mise sur le marché (AMM) nécessaires pour traiter des maladies graves excessivement rares. On peut citer un autre médicament de Bluebird Bio, le Skysona, destiné aux enfants atteints d'adrénoleucodystrophie. C'est d'autant plus choquant que ces deux produits étaient issus de la recherche académique française. Il est primordial d'inventer un nouveau modèle permettant un accès non pas aux marchés, mais aux patients souffrant de ces maladies « ultra-rares ».

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Un modèle d'exception ?

M. Christophe Duguet. - Non pas une logique d'exception, mais un modèle adapté à l'ultra-rareté de maladies touchant de très nombreuses personnes, pour lesquelles la logique classique d'essais puis de généralisation via une AMM ne fonctionne pas. Nous plaidons en faveur d'un fonds public d'innovation dans ces situations difficiles.

Par ailleurs, de vieux médicaments sont souvent utilisés hors AMM pour traiter ces maladies rares. Or c'est souvent lors d'une rupture ou d'un arrêt de la production qu'on découvre cette utilisation. Malgré les efforts consentis à l'occasion du troisième plan national Maladies rares - en espérant un quatrième plan ! -, nous sommes loin d'avoir trouvé le modèle économique permettant de pérenniser la production de ces traitements. Par exemple, l'Agence européenne des médicaments (AEM) a retiré en 2013 l'AMM du Salbutamol sous forme de comprimés ou de sirop, considérant que d'autres médicaments étaient plus efficaces. Or 200 à 300 personnes atteintes de syndromes myasthéniques congénitaux obtenaient, grâce à ce traitement bon marché, des résultats spectaculaires - au point de pouvoir marcher de nouveau ! Après le retrait de l'AMM, il a fallu l'importer de pays qui en avaient conservé quelques boîtes. L'ANSM peine aujourd'hui à en acquérir et aucun laboratoire ne veut investir dans une molécule qui ne rapporte rien et qui ne sera utile qu'à 200 personnes. L'exemple est parlant.

Les personnes atteintes de maladies rares sont aussi touchées par toutes les autres maladies. Leur vie quotidienne est déjà difficile. Mais elles vivent dans l'angoisse lorsqu'elles font face à une pénurie d'amoxicilline, de corticoïdes ou de paracétamol. Souvent, elles doivent faire plusieurs pharmacies pour assurer la continuité de leur traitement : au fardeau de la vie quotidienne avec une maladie rare s'ajoute un fardeau psychologique.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci à tous pour votre participation. Vous avez déjà répondu à plusieurs de mes questions.

Madame Simonin, vous avez évoqué la révision de la législation pharmaceutique de l'Union européenne, dont la présentation aurait dû avoir lieu fin mars. Avec Sonia de La Provôté, nous nous sommes rendues à Bruxelles la semaine dernière : nous avons demandé à nos interlocuteurs les motifs du blocage - sans obtenir de réponses. Une députée européenne s'inquiétait de ce report, qui pourrait atteindre un an. Avez-vous des informations à ce sujet ? Il semblerait que des lobbys puissants empêchent l'adoption de cette réglementation.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Il ne s'agit pas uniquement de lobbys défendant la position des laboratoires.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - J'ai simplement parlé de lobbys, je n'ai pas accusé les laboratoires, contrairement à l'étiquette que l'on veut souvent m'accoler.

Madame Veras, comment analysez-vous la jurisprudence de l'OEB sur la notion d'activité inventive ? Quelles que soient nos sensibilités politiques, nous sommes tous frappés que l'industrie privilégie l'innovation et rétropédale pour les produits matures. Les conséquences risquent d'être préjudiciables. L'innovation rime-t-elle nécessairement avec progrès thérapeutiques ?

Le prix exorbitant de certains médicaments dits innovants ne conduit-il pas à en rationner l'accès ? Je suis inquiète : seuls les patients pouvant être remboursés seraient éligibles à certains traitements. Un choix serait donc opéré.

Monsieur Duguet, le statut particulier d'YposKesi, entité industrielle placée sous la double tutelle d'une association et de l'État, était intéressant. Elle est désormais dans le giron d'un groupe sud-coréen. Faut-il y voir le symptôme d'une impuissance des pouvoirs publics ?

Quels sont les effets des ruptures sur les soignants ? Lors de précédentes auditions, certains ont évoqué la possibilité d'étendre les dates de péremption de médicaments. Est-ce une solution ?

Je pense également que la recherche sur les maladies rares pourrait bénéficier à des personnes souffrant d'autres pathologies.

Mme Catherine Simonin. - Nous déplorons le blocage de la révision de la législation pharmaceutique européenne. Nous regrettons également que des stocks de médicaments essentiels ne soient pas constitués au niveau européen et qu'aucune sanction ne soit prévue contre les laboratoires pharmaceutiques.

Les accès précoces ne sont parfois pas confirmés par l'évaluation, faute de données en nombre suffisant pour vérifier l'amélioration du SMR. Certaines AMM sont délivrées malgré un degré d'incertitude important, surtout pour des patients ne disposant pas d'alternative thérapeutique. Mais ces médicaments innovants, chers, ne sont pas éligibles à la liste en sus : le retrait des laboratoires du marché français ou le refus des prix proposés menacent l'égal accès sur le territoire, en raison des différences de situation financière entre les établissements de santé.

Mme Juliana Veras. - Nous avons déposé deux oppositions à des brevets pour le Sofosbuvir et le Kymriah et formulé deux observations de tiers sur les vaccins contre le covid-19.

Les industriels multiplient les demandes autour d'un même produit : ils souhaitent breveter toute la chaîne de production. L'activité inventive, la nouveauté et l'application industrielle sont des critères de brevetabilité. Mais c'est une fiction juridique, qui peut être interprétée de façon large ou restrictive. Un rapport de 2019 sur la concurrence dans le marché pharmaceutique européen a influencé la démarche Raising the Bar adoptée par l'OEB, visant à rendre plus rigoureuse l'adoption des critères de brevetabilité. Mais ce projet semble avoir été abandonné. De plus, des combinaisons de molécules existant déjà dans l'état de l'art ne devraient pas faire l'objet de brevets ; je pense notamment aux polymorphes.

Nous disposons d'une connaissance concrète de l'impact des prix sur les rationnements. Nous travaillons avec des consommateurs de drogue, très touchés par l'hépatite C : ils ont besoin du Sofosbuvir. Nous nous sommes également intéressés aux conséquences sur le système de santé lui-même, qui n'est pas décorrélé du prix des médicaments.

La licence d'office est un outil pour la mise en place de génériques ; elle a été utilisée par plusieurs pays et a permis de nombreuses économies. Elle pourrait être utilisée pour le Sofosbuvir, dont le prix demeure élevé du fait d'une situation de monopole. Nombre d'acteurs, notamment le Sénat, ont souligné les abus de ce modèle économique.

Dr Julie Allemand-Sourrieu. - Il est nécessaire d'harmoniser les prix au sein de l'Union européenne, afin que les États membres ne se concurrencent pas entre eux. Il convient également de fluidifier le marché du médicament pour que les pays de l'Union puissent s'aider mutuellement, via une harmonisation des étiquetages et des marchés nationaux.

L'extension des dates de péremption est une piste intéressante. Cela suppose toutefois de mener des études de stabilité sur les principes actifs, qui pourraient s'appuyer sur les travaux des Observatoires du médicament, des dispositifs médicaux et d'innovation thérapeutique (Omedit).

Le portail DP-Ruptures, utilisé par les pharmaciens, devrait également être accessible aux prescripteurs : la coordination et les outils de communication sont essentiels sur le terrain.

Il me semble que l'innovation est largement financée par les deniers publics, avec, en contrepartie, un prix trop bas pour les médicaments essentiels et matures. Un nouvel équilibre devra être trouvé à l'avenir.

Dr Franck Prouhet. - Je me concentrerai sur l'impuissance des pouvoirs publics. En mars 2020, Paul Hudson, PDG de Sanofi, avait annoncé que les Américains disposeraient du vaccin contre le covid-19 avant les Français, compte tenu de son prix plus élevé aux États-Unis. Il est vrai que Sanofi avait alors reçu 280 millions d'euros du gouvernement américain ; l'action du groupe avait monté de 10 %. Dans ce bras de fer, les pouvoirs publics refusent d'utiliser les instruments qui sont à leur disposition. En une dizaine d'années, Sanofi a reçu près de sept milliards d'euros au titre du crédit d'impôt recherche, alors que l'entreprise licenciait 5 000 chercheurs et délocalisait ses activités de recherche aux États-Unis.

Le gouvernement s'est toujours refusé à utiliser l'article L. 3131-15 du code de la santé publique autorisant les réquisitions de certains produits. Le cas du Sovaldi est emblématique : la France payait entre 24 000 et 75 000 euros pour un traitement de trois mois, quand l'Égypte payait 300 euros, car ce pays refusait la brevetabilité de ce médicament. Lors de la crise sanitaire, le gouvernement aurait pu demander à ses représentants à l'OMC de lever les brevets sur les vaccins.

En France, l'impuissance est organisée, car il existe depuis des décennies de fortes connivences entre les pouvoirs publics et les laboratoires, devenus des mastodontes au plan international : l'exemple de Servier le prouve. Nous devrons tôt ou tard aborder ce sujet.

M. Christophe Duguet. - Le rationnement des médicaments innovants, prescrits essentiellement à l'hôpital, est une réalité : en raison de la faillite de l'hôpital, les équipes médicales ne peuvent octroyer les rendez-vous nécessaires à la prescription de ces traitements dans des délais raisonnables. Les dispositifs d'accès compassionnel et d'accès précoce ont été améliorés depuis deux ans sur le plan législatif et réglementaire. Mais la situation est bloquée, car les moyens nécessaires à la délivrance de ces médicaments n'ont pas été prévus. Il faut en outre prévoir un système de collecte des données pour le suivi des médicaments innovants.

À l'automne 2019, l'AFM-Téléthon a organisé un colloque intitulé « Thérapie génique et indépendance sanitaire de la France ». À l'époque, ce sujet n'avait pas suscité un grand intérêt et beaucoup ne croyaient pas à la révolution médicale que constituent ces thérapies géniques, susceptibles de guérir de nombreuses maladies. Nous appelions la France à jouer un rôle de premier plan, à ne pas rater l'industrialisation de ces produits - au risque de voir ces médicaments être inventés en France mais produits aux États-Unis. Mais nous n'avons pas été suffisamment écoutés.

Il est urgent d'investir massivement en faveur d'une filière française des génothérapies. La production de ces médicaments très complexes suppose de réunir une multitude d'acteurs sur un même territoire pour coordonner les efforts et, partant, diviser par cent les coûts de production - puisque tel est le principal frein actuellement.

Lors de sa création, la plateforme YposKesi était la plus grosse au monde. Mais le monde évolue vite et les investissements dans les usines de production s'élèvent vite à 500 millions d'euros, voire un milliard d'euros. Il n'a pas été possible de trouver en France ou en Europe les fonds nécessaires au développement d'YposKesi. Cela dit, une nouvelle usine ouvrira prochainement à Évry pour assurer la production en France de ces thérapies.

Le Gouvernement a lancé un appel d'offres visant au développement de bioclusters de niveau international en France. Nous souhaitons que l'un d'eux soit consacré aux génothérapies.

Longtemps, la recherche sur les maladies rares a permis de trouver des solutions thérapeutiques pour des maladies plus fréquentes. Mais le modèle tend à disparaître et les maladies rares sont abandonnées. C'est pourquoi nous plaidons pour la création d'un fonds public d'innovation en faveur du traitement des maladies rares.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous vous ferons parvenir par écrit les questions de collègues qui n'ont pas pu intervenir durant cette audition - vous avez été prolixes ! Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Reda Guiha, président de Pfizer France

(mercredi 29 mars 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête par l'audition de M. Reda Guiha, président de Pfizer France, qui est accompagné de M. Franck Le Breguero, pharmacien responsable, et de Mme Catherine Raynaud, directrice des affaires publiques.

Alors que Pfizer figure depuis longtemps parmi les leaders mondiaux du secteur pharmaceutique, son chiffre d'affaires a encore doublé au cours des dernières années pour dépasser, en 2022, les 100 milliards de dollars. Cette hausse, aussi soudaine que spectaculaire, est due pour l'essentiel au développement et à la commercialisation, en quelques mois, d'un vaccin contre l'épidémie de covid-19, ayant représenté à lui seul la majorité des injections réalisées en Europe.

Si ce formidable succès industriel a fini d'assurer la notoriété internationale de Pfizer, il a également alimenté certaines polémiques. Celles-ci ont notamment visé l'opacité des contrats conclus avec la Commission européenne pour la fourniture de vaccins. Nous vous interrogerons sur les enjeux d'une plus grande transparence des prix des médicaments, demandée de longue date par certaines associations et certains États.

Notre commission d'enquête ayant pour objectif de rechercher les causes des phénomènes de pénurie et leurs liens avec les choix opérés par les industriels, nous souhaitons enfin que vous puissiez nous éclairer sur la manière dont une entreprise comme la vôtre organise et évalue ses chaînes d'approvisionnement et ses stocks. Quelles actions entreprend Pfizer pour s'assurer de la disponibilité de ses produits en France et, le cas échéant, y investir dans des capacités de production ?

Nous vous remercions, monsieur le président, de nous faire un bref propos introductif, après quoi notre rapporteure vous posera une première série de questions.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Reda Guiha, ainsi que Mme Catherine Raynaud et M. Franck Le Breguero prêtent serment.

M. Reda Guiha, président de Pfizer France. - Je vous remercie de nous avoir invités pour évoquer ce sujet particulièrement important des pénuries de médicaments. Ce phénomène, complexe et multifactoriel, constitue une préoccupation majeure pour Pfizer, comme pour toutes les parties prenantes de notre système de santé. J'ajoute qu'à titre personnel, en tant que pharmacien, cette question me tient particulièrement à coeur.

Notre portefeuille de produits en France comprend 120 médicaments et vaccins, soit 351 présentations. À 90 %, ces produits sont des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM), faisant l'objet de plans de gestion des pénuries (PGP). Nos médicaments permettent de traiter de nombreuses pathologies dans des aires aussi différentes que l'immunologie, l'oncologie, la virologie, les vaccins, les maladies rares et la médecine interne.

S'agissant des produits en cours de développement, nous comptabilisons à ce jour 110 programmes de recherche, dont 23 en phase 3 et 16 en phase d'enregistrement. En 2021, près de 9 000 patients étaient inclus dans nos essais cliniques en France.

Pfizer dispose de 36 sites de production en propre, localisés en Europe, Amérique du Nord, Amérique du Sud, Afrique du Nord, Moyen-Orient, Océanie et Asie. Notre chaîne d'approvisionnement et de production comprend également plus de 315 sites externes, répartis dans 44 pays, dont 14 pays européens.

Notre entreprise est très peu dépendante de la Chine et de l'Inde. Les trois quarts de la production de médicaments réalisée dans ces deux pays sont destinés à leur approvisionnement. La production en provenance de ces pays ne représente pas plus de 0,6 % de nos médicaments distribués en France, dont 98 %, d'ailleurs, sont fabriqués en Europe.

Enfin, nous mettons à disposition des patients des médicaments très innovants comme des produits plus matures, des médicaments chimiques comme biologiques, des anticorps monoclonaux comme des vaccins, des médicaments biosimilaires comme, bientôt, des médicaments de thérapie génique.

Comprenez donc qu'au sein d'un portefeuille aussi diversifié, tous nos médicaments ne soulèvent pas les mêmes enjeux.

Pour en venir aux pénuries, celles-ci constituent un phénomène global, qui ne se restreint pas à la France et dont les causes sont nombreuses.

Ces causes peuvent être externes. Ce peut être une augmentation brutale et imprévisible de la demande sur certains produits - ce fut le cas au début de la crise du covid-19 pour les curares, avec une multiplication par quatre de la demande en quelques jours et la nécessité dans laquelle nous nous sommes trouvés de devoir livrer l'équivalent de plusieurs mois de stock en quelques semaines. Ce peut être, aussi, une situation de tension ou de rupture affectant une entreprise concurrente, qui nous oblige alors à fournir des volumes exceptionnels. Ces phénomènes peuvent être amplifiés par la pratique, par certains grossistes, d'exportations parallèles.

Ces causes peuvent être internes. Nous pouvons ainsi subir des retards liés à des problèmes industriels affectant des fournisseurs, par exemple de matières premières, d'excipients ou d'articles de conditionnement. Nous pouvons également - c'est un point fondamental - avoir engagé des investigations en matière de qualité. Tous nos médicaments sont effectivement soumis à des processus de qualité particulièrement stricts.

Dans la grande majorité des cas, les pénuries de médicaments sont indépendantes des décisions prises par les entreprises pharmaceutiques. C'est pourquoi, afin de prévenir les situations de rupture, nous travaillons main dans la main avec le Gouvernement et les autorités, notamment l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), dont les équipes sont particulièrement à l'écoute et réactives.

Malgré tous nos efforts, Pfizer connaît malheureusement des situations de tension ou de rupture.

En 2022, nous avons adressé 123 notifications de risque de rupture ou de rupture projetée à l'ANSM. Un tiers de ces notifications étaient liées à des causes externes, les deux tiers à des causes internes, dont, pour 10 % du total, des investigations complémentaires en matière de qualité. Seules 41 notifications ont abouti à une rupture effective d'approvisionnement, avec une durée moyenne de ces épisodes de 45 jours. Dans les 82 autres cas - soit les deux tiers des cas -, des solutions ont été trouvées pour garantir l'approvisionnement du marché. Ceci a été possible grâce à une détection précoce des tensions d'approvisionnement, la mise en place de mesures de mitigation ou l'identification d'alternatives thérapeutiques en interne.

Pour conclure, quelques pistes de réflexion visant à améliorer la façon dont nous prévenons les situations de tension ou de rupture et y faisons face.

Depuis le début de la crise du covid-19, les débats sont nombreux autour de la relocalisation de la production de médicaments. Il nous apparaît impossible d'envisager une relocalisation complète de la chaîne de production du médicament, que ce soit en France ou dans tout autre pays. La production d'un médicament fait appel à de nombreuses expertises et de nombreux acteurs, qui ne se trouvent pas tous au même endroit. Le vaccin contre la covid-19, par exemple, implique 280 composants et exige neuf étapes industrielles.

Non seulement vouloir tout localiser en un seul pays serait illusoire, mais, même, ce ne serait pas souhaitable : nous avons la conviction que la meilleure garantie en termes de sécurisation des chaînes de production est le recours aux meilleurs spécialistes dans chaque domaine. Nous avons procédé de la sorte pour le vaccin précédemment cité, et ces spécialistes étaient localisés dans différents pays. C'est cette logique qui nous a permis de faire preuve de flexibilité et d'éviter toute rupture d'approvisionnement en vaccin, même au plus fort de la crise sanitaire.

Le plus important est l'expertise, non la localisation. Il serait donc intéressant d'inciter les industriels à garantir la robustesse et l'agilité de leurs chaînes de production, plutôt que de relocaliser en France.

Une autre solution consisterait à faciliter l'importation de lots destinés à des marchés étrangers en cas de tension, en avançant, notamment, sur la mise en place de notices dématérialisées, ce qui permettrait de limiter l'immobilisation de lots lors de modifications à la marge de ces notices. Nous avons été confrontés à une telle situation en avril 2020, à la suite d'une demande des autorités de retirer du lactose d'un de nos médicaments de la famille des corticoïdes. L'ANSM nous a accompagnés et autorisés à importer des lots Pfizer destinés au marché belge, ce qui a permis la prise en charge des patients français.

Deux autres mesures nous paraissent intéressantes : réfléchir aux conditions de prix de certains médicaments matures, dont les coûts de production excèdent parfois le tarif de remboursement ; éviter au maximum toute exigence réglementaire propre au marché français pour privilégier un alignement européen, ce qui permettrait d'éviter que certains lots soient produits pour le seul marché français.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Permettez-moi tout d'abord de vous féliciter pour le vaccin Pfizer contre la covid-19, qui a permis de sauver de nombreuses vies. Je voulais vous en remercier en mon nom et, je pense, au nom de l'ensemble des membres de la commission.

L'année dernière, à l'occasion du sommet annuel Choose France, Pfizer a annoncé investir 520 millions d'euros en France pour renforcer ses capacités de production, stimuler la recherche et l'innovation. Que représente le marché français au regard du chiffre d'affaires mondial de votre groupe ?

Plusieurs spécialités Pfizer ont récemment connu des difficultés d'approvisionnement, comme la vincristine, médicament injectable utilisé, notamment, dans le cadre de chimiothérapies. Pouvez-vous revenir sur les causes des tensions et sur la façon dont vous avez réussi à sécuriser la chaîne d'approvisionnement dans cet exemple précis ?

Je vous ai félicités en début d'intervention pour vos vaccins contre la covid-19. Néanmoins, votre entreprise a aussi été critiquée, notamment par les députés européens, du fait du manque de transparence autour des contrats conclus pour la livraison de ces vaccins. Pourquoi les contrats signés entre Pfizer et la Commission européenne n'ont-ils pas été rendus publics ? Renforcer la transparence sur les prix serait de nature à améliorer la confiance des populations envers les laboratoires pharmaceutiques...

Les prix proposés pour ce vaccin ont également suscité des réactions - aux États-Unis, le prix aurait tout d'abord été fixé à 120 euros pour, ensuite, tomber à 30 euros. Cette information a d'autant choqué que, dans le même temps, la presse annonçait un coût de production nettement plus bas, de deux euros à peine. Selon Oxfam, la majoration aurait été de 10 000 % ! Que pouvez-vous nous dire à propos de ces écarts ?

Par ailleurs, le 26 août 2022, le laboratoire Moderna a engagé une bataille judiciaire contre Pfizer, en vous accusant d'avoir violé des brevets sur les technologies essentielles à son vaccin à ARN messager contre la covid-19. Pouvez-vous nous donner votre appréciation sur cette affaire ?

Enfin, depuis le début de nos auditions, nous sommes frappés par le décalage entre les produits dits « matures », souvent victimes de tensions d'approvisionnement et de pénuries, et les produits innovants. Pourrions-nous avoir votre analyse sur ce point ? Je rappelle que le terme « innovant » peut faire référence à une « nouveauté », mais on l'applique aussi à des produits n'apportant pas de réelles avancées thérapeutiques. Autrement dit, ce mot pourrait-il être utilisé en vue de justifier des pratiques de prix élevés ?

Pour conclure cette première série de questions, je me réjouis qu'il y ait des pharmaciens à la tête de Pfizer !

M. Reda Guiha. - La France représente en moyenne, et non pour le seul groupe Pfizer, 4 % du marché pharmaceutique mondial. Elle est le cinquième marché mondial après, dans l'ordre, les États-Unis, la Chine, le Japon, l'Allemagne.

M. Franck Le Breguero, pharmacien responsable, Pfizer. - S'agissant de la vincristine, les tensions d'approvisionnement que nous avons connues étaient liées à des causes externes. L'un de nos deux fournisseurs principaux en France rencontrait des difficultés d'approvisionnement sur le principe actif, un alcaloïde extrait de la pervenche de Madagascar. Du fait d'aléas climatiques, les récoltes ont été mauvaises. On peut rencontrer ce même type de phénomènes sur des principes actifs d'origine animale en cas d'épidémie.

Pfizer n'était pas réellement en difficultés, mais la coopération a bien fonctionné et, via les autorités, nous avons pu apporter un renfort au sous-traitant : nous avons utilisé des stocks disponibles destinés au marché espagnol et l'ANSM nous a accompagnés dans cette démarche. J'insiste donc sur l'importance de l'anticipation dans la détection et de la coopération entre acteurs. Les causes des tensions ou pénuries étant multiples, il faut faire preuve de beaucoup d'agilité pour trouver les solutions adaptées à chaque contexte.

M. Reda Guiha. - Les contrats relatifs au vaccin contre la covid-19 ont été discutés au niveau de notre maison-mère, directement avec la Commission européenne. Cette partie relève du secret des affaires.

S'agissant du prix du vaccin, je ne peux me prononcer sur une situation rencontrée aux États-Unis. En revanche, tout en rappelant combien le marché pharmaceutique français est régulé, je peux dire qu'entre 2009 et 2019, ce marché a été stable. L'enveloppe n'a pas bougé, malgré, d'une part, l'introduction de plusieurs innovations et, d'autre part, l'accroissement et le vieillissement de la population.

La question relative au contentieux avec Moderna relève à nouveau de notre maison-mère. La procédure est en cours et je ne suis pas habilité à faire des commentaires sur le sujet.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je me permets d'insister sur la problématique de rivalité en termes de prix entre produits matures et produits innovants, problématique qui nous est souvent remontée. Il semblerait que, parfois, le service rendu par certains produits dits « innovants » n'est pas meilleur que celui qui est apporté par des molécules matures. Comment faire en sorte que l'on n'abandonne pas les molécules matures pour courir derrière des innovations, qui ne donneront pas toujours les résultats escomptés ?

M. Reda Guiha. - Tous les médicaments mis à disposition des patients apportent un bénéfice clinique. La décision de les prescrire, ou pas, revient aux professionnels de santé. Nos études cliniques permettent de comparer les nouveaux médicaments à ceux qui font référence. C'est en se fondant sur ces résultats que les médicaments sont enregistrés au niveau européen et évalués par les autorités françaises. Le prix est ensuite établi dans le cadre d'un système qui, je le répète, est extrêmement régulé.

Mme Pascale Gruny. - Travaillez-vous sur les maladies rares, un domaine dans lequel, compte tenu du faible nombre de patients concernés, la rentabilité n'est pas forcément au rendez-vous ? D'après nos informations, certains laboratoires ne constitueraient pas les stocks demandés. Comment gérez-vous vos stocks ? Pour quel coût ? S'il était envisagé d'accroître le nombre de mois de stock exigés, cela vous semblerait-il possible d'évoluer en ce sens ? On nous a également parlé de situations - c'était aux États-Unis, je crois - dans lesquelles le laboratoire, en cas de pénurie sur une production donnée, disposait d'un site sur lequel il pouvait rapidement se rabattre. Fonctionnez-vous également de cette manière ?

M. Jean-Pierre Moga. - Je voudrais, moi aussi, saluer l'action de votre entreprise pendant la crise du covid-19. Nous l'avons vu, le sujet de la souveraineté dans le domaine des médicaments soulève énormément de questions. Vous nous expliquez qu'il est impossible de relocaliser toute la chaîne de production dans un seul pays. Si ce n'est en France, cette relocalisation peut-elle être envisagée à l'échelle de l'Europe ? Celle-ci offre tout de même de sérieuses garanties en termes de stabilité et d'indépendance... Travaillez-vous avec la Commission européenne sur un possible alignement des spécifications à l'échelle européenne ?

Mme Annick Jacquemet. - Je me joins à mes collègues pour vous remercier de ce que vous avez fait pendant la pandémie. Une question technique : pouvez-vous m'expliquer les raisons pour lesquelles on ne déconditionne pas les médicaments en médecine humaine comme on le fait en médecine vétérinaire ?

Mme Pascale Gruny. - Dans le contexte, que vous avez décrit, de stabilité du marché pharmaceutique français, associée à un accroissement et un vieillissement de la population, abandonnez-vous certains médicaments pour répondre à la demande en médicaments innovants ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - J'imagine que, dans le cas des 41 pénuries constatées en 2022, les médicaments concernés ont été soumis à contingentement. Comment gérez-vous ces contingentements, susceptibles d'engendrer des situations très difficiles du point de vue du prescripteur et du patient ?

Les reproches formulés sur les contrats passés avec l'Europe pour le vaccin contre la covid-19 portaient sur le fait que le risque était entièrement supporté par les pouvoirs publics, le laboratoire n'en prenant qu'une très faible part. Certes, il y a le secret des affaires, mais l'Europe a pris goût à la santé et dispose aussi d'outils qui pourraient être un jour mobilisés. Le vent peut tourner... Comment vous y préparez-vous ?

S'agissant des relocalisations, où sont les failles ? Au niveau des principes actifs, des excipients ? Y a-t-il un potentiel pour que les compétences et les savoir-faire se développent à nouveau en France ou, à défaut, en Europe ?

M. Reda Guiha. - Les maladies rares font partie des six aires thérapeutiques dans lesquelles nous avons une forte activité de recherche. Aujourd'hui, sur les 7 000 maladies rares recensées, seules 300 à 350 sont prises en charge. Le différentiel est énorme ! Un consortium a récemment été lancé au niveau européen, afin d'établir des partenariats entre entreprises de médicaments ayant un intérêt pour les maladies rares et centres publics de recherche. Pfizer en a pris le leadership et nous avons insisté pour que l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) soit le fer de lance du dispositif. Ce programme devrait coûter autour de 48 millions d'euros : la moitié serait supportée par l'industrie pharmaceutique, avec, à l'étude, un complément par la Commission européenne.

Mme Catherine Raynaud, directrice des affaires publiques, Pfizer. - La gestion des stocks au sein de Pfizer fait intervenir, d'une part, la supply chain et, de l'autre, l'équipe qui est en relation avec l'ANSM. En France, nous disposons d'un outil SAP couvrant l'intégralité des stocks, dont le paramétrage se situe entre 60 et 75 jours, ainsi qu'un outil d'intelligence artificielle qui calcule en temps réel l'alignement entre les stocks, les prévisions de ventes et les ventes. Au moindre problème, l'équipe en charge des stocks recherche sans attendre des solutions d'ajustement. Les produits critiques sont identifiés par une cellule de réflexion au sein de notre branche qualité et, à partir de là, l'ANSM est informée. Nos moyens d'action sont alors l'importation de lots ou la relance d'une chaîne de production alternative, ce qui demande du temps.

M. Reda Guiha. - La philosophie de Pfizer en termes de production repose sur la création de réseaux à l'échelle mondiale. Ces réseaux sont fondés sur le savoir-faire. Nous avons effectivement deux extrêmes dans la gamme de nos produits : d'un côté, des produits chimiques dont la fabrication ne demande que trois étapes - nous nous assurons, néanmoins, que le savoir-faire est présent à chacune de ces étapes - et, de l'autre, des produits comme le Prevenar 13, vaccin contre les infections à pneumocoques, dont chaque dose mobilise 1 700 personnes, 400 composantes, 581 étapes industrielles et 678 tests de qualité pour une durée de production de 24 mois. Un autre axe de notre stratégie est d'assurer, autant que possible, une production située en Europe et, je le répète, 98 % des médicaments et vaccins distribués aujourd'hui en France émanent de l'Europe. Enfin, chacune de nos usines disposent d'un « back-up », c'est-à-dire d'un moyen pour réallouer la production à une autre ligne ou un autre site en cas de difficultés. Nous avons eu recours à ce système à de nombreuses reprises par le passé.

En tout cas, lorsqu'on fabrique des produits aussi complexes que ceux que j'ai décrits, la chaîne doit passer par plusieurs pays, y compris pour des questions de sécurité.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Ma question portait sur d'éventuels domaines de compétences qu'il faudrait investir pour permettre une relocalisation...

Mme Catherine Raynaud. - S'agissant des vaccins, nous avons choisi d'utiliser des usines déjà en fonctionnement, notamment celle de Puurs en Belgique, qui avaient déjà les compétences et le niveau de qualité. Cela nous a permis d'aller beaucoup plus vite. Cela étant, une nouvelle technologie a tout de même fait son apparition dans ce domaine, l'ARN messager, et les compétences n'existent pas vraiment en France.

Notre stratégie est donc, soit de travailler avec nos sites, qui sont très performants, soit de recourir à des partenaires, mais avec une très forte exigence en termes de qualité et de compétences. Il nous arrive aussi de procéder à du transfert de technologies, mais cela représente un coût supplémentaire.

M. Reda Guiha. - Il faudrait développer les compétences sur les thérapies géniques en Europe, car on en trouve seulement en Suisse. Pour certaines matières premières, la relocalisation s'avère complexe du fait des obligations liées à la réglementation européenne sur les produits chimiques, dite Reach.

S'agissant précisément de la France, nous travaillons pour y accroître la production. Nous avons par exemple investi dans un de nos sous-traitants, Novasep, afin qu'il puisse développer la fabrication du principe actif du Paxlovid, notre médicament antiviral contre la covid-19. L'exportation de ce principe actif se fera donc de la France vers l'international.

Il faut vraiment diversifier les sites de production et travailler sur la flexibilité de la chaîne de production.

M. Franck Le Breguero. - Le dispositif retenu pour le conditionnement des médicaments n'est pas de notre ressort : c'est un dispositif réglementaire. Le conditionnement en boîtes va de pair avec des systèmes d'inviolabilité et de traçabilité. Nous examinons comment améliorer notre réactivité sur la question des notices grâce aux moyens digitaux. Dès lors que les conditionnements sont adaptés à l'indication du traitement - et c'est le cas en France -, ce choix est donc, de mon point de vue, le bon.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Comment gérez-vous l'« avant-pénurie » et le contingentement ?

M. Franck Le Breguero. - Nous allons chercher toutes les options possibles, en fonction, notamment, de notre part de marché sur le médicament concerné ou de la situation des différents canaux de distribution. Comme nous ignorons la durée de l'épisode de tension ou de rupture, nous revoyons les données et modifions la stratégie en permanence, toujours en étroite relation avec l'ANSM. Si la situation exige une adaptation, nous privilégions toujours les besoins les plus urgents, les plus immédiats, en veillant aux problématiques d'équité de répartition.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Nous payons aujourd'hui le prix de trente ans de politique de délocalisations. Certains de vos concurrents basés en France ont beaucoup externalisé, y compris en bradant des sites de production et licenciant de nombreux chercheurs, et ce que l'on nous explique aujourd'hui, c'est qu'il manque non seulement des chercheurs, mais aussi des techniciens expérimentés. Voilà quelques jours, Pfizer a annoncé racheter Seagen, spécialiste des traitements contre le cancer - une « poule aux oeufs d'or », selon les propos du directeur général de Pfizer, Albert Bourla. Une telle stratégie de rachats visant à grossir sans limite n'est-elle pas susceptible de porter préjudice au développement de la production de principes actifs en Europe ou à la sécurisation de la chaîne d'approvisionnement ? Je suis dubitative...

M. Reda Guiha. - Notre stratégie se résume en un mot : « partenariat ». Nous avons découvert qu'on ne pouvait pas tout faire soi-même !

Nous avons signé un accord de partenariat en 2018 pour développer un vaccin contre la grippe avec BioNTech : cette stratégie nous semblait la meilleure car l'ARN messager apparaissait alors comme un projet risqué. La pandémie de covid-19 s'est déclenchée juste après et, à nouveau, nous avons pris énormément de risques. Nous avons réussi à fabriquer un vaccin en moins de neuf mois. Cette réussite n'est pas uniquement celle de Pfizer - elle est aussi celle des autorités de santé -, mais cet exemple démontre l'intérêt de notre modèle, fondé sur le partenariat et la recherche du meilleur savoir-faire.

Seagen développe une des meilleures stratégies de lutte contre le cancer, grâce à un anticorps monoclonal qui reconnaît la tumeur et injecte la chimiothérapie. Nous avons été sensibles à leur degré d'avancement et avons considéré que nous pouvions, avec nos chercheurs, améliorer encore la plateforme. Nous ne savons pas encore où la production se fera.

Le vaccin contre la covid-19 est produit à trois heures de voiture d'ici, à Puurs, et notre objectif pour toutes ces nouvelles technologies est de ramener des étapes de production, en particulier des étapes stratégiques, en Europe, si possible en France. Tout cela donne lieu à des discussions avec la maison-mère.

Oui, nous grossissons, mais en faisant du bien ! Nous avons conclu un accord pour 40 millions de doses dans le cadre de l'initiative Covax, dont l'objectif est de distribuer des doses de vaccin anti-covid à des pays à revenu faible. Par ailleurs, notre PDG a présenté en 2022 l'« accord pour un monde en meilleure santé », une initiative qui inclut la mise à disposition de 500 médicaments et vaccins à prix coûtant au bénéfice de 45 pays, ainsi qu'un modèle d'accompagnement et de formation des professionnels de santé. Pour faire tout cela, il faut être gros !

Mme Catherine Raynaud. - Vous avez évoqué des outils, comme, j'imagine, la levée de brevets ou les licences d'office. En matière de levée de brevets, l'exemple du vaccin est frappant. Les brevets sont des incitations à l'investissement en recherche et développement ; si on pratique des levées de brevets, on prend le risque de tarir l'investissement, peut-être nécessaire pour faire face à de futures pandémies. La levée de brevets tuerait l'innovation ! Par ailleurs, nous mettons en place des dispositifs comme les licences volontaires pour permettre l'accès aux médicaments au plus grand nombre.

S'agissant des sites, Pfizer disposait voilà quelques années de neuf sites de production, principalement de produits chimiques, en France. Nous les avons cédés à des façonniers, ce qui a permis de maintenir l'emploi et l'activité. Pendant plusieurs années, la France a perdu en attractivité. Ce n'est plus le cas, et nous travaillons sur le sujet.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Renaud Cateland,
directeur de l'Agence générale des équipements et produits de santé

(mardi 4 avril 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française poursuit aujourd'hui ses travaux par l'audition de M. Renaud Cateland, directeur de l'Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps) de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP). Il est accompagné du Dr Claude Bernard, pharmacien responsable de l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP.

Comme son nom l'indique, l'Ageps met en oeuvre la politique de l'AP-HP en matière d'équipements et de produits de santé. Votre témoignage, monsieur le directeur, est évidemment incontournable compte tenu de la « force de frappe » de l'AP-HP. Je citerai quelques chiffres qui témoignent, parmi d'autres, de la taille « critique » de cet établissement public de santé, de dimension européenne, sinon mondiale, raison pour laquelle les enseignements que nous pouvons retirer de votre expérience sont précieux : l'AP-HP représente, avec ses 37 hôpitaux, environ 10 % de l'hospitalisation en France, accueillant chaque année plus de huit millions de patients ; elle est aussi le premier employeur d'Île-de-France... Or c'est à l'hôpital, nous a dit le président du Comité économique des produits de santé, « qu'il y a le plus de pénuries ».

L'Ageps remplit cinq missions pour le compte de l'AP-HP : l'évaluation des produits de santé ; l'achat de produits dans le cadre de marchés ; l'approvisionnement centralisé et la livraison des hôpitaux parisiens ; le développement et la fabrication de médicaments indispensables pour des besoins non couverts par les laboratoires privés ; la gestion pharmaceutique d'essais cliniques. Cette approche intégrée, de l'évaluation à l'approvisionnement en passant par l'achat, vous donne une vision centralisée ; elle vous rend particulièrement qualifié pour répondre à nos questions sur la prévention et la gestion de ce phénomène des pénuries de médicaments, dont nul ne remet plus en cause désormais le caractère chronique, sinon endémique. Je rappelle qu'un rapport du Sénat de juillet 2018 avait déjà mis en évidence l'acuité de cette pénurie. À l'époque, on recensait 800 médicaments en pénurie contre 2500 à 3000 aujourd'hui.

Nous vous auditionnons, tout d'abord, en tant que représentant d'une centrale d'achat de produits de santé en milieu hospitalier, pour que vous évoquiez les méthodes qui sous-tendent la passation des marchés publics en matière de fourniture de médicaments : ont été évoquées devant nous des politiques d'achat et des critères d'attribution « dangereux », le phénomène des « méga-appels d'offres » hospitaliers étant notamment régulièrement pointé du doigt. Ce problème est d'ailleurs bien documenté et notre collègue Jean-Pierre Decool, dans son rapport de 2018, soulignait déjà que « Notre politique de rationalisation des achats de médicaments hospitaliers, en privilégiant la massification des appels d'offres, a entraîné une raréfaction des fournisseurs et la multiplication subséquente des difficultés d'approvisionnement. » Vous nous direz si ce problème demeure ou si nous sommes sur la voie de sa résolution.

Nous vous entendrons, ensuite, en tant que responsable de l'Établissement pharmaceutique de l'AP-HP, seul site industriel public de fabrication de médicaments avec celui de la Pharmacie centrale des armées. Or, concernant cette autre mission centrale de l'Ageps, nous sommes entre deux eaux : d'un côté, vos capacités de production ont été louées durant la crise de la covid dans le domaine des préparations hospitalières spéciales. Votre mobilisation réussie dans la production en urgence de préparations de cisatracurium, curare en rupture de stock, a notamment été montrée en exemple, cette expérience étant même pérennisée par l'article 61 de la LFSS pour 2022, dont le décret d'application est attendu pour le second semestre 2023.

D'un autre côté, l'Ageps n'a en principe pas vocation à suppléer les laboratoires du secteur privé en cas de rupture d'approvisionnement en médicaments produits par ces derniers, puisque, conformément à l'article R. 5124-69 du code de la santé publique et suivants, un tournant pris à la fin des années 1990, l'Ageps ne peut plus fabriquer de médicaments qui disposent déjà d'une autorisation de mise sur le marché (AMM) exploitée dans le secteur concurrentiel.

De surcroît, elle n'en aurait semble-t-il pas ou plus les moyens, puisque, comme l'a déploré devant nous le président de l'Académie nationale de médecine, « il est clair que l'Ageps [en tant que producteur de médicaments] a été fermée » : « ses équipements sont obsolètes. Elle n'a plus les moyens de produire des médicaments. ». Vous nous direz ce qu'il en est du processus engagé par l'AP-HP depuis septembre 2018 d'externalisation des activités de production de son établissement pharmaceutique. Derrière ce choix dit « de modernisation et de transformation », qui revient à sous-traiter entièrement les activités de production de l'Ageps, se profilent semble-t-il avant tout des motifs économiques...

Vous le voyez, les questions sont nombreuses : il y va de la faisabilité d'une politique souveraine du médicament.

Alors que le nombre de médicaments connaissant des pénuries ou des risques de pénuries ne cesse d'augmenter et que l'hôpital, loin d'être immune à ces difficultés, paraît en être tout particulièrement affecté, nous souhaiterions donc que vous puissiez, dans un bref propos introductif, présenter votre analyse de la situation actuelle, exposer la façon dont l'agence que vous dirigez agit pour prévenir et gérer les pénuries de produits de santé, et nous dire si les évolutions récentes de son positionnement et de ses compétences sont susceptibles d'aider l'Ageps à apporter une contribution essentielle à la lutte, que nous souhaitons victorieuse, contre la multiplication des ruptures d'approvisionnement de ce bien de première nécessité qu'est le médicament. J'y ajouterai également les politiques de contingentement, qui ne sont pas sans poser des questions.

Je donnerai ensuite la parole à Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, qui vous posera une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je dois vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Renaud Cateland et M. Claude Bernard prêtent serment.

Monsieur le directeur et docteur, vous avez la parole.

M. Renaud Cateland, directeur de l'agence générale des équipements et produits de santé (Ageps). - Madame la présidente, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les sénateurs, je commencerai par présenter le volet achat de notre action. L'Ageps a une mission d'évaluation et d'achat pour le compte de l'ensemble des établissements de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP). Notre force principale est notre forte intégration entre la fonction évaluation/achat et celle concernant l'aval du processus d'approvisionnement et de distribution des médicaments et des produits de santé.

Nous revendiquons le titre de direction acheteuse et non pas de centrale d'achat. Cela nous distingue des opérateurs nationaux, qui ont contribué très fortement à la massification des achats hospitaliers ces dernières années. La massification à l'échelle de l'Assistance publique est ancienne. La pharmacie centrale des hôpitaux de Paris est pluriséculaire. La mission d'approvisionnement est également ancienne. La massification se fait pour le compte des 37 établissements de l'AP-HP.

Le volume de marché d'achat annuel, couvrant à la fois les dispositifs médicaux, les médicaments et les équipements bio-médicaux, se rapproche des deux milliards d'euros annuels. Il s'agit d'un montant de marché mais aussi de dépenses. Nous ne sommes pas seulement une centrale de référencement au bénéfice des adhérents. Les marchés passés par l'Ageps correspondent à des besoins réellement mobilisés. Deux milliards d'euros de dépenses sont donc réalisés par an, soit par l'Ageps, soit directement par les sites de l'AP-HP, mobilisant les marchés passés en centrale.

Le taux de couverture de nos marchés est de 99,9 % des médicaments consommés à l'AP-PH, soit environ 4 000 références. La petite proportion restante est laissée au grossiste répartiteur, correspondant aux traitements personnels des patients hospitalisés. Le taux de couverture d'achats centralisés représente près de 95 % des consommations de dispositifs médicaux réalisées à l'AP-HP. S'agissant des consommables de laboratoire, ce chiffre s'établit à près de 90 %. Vous constatez donc la très forte concentration des achats couvrant les besoins de l'AP-HP.

Nous avons depuis plusieurs années un progiciel intégré, qui nous permet de connaitre toutes les consommations de l'ensemble des sites et les stocks disponibles dans les pharmacies à usage intérieur (PUI) de nos établissements. Nous avons donc la capacité, lorsque nous construisons nos marchés, de nous engager sur des quantités ferme. Nous nous imposons la fixation d'un minimum et d'un maximum de montant de marché, que nous respectons. Cela donne une visibilité pour l'industriel. En connaissant nos consommations, nous connaissons nos besoins en volumes.

Grâce au travail de la commission du médicament et des dispositifs médicaux stériles (COMEDIMS), nous connaissons également nos besoins en nouvelles molécules et en nouveaux dispositifs médicaux. Chaque nouvelle référence fait l'objet d'une décision de référencement ou de non référencement par la COMEDIMS, qui est une sous-commission de la commission médicale d'établissement. Cette commission regroupe à la fois des cliniciens de toute discipline et des pharmaciens. Cela nous permet de disposer de décisions pluridisciplinaires et collégiales, de garantir un minimum d'objectivité et de prévenir tout conflit d'intérêt.

Notre organisation est donc très intégrée, ce qui est unique en France. Certes, nous oeuvrons à la massification de nos achats, à hauteur de 10 % de l'hospitalisation française. Mais nous avons une connaissance très fine de nos besoins et nous nous engageons sur les quantités et sur les calendriers. Les industriels répondant à nos appels d'offres ou à nos marchés négociés connaissent à l'avance nos calendriers. Les procédures d'élaboration et de choix de cahiers des charges sont très longues : le délai moyen est de 12 mois. Il y a par ailleurs toujours un laps de temps respecté entre la notification du marché auprès de l'industriel sélectionné et la passation de la première commande.

Au sein de l'Ageps, nous avons une activité évaluation/achat qui est confiée à une pharmacie à usage intérieur, qui se situe sur le site de Paris. Une deuxième pharmacie à usage intérieur se trouve sur le site de Nanterre, qui est chargée de l'approvisionnement, du stockage et de la distribution. Cette cohabitation au sein d'un même établissement sous une même direction permet des échanges renforcés. Une fois que le marché est notifié, les produits sont référencés dans notre système d'information. Les passations de commande peuvent alors être générées par le service approvisionnement et distribution de la plateforme logistique de Nanterre.

En situation de tension et de rupture, cette organisation intégrée est aussi une chance. La plateforme logistique passant les commandes aux fournisseurs constatera très vite que les commandes passées ne sont pas intégralement honorées ou que les délais d'approvisionnement sont allongés. Un dialogue se met alors immédiatement en place. Un échange a également lieu entre la plateforme logistique de Nanterre et le service évaluation achat situé à Paris. Le cas échéant, l'information est également partagée avec l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).

En cas de rupture d'approvisionnement décelée précocement, des contingentements sont mis en place. Le fait d'être une plateforme unique alimentant la totalité des établissements de l'AP-HP, avec un système d'information unique, et le fait de connaitre les stocks disponibles dans la vingtaine de pharmacies à usage intérieur (PUI) de l'AP-HP nous permettent de choisir à qui l'on distribue les produits. Connaitre l'activité des sites, le nombre de patients et le nombre de lits - comme cela a été le cas pendant le covid - nous donne la possibilité de faire du contingentement et d'attribuer les produits en tension ou proches de la rupture en fonction de la localisation des patients et de l'activité réelle.

S'agissant de notre politique d'achat, la massification à l'AP-HP s'accompagne de montants de marché et de quantités appelées fermes et connues. Les calendriers de notification de mobilisation des marchés sont connus à l'avance. L'existence de la plateforme met à la disposition de l'industriel un point de livraison unique s'agissant des médicaments. Plutôt que de faire le tour des 37 établissements, l'industriel ne livre que le site de Nanterre. À charge ensuite pour l'Ageps d'assurer la distribution. Nous essayons de donner un maximum de perspective et de lisibilité à nos fournisseurs. Cela est tout particulièrement précieux en période de crise.

S'agissant des procédures de marché, nous réalisons de la gestion multi attributaire ou de lots identiques sur les produits sensibles. Nous l'avons fait historiquement sur près de 10 % de nos références de dispositifs médicaux. Il n'est pas rare que pour un même type de médicament ou de dispositif médical nous fassions plusieurs lots identiques, ce qui permet de diversifier nos sources d'approvisionnement. Nous l'avons fait sur le curare ou encore sur les hypnotiques. Nous l'avons fait de façon systématique sur les immunoglobulines polyvalentes. Sur ce dernier sujet, vieux sujet de tensions, le marché en cours d'exécution bénéficie à trois fournisseurs ; le marché en cours de négociation sera notifié à quatre fournisseurs. Chaque fois que cela est possible, nous essayons de diversifier nos sources d'approvisionnement.

Il n'en demeure pas moins que cela reste compliqué. Au sein de l'AP-HP, avec la multitude d'établissements, les personnels circulent d'un établissement à l'autre, multipliant les références et donc les risques d'erreurs. Cela est particulièrement vrai pour les dispositifs médicaux mais aussi pour les poches d'injection, sujet d'actualité. Changer de dispositif d'injection implique de devoir former à nouveau les personnels et d'adapter les automates. Nous engageons donc cette démarche de diversification des sources d'approvisionnement avec parcimonie, en ayant conscience des risques que nous prenons et de l'accompagnement qu'elle nécessite. Nous comptons aussi sur les industriels, en insistant auprès d'eux sur la nécessité de nous accompagner dans la formation des personnels.

On a beaucoup reproché aux hospitaliers le recours aux exécutions aux frais et risques. Il contribuerait aux pénuries et à la mise en difficulté des fournisseurs. Nous ne partageons pas cette opinion. Il s'agit d'un outil indispensable de responsabilisation de l'industriel et, pour nous, une garantie de trouver un industriel de substitution. Quand un fournisseur retenu au marché est défaillant, nous nous adressons à l'industriel classé en numéro 2. La différence de prix est opposable au fournisseur titulaire défaillant. Selon nous, cela est assez dissuasif vis-à-vis d'industriels qui parfois s'engagent sur des quantités ou sur un nouveau produit dont on peut douter, au moment de la réponse à l'appel d'offre, qu'ils seront en capacité de répondre aux besoins. Il n'est en effet pas rare, six mois après la signature du marché, que le fournisseur soit défaillant. Je souligne que nous usons de ce système avec parcimonie. Par ailleurs, pendant la crise covid, nous n'avons pas facturé les différentiels, qui sont restés à la charge de l'AP-HP. Nous souhaitons continuer à bénéficier de ce dispositif.

La richesse de cette direction acheteuse réside enfin dans ses missions d'évaluation et de bon usage. Au sein de la COMEDIMS, outre le travail de référencement, un travail sur la préconisation du bon usage est également conduit de façon routinière. Je rappelle à nouveau que ne sont concernés que les dispositifs médicaux ou les molécules strictement indispensables à l'AP-HP ; nous ne référençons pas tout ce qui apparait sur le marché. En situation de crise, nous avons la capacité de mobiliser l'expert de la COMEDIMS pour prioriser les pathologies et les patients les plus lourds et trouver des solutions de substitution pour la prise en charge de patients qui en « moins » besoin.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Après avoir entendu votre présentation, on comprend que l'Ageps est un outil précieux. Son rôle est fondamental et nous l'avons encore vu lors de la crise de la covid.

J'aimerais approfondir certaines des questions posées par la présidente. On a connu pendant la crise de la covid une pénurie de curare. Vous avez pu y répondre en partie via la production de cisatracurium. Cela vous parait-il susceptible d'être répliqué hors période de crise ? Pour cette production spécifique de curare, vous avez dû faire appel à de nombreux acteurs, aussi bien publics que privés. Comment y êtes-vous parvenu ?

l'Ageps fabriquait historiquement des médicaments développés par l'AP-HP. Il semblerait que vos moyens aient été considérablement diminués. Dès lors, vous ne produisez plus ou presque plus de médicaments. Comment en est-on arrivés à cette politique ? S'agit-il de choix purement économique ? Est-ce parce que cette production rentrait en concurrence avec le secteur privé ? On pourrait imaginer que l'Ageps assure un rôle hors période de crise, parallèlement au secteur privé, pour permettre de pallier ces ruptures d'approvisionnement.

Au niveau de l'Ageps, continuez-vous à développer de nouvelles molécules ? En quoi y a-t-il une plus-value à recourir de manière généralisée à la sous-traitance ?

Par ailleurs, votre portefeuille de médicaments s'est également réduit. Quelles sont les justifications à ce choix ? Y a-t-il des avantages à la réduction de ce portefeuille ? Quels sont les inconvénients que vous avez pu observer ?

Quelles sont les grandes lignes de votre mode opératoire quand il s'agit d'assurer la continuité des soins malgré les ruptures d'approvisionnement (équivalences thérapeutiques, recherche de traitements de substitution pour les patients concernés, émissions de recommandations...) ?

Dans un rapport de 2021, nos collègues députés préconisaient la mise en place en France, sous pilotage public, d'une structure analogue au groupement sans but lucratif états-unien Civica. Ils proposaient que l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP joue pour le compte des pouvoirs publics le rôle de coordinateur de ce réseau. Cela vous semble-t-il possible ? Vous auditionnant au moins pour la troisième fois, vous connaissez mes positions sur le sujet.

M. Renaud Cateland. - Le cisatracurium a confirmé notre conviction sur le fait que nous ne pourrons pas y arriver tout seul. Il s'agit d'une aventure collective, qui a été plutôt un succès. Nous avons travaillé avec le public et le privé, sous l'égide de la direction générale de la santé (DGS) et de l'ANSM, qui ont été extrêmement proactifs sur ce sujet. En septembre 2018, le choix est fait d'arrêter la production et le contrôle qualité réalisés en régie, dans nos ateliers et dans nos laboratoires de contrôle.

Mme Sonia de La Provôté. - Qui a fait ce choix ?

M. Renaud Cateland. - C'est la direction générale de l'AP-HP qui a pris cette décision.

Ce choix est multifactoriel et n'est pas principalement économique - loin de là. Le premier facteur concerne le corpus réglementaire. Une des spécificités et forces de l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP est d'être un établissement pharmaceutique soumis aux bonnes pratiques de fabrication (BPF) et d'être inspecté par l'ANSM. Cela le différencie des autres lieux hospitaliers de fabrication de médicaments - les PUI - qui réalisent des préparations hospitalières selon un corpus réglementaire et de niveaux de qualité pas aussi exigeants. La force de l'établissement pharmaceutique était donc aussi une contrainte. On se retrouvait à exercer nos activités à la fois pour des productions correspondant à des AMM mais également pour des préparations hospitalières, réalisées au sein de l'établissement pharmaceutique et soumises à des règles de bonnes pratiques de fabrication.

Or, ces règles sont très rigoureuses. Année après année, les lignes directrices arrêtées au niveau européen s'accumulent. Elles ne sont pas forcément adaptées à nos productions, qui sont de petites productions en volumes correspondant à des produits historiques développés à l'assistance publique. Ces produits n'ont pas nécessairement connu toutes les phases de développement et ne bénéficient pas de toute la complétude des dossiers pharmaceutiques permettant d'aller jusqu'à l'AMM. Notre référentiel compte un peu plus de 40 produits : la moitié était sous traitée, l'autre moitié était réalisée dans nos ateliers. Ces productions correspondent en général à deux ou trois lots annuels. Sur 20 références, cela nécessite des nettoyages constants des automates, des réglages réguliers de machines ...

Dès lors, le corpus réglementaire et le niveau de qualité exigés ne correspondaient pas à nos produits. Nous n'arrivions pas à trouver un statut intermédiaire pour nos productions très spécifiques qui relevaient par leur nature de préparations hospitalières mais qui étaient à l'échelle industrielle par leurs volumes. Nous ne trouvions pas de moyen terme entre le statut AMM et le statut préparation hospitalière local.

La deuxième raison qui a motivé ce choix a trait à la diminution du nombre de références produites. Le statut de l'établissement pharmaceutique est de ne produire que ce qui n'est pas disponible auprès des industriels pharmaceutiques. Or, sur la période récente, nous avons vu apparaitre de plus en plus de petites sociétés intéressées par nos produits. Elles se sont proposé de reprendre ces productions, de contribuer à les mener à l'AMM et de les diffuser hors de France - l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP n'ayant pas vocation à faire des autorisations de mise sur le marché pour l'Europe.

De plus en plus d'industriels souhaitent reprendre nos produits car nous sommes sur des segments de maladies rares. Or, la réglementation sur la fixation des prix a évolué depuis une dizaine d'années et dès lors qu'un médicament reçoit la désignation orpheline, les prix deviennent intéressants. Alors qu'il s'agissait de produits de niche, fabriqués en petite quantité et peu rentables, le système actuel de fixation des prix au titre de la maladie orpheline et du médicament orphelin suscite désormais l'intérêt des industriels. Je rappelle qu'aujourd'hui le statut de notre établissement pharmaceutique ne nous permet pas de produire des médicaments déjà proposés par le secteur privé.

La troisième justification est que la capacité de production de l'établissement restait très réduite. Les formes galéniques ont évolué. Nous fonctionnons sur de l'ampoule alors que le standard actuel est de plus en plus le flacon ou la poche. Nous sommes limités en taille de comprimé et en type de gélules. Il y avait un manque de souplesse et un besoin d'extension des murs, qui ont expliqué que l'AP-HP n'avait pas vocation à investir massivement pour cet outil. De toute façon, les formes galéniques se diversifiant, notre conviction était qu'un opérateur unique - public ou privé - ne satisferait jamais la totalité des besoins.

Il y avait enfin un sujet conjoncturel immobilier. Les laboratoires étaient situés sur Paris. Il y a un projet de cession de parcelles. Il aurait donc fallu déménager ces laboratoires et reconstruire un laboratoire de contrôle, avec les coûts que cela engendrerait. Mais il s'agissait d'un enjeu marginal pour la décision.

J'insiste : notre conviction était que nous ne pouvions pas tout faire, qu'il était nécessaire d'adapter l'outil de façon souple et que nous étions soumis à une forte contrainte qualitative et réglementaire.

En parallèle du choix d'externalisation des activités de production et de contrôle qualité de l'établissement, il a été décidé de renforcer la Recherche et Développement (R&D). Cela s'est traduit par de nouveaux moyens. Nous avons renforcé les équipes : le redéploiement a concerné un cinquième à un quart des effectifs. Nous avons un département de R&D galénique et analytique. L'ambition est de continuer à faire ce que nous avons toujours fait, à savoir chercher auprès du clinicien une idée, soit le repositionnement d'une molécule, soit une forme galénique plus adaptée au grand âge ou à la pédiatrie, pour développer un nouveau produit. Nous avons actuellement une dizaine de projets correspondant à ce repositionnement de molécules.

Contrairement à ce qu'a déclaré l'Académie de médecine, l'externalisation des activités de production et de contrôle qualité ne signifie pas la fermeture de l'établissement pharmaceutique. Nous généralisons la sous-traitance : nous appliquons à la totalité des produits ce que nous faisions pour la moitié d'entre eux. Ce choix est assumé. Notre conviction est que cela permet d'avoir plus de souplesse et de pouvoir s'appuyer sur des façonniers qui à eux tous disposent de la totalité des formes galéniques et des outils de production dont nous aurions besoin. Cela nous évite de courir après une usine de production que nous n'arriverions jamais ni à monter ni à entretenir, ni à adapter suffisamment par rapport aux besoins.

Certes, la sous-traitance a ses contraintes : il faut un temps pour choisir ses sous-traitants. Dans le cadre de marchés publics, nous mettons en concurrence nos sous-traitants et retenons les offres les plus intéressantes et les plus performantes techniquement. L'idée est non pas de fermer l'établissement pharmaceutique mais de pérenniser nos productions actuelles et de les multiplier potentiellement, soit à partir de notre R&D, soit à partir des demandes des pouvoirs publics, en récupérant de nouveaux produits.

Suivant le schéma historique de l'établissement pharmaceutique, nous avons deux types de produits : les produits historiques issus des idées des cliniciens de l'AP-HP et les produits repris après transfert de savoir-faire par des industriels, qui se chargent du dépôt de l'AMM. Sur ce dernier point, nous avons quelques success stories avec notamment la gamme Pediaven de Fresenius Kavi, la Méthadone AP-HP commercialisée par Bouchara-Recordati, le traitement Orphacol qui évite les greffes de foie par CRTS...Une dizaine de produits historiques de l'AP-HP font l'objet de partenariats avec l'industrie. La licence de savoir-faire génère des redevances pour l'établissement pharmaceutique, ce qui permet notamment de financer notre R&D.

Nous voulons aussi continuer à nous positionner sur d'autres types d'activités historiques. Cela concerne les sollicitations de pouvoirs publics quand il manque des molécules. Nous y répondrons d'autant plus facilement que nous aurons un éventail développé de sous-traitants. Lorsque l'établissement pharmaceutique de Libourne a fermé, nous avons récupéré une dizaine de ses productions. Lorsqu'un industriel produisant un médicament cardiologique en a cessé la production, l'ANSM nous a demandé de la reprendre (à l'exception d'une frange limitée de malades) et nous l'avons repris. Nous souhaitons poursuivre ce type d'activités. Pour être précis, dans ces deux cas, c'est l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS), ancêtre de l'ANSM, qui nous avait sollicités.

Je le répète : l'externalisation des productions et du contrôle qualité n'est pas un abandon des productions. Nous restons fabricant et nous souhaitons développer nos fabrications. L'expertise que nous avons encore en tant que producteur et le fait que nous sous-traitons déjà la moitié de notre production font que nous connaissons très bien le tissu de l'offre des façonniers. Nous connaissons les fournisseurs de matières premières, nous sommes rompus aux audits des sous-traitants.

Dr Claude Bernard, pharmacien, responsable de l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP. - Je me propose de vous retracer l'épisode du cisatracurium. Le lundi de Pâques 2020, j'ai reçu un coup de téléphone d'un collègue me demandant si l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP pouvait stocker des principes actifs d'anesthésie en tension, dont les curares, le cisatracurium, l'atracurium, le midazolam, le propofol, etc. Nous avons passé le marché en une demi-journée. Nous avons acheté pour le compte de l'État plusieurs principes actifs pour plusieurs millions d'euros.

Assez rapidement, sous l'égide de l'ANSM et de la DGS, s'est posée la question de faire fabriquer par les PUI de certains CHU un de ces médicaments. L'attention a été portée sur les curares, en particulier le cisatracurium. Il faut savoir que le cisatracurium est très utilisé en dehors de l'AP-HP. Les anesthésistes réanimateurs À l'AP-HP utilisent quant à eux de l'atracurium. Les PUI se sont mis à étudier la question de fabriquer différentes formes injectables de cisatracurium pour venir en aide aux patients, nécessaire lors de l'intubation de patients ayant besoin d'une respiration artificielle.

J'ai pris la décision en tant que pharmacien responsable de ne pas fabriquer en interne le cisatracurium parce que c'est un produit qui se conserve au froid (entre + 2 et + 8 degrés) et qu'il exige des techniques que nous n'avons pas. Par ailleurs, c'est un produit extrêmement actif. La mise en oeuvre de la production de cisatracurium n'est possible qu'à la condition d'avoir de fortes garanties sur le nettoyage après fabrication et elle exige d'importantes précautions pour manipuler ce type de produit extrêmement toxique. Il faut s'assurer qu'il n'y a plus de traces de cisatracurium dans le produit suivant qui sera fabriqué.

Les PUI ont développé des méthodes de fabrication et d'analyse et ont fait la preuve de concept fin 2020. En avril 2021, l'Ageps et l'ANSM nous ont demandé de faire fabriquer par Delpharm des ampoules de cisatracurium. Nous nous sommes entendus sur la formulation finale : 10 mg/ml avec des ampoules de 50 mg. Les quatre premiers lots ont été libérés sous le statut de préparations hospitalières début juillet 2021, soit deux mois et demi plus tard. Ce délai avec une AMM aurait pris au moins un an. Cela a permis de sauver des vies.

La distribution a été confiée à Santé publique France (SPF) car elle est en relation avec les ARS et connaît donc la remontée des besoins. Courant 2022, nous avons fabriqué quatre nouveaux lots. La question peut se poser de savoir si cette présentation avec une concentration au double de ce qui existe sur le marché actuellement pourrait faire l'objet d'un partenariat et aboutir à une AMM, la présentation 10 mg/ml n'existant pas sur le marché aujourd'hui.

Mme Laurence Cohen. - Pour bien comprendre, vous constatez que vous ne pouvez pas produire ce curare pour les raisons que vous nous avez données. Les PUI développent alors des méthodes de fabrication de produits sous statut de préparations hospitalières. Pour ces préparations hospitalières, il n'y a pas besoin d'AMM ?

Docteur Claude Bernard. - Non. Cela est allé plus vite car dans le cadre de la collaboration avec Delpharm, tout n'a pas été fait dans le cadre strict du respect des bonnes pratiques de fabrication et de l'AMM. J'ai pris cette responsabilité.

Mme Laurence Cohen. - Ce genre de méthode ne peut-il être utilisé qu'en situation d'urgence ? Pourrait-on le généraliser à des situations « normales », compte tenu du nombre actuel important de molécules en tension ou en pénurie ?

M. Renaud Cateland. - Ce n'est pas possible en raison du statut de l'établissement pharmaceutique. Nous ne pouvons produire que ce qui manque. Aujourd'hui, nous discutons de la liste des médicaments indispensables. Ressortent toujours le propofol, le midazolam, le cisatracurim et autres. Ils ont été en tension du fait de la crise exceptionnelle de la covid. Mais ils ne sont ni en rupture, ni en tension contrairement aux immunoglobulines. Ils sont toujours dans le champ concurrentiel. Au vu du statut d'établissement pharmaceutique, nous ne sommes pas autorisés à faire ces préparations hospitalières.

En revanche, en situation de crise ou de préparation de crise, l'article 61 de la LFSS pour 2022 permet un statut intermédiaire de préparation hospitalière spéciale (PHS). Dans les cas où un produit sous AMM existe mais qu'il n'est pas disponible du fait d'un choc de demande (crise sanitaire) ou d'un choc d'offre (difficultés de production chez le fabricant), nous sommes alors autorisés à réaliser ces préparations.

Mme Laurence Harribey. - Vous nous dites donc que vous ne pouvez pas fabriquer ce curare. Mais vous nous indiquez ensuite que ce sont les PUI qui l'ont fabriqué. J'ai du mal à comprendre comment une PUI pourrait fabriquer ce curare alors que l'Ageps ne le pouvait pas. Elles ont les mêmes problèmes techniques que vous et sont soumises aux mêmes risques.

Docteur Claude Bernard. - Nous utilisons et réutilisons nos appareils, ce qui nous oblige à les nettoyer d'un produit à l'autre. À l'inverse, les PUI ont essentiellement des appareils à usage unique. Ils les jettent une fois le produit fabriqué. La taille des lots n'est pas du tout la même : les PUI fabriquent de tout petits lots (d'une dizaine à une centaine d'ampoules) quand les industriels fabriquent des lots de 5 000 à 20 000 ampoules.

Mme Laurence Harribey. - Chaque CHU avec sa PUI peut donc aujourd'hui produire ces préparations ?

M. Renaud Cateland. - Il y a eu deux étapes.

Tout d'abord, les pouvoirs publics ont sollicité l'établissement pharmaceutique comme les PUI pour savoir s'ils avaient la capacité de fabriquer. Nous avons répondu qu'à l'échelle industrielle nous n'étions pas capables de le faire dans nos ateliers. Les PUI ont eu la réactivité suffisante pour réaliser les premiers lots pour les besoins de leurs propres patients en réanimation. Très vite, elles ont fait la preuve de concept. Cela nous a permis ensuite de construire des méthodes analytiques et de nous engager sur la stabilité des produits au moment de la distribution.

La deuxième étape est ensuite intervenue. Au-delà des quelques centaines ou milliers d'ampoules faites pour les besoins propres des quelques CHU, il était nécessaire de passer à une phase industrielle. Cette amplification ne pouvait être assurée par les PUI. Nous ne pouvions pas non plus le faire dans nos ateliers pour les raisons déjà citées. Nous nous sommes donc tournés vers un sous-traitant.

Pour une gestion de crise dans le cadre de l'article 61 de la LFSS pour 2022, nous envisageons ce type de schéma. L'idée est de mobiliser la réactivité des PUI et l'expertise du pharmacien responsable en matière d'industrialisation et de prise de responsabilité (analyse bénéfice/risques et du niveau de qualité, en lien avec l'ANSM). On s'adresse ensuite à un façonnier pour le volume industriel.

Docteur Claude Bernard. - Comme le montre l'exemple du cisatracurim, le travail en équipe est indispensable, à la fois avec les institutions et les autorités comme l'ANSM et la DGS, les pharmaciens des PUI ou encore les industriels comme Delpharm.

Mme Sonia de La Provôté. - J'ai quelques questions complémentaires. On recensait 150 personnes travaillant pour l'Ageps en 2016. Quels sont les effectifs en 2023 ?

Le choix de ne plus produire a-t-il un caractère complétement irréversible ? À l'aune de votre expérience pour les curares, considérez-vous que ce qui a été mis en place peut pallier toutes les carences ? Je note que la pénurie persiste et qu'elle est même croissante. Nous ne sommes pas stabilisés sur un certain nombre de médicaments essentiels.

Dans vos réflexions, considérez-vous qu'une forme d'autonomie dans une production à plus grande échelle pourrait se justifier ? À défaut, un pôle public ne pourrait-il pas être mis en place pour faire le lien entre l'Ageps, les pharmacies internes, la pharmacie centrale des armées ? Une structuration à l'échelle nationale ne permettrait-elle pas de répondre à l'urgence ? Cela fait notamment trois mois qu'il n'y a pratiquement plus d'amoxicilline disponible en officine. Ce n'est pas comparable aux curares mais ce problème pourrait devenir assez fondamental et cruel, comme tout ce qui concerne les antalgiques.

Ma troisième question porte sur la fameuse AMM AP-HP. Quel est le statut de cette autorisation ? Qui décrète cette AMM ? Existe-t-il d'autres AMM ad hoc de ce type ?

M. Renaud Cateland. - S'agissant des effectifs, l'Ageps compte au total 480 employés.

Mme Sonia de La Provôté. - On aimerait bien comprendre ce que l'on fait et ce que l'on ne fait plus à l'Ageps ! Nous souhaiterions nous projeter sur le périmètre d'un éventuel pôle public, dans lequel l'Ageps jouerait un rôle.

M. Renaud Cateland. - Le chiffre de 120 employés concerne les effectifs de l'établissement pharmaceutique. Ne sont concernés par le projet d'externalisation de la moitié restante de nos productions que 80 ETP. Pour ces 80 ETP, le projet est de supprimer les postes correspondant à l'activité de production (ouvriers de production et techniciens de laboratoire qui effectuent le contrôle qualité). Au final, la cible fixée se situe entre 40 et 50 ETP, organisée en quadrinôme d'expertises : pharmaceutique, ingénierie, logistique et contrôle qualité, avec des spécialisations par portefeuilles de produits et de sous-traitants.

Mme Sonia de La Provôté. - Vous passeriez donc de 80 à un chiffre situé entre 40 et 50 ETP dans un futur relativement proche ? Ceci est-il conforme au plan de charge décidé par l'AP-HP en 2018 ? Est-ce un choix unique de l'AP-HP ou cette cible a-t-elle fixée après discussion après l'État ?

M. Renaud Cateland. - C'est bien une décision de l'AP-HP seule. Nous avons régulièrement discuté avec la DGS et l'ANSM sur nos problématiques d'activités, la nature de nos produits, ou encore sur le statut d'exploitation de ces produits. Mais il ne s'agit pas d'une codécision. La décision a été arrêtée au niveau de l'AP-HP, sachant, encore une fois, que l'idée est de continuer notre activité, et même de la développer.

Mme Laurence Cohen. - On part donc de 120 ETP pour aboutir à 40 à 50 ETP. Vous évoquez par ailleurs un redéploiement en faveur de la recherche. Or ce redéploiement ne permettra pas de remplacer les personnes dont les postes vont être supprimés. Il s'agit d'ouvriers spécialisés et pas obligatoirement de chercheurs. Vous n'êtes donc pas sur le même profil d'emplois. C'est une grande diminution de tomber à 40 ETP.

M. Renaud Cateland. - Nous ne tombons pas à 40 ETP. Nous passons de 80 à 40 ou 50 ETP pour le périmètre concerné par cette externalisation - production actuelle dans nos ateliers et contrôle qualité.

Docteur Claude Bernard. - Nous avons 120 employés pour six départements. Parmi ces six départements, le département recherche pharmaceutique et développement (DRPD) n'est pas touché et bénéficiera d'un renforcement de ses effectifs. Le département des essais cliniques (DEC) n'est pas non plus touché. Il mériterait d'ailleurs sans doute d'être renforcé ; c'est une réflexion en cours. Sont concernés par la baisse d'effectifs deux départements en priorité : le département contrôle qualité (DCQ) et le département de production industrielle (DPI). Deux autres départements seront impactés dans une moindre proportion. Le département qualité (DQ) ne verra pas son périmètre évoluer. En revanche, le département des affaires réglementaires et pharmaceutiques et médicales (DARPEM), qui gère la pharmacovigilance et l'information médicale aura sans doute, selon moi, besoin d'être renforcé. Parmi 120 ETP, il n'y a que 80 ETP concernés par cette réorganisation et qui vont passer à 40 ETP.

Mme Sonia de La Provôté. - Quelle est votre position s'agissant de la création d'un pôle public du médicament ? Pendant la crise covid, vous avez été mobilisés sur instruction des pouvoirs publics pour jouer un rôle particulier pour assurer la disponibilité des curares nécessaires. Depuis, une réflexion a-t-elle été conduite pour remettre en cause cette décision irréversible de ne plus pouvoir répondre à une telle situation d'urgence ?

Docteur Claude Bernard. - Vous parlez bien des productions en propre par la régie ? Dans ce cas, pour le cisatracurium, cela a été fait hors régie.

Mme Sonia de La Provôté. - C'était en régie par les PUI dont vous dites fort justement que ce n'est pas dans les conditions sanitaires strictement académiques à l'Ageps.

Docteur Claude Bernard. - C'est la première étape. Il a fallu faire la preuve de concept et les PUI ont une vélocité que les établissements pharmaceutiques, qu'ils soient privés ou publics, n'ont pas. Ensuite, les sous-traitants (en l'occurrence Delpharm) sont sollicités pour la production industrielle. Par ailleurs, le cisatracurium est un produit froid (entre + 2 et + 8 degrés) et dont la fabrication requiert une grande technicité.

M. Renaud Cateland. - Nous avançons au quotidien sur la mise en sous-traitance de nos productions. Nous n'envisageons pas une réversibilité de cette décision, qui est déjà très avancée. Encore une fois, la diversité du besoin nous incite plutôt à miser sur une organisation en réseau plutôt qu'une production en propre.

S'agissant de l'idée d'un pôle public, dans le cadre de l'article 61 de la LFSS pour 2022 et de son décret d'application, nous envisageons de reproduire ce qui a plutôt bien fonctionné pour le cisatracurium. Si nous sommes sollicités, nous envisageons tout à fait de renouveler cette expérience. À la demande de la DGS et de l'ANSM, nous mobiliserions dans un premier temps les PUI pour les preuves de concept puis, dans un deuxième temps, les façonniers avec qui nous travaillons au quotidien pour notre propre production. Le pôle public tel que le directeur de l'AP-HP le propose est de reproduire en routine ce que nous avons fait pour le cisatracurium. L'objectif est d'anticiper davantage grâce à une liste pas trop extensive des médicaments sensibles. L'idée est d'avoir, par produit, des fiches réflexes ou « recettes de cuisine » en termes de formulation et de conditionnement. Il faut également disposer d'un carnet d'adresses pour savoir à qui s'adresser pour produite tel ou tel type de formule.

Docteur Claude Bernard. - Nous imaginons ce pôle public plutôt comme un outil de coordination des différents acteurs nécessaires pour fabriquer des médicaments en cas de besoin. Il est essentiel que cela soit anticipé. Avec le cisatracurium, nous avons eu de la chance : il y avait du cisatracurium et nous avons pu compter sur les PUI. Ce qui manque aujourd'hui ce sont les principes actifs. Il faut réinternaliser la synthèse et être en mesure d'en produire.

Mme Sonia de La Provôté. - Où en est-on sur ce sujet ?

Docteur Claude Bernard. - La question devrait être adressée au Gouvernement...

Mme Sonia de La Provôté. - L'Ageps a-t-elle à une époque fabriqué des principes actifs ?

Docteur Claude Bernard. - À ma connaissance, l'Ageps n'a jamais fabriqué de principes actifs. Cela relève de la chimie pure. La biologie, c'est bien ; les CAR-T cells, c'est extraordinaire. Mais si vous n'avez pas de chimie, vous ne faites pas. Il faut par ailleurs savoir que certaines molécules sont simples à fabriquer, n'exigeant que deux à trois réactions. D'autres molécules sont plus compliquées à obtenir. C'est le cas pour les glucocorticoïdes en rupture, qui nécessitent 30 à 40 réactions.

Selon moi, il faudrait réinternaliser en France nos capacités de chimie. Nous avons de grands groupes, comme Seqens. Nous travaillons avec Axyntis ou encore Seratec. Il y a des synthétiseurs en France mais il faut leur donner les moyens de pouvoir développer de nouvelles techniques de synthèse plus performantes. Ce qui différencie l'Europe ou les États-Unis de l'Inde et de la Chine, est le coût de la main d'oeuvre et la place que nous accordons au développement durable dans nos productions. Cette prise en compte génère pour nous des coûts.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que pour fabriquer un principe actif, plusieurs composants sont nécessaires (raw materials). Il faut aussi disposer d'excipients. Je rappelle que les gélules sont en tension en termes d'approvisionnement. Enfin, il faut des articles de conditionnement. Sans ampoule, ni flacon, ni bouchon, on ne peut pas faire de médicament.

Le tissu des Contract Development Manufacturing Organisations (CDMO) est capable de fabriquer l'essentiel des formes nécessaires.

Mme Annick Jacquemet. - Ma question est destinée au docteur Bernard et sera courte. Vous avez dit que la fabrication du cisatracurium a pu être lancée rapidement parce que vous aviez « pris vos responsabilités ». Pensez-vous que notre système réglementaire ou administratif est trop rigide et favorise dans certains cas ces ruptures ?

Mme Laurence Cohen. - En vous entendant, j'ai l'impression que vous nous privez de savoir-faire. Avec un tel amoindrissement des effectifs, nous nous tirons une balle dans le pied.

Vous n'avez pas répondu s'agissant de la continuité des soins.

Docteur Claude Bernard. - Si nous restons strictement dans le cadre d'une AMM, nous sommes pieds et poings liés aux bonnes pratiques de fabrication et aux niveaux d'exigence auxquels il faut répondre. La ligne directrice numéro 1 sur les produits injectables vient ainsi d'être modifiée : elle faisait 10 pages, elle en fait aujourd'hui plus de 50.

Pour les curares, nous devons normalement qualifier les filtres avec différents tests. Nous avons cependant pris la responsabilité de ne pas les qualifier car cela aurait considérablement rallongé les délais. Il s'agit de décisions au cas par cas et cela dépend de la personne chargée de prendre la décision.

M. Renaud Cateland. - En routine, nous avons le degré d'exigence qualité et réglementaire que demande la société. Je rappelle par ailleurs qu'il s'agit de normes européennes. En période de crise, l'épisode du cisatracurium a démontré que chacun prenait ses responsabilités : l'ANSM en amont en contribuant à proposer une formulation contrôlée dans ses laboratoires ; les PUI ; la sous-traitance en bout de chaine... Il y a eu un beau partage de responsabilités, même si, in fine, le portage à l'échelle industrielle a reposé sur l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP.

Les AMM AP-HP ne sont pas une spécificité. Il n'est même pas besoin d'être un établissement pharmaceutique pour être titulaire d'AMM et percevoir des redevances sur une AMM. Être titulaire d'une AMM n'est pas juste détenir un brevet.

Sur l'organisation et la gestion des pénuries et la priorisation des patients, nous travaillons sur les équivalents thérapeutiques. La première étape consiste à trouver des fournisseurs de substitut. Pendant la crise, nous avons été proactifs, avec la DGS, sur ce sujet. Nous avons trouvé des sous-approvisionnements éloignés, y compris au Japon. Nous avons travaillé pendant la crise sur des doctrines d'économie sur la curarisation. Nous avons ainsi privilégié le midazolam pour les patients en long séjour et réservé le propofol au cas les plus aigus. Les choix sont faits de façon collégiale et en pluridisciplinarité.

Mme Sonia de La Provôté. - Le chiffre de 2,5 milliards d'euros par an concerne les dispositifs médicaux et les médicaments ? Quel est la part des médicaments ?

M. Renaud Cateland. - La dépense de médicaments en marché à l'AP-HP se situe autour d'1 à 1,2 milliard d'euros. Cela a été très fluctuant en fonction des thérapies et des molécules. On a connu un pic à 1,8 milliard d'euros avec les anticorps anti-hépatite C (anti-VHC).

Mme Sonia de La Provôté. - Cette information est importante car la ligne médicament du PLFSS n'est pas concernée par ce 1,2 milliard d'euros.

Je vous remercie d'avoir participé à cette audition. Nous vous enverrons prochainement un questionnaire complémentaire. Je vous remercie pour la qualité de vos réponses.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Pauline Londeix et M. Jérôme Martin,
co-fondateurs de l'Observatoire de la transparence
dans les politiques du médicament (OTMeds)

(mercredi 5 avril 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, notre commission d'enquête poursuit aujourd'hui ses travaux par l'audition de Mme Pauline Londeix et M. Jérôme Martin, co-fondateurs de l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament (OTMeds).

Mme Londeix et M. Martin, ancienne vice-présidente et ancien vice-président d'Act-Up Paris, vous avez fondé l'OTMeds en 2019, suite à l'adoption, par l'Assemblée mondiale de la santé, d'une résolution visant à améliorer la transparence des marchés de médicaments. S'inquiétant des prix élevés de certains produits sanitaires et constatant que les informations publiquement disponibles, notamment sur les prix, variaient d'un pays à l'autre, l'Assemblée mondiale de la santé invitait les États membres à renforcer la transparence dans ce domaine en encourageant la diffusion d'informations sur les prix, les coûts des essais cliniques, les unités vendues, les frais de commercialisation ou les subventions reçues.

Convaincus de l'intérêt de ces informations pour « guider de façon rationnelle les politiques publiques en santé », vous avez publié, en septembre 2019, une check-list de la transparence sur les médicaments réunissant l'ensemble des informations devant, selon vous, être rendues accessibles après vérification par des agents publics.

En octobre 2021, vous avez enfin publié un rapport relatif à la relocalisation de l'industrie pharmaceutique en Europe, commandé par le groupe de la Gauche au Parlement européen. Vous y défendez, notamment, que la relocalisation de la production des principes actifs constitue un « enjeu fondamental » et soulignez les risques associés à une concentration de la production dans les pays asiatiques. Vous y formulez également dix propositions relatives à la production pharmaceutique, invitant par exemple les pays membres de l'Union européenne à établir une cartographie des sites de production publics et privés et à mettre en place de façon coordonnée une production publique de médicaments.

Sans préjuger des conclusions de notre commission d'enquête, il est clair que la transparence, avec la gouvernance, figurent parmi les mots clés les plus fréquemment employés lors de nos auditions. Encore faut-il préciser de quelles mesures parle-t-on concrètement. Et préciser comment elles seraient compatibles avec les règles encadrant le secret des affaires comme les normes sociales et environnementales prévalant en Europe. Nous attendons donc des éléments précis et concrets de votre part.

Avant de vous donner la parole, je dois vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Pauline Londeix et M. Jérôme Martin prêtent serment.

Mme Pauline Londeix, co-fondatrice de l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament. - Messieurs et Mesdames les sénateurs et sénatrices, nous vous remercions de nous auditionner aujourd'hui. Nous avions appelé de nos voeux, dès novembre 2022, la mise en place d'une commission d'enquête sur les pénuries de médicaments. Nous sommes donc ravis que le Sénat se soit emparé de ce sujet.

Nos parcours nous ont amenés à travailler dans les pays à bas et moyens revenus, confrontés depuis longtemps à des enjeux majeurs de disponibilité des produits pharmaceutiques. De ces travaux aux côtés de la société civile et des gouvernements de ces pays, nous avons pu tirer un certain nombre d'enseignements sur les stratégies susceptibles de favoriser l'accès aux médicaments, d'améliorer leur production et de limiter les pénuries.

En France, nous avons assisté, en 2014, à un tournant, avec la mise sur le marché d'un médicament contre l'hépatite virale C, le Sofosbuvir, à un prix de 56 000 euros par traitement. Si toutes les personnes le nécessitant avaient alors accédé à ce traitement, le coût correspondant aurait représenté deux fois le budget annuel de l'AP-HP. Ceci a mis en évidence qu'une problématique d'accès aux médicaments allait survenir en France, à court ou moyen terme.

Nous menons aujourd'hui ce combat parce que des personnes n'ont pas accès à certains médicaments et que les pertes de chances liées aux pénuries de médicaments compromettent la vie de certaines personnes, y compris en France. Depuis le début de notre lutte sur ce sujet, nous avons constaté que des personnes mourraient. Cette situation nous inquiète donc profondément.

Nous avons constaté les conséquences dramatiques de l'opacité de la chaine du médicament. On observe aujourd'hui une problématique d'accès aux données, pour guider les politiques publiques, permettre la prise de décisions éclairées par les élus et alimenter les analyses, y compris des journalistes, sur le sujet. C'est ce qui nous a poussés, en juin 2019, à créer l'OTMeds, au sein duquel nous nous efforçons de mettre en commun différentes expertises, en pharmacologie, en pharmacologie industrielle, en économie de la santé, en droit de la propriété intellectuelle, en épidémiologie, etc.

Autour des pénuries de médicaments, je citerai un article de la Radio Télévision Suisse paru le 22 mars 2023, faisant état de pharmacies appelées, pour faire face aux pénuries, à délivrer certains médicaments en quantités plus limitées, quitte à fractionner les emballages ; et préconisant des hausses de prix, en évoquant des baisses de prix pouvant amener les fabricants à retirer certains produits du marché en raison d'un manque de rentabilité.

Dans le cadre vos auditions, nous avons entendu les industriels mettre en avant la question du prix comme une des raisons expliquant les pénuries. Or, en Suisse, même avec des produits originaux tombés dans le domaine public en moyenne 10 % plus chers et des génériques 42 % plus chers, on observe malgré tout des pénuries. Jusqu'à quel niveau faudrait-il donc relever le prix des médicaments pour faire face aux pénuries ?

Comme beaucoup des personnes que vous avez auditionnées l'ont rappelé, les pénuries sont multifactorielles. Elles peuvent être structurelles et/ou conjoncturelles. Cependant, sur le site de l'ANSM, il est très difficile de trouver des informations précises sur les pénuries, les tensions et les contingentements. Nous n'avons que très peu de visibilité sur les dates de remise sur le marché et les remises à disposition.

On observe par ailleurs un flou sémantique autour du mot « tension ». De manière intuitive, une tension pourrait signifier une absence de rupture. Or, en pratique, on observe que beaucoup de tensions conduisent à des contingentements. Nous avons ainsi constaté que, sur les 14 classes thérapeutiques, 14 étaient aujourd'hui concernées par des tensions et 13 étaient concernées par des ruptures.

Pour comprendre ce contexte, il est nécessaire de revenir sur les étapes de production de la chaine pharmaceutique, pour les petites molécules et les médicaments issus de la chimie de synthèse, les biomédicaments, les vaccins et les diagnostics.

Pour les petites molécules issues de la biochimie, la production de vrac pharmaceutique demeure une étape essentielle - cette étape ayant vocation à être suivie par des phases d'extraction, de fermentation et de transformation, avant flaconnage et mise en conditionnement. huit façonniers peuvent ainsi être alimentés par un seul producteur de vrac pharmaceutique. Pour certains médicaments, la délivrance d'une autorisation de mise sur le marché (Amm) en France à huit producteurs différents ne saurait donc garantir une sécurité de l'approvisionnement. Notre inquiétude est que ce marché du vrac pharmaceutique est aujourd'hui ultraconcentré.

Nous sommes par ailleurs confrontés à une augmentation de la population mondiale. Les principaux pays émergents (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) représentent aujourd'hui 41 % de la population mondiale, avec 3,3 milliards d'habitants. Dans ces pays, la capacité à payer pour des médicaments est de surcroît en augmentation. On y observe également un vieillissement de la population. Lorsqu'un pays comme la Chine décide que sa population doit avoir accès à une molécule, celle-ci est donc appelée à rester sur le marché chinois. Nous en avons eu l'illustration le 22 décembre 2022, lorsque la Chine a décidé d'interdire les exportations d'Ibuprofène pour faire face à un rebond de la covid-19.

Nous ne découvrons pas cette problématique. Nous savons, par exemple, que les besoins en paracétamol continuent d'augmenter. Il est donc positif que l'on réfléchisse à produire du paracétamol en France. Cependant, on sait que des volumes supplémentaires seront nécessaires pour couvrir les besoins de notre population.

La question des conflits géopolitiques apparait également centrale, bien qu'ayant été très peu évoquée. Notre crainte est que les exportations de produits pharmaceutiques puissent être utilisées dans le cadre de conflits mondiaux, avec des refus d'exportation, le cas échéant de la part de la Chine, vers certains pays. La guerre en Ukraine a par ailleurs conduit à une hausse des prix de l'énergie, qui a des conséquences sur les producteurs, y compris de vrac pharmaceutique - les productions d'antibiotiques ou d'insuline étant, par exemple, très consommatrices d'énergie.

Enfin, les pénuries liées à un producteur unique, souvent présentées comme résultant d'un manque d'intérêt de la part de nombreux producteurs pour telle ou telle molécule, sont souvent liées à une problématique de brevet. La Rifapentine, par exemple, a été brevetée dans une combinaison par Sanofi. Or, en 2018, une impureté détectée dans la seule usine de Sanofi produisant ce traitement a entrainé une rupture et des problèmes d'approvisionnement au niveau mondial. Le Misoprostol, pilule abortive de dernière génération produite par la firme Norgine, a également rencontré des problèmes de production, ayant conduit à la destruction de lots, avec des enjeux de propriété intellectuelle empêchant d'autres producteurs de venir sur le marché.

En pratique, un brevet n'est pas nécessairement synonyme d'innovation. En principe, il faut que l'invention soit nouvelle, qu'elle implique une activité inventive et qu'elle soit susceptible de donner lieu à une application industrielle. Cependant, lorsque l'on observe les brevets octroyés par l'Office européen des brevets, l'Office indien de la propriété intellectuelle ou encore l'Office égyptien de la propriété intellectuelle, on constate des erreurs, avec des brevets octroyés à des médicaments ne constituant pas de réelles inventions au regard de l'accord de l'OMC sur la propriété intellectuelle.

La possibilité de développer des achats groupés au niveau européen a par ailleurs souvent été évoquée. À cet égard, il convient toutefois de garder à l'esprit que, dès lors que l'essentiel de la production de principes actifs est concentrée en Asie et que la population des BRICS est de 3,3 milliards d'habitants, le marché européen pèse peu.

Le 26 avril 2023, une proposition de législation devrait être publiée par la Commission européenne, qui pourrait permettre des avancées, s'agissant notamment de mettre en place un système de veille commun sur les pénuries, de lever l'exclusivité des données cliniques sur certaines formes de médicaments (notamment pédiatriques), etc. Cependant, les lobbys exercent des pressions contre la publication de ce texte. Ce texte ne contiendrait par ailleurs rien sur la production ni sur les prix.

Il conviendrait donc que les États membres réfléchissent à une stratégie européenne de production des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, le cas échéant en s'inspirant d'exemples de productions publiques de médicaments, en Égypte et au Brésil notamment. L'Égypte est ainsi parvenue à donner accès à des médicaments contre l'hépatite C à plus de 10 millions de personnes au sein de sa population. Le Brésil, quant à lui, donne ainsi accès à sa population, depuis plus de 20 ans, à de nombreux médicaments, y compris contre des maladies très rares.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez été et vous êtes encore des lanceurs d'alerte. Pendant la crise de la covid notamment, vous avez lancé un certain nombre d'alertes en direction des autorités, qu'il s'agisse de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ou du ministère de la santé. Vous l'avez également fait autour de la problématique des antibiotiques et singulièrement de l'amoxicilline. Estimez-vous que les différentes instances que vous avez ainsi alertées ont été suffisamment réactives ? Ont-elles au contraire trop tardé à réagir ? Dans votre ouvrage « Combien coûtent nos vies ? », vous avez pointé une réaction trop tardive de l'ANSM.

Vous placez par ailleurs la transparence au coeur de toutes vos propositions. Lors de nos différentes auditions, avec le LEEM ou avec le Comité économique des produits de santé (CEPS), nous avons constaté la persistance d'une opacité certaine, avec le secret des affaires bloquant l'accès à un certain nombre d'informations précises. Comment envisagez-vous la manière d'aboutir à davantage de transparence, s'agissant notamment de permettre la participation, à tous les niveaux de négociation, d'un certain nombre d'acteurs, représentants des professions médicales et/ou des usagers ?

Vous avez également souligné que les pénuries touchaient aujourd'hui énormément de produits, dans des aires thérapeutiques très diverses, et entrainaient une perte de chances pour un certain nombre de patients. Tous les traitements ne peuvent pas nécessairement être substitués. Auriez-vous des exemples pour illustrer cette problématique ?

Enfin, pourriez-vous nous apporter un éclairage plus précis sur les expériences de productions publiques menées en Égypte ou au Brésil ? Ces propositions suscitent souvent des réactions de la part des acteurs de l'industrie, voire des politiques, qui craignent une mainmise de l'État et du secteur public sur les médicaments. Or, au Brésil, cette production publique ne semble pas faire ombrage aux laboratoires privés, tout en répondant à un certain nombre de besoins de la population.

M. Jérôme Martin, co-fondateur de l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament. - Les responsables politiques et les institutions ne sont pas aujourd'hui en mesure d'anticiper, de prévoir et d'être réactifs face aux pénuries de médicaments. Le 23 octobre 2022, le ministre de la santé et de la prévention a assuré, sur BFM TV, qu'il y aurait assez de paracétamol pour l'hiver. Le 20 novembre 2022, dans l'émission le Grand Jury de RTL, il a ensuite évoqué un retour à la normale dans les semaines à venir. Le 5 janvier 2023, sur France 2, il a finalement indiqué qu'une hausse de 13 % de la consommation de paracétamol n'avait pas été anticipée par les industriels, en promettant un retour rapide à la normale. Cet exemple met en évidence une problématique systémique. Les élus, les administrations et les responsables politiques n'ont aujourd'hui pas les moyens d'anticiper les pénuries et tensions, ni les possibilités de sortie de crises une fois celles-ci survenues.

Les industriels nous disent ne pas pouvoir anticiper les causes structurelles des pénuries. Les besoins liés au vieillissement de la population devraient pourtant pouvoir être anticipés. S'agissant de l'amoxicilline, l'ANSM a expliqué que la production avait diminué du fait d'une demande moins forte suite à la mise en oeuvre des mesures de confinement et de protection contre la covid-19. Sous l'angle de la santé publique, à la levée de ces mesures, une plus grande circulation des agents infectieux et une augmentation de la demande d'antibiotiques auraient dû être anticipées. Cependant, avec des logiques marchandes, des productions en flux tendus et une vision court-termiste soumise à la loi de l'offre et de la demande, la question de la capacité d'anticipation se pose différemment. Les déclarations étant faites par les industriels, elles arrivent toujours trop tard au niveau de l'ANSM. Et celle-ci ne dispose de toute évidence pas d'une capacité d'anticipation.

Nous avons eu une première réunion avec l'ANSM et les associations de personnes concernées par l'usage des antibiotiques consacrée aux tensions relatives à l'amoxicilline le 18 novembre 2022. Or la conférence de presse d'annonce des mesures prises était programmée le lendemain. Les associations de patients n'ont donc pas été incluses. De notre côté, nous étions alertés depuis des semaines, à travers une veille médiatique, sur les pénuries et tensions survenant dans un certain nombre de pays tels que les États-Unis et l'Irlande.

La question de l'anticipation se pose également lors de la survenance des tensions et pénuries. Plus de la moitié des signalements de tensions ou de ruptures ne sont pas accompagnés d'une date de retour à la normale. Les représentants de l'association Renaloo ont ainsi indiqué que, depuis cinq ou six ans, l'industriel producteur du Bélatacept promettait chaque année un retour à la normale, sans que la situation s'améliore. Dans notre base de données, 38 % des produits affichent par ailleurs une date de retour à la normale dépassée, parfois de plusieurs mois, voire de plus d'un an.

Que ce soit au niveau des industriels, des responsables politiques ou des administrations, la capacité d'anticipation demeure donc faible, malgré les lanceurs d'alerte.

Lorsqu'un médicament est utilisé à l'hôpital, une alerte concernant un risque de pénurie ne risque pas de provoquer une panique et une consommation de masse. En revanche, pour certains produits, sans moyens pour informer les praticiens et les pharmaciens, les alertes peuvent soulever ce risque. Il appartient donc aux agences d'assurer cette information. Or, autour de la pénurie d'amoxicilline, les courriers aux professionnels de santé n'ont été envoyés par la Direction générale de la santé (DGS) que quatre ou cinq jours après la conférence de presse. Le grand public a donc été informé avant les professionnels de santé sur cette pénurie concernant un médicament symbolique, cristallisant un certain nombre de peurs et d'angoisses car beaucoup utilisé en pédiatrie.

J'insisterai par ailleurs sur la perte de chances pour les patients induite par les pénuries. Beaucoup d'associations, dont Renaloo, ont témoigné en ce sens. Cette perte de chances a également un coût économique, bien que la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) et les institutions ne disposent pas d'évaluation générale de cet impact.

Nous sommes aujourd'hui confrontés à des tensions sur deux antithrombotiques utilisés en cas d'un accident vasculaire cérébral (AVC). Or ces médicaments permettent de sauver des vies ou d'éviter des séquelles lourdes. Ces médicaments nécessitent de surcroît une formation pour être administrés, le cas échéant avec de nouveaux dosages, ce qui, dans un contexte de pénurie de personnels hospitaliers, multiplie les risques de retard de soins, voire d'erreur médicale. Nous avons ces remontées de la part des représentants hospitaliers, qui font le lien entre le manque de personnels, les enjeux de formation et les tensions permanentes qui conduisent à modifier les modes d'administration et les dosages.

Durant la crise de la covid, nous avons connu les mêmes contraintes induites par les tensions sur certains produits (avec des dosages différents, des modes d'emploi en anglais ou en chinois, etc.) - ces contraintes se traduisant en pertes de chances pour les patients.

Les pénuries ont également un impact sur le temps de travail des professionnels de santé. Cet élément nécessiterait d'être évalué et pris en compte dans le coût des pénuries.

Enfin, les pénuries de réactifs freinent le dépistage de certaines maladies, s'agissant notamment des infections sexuellement transmissibles, ce qui se traduit par des pertes de chances en santé individuelle (avec des possibilités réduites de prise en charge précoce), mais aussi par des risques en termes de santé publique (avec la circulation de personnes ne se sachant pas contaminées).

Mme Pauline Londeix. - L'arrivée des traitements contre le VIH-Sida, en 1996, a amorcé un mouvement dans beaucoup de pays à bas et moyens revenus, qui ont alors commencé à produire, soit en confiant la production à des industriels privés, soit en produisant eux-mêmes publiquement. Parmi ces pays, on retrouve le Brésil, mais aussi la Thaïlande, l'Égypte, le Maroc, l'Inde, la Chine, le Pakistan ou encore le Bengladesh.

Parmi ces exemples, le modèle brésilien apparait spécifique. Le président Lula, lors de son premier mandat, a souhaité développer une production principalement publique, avec une articulation entre les producteurs brésiliens, le bureau de la propriété intellectuelle brésilien et l'agence de régulation sanitaire brésilienne (ANVISA). Ceci a permis la production de médicaments contre des maladies très graves, qui n'auraient pas été accessibles à la population brésilienne. Aujourd'hui, des formes d'insuline sont ainsi produites publiquement au Brésil et gratuites pour les populations en ayant besoin, ce qui n'est pas négligeable.

Dans d'autres pays tels que la Thaïlande, l'Inde, l'Égypte ou le Maroc, la production demeure privée, mais est réalisée en articulation très intelligente avec les pouvoirs publics et les bureaux des brevets, avec une volonté politique forte de faire accéder la population à des médicaments vitaux. Le bureau des brevets égyptien a ainsi refusé d'accorder un brevet au laboratoire Gilead pour le Sofosbuvir, considérant celui-ci comme découlant de l'état des connaissances pharmacologiques. Dès 2014, la production de ce traitement a ensuite été confiée au producteur privé égyptien Pharco. Cette production a permis à l'Égypte d'éliminer pratiquement l'hépatite C de sa population, alors qu'elle comptait près de 10 millions de personnes contaminées.

En Europe, les hôpitaux des Pays-Bas ont décidé de produire publiquement certains anticancéreux pédiatriques, face au prix très élevé demandé par le laboratoire Novartis.

Ces exemples montrent qu'une production publique de médicaments est possible.

M. Jérôme Martin. - Pour ce qui est de la contradiction potentielle entre la transparence et le secret des affaires, il convient de rappeler que, pour prendre des décisions rationnelles, il est nécessaire de disposer d'informations. L'opacité constitue aujourd'hui un frein à la construction de politiques de santé et de politiques de dépenses de santé rationnelles.

Parmi les éléments que nous avons inclus dans la check-list de la transparence, figurent notamment ceux ayant trait aux financements publics et aux aides publiques. À cet égard, la résolution de l'Assemblée mondiale de la santé aboutit à de très faibles résultats en matière de transparence. Dans sa formulation actuelle, ce texte ne tient par exemple pas compte des incitations fiscales. Or les citoyens ont le droit de savoir comment leur argent est utilisé.

Le crédit d'impôt recherche (CIR), par exemple, représente pour Sanofi, depuis 13 ou 14 ans, entre 130 et 150 millions d'euros par an. Ceci n'est pas négligeable pour les finances publiques. Or nous avons pu observer, au sein de cette multinationale, des suppressions de postes de recherche, des abandons de recherches autour de la maladie d'Alzheimer, de cancers ou des coronavirus, etc.

Cette transparence apparait aujourd'hui nécessaire, pour tous les produits, y compris s'agissant des génériques. Si les industriels nous disent que certaines productions ne sont pas rentables, nous sommes prêts à les croire. Cependant, il faut qu'ils le démontrent. Or la disposition de l'article 28 de l'accord-cadre relative aux coûts de production demeure peu utilisée. Je n'ai pas entendu de réponse sur ce point de leur part dans le cadre des auditions de votre commission.

La thérapie innovante apportée par le Zolgensma, par exemple, a été découverte grâce à l'argent public de l'Inserm et aux dons défiscalisés au Téléthon. Or cette thérapie est aujourd'hui vendue pour deux millions d'euros, avec des tirages au sort organisés en Belgique où elle n'est pas remboursée. La transparence nécessiterait d'être assurée sur les éléments justifiant ce prix (coûts de production, montant réel des aides publiques, etc.) et l'attribution d'un brevet.

Un brevet est censé récompenser une prise de risque et un investissement. Cependant, si la prise de risque et l'investissement ont été considérablement absorbés par le public, un brevet est-il légitime ? Dans pareils cas, comment justifier que l'on paie deux fois les médicaments ?

De même, nous sommes prêts à croire que les coûts de production peuvent parfois être un problème et expliquer les pénuries ou les tensions. Cependant, la transparence nécessiterait d'être faite sur ces éléments, pour que le régulateur public puisse prendre des décisions rationnelles concernant les prix.

Mme Laurence Harribey. - Vous avez évoqué une nécessaire transparence, y compris autour des éléments ayant trait aux brevets et à l'innovation. À cet égard, l'accès précoce aux médicaments ne constitue-t-il pas un moyen de favoriser l'opacité ? Les autorités de santé ne sont-elles pas prises au piège, entre la nécessité de répondre au plus vite à des besoins de santé et le temps nécessaire pour assurer la transparence sur la chaine de production et le prix de certains médicaments, le cas échéant en tenant compte des financements publics ? Faudrait-il remettre cela en cause ?

Nous travaillons par ailleurs sur les règlementations autour de la criticité des médicaments, pour établir une liste des thérapeutiques indispensables, avec un système d'alerte associé. Selon vous, cette liste sera-t-elle utile ?

M. Bruno Belin. - Quelles solutions proposez-vous pour l'avenir ?

Mme Pascale Gruny. - Le monde de l'entreprise est très concurrentiel. En pratique, les brevets ouverts et la transparence concernant les coûts de production que vous appelez de vos voeux risqueraient de donner la main à la concurrence.

Par ailleurs, je ne peux pas laisser dire qu'aucun contrôle n'est exercé. Le CIR, par exemple, fait l'objet d'un très grand nombre de contrôles fiscaux, ce qui fait que beaucoup de PME y renoncent.

Quoi qu'il en soit, pour éviter les pénuries, une solution ne pourrait-elle pas être de constituer des stocks ? Le cas échéant, par qui ces stocks pourraient-ils être financés ?

Mme Alexandra Borchio Fontimp. - Et après, que fait-on ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Un certain nombre de mesures, ayant trait au secret et à l'estimation du coût de fabrication notamment, pourraient être réservées à une liste de médicaments critiques au regard des enjeux de santé publique. Le cas échéant, les laboratoires pourraient se voir imposer une responsabilité particulière par rapport à cette liste. Cela fait-il partie des sujets que vous avez évoqués ?

Avez-vous par ailleurs travaillé sur la question du coût des pénuries, sous l'angle de la santé publique, s'agissant de prendre en compte les coûts induits par les retards ou absences de traitement, l'efficacité moindre de certains traitements de remplacement, etc. ?

Enfin, vous avez témoigné du fait qu'en Europe, les laboratoires étaient plutôt réduits à un rôle de façonniers. Voyez-vous donc des perspectives de développement industriel, pour leur permettre de produire davantage de médicaments ?

Mme Pauline Londeix. - Vous vous étonnez que nous demandions une transparence sur les coûts de production dans un domaine ultra-concurrentiel. Cependant, les produits de santé ne sont pas des produits de consommation comme les autres. Le système actuel fait que l'on prive certaines personnes d'un accès à des traitements vitaux.

Nous comprenons tout à fait les industriels, qui s'inscrivent dans des logiques de rentabilité et de maximisation des profits. Si certains médicaments d'intérêt thérapeutique majeur n'intéressent plus financièrement certains producteurs, nous estimons qu'une partie de leur production nécessiterait d'être confiée à des producteurs publics.

Depuis une quinzaine d'années, nous disposons par ailleurs d'études sur les coûts réels de production. Le pharmacologue Andrew Hill, de l'Université de Liverpool, a notamment publié dans le Lancet une étude réalisée à partir des données relatives aux transactions de matières premières pour les principes actifs pharmaceutiques.

Ces travaux ont permis de mettre en évidence qu'en 2014, le Sofosbuvir, facturé 56 000 euros à l'Assurance maladie, ne coûtait que 100 euros à produire.

M. Bruno Belin. - Ce prix a été validé par des commissions dans le cadre de l'autorisation de mise sur le marché. Il faut par ailleurs que nous continuions à protéger nos chercheurs et nos scientifiques. Si nous leur imposons trop de contraintes, ils continueront de s'expatrier aux États-Unis ou à Dubaï.

Mme Pauline Londeix. - Le problème est que le pouvoir de négociation est aujourd'hui extrêmement déséquilibré. En 2014, des centaines de milliers de personnes attendaient un traitement contre l'hépatite C, voyant leur foie se détériorer d'année en année. Les associations de patients ont donc fait pression pour que les négociations soient accélérées et que l'État accepte un prix à hauteur de 56 000 euros, bien que ce prix ne soit pas nécessairement justifié.

Pour ce qui est des solutions pour l'avenir, il nous parait essentiel que le secteur public se réapproprie ces questions, pour qu'il n'y ait plus de ruptures de médicaments essentiels et pour garantir un accès à l'innovation.

Le Conseil consultatif national d'éthique, dans son avis de novembre 2020, avait déjà insisté sur le fait que, dans le cadre actuel, avec des prix en constante augmentation, l'État serait de moins en moins en mesure de permettre à la population française d'accéder à certains médicaments. Il nous faut aujourd'hui répondre à cet enjeu. L'augmentation constatée des prix continuera si nous ne définissons pas de critères rationnels dans le cadre des négociations.

En parallèle, il nous faut répondre aux causes structurelles des pénuries. Si les pays à moyens revenus y sont parvenus, nous devrions être en capacité de le faire également.

M. Jérôme Martin. - L'accès précoce répond à une nécessité éthique, pour permettre l'accès aux soins. Il s'est agi d'un enjeu majeur dans le cadre de la lutte contre le SIDA. Le risque est toutefois que cet enjeu puisse être utilisé par l'industrie dans le cadre des négociations.

En 2019, le laboratoire Vertex a ainsi annoncé la suspension des essais d'un traitement révolutionnaire contre la mucoviscidose, au motif que la négociation avec les pouvoirs publics concernant le prix de ce traitement n'allait pas dans le sens qu'il souhaitait. Le représentant en France de ce laboratoire a confirmé, dans un article publié dans le Figaro, que son laboratoire n'entendait pas faire des essais dans un pays où le traitement ne pourrait être commercialisé. Face à ce type de situations, la solution serait que l'État se place du côté des malades, pour rééquilibrer le rapport de force, le cas échéant en organisant une production publique.

En mai 2020, le laboratoire Sanofi a quant à lui annoncé qu'il livrerait plus tardivement la France et l'Europe que les États-Unis en vaccins contre la covid, estimant ne pas y bénéficier de suffisamment d'argent public.

Les relations entre les malades, les pouvoirs publics, les régulateurs et l'industrie privée relèvent parfois davantage d'un rapport de force que d'un partenariat. L'enjeu serait donc d'instaurer un autre rapport de force, en imposant une plus grande transparence. Une transparence est ainsi demandée à tous les acteurs recevant de l'argent public.

Mme Pascale Gruny. - Il existe tout de même des règles.

M. Jérôme Martin. - Le système fonctionne-t-il pour autant et répond-il aux besoins en santé ? Les financements publics mobilisés, le cas échéant à travers le CIR, sont-ils bien utilisés ? Nous ne pourrons répondre à ces questions qu'avec une transparence sur l'ensemble des éléments figurant dans notre check-list.

Des listes de médicaments essentiels ou critiques ont par ailleurs déjà été établies, par l'OMS notamment. Une telle liste pourrait être utile, en fonction des critères retenus et des capacités à la mettre à jour. Dans ce cadre, un croisement nécessiterait d'être opéré entre les médicaments absolument essentiels et les médicaments le plus souvent en pénurie, avec des informations sur la vulnérabilité des chaines de production. Pour un antibiotique, il conviendrait ainsi de préciser s'il peut être produit en France, si les lignes de production associées seraient facilement réorientables, si la matière première peut facilement être produite en France, etc.

Pour ce qui est des stocks, la proposition de constituer des stocks à deux mois ne correspondrait pas à la demande des associations de patients - une durée de quatre mois n'ayant pu être obtenue pour certaines formes d'amoxicilline au motif que les pénuries précédentes n'avaient pas eu lieu au cours des deux dernières années. Il serait par ailleurs cohérent que les frais supplémentaires liés aux stocks soient supportés par les pouvoirs publics, à condition que les industriels démontrent leur incapacité à le faire.

Nous avons aujourd'hui des informations sur la santé financière des entreprises concernées, sur leurs bénéfices et la façon dont ils sont réinvestis ou reversés sous forme de dividendes. Depuis la crise de la covid, des efforts financiers sont demandés à tous. L'inflation touche les producteurs, ce qui peut conduire à des arrêts de production pour des raisons de rentabilité. Cependant, elle touche aussi ceux à qui il sera bientôt demandé de payer leurs médicaments et à qui il sera demandé de payer plus d'impôts pour financer les stocks de certains producteurs, tel Sanofi, qui versent des milliards d'euros de dividendes à leurs actionnaires.

Pour faire des choix en la matière, il s'agira de se demander si l'argent public est bien utilisé. Pour ma part, je serais favorable à la constitution de stocks, à travers un circuit public et transparent, ayant uniquement pour objectif la santé. Dans ce cadre, nous pourrons laisser les industriels privés répondre aux besoins lorsqu'ils le peuvent.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Les règlements, européens notamment, sont aujourd'hui respectés. Cependant, nous observons, à l'échelle mondiale, une multiplication des pénuries, touchant toutes les molécules, à l'exception des plus innovantes. Au-delà des constats, notre commission d'enquête est donc appelée à s'interroger sur les propositions à formuler pour sortir de ce cercle vicieux et permettre à toutes les populations d'accéder aux traitements. Force est de constater que les règles actuelles ne permettent pas de résoudre les pénuries et les tensions. Or nous sommes des législateurs. S'il est nécessaire de changer les règles, faisons-le.

Le paquet pharmaceutique européen, quant à lui, du fait d'actions de lobbying et compte tenu du calendrier parlementaire, pourrait voir sa publication repoussée d'un an.

Mme Pauline Londeix. - La volonté de certains lobbys serait de temporiser, pour empêcher que cette proposition soit débattue avant les prochaines élections européennes.

M. Jérôme Martin. - Une production publique permettrait, comme l'a demandé le Président de la République dans son allocution du 12 mars 2020, de sortir le médicament, le dépistage et le vaccin du champ de l'offre et de la demande. Il ne s'agit pas d'un jugement moral ou d'un parti pris idéologique. Nous constatons simplement que certaines logiques ne peuvent pas fonctionner.

Dans le domaine de la recherche, la branche santé de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et les industriels eux-mêmes reconnaissent une difficulté à travailler sur de nouveaux antibiotiques en sachant que ceux-ci devront être utilisés avec parcimonie pour éviter le développement d'antibiorésistances. Au regard des perspectives de commercialisation, les industriels sont peu intéressés par ces développements, sauf lorsqu'ils font l'objet de partenariats public-privé.

Ceci met en évidence un besoin de planification sanitaire publique, reposant sur une politique de production publique, à la gouvernance transparente, sans conflit d'intérêt et partagée, associant les responsables politiques, les entreprises, les médecins, les chercheurs, les associations de patients et les associations de consommateurs, dans une logique de démocratie sanitaire.

À cet égard, il est malheureux qu'aucun représentant des médecins ou des chercheurs n'ait été inclus dans la mission intergouvernementale sur les pénuries.

Une production publique ne signifie pas nécessairement une production étatisée. Il existe différents modèles, en fonction des types de médicaments : productions à l'hôpital ou par le biais d'acteurs associatifs, productions soutenues par des collectivités territoriales, productions en open source, etc.

Cela étant, l'enjeu sera de veiller à ce que la règlementation autour de la qualité soit adaptée à tous les types de productions publiques, y compris à petite échelle, le cas échéant en vue de permettre une diminution du prix de certains médicaments innovants.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Quel regard portez-vous sur la gouvernance des politiques sanitaires et du médicament en France ? La multiplicité des interlocuteurs ne nuit-elle pas à la transparence ?

Mme Pauline Londeix. - Après trois ans de pandémie et une période au cours de laquelle nous avons pu interagir avec certains cabinets ministériels, notre inquiétude est qu'il ne semble pas y avoir de réflexion stratégique sur la politique industrielle du médicament. Face à la complexité, avec des chaines de production mondiales, le soin a été laissé aux industriels de guider la politique. Les acteurs publics semblent dépassés par les évènements et ne pas avoir conscience de pouvoir prendre des décisions publiques fortes.

La gestion des alertes autour de l'amoxicilline, par exemple, a semblé frôler l'amateurisme. Nous étions informés depuis des mois de certaines pénuries. Nous n'avons pas lancé d'alerte pour ne pas créer de panique. Cependant, l'ANSM a tardé à préconiser des solutions. Nous savions de surcroît que la perspective d'importer des antibiotiques depuis l'hémisphère sud se heurterait à des pénuries observées au Brésil, en Australie et en Afrique du Sud. L'information aux soignants, pour agir sur les prescriptions, a ensuite été délivrée par la DGS quatre jours après la communication de l'ANSM.

Nous avons ainsi le sentiment d'un manque de coordination et de réflexion stratégique.

Mme Émilienne Poumirol. - L'Ageps a indiqué avoir abandonné, depuis 2018, sa production publique, car celle-ci était trop complexe et trop coûteuse.

M. Jérôme Martin. - Le mode de production de l'Ageps s'est heurté à un problème règlementaire, concernant la qualité. Sans remettre en cause la qualité, l'enjeu serait d'adapter la règlementation associée à des types de productions différents, pour permettre des productions publiques.

L'OTMeds n'a par ailleurs pas vocation à mener, en lieu et place des institutions, des études pour évaluer le coût des pénuries. Nous avons simplement pris acte du fait que la CNAM ne disposait pas d'études d'impact en santé publique ou économiques.

De telles études seraient pourtant essentielles pour répondre à certaines réticences face aux solutions proposées. Évaluons déjà ce que nous payons sans le savoir, pour pouvoir prendre des décisions rationnelles. C'est en faisant la transparence, y compris sur le coût des pénuries, que nous pourrons utiliser au mieux l'argent public pour mettre en oeuvre le droit à la santé.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - De fait, le coût des pénuries de médicaments n'est pas nécessairement pris en compte dans le PLFSS.

Merci pour votre contribution. Un questionnaire vous sera également adressé, auquel vous pourrez apporter des réponses écrites, le cas échéant en abordant des sujets complémentaires.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Jean-Paul Tillement,
membre de l'Académie nationale de médecine,
M. Yves Juillet, membre de l'Académie nationale de médecine,
Mme Claire Siret, présidente de la section santé publique
du Conseil national de l'ordre des médecins,
et M. Patrick Léglise, délégué général de l'Intersyndicat national
des praticiens d'exercice hospitalier et hospitalo-universitaire

(mardi 11 avril 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française poursuit aujourd'hui ses travaux par l'audition conjointe de plusieurs organismes représentatifs des médecins. Acteurs essentiels et pivots de notre système de santé, les médecins sont en première ligne, non seulement face aux pénuries de médicaments, mais également face aux patients concernés. C'est pourquoi, il nous a semblé indispensable de vous entendre aujourd'hui sur ce sujet précis.

Parce qu'elles vous contraignent à adapter vos prescriptions et vos stratégies thérapeutiques, voire l'organisation coordonnée des soins, les difficultés d'approvisionnement en médicaments affectent largement votre exercice. Elles ont aussi des effets importants sur la prise en charge des patients et leur pronostic, que la commission d'enquête souhaite mesurer. Nous avons également posé à la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) la question du coût des effets secondaires de la pénurie, car nous manquons encore d'informations sur ce sujet.

Il nous est donc précieux de bénéficier aujourd'hui de votre expérience et de votre analyse, non pas seulement sur les causes des pénuries constatées - nous commençons à disposer d'un diagnostic un peu étayé -, mais surtout sur leurs conséquences dans le suivi et la prise en charge des patients. De manière pratique, comment gère-t-on la pénurie de médicaments sur le terrain ?

Sont présents autour de la table le professeur Jean-Paul Tillement et le docteur Yves Juillet, membres de l'Académie nationale de médecine ; le docteur Claire Siret, présidente de la section santé publique du Conseil national de l'ordre des médecins (Cnom), et le docteur Patrick Léglise, délégué général de l'Intersyndicat national des praticiens d'exercice hospitalier et hospitalo-universitaire (INPH). Je précise que MG France, premier syndicat représentatif des médecins généralistes, n'a pu répondre à notre sollicitation ; il sera convoqué lors d'une nouvelle table ronde.

Nous souhaiterions que vous puissiez présenter concrètement, dans un bref propos introductif, la manière dont les pénuries de médicaments affectent la prise en charge des patients et les conditions de travail des médecins. Je vous céderai tour à tour la parole pour une durée de cinq minutes que je vous demanderai de ne pas dépasser, puisque vous êtes nombreux à avoir répondu à notre invitation, ce dont nous nous félicitons. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Paul Tillement, M. Yves Juillet, Mme Claire Siret et M. Patrick Léglise prêtent serment.

M. Jean-Paul Tillement, membre de l'Académie nationale de médecine. - Le manque de médicaments dans les pharmacies hospitalières et de ville n'est pas nouveau. Dès 2010, des rapports signalaient des ruptures d'approvisionnement et attiraient l'attention des pouvoirs publics sur les dangers auxquels les malades étaient exposés - aggravation de la maladie, perte de chances de guérison. Cela implique, pour les praticiens à l'hôpital comme en ville, une diminution préoccupante de leurs possibilités de traitement, d'autant qu'il n'existe pas toujours de produits de substitution disponibles. Le Sénat a déjà relevé le gaspillage du temps médical qui en résulte.

Malgré d'importantes interventions des pouvoirs publics - loi de modernisation de notre système de santé, feuille de route ministérielle, loi de financement de la sécurité sociale (LFSS), décret relatif aux stocks de sécurité -, la pénurie n'a fait que s'aggraver. Chaque année, on observe entre 2 000 et 3 000 signalements ; cette année, le chiffre devrait excéder les 3 000 signalements.

La pénurie n'est pas seulement française, elle frappe tous les pays de l'Union européenne (UE). Le Parlement européen l'a identifiée comme un problème majeur de santé publique. Ce problème complexe s'explique, au moins en partie, par une conjonction de différents facteurs d'intérêts opposés, à la fois médicaux, économiques et industriels - dans mon propos liminaire, je m'en tiendrai aux problèmes médicaux.

La première chose consiste à identifier les médicaments manquants. Premièrement, on trouve des principes actifs, molécules de base qui servent à fabriquer le médicament, avec notamment des produits d'utilisation courante - paracétamol, xylocaïne -, un antibiotique - amoxicilline -, un anti-cancéreux - 5-fluorouracile - et, plus important encore, toute la classe des glucocorticoïdes, qui dépend d'un seul fabricant pour le monde entier.

Deuxièmement, on trouve les formes pharmaceutiques, à savoir le médicament proprement dit. Il s'agit, pour une grande partie, de préparations injectables, utilisées principalement à l'hôpital dans les services d'urgence - les médicaments injectables représentent 60 % des ruptures d'approvisionnement à l'hôpital. D'un point de vue technique, il est difficile de fabriquer des solutions injectables, mais il existe en France un savoir-faire dans ce domaine.

Troisièmement enfin, il y a les médicaments ciblés vers une population particulière. Il s'agit des médicaments pédiatriques - le marché est trop petit, on dit que les Français ne font plus d'enfants - et gériatriques, car les posologies sont différentes de celles de l'adulte jeune. Toutes les classes pharmacologiques sont affectées par une pénurie due soit à un arrêt de fabrication, soit à un arrêt de distribution.

Vous connaissez les causes de la pénurie. Celle-ci concerne des médicaments matures, qui ne sont plus couverts par un brevet et sont donc « copiables », « généricables ». Leurs prix sont bas et, sauf à les fabriquer à grande échelle, ils ne sont pas - ou peu - rentables. On comprend donc qu'il n'existe qu'un petit nombre de fabricants, parfois un seul pour le monde entier. Deux chiffres sont intéressants : 70 % des médicaments utilisés dans l'Union européenne sont des génériques, et ces médicaments représentent seulement 30 % du budget global.

La fabrication de ces médicaments, avec de nombreux sous-traitants et des chaînes complexes, est très réglementée et encadrée. Cette fabrication s'effectuant à flux tendu, avec peu de stocks, le fabricant a donc tendance à privilégier les acheteurs aux prix les plus élevés. Or, la France présente les prix les plus bas du marché ; il s'agit d'un handicap qui aggrave notre pénurie nationale.

À chacune des étapes de fabrication d'un médicament - du principe actif jusqu'au médicament princeps ou générique -, on trouve des sous-traitants. L'ensemble est donc très fragile : dès qu'un maillon cède, la chaîne de fabrication s'arrête. Peut-on rapatrier toutes ces étapes en France ou dans l'UE ? Ce rapatriement est difficile à réaliser. Il convient de partager les rôles et de se demander, parmi toutes ces étapes, lesquelles sont « relocalisables » dans l'Union européenne.

Quand on parle de pénurie, on parle également de stocks de sécurité. Dans ce domaine, l'administration a été très active ; elle a établi, à partir d'une liste des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM), des règles de signalements de tensions d'approvisionnement, de volumes de stocks et de médicaments de substitution. Mais ces décisions françaises se heurtent à la législation générale européenne concernant la libre circulation des biens à l'intérieur de l'UE ; la justice européenne a toujours interdit les restrictions quantitatives à l'exportation. Cette divergence d'appréciation entre la France et l'UE accentue l'intérêt de la mise en place d'une politique européenne de santé et de ressources thérapeutiques.

Il existe également un double problème français de l'accès aux médicaments. L'idée générale consiste à relever les prix trop bas des génériques ; plusieurs États l'ont déjà fait, afin de maintenir leur production. Par ailleurs, des médicaments innovants - par exemple, les anticorps monoclonaux - ne sont pas en pénurie, mais s'avèrent très chers, et la médecine en a besoin. Se pose alors la question suivante : que peut-on payer ? Une autre forme de pénurie se profile, nécessitant un arbitrage, d'autant que l'enveloppe budgétaire n'est pas extensible.

Je souhaite évoquer les sources et les besoins de principes actifs. La France produit 6 % de ses besoins en principes actifs, tandis que l'Europe en produit 9 %. Nous sommes donc obligés d'importer 85 % de nos besoins en principes actifs - principalement de Chine et d'Inde. À mes yeux, cette dépendance est inacceptable pour un pays comme le nôtre, d'autant qu'une rupture d'approvisionnement est tout à fait possible. La guerre en Ukraine, par exemple, a eu pour conséquence une baisse de la fabrication de différents médicaments. Et alors que se dessine une perspective de conflit entre la Chine et l'Inde, qu'en sera-t-il de nos importations ?

Il convient d'établir une liste nationale des médicaments indispensables à partir des listes existantes - les MITM ainsi que les médicaments critiques -, puis de faire le lien avec celle des pénuries et d'étudier, au cas par cas, les possibilités de fourniture et de substitution.

En conclusion, je donnerai quelques pistes pour assurer la pérennité de nos approvisionnements.

Premièrement, je pense à la relocalisation totale ou partielle des fabrications : faut-il relocaliser le principe actif ou le produit fini ? Dans certains cas, il vaudrait mieux le principe actif ; dans d'autres, le produit fini. Il convient aussi de dresser l'inventaire du tissu industriel et de recenser les usines chimiques et les façonniers.

Deuxièmement, réfléchissons au partage des relocalisations indispensables entre les pays membres de l'UE en fonction de leurs capacités actuelles. Une question se pose : jusqu'où la solidarité entre les différents membres de l'UE peut-elle jouer ?

Troisièmement, une dernière piste pour assurer la pérennité de nos approvisionnements, identifier d'autres sources externes et pérennes, afin de diversifier nos sites d'approvisionnement.

À mes yeux, la situation est grave, elle implique d'agir vite. On ne peut pas faire confiance à l'Europe, les prises de décisions y sont beaucoup trop lentes. Seules des solutions nationales pourront mettre un terme à la période de pénurie actuelle. Cela passe par un relèvement des prix les plus bas et par une étude très sélective des besoins nationaux, orientée vers les principes actifs - d'où la nécessité de dresser la liste de ces derniers.

Il importe de proposer des solutions européennes. Par exemple, il serait possible de partager la réalisation des stocks de sécurité suffisants pour toute l'UE, afin de favoriser l'indépendance européenne sanitaire. Il s'agirait également pour l'UE d'indiquer clairement la politique qu'elle entend mener en publiant sa stratégie sur les médicaments à usage humain ; cette publication est sans cesse reportée, nous attendons la décision européenne.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Ce premier propos liminaire pose bien le sujet et propose déjà des pistes de solution.

Mme Claire Siret, présidente de la section santé publique du Conseil national de l'ordre des médecins. - Le souci principal concerne le travail des médecins au bénéfice des patients. La pénurie de médicaments, déjà ancienne, est devenue régulière. Elle touche maintenant toutes les classes thérapeutiques et affecte, de façon inacceptable, le quotidien des patients et des médecins.

La dernière pénurie en date, l'hiver dernier, a eu pour effet d'augmenter les difficultés d'accès aux soins de l'ensemble des patients qui, subissant déjà de plein fouet la pénurie d'offres de soins, se sont vu refuser la délivrance, voire la prescription de certains médicaments au motif d'une rupture de stock prévue durant plusieurs mois. Dans le même temps, l'exercice de l'ensemble des professionnels de santé - dont les médecins - a été rendu très compliqué en raison de la pénurie simultanée d'antibiotiques majeurs, de cortisone per os et inhalée et de paracétamol, alors qu'ils devaient faire face à trois épidémies : bronchiolite, grippe et covid.

Le défaut d'information est le principal problème. En dehors des pharmaciens, peu de monde sait que l'on parle de rupture d'approvisionnement de médicaments lorsqu'une pharmacie est dans l'incapacité de dispenser un médicament à un patient dans un délai de 72 heures. Peu de monde sait que, pour connaître les ruptures de stock, le site de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) recense les listes des produits concernés par les pénuries ou les tensions d'approvisionnement et que, si le traitement n'est pas disponible en officine, le premier réflexe du pharmacien devra être de proposer une solution de remplacement - par exemple avec un médicament générique.

Depuis 2018, le Conseil national de l'ordre des médecins (Cnom) a engagé plusieurs actions pour pallier ces manques. Il a noué un premier partenariat avec l'ANSM afin de pouvoir donner aux médecins les meilleures informations dans un délai rapide ; le Cnom a créé une rubrique « Vigilance et veille sanitaire » sur son site, qui permet de diffuser cette information.

En septembre 2019, la direction générale de la santé (DGS) a également créé un comité de pilotage, avec sept groupes de travail ; parmi ces groupes, nous avons travaillé sur la transparence et la qualité de l'information, à l'origine de la rédaction du décret entré en vigueur le 1er septembre 2021, instaurant l'obligation pour les entreprises pharmaceutiques de constituer un stock de sécurité pour tous les médicaments destinés au marché national.

Par ailleurs, en 2021, le Cnom a contribué à la proposition de prise de position de l'association médicale mondiale (AMM) afin de soutenir les efforts assurant la disponibilité, la qualité et la sécurité des médicaments dans le monde. Pour rappel, l'AMM, fondée en 1947, a pour objectifs d'assurer l'indépendance des médecins et d'établir les plus hautes normes possibles en matière d'éthique et de soins. Il s'agit d'une confédération d'associations professionnelles libres, financée par ses 116 membres.

Dans ce cadre, le Cnom a effectué 14 recommandations. Je citerai les principales : créer un organisme national chargé de rassembler et de faire connaître les informations relatives à la demande et l'offre de médicaments sur leur juridiction ; établir des normes et des mécanismes qui garantissent la continuité de l'approvisionnement en médicaments ; améliorer la surveillance de la chaîne d'approvisionnement de ces médicaments ; élaborer des stratégies d'atténuation pour lutter contre la dépendance des États à l'égard de la fabrication étrangère de médicaments ; inciter les autorités sanitaires nationales à s'approvisionner en médicaments essentiels afin de minimiser le risque de pénurie ; permettre aux États membres de l'AMM d'acquérir, grâce à des contrats communs d'approvisionnement, des produits de santé en nombre suffisant lors de pandémies et ainsi de peser davantage dans les négociations avec les laboratoires ; éviter la logique du « premier arrivé, premier servi », notamment en situation de pandémie, ce qui engendre une compétition contre-productive allant à l'encontre de la protection de la santé publique.

En février 2022, le Cnom a participé à plusieurs réunions avec l'ANSM. La pénurie de cet hiver a conduit à l'organisation de neuf réunions communes afin de pouvoir informer, au plus près de la situation, l'ensemble des médecins du territoire. Le Cnom dispose de plusieurs relais de communication : son site internet, sa newsletter, son compte LinkedIn, ainsi que des brèves de santé publique rédigées à l'attention des conseils départementaux.

Malgré cela, la circulation de l'information n'est pas assez réactive et doit être complétée. En effet, si les pharmaciens sont légitimement au fait de ces informations, les médecins restent encore trop souvent avertis par leurs patients. Se pose alors la question des moyens alloués à l'information afin que celle-ci soit accessible et complète, alors que le quotidien des médecins laisse peu de place au simple temps médical.

Pour ce faire, le Cnom propose que les informations concernant des tensions d'approvisionnement et de ruptures de stocks des médicaments, ou encore d'un éventuel plan Blanc à mettre en place, soient disponibles en temps réel sur les logiciels d'aide à la prescription des médecins, sous forme d'une alerte, ou via une application smartphone téléchargeable par l'ensemble des médecins. Enfin, le Cnom souhaiterait que la population soit informée, que les pouvoirs publics accentuent leurs campagnes d'information et de sensibilisation quant à la bonne utilisation des médicaments. Ainsi, un slogan tel que « les antibiotiques, c'est pas automatique » a marqué durablement les esprits. Il s'agit d'éviter l'automédication et de responsabiliser la population.

M. Patrick Léglise, délégué général de l'Intersyndicat national des praticiens d'exercice hospitalier et hospitalo-universitaire. - L'INPH regroupe une quinzaine de syndicats, notamment ceux des infectiologues, des internistes, des chirurgiens pédiatres, des généralistes hospitalo-universitaires, des pharmaciens, des sages-femmes ou encore des odontologistes. Pour votre information, dans le civil, je suis pharmacien hospitalier. Vous avez déjà audité des pharmaciens, je vais essayer de ne pas répéter leur propos. Je tiens à remercier mes collègues médecins de ne pas avoir employé le terme « molécule », que mes confrères pharmaciens ont abondamment utilisé lors de leur audition. En effet, les termes idoines sont : « médicament », « principe actif », « excipient » - la « molécule », en revanche, je ne sais pas de quoi il s'agit.

En France, les pharmaciens ont des obligations de résultat en termes de dispensation des médicaments. Ainsi, nous passons notre temps à gérer les ruptures d'approvisionnement. Dans les pharmacies à usage intérieur (PUI) pour les hôpitaux, contrairement à ce qui se passe dans la chaîne officinale des grossistes-répartiteurs où domine le flux tendu, il y a une obligation de disposer d'un « stock tampon », soit un mois de stock minimum. Quand la rupture de stock n'est plus gérable, on en arrive à des modifications de traitement ; par exemple, en cardiologie, la plupart des médicaments sont interchangeables.

C'est quelque chose que l'on pratique depuis des années dans les hôpitaux. On lance des appels d'offres avec des mises en concurrence, et on établit un livret thérapeutique. Quand un médicament qui y figure n'est plus disponible pour un patient, on propose un médicament équivalent ; une discussion médico-pharmaceutique s'installe avec le médecin et on change le traitement ; cela ne pose aucun problème.

On dénombre plus de 6 000 spécialités sur le marché français. Dans mon établissement - un centre de gériatrie -, on utilise 800 médicaments au maximum. Un médecin généraliste, quant à lui, prescrit entre 200 et 300 médicaments durant sa carrière. Des possibilités de substitution existent, mais, si les sociétés savantes pouvaient valider de façon académique les possibilités d'interchangeabilité de certains médicaments, ce serait un complément utile.

Dans mon établissement, lorsque j'interroge les médecins, ils m'indiquent que les patients ne se sont pas aperçus du travail accompli pour qu'ils puissent bénéficier de leurs médicaments. Mais on les a alertés plusieurs fois, car nous devons gérer des ruptures toutes les semaines, voire tous les jours. Par ailleurs, nous sommes confrontés aux ruptures concernant les dispositifs médicaux ; chaque année, on gère environ 200 ruptures.

Les ruptures concernant des antibiotiques nous obligent à faire des entorses au bon usage de ces médicaments. Ainsi se trouve-t-on parfois obligé de remplacer un antibiotique par un autre qui n'était pas forcément recommandé. Des problèmes se posent lorsqu'on doit changer les médicaments de patients souffrant de pathologies chroniques ; on a pu notamment le voir avec la lévothyroxine, dont le changement a soulevé un tollé et contraint le laboratoire à revenir à la formule initiale du médicament. Même si, sur un plan scientifique, en termes d'équivalence, il n'y a aucun sujet de discorde, des problèmes peuvent tout de même survenir. On le constate également en passant d'un médicament générique à un autre, avec des allergies qui peuvent se développer.

Concernant l'amoxicilline et le paracétamol, j'aimerais savoir pourquoi trois pays - la Norvège, la Slovénie et le Danemark - n'ont jamais connu de pénurie.

Dans ce contexte de tensions, on s'est retrouvé dans la même situation que pour les masques lors du covid : certains pays ont augmenté les offres de prix pour être prioritaires sur les livraisons de médicaments. Le Portugal et l'Allemagne, notamment, ont augmenté leurs prix et, comme par hasard, ces pays ont connu moins de tensions. L'Académie nationale de médecine a proposé l'idée d'un prix régulé européen ; ce serait vraiment une bonne chose, cela permettrait d'éviter cette concurrence entre les États.

Je souhaite évoquer le sujet des appels d'offres nationaux. Cela fait plus de dix ans que je me bats contre ces appels d'offres instaurés, à l'époque, par la directrice générale de l'offre de soins (DGOS), Mme Podeur. Cette initiative contribue, notamment pour ce qui concerne les dispositifs médicaux, à tuer la concurrence, assécher le marché et diminuer le nombre d'acteurs sur le territoire français. Afin d'arrêter cette massification des appels d'offres, il serait temps, comme l'a d'ailleurs récemment recommandé la direction générale de l'offre de soins (DGOS), de mettre en place des appels d'offres régionaux.

La détermination des prix pose problème en France. Les prix s'établissent en fonction du service médical rendu (SMR), un dispositif qui a ses limites. Par ailleurs, les laboratoires négocient avec les États en fonction de leur solvabilité. Si je prends l'exemple des médicaments contre l'hépatite C, à l'époque les prix proposés en Inde étaient bien inférieurs à ceux qui étaient proposés en France, l'Inde étant moins solvable que la France. Une harmonisation des prix doit être mise en place, au moins à l'échelle européenne. Il convient également de ne plus assécher le marché des « génériqueurs », sous peine de les voir bientôt disparaître.

Enfin, c'est une bonne chose d'avoir introduit les préparations hospitalières spéciales dans la LFSS pour 2022. Actuellement, des textes européens cherchent à limiter à sept jours les préparations hospitalières. Il est important que la France monte au créneau sur ce sujet, car cela risque de rendre impossibles les préparations hospitalières en France. Or, ces préparations réalisées à grande échelle ont notamment permis à l'officine de pouvoir pallier la pénurie d'amoxicilline.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Plusieurs d'entre vous ont évoqué un problème de prix, notamment des médicaments génériques. Or, il existe un comparatif montrant que d'autres pays européens ont établi des prix plus élevés, mais que cela n'a rien changé. Les pénuries sont multifactorielles, il ne s'agit pas de simplifier le propos, mais j'aimerais vous entendre sur ce point.

Vous avez souligné le manque d'informations concernant les ruptures ou les tensions pour un certain nombre de médicaments. L'ANSM est normalement chargée de vous alerter. Avez-vous des propositions à faire sur ce sujet ? Notre commission d'enquête a pour objectif de dresser un état des lieux et, surtout, de formuler des recommandations afin de sortir de cette situation.

S'agissant des conséquences sanitaires des pénuries, vous avez évoqué les possibilités de substitution, mais avec un certain nombre d'inconvénients. Après les différentes auditions, cette partie est encore peu documentée, nous n'avons pas réussi à obtenir des éléments précis. Pour les personnes atteintes de cancer, on nous a indiqué que la perte de chances était évidente. Disposez-vous de davantage d'éléments sur le sujet ?

Concernant les médicaments en tension, il existe plusieurs listes concurrentes. Tout le monde fait sa liste et, au bout du compte, cela manque de coordination. Il semblerait également que le dispositif des MITM, pour être efficace, aurait besoin d'être réduit ; une liste trop longue nuirait à l'efficacité des recommandations. Qu'en pensez-vous ?

Toutes les classes de médicaments sont touchées par la pénurie. On m'a récemment avertie, comme plusieurs de mes collègues, d'une tension concernant les pilules abortives.

Mme Siret a évoqué la nécessité de mener des campagnes d'information, afin que les patients ne cèdent pas à l'automédication. Il existe en France un problème de surconsommation de médicaments. Au-delà des campagnes d'information, il y a un véritable besoin de prévention et d'éducation à la santé ; il s'agit de prérogatives du Gouvernement et du ministère de la santé. Que pouvez-vous dire sur ce sujet ?

Ma dernière question concerne les médicaments innovants. Ceux-ci ne sont pas victimes d'une pénurie, mais de leurs prix trop élevés. Cela pose la question du tri des patients, car tout le monde ne peut pas bénéficier de traitements aussi onéreux. J'aimerais connaître vos avis sur ce point.

M. Yves Juillet, membre de l'Académie nationale de médecine. - Pour reprendre de manière synthétique ce qui a été dit, il y a globalement une tension sur l'ensemble des marchés mondiaux du médicament, du fait d'un décalage entre l'accroissement de la consommation et celui de la production. S'ajoute à cela un deuxième problème, spécifiquement français : nous enregistrons plus de pénuries en France que dans d'autres pays européens comparables, notamment les pays du Nord de l'Europe. Certains de nos voisins ont en outre déjà pris des mesures d'augmentation des prix, notamment l'Espagne, le Portugal, le Danemark et la Norvège.

À court terme, il faut traiter les difficultés rencontrées au quotidien et, pour un certain nombre de produits, celles-ci sont fortement liées au prix. Ainsi, un diurétique comme l'Esidrex coûte 4,10 euros pour trois mois de traitement : ce n'est tout de même pas grand-chose ! Des solutions peuvent être recherchées dans cette direction.

À moyen terme, on évoque les relocalisations en France. Mais celles-ci vont prendre des années - il ne faut pas se faire d'illusions - et ne concernent pas forcément toutes les étapes - c'est le cas de la relocalisation annoncée de la production de paracétamol, les premières étapes restant localisées en Chine. Elles auraient en outre des conséquences, entraînant notamment la réimplantation d'industries chimiques polluantes. Il faut les accepter comme telles.

Au quotidien, il faut essayer de valoriser ce qui se fait en France. Or, s'agissant des appels d'offres déjà évoqués, ne soyons pas schizophrènes : même à un ou deux centimes près, ce sera toujours le moins cher qui sera choisi ! Une piste à regarder de près serait donc de voir comment, sur le plan légal, on pourrait organiser des appels d'offres plus spécifiques avec une base nationale, et non plus européenne.

Il faut, me semble-t-il, approfondir nos réponses concernant les patients. Rappelons que le médecin n'est pas directement en première ligne : il établit sa prescription, mais c'est une fois que le patient s'est rendu à la pharmacie que la pénurie est constatée et que le pharmacien doit chercher une solution. S'il n'en trouve pas, il doit se retourner vers le médecin, n'ayant pas le pouvoir de faire la substitution thérapeutique. Le dialogue entre médecin et pharmacien constitue donc un élément fondamental.

Par ailleurs, s'il existait beaucoup de patients sans traitement, ces cas seraient sortis dans la presse. Je pense donc qu'ils sont tout à fait exceptionnels et que l'on parvient généralement à trouver des solutions par la substitution thérapeutique. Celle-ci n'est toutefois pas la panacée : il faut un suivi et, si celui-ci peut être assuré à l'hôpital, grâce à la présence permanente de médecins, ce n'est pas le cas en ville. Le patient doit aussi comprendre ce qui se passe et disposer d'un recours au moindre problème. Or, là encore, le pharmacien est beaucoup plus accessible et, intervenant en ligne directe sur ces sujets, beaucoup mieux informé que le médecin, d'où la nécessité absolue d'une conjonction entre ces deux professions.

Mme Claire Siret. - Autant la question du prix nous échappe vraiment - déjà, à l'arrivée des médicaments génériques, nous n'avons pas vraiment compris ce que cette évolution nous apportait -, autant nous nous intéressons beaucoup aux questions de conditionnement. Ne devrait-on pas délivrer au nombre de comprimés utiles ? Pourquoi le Doliprane en sirop est-il distribué en un si petit flacon, alors que les enfants l'apprécient tellement que, même à 12 ans, ils en prennent encore ? Pourquoi le Doliprane en sachet de 300 mg est pris en charge, mais pas le conditionnement sous forme de sirop, pourtant très pratique pour les parents ?

S'agissant de l'information, la communication à destination des médecins constitue aujourd'hui un véritable sujet : nous sommes saturés d'informations et de mails ; il nous faut une information directe et efficace. Nous avons besoin de connaître la durée de la pénurie, ses causes et les solutions en termes de substitution. Il est réellement dommage que nous soyons informés par le pharmacien, voire, pire encore, par le patient. Ce serait tellement plus intelligent que nous puissions directement prescrire le bon médicament ; cela éviterait que le pharmacien ait à nous recontacter, alors que nos standards sont surchargés, et qu'il abandonne, faute d'avoir pu nous joindre.

Il est essentiel pour adhérer à un traitement que le patient soit en confiance. Les conséquences de ces pénuries sont donc dramatiques, car elles altèrent cette confiance. Le médecin ne peut pas demander à un patient de revenir dans trois jours parce que, du fait des pénuries, il n'y a pas d'antibiotique pour le soigner. On ne peut pas, comme le propose l'ANSM, prévoir que, pour toute suspicion d'angine à soigner par amoxicilline, le pharmacien puisse exiger la présentation d'un test rapide d'orientation diagnostique (Trod) de l'angine et refuse la délivrance de l'antibiotique en cas de Trod négatif. On ne peut pas travailler de cette façon : c'est remettre en question la capacité du médecin à établir un diagnostic et donner au pharmacien des responsabilités qui, à mon avis, le dépassent.

S'agissant de la longueur de la liste des MITM, oui, il y a beaucoup de médicaments. Mais cela ne nous appartient pas. Nous essayons, pour notre part, de lutter contre l'image d'une médecine devenue simple consommation, simple service.

Enfin, s'agissant des pénuries d'antibiotiques, nous n'avons pas évoqué les problématiques d'antibiorésistance, qui peuvent aussi avoir des conséquences dramatiques en termes de santé publique.

M. Patrick Léglise. - Je me permets d'insister sur la question des prix : on ne peut pas avoir des médicaments, comme le Levothyrox 25, à un prix de 2 centimes d'euro le comprimé. On est en dessous du prix de revient industriel ! Il me semble d'ailleurs que, le jour où nous paierons le « vrai » prix, un rééquilibrage s'opérera et les médicaments innovants coûteront moins cher. C'est là, un peu, un effet pervers du fonctionnement via l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam). Le fait que cette enveloppe soit fermée conduit à tirer les prix au plus bas, tout comme, dans les hôpitaux, on baisse au maximum les tarifs de la tarification à l'activité (T2A). Il faudra donc, à un moment donné, revoir le problème du financement global de la santé en France, en se fondant sur les besoins, et non sur les enveloppes.

Mme Corinne Imbert. - Merci d'évoquer l'Ondam... C'est le coeur du sujet ! Peut-être en sommes-nous là du fait, précisément, de l'organisation de notre sécurité sociale, de ces objectifs qui nous poussent à contraindre les prix dans un contexte de dynamisme de la demande mondiale. À ce titre, comment peut-on imaginer un prix régulé européen dès lors que tous les pays européens n'ont pas la même sécurité sociale et, en particulier, n'ont pas un système généreux et solidaire comme le nôtre ?

Pour les appels d'offres, quelle serait la bonne taille ? Serait-ce la dimension régionale, ou bien pourrait-on le faire au niveau des groupements hospitaliers de territoire (GHT) ?

Monsieur Léglise, comment avez-vous informé les médecins des tensions ou ruptures d'approvisionnement dans votre pharmacie ? S'agissant toujours de l'information, l'Ordre national des médecins a-t-il discuté avec l'Ordre national des pharmaciens, qui dispose d'un outil de communication très intéressant, DP-Ruptures ? Souvent, les causes des ruptures sont connues, mais pas les dates prévisibles de réapprovisionnement : avez-vous connaissance, à votre niveau, de ces éléments ?

Une remarque sur le déconditionnement des médicaments : des expérimentations ont déjà été menées et c'est une fausse bonne idée ! Si le patient arrête son traitement au bout de trois jours, qu'on lui ait donné 12 ou 14 comprimés n'y changera rien : il en restera.

Veillons enfin aux risques iatrogéniques et de surdosage liés à la substitution thérapeutique, le changement de conditionnement, parfois simplement de couleur des boîtes de médicament, pouvant entraîner, notamment chez les malades chroniques, des erreurs et des doubles prises.

Mme Alexandra Borchio Fontimp. - Dans une étude sur la fracture sanitaire en France publiée en novembre 2022, l'UFC-Que choisir dresse le constat accablant d'un accès difficile aux soins pour bon nombre de Français. Ceux-ci consomment relativement beaucoup de médicaments et, probablement, les utilisent mal. Pourrait-il y avoir un potentiel lien de causalité entre déserts médicaux et mauvaise médication, entre déserts médicaux et pénurie de médicaments ?

Une autre enquête de 2018 a mis en lumière le recours à l'achat de médicaments en ligne. De la même manière, existe-t-il un possible lien de cause à effet entre automédication et pénurie de médicaments ?

Mme Émilienne Poumirol. - Le problème des prix est très régulièrement évoqué au fil de nos auditions. La clause de sauvegarde adossée à l'Ondam - lequel augmente d'ailleurs moins vite que l'inflation - était née du fait que le dispositif devait être gagnant-gagnant, avec une réduction du prix des médicaments matures et un prix intéressant sur les produits innovants. Or on assiste à une réelle dérive : le prix des produits matures frise le ridicule, tandis que les médicaments innovants coûtent extrêmement cher, avec des prix atteignant deux millions d'euros pour certaines thérapies géniques. Or personne ne parle de régulation, ni du prix excessif des médicaments innovants. Avez-vous des propositions pour améliorer la transparence en la matière ? Comment peut-on juguler les appétits des grands de l'industrie pharmaceutique, qui n'ont plus de limites ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Quelles solutions proposeriez-vous pour la bonne information des médecins ? Il y a eu, pendant la pandémie, des « DGS-Urgent »... Pourrait-on envisager un véhicule ad hoc pour informer des pénuries ? Avez-vous des retours de terrain sur la répartition territoriale des pénuries ? Comment pourrait-on réguler ces différences ou pertes de chance d'un territoire à l'autre ?

Par ailleurs, les remplacements de médicaments ne sont pas si simples pour les traitements chroniques. S'il est possible d'assurer un suivi à l'hôpital, ce n'est pas le cas pour un traitement à domicile. Or le risque iatrogène est important, tout comme la qualité de traitement peut être impactée par les effets liés à la pharmacocinétique. Pourrait-on envisager un package spécifique pour aider les patients, au-delà des indications transmises par le pharmacien ?

J'aurais aimé en savoir plus sur les appels d'offres nationaux. Sont-ils réguliers ou exceptionnels ? Quel type de médicaments concernent-ils ?

Pensez-vous que l'on pourrait créer une solidarité entre hôpitaux, médecine libérale et pharmacies d'officine pour disposer de stocks communs, avec des transferts possibles de l'hôpital vers les officines en cas de besoin ?

Le déconditionnement constitue un vrai sujet, pour lequel on doit sortir des problèmes liés aux branches professionnelles. Ce dispositif doit pouvoir être utilisé lorsque cela est nécessaire.

M. Patrick Léglise. - Sur la question du prix régulé européen, il suffirait de fixer les prix en fonction de critères objectifs, comme le prix de revient industriel.

S'agissant des médicaments innovants, il faut bien évidemment intégrer le coût de recherche et développement. Certes, on a payé très cher les médicaments contre l'hépatite C, mais on savait qu'ils allaient permettre de guérir définitivement cette maladie - ces médicaments avaient donc une durée de vie très courte, d'où une rentabilité moindre pour les laboratoires. Ce qui était anormal, c'était de voir le prix varier en fonction de la solvabilité des États.

Pour la dispensation des médicaments à l'unité, il faudrait des conditionnements adaptés. Cela se fait à l'hôpital, mais au prix d'un travail semi-industriel : tous les médicaments sont surétiquetés, suremballés. Les officines ne sont pas équipées pour cela. À une époque, le laboratoire Servier proposait des blister unitaires. Ce serait une solution, mais est-elle acceptable sur le plan écologique, compte tenu de la consommation d'emballage en plastique qu'elle implique ? Quoi qu'il en soit, une solution consistant à déconditionner pour mettre les comprimés en sachet, comme cela se fait aux États-Unis, n'est pas envisageable.

Vous avez souhaité savoir comment j'ai communiqué avec les médecins... C'est très simple : je les ai appelés au téléphone. Nous sommes encore humains.

Je ne peux pas vous dire grand-chose de DP-Ruptures, avec lequel nos systèmes d'information à l'hôpital ont du mal à s'interconnecter.

J'en viens aux contingentements. Il existe déjà des dispositifs : souvent, les médicaments importés pour compenser une pénurie sont autorisés sur le territoire français uniquement via les pharmacies à usage intérieur, donc les pharmacies hospitalières. Ils sont en conséquence contingentés à l'hôpital et rétrocédables sans les officines, ce qui oblige les patients à se déplacer à l'hôpital. Mais les contingentements, établis en fonction de nos historiques de consommation, ne sont jamais adaptés à nos besoins réels.

Les appels d'offres nationaux concernent tous les médicaments pouvant être achetés par appel d'offres, donc des médicaments génériques. Ils pèsent essentiellement sur les génériqueurs, tout comme la clause de sauvegarde.

M. Yves Juillet. - Le déconditionnement est, selon moi, une fausse bonne idée, dont les expérimentations ont montré les limites. Le conditionnement en boîte a effectivement été un progrès conséquent pour la qualité, la sécurité, la conservation et l'observance des traitements par les patients, notamment les patients âgés. En outre, le conditionnement n'est pas libre ; il est fixé par la Commission de la transparence, en fonction de la durée de traitement.

Les achats de médicaments en ligne existent, mais leur volume est assez faible en France, les médicaments étant remboursés. En règle générale, ils concernent des produits pour lesquels les personnes n'osent pas se rendre en pharmacie, par exemple les traitements contre les troubles de l'érection, les anorexigènes ou les anabolisants. Le problème que posent ces achats, dans d'autres pays que la France, est celui des faux médicaments. L'Ordre national des pharmaciens a donc établi une liste des pharmacies autorisées à vendre des médicaments en ligne, étant précisé que ces ventes concernent uniquement des médicaments d'autoconsommation.

Il est par ailleurs un sujet sur lequel il faut vraiment essayer de travailler : l'observance thérapeutique. Les gens achètent des médicaments, mais ce n'est pas pour autant qu'ils les consomment ! Or, si la substitution de médicaments génériques est déjà difficile à gérer, la substitution thérapeutique l'est encore plus. Les patients sont donc inquiets et cela ne favorise pas le suivi du traitement.

Enfin, ne nous faisons pas d'illusions ! Chaque pays a son système de protection sociale et chaque électeur de chaque pays pense que le sien est le meilleur. Pour cette raison, nous n'aurons jamais de système de prix européens.

M. Jean-Paul Tillement. - Les relations entre les académies de médecine et de pharmacie et, de manière générale, entre médecins et pharmaciens sont permanentes et excellentes. Pour vous convaincre, sachez que mon voisin, représentant lui aussi l'académie de médecine, est l'ancien président de l'académie de pharmacie !

Mais je crois, Madame la Rapporteure, que vous avez posé la question la plus difficile à résoudre. Qu'est-ce qui est véritablement indispensable ? Pouvons-nous aujourd'hui dresser une liste ? C'est extrêmement difficile ! Lorsque nous avons travaillé sur les MITM, nous avons demandé aux industriels lesquels de leurs produits pouvaient être concernés. Vous imaginez quelle fut leur réponse, mais c'était aussi une manière de leur « confier le bébé », de faire reposer tous les enjeux d'intendance sur eux. Par ailleurs, il y a plusieurs listes de médicaments et elles ne se ressemblent pas. Nous travaillons actuellement sur le sujet avec la direction générale de la santé et nous y travaillerons bientôt avec l'ANSM. Mais, à nouveau, c'est difficile. Pour moi, une solution pourrait être d'identifier d'abord les principes actifs indispensables, car, à partir de ces principes actifs, notre industrie française est techniquement capable de produire des médicaments en cas de pénurie.

Je suis, pour ma part, très gêné par les médicaments innovants. Je pose une question provocatrice : l'innovation correspond-elle forcément à un progrès ? Peut-être faut-il poser des conditions en la matière, car il n'est pas évident qu'une innovation, aussi intéressante soit-elle sur le plan de la recherche, apporte un réel progrès thérapeutique.

Mme Claire Siret. - En matière de conditionnement, on pourrait envisager des pictogrammes indiquant, par exemple, que le médicament n'est pas un antibiotique ou qu'il concerne tel ou tel organe, par exemple le coeur, afin de faciliter la compréhension par les patients.

S'agissant de la pénurie de l'offre de soins, il est évident que, s'il n'y a personne pour prescrire, il y aura forcément une pénurie de traitement des personnes.

Pour lutter contre l'automédication, il me semble que nous pourrions déjà faire en sorte que les industriels optent tous pour le même conditionnement, avec un nombre de comprimés correspondant aux durées de traitement fixées par les sociétés savantes.

Les messages « DGS-Urgent » étaient très utiles, mais nous n'avions qu'un problème à gérer : la covid-19. Nous sommes par ailleurs extrêmement sollicités. Nous allons disposer d'outils numériques nous permettant d'envoyer les ordonnances aux pharmaciens. Il serait intéressant de disposer d'un retour, notamment pour des alertes automatiques sur des ruptures d'approvisionnement.

La transparence est vraiment essentielle sur les questions de prix - nous l'avons vu avec les médicaments génériques ; les gens n'ont rien compris ! Ils doivent savoir que les médicaments ne sont pas gratuits, il faut aussi qu'ils sachent combien cela coûte. C'est très important !

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous vous remercions de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat

Audition de Mmes Audrey Derveloy, présidente,
Clotilde Jolivet, directrice des relations publiques et gouvernementales,
et M. Jean-Marc Lacroix, pharmacien responsable, de Sanofi France

(mercredi 12 avril 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête par l'audition de Mme Audrey Derveloy, présidente de Sanofi France ; je vous remercie, madame la présidente, de votre présence. Vous êtes accompagnée de Mme Clotilde Jolivet, directrice des relations publiques et gouvernementales de Sanofi France, et de M. Jean-Marc Lacroix, pharmacien responsable de Sanofi France.

Sanofi constitue un fleuron de l'industrie française et, plus encore, de son industrie pharmaceutique. Nous avons pu, très concrètement, en avoir confirmation sur le terrain, jeudi dernier, dans votre usine de Lisieux, qui se consacre à la fabrication de l'antidouleur et antipyrétique bien connu des Français : le Doliprane. Nous avons été impressionnés par le professionnalisme et l'implication du personnel, qui illustrent tous les enjeux du secteur : une demande qui, après avoir stagné pendant plusieurs années, croît de nouveau, et des tensions d'approvisionnement qui n'ont pas empêché la production de l'usine d'atteindre un plus haut historique.

Un de nos interlocuteurs a estimé que Sanofi, par sa surface financière, était mieux armé que d'autres laboratoires pour continuer à s'approvisionner malgré les hausses de coût des matières premières et de l'énergie. Nous serons donc attentifs à ce que vous pourrez nous dire sur la façon dont votre entreprise s'est adaptée aux tensions, voire aux ruptures d'approvisionnement auxquelles l'ensemble du secteur fait face de plus en plus souvent, notamment en matière de principes actifs.

Plus globalement, nous déplorons tous qu'en quelques années l'industrie pharmaceutique française ait perdu sa position de leader en Europe et n'occupe plus que la quatrième place. Sans faire porter la responsabilité à un acteur du marché en particulier, nous souhaiterions mieux comprendre les raisons de ce recul. Votre regard sur la question, naturellement, nous intéresse.

Pour essayer de mettre fin à cette spirale de déclin, le Gouvernement s'est engagé dans une politique de relocalisation et d'intensification du soutien à la filière. Vous nous direz comment Sanofi a répondu à cette volonté et mettra en oeuvre des projets s'inscrivant dans cette trajectoire. Madame la présidente, je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif, puis Mme Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions. Comme vous l'aurez compris, notre commission d'enquête entend obtenir des réponses étayées à des questions précises.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, chacun votre tour, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Audrey Derveloy, Mme Clotilde Jolivet et M. Jean-Marc Lacroix prêtent serment.

Mme Audrey Derveloy, présidente de Sanofi France. - Je vous remercie de nous donner l'occasion de nous exprimer sur les tensions d'approvisionnement et les pénuries, sujet majeur, surtout après cet hiver où nous avons subi une triple et inédite épidémie de covid, grippe et bronchiolite. Pour les patients, l'enjeu est de pouvoir accéder à leurs traitements. Avec l'ensemble des acteurs du système de santé, nous devons être en mesure d'anticiper ces besoins de santé et d'y répondre, et de remplir ainsi notre mission de façon plus optimale ; en tant que médecin ayant commencé ma carrière dans les hôpitaux publics, cela compte beaucoup pour moi.

Ces besoins en santé guident nos choix chez Sanofi. Avec une meilleure coordination des efforts des pouvoirs publics, des acteurs de la production et de la distribution de médicaments, des laboratoires pharmaceutiques, des logisticiens, des grossistes-répartiteurs et des pharmaciens, nous pourrons assurer pleinement cette mission. Avant de répondre à vos questions, je souhaite articuler cette introduction autour de quelques thèmes : une présentation rapide de notre entreprise française ; la place majeure de la France dans notre entreprise et nos capacités de production ; l'état des lieux des ruptures, ses causes, et des propositions pour votre commission.

Sanofi est un leader pharmaceutique mondial. Il compte 90 000 collaborateurs dont 20 000 en France, 59 sites de production dans le monde dont 28 en Europe et 16 en France. Sur ces 16 sites de production, six sont dédiés à nos principes actifs, auxquels s'ajoutent sept sites pour la production pharmaceutique, la formulation et le conditionnement, et trois pour les vaccins.

La contribution de ces 16 sites au chiffre d'affaires de notre groupe s'avère plus que minime : moins de 5 %. Dans un environnement économique contraint, nous souhaitons rester présents en France. Pour information, la France représente 40 % de nos dépenses en recherche et développement (R&D) et un tiers de nos investissements mondiaux.

La France est, de loin, notre premier pays de production, concentrant entre 30 % et 40 % des volumes que nous produisons à l'échelle mondiale. Plus de 10 000 de nos collaborateurs en France travaillent sur ces affaires industrielles. Nous investissons également chaque année en France plus de 350 millions d'euros dans nos usines, avec notamment un investissement majeur - entre 130 et 140 millions d'euros - sur les nouvelles capacités et les nouvelles technologies pour les nouveaux produits. À cela s'ajoutent des efforts pour la décarbonation, à hauteur de 50 millions d'euros par an.

La France a été choisie par notre groupe pour investir dans des usines de haute technologie, avec notamment un demi-milliard d'euros d'investissements pour notre nouvelle usine high-tech dans le Rhône. Le site de Marcy-l'Étoile, près de Lyon, est également concerné par ces investissements, avec une stratégie d'accélération pour l'ARN messager et une volonté de regrouper toutes les étapes de la chaîne de valeur.

Par ces expertises technologiques et humaines, par ces moyens financiers engagés, vous pouvez constater la place de la France dans la stratégie de Sanofi. Nos 20 000 collaborateurs, dans neuf régions différentes, sont une richesse pour la France et contribuent au rayonnement du pays à travers le monde. Nous sommes également contributeurs de la balance commerciale externe de la France ; chaque année, Sanofi exporte pour 15 milliards d'euros de médicaments et de vaccins.

Acteur unique en France, nous avons plus de 464 présentations, avec à la fois un portefeuille de produits innovants et un autre de produits matures. Environ 360 spécialités différentes correspondent à 75 % de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) et à une vingtaine de vaccins. Cela représente une volumétrie conséquente, avec 460 millions de boîtes dans les pharmacies de ville et plus de 400 millions de prises à l'unité à l'hôpital.

Notre volumétrie est malheureusement affectée par les tensions. Sur les 2 765 signalements communiqués par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en 2022, 5,7 % nous concernaient ; en regard de notre part de marché - 18 % du marché français en volume -, cette proportion de signalements est donc plutôt faible.

En accord avec l'obligation de stock du décret de mars 2021, nous avons également investi en capacité supplémentaire de stockage - 3 000 palettes -, en plus de nos quatre sites de distribution.

Il y a deux situations différentes pour les patients ; une première avec des tensions qui, in fine, ne les empêchent pas d'accéder à leur traitement, le pharmacien pouvant proposer une alternative en accord avec le médecin et Sanofi pouvant également pratiquer, lorsque cela est nécessaire, des réassortiments ; et une deuxième situation, évidemment plus gênante, avec des cas de rupture de stock chez l'exploitant ou des ruptures d'approvisionnement liées à la chaîne de fabrication. Ces ruptures sont donc graves mais limitées : 157 signalements en 2022 pour Sanofi, dont un tiers seulement pouvant aller jusqu'à la rupture.

Je souhaite revenir sur la procédure mise en place cet hiver pour le Doliprane. Nous avons répondu à des besoins très élevés et inédits. L'entreprise s'est mobilisée afin de produire 424 millions de boîtes de Doliprane en 2022, soit le plus haut niveau depuis le lancement du médicament ; ce chiffre était déjà en augmentation en 2021, avec 383 millions de boîtes.

Concernant la solution pédiatrique, la production a augmenté de 49 % en 2022 par rapport à 2021, pour atteindre un niveau inédit de plus de 24 millions de boîtes. Sur le site de Lisieux en Normandie, des collaborateurs sont passés à un rythme de sept jours sur sept, 24 heures sur 24 ; c'est une réelle fierté pour notre entreprise d'avoir contribué à cet effort. Nous avons également mobilisé des stocks en Italie - quatre millions de boîtes - pour subvenir aux besoins pédiatriques supplémentaires.

Avant la crise du covid, 20 % à 30 % des pénuries étaient liés à des ruptures d'approvisionnement de principes actifs. Chez Sanofi, nous traitons ce sujet depuis longtemps, tout en étant peu dépendants de la zone asiatique ; notre approvisionnement en principes actifs se situe à 95 % en Europe et aux États-Unis, et seulement 5 % en Asie. Nous sommes donc moins exposés à cette dépendance, avec seulement 15 % de tensions et ruptures liées à un problème de principes actifs.

Les tensions et les ruptures ont des causes multifactorielles. Nous avons été particulièrement affectés par l'augmentation imprévue de la demande sur certains de nos produits et ceux de nos concurrents, ce qui a créé un effet domino. À cela s'ajoutent d'autres événements industriels imprévus sur la chaîne de fabrication. Les difficultés industrielles peuvent s'additionner, avec également des manques sur des contenants tels que le verre, l'aluminium, les sachets en carton, ou sur des sucres de qualité pharmaceutique. Nous avons su trouver des solutions grâce à la mobilisation exceptionnelle du personnel et en nous appuyant sur un réseau mondial fort.

J'attire votre attention sur le défi que représente la disponibilité de la ressource humaine ultraspécialisée, comme les pharmaciens au sein de nos usines, indispensables pour la libération des lots.

Enfin, je souhaite conclure mon propos avec quelques propositions. Nous observons trois leviers concrets, le premier soutenant les deux autres. Avant tout, nous avons besoin d'une politique française du médicament en cohérence avec les objectifs de souveraineté et d'autonomie, permettant à la fois le financement des médicaments nouveaux et innovants, mais également celui des médicaments existants pour les patients.

Le deuxième levier porte sur les propositions du Gouvernement. L'une d'elles prévoit d'associer en amont les industriels à la définition des plans de préparation hivernale. Cette anticipation, qui est une bonne chose, ne peut se faire qu'avec le pilotage de l'État. La définition des médicaments stratégiques, d'un point de vue industriel et sanitaire, doit absolument intégrer la soutenabilité économique des productions à maintenir et à prévoir, tout en s'inscrivant dans les travaux équivalents au niveau de l'Union européenne (UE). Une autre proposition du Gouvernement entend mobiliser la commande publique en cohérence avec la souveraineté ; l'appel d'offres d'État concernant les vaccins contre la grippe en est un bon exemple.

Le troisième levier consisterait à harmoniser à l'échelon européen les conditionnements et les stocks en conditionnement primaire pouvant être mobilisés dans différents pays pour répondre aux tensions d'approvisionnement. De manière générale, il s'agirait que les outils soient en cohérence avec les travaux européens en cours sur la souveraineté de l'UE.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Votre propos liminaire est très dense.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Comme vous l'avez souligné, les ruptures et les tensions sur les médicaments ont des causes multifactorielles. Plusieurs médicaments produits par Sanofi ont récemment connu des difficultés d'approvisionnement en France. Quelles mesures concrètes prenez-vous dans ces cas-là ?

De nombreux rapports parlementaires ont mis en exergue ces tensions et ces ruptures croissantes. Plusieurs raisons ont été invoquées, notamment le prix des médicaments. Je souhaite vous interroger sur ce qui s'est passé pendant la crise du covid. Nous avons tous été déçus de constater que Sanofi, fleuron de l'industrie pharmaceutique, n'avait pas pu créer un vaccin. Trois ans après le début de la pandémie, vous parvenez enfin à en sortir un, le septième vaccin européen approuvé par l'Agence européenne des médicaments (AEM ou European Medicines Agency, EMA). Quelle est l'utilité d'un septième vaccin aujourd'hui ?

Vos difficultés concernant la sortie du vaccin n'étaient pas dues à un manque de soutien public ; je pense aux 200 millions d'euros d'aides de l'État et aux 120 millions d'euros du crédit d'impôt recherche (CIR). Ces difficultés sont-elles liées aux fermetures de sites de production ? Depuis une trentaine d'années, de nombreuses usines françaises ont été délocalisées. Cela a-t-il eu des effets sur les emplois à la fois de production et de recherche ?

Lors de notre déplacement à Lisieux, nous avons pu mieux appréhender les enjeux de votre partenariat avec Seqens. La production de médicaments comporte de nombreuses étapes complexes, avec notamment de nombreux sous-traitants. Or, dans la future usine de paracétamol de Seqens à Roussillon, ne sera prise en compte qu'une partie du processus de fabrication. Cela peut-il garantir à la France une production suffisante et surtout consolidée ?

Vous avez précisé que Sanofi s'approvisionnait en principes actifs à 95 % en Europe. Vous êtes un contre-exemple, car, depuis le début de nos auditions, on nous alerte sur le fait que 80 % des principes actifs sont importés de Chine et d'Inde. Avez-vous des précisions à nous apporter sur ce sujet ?

Avec la cession de la société EuroAPI, vous avez pris la décision de vous séparer d'une partie de la production de ces principes actifs. Désormais, vos parts sont minoritaires dans la société. Pouvez-vous nous garantir qu'EuroAPI ne va pas, d'ici quelques années, délocaliser ses usines à l'étranger ?

Enfin, lors de nos auditions, nous avons entendu beaucoup de remarques sur la faiblesse des prix des médicaments matures, frappés par les ruptures et les tensions. Le groupe Sanofi a-t-il renoncé à mettre sur le marché français des médicaments en raison de leurs prix trop faibles ? Il serait très compliqué, pour de petits laboratoires souhaitant reprendre des médicaments abandonnés, de le faire, car ils ne disposeraient pas des processus de fabrication. Pouvez-vous nous donner des précisions ?

Mme Audrey Derveloy. - Notre mobilisation est totale pour répondre aux situations de tension ou de rupture. En situation classique, les allocations de stocks sont liées à des décisions de groupe ; la maison mère étant en France, nous sommes en mesure d'avoir une vision plus holistique et les stocks sont alloués en fonction des besoins des pays. Quand interviennent des tensions ou des ruptures, nous travaillons avec toutes les équipes gérant les stocks. Nous disposons de quatre centres de distribution, soit 100 personnes, dont les services clients et les informations médicales. Elles se consacrent à la gestion de ces situations spécifiques, qui nécessitent également un dialogue avec les autorités, notamment l'ANSM. Jean-Marc Lacroix va compléter mon propos à ce sujet.

Jean-Marc Lacroix, pharmacien responsable de Sanofi France. - Nous sommes organisés pour procéder, toute l'année, à une surveillance de l'évolution de nos stocks, en particulier concernant les MITM que nous produisons. Cette action de surveillance a pour objectif de déterminer les tendances anormales observées par rapport à nos ventes.

Au-delà des personnes mobilisées dans les centres de distribution, plusieurs centaines de personnes dans différents périmètres - en logistique organisationnelle, qualité, informations médicales - constituent une sorte de back-office afin de gérer ces situations. Notre premier point concerne la détection, qui repose également sur la veille des publications de tension ou rupture réalisées sur le site de l'ANSM, indicateur pour nous d'éventuels transferts d'achat sur nos propres produits.

Nous avons également des contacts privilégiés avec différents acteurs, notamment les grossistes-répartiteurs - avec lesquels nous interagissons régulièrement pour connaître l'état de leurs propres stocks - et certains centres hospitaliers ciblés en fonction des pathologies et de leur spécialisation.

Pour une entreprise comme la nôtre, dont la raison d'être est de fournir à chaque malade son traitement, subir des situations de tension ou de rupture est vécu comme un échec. Quand une telle situation est détectée, notre première réaction est d'estimer au mieux le délai de survenue d'une rupture réelle et d'en communiquer les informations à l'ANSM, notre interlocuteur privilégié dans ce contexte.

Notre objectif est aussi de contribuer à la résolution d'un problème qui, à ce stade, n'est encore qu'un risque. Les signalements déclarés par une entreprise exploitante ne signifient pas nécessairement une rupture de stock avérée au niveau du laboratoire. Notre objectif, naturellement, est d'éviter cette rupture de stock par différents moyens.

Il s'agit d'abord de procéder à l'information de nos interlocuteurs
- notamment les dispensateurs tels que les pharmaciens d'officine ou les pharmaciens hospitaliers - par la voie d'un outil administré par le Conseil national de l'ordre des pharmaciens (Cnop) : le DP-Ruptures. Ensuite, nous informons nos grossistes-répartiteurs et nos clients hospitaliers par des états de stocks hebdomadaires, afin de leur donner une visibilité sur la situation de nos produits.

Si la situation s'avère plus grave, nous mettons en oeuvre un plan de gestion des pénuries et nous entrons notamment en relation avec les sociétés savantes, expertes dans certaines pathologies, qui nous aident à déterminer le meilleur protocole de remplacement éventuel ou d'accompagnement des patients. Notre objectif, bien sûr, est de ne pas arriver à la situation de rupture complète au niveau du laboratoire et d'essayer de gérer un stock contraint le mieux possible, afin qu'il bénéficie aux patients qui en auront le plus besoin.

Cela passe par des contingentements quantitatifs, c'est-à-dire une gestion logistique et comptable. Il s'agit de répartir un stock disponible sur un nombre de semaines à risque, et d'organiser le cadencement des livraisons de manière à prolonger la durée de présence du produit sur le marché le plus longtemps possible, idéalement jusqu'au retour à la normale des stocks. Dans certains cas, cela passe par la mise en place de contingentements à caractère médical, en sélectionnant des pathologies qui exposent le plus au risque les patients et en privilégiant le dépannage individuel à une situation médicale précise. Cela nécessite l'implication de personnes ayant une capacité d'analyse d'éléments médicaux communiqués par le prescripteur, afin de savoir, par exemple, si tel antibiotique va agir sur le microbe concerné et donc permettre un dépannage.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Pour bien comprendre, êtes-vous directement en contact avec le prescripteur ?

Jean-Marc Lacroix. - Oui, pour les cas de contingentement médicalisé. Ou alors l'information passe par le pharmacien hospitalier.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Par la pharmacie d'officine également ?

Jean-Marc Lacroix. - Cela peut arriver.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous traitez donc la question au cas par cas ?

Jean-Marc Lacroix. - Absolument.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Échangez-vous sur l'indication du médecin ?

Jean-Marc Lacroix. - On vérifie l'éligibilité de l'indication par rapport aux discussions que nous avons pu avoir avec l'ANSM.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - C'est bien ce que j'avais compris, je voulais en avoir la confirmation.

Jean-Marc Lacroix. - Il s'agit d'un éventail d'actions avec un stock contraint. Nous sommes parfois amenés à importer des produits : il peut s'agir du même produit disponible en France, commercialisé par une autre filiale du groupe dans un autre pays, dans la mesure où les stocks seraient disponibles, ou il peut s'agir de produits n'appartenant pas à notre laboratoire et qui comblent un manque. Cet éventail d'actions, établi en concertation avec les autorités, va donc du contingentement quantitatif jusqu'à l'importation des produits.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Échangez-vous avec la direction hospitalière ou l'ANSM ?

Jean-Marc Lacroix. - Avec l'ANSM.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - L'ANSM vous donne mandat pour discuter, au cas par cas, l'indication médicale avec les médecins prescripteurs, c'est cela ?

Jean-Marc Lacroix. - On ne discute pas l'indication, on la vérifie.

Mme Audrey Derveloy. - Sur le sujet des délocalisations, Sanofi a toujours fait le choix de privilégier la France, notamment concernant la production des principes actifs. Avec 16 sites, 20 000 collaborateurs et 40 % de nos investissements industriels en France, nous sommes les seuls à avoir une présence aussi forte sur le territoire. Par ailleurs, nous soutenons, à hauteur de 150 millions d'euros, la production de nouveaux médicaments.

De quoi avons-nous besoin pour répondre aux demandes des Français ? Nous gérons notre outil industriel en essayant d'optimiser notre réseau. Il s'agit de distinguer les ventes ou fermetures de sites des transferts ; dans le cadre d'un transfert, les capacités de production restent en France. Comme exemple de transfert réussi, j'ai en tête celui du site de Quetigny désormais géré par le façonnier Delpharm. Ils peuvent être parfois perçus comme des éléments de fragilisation, mais certains sous-traitants, en plus d'être français, s'avèrent très robustes. La cession de Merial au laboratoire allemand Boehringer Ingelheim permet également de maintenir une capacité importante en région lyonnaise. Enfin, nous gardons une participation dans EuroAPI et nous considérons que cela renforce toute la chaîne de production.

Quand nous souhaitons transférer une activité, nous en discutons avec les autorités. Ces transferts - que je distingue, encore une fois, des fermetures de site - nous donnent également la possibilité d'investir. Durant la même période, nous avons investi plus de 490 millions d'euros sur le site de Neuville-sur-Saône, afin de bâtir cette nouvelle usine évolutive, une des deux usines de ce type dans le monde, l'autre étant située à Singapour. Autres exemples d'investissement : le site de Sisteron, où plus de 60 millions d'euros ont été engagés pour les lancements de petits volumes ; ou encore le site de Val-de-Reuil, avec 200 millions d'euros investis. En parallèle des transferts et des fermetures de sites, nous investissons pour créer de nouveaux centres d'excellence.

Mme Clotilde Jolivet, directrice des relations publiques et gouvernementales de Sanofi France. - Concernant EuroAPI, nous considérons qu'il s'agit d'une belle opportunité de garder ces sites en Europe. Depuis le lancement de la société, l'accélération des commandes est notable ; cela s'explique en partie par le fait qu'auparavant, lorsque ces activités étaient gérées au sein de Sanofi, un certain nombre de clients préféraient s'adresser à une structure indépendante du groupe.

Sanofi détient à peu près 30 % des parts d'EuroAPI. Le point important est que l'État, via un fonds souverain, est entré au capital de la société. L'État est membre du conseil d'administration et c'est dans le cadre de cette instance que peuvent se prendre un certain nombre de décisions stratégiques liées à la souveraineté industrielle et sanitaire.

Madame la rapporteure, vous avez évoqué la mise à disposition du vaccin contre le covid de Sanofi. En effet, ce vaccin est arrivé tardivement. Nous avons bénéficié du soutien de la Commission européenne qui, en août 2020, a pris la décision d'achats anticipés pour un certain nombre de vaccins, dont celui de Sanofi. Notre retard s'explique principalement par des raisons scientifiques. Au moment du passage de la phase 2 à la phase 3, nous avons dû recommencer des études de phase 2. Le recrutement des patients pendant la phase 3 fut également beaucoup plus long qu'espéré.

Le positionnement spécifique de ce vaccin a été discuté en amont, dès que nous avons enregistré les premières étapes de retard avec le ministère de la santé et la Commission européenne. Ce vaccin n'est pas indiqué pour une première injection, mais pour le rappel. Évalué en ce sens par la Haute Autorité de santé (HAS), il a aujourd'hui toute sa place dans l'arsenal thérapeutique. Nous avions pris l'engagement de mettre ce vaccin à disposition pour le covid ; certes, les délais n'ont pas été satisfaisants, mais l'engagement a été tenu.

Vous avez évoqué le lien entre la mise à disposition tardive du vaccin et la baisse de nos investissements. La France est, de loin, le territoire numéro un de notre activité. Nous avons trois usines de vaccins en France, auxquelles s'ajoute la nouvelle usine évolutive dont a parlé Mme Derveloy. Concernant le vaccin, tant pour la R&D que pour la production, la France est le premier pays où nous investissons. Sur la partie clinique également, nous avons noué des accords avec plusieurs centres d'études cliniques ; et l'annonce de l'ARN messager offre, à ce sujet, encore plus de perspectives.

Concernant Seqens, je ne suis pas capable de vous dire précisément le nombre d'étapes de production. Il nous a semblé intéressant d'être partenaire de ce projet, car une partie de la chaîne de valeur demeure ainsi européenne. Lorsque Seqens avait présenté son projet, nous avions noté l'important volet consacré à la décarbonation. Ce projet répond à un besoin, celui de disposer d'une source complémentaire de paracétamol sur le territoire européen.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Pour décider de la cession partielle d'EuroAPI, avez-vous recouru aux services d'un cabinet de conseil ? Si c'est le cas, je vous prie de nous communiquer l'étude stratégique qui a présidé à ce choix.

Mme Clotilde Jolivet. - Je ne sais pas si nous avons eu recours à un cabinet de conseil sur ce projet, dont s'est chargée la direction financière. Je vous communiquerai les études stratégiques sur ce point. Nous avons étudié ce positionnement de façon précise.

Mme Laurence Harribey. - Quelle est la part de financement public dans vos investissements et comment la délocalisation au sein du territoire français a-t-elle pu jouer ?

Quelle est la réalité de la relocalisation et quels indicateurs pourraient montrer qu'elle garantit la souveraineté sanitaire ?

Vous avez expliqué comment gérer les tensions lors des pénuries, mais ce qui nous intéresse, c'est justement d'éviter ces pénuries, de tendre vers la souveraineté sanitaire. Quelle est la nature de vos exportations ? Exportez-vous vers des pays qui rémunèrent mieux les médicaments matures, au risque d'entraîner des pénuries ?

Les biotechnologies ont transformé l'industrie pharmaceutique ; elles exigent plus de moyens financiers et de savoir-faire. L'innovation provient surtout des start-up, qui prennent les risques, avec un capital-risque parfois extra-européen, mais les « Big Pharma » innovent moins que par le passé. Par conséquent, l'équilibre entre R&D et rémunération est remis en cause.

Sur le rôle des cabinets de conseil, il est révélateur que vous ne sachiez pas répondre...

Mme Laurence Muller-Bronn. - Quelle est la part, dans vos projets, des médicaments innovants par rapport aux médicaments indispensables tombés dans le domaine public ? Les ruptures concernent souvent les médicaments matures.

Vous avez eu, en vertu d'un contrat dont j'ai eu copie, une commande de 1,8 milliard de dollars du ministère de la défense américain pour produire un vaccin contre la covid-19. Ce contrat suit les recommandations de la Food and Drug Administration (FDA) américaine ; pourquoi pas de l'EMA ? Les premières doses produites étaient réservées aux États-Unis, « pour protéger la population américaine ». De nombreuses pages de ce contrat sont noircies. Le Gouvernement français pourrait-il obtenir le contrat non caviardé ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je rappelle que notre commission d'enquête porte sur la pénurie de médicaments, ma chère collègue.

Avez-vous songé, en raison de la politique de régulation du médicament, à renoncer à proposer des médicaments sur le marché français ou à abandonner la production de médicaments dont la rentabilité était trop faible ? Les industriels avancent souvent cet argument ; nous aimerions avoir des noms précis de médicaments.

Quelle a été l'influence de la politique de régulation de médicaments dans votre décision de vous séparer d'une partie de la production des principes actifs, via la cession d'EuroAPI ?

Quel regard portez-vous sur la gouvernance des décisions relatives aux médicaments en France ? On dit souvent qu'il manque un pilote. Est-ce un élément qui explique l'aggravation des pénuries depuis quinze ans ?

Mme Émilienne Poumirol. - Vous parlez de transferts d'activités - à Toulouse, une importante unité de Sanofi a été supprimée il y a une dizaine d'années -, mais cela a également concerné votre R&D, puisque vous semblez abandonner la recherche en chimie pour vous concentrer sur la recherche en thérapie génique, ce qui peut se comprendre eu égard aux différences de prix des produits mis sur le marché. Votre choix industriel consiste-t-il à tout axer sur les biotechnologies, notamment la thérapie génique, et à abandonner la recherche chimique ?

Mme Audrey Derveloy. - Nous préférons évidemment anticiper les crises que les régler.

Nous observons certaines avancées dans nos discussions avec les autorités, notamment à propos de la nouvelle liste des médicaments d'intérêt sanitaire et stratégique (Miss), qui incorpore une dimension de souveraineté économique. Nous espérons que les industriels feront partie des discussions destinées à en définir le contenu, puisque les MITM représentent une grande partie de la pharmacopée, mais ne résolvent pas tout.

Mme Clotilde Jolivet. - Le ministère de la santé a rencontré des sociétés savantes pour identifier un premier lot de médicaments, puis la liste sera resserrée.

Mme Audrey Derveloy. - Nous considérons que l'existence de cette liste constitue une avancée.

Par ailleurs, nous souhaiterions avancer sur la mise en oeuvre de l'article 28 de l'accord-cadre conclu entre le Comité économique des produits de santé (CEPS) et Les entreprises du médicament (Leem), qui permet de prendre en compte l'inflation dans la fixation des prix de médicaments. À titre d'illustration, sachez que, pour la partie médecine générale, sur 3 milliards d'euros de coûts de production, l'inflation représente plus de 300 millions d'euros, soit une hausse de 12 % par rapport à l'année dernière, après une hausse de 8 % par rapport à l'année antérieure. L'application de cet article redonnerait de l'oxygène à la filière.

Nous souhaitons également que soit activé l'article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022, qui devrait permettre de reconnaître la relocalisation française ou européenne. Cela avance pour les nouveaux médicaments, mais cela devrait également concerner sur les médicaments existants, car les besoins en santé des patients concernent les produits tant matures qu'innovants. Nous attendons des avancées de ce point de vue.

Pour ce qui concerne la liste des médicaments, on a mentionné les stocks, mais il faut s'attacher à la définition de stocks que j'appelle « qualitatifs » : nous devons collectivement définir les molécules et spécialités qui devraient être priorisées, avec un prix déterminé, pendant une certaine durée, en adéquation avec l'outil industriel, car ce dernier ne peut pas répondre à toutes les situations en cas d'urgence.

Il faut aussi prendre en compte la dimension européenne : il faut que le médicament aille au patient et, si chaque pays stocke ses médicaments, on n'y arrivera pas, car l'outil industriel européen ne pourra pas faire face. Il faut être raisonnable dans la définition des stocks ; voilà ce que j'appelle les stocks qualitatifs.

Nous militons en outre pour la convergence des législations européennes : sur la liste des médicaments prioritaires critiques, sur les stocks, sur les conditionnements - primaires ou intermédiaires - ou sur la notice électronique, qui peut fluidifier la circulation des médicaments, notamment en période de crise. Une gestion à l'échelle européenne sera de nature à anticiper ces situations. Nous plaidons pour une gouvernance européenne, afin de gérer ces situations à l'échelon pertinent.

Vous me demandez si Sanofi abandonne la chimie ; non. Nous venons d'investir 60 millions d'euros sur le site de Sisteron, pour un lancement de petits volumes, car les patients ont besoin de chimie. On le voit dans notre portefeuille, nous avons certes des médicaments et vaccins innovants, mais également des produits conventionnels.

Mme Clotilde Jolivet. - Vous avez évoqué la situation à Toulouse, où Evotec, une très belle entreprise, a repris l'activité : cela rejoint ce que nous disions, nous sommes très attentifs sur les transferts : lorsque nous devons prendre ce type de décision, nous intégrons la possibilité que des acteurs européens du territoire y participent. NovAliX, qui a repris l'activité à Strasbourg, est une belle entreprise française ; Evotec est un acteur allemand, très européen. Une fois de plus, le passage de relais est intégré dans les prises de décision pour que les compétences et les activités continuent quand elles ne sont plus sous notre bannière.

Parmi les domaines de recherche dans lesquels nous avons investi et qui composent notre portefeuille, deux très belles molécules relèvent de la chimie, mais effectivement certains pans de nos activités de recherche ne se font pas en France : notre manière de déterminer les domaines prioritaires par rapport à la stratégie de Sanofi se fait aussi en fonction des écosystèmes.

Tout à l'heure, je mentionnais l'importance de notre pôle vaccin. Comme vous le savez, en région lyonnaise, l'infectiologie est mondialement reconnue. Nous venons d'investir dans le Paris-Saclay Cancer Cluster, car l'oncologie, notamment à l'Institut Gustave-Roussy, y est également reconnue sur le plan international. Il y a un lien entre ce que nous faisons dans les territoires et le niveau académique, scientifique et technologique de nos partenaires. Vous citiez des start-up et des biotech : depuis plus d'une dizaine d'années, Sanofi ne peut pas faire de la recherche sans l'apport des biotech ; nos savoirs sont complémentaires. Pour simplifier, je dirais que ce que nous apportons aux biotech, c'est notre capacité à réaliser de grandes études cliniques, mobilisant beaucoup de patients. Les biotech ne peuvent pas mener seules ces études, car les investissements demandés sont majeurs. C'est souvent sur ce point que nous nouons des partenariats. Nous faisons de l'innovation ouverte, en travaillant avec le monde académique, le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ou des biotech. Chacun, dans la chaîne de valeur, a quelque chose à apporter. Nous fonctionnons comme cela, en fonction des savoir-faire sur les territoires, et avec des biotech qui sont autant de pépites, réalisant une toute petite partie de la science, mais de manière excellente. C'est cette excellence que nous allons chercher.

Quelques compléments d'information sur le vaccin contre le covid : il est disponible en officine en tant qu'injection de rappel. Le contrat avec la BARDA (Biomedical Advanced Research and Development Authority) concerne le volet américain ; le contrat de référence pour la France est celui passé avec la Commission européenne. Ces deux contrats sont de nature différente. Le contrat avec la BARDA obéit à une logique de financement, de R&D, alors que celui qui a été conclu avec l'Union européenne répond à une logique d'achat anticipé. Ces deux logiques sont complémentaires. Cela rejoint sans doute les sujets de gouvernance : l'agence Hera (Health Emergency Preparedness and Response Authority) a un rôle à jouer à l'échelle européenne pour les sujets de souveraineté sanitaire.

Mme Laurence Muller-Bronn. - Quelle part représentent les médicaments dans les investissements réalisés par Sanofi ?

Mme Clotilde Jolivet. - J'aurais du mal à vous répondre en pourcentage... Nous avons pu obtenir des aides de France Relance, car le secteur de la santé a été extrêmement important dans la conception de ce plan. Beaucoup de nos CDMO (Contract Development Manufacturing Organisations), c'est-à-dire de nos sous-traitants, ont été soutenus par France Relance, à la suite de l'identification des besoins de production et de mise en flacon. Dans ce mouvement, Sanofi a bénéficié d'une allocation de France Relance pour le site d'Aramon. Je vous transmettrai les ordres de grandeur.

Nous avons également bénéficié de financements de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) pour un projet de décarbonation, et des aides du fonds européen de développement régional (Feder) ont bénéficié à certains projets d'investissement de Sanofi.

Mme Laurence Muller-Bronn. - Ce n'était pas ma question : il n'y a pas de pénurie de financement public. Quelle est la part, dans votre budget, des investissements dans les médicaments matures et de ceux dans les médicaments innovants ?

Mme Clotilde Jolivet. - En 2022, nous avons réalisé 350 millions d'euros d'investissements industriels, et sur la partie nouvelle capacité, c'est-à-dire des nouveaux volumes, nous avons investi plus de 200 millions d'euros. Nous avons détaillé davantage d'éléments dans un tableau adressé en réponse au questionnaire reçu en amont de l'audition. La part des nouvelles capacités est importante dans nos investissements, surtout depuis quelques années.

Mme Audrey Derveloy. - Si je peux rebondir, même si cela ne répond pas vraiment à votre question, pour le secteur de la R&D, et non seulement pour Sanofi, les investissements publics représentent 1 % des investissements réalisés, excepté le crédit d'impôt recherche. L'investissement privé en R&D est donc important ; pour Sanofi, il représente deux milliards d'euros. Nous sommes le premier investisseur privé en R&D en France.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Cela fera partie du questionnaire écrit que nous vous ferons parvenir. Vous n'avez pas répondu à la question concernant le renoncement ou l'abandon de la fabrication de médicaments destinés au marché français en raison de prix trop faibles. Étonnamment, vous évoquez peu cette question du prix du médicament, alors que le directeur général de Leem avait beaucoup insisté dessus...

Mme Audrey Derveloy. - Nous sommes complètement alignés sur la position du Leem : nous soutenons pleinement les propos de son directeur général.

En revanche, pour répondre à votre question, non, à ce jour, ce n'est pas arrivé. J'ajoute toutefois que nous sommes extrêmement inquiets face à cette situation. Comme le directeur général du Leem, nous souhaiterions que l'article 28 de l'accord-cadre CEPS-Leem et l'article 65 de la LFSS pour 2022 soient appliqués.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous avez le sentiment que, pour un certain nombre de médicaments matures, vous êtes arrivés à un prix tellement bas que vous n'êtes plus en situation de garantir leur fourniture ?

Mme Audrey Derveloy. - En effet, cela ne nous met pas dans des conditions favorables.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - C'est une réponse diplomatique...

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je souhaiterais des réponses plus précises. Plusieurs de mes collègues vous ont interrogé sur l'avenir de la chimie pharmaceutique. Or vous possédez un site emblématique de la chimie pharmaceutique de demain : je pense au site de Sisteron. Toutefois, à ma connaissance, le bâtiment où Sanofi a investi n'a pas l'activité escomptée, par manque de molécules. Cela correspond-il à la réalité ?

Les dividendes versés par Sanofi représentent plus de 50 % de ses bénéfices, soit 4,1 milliards d'euros. Est-ce compatible avec une politique ambitieuse de recherche ? Combien de salariés sont-ils associés aux activités de recherche, alors que les personnels du groupe ont diminué de 28 % entre 2007 et 2023 ? Cette question précise demande des réponses précises. Je vous rappelle que nous sommes dans le cadre d'une commission d'enquête.

Mme Audrey Derveloy. - Les dividendes versés sont source de robustesse financière du groupe. Bien évidemment, avoir un leader français en situation financière solide est déjà une source de satisfaction, je tenais à le dire. Aujourd'hui, les dividendes versés ne remettent pas en question les arbitrages existants sur la R&D ou sur les investissements industriels, c'est important.

Pour donner un ordre de grandeur, en 2021, deux milliards d'euros ont été investis en R&D en France - six milliards à l'échelle du groupe -, la masse salariale a représenté neuf milliards d'euros et les achats aux fournisseurs 14 milliards. Il n'y a pas d'arbitrage mettant en péril les investissements industriels ou en R&D. Du reste, certains de nos collaborateurs touchent une partie de ces dividendes, puisqu'ils sont actionnaires.

Aujourd'hui, 4 000 personnes travaillent dans la R&D en France, et 11 000 personnes travaillent sur l'outil industriel, dans notre secteur affaires industrielles. Cela concerne donc 15 000 collaborateurs, qui représentent la majeure partie de nos collaborateurs sur le sol français.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Et où travaillent les 5 000 restants ?

Mme Audrey Derveloy. - Ils occupent toutes les autres fonctions dans nos sites tertiaires, ou des fonctions globales associées à la maison-mère du groupe, située en France. La majorité de nos collaborateurs travaillent pour nos affaires industrielles, et 4 000 d'entre eux en R&D.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Et sur Sisteron ?

Mme Clotilde Jolivet. - En ce qui concerne le site de Sisteron, nous devons vérifier l'information. Il se peut qu'un bâtiment ait une activité moindre que d'autres, mais je ne dispose pas d'informations actuellement. En revanche, nous avons investi dans ce site, notamment pour une nouvelle unité de lancement, à hauteur de 60 millions d'euros sur plusieurs années. Ce site a bénéficié de tels investissements, parce que nous sommes convaincus qu'il est possible d'y faire de belles choses, en raison des compétences qu'on y trouve. Ces produits chimiques sont issus de notre recherche et développement ou de nos collaborations, et il y a vraiment un potentiel.

Mme Audrey Derveloy. - Je dispose d'informations sur le site de Sisteron : nous avons 600 collaborateurs sur ce site, 120 employés en R&D, 480 en affaires industrielles. Sur ce site est aujourd'hui produit le Tolébrutinib, un médicament en développement pour traiter la sclérose en plaques. En 2021, 25 millions d'euros ont été investis, et les principaux projets concernent effectivement des lancements de petits volumes, mais nous développons également un procédé chimique continu par microfluidique ; je ne suis pas experte du sujet.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Nous attendons des réponses précises au questionnaire que nous vous enverrons. Pourquoi ma question ? Parce que plusieurs sites de Sanofi ont reçu des investissements extrêmement importants dans des bâtiments, avant que le projet ne soit abandonné. Quelques millions ont été investis, avant que la politique ne change. Je voulais savoir si la même chose se passait à Sisteron.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Madame la directrice, nous vous remercions pour vos réponses. C'était un échange à bâtons rompus, un peu âpre, mais c'est l'objet de cette commission d'enquête. Comme le phénomène des pénuries n'est pas nouveau et qu'il s'aggrave de manière exponentielle, nous avons à coeur d'avancer pour faire des propositions rapidement efficaces et rattraper le temps perdu.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Anthony Puzo, secrétaire général,
et Antoine Puzo, président, de la Fédération française
de la distribution pharmaceutique (FFDP)
et MM. Frédéric de Girard, vice-président,
et Germain Hezard, secrétaire général, de la Fédération nationale
des dépositaires pharmaceutiques - Log Santé

(mercredi 12 avril 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française poursuit aujourd'hui ses travaux, avec sa deuxième audition de l'après-midi, en recevant des acteurs de la distribution pharmaceutique, maillons incontournables de la chaîne d'approvisionnement en médicaments des plus de 21 000 officines françaises, mais aussi, plus minoritairement, de nos hôpitaux.

Il nous a en effet paru important de tenter d'y voir clair dans le circuit de distribution du médicament, qui ne brille pas, en France, par sa simplicité. Du site de production à la pharmacie, les flux de médicaments sont en effet gérés selon diverses modalités.

Les grossistes-répartiteurs, premièrement, sont des établissements pharmaceutiques et ont des obligations de service public ; ils doivent desservir toutes les officines de leur secteur, livrer tout médicament de leur stock dans les 24 heures et détenir en permanence 90 % des présentations de spécialités pharmaceutiques commercialisées en France ainsi qu'un stock représentant quinze jours de consommation habituelle sur leur zone de chalandise déclarée, laquelle est soumise à autorisation du directeur général de l'ANSM.

Deuxième type d'acteurs : les dépositaires. Ils ne sont pas propriétaires des médicaments dont ils assurent la distribution : en tant que prestataires de l'industrie pharmaceutique, ils agissent au nom et pour le compte d'un donneur d'ordre dont ils sont des sous-traitants. Leur mode de rémunération, donc leur équilibre économique, diffère, à cet égard, de celui des grossistes-répartiteurs, dont le modèle repose sur une marge réglementée, fixée par les pouvoirs publics.

Troisième possibilité : certains laboratoires vendent leurs produits directement aux officines, notamment, mais pas seulement, lorsqu'il s'agit de médicaments onéreux ou quand la population concernée est faible. À propos de cette relation « directe » entre laboratoires et pharmaciens, le président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine nous a parlé de « pratiques commerciales douteuses », ce court-circuitage des grossistes procédant paradoxalement d'un circuit « plus long et plus complexe » pour le pharmacien et d'une dégradation de la qualité de l'approvisionnement
- vous nous direz ce que vous pensez de ces appréciations.

La difficulté provient à la fois de cette coexistence de divers types de flux et du non-respect de leurs obligations de service public par certains grossistes, dits short-liners, qui portent atteinte à l'image de la profession : ceux-ci, loin de détenir la collection requise, acquièrent des stocks pour un assortiment très limité de spécialités et les revendent à d'autres distributeurs, notamment au sein de l'Union européenne. Ils jouent ainsi du différentiel de prix entre le marché français et les marchés étrangers et ce phénomène d'export parallèle est souvent cité parmi les facteurs de pénurie. Les dépositaires et les short-liners sont souvent pointés du doigt en ce qu'ils contribueraient à la déstabilisation du marché du médicament ; vous nous direz si c'est légitime.

Afin de commencer de tirer tout cela au clair, et en attendant d'auditionner la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique, qui représente les grossistes-répartiteurs d'envergure nationale, nous recevons aujourd'hui MM. Anthony Puzo , secrétaire général, et Antoine Puzo, président de la Fédération française de la distribution pharmaceutique (FFDP), qui est l'organisation représentative des grossistes-répartiteurs régionaux et indépendants, représentant, donc, les opérateurs de proximité de la répartition - car l'enjeu du maillage territorial, en matière de distribution du médicament et de lutte contre les pénuries, est évidemment essentiel.

Nous recevons également M. Frédéric de Girard, vice-président de la Fédération nationale des dépositaires pharmaceutiques, plus connue sous le nom de Log Santé, qui est accompagné de M. Germain Hezard, secrétaire général. La profession de dépositaire étant moins connue que celle de grossiste-répartiteur, son rôle étant peut-être moins clairement défini et soulevant davantage d'interrogations, il importait que nous vous donnions la parole.

Je vais vous céder à chacun tour à tour la parole pour un bref propos introductif, qui vous donnera l'occasion de nous éclairer très concrètement sur vos métiers respectifs et de nous présenter vos analyses et préconisations concernant la prévention et la gestion des pénuries de médicaments.

Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, chacun votre tour, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Anthony Puzo, Antoine Puzo, de Girard et Hezard prêtent serment.

Je vous remercie et vais donc maintenant vous donner successivement la parole. Vous voudrez bien, le cas échéant, indiquer quels sont vos éventuels liens d'intérêt.

Monsieur Puzo, pour commencer, vous avez la parole.

M. Anthony Puzo, secrétaire général de la Fédération française de la distribution pharmaceutique (FFDP). - Je vous remercie d'auditionner notre fédération. Celle-ci a été fondée le 12 février 2017 par le souhait de grossistes-répartiteurs régionaux et indépendants soucieux de leur mission de santé publique, pour être une force de proposition auprès des instances régaliennes et des structures représentatives du monde pharmaceutique.

Nous nous définissions en tant que régionaux par le fait que nous exerçons notre activité sur un territoire de répartition correspondant le plus souvent à quelques départements ou à une région. La proximité que nous entretenons avec les pharmaciens d'officines nous permet d'avoir la connaissance de leurs problématiques. En outre, nous n'avons aucune ambition nationale.

Par ailleurs, nous sommes indépendants financièrement de toute structure ou de tout groupe d'entreprises, ce qui nous confère une grande liberté d'action et de décision.

Le sujet de la pénurie est un sujet auquel nous sommes confrontés tous les jours dans notre pratique quotidienne. Le grossiste-répartiteur est le pivot essentiel de la chaîne du médicament en tant que lien entre les laboratoires et les officines. À ce titre, il subit à la fois les problématiques de l'industrie pharmaceutique et celles des pharmacies d'officine.

Notre activité est sous-tendue par des référentiels, dont l'article R.5124-59 du code de la santé publique et les bonnes pratiques de distribution en gros nous conférant une responsabilité qui se manifeste par nos obligations de service définies par ces mêmes textes.

Ces obligations sont de quatre ordres : livrer en moins de 24 heures toute officine faisant une demande dans la limite de notre territoire de répartition ; disposer de 15 jours de stock ; disposer des neuf dixièmes des spécialités pharmaceutiques commercialisées en France et effectuer des astreintes conjointement avec nos confrères. C'y ajoute, depuis septembre 2021, la vigilance vis-à-vis des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM).

Aujourd'hui, la réalisation de ces obligations est impactée à plusieurs titres par les pénuries de médicaments.

En premier lieu, le grossiste-répartiteur ne produit pas et ne peut que distribuer en l'état un médicament acquis auprès d'un exploitant pour le distribuer dans les mêmes conditions à l'officine qui en fait la demande. En d'autres termes, si je ne suis pas livré, je ne peux donc pas distribuer aux officines malgré le fait d'avoir commandé ledit médicament.

J'ajouterai que nous n'accédons pas toujours à la totalité des gammes des laboratoires (largeur) ou que ne recevons pas toujours la quantité demandée (profondeur). À ce titre, les quotas ou contingentements sont de plus en plus drastiques pour un nombre croissant de médicaments. Lorsqu'un produit est contingenté, nous disposons uniquement d'une quantité limitée octroyée par le laboratoire sur la base de nos parts de marché calculée à l'échelon national, mais inférieure à la totalité des demandes des pharmacies que nous livrons.

Nous avons aussi constaté un allongement aléatoire des délais de livraison de certains laboratoires, ce qui augmente la complexité de gestion des stocks.

Nous rencontrons également des difficultés à conclure des conventions avec des laboratoires producteurs de génériques, ce qui limite notre accès à des alternatives thérapeutiques pour une même molécule à des prix compétitifs. Conformément à l'article L. 5121-29 du code de la santé publique, les grossistes-répartiteurs doivent être approvisionnés de manière continue et appropriée afin de leur permettre de remplir leurs obligations de service public.

Les pharmaciens d'officine nous font part de leur désarroi et de leurs difficultés à trouver les médicaments pour leurs patients tout autant que du temps considérable passé à les chercher. Il est d'autant plus difficile pour nous grossistes-répartiteurs de répondre par la négative lorsque que ces pharmaciens s'adressent à nous en espérant obtenir le médicament considéré. C'est particulièrement le cas lorsque nous n'avons pas été livrés ou que le quota reçu des laboratoires ne couvre pas les demandes des officines. Dans la plupart des cas, nous sommes également dans l'impossibilité de fournir une date prévisionnelle de réapprovisionnement car celle-ci n'est pas renseignée dans le DP-Ruptures.

Malgré cela, nous essayons tant bien que mal, de dialoguer avec les laboratoires afin qu'ils débloquent les quantités nécessaires sur preuve de demandes officinales mais sans aucun succès dans la plupart des cas.

Sur un plan économique, l'abaissement des prix des médicaments au fil des années a diminué notre marge. Notre rémunération ne repose que sur la différence entre le prix de vente et le prix d'achat. Notre marge est de 6,93 %. Mathématiquement, la diminution du prix fabricant engendre une baisse de celle-ci en valeur absolue alors qu'en parallèle, les frais d'exploitation et de transport augmentent.

Même si le sujet est multifactoriel, quelques éléments pourraient contribuer à l'atténuer en ce qui concerne les grossistes-répartiteurs régionaux et indépendants.

Lorsque le pharmacien d'officine passe par les stocks d'urgence pour obtenir le médicament concerné, les délais de livraison sont augmentés alors qu'ils seraient réduits par les grossistes-répartiteurs qui sont à même de gérer l'urgence. Nous devrions pouvoir y avoir accès afin de garantir un accès rapide des médicaments aux officines et par extension aux patients. En outre, cette gestion des stocks d'urgence via les grossistes-répartiteurs permettrait d'alléger les frais de stockage supportés par les exploitants. 

Ces stocks d'urgence seraient constitués à partir des stocks de sécurité des exploitants sur la base des parts de marché respectives de chaque grossiste calculées par le Groupement pour l'élaboration et la réalisation de statistiques (GERS). Afin de ne pas ajouter un délai supplémentaire de livraison, ces stocks doivent être gérés en région à l'instant de la demande de l'officine.

Cette gestion des stocks d'urgence implique une transparence vis-à-vis des autorités sanitaires régionales (ARS) notamment par la production des documents de vente et d'achat permettant de justifier les flux de produits, comme c'est déjà le cas pour le Paxlovid avec Santé publique France (SPF).

Les auditions précédentes ont mis en avant la notion d'anticipation des pénuries, ce que nous faisons déjà en adaptant nos rythmes de commande auprès des laboratoires lorsque cela est possible ainsi que lorsque nous connaissons la date de réapprovisionnement du médicament communiquée par le laboratoire sur DP-Ruptures, ce qui est rarement le cas et nous place dans l'impossibilité de la communiquer aux pharmaciens.

Sur le plan économique, nos entreprises sont en pleine croissance. Cependant, en application de l'article L138-2 du code de la sécurité sociale, elles sont assujetties à la contribution à la charge des établissements de vente en gros de spécialités pharmaceutiques et des entreprises assurant l'exploitation d'une ou plusieurs spécialités pharmaceutiques, assise sur l'évolution de leur chiffre d'affaires (« taxe Acoss »). Son assiette est composée de trois parts, dont la première représente 1,75 % du chiffre d'affaires de l'année, pourcentage que de nombreux amendements examinés dans le cadre de la discussion des PLFSS successifs ont tenté en vain de diminuer. La seconde part est égale à 2,25 % de l'évolution du chiffre d'affaires d'une année sur l'autre, y compris lorsqu'elle est négative ; dans les deux cas, elle se cumule avec la première part.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous rappelle que notre commission d'enquête porte sur la pénurie de médicaments.

M. Anthony Puzo. - Je me permettrai de vous montrer le lien à la fin de mon intervention.

L'impact de cette seconde pèse sur l'activité des grossistes-répartiteurs régionaux et indépendants, alors que nos entreprises contribuent à l'activité locale et à la création d'emplois. C'est pourquoi, lorsque cette seconde part est positive, nous avons proposé d'en affecter le produit à la formation des équipes et le recrutement de nouveaux collaborateurs.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - J'insiste : nous voulons comprendre la logique avec la pénurie de médicaments.

M. Anthony Puzo. - Je vais donc conclure. La question de la pénurie de médicaments n'a pas seulement trait à la disponibilité de produits, mais aussi à leur mise à disposition des officines et donc des patients.

Compte tenu des difficultés économiques que j'ai mentionnées, certaines officines situées dans des zones plus isolées verraient la fréquence de leur approvisionnement réduite, au détriment des patients.

M. Frédéric de Girard, vice-président de la Fédération nationale des dépositaires pharmaceutiques - Log Santé. - Madame la présidente, je vous remercie d'avoir précisé d'emblée la nuance très importante qui distingue les dépositaires des grossistes-répartiteurs : ce sont deux métiers très différents de la chaîne logistique. Le dépositaire est un sous-traitant du laboratoire ; il agit pour ordre et pour compte de ce laboratoire : il exécute ses commandes, ses réceptions, ses contrôles, ses stockages, pour un territoire donné.

On assiste aujourd'hui à une complexification de la chaîne de distribution, notamment en amont, puisque les produits sont fabriqués dans des usines situées partout dans le monde, une des causes essentielles des pénuries étant le manque de capacité de ces usines compte tenu de l'augmentation de la demande en Chine et en Inde. En Europe, on manque à la fois de capacités de production de principes actifs et de fabrication de produits finis, même si des efforts sont faits par les laboratoires qui y possèdent encore des usines.

Certains laboratoires distribuent eux-mêmes par le biais de leur propre structure dépositaire - c'est assez rare ; d'autres externalisent cette distribution auprès des dépositaires en concluant un contrat pour une zone donnée. Les flux se sont complexifiés ; il existe des plateformes dépositaires européennes, dont certaines sont implantées en France. Celles-ci alimentent plusieurs marchés européens et gèrent les produits en références et en numéros de série, comme l'impose la réglementation - tous les produits sont sérialisés.

Nous préconisons qu'il soit possible de mettre en oeuvre une logique de différenciation retardée pour les produits qui présentent des risques de rupture : les dépositaires ont la capacité de faire du conditionnement secondaire différencié en fonction des pays, afin de mieux gérer les volumes de produits en conditionnement primaire.

Il est arrivé, sur une plateforme européenne, qu'un produit dont l'exploitant disposait d'une autorisation de mise sur le marché en Belgique, mais pas en France, soit transformé, avec l'aide de l'ANSM, pour être distribué dans ce second pays, ce qui a permis de pallier une rupture sur un produit d'importance thérapeutique majeur : voilà une autre piste, modeste, pour gérer un flux très tendu.

Le dépositaire, au-delà de la distribution, peut proposer différents statuts au distributeur : exploitant, exportateur, importateur. Le dépositaire a donc plusieurs cordes à son arc et peut aider les laboratoires et les instances publiques à mieux gérer le dispatching des stocks.

Par ailleurs, les dépositaires peuvent non seulement traiter des produits finis, prêts à être mis sur le marché, mais aussi des flux de principes actifs (API - Active pharmaceutical ingredients), ou matières premières à usage pharmaceutique (Mpup), pour ordre et pour compte d'un laboratoire - c'est ce que l'on appelle la logistique amont du laboratoire.

Le dépositaire a donc plusieurs rôles à jouer pour aider le laboratoire à gérer ses flux. Les grossistes-répartiteurs jouent leur rôle, d'achat-revente ; il arrive aussi aux laboratoires, pour les grosses commandes, de vendre directement aux hôpitaux ou à certaines officines, quand cela se justifie logistiquement parlant.

Pendant la crise du covid, avec Santé publique France, une distribution spécifique a été organisée pour les curares et les hypnotiques, à partir du 27 avril 2020. Un montage global a été mis en place entre Santé publique France et les dépositaires pour assurer l'acheminement de certaines gammes de produits : constitution d'un stock de sécurité et dispatching au fil de l'eau dans les hôpitaux en fonction des besoins. Une instruction détaillant ce schéma contractuel et opérationnel a été publiée.

Ce métier de dépositaire est méconnu : nous sommes du côté du laboratoire, rémunérés en activity-based costing (ABC), à l'unité d'oeuvre, c'est-à-dire à l'activité logistique, que l'on traite des produits à 1 500 euros ou à 10 euros la boîte. Autrement dit, nous ne grevons pas le prix du médicament. C'est le laboratoire qui nous rémunère - voilà l'intérêt du dépositaire.

Il existe des plateformes dépositaires européennes de 30 000 ou 40 000 mètres carrés : ce sont des structures très importantes, au point que le ministère de la santé et le ministère de la défense ont attribué le statut d'organisme d'importance vitale (OIV) à certaines d'entre elles, où l'on trouve notamment certains produits d'une certaine liste - cela signifie que, quoi qu'il arrive, même en cas de vicissitude extérieure, les produits entrent et sortent de la plateforme.

M. Bruno Belin. - Avez-vous une obligation ordinale ? Des conditions de diplôme s'appliquent-elles à l'exercice de votre métier ?

M. Frédéric de Girard. - Les établissements dépositaires sont des établissements pharmaceutiques, comme les grossistes-répartiteurs. Je suis moi-même pharmacien responsable de ma structure.

En cas d'importation en Europe depuis un marché extérieur, nous pouvons « colibérer » le médicament, c'est-à-dire jouer le rôle, pour le compte du laboratoire exploitant, de point d'entrée sur le marché européen.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie et donne immédiatement la parole à notre rapporteure, Laurence Cohen.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Concernant les ruptures, comment le système Pharma ML, créé en 2003 et géré par les grossistes-répartiteurs, s'articule-t-il avec le DP-Ruptures ? Ces systèmes d'information permettent-ils aujourd'hui d'informer correctement l'ensemble des acteurs de la chaîne des ruptures constatées par les pharmaciens ? Ce problème d'information est apparu extrêmement prégnant au fil de nos précédentes auditions...

Estimez-vous, les uns et les autres, avoir une part de responsabilité dans ces ruptures d'approvisionnement ? Par exemple, procédez-vous à des exportations parallèles ? Quelle est l'évolution de la part de l'export dans les activités et dans le chiffre d'affaires des grossistes-répartiteurs et des dépositaires ?

Le fait que l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé interdise régulièrement l'exportation de médicaments valide-t-il selon vous l'existence d'un lien de causalité entre exportations et pénuries ?

Les mesures d'interdiction temporaire de vente directe par les laboratoires sont-elles efficaces ? Sont-elles respectées ?

Dans quelle mesure l'existence de short-liners, qui ne respectent pas l'ensemble des obligations pesant sur les acteurs de la répartition, vous paraît-elle favoriser l'apparition de phénomènes de ruptures ? Quelle part de marché représentent ces short-liners, qui disparaissent parfois au bout d'un an d'activité ? Ce phénomène a déjà été relevé par la commission des affaires sociales du Sénat.

Enfin, les grossistes-répartiteurs se rémunèrent sur le prix du médicament ; faut-il à cet égard réformer les modalités de fixation dudit prix ou revoir ce schéma de rémunération ?

M. Anthony Puzo. - Concernant l'articulation des systèmes d'information, je n'ai pas connaissance de liens informatiques entre les deux : Pharma ML relève de la communication entre les officines, c'est-à-dire des logiciels de gestion des officines et ceux des distributeurs ; tandis que DP-Ruptures est une plateforme administrée par l'Ordre et renseignée par les exploitants. Ce sont deux choses différentes : DP-Ruptures permet de voir les ruptures déclarées, Pharma ML permet aux officines d'interroger les stocks des distributeurs pour voir si le produit est disponible, en manque fabricant, en manque rayon, en arrêt de fabrication...

M. Antoine Puzo, président de la Fédération française de la distribution pharmaceutique. - Il est possible que nous ayons parfois une part de responsabilité dans les ruptures, lorsque nous n'avons pas demandé un approvisionnement au bon moment. Toutefois, comme il existe de nombreux répartiteurs auxquels peuvent recourir les pharmaciens, si l'un n'a pas bien effectué ses choix de commande, d'autres répartiteurs vont compenser. Ce n'est donc pas selon moi une cause de rupture.

Les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) ne peuvent pas être exportés par les grossistes-répartiteurs sous peine d'amende, calculée selon un pourcentage très élevé du chiffre d'affaires du médicament en question. Selon moi, il n'y a donc pas de liens entre exportations parallèles et ruptures d'approvisionnement.

M. Anthony Puzo. - Il est prévu par le code de la santé publique que les grossistes-répartiteurs ne peuvent exporter que s'ils ont rempli leurs obligations de service public. Nous devons donc remplir nos obligations en tant que répartiteurs, par rapport aux officines, avant d'exporter.

M. Frédéric de Girard. - Concernant le tracking des ruptures, les dépositaires sont absents de tous les systèmes. La plateforme TrustMed est gérée par l'exploitant, DP-Ruptures est gérée par les titulaires ou exploitants d'AMM, de même que TRACStocks. Nous n'avons aucun lien avec ces systèmes, et cela fait d'ailleurs partie de nos propositions. Nous pourrions en effet y voir des signaux faibles précurseurs de rupture parmi les flux, comme des commandes situées à un niveau extraordinairement élevé qui dénoteraient d'une tension d'approvisionnement, ou des retards de livraison d'une usine qui connaîtrait des difficultés de production. Nous aurions cette capacité à lire dans nos flux lorsque les choses se tendent.

Nous proposons donc que l'État mette sur pied un nouveau dispositif auquel soient associés les dépositaires, pour suivre les tendances des stocks. Cela permettrait d'éclaircir les choses en amont avec les laboratoires, pour prévoir les ruptures plutôt que de les subir, et afin de mitiger le risque, par exemple via d'autres flux d'approvisionnement par d'autres laboratoires.

Il est certes compréhensible que nous n'ayons pas d'accès direct à ces outils de tracking, car nous travaillons pour le laboratoire et c'est lui est responsable, mais nous pourrions jouer un rôle pour percevoir les signaux faibles et prévenir les ruptures.

Concernant les MITM, nous appliquons strictement la législation. Aucun risque n'est pris par le dépositaire, ni d'ailleurs a fortiori par le laboratoire selon moi. La compliance est très importante dans la relation qui nous lie au laboratoire, car son image serait fortement atteinte en cas de dérives. Notre responsabilité est engagée, dans le cahier des charges, en cas de contravention aux demandes du laboratoire. C'est le laboratoire qui doit, lui, reporter les ruptures au travers des systèmes d'information.

M. Germain Hezard, secrétaire général de la Fédération nationale des dépositaires pharmaceutiques - Log Santé. - Il faut bien garder à l'esprit que le laboratoire reste propriétaire et responsable du stock. Le dépositaire agit pour le compte du laboratoire.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Revenons à ma question concernant les mesures d'interdiction de vente directe par les laboratoires. Sont-elles efficaces et respectées ? Le délégué général de la chambre syndicale de la répartition pharmaceutique a notamment évoqué cet enjeu au sujet de l'amoxicilline.

Qu'en est-il de ma question précédente concernant les short-liners ? Et en matière de rémunération des grossistes-répartiteurs dépendant du prix du médicament ?

M. Frédéric de Girard. - Concernant les short-liners, je ne connais pas ce type d'activité et ne peux répondre à leur place. Il est possible que nous en servions, puisque pour les dépositaires, c'est le laboratoire qui nous demande de livrer tel ou tel grossiste.

De même, je ne peux pas répondre en ce qui concerne le mécanisme de rémunération des grossistes, qui touche à leur stratégie financière.

Concernant les ventes directes, nous en effectuons sur ordre du laboratoire : il s'agit en général de commandes importantes passées par les pharmacies ou les hôpitaux. Elles se justifient par le flux : lorsque l'établissement a la capacité de stocker, nous traitons des commandes à fort volume en vente directe.

M. Germain Hezard. - Avoir recours aux dépositaires, qui font ensuite de la vente directe, offre l'avantage de conserver la centralisation des stocks, sans dilution de ces stocks entre plusieurs entrepôts sur le territoire. Cela permet d'avoir accès à un plus grand volume centralisé, ce qui n'est pas sans lien avec le sujet de l'approvisionnement.

Le recours à la vente directe dépend des stratégies d'achat des officines et de leur relation avec les laboratoires, en fonction des volumes d'achat et des remises commerciales qui pourraient entrer en considération.

M. Frédéric de Girard. - Par exemple, historiquement, les génériques ont été lancés via des ventes directes aux officines dans les années 2000.

M. Antoine Puzo. - Je n'ai rien à ajouter : tout a été dit. La vente directe n'est pas interdite par la législation : le laboratoire peut vendre en direct aux pharmacies.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Une interdiction réglementaire et temporaire de vente directe a été décidée pour faciliter la gestion des stocks et éviter que des flux parallèles ne créent une iniquité territoriale de répartition au gré des relations contractuelles directes entre une pharmacie et un laboratoire.

M. Antoine Puzo. - Ce sont des choses qui arrivent. Quand nous commandons auprès d'un laboratoire un produit dont un client a besoin en urgence, il arrive que le laboratoire nous demande le nom de la pharmacie pour la livrer directement,...

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - ... ce qui provoque une moindre transparence sur les flux.

M. Frédéric de Girard. - Non, je ne pense pas qu'il y ait dans ce genre de situations une quelconque volonté de moindre transparence.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je n'ai pas parlé de « volonté » : simplement, l'existence de flux parallèles, qui échappent à vos activités respectives, concernant des médicaments en tension, peut rendre difficile le suivi de l'état des stocks.

M. Frédéric de Girard. - D'où tous les systèmes de tracking qui sont mis en place.

Mme Corinne Imbert. - J'apporte une réponse du terrain : oui, à un moment donné, il y a eu des médicaments, en l'occurrence un produit à base de paracétamol, que l'on ne pouvait plus commander à un certain laboratoire récemment auditionné, ou que l'on pouvait commander, mais de façon contingentée : limitation à un carton par officine, par exemple. Il est arrivé aussi que l'on ne puisse plus commander certains médicaments auprès des grossistes-répartiteurs. Ces mesures ont duré un temps, au moment des plus fortes tensions, au coeur de l'hiver ; désormais, les choses sont revenues un peu à la normale.

Le laboratoire peut donc avoir la consigne, émanant du ministère, de cesser ses livraisons en direct - il n'a pas le choix - pour éviter la dispersion des stocks.

Messieurs, vous êtes tous des acteurs de la logistique du médicament, mais vous n'avez pas le même métier. Avez-vous le sentiment que les industriels favorisent plutôt les grossistes-répartiteurs ou les dépositaires ? Quand un médicament est confié à un dépositaire, il reste propriété du laboratoire : il n'est pas encore vendu. En cas de pénurie, les industriels ont-ils privilégié un circuit plutôt qu'un autre ?

De votre côté, en tant que répartiteur ou en tant que dépositaire, avez-vous appliqué des contingentements à vos clients ? Messieurs les représentants des dépositaires, j'ai bien compris que les pharmaciens d'officine ou les hôpitaux que vous livrez n'étaient pas vos clients, mais est-il arrivé que des laboratoires vous donnent des consignes de contingentement ?

Côté dépositaires, quelle part de marché représentent les hôpitaux par rapport aux officines ? Je continue de m'adresser spécifiquement aux dépositaires : livrez-vous des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) pour le compte des laboratoires ?

Une dernière précision : lorsqu'un médicament est en rupture, tant chez les grossistes que chez les dépositaires, et qu'il n'existe pas d'équivalent thérapeutique, le pharmacien a la possibilité d'appeler directement le laboratoire qui, à titre exceptionnel, peut lui envoyer une boîte de médicament : cela se fait en toute transparence. Il ne s'agit pas, en l'espèce, de court-circuiter la chaîne du médicament, mais de répondre en urgence au besoin d'un patient : exceptionnellement, le laboratoire vous dépanne dans l'intérêt du patient. Reste qu'ordinairement les laboratoires privilégient la chaîne d'acheminement classique, c'est-à-dire les acteurs de la logistique que sont les grossistes-répartiteurs et les dépositaires, auxquels s'appliquent des obligations spécifiques.

Mme Émilienne Poumirol. - Monsieur Puzo, vous avez évoqué la possibilité de constituer des stocks d'urgence régionaux : est-ce à dire qu'ils n'existent pas ? Dans ce cas, pouvez-vous nous préciser quel serait leur fonctionnement. ?

Notre rapporteure vous a interrogé sur les exportations parallèles, que, si j'ai bien compris, ni les grossistes-répartiteurs, ni les distributeurs ne pratiquent. D'où proviennent ces exportations parallèles dont tout le monde parle ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - L'absence de transparence sur l'état des stocks a été évoquée à plusieurs reprises. Les laboratoires expliquent qu'ils ont libéré les stocks, désormais chez les grossistes-répartiteurs. À l'instar de ce qui se fait aux Pays-Bas, ne faudrait-il pas disposer d'un état régulier des stocks, y compris chez les grossistes-répartiteurs et dans les plateformes logistiques des distributeurs ?

Le rôle exercé par Santé publique France en matière de fourniture d'anesthésiques pendant la pandémie est-il, selon vous, reproductible à d'autres médicaments en urgence, notamment à ceux qui figureront sur la liste des médicaments critiques ? N'oublions pas que les palettes parvenues dans les hôpitaux au plus fort de la crise de la covid comportaient des boîtes disposant de notices en langues étrangères, dosages et concentrations différents, ce qui a provoqué un risque iatrogène très important. Afin de l'éviter, peut-on envisager une homogénéité des produits distribués ?

L'obligation de détention de quinze jours de stocks par les grossistes-répartiteurs est?elle suffisante, ce qui constituerait, j'en conviens, un surcoût ? Aux Pays-Bas, elle est égale à deux mois...

La mise à disposition, en urgence, d'anesthésiques a nécessité la prise d'un arrêté ministériel. Nous pourrions disposer d'une procédure générale, mise en oeuvre lorsqu'apparaît une pénurie.

M. Bruno Belin. - Il est en effet essentiel d'avoir une vision claire de l'état des stocks et de leur évolution.

Pour prolonger la question posée par Corinne Imbert, les dépositaires n'ont-ils pas le sentiment d'être responsables, mais pas coupables ? Ainsi, s'agissant du paracétamol, les pharmaciens qui disposent de la trésorerie et de la capacité physique pour constituer des stocks importants ne sont-ils pas approvisionnés au détriment des grossistes-répartiteurs, qui livrent à des officines plus petites et qui ont moins de moyens, notamment en milieu rural ? Au bout du bout, il en résulte une vraie discrimination au détriment des patients qui font appel à ces officines plus petites et moins solides économiquement parlant. La question n'est plus celle des curares, qui s'est posée il y a trois ans, mais de pénuries qui persistent : des consignes ont-elles été données en ce sens, créant des carences pour certains patients ?

M. Anthony Puzo. - Quant à savoir si certains grossistes-répartiteurs ont été favorisés par les laboratoires par rapport à d'autres, ou par rapport aux dépositaires, il se trouve que je suis pharmacien responsable d'un grossiste-répartiteur régional : ce n'est pas le sentiment qui ressort de ma pratique quotidienne, peut-être même au contraire.

Concernant le contingentement, nous avons eu ce débat en tant que grossistes : devrions-nous instaurer des quotas sur certains médicaments, comme le paracétamol ? Lorsque les laboratoires ont eu mis en place des quotas, et que nous recevions notre part de produits, nous avons réalisé que les pharmaciens d'officine vérifiaient nos stocks via Pharma ML et achetaient tout le carton, au détriment des autres officines qui n'avaient plus accès au produit.

M. Bruno Belin. - Cela est très important !

M. Anthony Puzo. - Après discussion, il est apparu que les pharmaciens préféraient avoir accès à un produit, fût-ce en quantité inférieure, mais cela plus régulièrement ; plutôt que l'inverse. Non pas un carton entier reçu au début du mois, qui sera consommé en une semaine, mais plutôt quelques boîtes par semaine écoulées progressivement, selon un flux régulier, pour répondre à la demande des patients.

Les quotas que nous avons pu mettre en place font l'objet de discussions quotidiennes et d'évaluations régulières avec nos équipes et nos clients.

M. Antoine Puzo. - Je précise que ce sont deux officines qui nous ont justement demandé de mettre en place des quotas pour elles-mêmes.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Existe-t-il, à l'échelle de la France, des éléments de régulation ? Au vu de la diversité des situations (dépositaires, officines, ventes directes...), il faut bien trouver des arbitrages ou mettre en place une règle du jeu commune, qui vaille pour tous en cas de pénurie, pour garantir l'accès aux soins et l'équité du système. C'est là le coeur de notre sujet.

M. Antoine Puzo. - Cette règle du jeu, nous essayons de la mettre en place avec nos officines.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - N'y a-t-il pas de pilote dans l'avion pour fixer et appliquer ces règles ? Si vous n'êtes pas en mesure de nous répondre, c'est donc qu'il n'existe pas de règles claires...

M. Frédéric de Girard. - Je précise tout d'abord que Sanofi est son propre dépositaire, ne sous-traitant à personne ses flux logistiques. Je ne peux donc pas parler en son nom.

Concernant des produits comme l'amoxicilline, oui, il existe en effectivement des contingentements. Ils sont mis en oeuvre par les laboratoires, de manière équitable par rapport au marché, notamment par rapport aux grossistes.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Qu'entendez-vous par « par rapport au marché » ? Cela signifie-t-il que ces choix sont faits en fonction des commandes ou des besoins en santé publique ?

M. Frédéric de Girard. - Nos marchés sont les grossistes, les pharmacies et les hôpitaux, les plus gros flux passant par les grossistes. C'est cela que j'entends.

Nous subissons donc effectivement des périodes de contingentement, mais c'est le laboratoire qui organise ce contingentement.

M. Bruno Belin. - Nous avons bien compris que cela relève donc de l'initiative du laboratoire, qui priorise ses livraisons...

Mme Corinne Imbert. - Nous ne sommes pas surpris par les contingentements mis en oeuvre par les laboratoires, puisque certains, comme celui du paracétamol, ont été mis en place à la demande du Gouvernement. L'objectif était aussi, dans certains cas, de ne pas être tenus de répondre à des commandes trop importantes passées par certaines officines, mais plutôt de réguler les livraisons dans le temps.

Il y a donc plusieurs niveaux de contingentement possible. Si les dépositaires ne sont pas propriétaires des produits donc pas décisionnaires des destinataires ; lorsque vous recevez les commandes des officines, vous avez pu mettre en place une répartition priorisée de vos volumes. Cela peut conduire à des discriminations, certaines officines ayant un pouvoir d'achat plus important que d'autres, ce qui peut conduire à des déséquilibres territoriaux en termes d'accès aux médicaments. C'est le sens de nos questions.

Quelle est la répartition des livraisons des dépositaires entre hôpitaux et officines ?

M. Frédéric de Girard. - Nous avons fait, il y a cinq ans, une étude pour tenter d'objectiver cette répartition des flux.

M. Germain Hezard. - L'étude cite des chiffres de l'ordre de 95 % à destination des hôpitaux et entre 25 % et 30 % pour les officines.

M. Bruno Belin. - Cela ne fait pas 100 % !

M. Germain Hezard. - Quelque 95 % des flux des hôpitaux transitent par les dépositaires...

M. Bruno Belin. - Nous ne souhaitons pas connaître la part de marché, mais la répartition de vos volumes : lorsque vous recevez 100 produits, quelle part va vers qui ? Je pose des questions difficiles...

M. Frédéric de Girard. - Je n'ai pas ces chiffres sous les yeux, mais nous pourrons vous transmettre l'étude en question. Je peux en revanche affirmer que l'essentiel des volumes passe par les dépositaires et est dirigé vers les grossistes. Mais il existe aussi des hôpitaux fonctionnant en vente directe, de même que certaines officines.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Il nous serait utile de disposer de ces éléments chiffrés, au nom de la transparence et pour éclairer notre compréhension des flux. Le coeur du sujet des pénuries tient aux stocks et aux flux, donc à l'accès aux médicaments. Cette connaissance technique des flux, sans même parler de réglementation, est cruciale pour assurer l'équité d'accès aux médicaments. Nous l'avons vécu pour les vaccins durant la lutte contre le covid-19 : la logistique est un maillon essentiel, tout autant que la fabrication.

M. Germain Hezard. - Le modèle qui a fonctionné pour les curares, pendant la crise, pourrait peut-être être étendu à d'autres médicaments critiques. Les produits étaient détenus par l'État, avec des dotations réparties au niveau local en fonction des besoins. Le stockage et la distribution étaient assurés par les dépositaires.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - L'organisation de la distribution apparaît très complexe et compartimentée et cette audition ne permet pas, jusque-là, d'y voir plus clair. C'est l'équité dans l'accès aux médicaments, quels que soient le territoire ou la taille de l'officine, qui nous importe. Nous avons besoin de réponses précises.

Enfin, sur la répartition des flux entre l'hôpital et les officines : leurs parts respectives ne peuvent pas, additionnées, dépasser 100 %. Il faudra fournir ces données à la commission d'enquête.

M. Bruno Belin. - J'appuie l'intervention de Mme la rapporteure. Nous avons besoin de comprendre comment les pénuries se sont produites et comment nous pouvons les prévenir à l'avenir. Dans le cas du curare, des besoins soudains ont été couverts par la constitution de stocks de sécurité. Le problème n'est pas le même pour les produits du quotidien. Et, dans cette affaire, il faut prendre en compte le volet économique ! Le risque, c'est que seules les grosses officines, qui sont en mesure de payer immédiatement, soient livrées par les dépositaires. Un tel scénario, insupportable pour les petites pharmacies, nous renverrait en quelque sorte chez les Thénardier et casserait le principe d'égalité devant l'accès à la santé !

Enfin, monsieur Hezard, je suis surpris que vous ne soyez pas en mesure de nous indiquer la répartition des flux de votre secteur.

M. Anthony Puzo. - Contre la covid-19, les grossistes-répartiteurs que je représente participent encore aujourd'hui à la distribution de Paxlovid, au même titre que nos confrères de la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique. L'état des stocks et les flux sont communiqués chaque mois à Santé Publique France.

Les grossistes-répartiteurs peuvent contribuer à raccourcir les circuits de distribution : notre fédération a souvent soutenu la constitution de stocks d'urgence à leur niveau, afin de réduire les délais de livraison des officines.

Ce modèle, fondé sur une transparence des stocks détenus par les grossistes-répartiteurs et l'existence d'un tiers de confiance, qui peut être Santé publique France, fonctionne et pourrait être étendu sur un nombre précis de médicaments en tension.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - C'était l'objet de ma question : l'idée serait d'avoir une procédure reproductible sur une liste limitative de médicaments critiques.

M. Anthony Puzo. - Le Paxlovid relève aujourd'hui de stocks d'État : peut-être cette notion devrait-elle être étendue à d'autres médicaments en tension. Les laboratoires devront, sur ces produits, également permettre un approvisionnement approprié et continu des grossistes-répartiteurs.

M. Bruno Belin. - En vous écoutant, on a l'impression qu'il n'y a pas d'anticipation. Il faudrait imposer la constitution de stocks de sécurité sur une liste d'une centaine de médicaments, parmi les 7 000 ou 8 000 spécialités que vous évoquez - l'Académie nationale de pharmacie est précisément en train de travailler à la construction d'une telle liste.

Pourquoi manque-t-on aujourd'hui, au sortir de l'hiver, de Vogalène lyoc ? On parle d'un médicament à 2,18 euros la boîte, aussi vieux que la Ve République, dont la forme galénique est connue depuis une centaine d'années...

M. Anthony Puzo. - Je ne peux pas vous répondre : nous ne produisons pas, nous recevons le produit du laboratoire.

M. Bruno Belin. - Et que vous disent les laboratoires ?

M. Anthony Puzo. - Quand je les appelle, ils me disent qu'ils n'en ont pas. Mais quand mes confrères officinaux les appellent, il leur arrive d'en avoir un peu...

M. Bruno Belin. - Il n'y a donc pas d'égalité.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La chaîne du médicament exige par conséquent d'être étudiée avec attention, pour que l'on puisse réagir en situation d'urgence et de pénurie critique, ce qui n'est pas simple.

Mme Corinne Imbert. - Une remarque sur la chaîne du médicament, pour verser à ce débat une note un peu positive : il existe bel et bien, en France une sécurité de l'approvisionnement qui touche non pas aux volumes, mais à la qualité des produits acheminés depuis l'industriel jusqu'à l'officine ou à l'hôpital. Au niveau international, le trafic de faux médicaments représente des sommes considérables, plus importantes encore que le trafic de drogue, mais la France, jusqu'à présent, n'est pas confrontée à ce phénomène ; aujourd'hui, la sérialisation garantit la traçabilité de chaque boîte.

Il y a des choses à améliorer, évidemment, notamment en période de pénurie ; néanmoins, la sécurité et la traçabilité de la chaîne sont incontestables ; la responsabilité du pharmacien est engagée à chaque étape.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Parmi les solutions évoquées, il paraît envisageable d'ajuster les autorisations de mise sur le marché de façon à améliorer la gestion des stocks et leur répartition d'un pays à l'autre.

M. Antoine Puzo. - Cela s'est passé pour le Levothyrox

M. Germain Hézard. - Le conditionnement multilingue est aussi une piste.

M. Bruno Belin. - Il existe une solution simple, déjà appliquée dans certains pays : un QR code. Retirons les notices des boîtes, nous économiserons du papier. Tout le monde peut lire un QR code sur son téléphone.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Comme il subsiste des zones blanches et que tout le monde n'est pas également agile avec ces outils-là, l'idée serait quand même de s'appuyer sur un réseau de pharmaciens susceptibles de distribuer à la demande des notices papier.

Une réflexion est nécessaire au niveau européen : la distribution des flux d'un pays à l'autre fait l'objet d'arbitrages de la part des laboratoires ; les effets de frontière, liés notamment au prix des médicaments, sont bien connus des patients qui peuvent se fournir dans le pays voisin.

Mme Émilienne Poumirol. - On l'a bien vu avec le Levothyrox...

M. Frédéric de Girard. - Concernant la distribution des MITM à destination des hôpitaux, de nombreux dépositaires mettent en place des permanences, nuit et jour, y compris les week-ends et les jours fériés, afin d'être capables de livrer en toutes circonstances certains produits dits « life-saving ».

L'export parallèle, personne n'en a parlé.

Mme Émilienne Poumirol. - Qui pratique l'export parallèle ?

M. Frédéric de Girard. - ...

Il serait bon, sans aucun doute, de disposer d'une vision globale des stocks, à l'échelle nationale.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Cela manque, incontestablement : une vision globale des stocks et des flux.

M. Frédéric de Girard. - Concernant la reproductibilité de ce qui a été construit avec Santé publique France, on pourrait envisager une nouvelle procédure simplifiée applicable à certains cas particuliers relevant de l'urgence. Quant à savoir si cela permettrait de résorber définitivement les ruptures, c'est un autre débat.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Sans régler structurellement la question, cela aurait au moins un impact en cas de survenue d'un problème conjoncturel.

Merci de ces échanges vifs, messieurs : nous essayons de recueillir des éléments précis. L'enjeu est de faire des propositions suffisamment efficaces pour régler une partie des questions qui se posent. On ne réindustrialisera pas en un an ; en revanche, le problème des pénuries, qui traîne depuis une quinzaine d'années et prend un tour particulièrement dangereux du point de vue de la santé publique, peut être résolu.Messieurs, avant que je lève la séance, souhaitez-vous porter d'autres éléments à la connaissance de notre commission ?

Je vous remercie par ailleurs d'apporter des réponses écrites circonstanciées au questionnaire que nous allons vous adresser et de nous faire parvenir tout document que vous jugeriez de nature à éclairer nos travaux.

Je lève maintenant notre séance.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Caroline Semaille,
directrice générale de Santé publique France

(jeudi 13 avril 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête entend aujourd'hui l'Agence nationale de santé publique, plus connue sous le nom de Santé publique France.

Établissement public placé sous la tutelle du ministre de la Santé, cette agence a été créée en 2016. Elle s'est vu confier par la loi plusieurs missions en lien direct ou indirect avec l'objet de nos travaux : tout d'abord, la surveillance épidémiologique et la veille sanitaire, pour observer l'état de santé de la population française et anticiper les risques ; ensuite, la prévention en matière de santé publique, la promotion de la santé et l'éducation à la santé ; enfin, la préparation et la réponse aux menaces, alertes et crises sanitaires.

La loi précise en particulier que l'Agence « assure, pour le compte de l'État, la gestion [...] de stocks de produits, équipements et matériels ainsi que de services nécessaires à la protection des populations face aux menaces sanitaires graves » - je pense notamment aux vaccins, aux anesthésiques, qui ont fait défaut en avril 2020, et aux masques, dont la gestion a ensuite été décentralisée. L'Agence est, en outre, tenue d'agir face aux risques pour l'accès aux traitements. C'était précisément le cas des anesthésiques.

Il a beaucoup été question de l'action de Santé publique France face à la pandémie de covid-19. Nous souhaiterions aujourd'hui mieux comprendre quel rôle l'Agence peut jouer dans l'anticipation et la résorption des tensions d'approvisionnement : les pénuries constituent indéniablement, bien que de manière peut-être plus diffuse et moins visible que les pandémies, une menace sanitaire très directe pour la santé des Français.

Quel pourrait être le rôle de Santé publique France, non plus en situation exceptionnelle, mais dans le fonctionnement courant de la chaîne du médicament, dont les défaillances sont réelles et tendent à s'aggraver ? L'Agence dispose-t-elle de capacités pour le faire ? De quels moyens financiers aurait-elle besoin pour assumer cette mission, par exemple pour garantir l'équité territoriale de l'approvisionnement en médicaments ? Dans quelle mesure peut-elle travailler avec les autres instances compétentes en la matière ?

Nous accueillons aujourd'hui Mme Caroline Semaille, directrice générale de Santé publique France depuis le mois de février dernier. Elle est accompagnée de M. Stéphane Costaglioli, directeur alerte et crise, et de Mme Alima Marie-Malikité, directrice de cabinet.

Pour cette audition d'une durée d'environ une heure et demie, nous vous laisserons tout d'abord la parole pour un propos très concret de moins de dix minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Caroline Semaille, M. Stéphane Costaglioli et Mme Alima Marie-Malikité prêtent serment.

Mme Caroline Semaille, directrice générale de Santé publique France. -Permettez-moi tout d'abord de vous remercier d'avoir souhaité auditionner Santé publique France dans le cadre de vos travaux sur la pénurie de médicaments.

Santé publique France a été créée en 2016 pour assurer la surveillance de l'état de santé de la population, lancer l'alerte, répondre aux besoins d'environnements favorables à la santé par la prévention et concevoir des stratégies de réponse de santé publique, notamment dans des situations sanitaires exceptionnelles.

Nos missions comprennent ainsi, pour le compte de l'État, la réponse en soutien au système de soins face aux menaces sanitaires graves, notamment en mobilisant la réserve sanitaire et l'établissement pharmaceutique chargé de la constitution et de la gestion des stocks stratégiques des produits de santé.

La mission de Santé publique France dans ce domaine est définie par l'article L.1413-4 du code de la santé publique : « À la demande du ministre chargé de la santé, l'agence procède à l'acquisition, la fabrication, l'importation, le stockage, le transport, la distribution et l'exportation des produits et services nécessaires à la protection de la population face aux menaces sanitaires graves. » L'Agence assure, dans les mêmes conditions, leur renouvellement.

Pour ce faire, Santé publique France dispose d'un établissement pharmaceutique.

Les stocks stratégiques de l'État - nous y reviendrons - sont définis par la circulaire interministérielle du 26 septembre 2013 relative à l'élaboration du plan zonal de mobilisation des ressources sanitaires.

Ces stocks « permettent à l'État de maintenir une capacité d'intervention en renfort pour répondre à des événements de grande ampleur, épidémiques, chimiques ou radionucléaires, accidentels ou terroristes ».

La constitution de stocks stratégiques nationaux en produits de santé s'est développée depuis 2001, puis au fur et à mesure de l'émergence des risques, notamment infectieux, terroristes, industriels, et pour soutenir l'application des plans gouvernementaux : plan contre la pandémie grippale, en 2011, plan contre Ebola, en 2014, plan national de réponse à un accident nucléaire ou radiologique majeur, en 2014, ou encore plan NRBC (nucléaire, radiologique, biologique ou chimique), en 2016. Il peut s'agir notamment de stocks d'antiviraux, d'antidotes, d'antibiotiques, de vaccins, de dispositifs médicaux, de petits matériels, de consommables ou d'équipements de protection individuelle.

S'inscrivant, plus largement, dans la catégorie des moyens dont se dote l'État face aux situations exceptionnelles, ces stocks stratégiques viennent en complément des stocks tactiques qui, eux, sont prépositionnés auprès des établissements de santé dans l'ensemble des territoires.

L'acquisition et le maintien des stocks tactiques sont financés par les établissements de santé. Ces stocks sont conditionnés sous forme de malles contenant par exemple des antidotes, des solutions de remplissage ou encore des respirateurs pour répondre aux premières urgences. Quant aux stocks stratégiques, ils ne sont en principe pas mobilisés en première intention, à l'exception de certains antidotes, comme les antitoxines diphtériques ou les antitoxines botuliques.

Ce dispositif à double étage - stocks stratégiques et tactiques - vient évidemment en complément d'une stratégie plus globale de sécurisation des approvisionnements aux échelles nationale et européenne.

Un cadre de constitution et d'emploi des stocks stratégiques de l'État a été arrêté en 2017 et il est en cours de révision. Il s'agit notamment de tirer les conclusions du retour d'expérience de gestion de la crise de la covid-19. Santé publique France contribue évidemment à ce travail.

Le ministère chargé de la santé nous adresse chaque année une instruction de programmation indiquant la nature et les quantités des contre-mesures à acquérir sur la base des recommandations d'autorités de santé, comme le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) ou d'autres agences d'expertise - Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), Autorité de sûreté nucléaire (ASN), Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris), etc. Bien sûr, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) est également régulièrement consultée au sujet de l'efficacité et de la sécurité des produits de santé.

Les acquisitions sont menées le respect des règles de la commande publique. Il s'agit de marchés publics nationaux ou s'inscrivant dans une démarche européenne. Je pense notamment aux cas de la grippe pandémique et de la vaccination covid.

Les acquisitions peuvent également être effectuées auprès de la pharmacie centrale des armées pour certaines spécialités.

Pour assurer l'opérationnalité de ces stocks, Santé publique France propose et met en oeuvre des schémas de stockage et de distribution logistique.

Pour ce qui concerne le stockage, le schéma directeur repose sur une plateforme nationale appartenant en propre à Santé publique France et sur des plateformes à compétence nationale ou zonale, opérées par des prestataires privés sélectionnés par l'Agence au terme d'une procédure d'appel d'offres.

Les spécificités des territoires d'outre-mer ont été prises en compte par la création de plateformes de proximité en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane, à Saint-Martin, à Mayotte et à La Réunion.

Les produits doivent pouvoir être mobilisés en cas d'urgence à partir des plateformes en moins de quatre heures en tout point du territoire et l'acheminement doit être réalisé en moins de douze heures. Pour garantir de tels délais, l'entrepôt doit être accessible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.

En complément de ses plateformes zonales, Santé publique France s'appuie sur le réseau des grossistes-répartiteurs pour le stockage et la distribution de l'iode.

Quant aux schémas logistiques, ils sont adaptés à chaque situation, qui dépend du nombre de points de livraison, du nombre de spécialités concernées, des quantités des différents produits et des contraintes y afférentes.

Il importe de noter que les stocks stratégiques ne se limitent pas à des stocks physiques. Il existe aussi ce que l'on appelle des marchés de réservation de capacité de production. Dès lors, il est possible de disposer de stocks tournants gérés par les fournisseurs. Je pense notamment à ce qui s'est passé pour le curare.

Pour la constitution de stocks stratégiques, le choix des produits est un premier grand enjeu. À cet égard, il faut prendre en compte la cartographie des risques sanitaires et la disponibilité des contre-mesures. Un second enjeu de taille, c'est l'analyse et la mise en oeuvre des modalités d'acquisition, de stockage et de distribution de ces produits.

L'Agence veille également aux signalements de tensions sur certains médicaments. En ce sens, nous sommes très attentifs aux situations de pénurie. Les tensions relevant des stocks stratégiques sont suivies en lien avec l'ANSM et la direction générale de la santé (DGS). En outre, nous échangeons avec nos fournisseurs dès qu'une tension nous est signalée, qu'il s'agisse de la disponibilité des matières premières nécessaires à la fabrication ou de la fabrication elle-même.

Dans la mesure du possible, l'Agence s'efforce de s'appuyer sur plusieurs fournisseurs pour répartir les risques, mais certaines spécialités ne sont produites que par un nombre restreint de laboratoires, voire sont en situation de monopole : c'est le cas des antidotes.

Santé publique France pourrait-il se substituer à tel ou tel acteur en cas de pénurie de certains médicaments ?

Certes, le code de la santé prévoit que l'Agence puisse constituer des stocks en cas de pénurie ou de risque de rupture d'approvisionnement ; mais ces dispositions ne sont mobilisables qu'en cas de menace sanitaire grave et de façon temporaire.

De plus, toute intervention sur des marchés déjà tendus doit être évaluée avec précaution, car il ne faudrait pas déstabiliser un peu plus le marché. Cette analyse est réalisée par le ministère, qui est notre donneur d'ordre.

Santé publique France n'a évidemment pas vocation à se substituer aux industriels. Ces derniers doivent disposer d'un stock de sécurité minimal de deux mois pour tous les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) afin d'anticiper les risques de rupture de stock.

En outre, la logistique pharmaceutique étatique ne doit être activée qu'à titre exceptionnel. Elle ne peut assumer durablement des missions qui incombent à des réseaux éprouvés et vastes, conçus pour une distribution de masse, allant jusqu'au niveau officinal.

En revanche, lorsque la rupture est avérée pour des produits spécifiques, il peut être envisagé que l'État se substitue au marché. Cela s'est produit dans des circonstances exceptionnelles que vous connaissez : la crise de la covid. Pour les curares et hypnotiques, l'État s'est substitué au marché au second semestre 2020. Santé publique France a alors reçu le monopole d'acquisition de ces produits. Il en est devenu l'acquéreur exclusif pour le compte de l'État auprès de nombreux laboratoires pharmaceutiques, afin d'assurer une répartition équitable de ces médicaments entre les établissements sur l'ensemble du territoire.

Notre intervention ne peut donc qu'être qu'exceptionnelle, en cas de menace sanitaire grave, et temporaire.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je vous remercie de vos propos très synthétiques.

Vous nous rappelez que Santé publique France possède son propre établissement pharmaceutique. Dois-je en déduire que l'Agence peut produire elle-même des médicaments ? Si oui, lesquels et dans quelles situations ?

Face à la crise de la covid, Santé publique France a reçu des dotations exceptionnelles de la part de l'État - 4,8 milliards d'euros en 2020, 4,3 milliards d'euros en 2021 et 3,8 milliards d'euros en 2022 - pour assurer la prévention épidémique et constituer des stocks stratégiques. Or votre budget annuel est, lui, d'environ 200 millions d'euros : on mesure d'autant mieux l'importance de ces crédits exceptionnels. Ont-ils été réservés à la lutte contre la covid ? Ont-ils également financé des actions de surveillance pour garantir l'accès aux médicaments et la résorption des pénuries ? Dans l'affirmative, pouvez-vous nous apporter des précisions à ce propos ? En parallèle, doit-on considérer que le budget classique de l'Agence est particulièrement sous-évalué ?

J'en viens à votre mission de prévention des risques sanitaires. Pouvez-vous revenir sur l'enjeu d'approvisionnement des médicaments ? Vous insistez sur le rôle des plateformes de proximité : êtes-vous en mesure d'assurer un suivi au plus près du terrain ? Ne sommes-nous pas, en la matière, face à un angle mort de la veille sanitaire en France ?

Au cours de nos auditions précédentes, nous avons été alertés par les industriels du secteur, qui nous ont indiqué qu'une partie des pénuries s'expliquaient par l'incapacité des pouvoirs publics à anticiper et informer les producteurs des besoins en médicaments. Est-ce que vous partagez ce constat, Santé publique France étant justement chargée des prévisions épidémiologiques ? Comment répondez-vous à ces critiques ? Est-ce qu'il y a des manques ou des choses à améliorer ?

Quatrième question, un récent rapport de la Cour des comptes, demandé par le Sénat, estimait qu'il pourrait être pertinent d'élargir les facultés d'autosaisine de Santé publique France, en matière de gestion des crises sanitaires notamment, pour la rendre plus réactive et autonome. Pensez-vous qu'une telle évolution pourrait contribuer à mieux prendre en compte et traiter les pénuries de médicaments ?

Enfin, dernière question, quelles sont vos relations avec le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies en matière de prévention des pénuries de médicaments et des crises sanitaires ? Et avec la Commission européenne ? Que pouvez-vous nous dire du paquet pharmaceutique, qui, malheureusement, semble devoir être reporté après les élections européennes ?

Mme Caroline Semaille. - Je vous remercie de ces questions, mais certaines relèvent non pas de la compétence de Santé publique France, mais plutôt de celle de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).

Effectivement, nous avons un établissement pharmaceutique au sein de la direction alerte et crise. C'est la raison pour laquelle je suis accompagnée de Stéphane Costaglioli, qui vous répondra plus précisément sur certains points. Il ne vous a pas non plus échappé que figuraient parmi nos missions la gestion opérationnelle et la fabrication de produits.

Néanmoins, très concrètement, aujourd'hui, l'établissement pharmaceutique n'a pas du tout les moyens de fabriquer, dans l'acception classique du terme, des produits finis, c'est-à-dire à partir de matières premières. L'établissement n'a ni les moyens humains, ni les moyens financiers, ni les infrastructures - je pense aux salles blanches.

Alors, pourquoi ce terme, allez-vous me dire ?

Derrière le mot « fabrication », il y a aussi, par exemple, le réétiquetage. C'est ce qui nous permet d'intégrer la fabrication dans nos missions. Par exemple, nous avons procédé au réétiquetage des vaccins anti-covid et anti-variole dans le cadre de l'épidémie de monkeypox. Ensuite, le pharmacien est en mesure de libérer le lot. Cela fait partie des bonnes pratiques de fabrication.

Ce terme est important pour nous, parce qu'il nous laisse une certaine flexibilité si nous devons réétiqueter ou reconditonner, par exemple, mais il n'est pas question de produire, compte tenu de nos capacités, comparées à celles d'entreprises pharmaceutiques privées.

M. Stéphane Costaglioli, directeur alerte et crise de Santé publique France. -Nous pourrions aussi avoir recours à la sous-traitance, mais celle-ci nécessite également des moyens, notamment pour la pharmacovigilance.

Pour vous donner un ordre de grandeur, l'établissement pharmaceutique de SPF dispose de 15 ETP. Vous comprenez bien que nous ne pouvons pas rivaliser avec de grands laboratoires privés.

Mme Caroline Semaille. - Vous avez également évoqué les budgets, qui ont explosé hors fonctions socles. Il faut savoir que les sommes supplémentaires ont été fléchées vers l'achat de matériel et de vaccins nécessaires pour endiguer les crises épidémiques successives. Ces derniers sont très chers, du fait de la technologie utilisée, comme l'ARN messager, ou de la concurrence pour l'achat sur les marchés, qui a fait grimper les prix.

M. Stéphane Costaglioli. - Les budgets supplémentaires qui nous ont été alloués, effectivement très importants par rapport aux moyens pérennes, n'ont été utilisés que pour de la gestion de menace sanitaire, essentiellement pour le covid et la variole du singe. Ils couvrent l'achat, le stockage et la distribution des contre-mesures.

Cette enveloppe est suivie de manière spécifique, avec un code analytique propre qui permet de s'assurer que ces moyens sont bien uniquement dévolus aux menaces sanitaires graves.

Mme Caroline Semaille. - Je ne vais pas vous détailler la composition des stocks stratégiques de l'établissement pharmaceutique, mais il y a principalement des produits que l'on ne trouve pas en pharmacie, qui sont produits en petite quantité et qui doivent pouvoir être disponibles rapidement. Ce sont principalement des antidotes, comme les produits antitoxine diphtérique ou antitoxine botulique. On dispose aussi de masques et de matériel de protection, d'antiviraux, mais nous n'avons pas vocation à avoir en stock tous les médicaments disponibles en France.

Par ailleurs, nous n'avons pas spécifiquement un rôle de suivi des pénuries, même si nous sommes attentifs aux tensions qui peuvent se produire sur le marché, compte tenu de nos missions générales. D'autres agences sont mieux outillées que nous.

Vous m'avez également interrogée sur une éventuelle capacité d'autosaisine pour ce qui concerne le stock stratégique. Il y a une doctrine qui date de 2017. Compte tenu des changements dans notre écosystème, avec les pandémies, les crises géopolitiques, les changements climatiques, qui ont provoqué d'énormes tensions dans la fabrication et la logistique, mais aussi le rôle accru de l'Europe, il me semble important que cette doctrine soit révisée. Nous sommes parties prenantes de cette réflexion, avec le Haut Conseil de la santé publique, l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, l'Autorité de sûreté nucléaire, l'Anses, l'Ineris, etc.

Sur l'autosaisine, que la Cour des comptes a évoquée, sachez que nous ne sommes pas opposés au principe, mais nous aurons besoin de plus de moyens financiers et humains, y compris pour l'établissement pharmaceutique.

En tout état de cause, nous restons force de proposition auprès du ministère de la santé.

M. Stéphane Costaglioli. - On suit évidemment avec beaucoup d'attention ce qui se passe au niveau européen. Santé publique France est également acteur dans le cadre de l'Advisory Forum, qui permet d'échanger de manière informelle sur les perspectives thérapeutiques et les bonnes pratiques. Nous faisons en sorte de nous articuler avec l'écosystème européen.

Plus concrètement, l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire (HERA) a mis en place un certain nombre de procédures pour l'achat de contre-mesures de manière groupée. Par exemple, on parle actuellement d'un risque de pandémie grippale de type zoonotique. Devant cette menace, le niveau européen a proposé des marchés de réservation de capacités de production de vaccins pandémiques auxquels nous avons souscrit. Cette articulation pourra se faire soit en substitution complète, soit en complément du marché national.

Mme Caroline Semaille. - Il y aussi des stocks réservés qui ne sont pas physiquement dans nos sites de stockage.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Pour bien comprendre, s'agit-il de précommandes ?

M. Stéphane Costaglioli. - En fait, on s'engage à réserver une capacité de production de x millions de vaccins dans un temps déterminé. Chaque année, nous rémunérons le fabricant pour la capacité de production mise ainsi à disposition de manière permanente, qui n'est donc pas utilisée à autre chose. Au cours de l'année, si le risque venait à se vérifier, et que nous devions lancer effectivement la production du vaccin, le prix est déjà fixé dans le contrat.

Outre le fait d'économiser des capacités de stockage, le principal intérêt d'une telle procédure, c'est qu'il nous permet d'avoir un vaccin produit en fonction de la souche en circulation au moment où nous en avons besoin, et donc la contre-mesure la plus adaptée.

Mme Caroline Semaille. - Concernant la gestion des pénuries, nous sommes mobilisables en cas de menace sanitaire grave. Nous ne pouvons pas nous substituer aux industriels, qui doivent disposer d'un stock minimal de sécurité de deux mois, voire plus, pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur. Notre logistique pharmaceutique n'a pas la même force de frappe que celle des industriels. Nous avons mobilisé notre circuit logistique pendant la crise covid et pour la variole du singe, de manière exceptionnelle, jusqu'au niveau des officines ; mais, habituellement, quand nous libérons les stocks stratégiques, ils vont directement dans les établissements de santé, qui restent nos interlocuteurs naturels.

M. Stéphane Costaglioli. - En matière logistique, nous disposons d'une seule plateforme qui nous appartient en propre, avec trois emplois temps plein travaillé (ETPT) présents en permanence. Nous avons aussi des plateformes zonales et des plateformes à compétence nationale qui sont des prestataires privés ; ils fournissent une prestation de stockage et de distribution dans une aire géographique prédéfinie. Nous avons aussi des contrats uniquement de transport pour sécuriser la logistique, ce qui constitue une forme de filet de sécurité, en appui des capacités logistiques de plateformes prestataires. Il existe des tensions pour les médicaments, mais aussi en matière de logistique : il faut des conducteurs et des camions pour acheminer les stocks.

Nous l'avons constaté avec le covid et la variole du singe : nous touchons aux limites de notre système logistique, par manque de personnels, manque lié à des difficultés de recrutement. Nos contrats concernent principalement le transport terrestre, mais nous avons aussi des contrats de transport maritime et aérien destinées à nos outre-mer, en fonction de l'urgence, des volumes et des exigences techniques de transport.

Ces deux volets sont essentiels pour maintenir le caractère opérationnel de nos stocks.

Mme Caroline Semaille. - Nous sommes mobilisables vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. La logistique doit être mobilisable très rapidement, par exemple en cas de botulisme : il faut parfois libérer des antitoxines en quelques heures. Cela est très courant en cas de diphtérie. Il faut jongler entre des cinétiques très longues - covid et variole du singe - et des cinétiques très courtes, pour soigner un patient précis dans un établissement précis.

M. Bruno Belin. - Covid, variole du singe ou même botulisme sont des cas exceptionnels. Cet hiver, nous avons vu des manques en amoxicilline ou en prednisolone dans les officines ; ces antibiotiques ou corticoïdes ont soixante ans d'existence. Comment pourrions-nous mettre vos stocks, par exemple de corticoïdes, à disposition des répartiteurs, qui ont les moyens de les acheminer et ainsi de les mettre à disposition du réseau officinal, et donc des patients ?

Mme Émilienne Poumirol. - Votre rôle est spécifique, il est de prévenir les crises graves. Vous disposez d'une plateforme nationale, de contrats de transport et de plateformes privées. Serait-il plus intéressant, budgétairement, de disposer de plateformes publiques délocalisées plutôt que de plateformes gérées par des prestataires ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - J'imagine que ces plateformes zonales sont celles qui ont été utilisées pour le stockage des vaccins à ARN messager - il y en avait quatre ou cinq en France - et que les capacités de stockage étaient réduites. Ces plateformes zonales semblent ne pas pouvoir accueillir les stocks des 150 ou 200 médicaments critiques.

Comment démultiplier les capacités de stockage ? Je pense par exemple aux antibiotiques. La pénurie d'amoxicilline a été compensée par d'autres antibiotiques, qui manquent dans certaines zones. Nous ne sommes pas loin d'une situation d'urgence. Il s'agit de définir où commence la situation d'urgence, question difficile, car les effets de bord existent. Ainsi, comment pourriez-vous vous intégrer à cette gestion de pénurie de médicaments en France ?

En matière d'organisation, faudrait-il un pilote unique ou une simplification pour réduire le nombre d'interlocuteurs et d'intervenants, en réalisant des regroupements ? Entre l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, la direction générale de la santé, le comité économique des produits de santé (CEPS) et autres instances, les reproches sont nombreux depuis le début de nos auditions : il semble difficile de trouver un pilote. Or il semble que pendant la crise covid, le pilote ait été Santé publique France.

L'épidémiologie implique un suivi des pathologies résurgentes ou en augmentation de traitement, et donc un suivi des pénuries. Cependant, en France, les données épidémiologiques sont incomplètes, imparfaites et parfois non consolidées ni vérifiées ; les fournisseurs de données ne sont pas toujours complaisants. Travaillez-vous sur l'évolution du Health data hub, outil mis en place pour assurer ce suivi épidémiologique en parallèle de Santé publique France ?

En matière de suivi des pénuries de médicaments, nous ne pouvons pas nous appuyer uniquement sur l'ANSM et EPI-PHARE, car les remontées du territoire sont partielles. Il manque des remontées globales.

Mme Caroline Semaille. - Cet hiver, nous avons vécu une pénurie d'amoxicilline. Le stock stratégique ne dispose pas de tous les produits
- notamment d'utilisation courante - et les quantités sont réduites. Nous n'avons ni la capacité d'achat ni de stockage pour répondre aux besoins quotidiens de la population - cela ne fait pas partie de nos missions, car nous nous intéressons aux menaces sanitaires graves. Nous ne disposons pas de corticoïdes au niveau des plateformes zonales, seulement dans les stocks tactiques, ces derniers étant gérés par les établissements de santé.

Les pénuries d'amoxicilline ont touché l'Europe entière, et pas seulement la France. Nous n'avons pas la possibilité de stocker les besoins en antibiotiques de toute la population française. Nous pouvons stocker des antibiotiques absolument nécessaires en cas de menaces sanitaires graves, notamment  en cas de risques nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques (NRBC) ; nous stockons ainsi du fluoroquinolone.

Les causes de pénurie sont très variables, elles peuvent être liées à des problèmes de fabrication ou de matières premières ; or nous n'avons actuellement absolument pas les moyens de fabriquer des médicaments au niveau de l'agence.

De plus, au moment d'une tension, si l'État commence à acheter et faire des stocks, nous risquons de déstabiliser encore plus le marché. Créer des stocks très en amont pose aussi des problèmes de péremption, ce qui implique un suivi particulier, et parfois des remises sur le marché juste avant la péremption pour éviter des destructions - nous l'avons fait pour certains produits comme le curare.

Le CEPS est chargé de la fixation du prix des médicaments, nous n'intervenons pas sur cette question.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Faites-vous partie des membres consultés par le CEPS, au même titre que la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM), l'ANSM, la Haute autorité de santé (HAS) ou la direction générale de la santé ?

Mme Caroline Semaille. - A priori nous ne sommes pas consultés.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Comme vous assumez une mission de veille sanitaire, votre consultation en matière de politique de prix du médicament pourrait être pertinente.

Mme Caroline Semaille. - Le CEPS s'appuie aussi sur les données de la HAS ; nous sommes aussi partie prenante de certains groupes de travail de cette dernière, qui peut aussi nous auditionner ou nous consulter autant que faire se peut.

M. Stéphane Costaglioli. - En termes de fonctionnement courant, nous ne pensons pas qu'il y ait de différence entre plateformes privées et publiques, dans la mesure où la sélection obéit à un cahier des charges très rigoureux en matière d'astreinte, de disponibilité et de sécurité des locaux
- il faut penser à prévenir les actes de malveillance.

Ces prestataires sont rémunérés sur le fondement de marchés établis en fonction de minimums contractuels, ce qui nous permet d'adapter le niveau de stockage en fonction de notre activité réelle. Des structures publiques dimensionnées pour les périodes de crise impliqueraient un surdimensionnement.

Enfin, les appels d'offres permettent de mettre en concurrence des prestataires, ce qui permet de choisir les offres les plus opérationnelles, les plus sûres, à des prix concurrentiels. Nous demandons toujours un plan de continuité d'activité à jour, pour assurer la pérennité des activités de réception ou de déstockage des produits.

Le schéma directeur initial de Santé publique France instaurait une plateforme nationale et une plateforme dans chaque zone de défense et de sécurité - en outre-mer, nous avons mis en place des zones dites de proximité. Cette organisation était dimensionnée pour des menaces précises, liées aux risques NRBC et aux plans gouvernementaux ; la crise covid a montré que ce réseau était insuffisant pour répondre aux menaces qui demandent d'aller au plus près des citoyens pour stocker les produits et délivrer les contre-mesures.

Nous avons créé jusqu'à 13 plateformes supplémentaires pendant la crise sanitaire, et nous avons démultiplié les points de livraison des contre-mesures. Puis nous avons pu réduire ce nombre à cinq plateformes temporaires à compétence nationale, deux plateformes dévolues aux équipements de protection individuelle (EPI) et aux masques et trois plateformes dédiées à la vaccination.

La réflexion sur la doctrine des stocks stratégiques impliquera de questionner à nouveau le schéma directeur en termes de plateformes, pour savoir si nous devons pérenniser ces plateformes à compétence nationale ou changer de modèle.

La crise covid a aussi imposé des caractéristiques de conservation très particulières, notamment pour les vaccins à ARN messager qui doivent être conservés à - 80°C. Nos répartiteurs n'avaient pas cette expérience. Il a fallu acheter des congélateurs, alors que le marché, constitué d'un nombre restreint de fournisseurs, était tendu. Il nous faut anticiper et donner une forme de visibilité à nos fournisseurs. De plus, si nous voulons anticiper, il nous faut intégrer notre budget, qui est annuel, dans des problématiques pluriannuelles.

Le stockage à - 80°C impose aussi des ressources énergétiques importantes, ce qui demande d'adapter les infrastructures électriques et donc de faire des investissements importants, mais aussi utiles.

Mme Caroline Semaille. - Santé publique France a su s'adapter, en matière de logistique et d'achat de matériel ; néanmoins, il faudra sans doute renforcer les équipes.

Vous parlez de données épidémiologiques non fiables : parlez-vous de consommation de médicaments ou de prévalence des pathologies ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - C'est un tout. Les données du système national des données de santé (SNDS) sont partielles. Concernant EPI-PHARE, il faut un nombre de cas suffisants pour que le signal soit entendu. En ce qui concerne les pénuries de médicaments, faute d'avoir des données complètes à disposition, ce sont des signaux faibles qui permettent de mettre en lumière des manques.

Mme Caroline Semaille. - Le SNDS permet de surveiller la consommation des médicaments, certes avec un peu de retard. Le SNDS et les outils de l'ANSM construits avec les industriels sont des outils formidables. Vous parlez d'anticipation : pour la variole du singe, nous avons très vite identifié les premiers cas, mis en place des mesures de prévention et dispensé les premiers traitements très rapidement - le continuum de l'agence a fonctionné. Nous sommes le seul pays en Europe, avec le Royaume-Uni, à être allé si vite.

Nous ne pouvons pas dire que nous n'avons pas de données épidémiologiques fiables. Nous essayons de détecter très précocement les épidémies, et nous travaillons au-delà du cadre national. Nous avons pu mettre en évidence le streptocoque A en France, au dernier semestre 2022, alors qu'il était en fait présent dans d'autres pays.

Nous pouvons certes améliorer nos données, mais elles font preuve d'une certaine fiabilité.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Sur le site de votre agence, en tapant les mots clefs désignant la pénurie de médicaments, on n'aboutit à aucun résultat ; or vous n'êtes pas indifférents à cette question. Comment l'expliquer ?

De plus, si vos missions sont très importantes, j'ai le sentiment que plusieurs agences s'occupent de la même chose : y a-t-il un manque de coordination ? Ne vous marchez-vous pas sur les pieds, au risque d'un manque d'efficacité et de rapidité ?

Mme Caroline Semaille. - Sur le site de l'ANSM, les questions de pénurie de médicaments sont plus mises en avant ; cette agence est en contact direct avec les industriels. Santé publique France a des missions extrêmement larges, et s'intéresse à la protection des populations.

Il existe des milliers et des milliers de médicaments et dispositifs médicaux. Nous nous intéressons aux pénuries pour les produits qui sont présents dans les stocks stratégiques, comme des antidotes, dont la production est difficile. Nous avons des problèmes de tension sur des produits très rares et peu utilisés, qui n'intéressent pas les grands industriels. Certains antidotes sont en situation de monopole et ne concernent que quelques rares petites entreprises. Ce sont ces productions qu'il faut sécuriser.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Combien le stock stratégique compte-t-il de produits ?

Mme Caroline Semaille. - Nous vous donnerons cette information par écrit, car cette audition est publique.

En matière de coordination, chacune des agences connaît bien son rôle. L'ANSM est en contact direct avec les industriels. Nous travaillons aussi avec l'ANSM pour les contre-mesures, car elle a une vision du marché et du paysage industriel bien plus vaste que nous. En matière de cartographie des risques sanitaires, le ministère s'appuie sur le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) et l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris), qui sont aussi nos partenaires naturels.

Pour la constitution des stocks stratégiques, la répartition des rôles me semble adéquate. Je pense aussi que nous pourrions avoir plus de moyens humains et budgétaires.

Pour les pénuries, il existe une nouvelle feuille de route - je ne m'étendrai pas sur ce point.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Quel est l'effectif de Santé publique France ?

Mme Caroline Semaille. - Santé publique France compte environ 750 employés, auxquels s'ajoutent des CDD, par exemple au niveau de l'établissement pharmaceutique. Je reviendrai vers vous par écrit pour vous donner les chiffres exacts.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Roselyne Bachelot,
ancienne ministre de la santé

(mardi 2 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous reprenons ce matin les travaux de notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française en auditionnant Mme Roselyne Bachelot, en sa qualité d'ancienne ministre de la santé.

Je vous remercie, madame, de vous être mobilisée : vous ouvrez la séquence des auditions des ministres et anciens ministres et, connaissant votre liberté de ton, nous nous en félicitons.

Je précise que vous connaissez le sujet du médicament parce que vous êtes docteure en pharmacie et parce que, avant de faire vos débuts en politique, vous avez notamment exercé les fonctions de déléguée à l'information médicale au sein du laboratoire ICI Pharma, devenu depuis AstraZeneca, puis de chargée des relations publiques chez Soguipharm.

Mais, si nous vous entendons ce matin, c'est en votre qualité de ministre de la santé de mai 2007 à novembre 2010, chargée notamment, à cet égard, de la politique du médicament.

À l'époque, vous aviez eu à gérer une crise sanitaire, l'épidémie de grippe H1N1, pour laquelle les reproches qui vous avaient été adressés sont sans doute inverses de ceux qu'essuie aujourd'hui le Gouvernement, la crise de la covid étant passée par là : le principe de précaution maximale qui avait guidé votre action en matière de constitution de stocks de produits de santé, de dispositifs médicaux et de vaccins, avait pu être assimilé à un excès d'anticipation et de préparation. Ce qui nous frappe, au contraire, dans la gestion de la situation actuelle en matière de pénurie de médicaments essentiels, c'est bien le défaut d'anticipation et de préparation, s'agissant d'un phénomène qui n'existait pas ou existait peu il y a quinze ans, mais qui est devenu, depuis, un problème chronique, exponentiel et même systémique, le début du décrochage pouvant être daté de 2013 ou 2014. Ainsi, alors qu'environ 600 à 700 médicaments faisaient l'objet d'une pénurie à l'été 2018, ce sont actuellement quelque 2 500 médicaments - voire 3 000, suivant les critères et les moments - qui sont concernés.

C'est donc une certaine mise en perspective historique que nous attendons de cette audition, puisque vous étiez aux manettes à une époque où le problème des pénuries de médicaments n'était pas encore devenu, en France, un enjeu aussi prégnant qu'aujourd'hui et semblait réservé aux pays du Sud. Vous avez exercé les fonctions de ministre de la santé il y a suffisamment longtemps pour ne pas avoir été mêlée à des décisions en lien avec la situation actuelle : c'est ce recul et votre regard forcément avisé sur cette situation qui nous intéressent.

Auditionnée, en septembre 2020, par la commission d'enquête du Sénat sur la gestion de la crise de la covid, vous aviez posé comme principe qu'« aucune pandémie ne ressemble à une autre. » Vous poursuiviez : « Il faut donc se méfier comme de la peste des leçons du passé et des fameux “retours d'expérience” dont nous sommes si friands. Les plans de lutte imaginés à froid sont des brodequins d'acier qui contraignent la décision politique. Nous avons besoin d'outils, nous n'avons pas besoin de procédures. »

Mais, précisément, le phénomène qui donne à cette commission d'enquête sa raison d'être, à savoir le caractère désormais structurel des ruptures de stock et des tensions d'approvisionnement en médicaments, est d'un tout autre ordre que les situations d'urgence et de crise que sont les épisodes de pandémie, H1N1 ou covid, même si nous avons connu, cet hiver, une acutisation, dans un contexte de triple épidémie - covid, grippe et virus respiratoire syncytial (VRS). Si les menaces exceptionnelles ne prennent jamais la forme que l'on attend, il est question ici de rechercher des solutions pérennes à un problème pérenne, celui de l'approvisionnement du marché français « en temps normal », hors période de crise sanitaire, même s'il prend évidemment un tour cruel lors des moments critiques ; il s'agit donc bien de « prévenir » plutôt que de « réagir », et encore moins de chercher à « guérir » dans l'urgence.

À cet égard, il nous est précieux de bénéficier de votre expérience, celle d'un temps où le problème dont nous sommes saisis n'existait pas, même si ses causes profondes étaient certainement déjà à l'oeuvre - vous nous direz dans quelle mesure.

Il ne s'agit donc en aucun cas, vous l'avez compris, de vous demander des comptes sur votre action passée ni de vous demander de juger l'action de vos successeurs. Nous voulons échanger avec vous pour mieux comprendre ce qui a pu changer, sur le long terme, dans le circuit du médicament et expliquerait les difficultés actuelles.

Je vais immédiatement vous céder la parole pour un bref propos introductif. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, madame, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Roselyne Bachelot prête serment.

Mme Roselyne Bachelot, ancienne ministre de la santé. - Madame la présidente, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les sénateurs, je me prête bien volontiers à l'exercice de l'audition devant une commission d'enquête, exercice qui n'est pas nouveau pour moi et qui m'a apporté, il n'y a pas si longtemps - vous l'avez rappelé... -, quelques satisfactions rétrospectives. Certains ont sans doute regretté que les auditions des commissions d'enquête soient filmées ; pas moi.

Le dossier de la pénurie d'approvisionnement en médicaments et en dispositifs médicaux concerne la profession pharmaceutique dans toutes ses modalités. Docteure en pharmacie ayant exercé cette profession sous diverses formes, je me dois de compléter vos propos devant vous - c'est une obligation déontologique - et, ainsi, d'en préciser les contours.

J'ai été embauchée il y a cinquante-deux ans par un laboratoire pharmaceutique, Avlon ICI - le laboratoire Avlon n'existe plus - comme salariée non cadre pour exercer une fonction de déléguée médicale. À aucun moment je n'ai eu, dans ce laboratoire, une fonction de direction, de gestion ou même d'animation. Cet emploi, qui a duré cinq ans et qui a donc cessé il y a quarante-sept ans, m'a permis de payer les études de mon conjoint avant que je ne puisse poursuivre à mon tour les miennes et, ainsi, obtenir mon diplôme de docteur en pharmacie - tardivement. Pharmacienne d'officine jusqu'en 1991, je n'ai eu aucune fonction dans l'industrie pharmaceutique depuis quarante-sept ans.

Vous avez parlé de Soguipharm. Je veux préciser que j'ai exercé cette fonction dans le cadre d'une action humanitaire en Guinée Conakry, où j'ai financé, à mes frais, un petit atelier de fabrication de sirop pédiatrique de 1984 à 1991. Cette structure, qui mobilisait six à sept bénévoles, peut difficilement être présentée comme une multinationale, contrairement à ce que j'ai pu lire dans quelques publications malveillantes. Non seulement elle ne m'a rapporté ni rémunération ni bénéfice, mais, devant les difficultés politiques et sociales de la Guinée, nous avons arrêté notre implication et nous avons offert les installations que nous avions financées à nos amis guinéens. Vous jugerez si j'ai pu, à un moment quelconque de mes activités d'élue ou de ministre, être impactée par un conflit d'intérêts.

J'ai eu l'honneur d'exercer la fonction de ministre de la santé du 18 mai 2007 au 13 novembre 2010, et j'ai bien compris que c'est à ce titre que vous m'entendez. Mon exercice a d'ailleurs été marqué par plusieurs défis qui impactaient la filière : la crise financière de 2008, la présidence française de l'Union européenne au second semestre 2008, les travaux intenses qui ont mené à la « loi Bachelot » du 30 juillet 2009, appelée encore « Hôpital, patients, santé, territoires », la mise sur pied des agences régionales de santé (ARS) et, bien entendu - last but not least -, la gestion de la grippe A (H1N1).

Déjà, la question du risque de pénurie de médicaments ne nous est pas apparue anecdotique. Je pourrais me réfugier derrière des chiffres victorieux, mais peu exploitables, claironner qu'il n'y a eu que 89 épisodes de pénurie en 2010 et quelques dizaines les années précédentes. Il ne faut pas oublier que les déclarations de pénurie n'étaient pas obligatoires à l'époque et que ces chiffres sont certainement le fruit de sous-déclarations. Toutefois, les dysfonctionnements que j'ai évoqués causant des réactions fortes dans l'opinion publique, ils étaient surveillés par tous les professionnels de santé et les responsables publics.

Les difficultés concernaient surtout des traitements hospitaliers peu connus du grand public, tels des produits de diagnostic - le technétium 99, par exemple - ou des produits anticancéreux, telle la chlorméthine. Mais, à terme, la menace sur les officines et la distribution des médicaments était réelle. En cause : des problèmes de gestion des stocks de la part des laboratoires, mais surtout la réduction et la concentration croissante des sources d'approvisionnement dans les pays émergents. C'était le constat déjà dressé par l'Académie nationale de pharmacie, qui avait réuni les autorités de santé et les industriels à ce sujet. Déjà, 80 % des principes actifs de médicaments étaient fabriqués en Chine et en Inde, contre à peine 20 % une trentaine d'années auparavant. Environ un millier de producteurs indiens et chinois se partageaient ce secteur en plein essor. En 2009, près de 60 % du chiffre d'affaires mondial était généré par des industriels qui ne fabriquaient que la matière active, les labos occidentaux ne prenant en charge que la formulation du médicament.

Les spécialistes ajoutaient que ces délocalisations se faisaient pour des raisons évidentes de coût, mais aussi sous la pression des pouvoirs publics, qui, en promouvant l'utilisation des génériques depuis une quinzaine d'années, avaient attiré les acteurs indiens et chinois sur ce marché des volumes. À l'époque, la Chine concentrait à elle seule 40 à 50 % de la production de principes actifs génériques du marché européen, comme le relevait le président de l'Académie nationale de pharmacie, Henri-Philippe Husson, avec, à la clé, le risque que nous connaissons de dépendance accrue vis-à-vis des pays producteurs, mais aussi un risque sur la qualité.

Nous nous sommes donc dirigés dans deux directions : d'abord, muscler l'industrie pharmaceutique française ; ensuite, muscler la législation, donc les obligations des différents acteurs de la chaîne du médicament. Je veux, à ce propos, saluer l'engagement personnel constant du Président Nicolas Sarkozy sur ce dossier.

Afin de muscler l'industrie pharmaceutique de notre pays a été réuni, le 26 octobre 2009, le Conseil stratégique des industries de santé (CSIS). À l'issue de cette réunion a été pris un ensemble de onze mesures qui répondaient à trois objectifs majeurs : développer les biotechnologies au service des industries de santé ; développer des partenariats entre secteur public et secteur privé dans la recherche biomédicale ; accompagner les mutations industrielles afin de préserver l'outil de production.

La seconde direction consistait à prendre des mesures réglementaires permettant de développer la communication vers le grand public pour les médicaments de médication officinale.

Vous constaterez que l'alternative, en ce domaine de l'industrie pharmaceutique, est simple : faut-il privilégier une politique de relocalisation de produits et de principes actifs matures, donc une industrie pharmaceutique d'entrée de gamme, ou choisir la stratégie de l'excellence et de l'innovation ? J'ai le sentiment que la question que nous nous posions alors est absolument restée pendante aujourd'hui. Cependant, même si l'on privilégie la stratégie de l'excellence et de l'innovation, il faut assurer l'accès aux produits matures, mais néanmoins indispensables, ce qui nous est apparu relever d'une politique d'achats diversifiés, de stockages de précaution et de systèmes d'alerte performants.

A donc été engagé, déjà à l'époque, un travail législatif de fond, auquel se sont attelés les services du ministère de la santé pour poser les outils juridiques nécessaires et qui a ensuite trouvé son véhicule dans la loi du 29 décembre 2011, dite « loi Bertrand ». Dans le contexte du scandale du Médiator, auquel la loi voulait répondre, on a surtout retenu la prévention des conflits d'intérêts, le renforcement de la pharmacovigilance et la création d'une nouvelle agence du médicament : l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé était remplacée par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), dont vous avez, je crois, entendu récemment la responsable.

Cette loi, on l'a un peu oublié, a surtout contribué à renforcer le dispositif réglementaire français de prévention et de gestion des ruptures d'approvisionnement. Elle a, en fait, transposé dans la loi un certain nombre de principes communautaires qui préconisent de mettre en place des obligations de service public pour le titulaire de l'autorisation de mise sur le marché comme pour les distributeurs de médicaments. C'est ainsi que, à la suite d'un long processus législatif - je sais que vous entendrez M. Bertrand à ce sujet -, la loi a étendu de six mois à un an le délai d'information de l'ANSM en cas de suspension ou d'arrêt de commercialisation d'un médicament pour lequel il n'existe pas d'alternatives thérapeutiques sur le marché français. Elle a mis en place un système d'astreinte et des obligations de service public pour les grossistes-répartiteurs. Elle a prévu des sanctions financières pour manquement aux obligations des laboratoires exploitants et des grossistes-répartiteurs. Elle a introduit, pour la première fois, une définition de la rupture d'approvisionnement dans la législation - je parle bien évidemment du travail réglementaire qui a suivi -, en la définissant comme l'incapacité pour une pharmacie d'officine ou une pharmacie à usage intérieur de dispenser un médicament à un patient dans un délai de 72 heures. Cette loi, qui a été complétée par le décret du 28 septembre 2012, a complété le texte par nombre d'obligations réglementaires, pour les laboratoires exploitants, pour les grossistes-répartiteurs, et, finalement, pour toute la chaîne du médicament.

La loi de Mme Touraine du 26 janvier 2016 a ensuite utilement complété le texte de la loi de décembre 2011 et du décret de septembre 2012, puisque la France, grâce à cet ensemble législatif, a été le premier pays à transposer toutes ces dispositions communautaires, à transformer les obligations réglementaires en obligations légales et à introduire des sanctions administratives et financières en cas de manquement à ces obligations.

M. Bertrand et Mme Touraine vous le confirmeront, ce travail législatif a été commencé alors qu'il n'y avait pas à proprement parler d'alerte, mais l'environnement industriel mondialisé ne nous avait pas échappé. Nous avons construit la stratégie industrielle, qui, je tiens à le préciser, ne relevait pas du ministère de la santé. Le Conseil stratégique des industries de santé impliquait à la fois Mme Lagarde, ministre de l'industrie, accompagnée de son ministre délégué, M. Estrosi, Mme Valérie Pécresse, ministre de la recherche, et moi-même, ministre de la santé. La question de la gestion industrielle du médicament relève plus précisément de la responsabilité du ministère de l'industrie. Le ministère de la santé s'occupe évidemment de l'aspect de la qualité du médicament et de sa bonne dispensation à tous les niveaux de la chaîne pharmaceutique.

Je veux insister sur un point qui m'importe : auditionnée sur mes responsabilités de 2007 à 2010, je témoigne sur ce qui concerne mes fonctions de ministre de la santé. Je ne me livrerai pas à l'ultracrépidarianisme, car je n'ai ni les moyens d'investigation ni les responsabilités pour faire des commentaires sur la situation actuelle de crise liée aux pénuries. Cela me demanderait d'être accompagnée par des collaborateurs, qui me transmettraient des notes, des rapports et des dossiers. « Cordonnier, pas plus haut que la chaussure ! »

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci, madame.

Je vais essayer de vous poser des questions qui ne concernent que les fonctions que vous avez pu exercer par le passé...

Mme Roselyne Bachelot. - Je ne répondrai pas à des questions qui ne me concernent pas.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Ayant déjà eu l'occasion d'assister à votre audition par différentes commissions d'enquête, je n'ai aucun doute à ce sujet...

En tant que ministre de la santé, vous avez dû gérer l'épisode H1N1, qui a fait couler beaucoup d'encre. Vous avez, me semble-t-il, été guidée, à juste titre, par un principe de prévention et de précaution maximale.

Cela ne suppose-t-il pas de sortir pour partie les médicaments, qui, comme chacun sait, ne sont pas des biens comme les autres, des logiques de rentabilité et du marché, en envisageant le retour, en partie, à une véritable production publique, notamment pour les médicaments critiques, dès lors que le secteur concurrentiel semble quelque peu défaillant aujourd'hui ?

Au moment où vous avez géré cette pandémie, vous avez été accusée d'en faire trop. En tant que législateurs, nous sommes confrontés à cette question de la durée de stockage - il y a toute une polémique à ce sujet, qui, du reste, ne constitue pas le fond de la question. Vous qui avez été au coeur des décisions, où pensez-vous utile, nécessaire, indispensable de placer le curseur ? Le coût du stockage est loin d'être négligeable, et l'on ne peut pas faire n'importe quoi...

Je veux également vous interroger sur la gouvernance et le pilotage de l'ensemble du système qui a été mis en place. Nous avons été alertés, lors de plusieurs auditions, sur le chevauchement des multiples agences. Vous qui avez été à l'origine de la création des ARS, pensez-vous que toutes ces agences sont un gage de transparence, de bonne diffusion des informations, notamment aux patients, mais également aux professionnels de santé ? Je pense aux pharmaciens, mais également aux médecins. Estimez-vous qu'un comité de pilotage ad hoc chargé de la stratégie de prévention et de lutte contre les pénuries de médicaments soit une bonne solution ?

Le Gouvernement a annoncé l'établissement, d'ici la fin du mois, d'une liste de médicaments critiques beaucoup plus restreinte que celle des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM). Chaque organisme, européen ou national, que nous rencontrons lors de nos déplacements, fait valoir sa propre liste. Il nous semble, en l'état de nos travaux, que cette liste serait effectivement bienvenue, mais qu'il faudrait la restreindre pour des raisons d'efficacité. Avez-vous déjà travaillé sur l'élaboration d'une telle liste lorsque vous étiez ministre de la santé ?

Pensez-vous que le prix du médicament - on a vu que celui des médicaments matures tendait à être tiré vers le bas - peut compromettre l'approvisionnement du marché français ? Ou peut-il inclure une part de sécurisation des approvisionnements, de soutien à l'industrie - en particulier à la réimplantation de la production de certains principes actifs sur le territoire national ? Comme vous l'avez indiqué, 80 % des principes actifs étaient déjà fabriqués en Chine et en Inde lorsque vous étiez en fonctions - c'est toujours le cas aujourd'hui.

L'industrie chimique est particulièrement polluante. Vous qui avez également été ministre de l'écologie et du développement durable, quel regard portez-vous sur une éventuelle relocalisation en France ? Il faudrait se montrer exigeant sur le plan environnemental...

Ma toute dernière question concerne les industries pharmaceutiques, qui reçoivent le crédit d'impôt recherche (CIR) pour leurs dépenses de recherche et le développement (R&D). Quand vous avez été ministre de la santé, vous avez décidé de supprimer le plafond de 16 millions d'euros du CIR pour le remplacer par un montant égal à 30 % des dépenses de R&D en dessous de 100 millions d'euros, et à 5 % au-delà. Cette décision vous a-t-elle paru efficace ? Quelles sont les raisons qui vous ont guidée à l'époque ? Pensez-vous que les résultats en matière d'innovation et de recherche ont été à la hauteur de l'investissement ?

Mme Roselyne Bachelot. - Je vous remercie d'avoir salué ma gestion de la grippe A (H1N1) et d'avoir indiqué que les principes de précaution et de prévention devaient l'emporter, en matière de santé, sur toute autre considération économique. Je m'amuse des critiques que l'on m'a adressées à l'époque et j'ai eu la satisfaction de pouvoir constater de mon vivant que l'on me rendait justice.

Vous avez souligné, à juste titre, l'embrouillamini des institutions qui s'activent dans le domaine de la santé et du médicament ; elles ont développé des partenariats dans le cadre de l'Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan), qui regroupe l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae), l'Institut de recherche pour le développement (IRD), l'Institut Pasteur, etc., mais elles ont chacune leur utilité. Dans ce contexte, ajouter un comité supplémentaire sous prétexte de simplifier me paraît une idée bien française. D'ailleurs, je formule la prédiction que vos propres travaux aboutiront également à recommander un peu plus de complexité, via la création d'un organisme supplémentaire, puisque le Gouvernement qui se risquerait à supprimer un acteur serait accusé des pires crimes.

Au moins, les ARS ont répondu à cette volonté de simplification, puisqu'elles ont permis de remplacer sept organismes. On me parle d'ailleurs encore des directions départementales des affaires sanitaires et sociales (Ddass) et des directions régionales des affaires sanitaires et sociales (Drass), alors que je les ai supprimées pour les intégrer dans les ARS. Il faut dire que, comme cette réforme n'a pas suscité une journée de grève, elle est passée inaperçue... Je le dis incidemment, mais nos ARS ont tout de même subi, alors qu'elles n'étaient pas même adolescentes, un choc dommageable avec la désastreuse réforme territoriale des grandes régions, qui a représenté pour elles un coup de poignard. Les ARS exercent de nombreuses fonctions, puisque l'inspection de la pharmacie est conduite par les pharmaciens inspecteurs de santé publique, mais également par les pharmaciens inspecteurs des ARS.

Vous soulignez le fait que l'industrie pharmaceutique n'est pas une industrie comme les autres. Elle est, en effet, l'une des dernières industries en France à avoir des prix administrés. Dans ce cadre, faut-il créer une industrie d'État ? Pourquoi pas, mais, personnellement, je n'ai pas une grande confiance dans l'État pour mener ce genre d'opérations, d'autant que cela impliquerait de réformer profondément des législations et de s'adapter aux législations européennes, car il faudrait revenir sur les règles de marché et d'appels d'offres. En effet, le coût des médicaments ainsi produits n'aurait rien à voir avec celui des spécialités issues des pays émergents, dont on connaît les niveaux de salaires, les conditions sociales et les normes écologiques ; aujourd'hui, nous sommes bien contents, avec la délocalisation de cette industrie chimique polluante, d'exporter nos nuisances et de les faire assumer par les pays en développement.

Par ailleurs, une industrie d'État serait-elle en mesure de remédier à 100 % aux pénuries ? Sans doute non, car il y a des causes autres que l'externalisation de la fabrication. Il peut y avoir, dans des industries autochtones, des grèves, des ruptures de stock, des difficultés dans la chaîne de production, etc.

Je suis donc attentive à cette solution, mais je me méfie des solutions simplistes. En tout état de cause, quand j'étais ministre de la santé, ce n'est pas la voie qui a été choisie ; nous avons opté pour l'excellence et l'innovation, sur le fondement de la théorie des avantages comparatifs. Nous avons considéré que la sécurité des approvisionnements était liée à l'arsenal législatif et réglementaire et à des structures de veille sur le marché mondialisé.

Le prix du médicament est important dans notre pays. Nos gouvernements ont choisi de considérer ce prix comme la variable d'ajustement dans les comptes de la sécurité sociale, afin de contenir les dépenses. Ainsi, 50 % des spécialités pharmaceutiques françaises sont les moins chères du marché européen et 92 % d'entre elles ont un prix inférieur au prix moyen des cinq grands pays européens que sont l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, le Royaume-Uni et la France. Ce n'est pas sans inconvénient, car les détenteurs de stocks de ces produits peuvent être tentés de les distribuer dans des pays dont le prix de vente est plus intéressant. L'amoxicilline injectable est deux fois plus chère en Allemagne qu'en France, et ce marché parallèle représente cinq milliards d'euros de chiffre d'affaires. Nous avons donc choisi une politique d'écrasement des prix, qui a un impact sur nos approvisionnements, même si ce n'est sans doute pas le facteur principal de nos ruptures.

Vous me posez également la question des modifications apportées aux dispositifs d'aides publiques pour les laboratoires. Ce n'est pas le ministre de la santé qui gère cette affaire : les aides aux industriels relèvent du ministère de l'économie et de l'industrie et de celui de la recherche. Le ministère de la santé est, en la matière, un spectateur engagé. Ces modifications ont-elles eu l'impact recherché ? Ayant quitté le ministère de la santé en 2010, je n'ai pas les moyens de vous répondre. La fonction ministérielle implique de courir dans son couloir et ceux qui se risquent à en sortir se font sévèrement rappeler à l'ordre. C'est donc à vous, madame la rapporteure, de mesurer l'efficacité de cette politique.

Si je puis exprimer un regret, c'est, je le répète - je l'ai déjà exprimé dans d'autres enceintes -, la liquidation de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus). L'intégration de cet établissement dans Santé publique France m'a semblé une mauvaise décision, et la reconstitution d'un établissement de réserve et d'urgence sanitaires me paraîtrait pertinente.

Quant à la question de la liste des médicaments indispensables, nous avions estimé, de notre côté, que la liste des médicaments essentiels de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) suffisait et qu'y ajouter une liste embrouillerait les choses.

Mme Émilienne Poumirol. - J'ai cru comprendre de vos propos que l'on pouvait envisager l'étatisation de l'industrie pharmaceutique, ce qui me semble peu réaliste. Vous paraîtrait-il envisageable, en revanche, de relocaliser, en France ou en Europe, la production de certains des médicaments de cette liste ?

Mme Roselyne Bachelot. - Je n'ai jamais prôné l'étatisation de l'industrie pharmaceutique. Je pense que ceux qui le suggèrent s'égarent. Ce n'est pas le rôle de l'État, selon moi. L'État peut aider par une politique d'appui industriel des laboratoires qui veulent tenter l'expérience de la relocalisation ; il y a d'ailleurs des projets en ce sens. Néanmoins, si ce n'est pas accompagné par une révision des règles des marchés publics, ces laboratoires sont condamnés à mettre rapidement la clef sous la porte, car leurs prix ne seront pas ceux des spécialités matures, donc ils n'emporteront pas les marchés publics. C'est déjà arrivé à certains laboratoires. Faire une industrie européenne, pourquoi pas ? Mais les effets seront les mêmes. Bossuet a dit : « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences dont ils chérissent les causes. » Cela s'applique très bien à ce dossier...

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous aviez envisagé une politique d'achats diversifiés dans les appels d'offres hospitaliers. Or ces achats diversifiés commencent juste à se mettre en place et, depuis la fin de vos fonctions ministérielles, les pénuries se sont aggravées. Comment expliquez-vous ce décalage ?

Mme Roselyne Bachelot. - Vous allez entendre les directeurs de centres hospitaliers universitaires (CHU). Je ne suis pas capable de vous répondre sur ce point.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Peut-être la réglementation mise en place à l'époque n'était-elle pas assez contraignante ?

Quelle est la part jouée par les grossistes-répartiteurs dans le système de dispensation et de distribution du médicament dans les territoires ?

Un atout des Ddass était d'avoir des inspecteurs sur le terrain et des personnes formées à la veille à l'échelle territoriale. La veille assurée par l'ANSM à l'échelle nationale, sans surveillance territorialisée de la pénurie de médicaments, constitue-t-elle un défaut dans le système ? Les ARS pourraient-elles se structurer pour assurer la veille et les allers-retours avec les professionnels sur le terrain ?

Vous suggérez de reconstituer un établissement d'urgence et de réserves sanitaires ; or c'est le contraire qui a été fait au cours des dernières années, avec une gestion first in-first out. Toutes les structures publiques et parapubliques chargées de la gestion des médicaments - Eprus ou Agence générale des équipements et produits de santé - ont disparu ou ont amoindri leurs compétences. Avoir une planification en cas de pénurie semble nécessaire pour enrayer l'effondrement des disponibilités de médicaments.

Les anticancéreux et les formes pédiatriques des médicaments sont en pénurie. Quelle est votre analyse de cette question ?

Mme Roselyne Bachelot. - Je salue la qualification pharmaceutique du système du médicament dans notre pays : ce sont les pharmaciens qui sont à l'oeuvre à tous les niveaux, pour la fabrication, la dispensation, la distribution. Remettre en cause ce système de haute qualité me paraîtrait constituer une régression. Le système législatif peut-il être amélioré, durci ? Peut-être. On a mis en place un système d'astreintes et d'obligations de service public pour les grossistes-répartiteurs, qui sont tenus d'assurer l'approvisionnement continu du marché national ; il y a des sanctions financières pour manquement des laboratoires exploitants et des grossistes-répartiteurs ; on a défini la rupture d'approvisionnement comme l'incapacité pour une pharmacie d'officine ou une pharmacie à usage intérieur de mettre à disposition un médicament dans les 72 heures. Il faut faire respecter cette armature. On peut en durcir les conditions, mais cela exigerait une analyse que je ne suis pas en mesure de faire ici.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - C'est plutôt la chaîne de surveillance et de contrôle de la réglementation qui devrait être renforcée ?

Mme Roselyne Bachelot. - Les ARS sont un outil extraordinaire de santé publique. Elles ont été sottement critiquées au moment de la crise du covid, alors qu'elles ont rendu des services éminents. Leurs agents se sont donnés à fond, jour et nuit, pour faire face à cette crise. Certaines critiques m'ont indignée. Que ces établissements aient servi de variable d'ajustement pour des réductions de postes, tout le monde le sait, alors que leurs missions sont de plus en plus complexes et exigeantes ; le scandale d'Orpea l'a rappelé. Il faut donc les muscler afin que les structures départementales, surtout après la désastreuse réforme territoriale, puissent assurer leurs missions. Je n'ai pas les éléments techniques, documentés, pour dire ce qui manque, mais vous le ferez, et j'espère que l'on rendra enfin justice aux ARS.

Quant à la vision territoriale de la pénurie, l'information doit circuler dans les ARS et avec l'ANSM. Il y a une fonction de veille, avec un circuit ascendant et descendant, et tout cela doit circuler de la meilleure façon.

M. Bruno Belin. - Nous partageons 100 % de ce que dit Mme Bachelot.

Mme Corinne Imbert. - Comment allons-nous en sortir ? Peut-on espérer que les choses évoluent ? Faut-il se placer à l'échelon européen ? Mais, dans ce cas, comment définir les prix ?

Mme Roselyne Bachelot. - Vous concluez l'audition avec le sujet de l'Union européenne. Vous ne vous dispenserez pas, je pense, de cette réflexion dans vos travaux. Il y a un paradoxe : les politiques sociales et sanitaires ne font pas partie des compétences européennes, mais il est difficile de s'en abstraire. La loi du 29 décembre 2011 a transposé des recommandations européennes. Si l'on mène une politique industrielle franco-française au sein du marché européen, on foncera dans le mur, mais comment résoudre le paradoxe de politiques sanitaires différentes, de prix très différents, de prises en charge différentes, la France ayant le taux de prise en charge solidaire le plus élevé d'Europe ?

Je ne vois pas de porte de sortie, puisque l'on essaie plutôt de préserver les acquis communautaires que d'en créer d'autres, dans une défiance généralisée à l'égard des institutions européennes, sans même parler des normes écologiques. Je suis donc perplexe. C'est pourquoi je vous sais gré d'avoir créé cette commission d'enquête, qui vous permettra de fournir des outils prospectifs aux gouvernements afin de sortir de ces apories.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Le taux de prise en charge solidaire en France est le plus élevé d'Europe, dites-vous, mais le marché français est aussi l'un des plus grands du continent. Cela ne se compense-t-il pas ?

Mme Roselyne Bachelot. - Vous avez raison : on a remplacé la politique du prix par une politique des volumes. C'est ainsi que le marché français reste intéressant, avec tous les effets pervers du marché mondialisé. Les industriels se rattrapent sur la bête...

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Nous avons entendu l'agence européenne des médicaments (EMA) et l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire, et nous avons découvert une volonté de créer une synergie européenne, pour réindustrialiser l'Europe. L'EMA veut garantir une coordination à l'échelle européenne, afin que la relocalisation se fasse en bonne intelligence entre les différents pays, de sorte que la production se rapproche de notre continent. Cela rendra la distribution plus simple que dans la situation où les médicaments sont produits à l'autre bout de la planète. Il y a une prise de conscience globale, qui permettra de trouver une solution à l'échelon européen.

Mme Roselyne Bachelot. - Sans doute, mais il faudra convaincre Mme la commissaire à la concurrence. Il y a certes une volonté de réindustrialisation, mais passer à la phase opérationnelle, c'est autre chose. J'ai pu le savourer comme ministre de la culture lorsqu'il s'est agi de défendre la propriété intellectuelle et artistique. Tout ce que nous venons de dire se heurte à la défense des consommateurs et de la libre concurrence.

Ensuite, l'Europe est plurielle. Accorder les grands pays autour d'une politique industrielle est possible, mais l'Europe, c'est « un pays, une voix ». J'ai présidé le Conseil des ministres des affaires sociales et sanitaires au second semestre 2008 ; dans ce cadre, j'avais imaginé de conduire un exercice avec mes collègues, celui d'une pandémie d'un virus respiratoire touchant l'Europe - exercice purement théorique... J'étais en plein roman ! On m'a répliqué que c'était de la fantasmagorie et qu'il était inutile de mettre en place des stratégies communes. Quand l'épidémie de grippe A (H1N1) est survenue, j'ai tenté de faire en sorte que les achats de vaccins et substances utiles relèvent d'une politique européenne. Je n'ai pas trouvé d'écho. Ma collègue polonaise a même soutenu devant moi que les vaccins avaient autant d'efficacité que l'eau distillée... C'est bien là qu'est le problème : les forces centrifuges sont très fortes en Europe. Aussi, quand on en sera au stade opérationnel, ce sera très compliqué. Permettez à une vieille dame de rappeler quelques souvenirs !

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie de vos propos. La covid est passée entre-temps, de même que la commande de vaccins et la gestion des stocks à l'échelle européenne, et le paquet médicament vient de sortir. La question de la santé commence à être un peu européenne ; il y a une prise de conscience.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Walid Ben Brahim, directeur général d'UniHA,
du Docteur Juliette Jacob, pharmacien,
coordinateur des achats médicaments du Resah,
et de Mme Alexandra Donny, directrice générale adjointe du Resah

(mardi 2 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous poursuivons nos travaux en accueillant des représentants de centrales d'achat de produits de santé en milieu hospitalier : le groupement de coopération sanitaire (GCS) de l'Union des hôpitaux pour les achats (UniHA) et le groupement d'intérêt public (GIP) du réseau des acheteurs hospitaliers (Resah).

Renaud Cateland, directeur de l'Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps), nous a déjà fourni un éclairage sur le fonctionnement de tels organismes, au rôle crucial dans la chaîne de distribution du médicament - même si l'Ageps est une direction acheteuse de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) et non une centrale d'achat.

L'UniHA est représentée par son directeur général, M. Walid Ben Brahim, accompagné des pharmaciens coordonnateurs Mme Véronique Bardey-Bruyère, des Hospices civils de Lyon, et M. Audric Darras, du centre hospitalier universitaire (CHU) de Toulouse. L'UniHa est une coopérative d'acheteurs hospitaliers publics français, l'un des principaux acheteurs européens dans le domaine de la santé et l'un des premiers acheteurs publics français tous secteurs d'activités confondus. Elle fut créée en 2005 par les hospitaliers eux-mêmes dans le but de mutualiser leurs achats et leurs expertises ; elle regroupe aujourd'hui 1 312 établissements, dont 123 groupements hospitaliers de territoire (GHT).

Le Resah est un autre opérateur majeur du secteur ; il est représenté par Mme Alexandra Donny, directrice générale adjointe, et par le docteur Juliette Jacob, pharmacien, coordinateur des achats médicaments du Resah. Créé en 2007 pour assurer la mutualisation des achats hospitaliers pour la région d'Île-de-France, il a ouvert en 2016, à la demande de la direction générale de l'offre de soins (DGOS), l'accès à ses marchés à l'ensemble du territoire national.

Alors que le nombre de médicaments dits en tension ne cesse d'augmenter et que l'hôpital paraît en souffrir tout particulièrement, votre témoignage est évidemment incontournable : c'est à l'hôpital, nous ont dit plusieurs personnes auditionnées, qu'il y a le plus de pénuries. Même s'il convient de relativiser au regard de la période de triple épidémie - covid, grippe et virus respiratoire syncytial (VRS) -, l'hôpital reste concerné dans un certain nombre de domaines thérapeutiques.

Nous souhaitons donc entendre votre analyse de la situation actuelle, et connaître la façon dont les organismes que vous représentez, qui sont des outils de rationalisation, de mutualisation et d'optimisation des achats, agissent pour prévenir et gérer les ruptures d'approvisionnement de produits de santé. Vous nous ferez part de vos recommandations pour mettre fin à ce phénomène désormais chronique, et même exponentiel : la mission d'information du Sénat de 2018 dénombrait entre 600 et 700 médicaments en pénurie, contre 2 500 à 3 000 actuellement.

Vous évoquerez notamment les méthodes qui sous-tendent la passation des marchés publics en matière de fourniture de médicaments. Il a été fait référence, devant nous, à des politiques d'achat et à des critères d'attribution dangereux, le phénomène des « méga-appels d'offres » hospitaliers étant notamment régulièrement pointé du doigt. Ce problème est d'ailleurs bien documenté et la mission d'information sénatoriale de 2018 soulignait déjà que « notre politique de rationalisation des achats de médicaments hospitaliers, en privilégiant des appels d'offres de très grande taille, a entraîné une raréfaction des fournisseurs et la multiplication subséquente des difficultés d'approvisionnement ». Vous nous direz si ce constat, que M. Cateland a semblé relativiser, vous parait toujours d'actualité.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Walid Ben Brahim, Mme Véronique Bardey-Bruyère, M. Audric Darras, Mme Alexandra Donny et le Dr Juliette Jacob prêtent serment.

M. Walid Ben Brahim, directeur général d'UniHA. - UniHA est un groupement public créé en 2005 par et pour les hôpitaux. Ce modèle original, sous forme de GCS, comporte 1 300 adhérents, principalement des établissements publics de santé. Nous avons un ADN d'ancrage dans les hôpitaux publics, dont les représentants composent notre comité d'administration, présidé par un directeur d'hôpital. Nous sommes organisés autour de 13 sites, avec un siège à Lyon. Nos pharmaciens sont dans les hôpitaux, ce qui garantit l'ancrage et la qualification des besoins des hôpitaux, avec un groupement de commandes qui a fait ses preuves. UniHA a agrégé six milliards d'euros d'achats en 2022, dont quatre milliards d'euros pour les produits de santé. Nous avons aussi des activités en matière d'achat d'énergie, ou encore de biologie et de prestations de services.

J'insiste, tout d'abord, sur la notion de taille critique : UniHA a été créée en 2005 pour massifier les achats hospitaliers et réaliser des économies dans un marché pharmaceutique mondialisé. Celui-ci représente aujourd'hui 1 300 milliards d'euros. Même avec quatre milliards d'euros d'achats, nous ne représentons que 0,3 % du marché mondial. Toutefois, notre taille critique est suffisante et nécessaire pour répondre aux enjeux de l'achat public des hôpitaux. Il ne s'agit plus des seules économies, qui restent importantes, mais aussi de la sécurisation des approvisionnements et de la décarbonation des activités. Cette taille critique permet de mobiliser des techniques contractuelles différentes, nécessitant une réelle expertise. Nous leur apportons aussi du temps en gérant les pénuries, alors qu'un hôpital peut y consacrer jusqu'à un pharmacien à temps plein.

Nous mobilisons des techniques de multiattribution. Vous parlez de méga appels d'offres : je ne sais pas ce que c'est. Nous découpons le marché par aire thérapeutique : le temps où le marché de tous les hôpitaux français était confié à un seul industriel est révolu. À la lumière de la pandémie, nous faisons évoluer le poids des critères : le prix conserve une part importante, mais plus prépondérante, autour de 30 % : nous faisons la part belle au développement durable et à la sécurisation. Nous avons été les premiers à mobiliser, aux côtés du Resah, un marché souverain pour les masques, avec la clause de souveraineté européenne.

De plus, nous sommes présents pour répondre aux situations de crise, avec une bonne connaissance du tissu industriel et de la recherche de sourcing. Nous pouvons éclairer les pouvoirs publics. Par exemple, lors de la crise des médicaments dérivés du sang, fin 2021, nous les avons aidés à piloter le contingentement, alors que la pénurie aurait pu mettre en péril des prises en charge.

Nos préconisations tournent autour d'une évolution de notre positionnement, à la demande de nos adhérents. Aujourd'hui, l'approvisionnement est géré par l'industriel. Nous travaillons à la constitution de stocks réels, et non contractualisés, et à une filière souveraine. L'achat hospitalier reste éclaté : nous ambitionnons de coordonner les initiatives et les appels d'offres aux côtés des pouvoirs publics, comme bras armé de la réindustrialisation française.

Mme Alexandra Donny, directrice générale adjointe du Resah. - Le Resah est un GIP créé en 2007, tout d'abord opérateur pour la région d'Île-de-France. Nous sommes une centrale d'achat, mais nous avons aussi un centre de ressources et d'expertise. Nous avons donc un double objectif de mutualisation et de professionnalisation de la fonction achat. Aujourd'hui, nous avons plus de 2 000 établissements de santé et entités médicosociales, pour deux milliards d'euros d'achats mutualisés par an, dont 830 millions d'euros par an pour les médicaments.

Nous tenons au terme de mutualisation, et non de massification : nous regroupons les quantités, mais aussi les expertises, en pharmacie, en achats ou encore en systèmes d'information. Le médiateur des entreprises a labellisé notre centrale d'achat Relations fournisseurs et achats responsables en 2021, nous reconnaissant des qualités de relations durables et équilibrées avec les fournisseurs. Opérateur national depuis 2016, nous adaptons notre politique aux segments d'achats, pas toujours de façon nationale : pour les médicaments, nous agissons au niveau régional. Ainsi, nous mutualisons les achats pour les hôpitaux - publics et privés non lucratifs - des régions d'Île-de-France et Normandie, avec respectivement 90 et 60 hôpitaux, en suivant les préconisations du programme Phare (Performance Hospitalière pour des Achats REsponsables) de la DGOS. Je laisse de côté les médicaments en monopole, d'autant que les ruptures sont plus courantes pour les médicaments concurrentiels, qui représentent 25 % du montant des achats. Nos coordinateurs achats formulent des préconisations d'alternatives en cas de rupture.

Nous avons longtemps suivi un critère prix, mais nous prenons en compte d'autres éléments depuis la crise sanitaire, notamment la sécurisation, mais aussi - pour les masques et les gants - de clauses de souveraineté européenne. Nous avons également introduit, dans nos appels d'offres, des éléments plus classiques comme des pénalités et des achats pour compte.

Notre première recommandation est de travailler sur l'approvisionnement et la gestion des flux et stocks, réserve importante de performance, et la création de pharmacies de territoire, à usage intérieur, gérées par des dépositaires. Ainsi, les hôpitaux d'un territoire, qui reste à définir - celui du GHT par exemple - pourraient choisir un dépositaire commun.

La deuxième recommandation, que nous avons déjà évoquée au sein du groupe de travail de construction de la feuille de route pour lutter contre les pénuries et améliorer la disponibilité des médicaments en France, est une coordination par l'État des achats de médicaments, avec une mise en commun de moyens et d'expertise et un opérateur national unique qui coordonnerait toutes les parties prenantes. Il faudrait une participation des opérateurs achats, dont l'AP-HP, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et Santé publique France notamment avec, éventuellement, des déclinaisons régionales. Cette idée nous vient d'échanges avec d'autres centrales d'achat européennes - nous sommes cofondateurs de l'association Ehppa - European Health Public Procurement Alliance. Nous pouvons nous inspirer des exemples norvégien, danois et britannique. Depuis la crise sanitaire, la plupart des pays européens renforcent la centralisation. La Commission européenne nous a fait part de ses difficultés de coordination des acteurs et y voit un fort intérêt.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Monsieur Ben Brahim, vous avez mentionné l'ambition d'une filière souveraine d'achat. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Madame Donny, vous mentionnez une pharmacie interne liée aux territoires : s'agit-il de ce que fait l'Ageps, qui se heurte au fait qu'elle ne doit pas empiéter sur le terrain concurrentiel ?

Permettez-moi de vous poser quelques questions. Quelles ont été les situations de tensions d'approvisionnement et de ruptures de stock les plus marquantes de ces dernières années ? Quels produits étaient concernés, qu'ils soient génériques ou sous brevet ? Quelles en ont été les conséquences sur les finances des hôpitaux ?

Vous parlez de mutualisation : quels en sont les avantages et les inconvénients ?

La structuration de l'achat public hospitalier voit coexister plusieurs entités juridiques, dont vous avez parlé : Ageps, UniHA, Union des groupements d'achats publics (Ugap). Est-ce satisfaisant pour la prévention et la gestion des pénuries ?

Vous avez mentionné le programme Phare, que la DGOS met en oeuvre depuis 2011, et qui met la recherche d'économies au centre de l'achat hospitalier. Quelles en sont les limites ?

Ensuite, l'article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale de 2022 consacre le critère du lieu d'implantation du site de production. Les critères de responsabilité sociale et environnementale interviennent-ils ? Les entreprises ayant délocalisé dans des pays moins exigeants entraînent des ruptures d'égalité en relocalisant sur le sol français.

Le rôle des acheteurs est-il d'accompagner la relocalisation en France et dans l'Union européenne ? Ce matin encore, Mme Bachelot parlait de la nécessité de relocaliser en France, avec une indispensable coordination européenne.

Par ailleurs, on nous a signalé le caractère trop massif des appels d'offres hospitaliers. Qu'en pensez-vous ? Quelle attention portez-vous à la diversification des fournisseurs ?

Constatez-vous que des laboratoires ont pris des engagements pour répondre à des marchés importants, alors qu'ils ne sont pas toujours capables de les tenir ?

Les conditions tarifaires d'achat de médicaments aux industriels par les établissements de santé contribuent-elles aux pénuries ?

Pour finir, dans son rapport de 2017 sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale, la Cour des comptes préconisait de mettre fin au régime de liberté des prix propre aux établissements de santé et d'instaurer un régime commun à la ville et à l'hôpital, confié au Comité économique des produits de santé (CEPS), sur le modèle du prix administré des médicaments remboursés. Quels en seraient les avantages pour lutter contre les pénuries ? Y êtes-vous favorables ?

M. Walid Ben Brahim. - La multiplicité des structures d'achat public est une curiosité à laquelle nous sommes confrontés, et un état de fait construit depuis des années. Méfions-nous d'une solution, simple en apparence, consistant à créer une superstructure, couche supplémentaire qui serait longue à créer alors qu'il y a urgence.

L'État doit avoir un rôle de stratège, et non d'opérateur : il doit définir la stratégie de souveraineté, les segments prioritaires et les objectifs. Aux opérateurs, ensuite, d'agir. Pour ce qui est de la création d'une filière d'achat, et donc d'une équipe, une priorité selon nous - nous avons vingt pharmaciens dont certains sont déjà prêts à agir -, il s'agirait de conduire des appels d'offres spécifiques pour sauvegarder l'activité d'une entreprise, par exemple, ou pour obtenir des médicaments critiques. Il faut ensuite faire en sorte que les acteurs de cet écosystème se coordonnent, pour faire monter en expertise tous les acheteurs hospitaliers, parfois démunis : dans certains groupements, un seul pharmacien est chargé des achats de dizaines d'hôpitaux.

Oui, une centrale d'achat doit être le bras armé de la réindustrialisation et de la souveraineté sanitaire : les relocalisations sont stimulées par l'offre, mais aussi par la demande. Nous sommes légitimes, au travers de notre réseau - certains appels d'offres regroupent 500 hôpitaux - pour sécuriser le débouché pour l'industriel. Toutefois, certains nous disent que même ces volumes ne suffisent pas : une approche européenne est donc indispensable.

Mme Véronique Bardey-Bruyère, pharmacien coordonnateur d'UniHA. - Il y a un paradoxe à dire que les méga-appels d'offres causent des pénuries. Nos quatre milliards d'euros d'achats représentent très peu à l'échelle mondiale. Je me suis occupée, de très près, des médicaments dérivés du plasma : sans notre dimension nationale, les difficultés pour les patients auraient été bien plus aiguës, avec des pénuries en hémoglobine et en albumine. Notre connaissance des besoins des adhérents, qui nous ont alertés, et notre relation avec les fractionneurs - par chance, il en existe un français, mais il est en cours de reconstruction de son outil industriel, défaillant - nous ont permis, en coopération avec l'ANSM et la DGOS, de capter le plus grand volume possible de médicaments, le tout dans un contexte de prix administrés. Avec la DGOS, nous avons réparti les quantités attribuées à chaque établissement, mois par mois, pendant un an.

Nous avons gagné une bataille, mais pas la guerre. Cependant, c'est ce qui nous permet de réagir sur le terrain. Étant aussi praticienne d'un CHU, je n'ai aucun intérêt à générer des pénuries. Patients et prescripteurs doivent disposer de tout l'arsenal thérapeutique nécessaire. Les méga-appels d'offres - notion à définir, car nous sommes sur du multiattributaire - ont, au contraire, l'objet de lutter contre ces pénuries.

M. Audric Darras, pharmacien coordonnateur d'UniHA. - En matière d'ingénierie contractuelle, nous avons largement recours à la multiattribution, sous toutes ses formes. Elle permet de répartir les volumes d'achats sur de multiples fournisseurs, avec un prérequis d'évaluation, pour les molécules qui le justifient. Mutualiser ces volumes est une force. Il s'agit de massifier non en quantité absolue, mais en termes de poids relatif sur le marché français. En outre, il ne faut pas multiplier les références au sein d'un établissement, ce qui entraînerait un risque de désorganisation et d'usage.

Dans le cadre de la multiattribution, les fournisseurs ne doivent pas avoir la même chaîne d'approvisionnement, et cela ne doit dégrader ni la qualité des produits ni les conditions économiques. Sur certaines molécules critiques, nous répartissons nos fournisseurs par zone géographique.

Mme Alexandra Donny. - Les pharmacies de territoire auraient du sens pour une partie des missions de l'Ageps relatives à l'approvisionnement logistique, notamment face aux problématiques de gestion des stocks. L'échelle du territoire considéré est à définir selon les contraintes régionales.

La mutualisation présente l'avantage de la mise en commun de l'expertise. Mutualiser permet d'avoir des experts - pharmaciens, logisticiens, juristes - sur l'ensemble des domaines. On ne peut avoir une telle expertise dans chaque groupement régional.

Le programme Phare laisse toujours une grande place au prix, mais de nouvelles thématiques, liées à la logistique, à l'approvisionnement et aux achats responsables, sont désormais prises en compte.

Concernant les opérateurs, la question n'est pas tant leur nombre que la façon dont ils réalisent leurs achats.

Mme Juliette Jacob, pharmacien, coordinateur des achats médicaments du Resah. - Nos établissements ont subi des manques durant la crise de la covid-19, ainsi que des pénuries d'amoxicilline et de paracétamol. J'ai aussi en tête les pénuries des médicaments dérivés du sang. Nous avons travaillé en consortium pour assurer un approvisionnement pérenne et diversifier les fournisseurs, ce qui évite l'assèchement de la concurrence. Ainsi, nous avons aujourd'hui quatre fournisseurs d'immunoglobulines.

Ensuite, nous avons subi une rupture sur les solutés massifs, en raison des difficultés financières d'un laboratoire. Notre mécanisme d'acquisition dynamique nous a permis de lancer un nouveau marché pour référencer un titulaire dans un court délai. La rupture était annoncée en décembre ; le nouveau titulaire commence le marché en mai.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je souhaite davantage de précisions sur les situations de tension et de rupture les plus marquantes des dernières années, leur effet sur les finances hospitalières, ainsi que la prise en compte des critères environnementaux, sociaux et d'implantation des sites. Ensuite, vous n'avez pas répondu sur les engagements pris par certains laboratoires pour obtenir un marché, alors qu'ils ne sont pas en capacité de les tenir. Enfin, je souhaitais avoir des éléments sur les recommandations de la Cour des comptes quant à la liberté des prix.

M. Walid Ben Brahim. - Les conditions financières consenties aux établissements de santé participent à un système de régulation des prix du médicament à deux vitesses. Certains médicaments sont négociés à des prix très bas une fois tombés dans le domaine public, quand d'autres médicaments, très innovants, sont vendus à des prix très élevés, voire prohibitifs. Nous n'avons pas intégralement la main sur la fixation des prix, mais nous plaidons pour la réduction de cet écart.

M. Audric Darras. - La cartographie des lieux de production établie au travers de nos appels d'offres s'avère intéressante pour l'évaluation de l'impact environnemental de la production des médicaments, mais également en matière d'analyse du risque. En effet, nous obtenons des informations sur l'éclatement des chaînes de production, le niveau d'intégration des sites chez les différents acteurs ainsi que sur les éventuelles stratégies de diversification des approvisionnements conduites par nos fournisseurs. Sur le plan environnemental, connaître cette localisation nous permet d'évaluer l'impact environnemental des principales étapes de production : production des matières premières, façonnage, transport. Nous avons ainsi été conduits à valoriser des entreprises qui produisent en circuit court dans des pays européens.

En effet, l'application de ces nouveaux critères de choix expérimentée lors d'une récente consultation relative aux médicaments anti-infectieux a conduit à modifier l'attribution des marchés pour un quart des lots, pour lesquels les résultats ont été favorables à des sites de production européens.

Mme Véronique Bardey-Bruyère. - Il est arrivé à plusieurs reprises qu'un industriel se désengage entre le moment où il répondait à notre appel d'offres - la date limite de réception des offres (DLRO) - et le démarrage du marché, soit du fait d'un manque de volumes, soit parce qu'il ne pouvait plus garantir le prix auquel il s'était engagé initialement. Or un tel désengagement est non seulement impossible dans le cadre du code de la commande publique, mais inenvisageable pour l'organisation de nos hôpitaux. La gestion de ce problème alourdit considérablement le processus d'achat. Il revient aux acheteurs de trouver un terrain d'entente dans la négociation pour que les établissements continuent à être approvisionnés, sans surcoût excessif.

S'agissant des coûts, nous pouvons nous demander si l'innovation est devenue le seul moyen de financement de l'industrie pharmaceutique. Certains traitements de thérapie génique présentent en effet un coût de traitement unitaire par patient stratosphérique, quand le prix de certaines molécules matures s'avère ridiculement bas. Nous peinons à connaître le véritable prix de revient d'un médicament.

Mme Juliette Jacob. - Je n'ai pas de chiffres précis à vous communiquer concernant l'impact des pénuries de médicaments sur les finances des établissements du Resah, mais je pourrai vous en fournir ultérieurement. La défaillance d'un fournisseur entraîne toutefois inévitablement un surcoût pour les établissements concernés, tenus d'avancer les frais relatifs au changement de fournisseur, lesquels peuvent augmenter en cas de contentieux.

Le Resah applique des critères visant à garantir les défauts d'approvisionnement, pour prévenir les ruptures. Nous recensons ainsi le nombre et la localisation des sources d'approvisionnement de nos fournisseurs - en matières premières comme en produits finis -, ainsi que les moyens d'information mis en oeuvre sur la disponibilité des produits et les solutions proposées en cas de pénurie - propositions d'importations, modalités de règlement des pénalités, etc.

Notre système de pénalités responsabilise les fournisseurs et peut permettre par ailleurs de prévenir les désengagements, raison pour laquelle nous souhaitons le maintenir dans nos cahiers des charges.

Nous avons également instauré des critères en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE), impliquant la demande de certaines certifications ainsi que, sur le plan du transport, la vérification de l'optimisation des tournées et du taux de remplissage des camions. Il serait d'ailleurs intéressant de construire une grille commune à toutes les centrales d'achat pour les informations demandées aux fournisseurs ainsi que pour leur évaluation, la RSE occupant une place grandissante dans nos critères d'évaluation de produits.

Mme Alexandra Borchio Fontimp. - Comment utilisez-vous l'intelligence artificielle pour améliorer la traçabilité de la chaîne d'approvisionnement des médicaments ?

Mme Laurence Muller-Bronn. - L'hôpital étant l'acteur le plus exposé en situation de crise, avez-vous un accès prioritaire aux médicaments et, dans le cas contraire, devriez-vous en avoir un ?

Quelles leçons avez-vous tirées de la pénurie de médicaments survenue dans le secteur des soins intensifs pendant la crise sanitaire ? Avez-vous établi une liste de molécules critiques et de produits de santé indispensables à travers votre réseau ?

Mme Émilienne Poumirol. - Comment l'écart entre les prix, très bas, des produits matures et les prix stratosphériques des produits innovants se justifie-t-il ? À titre d'exemple, un traitement en thérapie génique peut coûter jusqu'à deux millions d'euros quand une boîte de Doliprane ne coûte que quelques euros.

Mme Pascale Gruny. - Vous avez exprimé de nombreuses attentes à l'égard de l'Union européenne. Or celle-ci dispose seulement d'une compétence d'appui en matière de santé. Si cela lui a permis de nouer des partenariats pendant la crise de la covid-19, ces derniers sont difficiles à généraliser, car ils nécessitent l'accord de tous les États membres.

Par ailleurs, le grand nombre de critères appliqués dans les appels d'offres en France - il est supérieur à celui qui est observé dans les autres pays européens, notamment en RSE - n'est-il pas dissuasif pour les entreprises qui ont parfois intérêt à vendre dans d'autres pays, pour des questions de rentabilité ? Quelles solutions pourrions-nous trouver pour remédier à cette situation qui aggrave les pénuries ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Pourriez-vous apporter une réponse précise concernant le coût des pénuries de médicaments ?

Privilégiez-vous l'achat de médicaments génériques pour certains traitements jugés essentiels, sachant que l'arrivée de nombreux génériques dans les hôpitaux peut perturber les médecins dans leurs habitudes de prescription ?

Comment s'articule votre politique de prix avec les choix effectués dans le cadre des contractualisations entre les laboratoires et le CEPS ?

Des méga-appels d'offres ont été organisés, notamment concomitamment avec l'arrivée des génériques, dans le but de diminuer les dépenses de santé, ce qui a conduit à l'assèchement de la production de certains médicaments en Europe et à la constitution de monopoles dans le monde. Les pouvoirs publics vous associent-ils à un retour en arrière sur ce point, y compris au niveau européen ?

M. Walid Ben Brahim. - Une recherche d'économies a effectivement eu lieu dans un contexte de forte concentration de l'industrie pharmaceutique, ce qui a conduit à l'arrêt de la production de certains médicaments par certains producteurs qui en ont délégué la fabrication. De petits acteurs sont donc arrivés sur les marchés, notamment pour la production de certains génériques.

En tant que centrale d'achat, nous nous préoccupons de savoir comment accompagner les entreprises qui peinent parfois à répondre à nos appels d'offres en raison de leur complexité et de la multiplicité, indispensable, des critères qu'ils contiennent. Nous préférons ne pas abaisser notre niveau d'exigence, car c'est ce que nous devons à nos hôpitaux et à nos adhérents, mais nous devons également accompagner ces entreprises. Nous avons beaucoup à apprendre des collectivités territoriales sur ce point, pour faciliter l'accès à la commande publique.

Sur la question des outils et technologies utilisés, nous avons un processus de montée en charge des systèmes d'information. C'est un sujet clef, car nous avons pour ambition de devenir à terme un établissement pharmaceutique, c'est-à-dire de gérer tout le processus d'approvisionnement, de la commande à la délivrance des médicaments. Nous avons développé en interne un outil intitulé Hermès, qui nous permet d'avoir les signaux de rupture du terrain. Toutefois, il faut aller plus loin et développer des outils numériques prédictifs pour mieux anticiper les pénuries, en fonction des volumes de commandes, voire des données épidémiologiques. Nous sommes résolument engagés dans cette voie.

L'échelon européen est important, notamment en termes de taille de marché. Nous avons des discussions avec la Commission européenne, afin de prévoir des partenariats. Je pense au club des Big Buyers, qui permet de développer les échanges et de trouver des débouchés avec des industriels, notamment pour ce qui concerne des projets de relocalisation ou de fabrication de molécules critiques sur le sol français ou européen, les débouchés d'Uni-HA ou des hôpitaux français n'étant jamais suffisants.

Je ne saurais répondre à la question du coût des pénuries. En revanche, à l'hôpital, le coût en ressources humaines est considérable. En effet, les circuits de commande et d'approvisionnement y sont très peu dématérialisés : on a encore beaucoup recours au fax pour commander les médicaments et certains CHU ont jusqu'à 600 fournisseurs, soit autant de factures à traiter, avec le temps de traitement et le nombre d'agents que cela suppose. Il y a là un important gisement de productivité tant économique qu'écologique.

En tant que grossiste répartiteur, nous souhaitons agir à l'échelon national - l'échelon régional a du mal à trouver son équilibre économique, comme les études l'ont montré -, ce qui permettra de rationaliser les circuits de commande hospitaliers et de redonner du temps aux hôpitaux.

Enfin, et nous le déplorons, nous n'avons malheureusement aucun lien avec le Comité économique des produits de santé (CEPS). Nous en avons le souhait, car nous avons des sujets à travailler ensemble.

Mme Juliette Jacob. - Nous non plus, nous n'avons aucun contact direct avec le CEPS. Nous attendons la publication des avis de prix au Journal officiel, comme les autres établissements de santé.

Mme Alexandra Donny. - Pour notre part, pour ce qui relève de la chaîne d'approvisionnement, nous passons par des processus de commande publique et de passation de contrats qui sont exécutés par les hôpitaux adhérents. Nous ne gérons pas toute la chaîne d'approvisionnement. En revanche, il faut travailler sur ce sujet, car il y a là des gains à trouver.

Aujourd'hui, nous disposons uniquement d'un outil pour gérer l'information transmise à nos adhérents sur les ruptures de médicaments. Il s'agit d'un outil de dialogue entre les laboratoires, le Resah en tant que coordonnateur et les adhérents. Nous n'avons pas de système de gestion globale, car chaque hôpital gère son approvisionnement en direct.

Mme Véronique Bardey-Bruyère. - L'ingénierie contractuelle nous permet de tenter de nous prémunir contre les surcoûts. Dès l'attribution des marchés, nous avons un attributaire de rang 1 et un attributaire de rang 2, avec lesquels nous avons déjà négocié un prix, pour nous prémunir des comportements prédateurs de certains fournisseurs et éviter que les hôpitaux ne paient le prix fort lorsqu'ils sont au pied du mur.

À l'hôpital, nous ne favorisons pas plus le générique que le princeps. Nous privilégions le mieux-disant, qui est établi selon nos critères.

Au-delà de la pénurie de médicaments, il faut aussi évoquer la pénurie des dispositifs médicaux, laquelle est extrêmement prégnante et source de désorganisation dans nos établissements. Autant, en cas de pénurie de médicaments, nous avons la capacité d'être très réactifs, de faire de la substitution et de définir des équivalences, autant le dispositif médical, surtout quand il est technique, est très opérateur-dépendant, car il peut nécessiter une courbe d'apprentissage.

Je livrerai un témoignage concernant un produit frontière, les solutions hydroalcooliques (SHA), dont j'ai la charge pour UniHA, qui sont dans le périmètre pharmaceutique. Pour éviter un monopole de fait, nous avons créé des lots géographiques et découpé la France en quatre. Or il se trouve que les SHA doivent être extrêmement bien tolérées par le personnel soignant et que, à l'issue d'essais assez longs, les quatre régions ont souhaité faire appel au même fournisseur. On a beau avoir une ingénierie contractuelle nous permettant de nous prémunir contre de potentielles ruptures d'approvisionnement, on n'abandonne pas la qualité au profit de critères qui seraient, par exemple, économiques, quand bien même on cherche à ne pas basculer dans la dépendance.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - En d'autres termes, les services hospitaliers vous font donc des retours sur certains médicaments qui ont été retenus.

Mme Véronique Bardey-Bruyère. - Bien sûr ! Un suivi est organisé tout au long de l'exécution du marché. Nous tenons compte des témoignages et faisons un retour d'expérience pour l'itération suivante.

M. Audric Darras. - Nous établissons des short lists des molécules critiques - par leur place dans l'arsenal thérapeutique ou la structuration de leur chaîne d'approvisionnement -, ce qui définit la stratégie d'achat qui sera déployée. La stratégie de diversification porte en priorité sur ces molécules.

Pour les molécules où nous avons des parts de marché relativement modérées, nous avons recours à des attributions avec un rang 1 et un rang 2. La précontractualisation nous donne une réactivité plus grande au moment de l'arrivée d'une rupture, avec un prix prédéfini.

En ce qui concerne les surcoûts, nos marchés prévoient, si l'on doit avoir recours à un deuxième attributaire ou un autre fournisseur au moment d'une rupture, que le différentiel de coût est porté à la charge de celui qui est défaillant. Dans l'ingénierie contractuelle que nous développons, notamment pour les molécules critiques, dans la mesure où les deux attributaires ont des prix relativement proches, cette clause est apparue comme n'étant plus pertinente et a été remplacée par une modalité de pénalité, ce qui entraîne un dédommagement pour l'établissement plutôt qu'un jeu de passation de trésorerie.

La modalité de détermination des prix n'est pas la même selon qu'il s'agit de molécules matures ou de molécules innovantes. Les molécules innovantes font l'objet d'une évaluation médico-économique, alors que le prix hospitalier des molécules matures est, par le jeu de la concurrence, défini par l'industriel en fonction des exigences de nos contrats et du coût de revient. C'est ce qui explique la très grande différence avec les molécules innovantes, puisque le coût industriel n'est pas le critère de détermination du prix.

Lorsque les prix sont réglementés, c'est le CEPS qui attribue le prix de remboursement.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Arrive-t-il que le prix payé soit plus cher que le prix fixé par le CEPS ?

M. Audric Darras. - En théorie, non, et dans la pratique, non plus, même s'il est assez difficile de comparer, puisque nous avons uniquement connaissance des prix réglementés publiés au Journal officiel. Nous ne connaissons pas le montant des remises.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition des syndicats de médecins

(mardi 2 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française poursuit ses travaux par l'audition conjointe de plusieurs syndicats et représentants de médecins.

L'audition de l'Académie de médecine, du Conseil national de l'ordre des médecins et de l'Intersyndicat national des praticiens d'exercice hospitalier nous avait permis, le mois dernier, de recueillir le témoignage des prescripteurs sur les phénomènes de pénurie. Parce que les médecins sont en première ligne face aux difficultés d'approvisionnement, il nous a toutefois semblé indispensable d'entendre plus largement aujourd'hui leurs représentants.

Les pénuries de médicaments affectent en effet largement l'exercice médical. Lors de leur audition, l'Académie et le Conseil national de l'ordre ont particulièrement insisté sur le manque d'information des médecins, la perte de confiance des patients, la difficulté d'adapter les stratégies thérapeutiques et les risques iatrogéniques ou de surdosage induits. S'ajoutent à cette liste les retards de prise en charge thérapeutique, voire, parfois, les renoncements. Tous ces éléments ont un coût pour la santé publique et pour celle des patients.

Derrière les pénuries de médicaments, se pose la question des contingentements, qui n'est pas négligeable dans l'exercice quotidien. Parmi les difficultés que nous souhaitions que vous évoquiez figure notamment le temps médical passé à traiter ces questions, notamment en lien avec les pharmaciens, dont nous avons déjà reçu les représentants.

Nous souhaiterions identifier les dispositions qui pourraient permettre de faire évoluer positivement la situation, dans le sens d'une meilleure maîtrise des pénuries.

Nous entendons donc aujourd'hui M. Frédéric Carvalheiro, directeur général de MG France ; le Dr. Bruno Perrouty, président du syndicat « Les spécialistes - CSMF » ; le Dr. Corinne Le Sauder, présidente de la Fédération des médecins de France, et le Dr. Benoît Coulon, administrateur et responsable des relations avec le monde politique de « Médecins pour demain ». Je précise que le Dr. Jérôme Marty, président de l'Union française pour une médecine libre Syndicat, qui devait être parmi nous aujourd'hui, a eu un empêchement de dernière minute.

Nous souhaiterions que vous présentiez très concrètement, dans un bref propos introductif, la manière dont les pénuries de médicaments affectent la prise en charge des patients et les conditions de travail des médecins, ainsi que les difficultés que vous rencontrez au quotidien.

Je vous céderai tour à tour la parole, pour une durée de cinq minutes, que je vous demanderai de ne pas dépasser puisque vous êtes nombreux à avoir répondu à notre invitation - ce dont nous nous félicitons. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions, avant que les autres commissaires n'interviennent.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, chacun votre tour, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Frédéric Carvalheiro, les Drs Bruno Perrouty, Corinne Le Sauder et Benoît Coulon prêtent serment.

M. Frédéric Carvalheiro, directeur général de MG France. - La question de la rupture des approvisionnements en certaines molécules renvoie avant tout à la logique financière liée à cette industrie, qui aboutit notamment à un arrêt de la fabrication d'anciennes molécules peu rentables financièrement, mais indispensables dans le panel thérapeutique du médecin généraliste au quotidien, d'autant que ces molécules sont souvent sans aucun équivalent de substitution. Cela aboutit également à un déséquilibre dans les dépenses de santé entre le budget alloué aux médicaments et les ressources disponibles pour les professionnels de santé.

La question de la rupture de l'approvisionnement ne signifie pas que les médecins surprescrivent, comme on a pu entendre. Hors contexte épidémique, comme, par exemple, cet hiver, désigner les généralistes comme responsables est une erreur d'analyse. Toutefois, concernés par l'enjeu d'une meilleure pertinence des prescriptions, nous aimerions disposer d'une gamme élargie de tests rapides d'orientation diagnostique (Trod) à effectuer au cabinet pour étayer le diagnostic et les indications. C'est sans doute une voie intéressante pour l'avenir.

Face à ces ruptures, les médecins généralistes s'adaptent au mieux. Le risque est que des ruptures s'enchaînent, les unes après les autres, jusqu'à ce que les indications deviennent de moins en moins pertinentes, avec des risques d'effets secondaires de plus en plus élevés. Les ruptures ne concernent pas que les médicaments thérapeutiques, mais également les vaccins, avec le risque d'une diminution de la couverture vaccinale de la population. Le vaccin contre l'hépatite B a été en rupture pendant plusieurs années, le BCG a été indisponible jusqu'en janvier 2023. Les médecins s'inquiètent des risques pour la santé de leurs patients, en raison de substitutions approximatives, retards de délivrance, traitements incomplets ou de l'inobservance des patients par crainte de la rupture ou d'un manque de confiance dans la nouvelle molécule ou les nouveaux médicaments.

M. Bruno Perrouty, président du syndicat « Les spécialistes - CSMF ». - Le problème des ruptures d'approvisionnement n'est pas si récent ; nous le vivons depuis de très nombreuses années. Il ne s'agit pas de ruptures complètes, mais de réorientations d'approvisionnement vers d'autres pays d'Europe. Régulièrement, les grossistes se disent en rupture. Les pharmaciens nous relaient ce message, mais, si l'on appelle le laboratoire fabricant, il a encore des stocks. C'est ainsi depuis une dizaine d'années et cela a pu mettre des patients en difficulté.

Il n'y avait plus assez de médicaments en stock chez les grossistes. Désormais, on a vu apparaître des problèmes de fabrication, notamment avec la covid, et des problèmes liés à la mondialisation de la fabrication des médicaments et à sa nécessaire relocalisation, qui est vraiment un vrai sujet. Ces ruptures d'approvisionnement pures et dures nous contraignent à faire de l'à peu près, en cherchant un médicament qui ressemble, mais qui n'est pas toujours identique et n'a pas toujours les mêmes effets secondaires. Pour le patient, cela pose problème, car l'apparence n'est pas la même, non plus que l'absorption, ni les conditions d'utilisation.

S'il s'agit du Doliprane pédiatrique, cela pose problème, car un enfant fébrile peut présenter des complications. Par exemple, des convulsions fébriles pourraient être évitées par simple absorption de Doliprane. On rencontre le même problème avec les antibiotiques : on observe des complications d'angines non soignées. Pour les pathologies plus graves, c'est encore plus inquiétant, par exemple pour des patients qui souffrent d'épilepsie ou de la maladie de Parkinson. Il y a trois médicaments pour les patients parkinsoniens : Modopar, Sinemet et Stalevo. Ces médicaments contiennent, certes, de la lévodopa, mais avec une absorption différente. Un changement de médication peut conduire à des complications, avec de la dyskinésie. Il est donc important qu'on arrive à résoudre rapidement ce problème de rupture d'approvisionnement et de fabrication.

Mme Corinne Le Sauder, présidente de la Fédération des médecins de France. - En tant que prescripteurs, nous sommes au bout de la chaîne, face à nos patients. On le voit surtout en pédiatrie, où il y a énormément de problèmes, notamment en raison de manques d'antibiotiques et d'antipyrétiques. Nous manquons aussi de traitements contre l'asthme, alors que nous recevons en ce moment beaucoup de patients allergiques.

Nous communiquons beaucoup avec les pharmaciens, mais nous ne sommes jamais au courant d'une rupture d'approvisionnement de médicaments, devant laquelle ceux-ci sont d'ailleurs impuissants. Ce sont des situations catastrophiques, qui occasionnent des pertes de chance, sans parler du temps de consultation perdu, alors que notre temps médical est très compté.

Nous nous sommes aperçus que ce qui manque dans le Val-de-Loire ne manque pas dans le sud de la France, par exemple. Dans le Sud, il manque des anti-inflammatoires, de l'Apranax et beaucoup d'antibiotiques, dont les stocks s'épuisent les uns après les autres. Des formes pédiatriques ont été préparées avec des dosages pour adultes, ce qui impose un travail supplémentaire aux pharmaciens et pose un problème aux patients. De fait, pour les enfants, l'antibiotique a un drôle de goût...

Il y a une hiérarchie des médicaments. Certains sont indispensables et il serait très ennuyeux qu'on en manque. Je pense aux anticoagulants, à tous les traitements neurologiques, aux psychotropes, à l'insuline, aux antihypertenseurs et à tous les traitements d'urgence. Parfois, il n'y a aucun équivalent. Face à nos patients, nous essayons de pallier les ruptures d'approvisionnement, en nous débrouillant avec ce que nous avons.

M. Benoît Coulon, administrateur et responsable des relations avec le monde politique de « Médecins pour demain ». - « Médecins pour demain » a reçu beaucoup de signalements de ruptures de médicaments. D'abord, pour des antibiotiques, notamment pour les enfants. Les flacons en verre, en particulier, ont manqué. Puis, pour les corticoïdes, ce qui a posé des problèmes pour les maladies auto-immunes. Il y a eu aussi les sirops antitussifs et les anticoagulants, notamment l'Arixtra, qu'on utilise beaucoup en cas de phlébite ou d'embolie pulmonaire. La xylocaïne - un anesthésiant - a manqué aussi. Cela a posé des problèmes pour des sutures ou des mises en place d'implants dans les suites d'interruption volontaire de grossesse (IVG). Le paracétamol, enfin, a été en rupture, y compris le paracétamol associé à la codéine.

Plus grave, les médicaments pour traiter le diabète ont manqué, avec une pénurie d'insuline rapide et plus lente, ou de médicaments comme le Janumet, le Velmetia et l'Ozempic. Ce dernier est un médicament très prescrit, qui a été détourné pour les régimes dans des réseaux sociaux comme TikTok, ce qui a posé des problèmes d'approvisionnement dans le monde entier.

À cause de pénuries, des protocoles de désensibilisation pour les allergies ont dû être interrompus. Nous avons manqué d'antimigraineux, aussi, et de vaccins : hépatite B, zona, méningite, ou Rotarix pour les gastro-entérites du nourrisson. Les pilules abortives ont manqué également, notamment MisoOne, utilisée dans les IVG médicamenteuses. Des médicaments utilisés en psychiatrie ont aussi connu des ruptures : ce fut le cas du Lamictal et du Diazépam. Des chimiothérapies ont dû être décalées, y compris à l'hôpital Saint-Louis à Paris. Dernière remontée : les pistolets pour les biopsies de prostate ont manqué, ce qui occasionne deux mois de délai pour dépister un cancer de la prostate.

Tout cela a posé des problèmes, notamment pour les antibiotiques. On voit des familles en apporter du Maroc, d'Israël ou du Portugal, ou passer des heures à écumer quatre, cinq ou six pharmacies pour en trouver.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je vous remercie pour ces informations qui corroborent celles que nous avons recueillies lors des auditions précédentes.

On nous a aussi indiqué que les médecins manquaient souvent d'informations et qu'ils les obtenaient en fait par les pharmaciens. Ce problème est-il le même à l'hôpital et en ville ? Par quels moyens les médecins pourraient-ils être mieux informés ? La Haute Autorité de santé (HAS) contribue à relayer les recommandations de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en la matière, notamment en insérant des messages dans les logiciels d'aide à la prescription : est-ce utile, suffisant ?

L'ANSM publie également des recommandations pour adapter les prescriptions, en proposant, par exemple, des réductions de durée ou des substitutions. Cela a été fait, par exemple, pour l'amoxicilline. Cet accompagnement vous semble-t-il suffisant ?

Comment améliorer le dialogue qui existe entre les médecins et les pharmaciens ?

L'ANSM pointe aussi du doigt le rôle de la surconsommation de médicaments en France qui pourrait expliquer en partie les phénomènes de pénurie. Qu'en pensez-vous ?

Les pénuries de médicaments ont des causes multiples, les réponses doivent donc l'être aussi. Pensez-vous possible d'étendre les dates de péremption des médicaments ? Cela aurait-il une incidence sur l'effet thérapeutique ?

L'adaptation des prescriptions du fait des pénuries peut présenter des risques iatrogéniques ou de surdosage. Comment les maîtriser ?

M. Benoît Coulon. - Je voudrais revenir sur le cas des antibiotiques, en particulier au regard de l'audition du directeur général de l'assurance maladie par votre commission d'enquête.

Il y a d'abord la qualité de la prescription en France. Ce qui génère de la biorésistance, c'est la consommation d'antibiotiques à large spectre. Or une étude européenne a montré que la France se classait parmi les meilleurs de ce point de vue : les médecins français prescrivent moins d'antibiotiques à large spectre que dans la plupart des pays européens, notamment l'Allemagne, la Belgique ou l'Italie - seuls la Suède, le Danemark et la Finlande font mieux que nous.

Ensuite, la prescription et la consommation sont deux choses différentes. Santé publique France s'intéresse surtout à la prescription. Or l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a réalisé une étude qui montre qu'un tiers de la consommation des antibiotiques a lieu en dehors de toute prescription, ce qui est énorme.

Trois phénomènes peuvent expliquer cette consommation hors prescription.

D'abord, après un traitement, il reste souvent des boîtes dans l'armoire à pharmacie, que les gens peuvent consommer en autoprescription : il serait peut-être intéressant de réfléchir à une vente à l'unité comme cela existe dans d'autres pays.

Ensuite, la loi autorise dorénavant - je ne sais si cette mesure est entrée en vigueur - un accès direct aux antibiotiques en pharmacie pour les infections urinaires et les angines. Les patients risquent de faire pression sur les pharmaciens pour qu'ils leur donnent des antibiotiques.

Enfin, de nombreuses personnes achètent des médicaments sur internet - selon une étude de 2011, 10,4 millions de Français l'avaient déjà fait... C'est un sujet assez préoccupant de manière générale.

Une thèse universitaire faite à Caen a montré que réduire la consommation de médicaments et le faire accepter aux patients supposait de faire de la prévention, ce qui prend du temps. C'est d'ailleurs l'une des raisons qui justifient notre demande d'une consultation à 50 euros : la consultation durerait alors deux fois plus longtemps.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête porte uniquement sur la pénurie de médicaments.

M. Benoît Coulon. - Je comprends, je voulais simplement mettre en avant le fait que la prévention prend du temps. Et si le patient est convaincu qu'il ne faut pas prendre, dans son cas, d'antibiotique, nous luttons aussi contre les pénuries. Je vous rappelle quand même que, selon une étude de l'OMS, 60 % des gens - 52 % en France - croient que les antibiotiques sont efficaces contre les virus !

Mme Corinne Le Sauder. - L'éducation thérapeutique est très importante, notamment pour éviter l'automédication. La campagne « Les antibiotiques, c'est pas automatique ! » a été très positive en termes de prise de conscience et il serait intéressant de recommencer ce type de campagne.

La téléconsultation peut aussi poser des problèmes pour le sujet qui vous occupe, parce que, en l'absence d'examen physique, d'auscultation, des médecins ont parfois tendance à prescrire des antibiotiques à large spectre, voire de la cortisone, alors que cela n'est pas forcément nécessaire.

L'épidémie de covid a eu un effet positif sur la prévention : les gens se lavaient régulièrement les mains, faisaient attention, etc. La prévention joue un rôle très important pour lutter contre la diffusion des maladies, et je crois que nous devrions rappeler l'importance des gestes de base, et ce dès le plus jeune âge.

Aujourd'hui, tous l être très vigilant sur les questions d'interactions médicamenteuses et de surdosages.

À une époque - je ne sais pas si c'est encore le cas -, les délais de péremption des génériques étaient plus courts que ceux des princeps. Par ailleurs, le prix des génériques est plus bas, ce qui peut constituer un problème.

D'un autre côté, il existe maintenant des conditionnements plus adaptés à des traitements courts, ce qui a tout de même permis d'améliorer la situation en termes de médicaments restant dans l'armoire à pharmacie. Nous devons aussi régler le problème de la récupération des médicaments non consommés ; cela se faisait davantage il y a quelques années.

Enfin, il faut bien se rendre compte que seuls les pharmaciens peuvent nous dire ce qu'ils ont en stock ou pas et cela peut varier d'une pharmacie à une autre, d'autant que les médecins ont leurs habitudes de prescription et que les pharmaciens les connaissent et s'y adaptent dans leurs commandes.

En conclusion, il est très important de faire du sur-mesure sur les sujets médicaux.

M. Bruno Perrouty. - Les logiciels d'aide à la prescription nous apportent une aide pertinente, mais ils ne nous envoient pas vraiment d'alertes, ils affichent des messages qui disparaissent ensuite. Il faudrait les configurer autrement pour qu'ils nous avertissent au moment de la prescription. Peut-être faudrait-il saisir les éditeurs de cette question.

Il existe une inertie délétère en ce qui concerne le remplacement des médicaments non disponibles.

Au-delà des problèmes de fabrication que nous avons déjà évoqués, en particulier en ce qui concerne l'approvisionnement en matières premières, il faut rappeler qu'en France environ 50 % des médicaments prescrits ne sont pas consommés : cela coûte évidemment très cher et explique en partie les pénuries, puisque ces médicaments ne sont plus disponibles pour les autres patients. Nous devons donc réfléchir à la manière de ne pas distribuer des médicaments que le patient sait qu'il ne consommera pas, mais que le pharmacien donne quand même.

À titre d'anecdote, chez mes beaux-parents, âgés de 91 et 96 ans, et atteints, l'un de la maladie d'Alzheimer, l'autre de celle de Parkinson, j'ai trouvé 100 boîtes de Doliprane ! Sur les ordonnances, on écrit : « Si douleur, 1 comprimé de Doliprane trois fois par jour » ; le pharmacien en met à chaque fois et les boîtes s'accumulent de mois en mois ! Les logiciels pourraient nous avertir beaucoup plus rapidement de telles situations, de manière à ne délivrer que des médicaments qui soient consommés de manière utile.

Enfin, pour éviter les ruptures d'approvisionnement, il faut s'intéresser à la fabrication. Il faut s'interroger sur les médicaments qui, alors qu'ils étaient disponibles, sont réorientés vers d'autres pays d'Europe. En neurologie, on a longtemps subi de tels problèmes sur des médicaments essentiels contre l'épilepsie ou la sclérose en plaques ; les laboratoires nous expliquaient qu'ils partaient dans des pays européens plus rémunérateurs pour le grossiste. Si je ne me trompe, le laboratoire attribue une quantité donnée de médicaments à chaque grossiste ; si celui-ci en envoie une partie ailleurs, c'est autant de médicaments qui ne seront pas disponibles pour les patients français.

M. Benoît Coulon. - Selon une étude américaine, 30 % des médicaments prescrits finissent à la poubelle. Un travail de prévention doit être mené ; c'est du temps que le médecin doit consacrer au patient. La polymédication des personnes âgées est un vrai problème ; elles doivent souvent prendre 8, 10, voire 12 médicaments différents chaque jour, pour des pathologies différentes - cardiaques, rénales, pulmonaires... Chaque spécialiste prescrit le meilleur traitement possible pour sa pathologie, mais sans tenir toujours compte des interactions avec les autres spécialités. Cela peut causer des hypotensions, des chutes, des retours à l'hôpital. Le coût de ce problème a été évalué à 3 500 euros par patient en polymédication ; c'est énorme !

M. Frédéric Carvalheiro. - La question se pose de la recrudescence des maladies chroniques, en lien avec le vieillissement de la population ; nous n'avons pas encore de réponse sur son impact sur la consommation de médicaments.

Mme Alexandra Borchio Fontimp. - Le serpent se mord la queue, si je puis dire : plus le risque de pénurie est grand, plus le patient a envie de faire des stocks, dans ce domaine comme dans d'autres. Quelles pistes préconiseriez-vous pour réduire l'écart entre la prescription et la consommation de médicaments ? On a parlé d'une campagne de communication contre le recours abusif aux antibiotiques ; comment, au-delà, pourrait-on changer les comportements ? Il n'y a pas de solution miracle.

Mme Pascale Gruny. - Je veux revenir sur la surconsommation ; vous avez dit, monsieur Carvalheiro, qu'il n'y en avait pas. Des éléments ont été donnés sur l'accès direct en pharmacie, auquel le Sénat est plutôt défavorable, car nous voulons préserver le rôle du médecin, responsable de son diagnostic. Concernant la délivrance de médicaments à l'unité, j'ai récemment entendu un représentant des pharmaciens expliquer que c'était très compliqué ; si c'était simple, on le ferait déjà ! Quant aux achats sur internet, les Français seraient fous de se procurer ainsi des médicaments aux effets inconnus.

Quant aux antibiotiques, je constate dans mon entourage que l'on en prend trop souvent pour un oui ou pour un non. J'ai longtemps eu recours à l'homéopathie ; mon médecin homéopathe ne me prescrivait des antibiotiques que quand c'était nécessaire. Mon médecin traitant actuel n'est pas homéopathe ; il n'a d'autre recours que de me prescrire des antibiotiques. Ma fille vit au Luxembourg ; on ne lui en prescrit presque jamais, l'antibiotique n'est que l'ultime solution. Le tiers payant a aussi eu des conséquences : on ne paye plus, alors pourquoi réduire sa consommation ? On consomme aussi sans doute trop de psychotropes, sans penser aux effets secondaires nocifs et aux interactions avec d'autres médicaments.

Mme Laurence Muller-Bronn. - J'ai peine à croire que la pénurie de médicaments serait le fait d'une surconsommation par les patients. Les pénuries portent souvent sur des médicaments qu'il n'est pas si aisé de se procurer, notamment des molécules utilisées pour des maladies graves, des médicaments contre des cancers... Dans de tels cas, le patient n'y est absolument pour rien, a fortiori à l'hôpital ! En revanche, il s'agit souvent de médicaments très coûteux. On met actuellement un peu trop de responsabilités sur le dos des Français ; ils chauffent trop, se lavent trop, se soignent trop... Les trois dernières années ont aussi été assez exceptionnelles ; on a interdit aux médecins de prescrire certains médicaments, de soigner... Que pensez-vous de cette situation ? Quelles en ont été les conséquences ?

Mme Émilienne Poumirol. - J'ai aussi le sentiment que l'on néglige la responsabilité des stratégies de l'industrie pharmaceutique au profit d'une culpabilisation des médecins et des patients. Nous convenons certes tous de la nécessité de la prévention, de campagnes contre le recours abusif aux antibiotiques ou la prescription exagérée de certains médicaments, mais c'est à la marge ! En tant que prescripteurs, situés au bout de la chaîne, comment analysez-vous les causes profondes de ces pénuries, ou tensions d'approvisionnement ? L'organisation de l'industrie pharmaceutique et de la distribution jouent-elles un rôle ? Que pensez-vous de l'information que pourraient fournir les logiciels de prescription ?

M. Benoît Coulon. - Les grands groupes pharmaceutiques mondiaux investissent actuellement dans les domaines les plus lucratifs : cancers, immunologie, vaccins et maladies neurologiques - Parkinson et Alzheimer. Les médicaments peu rentables sont laissés aux autres acteurs, notamment aux fabricants de génériques. La France connaît un problème particulier : les prix des médicaments y sont parmi les plus bas d'Europe, de 10 % à 30 % inférieurs aux prix moyens européens. Des grossistes, dits « short-liners », achètent des médicaments à bas prix en France pour les revendre plus cher dans un autre pays européen. Notre modèle de marché du médicament au moindre coût trouve ici ses limites. Si l'on n'investit pas massivement dans l'industrie pharmaceutique, notamment celle des vaccins, on sera toujours plus confronté à des pénuries massives.

Concernant l'emploi des antibiotiques en deuxième ligne, cela peut parfois être une solution. Ainsi des infections urinaires : pour une cystite simple, vous pouvez aller directement voir le pharmacien, qui vous remettra, non pas des antibiotiques, mais des spécialités de phytothérapie. Des études réalisées notamment en Allemagne montrent que cette approche a un taux de succès d'environ 50 % ; c'est autant d'antibiotiques prescrits en moins ! On manque d'études internationales sur l'effet réel de la phytothérapie, mais on pourrait construire un système avec les pharmaciens en première ligne et les médecins pour les cystites non simples. Notre technicité en tant que médecins est importante ; nous n'avons pas intérêt à voir des gens pour un arrêt de travail de quelques jours. Il est fondamental de recentrer le médecin sur ses vraies tâches, les plus complexes, et de dégager ainsi du temps médical. Mais il n'est pas si simple de moins prescrire d'antibiotiques : il faudrait davantage de temps médical pour expliquer aux gens pourquoi on ne leur en prescrit pas ; sinon, ce qui est inévitable avec des consultations tendues de 10 minutes, ils iront simplement voir un autre médecin qui leur en prescrira !

Mme Corinne Le Sauder. - En ce qui concerne la question des stocks de médicaments, cela ne permet pas de traiter des crises aiguës, sauf s'il s'agit d'un médicament prescrit au préalable. Mais même dans ce cas, il s'agit alors d'automédication, ce qui n'est pas souhaitable. Avec internet, tout le monde a l'impression d'être médecin - c'est un gros problème.

Dans le cas des maladies chroniques, il y a un intérêt à permettre aux patients de disposer d'un minimum de stock, étant donné le temps qu'il faut pour obtenir un rendez-vous avec le médecin en vue de renouveler l'ordonnance. Cela permettrait de ne plus avoir à recevoir en urgence des patients qui manquent de médicaments pour assurer la continuité de leur traitement.

Néanmoins, les problèmes de stocks se situent plutôt en amont que dans la pharmacie du patient. J'ai connu l'époque où l'on fabriquait du paracétamol à Montargis, ce qu'on a cessé de faire il y a quelques années. Dorénavant, on ne produit plus rien en France. Faisons attention : 80 % des princeps sont fabriqués en Inde ou en Chine, pour des questions de bas coûts et de rentabilité.

Il y en a ras-le-bol : la médecine n'a pas vocation à être rentable et les médicaments ne sont pas des biens de consommation ! Il convient de rappeler qu'un comprimé, ce n'est pas un bonbon, quels que soient sa couleur et son goût. Il est important d'intégrer cet élément à l'apprentissage de la médecine.

En ce qui concerne la surconsommation, certains continueront toujours de surconsommer. Nous sommes en train de nous rendre compte que, à force de prescrire certains médicaments, nous avons créé des dépendances - des gens sont devenus accros. La dépendance aux médicaments constitue un gros problème. En tant que médecins, nous devons être vigilants et penser à la pharmacovigilance. Lorsque nous prescrivons un antidépresseur à un patient, il faut savoir pourquoi nous le faisons, pour combien de temps, et suivre ce patient.

En effet, le suivi est essentiel. Par exemple, certains patients viennent me voir, car ils toussent. À ce moment, ils n'ont pas besoin d'antibiotiques, mais je sais pertinemment que dix jours plus tard, ils auront une grosse bronchite ou une otite. Or si je leur prescris des antibiotiques en leur disant de ne les prendre que si besoin, ils ne les achètent pas systématiquement. Il est très intéressant d'acquérir cette confiance entre patient et praticien : les gens consomment beaucoup moins et cela permet de réaliser des économies monstrueuses.

Il est important que les patients nous appellent, quitte à ce que nous leur disions qu'ils n'ont rien de grave. Par exemple, je montre à toutes mes patientes qui ont des infections urinaires comment déterminer s'il s'agit d'une pyélonéphrite pour ne pas qu'elles se soignent par automédication, pensant qu'il s'agit d'une infection urinaire banale. C'est fondamental, car il existe un risque de graves complications, à côté duquel il ne faut pas passer. Il faut donc rester très vigilants et veiller à la hiérarchisation de la prescription.

Le tiers payant a eu pour conséquence que nous ne connaissons plus le prix des médicaments. Même nous, médecins, lorsque nous prescrivons, nous ne savons pas combien nous coûtons - sachant que le prix d'une consultation est minime par rapport aux prescriptions. Voilà ce qu'il faudrait peut-être également revoir dans l'apprentissage des médecins.

Plus on nous demande d'aller vite, moins on est pertinent. Le temps est important : nous en passons beaucoup à expliquer à nos patients pourquoi nous ne leur donnons pas d'antibiotique ou d'antidépresseur. Pour certains patients, nous ne pouvons pas les laisser partir sans prendre le temps de leur parler, de peur qu'ils ne se jettent sous un camion en sortant. Or lorsque nous les écoutons, nous parvenons bien souvent à les soulager et à fixer un rendez-vous ultérieur pour en reparler, ce qui leur évite de prendre des médicaments.

Enfin, le fait d'être empêchés de prodiguer des soins pendant la crise covid a été le drame de beaucoup de patients et de soignants, car l'absence de diagnostics de pathologies graves a entraîné une perte de chance inouïe. Pour nous, il s'agit d'un crève-coeur. Nous avons été profondément choqués, car notre métier, notre code de déontologie, notre éthique, notre empathie, notre altruisme exigent que nous soignions nos patients. Cela m'affecte encore quand j'en parle.

M. Bruno Perrouty. - Pour revenir à la question de la pénurie de médicaments, il est évident que celle-ci est plurifactorielle.

Tout d'abord, elle dépend de la matière première nécessaire à fabriquer le médicament, mais pas seulement. J'en ai parlé avec plusieurs pharmaciens qui m'ont appris que la pénurie concernait parfois non pas le médicament, mais son emballage, par exemple en aluminium. Or sans boîte, les médicaments ne sont pas commercialisés.

Ensuite, le transport peut poser problème pour les médicaments qui sont fabriqués loin de la France. Le coût des containers en provenance de Chine a triplé après le covid : cela se répercute forcément sur le prix des médicaments.

Par ailleurs, la distribution et notamment les grossistes jouent un rôle sur le prix des médicaments, tandis que la pertinence des prescriptions influe sur la consommation. Nous avons évoqué les médicaments non consommés, mais certains médicaments sont également prescrits alors qu'ils ne devraient pas l'être - c'est une évidence ! Étant neurologue, je constate à longueur de journée des prescriptions de benzodiazépines, qui sont des toxiques. Elles alimentent d'ailleurs les services de chirurgie orthopédique. En effet, après 80 ans, la prise de ce type de médicaments, qui ramollissent les muscles, peut entraîner des chutes et des fractures, par exemple du col du fémur. Le problème est qu'il est compliqué d'arrêter de prendre une benzodiazépine ; cela prend du temps et nécessite du temps médical.

J'ouvre une parenthèse provocatrice : depuis neuf mois, je pratique mon activité de neurologue aux côtés d'une infirmière en pratique avancée (IPA) et il est indiscutable que cette collaboration améliore la pertinence de la prise en charge médicale.

En effet, l'IPA a plus le temps que nous d'écouter le patient et peut se pencher sur des problèmes qui peuvent nous sembler annexes, mais ne le sont pas - par exemple la constipation d'un patient atteint de la maladie de Parkinson. Je suis donc un ardent défenseur d'une prise en charge collaborative des patients.

Par ailleurs, les IPA font de l'éducation thérapeutique comme M. Jourdain faisait de la prose, sans que le patient s'en rendre compte. Or cela permet à ce dernier de savoir quand et comment prendre les médicaments, ce qui est profitable à son état de forme et empêche les déperditions.

La pertinence de la prescription consiste donc à savoir arrêter la prise de médicaments et savoir ne pas abuser de l'usage de certains médicaments.

Nous avons évoqué les maladies chroniques liées au vieillissement de la population. À cet égard, je fais souvent référence à vos travaux de 2019, qui montraient que le coût de la santé avait augmenté de 4 % à cause de ce phénomène. Il est évident qu'un diabétique ou une personne souffrant d'hypertension qui vit dix ans de plus consommera des médicaments pendant plus longtemps.

Toutefo d'expertise médicale plus longues et nous appuyer sur d'autres professionnels de santé pour améliorer cette pertinence, car notre système se dégrade malheureusement à tous les niveaux.

M.  Benoît Coulon. - Je tiens à clarifier la position de Médecins pour demain sur les IPA, car nous avons été mis sur la sellette à ce propos. Nous sommes favorables aux IPA dans le cadre du suivi et de la thérapeutique, notamment des personnes âgées. Ils ont toute leur utilité en aval du médecin. Voilà ce que nous prônons, plutôt que le primo-accès à ces professionnels de santé.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie de nous avoir éclairés sur l'impact des pénuries de médicaments sur l'activité et le quotidien des médecins.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Vincent Leonhardt, président,
du docteur Hélène Herman-Demars,
directrice médical et pharmacovigilance
et de M. Nicolas Doumeng, pharmacien responsable,
de Nordic Pharma France

(mardi 2 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête par l'audition des représentants du laboratoire Nordic Pharma France : M. Vincent Leonhardt, président, Dr Hélène Herman-Demars, directrice Médical et Pharmacovigilance, et M. Nicolas Doumeng, pharmacien responsable.

Je vous remercie de vous être mobilisés en un temps aussi bref. Il nous semblait important de vous entendre en urgence pour évoquer les tensions d'approvisionnement qui touchent le misoprostol. Ce produit est notamment utilisé dans le cadre des interruptions volontaires de grossesse médicamenteuses, qui représentent plus des trois quarts des interruptions volontaires de grossesse (IVG) en France. C'est dire si le misoprostol est essentiel pour les femmes : il figure d'ailleurs sur la liste des médicaments essentiels de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). L'accès à ce traitement est essentiel pour garantir à chaque femme le droit de disposer de son corps, et nécessaire pour que le recours à l'IVG dans les conditions autorisées par la loi soit effectif. Ainsi, peu importe que l'on parle de « tensions d'approvisionnement », comme l'a fait le ministre de la Santé, ou de « pénurie », puisque ce médicament est difficile à se procurer dans plusieurs régions françaises - Hauts-de-France et Île-de-France en particulier. L'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a constaté officiellement une « forte tension » d'approvisionnement le 7 février et a interdit l'exportation du MisoOne 400 par les grossistes répartiteurs et les distributeurs en gros. Vous nous préciserez les spécialités concernées par ces tensions ainsi que leur destination - officines ou Groupes homogènes de séjours (GHS).

La perspective d'une pénurie durable est extrêmement préoccupante, a fortiori puisqu'il n'existe ni générique ni produit équivalent au misoprostol. Comment en sommes-nous arrivés là ?

À bien des égards, cette pénurie est symptomatique de la situation de notre industrie pharmaceutique : alors que la France était pionnière dans la recherche sur la pilule du lendemain, la disponibilité d'un des deux médicaments utilisés pour accéder à la forme la moins invasive et la moins coûteuse de l'IVG est insuffisante dans notre pays. La pénurie actuelle n'est pas nouvelle car, dès 2020, des ruptures de courte durée étaient apparues, « sans impact sur la santé publique » selon le ministre de la Santé de l'époque, Olivier VÉRAN, que nous entendrons tout à l'heure.

En décembre 2022 puis en février 2023, le Canada a enregistré des ruptures d'approvisionnement. Cela interroge la capacité des pouvoirs publics à réagir face à ces signaux faibles, avant que les tensions ne se transforment en pénurie sur le terrain.

Vous avez semble-t-il informé l'ANSM de retards de fabrication dès la fin 2022. Vous voudrez bien nous communiquer les raisons de ces retards et leurs conséquences concrètes sur la disponibilité du misoprostol en pharmacie.

La bataille juridique autour de l'IVG aux États-Unis a conduit plusieurs États à constituer des stocks importants de cette spécialité afin de garantir son accès pour plusieurs années. Ceci pose évidemment la question de sa disponibilité sur les autres marchés. Vous nous direz si la France se trouve dans une situation particulière à cet égard. L'annonce par l'ANSM d'importations en provenance de l'Italie semble le démontrer.

Vous l'aurez compris, notre commission d'enquête entend obtenir des réponses étayées à des questions précises.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Vincent Leonhardt, le Dr Hélène Herman-Demars et M. Nicolas Doumeng prêtent serment.

M. Vincent Leonhardt, président de Nordic Pharma France. - Je vous remercie de nous donner l'occasion de nous exprimer sur les tensions dans la chaîne d'approvisionnement du misoprostol ces dernières semaines.

Nordic Pharma Group a été créé en 1995 en Suède. Nous sommes un laboratoire pharmaceutique à capitaux privés européens - sans capitaux américains. Depuis 2001, Nordic Pharma se développe en dehors de la Scandinavie grâce à ses filiales, présentes dans toute l'Europe autour d'activités pharmaceutiques complètes (production, développement clinique, enregistrement).

Nordic Pharma France a été créé en 2002 et compte une soixantaine de collaborateurs. Notre activité se concentre sur la rhumatologie, l'anesthésie et la gynécologie. Notre chiffre d'affaires s'élevait à 50 millions d'euros en 2022. Nous sommes une entreprise de taille modeste dans l'univers de l'industrie pharmaceutique.

Nous mettons notamment à disposition des médicaments permettant l'interruption volontaire de grossesse médicamenteuse. Selon la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees), quelques 223 000 IVG ont été pratiquées en France en 2021, dont 76 % par voie médicamenteuse. D'après les chiffres de vente internes de Mifegyne, 68 % des IVG médicamenteuses ont eu lieu dans des structures hospitalières ou cliniques. L'accès à l'IVG médicamenteuse s'est simplifié ces dernières années, grâce à la suppression du délai de réflexion et à la possibilité de réaliser ces interventions en téléconsultation.

L'IVG médicamenteuse se pratique à l'aide de deux médicaments administrés à 48 heures d'intervalle : la mifépristone puis le misoprostol.

La mifépristone (Mifegyne), plus connue sous le nom RU 486, n'a pas rencontré de tension au cours des 24 derniers mois.

Le misoprostol existe sous deux marques : MisoOne et Gymiso. Historiquement disponible hors AMM, le médicament a été retiré en mars 2018, le laboratoire n'ayant jamais voulu poursuivre son développement et son enregistrement dans l'indication IVG. Ce retrait a été rendu possible par le lancement de la commercialisation de MisoOne par Nordic Pharma dès 2014. Nous nous trouvons être l'exploitant des deux marques de misoprostol disponibles en France depuis que le laboratoire Linepharma - qui commercialisait le Gymiso - s'est retiré du marché. Aucun autre repreneur ne s'est manifesté pour assurer l'exploitation de ce médicament.

Nordic Pharma a conservé deux processus de fabrication distincts afin de garantir une alternative de production. Cette stratégie a démontré son efficacité ces dernières semaines. La production des deux médicaments est assurée en Europe. L'usine de principe actif, commune aux deux produits, se trouve en Angleterre, près de Newcastle. Les deux usines de production de MisoOne sont basées en France. L'usine qui fabrique les comprimés est implantée à Lille tandis que l'usine de conditionnement est située à côté d'Auxerre. Pour leur part, les comprimés Gymiso sont fabriqués et conditionnés sur le site de Leon Pharma, en Espagne.

L'ensemble du process est donc sous contrôle de Nordic Pharma. L'approvisionnement ne dépend en aucun cas de la situation politico-économique aux États-Unis.

Permettez-moi de préciser que, s'il y a eu des tensions d'approvisionnement, il n'y a pas eu - et il n'y a pas à craindre - de pénurie sur le misoprostol ou sur la mifépristone.

Je tiens à vous rassurer sur l'état de nos stocks. Au 2 mai, nous disposons de 54 833 boîtes de Mifegyne 200 milligrammes (soit 4,9 mois de stock) et près de 1 900 boîtes de Mifegyne 600 milligrammes (soit 3,4 mois de stock). La spécialité n'a connu aucune tension au cours des 24 derniers mois.

S'agissant du misoprostol, nous comptons à date 35 522 boîtes de Gymiso (soit 1,5 mois de consommation courante). Ce stock sera porté à plus de 3,5 mois dès réception de 60 000 unités début juin. Par ailleurs, nous avons 34 348 boîtes de MisoOne d'un comprimé (plus d'un mois de stock) et 6 400 unités seront livrées cette semaine. Le stock dépassera les cinq mois d'ici la fin juin. Avec seulement 500 boîtes, les stocks de MisoOne par seize comprimés restent faibles, mais 4 000 boîtes seront livrées cette semaine et 8 000 fin juin (soit quatre mois de stock).

Les tensions sont terminées aujourd'hui. Seule subsiste une mesure de contingentement quantitatif permettant de livrer normalement plus de 95 % des commandes tout en évitant les phénomènes de sur-stockage. Ce niveau de stock a conduit l'ANSM à déclarer jeudi dernier la remise à disposition du MisoOne.

Les tensions rencontrées dans la chaîne d'approvisionnement de ces deux produits sont indépendantes, Nordic Pharma ayant conservé deux canaux de production distincts.

Un problème de commande de principe actif entre le site anglais et l'usine espagnole a entraîné un décalage important dans le planning de production de Gymiso. La mise à disposition du médicament a été retardée, de fait, et a entraîné une rupture entre le 28 novembre et le 16 janvier. Plus de 100 000 unités ont été réceptionnées depuis.

Les reliquats de commandes livrées ont permis de pallier les tensions qui ont suivi sur MisoOne. Celles-ci étaient liées à un blocage suite à un contrôle qualité. Près de trois mois ont été nécessaires, entre février et le 26 avril, pour identifier l'origine du problème et s'assurer de l'excellente qualité du produit.

Pour ces deux médicaments, des mesures ont été prises en totale transparence avec l'ANSM. Elles ont consisté en des contingentements pour éviter des sur-stockages et garantir un écoulement régulier et en des importations de produits destinés à d'autres marchés européens. La situation a nécessité toute l'attention de l'ANSM. En concertation avec Nordic Pharma, des mesures ont été mises en place pour que toutes les patientes Françaises puissent bénéficier d'une prise en charge.

Ainsi, alors que de très nombreuses spécialités en France ont été confrontées à des ruptures d'approvisionnement, la gestion conjointe entre l'ANSM et Nordic Pharma a permis d'assurer la mise à disposition des spécialités MisoOne et Gymiso ces dernières semaines. Les plans de production 2023 nous confortent sur les approvisionnements futurs

Je vous remercie de votre attention.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie. Je laisse la parole à notre rapporteure, Laurence Cohen.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci pour ces explications. Je reste dubitative sur plusieurs points. En tant que législateurs, nous avons été alertés par des associations féministes, le Planning familial ou encore l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament (OTMeds) quant à l'impossibilité pour certaines patientes de recourir à une IVG médicamenteuse.

Vous évoquez une rupture entre le 28 novembre et le 16 janvier, puis trois mois entre février et 26 avril pour vérifier la qualité du produit. Ce sont ainsi cinq mois de tensions, voire de ruptures. Pouvez-vous confirmer, infirmer ou préciser ce décompte ?

La presse a évoqué une difficulté dans l'une de vos usines ou chaînes de production. Cette information est-elle avérée ?

Il apparaît que 80 % des principes actifs proviennent de Chine ou d'Inde. Pouvez-vous confirmer que les principes actifs de la mifépristone et du misoprostol sont produits en Europe et ne font donc pas partie de ces 80 % ?

b Disposez-vous d'éléments de nature à nous rassurer sur le fait que les patientes en France et en Europe pourront bénéficier d'une IVG médicamenteuse sans difficulté ?

Vous êtes en position de force dans la fixation du prix. L'ANSM aurait annoncé une importation en urgence de médicaments en provenance d'Italie. Les tensions et ruptures connues en France seraient-elles dues à un prix moins élevé dans l'hexagone, qui conduirait à servir en priorité les autres pays européens ?

Le Gouvernement a annoncé plusieurs initiatives pour assurer la souveraineté sanitaire de la France et l'approvisionnement en médicaments essentiels. Nordic Pharma a-t-il pris part à ces discussions ? Votre laboratoire s'est-il porté candidat à des appels à projets ou à manifestation d'intérêt en vue de bénéficier d'aides publiques à l'innovation ou à la réindustrialisation ?

De quelles aides publiques avez-vous bénéficié au cours des dernières années ?

M. Vincent Leonhardt. - Nous avons été confrontés à trois mois de rupture de Gymiso puis deux mois de tension sur MisoOne. Il ne s'agissait pas d'une rupture, mais d'un renforcement du contingentement. Lors de la rupture de Gymiso, MisoOne était disponible en quantité suffisante.

M. Nicolas Doumeng, pharmacien responsable de Nordic Pharma France. - Effectivement, il n'y a pas eu de pénurie en misoprostol à l'échelle de notre laboratoire. Nous avons agi en transparence avec les autorités de santé.

Une erreur humaine est survenue en juin 2022 dans la commande du principe actif de Gymiso, entraînant un décalage de production. L'absence de contrat « partenaires » n'a pas permis de prioriser une production suffisamment tôt et a abouti à un décalage à décembre 2022. Depuis, Nordic Pharma a pris la responsabilité de gérer l'intégralité des fournisseurs de principe actif. Tel est déjà le cas pour MisoOne depuis plusieurs années.

Dès l'identification de la problématique fin septembre, des contingentements progressifs ont été mis en place pour lisser les commandes. Cette mesure n'a pas permis d'empêcher une rupture de Gymiso entre fin novembre et le 16 janvier. Les stocks de MisoOne ont toutefois suffi à répondre à la demande.

Le 16 janvier, nous avons reçu une première vague de 26 000 unités. Des contingentements ont été maintenus afin de réduire les risques de sur-stockage. Nous avons livré 95 % des commandes sans modification. Nous avons privilégié la mise à disposition de Gymiso dans les pharmacies de ville - avec restriction de distribution. Des boîtes de seize comprimés ont été livrées aux hôpitaux.

Le 24 février, nous recevions 26 000 unités supplémentaires (soit 1,7 mois de stock). Nous avons maintenu le contingentement de 95 % de commandes honorées.

Le 4 avril, nous avons reçu 46 000 unités supplémentaires (soit 2,4 mois de stock) et livré une grande partie des reliquats de commandes en attente, permettant de lever les problématiques autour du Gymiso.

S'agissant de MisoOne, nous identifions fin janvier une première alerte en raison de la non-livraison d'un reliquat de commande de 7 000 boîtes d'un comprimé. Le fabricant a par ailleurs annoncé le décalage de la livraison suivante, du mois de mars au mois d'avril. Début février, la société Delpharm - le fabricant des comprimés - nous a informés d'un problème de contrôle qualité. Nous avons également appris l'arrêt de la fourniture des comprimés par Delpharm à Macors - le fabricant du produit fini. Le retour à la normale était prévu en avril. Nous avons mis en place plusieurs actions pour limiter l'impact sur le marché, dont une mesure de contingentement début février, concomitamment à l'information à l'ANSM de tensions sur le produit. Début mars, nous restreignions la distribution en ville de MisoOne en boîte d'un comprimé, en privilégiant les boîtes de seize pour les hôpitaux. Nous avons étudié les opportunités d'importation pour sécuriser l'approvisionnement du marché. Nous avons ainsi mis à disposition 1 800 boîtes italiennes le 20 avril puis 3 200 supplémentaires le 24 avril. Nous avons réceptionné le 26 avril les 38 000 unités prévues, correspondant à un peu plus de trois mois de stock.

L'origine de ces tensions et les actions correctives ont été présentées en transparence à l'ANSM.

M. Vincent Leonhardt. - Votre deuxième question évoquait des informations de presse quant à des difficultés sur nos chaînes de production. J'ignore d'où proviennent ces annonces. Je pense que nous avons apporté des réponses. Le misoprostol relève de deux canaux de fabrication distincts.

Je confirme que tous les médicaments utilisés pour l'IVG médicamenteuse sont fabriqués en Europe. Mifegyne est entièrement produit en France, y compris son principe actif. Le principe actif du misoprostol est fabriqué en Angleterre. Gymiso et MisoOne sont ensuite produits respectivement en Espagne et en France.

J'ai présenté dans mon propos introductif le contexte ayant conduit Nordic Pharma à disposer d'un monopole. Le misoprostol n'étant pas breveté dans cette application, des génériques seraient possibles sur ces produits.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Pour quelles raisons précisez-vous que le misoprostol n'est pas breveté « dans cette application » ?

M. Vincent Leonhardt. - Nous commercialisons uniquement le misoprostol pour les IVG médicamenteuses ; je ne pourrais donc pas vous dire ce qu'il en est des autres indications. Ces autres utilisations de MisoOne et Gymiso sont encadrées par des CPC (cadres de prescription compassionnelle).

Dr Hélène Herman-Demars, directrice Médical et Pharmacovigilance de Nordic Pharma France. - Dès 2018, l'ANSM nous a demandé de mettre en place des protocoles d'utilisation thérapeutiques pour deux CPC : l'interruption médicale de grossesse et la grossesse arrêtée jusqu'à quatorze semaines d'aménorrhée. Ces CPC ont été renouvelés en 2022. Récemment, l'ANSM a sollicité une troisième CPC pour l'IVG médicamenteuse au-delà de sept semaines d'aménorrhée.

L'ANSM, avec Nordic Pharma, encadre ainsi toutes les utilisations du misoprostol et de la mifépristone. Nous rendons des comptes à l'ANSM tous les six mois au travers de rapports détaillés.

M. Vincent Leonhardt. - Je maîtrise mal la « licence d'office ». Le misoprostol fait partir des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, ce qui nous oblige à un certain niveau de stock de sécurité.

M. Nicolas Doumeng. - Le misoprostol fait effectivement l'objet d'un suivi rigoureux et régulier afin de prévenir tout événement à même d'impacter l'approvisionnement du marché. Nous suivons notamment les ventes et l'actualité sur l'IVG. Nous mettons en place des stocks de sécurité et des stocks d'alerte. Les médicaments d'intérêt thérapeutique font l'objet d'un plan de gestion de pénurie et d'évaluation du risque de survenue d'une difficulté sur la chaîne d'approvisionnement. Nous nous devons de proposer des mesures pour limiter ce risque et son impact éventuel.

Afin de limiter la survenue de difficultés, nous pouvons mettre en place des mesures de contingentement quantitatif ou qualitatif, restreindre la distribution en ville et à l'hôpital, avoir recours à des alternatives - Gymiso et MisoOne ont, à tour de rôle, compensé les difficultés d'approvisionnement de l'autre produit - ou encore rechercher des alternatives à l'import.

Ces dispositions sont complétées par des leviers industriels. Ainsi, nous disposons aujourd'hui d'un stock tampon de principe actif de MisoOne chez le fabricant afin de pouvoir produire un an de produits finis. Nous avons également mis en place un stock tampon de comprimés sur le site de conditionnement et de libération du produit fini. Il en est de même pour Gymiso, produit pour lequel nous disposons d'un stock tampon de 30 000 unités de principe actif.

Nous investiguons d'autres mesures d'optimisation, telles que la recherche de sites alternatifs, la consolidation des sites existants ou encore l'amélioration des commandes des standards de référence et des substances actives.

M. Vincent Leonhardt. - Votre question suivante portait sur le prix du médicament. L'importation de produits italiens s'explique par l'existence d'un stock, que nous avons rapatrié sans porter préjudice aux femmes italiennes.

La boîte d'un comprimé de MisoOne ou de Gymiso est vendue 10,65 euros. Nordic Pharma a fait le choix de vendre ses produits au montant de leur prise en charge. La France est un marché prioritaire ; le pays représente environ 65 % des ventes de MisoOne et 91 % des ventes de Gymiso. Les problèmes d'approvisionnement étaient sans lien avec le prix du médicament.

Dr Hélène Herman-Demars. - Le forfait de l'IVG médicamenteuse s'élève à 183,57 euros en ville (188,81 euros en cas d'échographie préalable) et à 282,91 euros dans les établissements de soins. La part du médicament dans ces montants est de 10,65 euros, quel que soit le lieu où est réalisée l'IVG.

M. Vincent Leonhardt. - Dans votre dernière série de questions, vous évoquez des initiatives visant à assurer la souveraineté nationale. Nordic Pharma est un acteur de taille modeste. Nous ne nous sommes pas manifestés pour prendre part à ses initiatives. Je rappelle que nos produits sont fabriqués en France et Europe. Nous adoptons une approche très locale.

Nous ne percevons pas d'aides publiques pour nos travaux de recherche et développement. Nordic Pharma a fait appel au crédit d'impôt recherche il y a quelques années sur la gamme de rhumatologie. Nous pourrons vous apporter des précisions en suivi.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je laisse la parole aux membres de la commission d'enquête.

Mme Laurence Muller-Bronn. - Il est réjouissant de vous entendre, sur les lieux de fabrication et le prix du médicament. Mes questions portaient sur les éventuels impacts de ce prix sur les tensions. Nous entendons souvent que les médicaments en France ne sont pas payés suffisamment cher.

Quelle est la part de vos ventes et de votre chiffre d'affaires réalisée à l'étranger ? Vendez-vous vos produits au même prix à l'étranger ? Avez-vous rencontré des difficultés sur d'autres spécialités que la gynécologie ?

Mme Laurence Harribey. - Vous souligniez « avoir fait le choix » de fixer le prix à hauteur du remboursement. J'en déduis que celui-ci est acceptable économiquement pour vous.

Vous avez géré une tension plutôt qu'une pénurie. Avez-vous connu d'autres tensions de ce type ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Des cabinets médicaux, des pharmacies, des hôpitaux, ont remonté des décalages de prise en charge en raison de cette « pénurie ». En avez-vous connaissance ? Les tensions sur les pilules abortives imposent des arbitrages nécessairement délicats sur le terrain. Ce médicament est essentiel, notamment dans le combat pour le droit des femmes. Dès lors qu'il n'existe pas d'alternative, une telle situation de fragilité est intenable.

M. Vincent Leonhardt. - Toutes les tensions d'approvisionnement ont été gérées en transparence et en régularité avec l'ANSM.

Nous avons observé des décalages de livraison, notamment en rhumatologie, en raison de problématiques industrielles. Sur cette spécialité également, notre production est entièrement assurée en Europe - les principes actifs sont produits en Belgique et l'assemblage est réalisé en Belgique et en Suède.

La France représente un tiers des ventes de Mifegyne, 65 % des ventes de MisoOne et 91 % des ventes de Gymiso.

Compte tenu du secret industriel, je n'évoquerai pas la rentabilité de ces médicaments. Nordic Pharma souhaite que le prix de vente n'excède pas le forfait de prise en charge. À nouveau, nous bénéficions d'un monopole de circonstance, qui n'est pas lié à un brevet et qui répond en partie à votre question sur la rentabilité.

L'impact sur le terrain a été mesuré au travers des appels reçus.

Dr Hélène Herman-Demars. - Nous enregistrons tous les appels des professionnels de santé. Je consulte les registres chaque matin. Mes équipes m'alertent lorsque les taux sont supérieurs à la normale. Sur les quatre premiers mois de 2023, nous recensons sept appels relatifs à la logistique en janvier, trois en février, onze en mars et 22 en avril, soit 43 appels au laboratoire, à comparer aux 21 000 pharmacies existant en France. Compte tenu de cette faible volumétrie, nous n'avons pas mis en place de numéro vert. Nous n'enregistrons aucun appel depuis le 25 avril, veille de la communication de l'ANSM sur le retour des stocks. À titre de comparaison, nous avions reçu 19 appels concernant la logistique en 2022.

Aucune patiente ne nous a contactés et aucun professionnel de santé n'a remonté une détresse liée au report d'une IVG.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Le nombre d'appels augmente par rapport à 2022. Qui vous contacte ?

M. Vincent Leonhardt. - Nous ne sommes qu'un maillon de la chaîne d'approvisionnement, qui compte également les grossistes, les centrales et les pharmacies. Toutes les pharmacies en France ne commandent pas régulièrement du Gymiso ou du MisoOne.

M. Nicolas Doumeng. - Nous approvisionnons sans distinction tous les acteurs de la chaîne. Il n'est pas exclu que certaines agences de grossistes aient rencontré des difficultés ponctuelles d'approvisionnement, du fait de délais de commande rallongés, par exemple. Nous avons répondu aux 1 400 demandes de dépannage des pharmacies remontées depuis le début de l'année.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous avons du mal à confronter les 43 appels et ces 1 400 dépannages.

M. Vincent Leonhardt. - Les demandes de dépannages ont été prises en charge par notre plateforme de distribution. Notre dépositaire a systématiquement répondu à ces sollicitations pour résoudre les tensions dans la chaîne d'approvisionnement. En parallèle, le département d'information médicale du laboratoire a directement reçu 43 appels pour remonter les impacts des décalages sur les patients.

Mme Patricia Schillinger. - Avez-vous rencontré des tensions et pénuries similaires ailleurs en Europe ?

M. Vincent Leonhardt. - Les problématiques d'approvisionnement étaient en partie liées aux chaînes de fabrication et n'ont donc pas concerné uniquement la France. Le retentissement a toutefois été plus important ici en raison de nos parts de marché dans le pays.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie pour ces réponses complètes et précises.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Olivier Véran,
ancien ministre de la santé

(mardi 2 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous poursuivons cet après-midi les travaux de notre commission d'enquête par l'audition de M. Olivier Véran, en sa qualité d'ancien ministre des Solidarités et de la Santé. Je vous remercie, Monsieur le Ministre, de vous être mobilisé.

Notre but aujourd'hui n'est pas de revenir sur votre action pour faire face à la pandémie mais de regarder « par-delà les vagues », pour reprendre le titre du récit que vous avez consacré à la gestion de la crise de la covid. Nous savons tous que celle-ci a largement fait passer les autres impératifs de santé au second plan. Nous avons néanmoins souhaité vous entendre à double titre. D'abord parce que si la pandémie a grandement contribué à l'aggravation des ruptures d'approvisionnement en médicaments, celles-ci ne datent pas de la propagation du SARS-CoV-2. Votre prédécesseure avait établi une feuille de route 2019-2022 pour « lutter contre les pénuries et améliorer la disponibilité des médicaments en France ». Celle-ci comportait 28 actions, ordonnées selon quatre axes : tout d'abord, promouvoir la transparence et la qualité de l'information afin de rétablir la confiance et la fluidité entre tous les acteurs du professionnel de santé au patient ; ensuite, lutter contre les pénuries de médicaments par des nouvelles actions de prévention et de gestion sur l'ensemble du circuit du médicament ; en troisième lieu, renforcer la coordination nationale et la coopération européenne pour mieux prévenir les pénuries de médicaments et enfin mettre en place une nouvelle gouvernance nationale. Nous pourrons revenir sur ces quatre axes qui restent d'actualité.

Je pense que nous serons tous d'accord pour considérer que le contexte sanitaire, de début 2020 à fin 2022, ne pouvait que bouleverser les perspectives de réalisation de ces objectifs. Pour autant, toutes les actions n'ont pas été laissées de côté et des dispositions législatives comme réglementaires sont intervenues pendant que vous étiez en charge de la santé au Gouvernement. Nous serons évidemment attentifs au bilan que vous en dressez aujourd'hui.

Par ailleurs, si elle ne constitue pas notre principale cible, l'étude de la gestion de la pandémie n'est pas sans lien avec la lutte contre les pénuries - je pense par exemple, au début de la crise, à la question des stocks de masques, en particulier de leur date de péremption. L'idée d'étendre la date de péremption des médicaments en rupture a été évoquée par plusieurs des personnes que nous avons auditionnées et, aux États-Unis, la FDA (Food and Drug Administration) a formulé des propositions dans le même sens. Un autre volet porte sur la gestion en urgence de la pénurie des médicaments anesthésiques, comme le propofol ou les curares, que vous avez eus à gérer. Vous pourrez témoigner de la façon dont vous avez vécu cette période très particulière qui a conduit à mettre en oeuvre un certain nombre de mesures exceptionnelles pour répondre à la pénurie de produits dont l'usage a connu un pic inhabituel.

Je voudrais également vous interroger sur la gestion européenne de la commande de médicaments qui a eu une dimension spécifique pendant la covid mais a transformé notre regard sur les questions sanitaires au niveau européen avec ce fameux « paquet pharmaceutique » très récemment publié. La santé a pris à nouveau une dimension européenne avec la pénurie de médicaments dont s'est emparée l'Agence européenne des médicaments (EMA) qui estime que cette question entre dans son champ de compétences.

Nous souhaitons recueillir votre témoignage sur cette période de crise et sur les mesures qui ont alors été mises en place, ainsi que celles qui pourraient se révéler utiles en dehors des phases critiques. Lors de la mission d'information conduite par le Sénat en 2018, on estimait que les pénuries concernaient déjà 700 à 800 médicaments. Aujourd'hui, on estime entre 2 500 et 3 000 le nombre de médicaments qui sont en tension ou en pénurie. Pour certains - comme les corticoïdes en gouttes destinés aux nourrissons pendant l'épisode hivernal d'épidémie à virus respiratoire syncytial (VRS) - les difficultés durent depuis une dizaine d'années et n'ont toujours pas été réglées. Une telle situation ne relève plus tout à fait de la crise mais du déficit chronique non anticipé.

Sur l'ensemble de ces sujets, Monsieur le Ministre, je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions : comme vous l'aurez compris, notre commission d'enquête entend obtenir des réponses étayées à des questions précises. Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, Monsieur le Ministre, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Olivier Véran  prête serment.

M. Olivier Véran, ancien ministre des Solidarités et de la Santé. - Merci pour cette convocation devant votre commission d'enquête. Permettez-moi de rappeler que je suis aujourd'hui reçu et vous l'avez dit, en ma qualité d'ancien ministre de la santé et non pas au titre de mes fonctions actuelles de porte-parole du Gouvernement. Je concentrerai donc mon intervention et mes réponses aux prérogatives qui furent les miennes et sur la période actuelle aux seules annonces publiques faites par la Première ministre et les ministres en charge de ce dossier. Vous comprendrez aisément que je ne saurai apporter des éléments de réponse sur des dossiers qui n'entrent plus dans mon portefeuille ministériel. Cela étant précisé, je remercie le Sénat de conduire ce travail d'enquête car il est toujours utile de se pencher sur cette question qui certes n'est pas nouvelle mais qui a été au coeur de l'actualité cet hiver, l'est encore aujourd'hui et le sera peut-être encore hélas tout autant demain.

En effet, il faut croire, et je parle ici en tant qu'observateur, que les pénuries vont s'accélérer sous l'impulsion de différents facteurs, à commencer par le vieillissement de la population en France et en Europe. On vit plus longtemps, c'est une bonne chose, mais on vit plus longtemps avec des maladies chroniques et, pour y parvenir, nous consommons de plus en plus et même trop de médicaments. La demande va continuer à augmenter de façon mécanique.

L'offre qui répond à cette demande est celle d'une industrie qui, par nature, a un impact sur l'environnement. Tout le monde veut qu'on produise des médicaments dans notre pays mais il est plus compliqué de trouver les endroits précis où implanter les unités de production qui relèvent de la règlementation applicable aux installations classées, dites Seveso. En outre, le coût de production est très impacté par la hausse des prix de l'énergie : la consommation énergétique de ces industries du médicament pèse fortement sur le dynamisme de l'offre, surtout lorsqu'elle doit maintenir des prix constants.

Au total, l'offre de médicaments est soumise à des contraintes fortes, alors que la demande s'accélère : c'est le scénario idéal - si je peux me permettre cette antiphrase - pour que les pénuries continuent de se multiplier.

Je souhaiterais, avant d'entrer dans le vif du sujet, apporter une autre précision importante : il ne faudrait pas laisser croire à nos concitoyens que le Gouvernement découvre le sujet ; vous l'avez dit en introduction et je vous en remercie. Nous avons perçu l'accroissement du nombre des pénuries de médicaments car nous avons commencé à les mesurer : les déclarations obligatoires auprès de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) portant sur les tensions et les ruptures de médicaments ont permis de disposer de l'état réel d'une situation qui était sans doute très imparfaitement mesurée jusqu'alors. Des mesures ont été prises en partie lorsque j'étais ministre, mais pas seulement car, en ma qualité de parlementaire, j'ai également eu à connaître des textes et réflexions portées par d'autres gouvernements que celui auquel j'appartiens aujourd'hui, si bien qu'en matière de lutte contre les pénuries de médicaments, la France dispose d'un cadre juridique particulièrement robuste et protecteur que nombre de de nos voisins nous envient.

J'interviendrai aujourd'hui autour de trois points permettant de traduire le sens de mon action en tant que ministre de la Santé et d'apporter des éléments de réflexion ou de prospection précieux pour comprendre la situation du médicament aujourd'hui. D'abord j'évoquerai la feuille de route 2019-2022 que j'ai pilotée en tant que ministre et participé à enrichir avant d'être ministre en ma qualité de rapporteur général de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale. Ensuite, je reviendrai sur la crise de la covid-19 qui a, dans sa dimension sanitaire comme économique, joué un double rôle d'accélérateur et de catalyseur de la pénurie de médicaments mais aussi de la lutte contre la pénurie dans notre feuille de route. Enfin, je terminerai par des considérations à moyen et long terme sur l'avenir du médicament, de sa production à son recyclage en passant naturellement par son usage en France et en Europe.

Tout d'abord, la feuille de route 2019-2022 a été pensée et lancée dans un contexte totalement différent de celui d'après la crise sanitaire. En dix ans, de 2008 à 2018, les signalements de pénuries ont été multipliés par 20. Ce qui était un fait rarissime semblait devenir une tendance de fond en France et en Europe.

Face à cet enjeu, l'ambition et la volonté d'anticipation du Premier ministre se sont traduites en actes dans la feuille de route ambitieuse, pilotée par Agnès Buzyn, puis par votre serviteur. Cette feuille de route visait les quatre objectifs prioritaires que vous avez mentionnés : promouvoir la transparence et la qualité de l'information, améliorer la gestion et la sécurisation de l'ensemble de la chaîne du médicament, renforcer la coopération européenne et mettre en place une nouvelle gouvernance nationale. Au service de ces objectifs, 28 actions ont été déployées dans le contexte contraint que vous connaissez et sept groupes de travail se sont régulièrement réunis pour proposer des mesures concrètes. Nous avons notamment fixé une obligation de constitution d'un stock de sécurité permanent de deux mois pour tous les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) et d'une semaine pour les autres médicaments, assortie de possibilités de contrôle et de sanction.

Ce décret dit stock a été arraché de haute lutte auprès de l'Europe et j'espère aujourd'hui que ce dispositif sera repris à l'échelle de l'Union européenne à la hauteur des critères français de manière à avoir un poids plus fort vis-à-vis des laboratoires et traduire une vision partagée de l'accès aux médicaments pour les patients européens. Lorsque j'étais rapporteur général de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale, j'ai plaidé en faveur de la constitution de ces stocks à l'échelle du territoire européen et il me semble que l'unanimité était loin d'être atteinte sur ce sujet. Pour être tout à fait exhaustif, c'est un combat parlementaire que j'avais mené après avoir été amené à repousser des amendements - je crois lors du PLFSS précédent - inspirés d'associations qui s'étaient mobilisées et que je salue parce qu'elles ont joué un rôle déterminant : la rédaction proposée par ces associations n'était pas conforme au droit européen et je m'étais engagé à revenir l'année d'après, avec une disposition juridiquement adéquate. Cela a été une bataille, non pas tant parlementaire parce qu'il y avait consensus - même si certains députés souhaitaient aller plus loin - mais pour prendre le décret d'application et le faire accepter au niveau de la Commission européenne.

La seconde mesure de grande ampleur a été une refonte d'ensemble de la procédure des plans de gestion des pénuries (PGP) par l'ANSM afin de renforcer nos capacités d'adaptation. Par ailleurs, dans cette bataille de l'anticipation, l'accès à l'information est crucial ; aussi le déploiement du logiciel DP-Ruptures par l'Ordre des pharmaciens a participé pleinement à cet effort. Développé dès 2013, il est maintenant utilisé dans la quasi-totalité des officines en France. Mon objectif, en tant que ministre était clair : faire en sorte que les Français soient les premiers à avoir accès aux médicaments innovants et qu'ils soient les derniers à en manquer.

La deuxième partie de mon propos est naturellement orientée autour de la crise de la covid-19 qui a bousculé le déploiement de notre feuille de route en particulier et la planète entière en général. La crise a eu deux effets sur des pénuries de médicaments : un effet « micro », car la feuille de route était un cadre qu'il fallait dépasser, et un effet « macro » puisque la mise à l'arrêt d'une partie de la planète allait avoir un impact notable sur la production mondiale de médicaments. La crise n'a pas eu pour conséquence de rendre la feuille de route obsolète et, bien au contraire, la crise a accéléré son déploiement et ses ambitions. Cependant, il a fallu parfois s'en dégager pour mener des actions complémentaires face à des pénuries mondiales et à une succession d'événements divers et variés, à l'instar de la pénurie de carton qui, de prime abord, n'était pas un événement de nature à créer une pénurie de médicaments et qu'il a pourtant fallu prendre en compte.

Face à cette situation inédite, nous avons fait preuve d'innovation et je pense ici à la mobilisation d'un réseau de pharmaciens hospitaliers pour produire des médicaments grâce notamment à l'Ageps - Agence générale des équipements et produits de santé - que je tiens à remercier très solennellement devant votre commission d'enquête. En urgence, nous avons produit en France du cisatracurium qui était alors en rupture de stock : un changement d'échelle a été réalisé avec un sous-traitant privé pour les besoins des patients sur le territoire. Repris dans la LFSS 2022, ce dispositif vise à favoriser la production de médicaments en cas de situation critique par les pharmacies à usage intérieur (PUI) des établissements de santé et les établissements pharmaceutiques publics habilités en faisant appel à des établissements privés sous-traitants ; il pourra être mobilisé en cas de rupture ou de crise sanitaire. Nos actions de crise ont ainsi été traduites dans la loi - c'est une excellente nouvelle dont il faut se féliciter.

Par ailleurs, qui dit crise dit aussi reprise et la France a accompagné ce rebond. Ainsi, dans le cadre du plan France Relance, le ministère de la Santé a travaillé en étroite collaboration avec la direction générale des entreprises (DGE), depuis 2020, à la mise en place de dispositifs visant à redévelopper les productions en France. Pour réduire la dépendance extra-européenne, 150 projets ont été soutenus, avec 1,3 milliard d'euros d'investissements industriels et 650 millions d'aides d'État dédiées. Ces aides d'État atteignent 1,5 milliard d'euros dans le cadre du dispositif France 2030. Pardonnez un instant mon chauvinisme mais nous sommes fiers, en Isère, de nous préparer à ré-accueillir la production de paracétamol qui fait suite à l'engagement du Président de la République en juin 2020 dans le cadre de France Relance. La crise a définitivement confirmé que la politique du médicament devait se penser et être traduite au niveau européen pour qu'elle soit pleinement efficace.

J'en viens à la dernière partie de mon propos consacré aux pistes de réflexion. Je souligne tout d'abord que la solution est européenne ; les industriels ne produisent pas qu'en France et la fabrication de médicaments n'est pas soumise aux mêmes aléas ni aux mêmes normes ou critères d'un pays à un autre. De même que nous avons mené la bataille du vaccin au niveau européen, nous devons mener celle de l'approvisionnement en médicaments à cette même échelle. Si la France venait à fixer un cadre d'obligations nationales bien trop strict par rapport à ses voisins, nous risquerions une perte de compétitivité qui nous fragiliserait dans l'accès aux médicaments. C'est d'ailleurs le sens de l'engagement pris par les ministres François Braun et Roland Lescure au service d'une nouvelle stratégie en matière de prévention et de gestion des pénuries.

Ensuite, il faut viser la sobriété dans la consommation des médicaments. La France fait partie des pays d'Europe et du monde où la consommation de médicaments est la plus forte et il me semble qu'une des solutions réside dans sa réduction à travers plusieurs leviers. Le premier est la dispensation à l'unité des médicaments, permise par la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (Agec) qui est hélas aujourd'hui trop peu employée. Je m'étais d'ailleurs mobilisé comme député pour appliquer cette méthode aux antibiotiques qui s'y prêtent davantage que des médicaments conditionnés dans des boîtes plus importantes adaptées aux patients atteints de maladies chroniques. Des expérimentations ont été conduites mais on constate la difficulté de passer de la théorie à l'action : c'est assez compliqué et on vous parle de sérialisation, de sécurisation, etc. Cette idée excellente se heurte en pratique à beaucoup de contraintes notamment normatives.

Un second levier de sobriété est l'augmentation de la maîtrise médicalisée et, pour y parvenir, il faut accompagner un changement de culture : toute consultation médicale ne doit pas nécessairement se conclure par la prescription d'un médicament. Il faut également renforcer notre vigilance sur la prescription à tout va d'antibiotiques : cela demeure une priorité, notamment en renforçant notre capacité et notre recours à des tests permettant de définir - tout simplement - si l'infection est virale ou bactérienne. On a développé les tests rapides d'orientation diagnostique (Trod) en pharmacie et il faut sans doute aller plus loin dans la capacité des Français de vérifier par eux-mêmes s'il relèvent ou pas d'une ordonnance d'antibiotiques. Je ferai peut-être plaisir à Madame la rapporteure Laurence Cohen en citant - hors du texte prévu pour mon intervention - Ivan Illich qui dans son ouvrage Némésis médicale a raconté en détail, il y a cinquante ans, comment, à force d'expliquer aux gens que l'évaluation de leur santé relevait des experts, on les avait éloignés d'un certain nombre de connaissances pourtant fondamentales qui doivent permettre aux citoyens français de s'autonomiser davantage dans la gestion d'un certain nombre de maladies dites courantes. Lorsque j'étais ministre chargé de la Santé, je recevais le délégué ministériel à l'antibiorésistance tous les trois mois et des résultats importants ont été obtenus en matière de réduction de prescriptions d'antibiotiques. Il importe donc que les médecins prescrivent moins, que les pharmaciens délivrent moins et que les Français consomment mieux. Il ne s'agit pas d'une punition ni d'un aveu de faiblesse mais d'une nécessaire évolution de nos usages pour viser une consommation juste et équilibrée des médicaments dans notre pays.

Troisièmement, il n'y aura pas de production de médicaments sans industrie verte car la question de l'approvisionnement en médicaments n'est pas uniquement du ressort du ministère de la Santé, elle est éminemment industrielle. Nous parlons souvent de relocalisation ou de rapatriement sur notre territoire d'usines principalement situées en Asie où les normes environnementales sont différentes.

En 30 ans, la production de 80 % des principes actifs a été délocalisée et concentrée dans quelques pays d'Asie, y compris les molécules d'intérêt thérapeutique majeur pour la population mondiale. Qu'en sera-t-il lorsque ces pays ne voudront plus produire ces principes actifs ou si des tensions survenaient, ce qui pourrait conduire à des pressions sur les chaînes de délivrance des principes actifs au reste du monde ?

Ces 30 ans de politique de désindustrialisation dans le monde occidental se sont accompagnés d'une prise de risque que j'estime majeure. Madame la Présidente, vous parliez tout à l'heure des masques et c'est un exemple illustratif : à un moment donné, il a été considéré que la production de masques délocalisée en Asie, en l'occurrence en Chine et essentiellement dans une seule province chinoise, était de nature à réduire les coûts et permettre d'alimenter toute la planète en masques. Avec le recul, on peut quand même préférer garder un peu de souveraineté : le mot n'est pas tabou, au contraire, et vous savez que cet enjeu tient à coeur le président de la République.

Quatrièmement, quel est le juste prix pour un médicament ? La question du prix du médicament est un corollaire de sa pénurie. J'assume de formuler une interrogation devant votre commission d'enquête : n'avons-nous pas maintenu le prix des médicaments trop bas, trop longtemps ? La mission annoncée par la Première ministre Élisabeth Borne sur la fixation du prix du médicament rendra bientôt ses conclusions : il nous faudra collectivement y être attentifs, car il me semble qu'une partie de l'enjeu réside bien là. Nos concitoyens constatent aujourd'hui que tout augmente, du beurre en passant par la baguette ou le steak congelé, sauf le médicament alors que le prix de l'électricité et le cours mondial des matières premières, eux, ont grimpé en flèche, notamment suite au long confinement de la Chine et à l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Lorsque les prix sont administrés, c'est l'industriel qui absorbe le choc. Cette réflexion n'est en rien une intervention en soutien aux laboratoires mais constitue l'anticipation d'un possible effet d'éviction qui viendrait renforcer les pénuries en France. L'enjeu d'attractivité de notre pays reste primordial car il n'est pas exclu - et c'est un euphémisme - que les laboratoires effectuent leur choix en fonction des conditions économiques d'un marché, en dépit de toute évaluation des besoins réels.

A contrario, le prix des médicaments innovants atteint des sommets et le traitement de certaines thérapies dépasse les deux millions d'euros. Je ne rentrerai pas dans les considérations éthiques de construction du prix d'une thérapie de l'innovation et donc de celui d'une vie : le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) a brillamment abordé le sujet en soulevant les questions, les dilemmes, et la nature des arbitrages dans un avis de grande sagesse. Ainsi, l'avis 101 du CCNE de juin 2007 intitulé Santé, éthique et argent se termine par ces mots inspirants « La question éthique posée par l'examen de la dimension économique du soin explore la tension entre l'autonomie et la solidarité, entre la liberté individuelle et le bien public. Cette tension ne peut recevoir de réponse que dans la recherche d'équité, c'est-à-dire dans la justice. » C'est la même recherche d'équilibre entre des réalités et des ambitions, chacune légitime chacune bienvenue, qui doit guider l'action publique dans l'identification des solutions afin de continuer à anticiper le mieux possible les pénuries nationales et européennes.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci Monsieur le Ministre pour votre propos liminaire dont je vais d'ailleurs un peu suivre la trame pour vous interroger. Vous êtes parti à juste titre de la feuille de route de 2019 à 2022, et celle-ci avait fait de la transparence ainsi que de l'exhaustivité de l'information sur les ruptures d'approvisionnement, un des axes majeurs de la politique du Gouvernement. Vous l'avez d'ailleurs rappelé mais cette ambition apparaît assez inachevée. En effet, la plupart des personnes que nous avons auditionnées ont regretté devant notre commission d'enquête un manque d'information et je pense plus particulièrement aux médecins. En effet, ceux-ci signalent un décalage entre l'information que peuvent avoir les pharmaciens - vous avez d'ailleurs mentionné le logiciel DP-Ruptures - et les médecins qui nous ont dit qu'ils étaient alertés des pénuries par les pharmaciens mais qu'ils disposaient de peu d'informations directes. Quels sont à votre avis les points de blocage et n'y a-t-il pas des mesures simples et rapides à prendre pour modifier cet état de fait ?

Vous parlez en deuxième lieu de la crise de la covid, qui a accéléré l'ambition de la feuille de route, et je m'associe à l'hommage que vous adressez au réseau hospitalier ainsi qu'à l'Ageps ; or ces représentants nous ont indiqué que le travail de production absolument remarquable qu'elle a accompli au début de la crise sanitaire ne lui est pas autorisé en temps normal. Or, comme vous le savez, monsieur le ministre, l'Ageps n'a pas vocation à introduire des distorsions de concurrence. De plus, l'Ageps qui dispose aujourd'hui d'effectifs assez faibles au vu de ses missions - à peu près 120 ETP - va devoir se séparer de 40 à 50 ETP, ce qui va la priver de possibilités de production ; cela me paraît regrettable car c'est un outil qui peut être extrêmement intéressant. Ne pourrait-on pas s'appuyer sur cette agence en lui donnant les moyens d'assurer une fabrication publique non seulement de produits d'intérêt thérapeutique majeur mais aussi d'une cinquantaine de produits critiques - figurant dans une liste restreinte - qui nous permettrait de retrouver notre souveraineté, face aux pénuries.

Ma troisième question porte sur le manque de gouvernance de l'ensemble du système ; ce point a souvent été mis en avant et, je cite d'ailleurs votre ouvrage où vous signalez « une nuée de sigles qui traduit la complexité et la densité des agences et structures françaises dans le champ de la santé. ». À la lumière de vos deux années au ministère de la Santé, une réforme de la gouvernance est-elle souhaitable ? Par ailleurs, on a constaté que le médicament constitue une variable d'ajustement de l'Objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) mais les contraintes budgétaires extrêmement fortes ne sont pas compatibles avec une sécurisation de l'approvisionnement en médicaments. Vous connaissez ma position sur l'Ondam mais ce n'est c'est pas de cela dont je veux débattre ici : je souhaite recueillir votre point de vue, sur le fait que dans cette enveloppe, le médicament est vraiment le parent pauvre.

Vous avez ensuite abordé la politique de relocalisation de la production de certains principes actifs essentiels. Vous êtes l'élu d'un département qui est fortement marquée par l'industrie chimique et nous avons pu, avec madame la Présidente, aller visiter le site de l'usine future du paracétamol que Seqens relocalise. Cette zone regroupe plusieurs sites classés Seveso ; elle constitue une plateforme fédératrice extrêmement intéressante, ce qui permet de sécuriser la production. Comment la France peut-elle favoriser de telles relocalisations car si une relocalisation totale en France n'est pas envisageable, comme vous l'avez souligné, une coordination est nécessaire au niveau européen, dans une parfaite harmonie entre les différents pays.

La loi de financement de la sécurité sociale pour 2022, que vous avez portée, prévoyait d'ajouter un nouveau critère de tarification du médicament, tenant à l'implantation industrielle. Le Comité économique des produits de santé (CEPS), que nous avons auditionné, nous a indiqué que son utilisation pourrait se limiter aux médicaments innovants. En ne visant pas prioritairement les médicaments matures, qui représentent l'essentiel des pénuries, ne manque-t-on pas la cible de cette mesure ?

Enfin, ma dernière question porte sur le prix des médicaments. Quatre volets principaux ressortent de toutes les auditions que nous avons pu organiser. Le premier est le besoin de transparence de ces prix : nous avons été extrêmement surpris de constater que personne n'était bien au fait de la méthodologie du CEPS dans la fixation des différentes composantes du prix des médicaments. Il est nécessaire d'instaurer une vraie transparence prenant en compte le coût de production réelle, le respect des normes environnementales et des conditions de travail - autrement dit des normes sociales car, comme vous l'avez souligné, pour aller vite les délocalisations en Chine et en Asie s'expliquent par des normes moins exigeantes dans ces deux domaines. Le prix de ces produits doit également prendre en compte le service médical rendu - c'est bien entendu un élément essentiel que j'aurais pu placer en premier - et enfin le bénéfice « normal », ou éthique, ou reconnu par tous, du fabricant de médicament. En mettant en place une telle transparence des prix du médicament, on disposera d'une vue d'ensemble permettant à chacune et à chacun de se positionner et de redonner confiance aux patientes et aux patients.

M. Olivier Véran. - J'ai noté sept questions.

S'agissant du décalage d'information entre les médecins et les pharmaciens sur les ruptures de médicaments, je tiens à souligner que toutes les ruptures sont aujourd'hui inscrites sur le site de l'ANSM, même s'il faut aller chercher l'information, ce qui est parfois difficile. En reprenant ma casquette de médecin, je recevais de temps en temps des mails à mon adresse hospitalière m'informant que des médicaments relatifs à ma discipline allaient être en rupture. Mais il peut arriver qu'un médecin prescrive des médicaments à des patients, qui les rappellent pour leur signaler l'impossibilité de s'en procurer. Pour un médecin, il est difficile de comprendre pourquoi tel médicament qu'il a l'habitude de prescrire n'est plus disponible et c'est un peu rageant. Il faut donc sans doute rendre l'information plus intelligible.

S'agissant de votre deuxième question sur la production de médicaments et le rôle de l'Ageps. La nouvelle feuille de route sera l'occasion de tirer les conclusions de ce qui s'est passé pendant la crise. Les pistes que vous dessinez me semblent pertinentes. Comme vous l'indiquez, ce n'est pas le rôle de l'Ageps de produire des médicaments d'usage courant pour toute la population sans quoi ce ne sont pas ses effectifs de 120 personnes - moins 40 selon les prévisions que vous avez évoquées - qui seraient nécessaires mais 100 ou 200 fois plus. Vous faites ainsi allusion à ce qui ressemblerait à l'idée d'un pôle public du médicament, dans un cadre restreint, et en tout cas d'un certain degré de production publique de médicaments ; il ne faut pas écarter cette possibilité et la production en urgence de cisatracurium a montré que c'était possible. Face aux tensions concernant l'amoxicilline, le recours aux préparations magistrales et hospitalières a largement été utilisé.

Avec la réforme de la gouvernance de la santé, vous ouvrez une thématique qui me semble beaucoup plus large que la question des médicaments qui nous occupe aujourd'hui. Le sujet est extrêmement vaste et je pense qu'on pourrait effectivement simplifier le paysage des différentes agences sanitaires, mais ce n'est pas mon rôle de dire comment.

En ce qui concerne les financements alloués au médicament et la régulation de l'Ondam, les conclusions de la mission en cours lancée par la Première ministre incluront sûrement une réflexion macro-économique sur la régulation des produits de santé. J'ajoute, Madame la Rapporteure, que la discussion des dispositions relatives aux médicaments au sein de l'Ondam était généralement assez bipartisane à l'Assemblée nationale. Néanmoins, une partie de l'hémicycle trouvait qu'on donnait trop au médicament et, une autre, pas assez. Il est intéressant d'acter le fait que les médicaments ont aussi un prix pour la nation et il ne faut pas attendre d'en manquer pour s'en rendre compte.

Vous appelez également à plus de relocalisations : en solde net, 200 usines ont été ouvertes dans notre pays en deux ans. Cette évolution générale - qui va bien au-delà de la production de médicaments - contraste avec des années, pour ne pas dire des décennies, de désindustrialisation. Elle marque une volonté du président de la République de retrouver la souveraineté française et européenne en matière industrielle qui commence à porter ses fruits. Parmi ces usines, certaines seront amenées à fabriquer des médicaments. Il s'agit d'un sujet plutôt européen que français qui nécessite une répartition, une coopération et une coordination avec nos voisins de l'Union européenne.

De plus, vous souhaitez incorporer un critère de coût de production en France dans le prix de tous les médicaments. Nous avons adopté un tel dispositif pour les médicaments innovants à l'article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2022. Je ne peux pas tirer le bilan d'application de ce texte dans mes fonctions actuelles, mais la mission sur la régulation s'y intéresse.

S'agissant du besoin de transparence dans les prix du médicament, je rappelle que le secret des affaires ainsi que le secret industriel interdisent la diffusion publique de certaines données : le débat sur la transparence a déjà eu lieu plusieurs fois dans les assemblées parlementaires et, à chaque fois, cet argument qui me paraît tout à fait valable a été mis en avant. On a déjà connu des grands projets ou des tentatives de « grand soir » de réforme des mécanismes de fixation du prix des médicaments : il a par exemple été proposé de remplacer le service médical rendu (SMR) et l'amélioration du service médical rendu (ASMR) par un indicateur unique : l'index thérapeutique relatif (ITR). Il s'agissait de créer un indicateur composite qui tiendrait compte de l'ensemble des coûts de production, de transport et d'innovation. Cela n'a jamais vu le jour, parce qu'à chaque fois, on s'est heurté à la complexité d'un marché mondialisé. Ce sont de grandes batailles et je rappelle qu'un ministre de la Santé doit avant tout faire des choix souvent compliqués mais parfois source de grande fierté : tel a été le cas quand, pendant mon ministère, nous avons autorisé le remboursement du Kaftrio pour le traitement de la mucoviscidose. La France a été l'un des premiers pays à autoriser sa mise sur le marché, même si son coût était élevé. J'ai eu le bonheur de voir des jeunes atteints de mucoviscidose et dont l'état de santé s'est fortement amélioré : dans ce cas, on peut se dire qu'il fallait vraiment y mettre le prix. Parfois, c'est plus compliqué parce qu'on se heurte au sentiment qu'on peut avoir et qui n'est jamais un très bon indicateur dans un monde de « Evidence-based medicine » (EBM), mais certains malades donnent des retours positifs de l'utilisation d'un traitement qui n'est pas forcément remboursé - ou dont le prix n'est pas assez élevé au regard de ce qu'en attend le laboratoire qui dispose d'un monopole ainsi que du brevet. Le laboratoire indique alors qu'il ne commercialisera pas le produit si on ne fixe pas un prix satisfaisant et cela peut nous donner envie de pousser un peu la porte et de forcer des verrous. A contrario, parfois, on autorise des médicaments très chers - il peut s'agir de deuxièmes ou troisièmes lignes de chimiothérapie - pour des maladies dont l'espérance d'amélioration de la santé est incertaine.

Tous les pays occidentaux sont soumis à cette même nécessité de donner accès le plus tôt possible aux innovations médicales au prix le meilleur possible, sans jamais se retrouver pieds et poings liés par les laboratoires, ce qui est absolument impensable et impossible. C'est ici qu'intervient le CEPS qui n'a pas un rôle facile, surtout avec ses effectifs réduits.

Enfin, s'agissant de l'allongement des dates de péremption de certains médicaments en cas de rupture, je vous indique que c'est décidé au cas par cas. Ça a été fait, par exemple, pour certains vaccins comme celui contre la variole du singe après évaluation de la stabilité du vaccin par l'ANSM.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. . - Cela reste une solution transitoire mais qui peut avoir son utilité. En tout cas, cet allongement des dates de péremptiona été mis en place aux États-Unis.

M. Bruno Belin. - Monsieur le Ministre, merci pour votre intervention. On a bien commencé la journée avec Madame Roselyne Bachelot et on la finit bien avec vous : entre-temps, la qualité des propos n'a pas toujours été égale mais cela me permet de réagir. Pardon si je sors un peu du cadre de l'audition - mais le pharmacien d'officine que je suis, toujours en activité, tient tout d'abord à saluer la façon dont notre pays a géré la crise, avec une pandémie qui a tout de même provoqué, à certains moments, un nombre de décès inimaginable et inimaginé qui représentait un Airbus par jour et un Titanic tous les huit jours. C'est ce à quoi nous avons été confrontés dans les différentes vagues que vous connaissez évidemment mieux que quiconque et, à mon avis, il faut dire « chapeau » et merci ; même si tout est perfectible, on peut être fier de ce qui a été fait grâce à l'ensemble des professionnels de santé dans ce pays.

J'affirme que si on veut donner un avenir aux médicaments, il faut soigner, sauver et sacraliser la pharmacie française. Il y a de mauvaises idées et je souligne que la délivrance des médicaments à l'unité en est une. Je l'ai tentée : les patients sont un peu perdus, désorientés, habitués à telle ou telle boîte orange depuis toujours et ne s'y retrouvent plus avec le sac en plastique qu'on leur délivre, sans compter les contraintes administratives liées au numéro de lot et à la sérialisation. Certains de nos confrères, dont la pharmacie Delpech visitée par notre commission, ont également réalisé des préparations magistrales, en particulier d'amoxicilline. N'oublions pas, toutefois, leur coût très élevé.

Cela m'amène à la question du prix du médicament. Celui-ci doit permettre à l'ensemble des professionnels, notamment les répartiteurs, de vivre. La marge dégressive lissée (MDL) - instituée avant votre prise de fonctions - prévoyait d'attribuer un pourcentage du prix de vente au répartiteur, à la recherche, etc. qui permettait de stabiliser le système. Si on modifie aujourd'hui le prix du médicament, on va peut-être en revenir à un dispositif similaire mais avec des prix excessifs en pharmacie. Quand j'appelle à sacraliser la pharmacie, c'est aussi parce que, comme vous le savez, 8 à 10 % des licences ont disparu en France, avec un impact négatif sur l'accès de tous à la santé, ainsi que sur l'aménagement du territoire car ce sont avant tout les plus petites officines dans les territoires les plus ruraux qui ont disparu. Il manque aujourd'hui à peu près un millier de postes en officine et on estime qu'il va manquer 6 000 à 7 000 pharmaciens d'ici la fin de la décennie. En tant que membre éminent de ce Gouvernement, cela fait partie des messages sur lequel vous êtes crédible et que vous pouvez relayer : on est en train de créer des déserts pharmaceutiques après avoir créé des déserts médicaux. Il faut parvenir à faire un peu plus confiance aux pharmaciens sur la délivrance des médicaments et je peux vous assurer que la délivrance à l'unité n'est pas envisageable aujourd'hui.

Mme Laurence Harribey. - J'aimerais revenir sur la question du prix des médicaments. Plus on creuse et plus on se rend compte que les choses sont complexes. Vous avez indiqué de manière très pertinente, dans votre propos liminaire, que coexistent des prix très bas pour certains médicaments courants et d'autres beaucoup plus élevés. Cette fragmentation des prix se traduit également par une fragmentation de l'industrie pharmaceutique et la cartographie des acteurs de ce secteur fait apparaitre des PME-PMI qui souffrent économiquement tandis que les grands laboratoires mènent une stratégie multinationale et sont dans d'autres logiques. Vous indiquez que les solutions ne peuvent qu'être européennes et je m'associe pleinement à ce propos : nous travaillons beaucoup avec Pascale Gruny pour sortir des clivages habituels dans le cadre de nos travaux au sein de la commission des affaires européennes. Cependant, au niveau européen, la santé est une compétence des États et une simple compétence complémentaire de l'UE - tandis que la libre circulation des biens et des marchandises est une compétence européenne fondamentale. Nous avons donc vraiment l'impression d'être pris entre deux ou trois feux et de rester en position de faiblesse vis-à-vis des acteurs du secteur. J'aimerais que vous nous disiez comment vous avez vécu ces injonctions contradictoires car comme vous l'avez souligné, quel gouvernant peut s'interdire d'autoriser l'accès à un médicament innovant, même s'il est très cher, alors qu'il assume la responsabilité de soigner. Mais en même temps, nous sommes pris au piège du prix et du manque de transparence, comme l'ont souligné la présidente et la rapporteure.

D'où mes deux questions : la première est de savoir s'il ne faut pas tout changer, et ce qui vient d'être dit sur les pharmacies est assez révélateur car plus on avance et plus on a l'impression que nous sommes en train de nous enfoncer dans des sables mouvants. Pour sortir de cet engrenage il faudrait tout remettre sur le tapis, y compris notre système de production, de rémunération du médicament et de financement de la protection sociale.

Ma deuxième question concerne le niveau européen : faut-il faire bouger le partage des compétences ? Avez-vous vécu cette dimension comme un obstacle et la pénurie est-elle également due à cette incapacité de trouver des solutions au niveau européen, même si ce qui a été fait pour gérer la pandémie a été remarquable ? Sur ce point, la remarque de la rapporteure sur l'Ageps est très révélatrice et amène à se demander s'il ne faudrait pas normaliser un modèle auquel on a eu recours pendant la crise.

Mme Émilienne Poumirol. - Je vais être d'autant plus brève que ma collègue Laurence Harribey a largement devancé mes questions. Monsieur le Ministre, je vous ai entendu avec plaisir indiquer que vous n'écartez pas la possibilité d'une production publique de médicaments qui pourrait être un élément de réponse, en tout cas pour certains produits critiques. C'est effectivement une voie que nous aimerions voir explorer et je regrette à mon tour la réduction des moyens de l'Ageps.

Je voudrais également revenir sur le sujet de la transparence et sur l'argument du secret des affaires que l'on nous oppose sans arrêt : c'est, pour nous, un peu difficile à admettre parce que le médicament n'est pas une marchandise et, dans vos précédentes fonctions, je vous avais d'ailleurs interpelé sur la « marchandisation » de la santé en constatant une dérive croissante dans ce domaine. Le médicament n'est pas une marchandise puisqu'il est remboursé par la Sécurité sociale et que c'est de l'argent public qui, en quelque sorte, fait vivre les industriels. Or, le flou qui existe sur ce secret des affaires permet, aujourd'hui, à des « Big Pharma » - à côté des petites PME qui fabriquent les médicaments matures - de se concentrer uniquement sur les thérapies géniques ou les médicaments développés par les BioTech, tout en diminuant leur effet de recherche et développement. Monsieur le Ministre, pourriez-vous nous dire comment on peut justifier de tels prix et quelle action pourrait mener le Gouvernement pour limiter ces excès ? Vous avez cité l'exemple de certains traitements, mais on sait bien, par exemple, que le prix du traitement pour l'hépatite C n'a pas été le même en France qu'en Inde. Dans un tel cas, ce n'est pas le prix de production ni le coût du transport qui compte mais bien la capacité d'un pays à accepter de payer le prix fort.

Mme Laurence Muller-Bronn. - Ma question concerne également le prix des médicaments et le secret des affaires. Toute la population comprend bien qu'on est face à des montants extrêmement importants d'argent public. Les « Big Pharma » ont quitté les pays européens pour obtenir une rentabilité plus importante en Chine, en Inde ou ailleurs : ce faisant, elles ont licencié du personnel qui a alors été pris en charge par des financements publics. En outre, elles perçoivent des aides, notamment au titre du crédit impôt recherche. En dix ans, Sanofi en a bénéficié à hauteur de plus d'un milliard d'euros et, dans le même temps, a licencié plusieurs milliers de chercheurs. De plus, aujourd'hui, comme vous l'avez indiqué, on essaye de relocaliser, avec, à nouveau, des subventions pour accompagner ces entreprises. Le cumul de ces sommes devient tellement important qu'on peut se poser des questions sur le prix réel des médicaments et nous venons, juste avant vous, d'entendre un laboratoire qui est le premier à nous avoir indiqué ce prix réel, qui est très bas.

Il est également difficile d'accepter, en matière de vaccins contre la covid-19, d'avoir entendu que l'Europe avait accepté des prix de vente à 120 euros le flacon de six doses, alors que le coût de production est inférieur à 10 euros et que les volumes distribués sur le marché sont énormes. Vous l'avez dit, le médicament n'est pas un bien de consommation comme les autres, et parce qu'il y a la santé, la vie ou la mort en arrière-plan, certains en profitent un peu et font monter la peur ou l'angoisse. En outre, pour des traitements très chers - à 500 000 ou un million d'euros -, on fait intervenir des associations de malades, parfois créées par les « Big Pharma », qui font comprendre que l'État doit payer.

La puissance publique ne peut pas être à la botte de grands financiers ou industriels : il y a un moment où il faut que ça s'arrête et c'est ce qu'on attendait de vous pendant la crise de la covid. Au niveau européen, je note que c'est parfois encore pire puisqu'on a donné des millions et des millions à des laboratoires européens ou mondiaux qui, finalement, n'ont pas produit de vaccins et ont tout de même gardé l'argent public qui leur a été versé ; je m'interroge sur cette absence d'obligation de résultat.

Enfin, aujourd'hui l'Organisation mondiale de la santé (OMS) va également exercer un pouvoir sur les réglementations de santé et la circulation des populations mais il n'est pas évident que cela contribue à améliorer les choses. On comprend bien également que l'Europe ait son mot à dire dans ce domaine, mais on peut se demander si elle va favoriser la sobriété financière car son intervention va certainement s'accompagner d'un accroissement des dépenses publiques.

Mme Corinne Imbert. - Monsieur le Ministre, dans l'exercice des fonctions qui étaient les vôtres en tant que ministre de la Santé, avez-vous eu connaissance des pratiques des grossistes répartiteurs ou « short-liners » en matière d'exportations parallèles de médicaments ? On parle beaucoup de ces opérateurs qui achètent des médicaments à bas prix en France et les vendent à un prix plus élevé dans d'autres pays. Avez-vous les noms de ces grossistes répartiteurs qui se sont livrés à de telles pratiques régulièrement dénoncées dans la chaîne logistique de l'approvisionnement en médicaments ?

M. Olivier Véran. - Tout d'abord, en réponse aux propos du sénateur Bruno Belin, les Français sont très nombreux à dire qu'ils ne comprennent pas pourquoi on continue de leur vendre une boîte de médicaments pour 11 jours alors qu'ils n'ont que 6 jours de traitement. Quand ils ouvrent leur pharmacie familiale en rentrant à la maison, ils ont tellement de boîtes de médicaments qu'ils ne savent plus où les mettre et, de temps en temps, à l'heure du grand ménage de printemps, vous regardez les dates de péremption et vous vous rendez compte que certaines boîtes sont périmées depuis trois ans. Nous vivons tous cela chez nous, on se demande alors si on doit garder les produits ou les jeter, ainsi que les cartons, les plastiques et les blisters. Malgré l'existence de systèmes de recyclage, le nombre de tonnes de produits actifs de médicaments qu'on gaspille chaque année est considérable. Je comprends donc parfaitement la demande des Français d'évoluer vers une dispensation des médicaments à l'unité. Il n'y a pas de raisons, sur le papier, de penser que l'Europe ne serait pas capable de faire ce que les États-Unis font déjà.

Ceci dit, il est vrai qu'on se heurte à des normes de sérialisation et de traçabilité qui sont sans doute fondamentales, quoique... Cependant, pour faire face à une crise sanitaire qui nécessitait des mesures extraordinaires, j'ai pu en prendre un certain nombre. Ainsi, pour permettre aux pharmacies d'officine de produire leur propre gel hydro-alcoolique, il a fallu quand même prendre un arrêté ou un décret, alors que les pharmaciens ont fait de nombreuses années d'études, sont titulaires d'un diplôme, ont suivi une formation approfondie en chimie organique et connaissent parfaitement la pharmacopée.

De même, à mon arrivée au ministère, on faisait, en France, 10 000 actes de téléconsultation par semaine dans notre pays. Ce chiffre risible s'explique par un encadrement réglementaire très strict - et d'ailleurs conforme à la demande de certains professionnels qui exigeaient la présence d'un soignant, d'avoir déjà vu une première fois le médecin consulté par télémédecine, le tout avec un logiciel spécifique. J'ai alors tranché en prenant un arrêté de simplification de ces modalités et on est passé à un million d'actes de télémédecine par semaine. Il faut donc parfois « forcer la porte » si cela permet d'améliorer l'état de santé de la population. S'agissant de la dispensation à l'unité des médicaments, la période de la pandémie ne se prêtait pas à imposer sa mise en oeuvre, mais je pense que le sujet mérite d'être approfondi.

Je saisis l'occasion de remercier les pharmaciens qui ont été des acteurs absolument magistraux de la crise sanitaire depuis le premier jour et je remercie également l'Ordre des pharmaciens qui a été un catalyseur de la mobilisation de tous ces professionnels. En contrepartie, ils ont pu bénéficier d'une augmentation importante du nombre de vaccins qu'ils peuvent administrer. À ce propos, faut-il vraiment saisir la Haute Autorité de santé à chaque fois qu'on doit se demander si quelqu'un qui a fait au moins six ans d'études de santé peut ou non administrer un vaccin ou renouveler un vaccin en fonction de l'âge du patient ou d'autres critères ? La multiplication des déserts médicaux nous pousse à innover, en écartant certaines règles qui ne se justifient pas, particulièrement en cas de manque de professionnels de santé.

S'agissant du prix du médicament, permettez-moi d'abord de rappeler l'évolution majeure du marché du médicament. Pendant très longtemps, les laboratoires pharmaceutiques ont été rentables grâce à ce qu'on appelait les « blockbusters », médicaments très courants vendus à des millions d'exemplaires et qui constituaient parfois des innovations de rupture dans le traitement de certaines maladies, comme les statines pour les maladies vasculaires. Ces médicaments étaient donc vendus à des prix élevés, ce qui ne me choque pas tant que le laboratoire réinvestit ses bénéfices dans la recherche et le développement. Ensuite, les brevets de ces médicaments sont tombés et l'arrivée des génériques permet de faire chuter les prix pour les médicaments qui ont épuisé leur période de forte marge bénéficiaire. Cette évolution a entraîné une perte de rentabilité pour les laboratoires qui n'ont pas développé de nouveaux « blockbusters ».

Le marché s'est donc réorienté vers ce qu'on appelle la médecine des « 4P », à savoir une médecine préventive, prédictive, personnalisée et participative, ce dont on peut se féliciter. Cependant, les laboratoires cherchent encore aujourd'hui un nouveau modèle de financement pour des médicaments qui ne seront plus distribués en masse mais prescrits de manière individuelle pour chaque patient, avec des dosages et des posologies adaptés. Parmi les nombreuses réflexions sur les nouveaux modèles de financement de ce secteur, certains pensent que les tests compagnons sont la bonne manière de procéder, tandis que d'autres prônent une approche basée sur la rentabilité et l'efficacité du médicament. Personnellement, j'inclinais plutôt vers ce dernier raisonnement qui consiste à payer un médicament en fonction de son efficacité.

Puis, en 2014, le Sovaldi, médicament contre l'hépatite C, a été commercialisé par le laboratoire Gilead. Nous étions enthousiasmés par ce nouveau produit capable de guérir des patients qui n'arrivaient pas à se soigner. Mais le prix très élevé du médicament a entraîné une dépense de l'ordre d'un milliard d'euros, somme qui ne peut financer d'autres produits, dont le prix devra donc nécessairement chuter. Tel était, à l'époque, le raisonnement inquiet de l'industrie du médicament à travers le Leem (Les entreprises du médicament) qui la représente, et c'est exactement ce qui s'est passé. À mon initiative, on avait cependant introduit dans la loi un mécanisme qui permettait, au-delà d'une certaine enveloppe, de récupérer des financements via une taxe sur le chiffre d'affaires du laboratoire en limitant ainsi les inconvénients de la cherté des médicaments. J'avais également convoqué au Parlement le patron de Gilead de l'époque et je lui avais demandé de m'expliquer comment se justifiait le prix de ce médicament qui atteignait 55 000 euros par patient traité. J'avais posé les mêmes questions que vous, en particulier sur le coût en recherche et innovation pour le laboratoire. En l'occurrence, Gilead avait racheté une petite start-up américaine qui avait initialement prévu de produire des médicaments beaucoup moins chers, selon des documents internes. Au cours de la conversation, confronté à mon mécontentement, le dirigeant de Gilead avait fait valoir les économies générées par ce nouveau produit en greffes et les gains d'espérance de vie, ce à quoi j'avais répondu qu'un tel raisonnement poussé à l'extrême conduirait aussi à prendre en compte les dépenses de retraite supplémentaires induites par les patients guéris.

En réalité, il est extrêmement difficile d'estimer la valeur d'un médicament ; chaque produit est différent et nécessite une approche spécifique. On ne peut pas traiter de la même manière un médicament de rupture, un simple changement d'emballage ou la mise sur le marché de la forme de libération prolongée d'une substance déjà connue. Dans notre pays, le prix du médicament est transparent ; en revanche la manière dont ces prix sont négociés reste opaque.

En outre, sur le plan de l'éthique, à partir de quel moment faut-il refuser un prix trop élevé ? De mémoire, seul le Royaume-Uni a mis en place un système très anglo-saxon intitulé QALY (Quality Adjusted Life Years) qui évalue la qualité de vie en fonction du coût d'un traitement, en chiffrant, par exemple, la valeur d'une année d'existence en bonne santé. Ce système a donné un prix à la vie, en prenant en compte la perte de santé et en remboursant les traitements qui ne dépassent pas un certain seuil. En tant que médecin, parlementaire ou ministre, je pense que ce dispositif est totalement inacceptable en France. Nous devons donc continuer à approfondir les négociations d'ores et déjà très serrées qui ont lieu entre le CEPS et les laboratoires pour nous assurer que chacun soit conscient qu'une enveloppe allouée à un fabricant dont les prix sont très élevés va peser sur la rémunération des autres médicaments.

De plus, les problèmes ne font que commencer car la thérapie génique est une formidable avancée mais qui peut coûter très cher, de même que la médecine « 4P ». Il va donc falloir trouver un mécanisme de régulation pour ce nouveau marché du médicament car les exemples vont se multiplier. Ainsi, un médicament semble soulager énormément certaines migraines ou algies vasculaires de la face mais son SMR (service médical rendu), tel qu'il a été évalué par la Haute Autorité de Santé, ne lui permet pas d'être remboursé à hauteur de son prix de vente. Les patients s'approvisionnent donc à l'étranger pour un budget de 300 ou 400 euros par mois.

L'Europe constitue une solution et un problème. Un « paquet » de mesures relatives à la révision de la législation pharmaceutique a été présenté la semaine dernière. Au moment de la pandémie, quand on a dû acheter des vaccins ou acquérir des médicaments innovants, l'Europe a répondu présent. La question de l'accès aux médicaments en Europe est plus complexe parce qu'elle soulève en arrière-plan celle de la prise en charge financière. Sur ce point, la France dispose d'un système de protection sociale qui rend accessibles à tous des médicaments qui ne le sont pas chez certains de nos voisins.

Je vous rappelle également les objectifs de la mission lancée par la Première ministre : tout d'abord, elle doit se pencher sur l'accès des patients aux produits de santé ainsi que sur la soutenabilité des dépenses de santé. Ensuite, il s'agit de remplir un objectif de souveraineté sanitaire en étudiant les possibilités de renforcement de la fabrication de produits à la fois innovants et essentiels. Il sera également question des moyens de relocaliser la fabrication des produits de santé stratégiques et de travailler sur l'attractivité des territoires pour les industriels du secteur.

S'agissant enfin des « short-liners », en cas de rupture d'approvisionnement, l'ANSM interdit systématiquement les exportations parallèles. Le sujet ne concerne pas seulement les « short-liners » car ce modèle de l'exportation parallèle peut concerner tous les grossistes. Rendre plus rigoureux le cadre juridique applicable à l'exportation parallèle suppose une mesure communautaire afin de ne pas porter atteinte au principe de libre circulation des biens et des marchandises.

Mme Corinne Imbert. - Merci pour votre réponse : vous indiquez que l'ANSM interdit les exportations parallèles par les « short-liners » lorsqu'une rupture d'approvisionnement est constatée et celle-ci ne peut donc pas être anticipée. Je m'interroge sur le moment où on déclenche l'interdiction et sur sa durée.

M. Olivier Véran. - Il ne m'appartient pas de me prononcer sur cette question.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous l'avons bien compris. Par ailleurs, nous avons auditionné ce matin Roselyne Bachelot, qui a estimé que la fermeture de l'établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) était une mauvaise décision. Quel est votre point de vue à ce sujet ? La question ne sort pas du tout du champ de nos travaux car l'Eprus gérait des stocks de médicaments et aurait pu intervenir en cas de pénurie de produits - stratégiques en particulier.

Je souhaite également vous interroger sur la liste des médicaments essentiels. Je rappelle qu'on recense 3 000 médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) et qu'on s'orienterait vers une liste peut-être nationale et très probablement européenne. Quel est votre point de vue à ce sujet car la liste des MITM avait été constituée en faisant appel à toutes les sociétés savantes ? Est-il selon vous envisageable qu'on réduise cette liste à 200 ou 100 produits essentiels pour pouvoir maximiser les contraintes permettant de sécuriser leur approvisionnement ?

Sur la question du lien entre prix et pénuries, je rappelle l'importance du sujet pour les médicaments matures, y compris certains anticancéreux comme le 5-fluorouracilel. De même, les IPP (inhibiteurs de la pompe à protons) ont connu sept baisses de prix. À un moment donné, même si je comprends bien qu'il y a le secret des affaires, il faudra mettre un plancher car il ne peut pas être acceptable de diminuer à ce point le prix de médicaments dont le service médical rendu est incontestable.

Par ailleurs, nous n'avons encore obtenu aucune réponse à la question du coût des pénuries. Or il convient tout d'abord de prendre en compte le coût humain, avec les renoncements aux traitements et les retards thérapeutiques qui, avec les anticancéreux, commencent à devenir très préoccupants. Il existe également un coût financier car, en cas de pénurie, on doit se procurer des médicaments de remplacement souvent plus onéreux. À l'hôpital, on se retrouve souvent en dehors du cadre de l'appel d'offres et même s'il y a un laboratoire de seconde ligne, il est plus cher que celui de première ligne. L'estimation des coûts générés par les pénuries est donc nécessaire. Cette mission d'évaluation pourrait être intégrée dans les prérogatives de nos différentes instances car on débat au Parlement du PLFSS et de l'Ondam sans avoir la main sur une part importante des règles du jeu, dont le coût des pénuries.

Enfin, un rapport de l'Igas que vous aviez demandé a établi un retour d'expérience de la période covid et a signalé les difficultés d'organisation et de pilotage des politiques de santé en dressant une impressionnante liste des intervenants. Je constate qu'on est dans la même situation en matière de pénurie de médicaments, comme le confirment nos auditions. Quel est votre point de vue sur les suites à donner à ces réflexions ? Le ministère de la Santé a-t-il vocation à devenir le pilote unique ? Une telle prérogative n'empêcherait pas de recourir à des délégations de rôles, de tâches et de responsabilités diverses et variées. Il n'empêche que lorsqu'on constate une pénurie de corticoïdes en gouttes pour nourrissons lors de chaque épisode de grippe hivernale depuis une dizaine d'années, on ne peut pas dire que l'on soit dans une situation critique, mais plutôt dans une situation chronique de crise qui se renouvelle chaque année.

M. Olivier Véran. - Clairement, c'est insupportable pour les Français de ne pas trouver les médicaments dont ils ont besoin et encore plus quand il s'agit d'enfants.

Nous venons ici de discuter pendant une heure et demie des raisons qui ont pu contribuer à creuser les pénuries et nous avons élaboré quelques pistes pour y remédier à l'avenir, tout en sachant que le problème est éminemment compliqué, mondial et certainement pas uniquement franco-français. À mon sens, cela appelle l'élaboration d'une stratégie européenne.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je signale tout de même, s'agissant des corticoïdes, qu'EuroAPI en fabrique le principe actif : le problème n'est pas français, puisque nous le produisons. C'est depuis une dizaine d'années que nous avons un problème de corticoïdes chaque hiver, ce qui est un sujet emblématique.

M. Olivier Véran. - Cela fait partie des produits qui ont été surconsommés.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Le problème est récurrent, pour les corticoïdes, chaque hiver depuis une dizaine d'années : c'est un sujet emblématique.

M. Olivier Véran. - Nous sommes d'accord sur ce point.

Par ailleurs, vous évoquez la suppression de l'Eprus mais il s'agit plutôt d'un transfert de ses missions à Santé publique France (SPF). La gestion de crise en tant que telle a pu être discutée mais, dans ce cas précis, je rappelle que l'établissement pharmaceutique qui relevait de l'Eprus est hébergé au sein de SPF et c'est ce qui a permis non seulement de passer les commandes de vaccins mais aussi de les distribuer. Je ne pense donc pas que le transfert de l'établissement pharmaceutique à SPF soit un handicap. En revanche, on pourra rediscuter de la gestion de la crise sanitaire en général et de la capacité de préparation pré-crise.

S'agissant des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM), une mission a été lancée par François Braun et Roland Lescure pour réactualiser cette liste et je ne suis absolument pas compétent pour juger s'il faut y inclure 2 000 ou 4 000 médicaments. Je ne suis pas étonné que la liste soit longue car si vous posez la question à un médecin, il vous répondra toujours que les médicaments dont il a besoin pour ses patients sont essentiels, et je ne lui en ferai pas reproche.

S'agissant de la baisse des prix de certains médicaments, permettez-moi à nouveau de me référer à mon expérience de terrain : j'ai utilisé en neurologie vasculaire des inhibiteurs de pompe à protons dont les prix étaient très différents. Il en va de même pour les statines : certains médicaments qui étaient considérés comme un peu plus innovants étaient facturés très cher et les études réalisées pour les maladies étaient faites en utilisant uniquement ces médicaments-là et en écartant les formules un peu plus anciennes. Vous aviez parfois le sentiment de prescrire un produit plus coûteux sans pouvoir réellement disposer de la preuve que l'écart de prix était justifié.

Inversement, les baisses successives de prix sur des médicaments qui sont à la fois d'usage courant et génériques ne me choquent pas. La phase de forte rentabilisation du médicament est alors dépassée et, d'ailleurs, les génériques conservent une marge bénéficiaire, si bien que les laboratoires qui ont investi massivement dans la production de génériques ne s'en plaignent pas. Il n'est pas du tout anormal qu'un médicament qu'on utilise depuis 20 ou 30 ans subisse 7, 8, 9 ou 10 baisses de prix. Ce n'est pas une difficulté car, dans leur modèle économique, les laboratoires tiennent compte du fait qu'un médicament va avoir 10 ans d'exploitation lucrative puis une phase de moindre rentabilité mais qu'ils auront pu investir entre-temps dans la R&D pour préparer les médicaments qui vont suivre. Aujourd'hui, le vrai défi réside dans le changement de modèle entre les médicaments, comme les IPP ou les statines, produits à grande échelle, et les médicaments très onéreux produits par thérapie génique pour des cibles plus petites et avec un potentiel de rentabilité moins important. Alain Fischer peut vous parler de ce sujet bien mieux que moi : il met en avant des chiffres qui montrent que l'évolution du financement des médicaments innovants risque vraiment de nous mettre dans le rouge à l'échelle mondiale et dans peu de temps.

Vous avez soulevé une interrogation très pertinente sur le coût de la pénurie et celui-ci est très compliqué à objectiver. Par chance, en France, on ne se pose pas cette question et, en tout cas, ce n'est pas un frein pour agir. Sur ce sujet, le pilotage relève de l'ANSM, qui gère l'interface avec les acteurs en matière de pénurie de médicaments. Dans ce domaine, à mon sens, le paysage des agences est assez clair : l'ANSM fonctionne très bien et qui est dotée de prérogatives adaptées.

La question de l'interministérialité est également une question intéressante : cela revient à se demander si la gestion des médicaments relève du ministère de la Santé ou de Bercy et je réponds « les deux ». Dans mon expérience ministérielle, je me suis bien entendu avec Bercy pour qu'on puisse à la fois demander des baisses de prix sur des vieux médicaments, mettre sur le marché des produits très innovants et, à la demande du président, de la République, d'investir massivement dans l'industrie pharmaceutique du futur à travers France relance et France 2030. On parvient ainsi à un équilibre qu'on retrouve généralement dans le budget de la Sécurité sociale entre les pôles Bercy et Santé. C'est important que ceux qui dépensent et ceux qui doivent trouver les ressources financières soient autour de la table au sein du Gouvernement.

Mme Laurence Cohen. - Permettez-moi d'apporter deux ou trois petits corollaires à vos propos. Quand nous avons visité l'entreprise Seqens, son PDG nous a indiqué que le coût de la relocalisation des 100 produits critiques était peu élevé car les usines sont multi-produits : bien entendu, il faut inclure les frais de modernisation des usines mais cela ne nécessite que des moyens limités. Ma première remarque est donc qu'il faut s'appuyer sur une volonté politique mais aussi sur celle des entreprises.

En deuxième lieu, s'agissant des prix des médicaments, nous avons été choqués d'apprendre que les groupements d'achats hospitaliers comme l'UniHA ou le Resah n'avaient aucun lien avec le CEPS. C'est tout à fait dommageable et je m'interroge sur les raisons de cette absence de collaboration.

Enfin, sur le thème de la reprise en main de la production publique d'une centaine de produits critiques lorsque ceux-ci sont en tension, la feuille de route que vous avez pilotée évoquait la nécessité d'expertiser la mise en place d'une solution publique pour organiser des approvisionnements en cas de pénurie avérée. Avez-vous dressé, dans ce domaine, un bilan qui vous permet de soutenir cette proposition en dehors d'une crise avérée ?

M. Olivier Véran. - Tout d'abord, je m'abstiendrai de tout commentaire sur l'analyse développée par le représentant de Seqens. En revanche, j'étais présent avec Jean Castex à Lyon pour l'ouverture d'une usine Sanofi qui comporte une ligne de fabrication multi-produits en matière de vaccination et cette fluidité, cette flexibilité, fait partie de l'avenir des chaînes de production de médicaments.

Ensuite, je m'interroge sur la nécessité d'établir un lien entre les centrales d'achats groupés et le CEPS car celui-ci a pour mission de déterminer le prix de remboursement du médicament, alors que les centrales achètent les médicaments pour les fournir aux établissements de santé.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Ce sont les mêmes fournisseurs et les mêmes laboratoires qui alimentent en médicaments les hôpitaux ou la médecine de ville ; ils sont donc concernés par le stock global de produits.

M. Olivier Véran. - Les centrales d'achat sont en lien avec la Direction générale de l'offre des soins (DGOS) qui est leur interlocuteur le mieux adapté et le prix des médicaments hospitaliers ne font pas l'objet d'une fixation par le CEPS.

Enfin, l'évaluation de la feuille de route relève désormais du ministre en charge de la Santé et il en va de même pour les perspectives de développement d'une production publique de médicaments.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous vous remercions vivement pour les éléments de réponse que vous avez pu nous apporter.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Laure Lechertier, directrice de l'accès au marché,
des affaires publiques et de la RSE, d'UPSA

(mercredi 3 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons cet après-midi les travaux de notre commission d'enquête par l'audition de Mme Laure Lechertier, directrice de l'accès au marché, des affaires publiques et de la RSE du laboratoire UPSA. Je vous remercie, madame la directrice, de vous être mobilisée.

UPSA constitue un élément historique de l'industrie pharmaceutique française, puisque ce laboratoire a été fondé en 1935. Son ancrage sur un territoire, le Lot-et-Garonne, dont il est le premier employeur privé, fait sa force. Beaucoup de Français le connaissent à travers ses produits phares que sont l'aspirine et le Dafalgan-Efferalgan, forme sèche de paracétamol qui a connu des difficultés d'approvisionnement au cours des mois écoulés. Vous pourrez donc nous dire dans quelle mesure le laboratoire a été confronté à des tensions ou ruptures d'approvisionnement, directement ou du fait d'un accroissement de la demande lié à des tensions observées dans d'autres laboratoires, et comment il y a fait face.

Vous pourrez également nous présenter votre regard sur les mesures mises en oeuvre par le gouvernement pour lutter contre ces pénuries, notamment s'agissant de la constitution de stocks et de la politique de relocalisation de la production de principes actifs et des matières premières des principes actifs. Autrement dit : cet objectif vous paraît-il réaliste, compte tenu de la différence de coût de la main-d'oeuvre et des normes environnementales sans commune mesure entre pays européens et pays asiatiques ? Doit-il nécessairement s'accompagner d'une hausse du prix de certains médicaments ? Je rappelle qu'il y a quelques jours le GEMME a demandé une hausse du prix des médicaments à intérêt thérapeutique majeur (MITM) de moins de cinq euros.

Enfin, compte tenu de votre activité à l'international, dans quelle mesure pensez-vous que la question des pénuries de médicaments peut trouver une réponse au niveau européen ? En tant que producteur, vous paraît-il envisageable, par exemple, d'harmoniser les conditionnements et les notices d'un même médicament ?

Sur l'ensemble de ces sujets, Madame la Directrice, je vous céderai la parole pour un bref propos introductif. Puis Madame Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions. Notre commission d'enquête entend obtenir des réponses étayées à des questions précises.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, Madame la Directrice, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Laure Lechertier prête serment.

Mme Laure Lechertier, directrice de l'accès au marché, des affaires publiques et de la RSE, d'UPSA. - Je vous remercie, Madame la Présidente. UPSA incarne un ancrage territorial et la défense d'un savoir-faire, le « fabriqué en France », tout en rayonnant à l'international. Entreprise de taille intermédiaire (ETI), elle réalise un chiffre d'affaires de 436 millions d'euros. La France constitue son principal marché avec 150 millions de boîtes de médicaments distribuées, contre 100 millions à l'international.

UPSA est fortement ancrée dans le Lot-et-Garonne où se trouvent deux sites de production, Guyenne et Gascogne, ainsi que deux sites de distribution. Nous sommes également présents en Europe du Nord, du Sud, en Europe de l'Est, en Europe centrale et en Afrique. Nous possédons ainsi une véritable conscience du territoire : nous souhaitons grandir avec lui et le faire grandir. Nous nous définissons comme une « entreprise pollinisatrice », puisque nous suscitons un certain nombre d'externalités positives : UPSA emploie directement 1 600 personnes et génère 3 500 emplois indirects.

UPSA doit également assurer la continuité d'accès aux médicaments. La crise du paracétamol de 2022 n'a pas impacté l'entreprise, qui n'a connu aucune rupture d'approvisionnement et a été capable de répondre à la demande des patients adultes. Nous sommes beaucoup moins présents sur le marché à destination des enfants, mais nous avons essayé de pallier ses insuffisances.

Le « fabriqué en France », le maintien des sites industriels sur le territoire, la collaboration avec l'ensemble de l'écosystème territorial constituent nos principaux enjeux en matière d'attractivité. Une industrie performante se doit d'améliorer ses processus technologiques, mais aussi de former et de recruter de nouveaux talents. De plus, UPSA garantit l'autonomie stratégique de la France, comme elle l'a démontré lors de la dernière crise, où elle a été en première ligne mais n'a pas connu de ruptures d'approvisionnement. En effet, l'agilité de notre production est notre grande force : nous pouvons facilement modifier celle-ci en fonction de la demande.

Nous nous approvisionnons principalement aux États-Unis, à hauteur de 65 %, et en Chine. Par ailleurs, les collaborateurs d'UPSA sont très engagés afin de garantir une continuité d'accès des citoyens aux médicaments. Ces efforts ont permis de garantir une continuité d'accès pour des médicaments qui restent essentiels.

En effet, le paracétamol est une molécule ancienne, un « médicament mature », mais ce n'est pas un médicament de seconde zone. L'organisation mondiale de la santé (OMS) le qualifie d'essentiel et la crise de la covid-19 a mis en exergue la vulnérabilité de la production de son principe actif.

Vous aurez compris que le « fabriqué en France » fait partie de notre ADN. À la suite à la crise de la covid, nous nous sommes fortement engagés dans le projet de relocalisation porté par le Président de la République et France Relance. Nous nous sommes engagés aux côtés du chimiste Seqens afin d'oeuvrer à cette relocalisation du principe actif.

En effet, nous produisons nos médicaments à Agen une fois que nous avons reçu le principe actif du paracétamol. Néanmoins, nous pourrions remonter d'un cran dans cette chaîne de valeur afin de gagner en autonomie et en indépendance sanitaire. Ce projet a donc recueilli notre totale adhésion : nous y investissons des moyens extrêmement importants en participant à la mise en service de cette unité et par un engagement sur la production de volumes jusqu'en 2029.

Nous souhaitons sécuriser l'approvisionnement du principe actif en oeuvrant pour la mise en place d'une filière intégrée responsable sur le plan environnemental. Cet élément participe de notre démarche de responsabilité sociétale d'entreprise et constitue une importante réponse à la question de la vulnérabilité des médicaments.

Cette relocalisation des principes actifs en France a pour corollaire une meilleure visibilité sur les prix des médicaments et sur leur stabilité. Dans une logique comptable, les prix des médicaments matures sont réduits au fil des années pour financer l'innovation. Or les molécules matures étant nécessaires, ce raisonnement atteint ces limites. En outre, il a pu conduire à la délocalisation des principes actifs hors de France. Par conséquent, leur relocalisation impactera les coûts de production, sachant que pour les fabricants de médicaments comme UPSA, la production doit rester viable.

Aujourd'hui, UPSA vend ses boîtes de paracétamol 76 centimes, hors taxes. Ce prix-fabriquant ne permet quasiment pas de dégager de marges. Il serait donc déraisonnable de baisser encore le prix de ce médicament. À partir du moment où l'approvisionnement a lieu en France, il serait légitime de répercuter sur le prix-fabriquant le coût d'approvisionnement supplémentaire de cette matière première. Dès lors, nous appelons à une politique de prix juste, stable, et reconnaissant l'importance des médicaments matures. Les médicaments innovants ont bénéficié de politiques facilitatrices, de même que l'ingénierie. La revalorisation du prix des produits matures permettrait d'acter leur nécessité pour les Français.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci beaucoup. Je passe la parole à la rapporteure de notre commission d'enquête, Laurence Cohen.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci Madame Lechertier, pour ce propos clair et synthétique. Si UPSA n'a pas connu de rupture d'approvisionnement, avez-vous été confrontée à une hausse de la demande, compte tenu des tensions ou ruptures d'approvisionnement de certains de vos concurrents ?

Par ailleurs, pourriez-vous approfondir vos propos concernant la sécurisation de vos chaînes d'approvisionnement ? La mobilisation de vos équipes a-t-elle mené à la création de nouveaux emplois afin d'améliorer les conditions de travail ?

De plus, l'existence de short-liners et d'exportateurs parallèles vous pose-t-elle problème ? Dans quelle mesure UPSA est-elle affectée par ce phénomène ?

En outre, les différentes auditions menées ont mis en exergue l'opacité du prix des médicaments. La prise en compte des normes environnementales et sociales dans le prix des médicaments devrait être mieux mesurée. En effet, les délocalisations permettent aux entreprises de bénéficier de normes moins exigeantes. Les entreprises faisant l'effort de relocaliser leur production en France ne doivent pas en être pénalisées. Le service rendu en termes médical, le coût réel de la production et le bénéfice pouvant être tiré de la vente doivent donc être transparents. Cette mesure redonnerait confiance à nos concitoyens. Quel regard portez-vous sur ce sujet de la transparence ?

Concernant la politique de régulation des médicaments, il a beaucoup été question lors des auditions de la clause de sauvegarde, dont la place est de plus en plus importante et dont caractère indifférencié est régulièrement critiqué. Comment pensez-vous pouvoir faire évoluer ce système sans provoquer une explosion incontrôlée des dépenses ?

Enfin, selon vous, quelles conditions permettraient d'instituer une véritable souveraineté sanitaire ? Vous vous investissez dans le projet de relocalisation des principes actifs. Pourriez-vous nous détailler la teneur de votre projet et nous préciser la date à laquelle il sera opérationnel, sachant qu'EuroApi et Seqens se sont également engagés de leur côté ?

Mme Laure Lechertier. - Merci Madame la rapporteure. Pour répondre à votre première question, la triple épidémie de covid-19, de grippe et de bronchiolite a en effet entraîné une augmentation de la demande des patients. En 2022, notre usine d'Agen a produit 350 millions de boîtes de paracétamol, soit une augmentation significative par rapport à 2021. Nous avons réussi à répondre à cette augmentation grâce au travail de nos 1 500 collaborateurs. Nous avons également recruté. UPSA est engagée dans un plan de transformation stratégique. Or notre développement doit servir l'emploi sur le territoire. Néanmoins, comme toutes les entreprises nous faisons face à des difficultés de recrutement. Ainsi, un certain nombre de postes ne sont toujours pas pourvus.

Par ailleurs, UPSA n'est pas du tout concernée ni impactée par la question des short-liners.

Concernant la fixation des prix des médicaments, que vous qualifiez d'opaque, les règles sont indiquées de façon précise dans un accord-cadre entre le Leem et le Comité économique des produits de santé (CEPS). Le prix des produits matures dépend surtout de réflexes comptables en fonction de l'ancienneté de la molécule. Cette logique est délétère dans la mesure où ces médicaments rendent de véritables services médicaux. Le Dafalgan-Efferalgan a toujours sa place dans la stratégie thérapeutique.

Cette logique ne tient pas, surtout si le but est de maintenir des sites de production en France. En effet, les investissements conséquents que nécessitent ces sites se répercutent sur le coût de production. L'approche comptable basée sur l'ancienneté de la molécule discrédite les molécules matures dans la pharmacopée alors qu'elles ont une véritable valeur sanitaire.

La tarification devrait prendre en compte d'autres critères tels que l'empreinte territoriale que le Sénat avait voté dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2022. Néanmoins, la mise en oeuvre de cette excellente disposition s'est révélée longue et difficile. Lorsque le président du Sénat a visité l'un de nos sites à l'automne dernier, nous lui avons fait part de ces difficultés. Heureusement, l'empreinte territoriale sera finalement prise en compte cette année dans la tarification, même si les critères ne sont pas encore connus.

La question de la responsabilité sociétale d'entreprise nous est par ailleurs très chère. L'effort environnemental d'une entreprise devrait également être pris en compte dans le prix de vente du médicament. UPSA a ainsi mis en place un Pacte durable comprenant un plan de décarbonation visant la neutralité carbone de notre site à l'horizon 2027, mais aussi des engagements de recyclage et d'écoconception. La prise en compte de ces efforts dans le prix de vente du médicament participerait d'un cercle vertueux et entretiendrait le développement de l'entreprise.

Au contraire, la clause de sauvegarde constitue selon nous une fiscalité confiscatoire. En effet, nos produits à base de paracétamol entrant dans la catégorie des médicaments matures, ils ne sont pas directement responsables du dépassement du montant voté annuellement par le Parlement concernant les dépenses en matière de médicaments remboursables. Toutefois, nous sommes impactés par la mutualisation et le reversement de ce dépassement. Les produits matures sont ainsi pénalisés par ce mécanisme de sauvegarde. Or cette pénalité a été multipliée par dix en très peu de temps.

Dans une logique de souveraineté territoriale et de développement de l'outil industriel sur un territoire donné, la clause de sauvegarde pourrait ne pas seulement s'appuyer sur le chiffre d'affaires de l'entreprise ou sur sa croissance et intégrer l'existence d'une production locale. Ce changement permettrait d'exonérer les entreprises d'une partie de la clause de sauvegarde et de servir les intérêts politiques de reconquête industrielle et de souveraineté sanitaire. Cette proposition-là a été discutée l'année dernière dans le cadre de l'examen du PLFSS de 2023. Nous devrions tous être égaux devant l'impôt. Or cet impôt mutualisé ne prend pas en compte les tendances inhérentes à chaque laboratoire.

De plus, la relocalisation nous semble constituer un facteur décisif de l'autonomie stratégique.

Voilà pourquoi nous souhaitons privilégier les circuits courts, dans une logique de développement durable. Or ce projet de relocalisation nous permet de concevoir une filière intégrée respectant l'environnement. Nous avons engagé beaucoup de moyens en ce sens.

Cependant, la relocalisation est un projet de long terme. Le premier paracétamol français sera produit en 2025 alors que le projet date de 2021. Le projet comprend d'abord la réhabilitation des installations puis la requalification du principe actif. Néanmoins, avec des moyens et des acteurs engagés, nous pouvons collectivement le mener à bien.

Mme Corinne Imbert. - Merci Madame pour vos éclairages. D'abord, la production du paracétamol était-elle historiquement située dans les usines d'UPSA avant d'être délocalisée ou avez-vous toujours acheté le principe actif à l'étranger ?

Vous avez évoqué le prix hors taxes d'une boîte de paracétamol, mais quel est son prix de revient ? Est-il le même pour une boîte de gélules, de comprimés secs ou effervescents ? En effet, historiquement, UPSA était reconnue pour la qualité de ses médicaments effervescents. Selon vous, le prix de remboursement devrait-il mieux prendre en compte la forme galénique du médicament ? Est-il normal que le remboursement par l'assurance-maladie soit identique, quelle qu'elle soit ?

Par ailleurs, comment avez-vous vécu le contingentement qui vous a été imposé ? Vous avez en effet indiqué ne pas avoir connu de ruptures d'approvisionnement. Cependant, il vous a été imposé le même contingentement que votre principal concurrent, que nous avons déjà auditionné.

Mme Laurence Harribey. - Vous avez insisté sur l'ancrage territorial d'UPSA. Avez-vous obtenu des financements publics pour soutenir cette territorialisation ? Faut-il tenir compte de cette particularité dans le prix du médicament ou plus généralement dans son modèle économique ?

Mme Laurence Muller-Bronn. - Merci Madame pour vos explications. Vous avez indiqué prendre part à l'investissement public de relocalisation. Quel est son montant et quelle part votre entreprise prend-elle dans cet investissement ? De plus, vous parlez de circuits courts, de relocalisation et d'emplois, cependant, votre branche est très concurrentielle. Dans ce cadre, la relocalisation permettra-t-elle de garantir le nombre de ventes d'UPSA, compte tenu de sa taille relativement réduite comparée aux « Big Pharma » ? En outre, pratiquez-vous, comme eux, une activité de lobbying à Bruxelles et pourriez-vous nous la détailler ?

M. Jean-Pierre Moga. - J'ai passé une nuit sur un des sites d'UPSA pour comprendre comment fonctionnait votre entreprise. Vos salariés travaillent le dimanche, ce qui engendre un surcoût de fonctionnement. De plus, le management du personnel semble supérieur à la moyenne, les travailleurs de nuit bénéficiant par exemple de repas confectionnés par un cuisinier. Ces pratiques ont un coût. Or la somme que vous touchez pour une boîte de paracétamol reste fixe, quelques soient les conditions de travail des salariés. Pourriez-vous nous préciser quels sont vos coûts de production ? Vos actionnaires ont-ils accepté une réduction de leurs bénéfices ?

Par ailleurs, UPSA a beaucoup communiqué durant la crise de la covid. Était-ce une volonté de votre part ou une conséquence des demandes médiatiques ?

Enfin, vous produisez 2 à 3 % de certains médicaments présents sur le marché. Or, vous avez multiplié par deux votre production. Pensez-vous qu'au niveau national, l'État devrait veiller à une meilleure répartition des volumes de production entre les différentes entreprises locales ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - En-dehors des sirops dont le mode de fabrication est différent, quels éléments justifient la rareté des formes pédiatriques ? La demande est-elle moindre ?

En outre, la chaîne de valeurs de la fabrication d'un médicament va de la chimie, en amont du principe actif, jusqu'au conditionnement secondaire. Lorsque vous évoquez la relocalisation, est-il question de la chimie ? Nous avons l'impression que la France maîtrise les techniques de façonnage et de conditionnement, et que la chimie constitue le point faible de la production sur son territoire.

Enfin, un certain nombre de matières premières et de molécules ne peuvent pas être fabriquées sur le sol français, pour des raisons d'extraction par exemple. Comment cette carence peut-elle être palliée ?

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - La commission d'enquête ne pense pas que toutes les activités devraient être relocalisées en France. En effet, une coordination doit avoir lieu au niveau européen. Par ailleurs, je rectifie mon propos précédent : le paracétamol n'est pas produit par EuroApi, mais par Seqens.

Mme Laure Lechertier. - UPSA existe depuis 87 ans. Son histoire a commencé à Agen, puis elle s'est internationalisée. Nous n'avons jamais produit de paracétamol sur nos sites industriels : la fabrication de principes actifs relève de la chimie. Nous ne pouvons pas internaliser ce métier puisque nous sommes une entreprise pharmaceutique. Nous nous approvisionnions chez Rhodia, qui a quitté la France en 2008 à cause de la politique de prix décidée à l'époque.

Notre prix de fabrication hors taxes s'élève à 76 centimes, alors que le paracétamol est vendu en officine 2,18 euros. À ces 76 centimes s'ajoutent ainsi la marge du grossiste, celle du pharmacien, la TVA et les honoraires de dispensation du pharmacien rémunérant l'acte pharmaceutique.

Notre prix de revient est calculé en fonction du coût des matières premières, des matériaux de conditionnement et des coûts de conversion. Ces derniers comprennent la main d'oeuvre, la dépréciation de nos installations et le fonctionnement de nos infrastructures. Aujourd'hui, nos produits n'atteignent pas un seuil de rentabilité très élevé. Celui de la pédiatrie est même négatif.

Concernant le contingentement, nous avons prôné un dialogue très ouvert avec l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et les cabinets ministériels. Je conviens que nous avons rencontré un vrai problème concernant les médicaments destinés aux enfants. Nous avons beaucoup communiqué auprès de l'ANSM sur l'état de nos stocks en officine et dans nos usines pour montrer que nous avions la possibilité de répondre à la demande, du moins concernant les formes médicamenteuses adultes. Néanmoins, nous nous sommes conformés à ses décisions qui relèvent de la protection de la santé publique.

De plus, nous ne pouvions pallier les insuffisances du marché concernant les formes pédiatriques, puisque nous n'en produisions que 5 % environ. Cependant, nous avons doublé notre capacité de production et avons proposé à l'ANSM de réorienter une partie des doses destinées à l'exportation vers le marché français. Un million de doses ont ainsi été réorientées. Ce geste était responsable et privilégiait l'intérêt général à celui d'UPSA. En effet, les ventes de solutions pédiatriques en France sont déficitaires, tandis qu'elles sont rentables à l'étranger. Ce travail a été rendu possible par l'accord donné par l'ANSM, puisque la production pour l'étranger comporte des spécificités.

Concernant l'ancrage territorial, des financements publics ont été mis en place pour aider à la modernisation des outils industriels ou à leur décarbonation dans le cadre de France 2030. Nous n'en bénéficions pas encore, mais ils permettent d'inciter au maintien de sites industriels sur le territoire. Ces dispositifs sont extrêmement importants. Nous souhaitons continuer à développer notre outil industriel afin de créer des emplois sur le territoire.

Le montant de notre investissement dans le projet de relocation avec le chimiste Seqens s'inscrit dans le cadre de France Relance. Compte tenu des différentes parties prenantes, il m'est difficile de vous détailler notre investissement, mais il est tout à fait significatif. Il contribue à la réinstallation de cette chaîne de production et nous permet de nous engager sur des volumes. Cet engagement permettra de produire du paracétamol français d'ici 2025.

UPSA est une ETI, ce qui constitue une singularité. Notre credo consiste à placer l'humain au centre de nos collaborations. À notre sens, le bien-être de nos collaborateurs est une condition de la réussite et permet d'obtenir de bonnes performances. Durant la crise, plus de 350 millions de boîtes ont ainsi été produites sur nos deux sites. De plus, nous nous différencions par le fait que la quasi-totalité de nos produits sont fabriqués en France et par nos ambitions en matière de développement durable. Nos objectifs chiffrés nous orientent vers une certification « B Corp ». Il nous faut ensuite convaincre qu'UPSA produit des externalités très positives pour le pays et que nous pouvons rayonner à l'international.

Les coûts de production ont cependant tendance à augmenter : la très forte inflation de ces deux dernières années s'est reportée sur nos coûts de production, qui ont bondi de 36 % sur le paracétamol, de 20 % sur les plastiques et de 19 % sur les cartons. Nos prix étant régulés, nous n'avons pas pu répercuter cette augmentation. Cette situation pose la question de la régulation. Comment faire pour que certaines entreprises puissent bénéficier, même de manière transitoire, d'une augmentation de leurs prix de vente afin d'absorber l'inflation ?

Madame Imbert, concernant la différenciation de tarification entre les différentes formes galéniques, l'effervescence demande l'utilisation d'excipients plus onéreux que d'autres formes. Nous serions donc favorables à une adaptation des prix en fonction de la forme galénique et de la plus-value qu'elle apporte. En effet, l'effervescence a une rapidité d'action importante et cliniquement démontrée.

Concernant la question de Monsieur Moga, le bien-être de nos collaborateurs est l'une de nos priorités stratégiques. Par ailleurs, la communication d'UPSA a été assez intensive durant la crise. Nous étions certes beaucoup sollicités par les médias, mais nous avons également été proactifs, en publiant notamment deux communiqués. Ces derniers visaient à rassurer les Français qui craignaient des problèmes d'approvisionnement, afin d'éviter des stockages inutiles de médicaments. De plus, nous avons également communiqué en Suisse et en Belgique pour indiquer qu'aucune rupture d'approvisionnement n'aurait lieu. L'accès continu des patients à nos médicaments constitue notre mission première. UPSA souhaitait se montrer transparente, humaine et honnête dans son discours. De même, nous avons été très transparents concernant la pédiatrie, en indiquant que nous ne pourrions pas pallier les insuffisances du marché, puisque nous disposons seulement d'une ligne de production. Nous avons fourni tous les efforts possibles en collaboration avec les autorités de santé.

Concernant l'ampleur de la relocalisation, le plus important me semble de maintenir les sites industriels fabriquant des médicaments sur le sol français. Nous avons démontré que notre site a une capacité de production stratégique pour le pays. Je souscris à votre propos : il n'est pas possible de relocaliser l'entièreté de la filière chimique compte tenu du nombre de molécules. Néanmoins, il faut identifier les médicaments ayant un intérêt industriel et sanitaire majeur pour définir des priorités et imaginer des solutions de relocalisation. Il est nécessaire d'innover en chimie en encourageant de nouveaux modes de production des principes actifs, par exemple à partir d'autres composants.

Mme Corinne Imbert. - J'ai compris que vous avez bien travaillé avec l'ANSM. Néanmoins, est-il normal qu'un contingentement soit imposé à un laboratoire qui ne connaît pas de rupture d'approvisionnement ? Par ailleurs, vous avez indiqué que la clause de sauvegarde a été multipliée par dix. J'aimerais savoir en combien de temps. Par ailleurs, quelle est, en volume et en pourcentage, votre part de marché en France et dans l'Union européenne hors France ? Comment vos ventes ont-elles évolué depuis l'instauration de la clause de sauvegarde ? Pour résumer, cette fiscalité pénalise-t-elle l'approvisionnement du marché français ?

Mme Émilienne Poumirol. - Menez-vous des recherches en chimie ou comptez-vous sur votre accord avec Seqens pour développer de nouveaux éléments ?

Mme Laurence Muller-Bronn. - Je ne crois pas avoir obtenu de réponses concernant ma question sur votre présence au sein des lobbies européens. Pourriez-vous également nous communiquer vos chiffres d'affaires par produit et par pays ?

Mme Laure Lechertier. - Je comprends tout à fait votre question concernant le contingentement. Néanmoins, nous sommes une entreprise responsable et n'avons pas à commenter les décisions publiques de santé auxquelles nous nous conformons. La clause de sauvegarde a été multipliée par dix entre 2020 et 2022.

Ce mécanisme très particulier existe depuis 1999, mais il n'avait pas été déclenché jusqu'ici. Compte tenu de la croissance du marché et du développement des médicaments innovants, l'enveloppe de 24,5 milliards votée par le Parlement au titre de la dépense de médicaments s'est révélée insuffisante. Par conséquent, la mutualisation prévue par la clause a été engagée.

Il faudrait en réalité revoir le montant voté annuellement par le Parlement pour les dépenses de médicaments afin d'y intégrer la formidable dynamique de l'innovation et ne pas pénaliser l'ensemble des laboratoires.

Par ailleurs, notre activité est centrée sur le médicament et non sur la chimie : nous n'effectuons donc aucune recherche en la matière. Néanmoins, nous encourageons nos fournisseurs de principes actifs à innover et à envisager de meilleurs processus de production en matière environnementale.

Par ailleurs, je vous communiquerai les chiffres demandés, dont voici les principaux. Nous réalisons 436 millions d'euros de chiffre d'affaires. 43 % des volumes produits sont destinés à l'export pour un chiffre d'affaires de 210 millions environ. L'export est très important pour le modèle économique d'UPSA.

Concernant nos relations avec l'Union européenne, UPSA mène une politique de présence et de co-construction : nous travaillons avec l'ensemble de l'écosystème institutionnel et politique. Nous sommes tout à fait transparents et communiquons sur nos engagements afin de prouver qu'ils sont tenus. Nous travaillons avec l'ensemble des parties prenantes, que ce soit à l'échelle départementale, nationale ou européenne. Nous cherchons donc à donner de la visibilité à nos actions tout en restant une ETI.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vos propos ont suscité beaucoup de questions de notre part, notamment concernant la clause de sauvegarde sur laquelle nous poursuivrons nos investigations. La question du dépassement de l'enveloppe prévue dans le cadre du PLFSS en fonction des produits innovant qui arrivent sur le marché est aussi extrêmement importante. Les médicaments matures sont particulièrement touchés par les pénuries alors que les services qu'ils rendent sont incontestables.

Mme Laure Lechertier. - Je précise que notre engagement dans le projet de relocalisation s'accompagne en contrepartie d'un moratoire sur les prix des médicaments. En 2019, une baisse de prix sur le Dafalgan-Efferalgan et des médicaments concurrents était en effet envisagée. La crise de la covid révélant les vulnérabilités que nous connaissons désormais, le prix a été gelé jusqu'à fin 2024. Néanmoins, afin de bénéficier de conditions économiques viables, nous devons réfléchir à une stabilisation des prix au-delà de cette date, voire à des hausses sur certains médicaments comme le paracétamol. Ce moratoire en échange d'une participation à un projet de reconquête industrielle constitue cependant une véritable avancée que je salue.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci beaucoup Madame.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Marc Botenga,
député européen

(mercredi 3 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, notre commission d'enquête entend aujourd'hui M. Marc Botenga, député européen.

Depuis la crise sanitaire de la covid-19, la politique conduite par l'Union européenne en matière de santé a connu une petite révolution. Des actions inédites ont été entreprises, comme l'achat en commun de vaccins et d'équipements sanitaires. Des acteurs européens se sont vu octroyer de nouvelles missions, comme l'Agence européenne des médicaments (European medicines agency - EMA), désormais chargée de la surveillance et de la prévention des pénuries de médicaments. De nouvelles structures ont été créées, comme l'Health Emergency preparedness and Response Authority (HERA), chargée de la gestion des crises sanitaires.

Mais la crise sanitaire a aussi soulevé de nouvelles interrogations, voire des craintes, quant à l'action de l'Union européenne. Faut-il promouvoir davantage de coordination entre États membres en matière de santé, voire renforcer la réglementation européenne pour encadrer davantage les politiques nationales, par exemple en matière de stocks ou de prix ? Faut-il renforcer la transparence des décisions prises au niveau européen, par exemple concernant les achats groupés de médicaments et de vaccins ?

Monsieur Marc Botenga, vous vous êtes beaucoup mobilisé au sein du Parlement européen sur ces sujets d'approvisionnement en produits de santé. Alors que l'action de l'Union européenne pour lutter contre les pénuries sera appelée à se renforcer au cours des prochaines années, il nous est apparu intéressant de recueillir votre point de vue sur les priorités et les obstacles de l'action communautaire.

En particulier, nous étions à Bruxelles lorsque la Commission a annoncé un nouveau report de la présentation du nouveau paquet pharmaceutique européen, très attendu, qui a finalement été dévoilé la semaine passée. Nous souhaiterions obtenir votre analyse sur les propositions formulées. Sont-elles pertinentes et suffisantes ? Anticipez-vous des négociations serrées, notamment avec les industriels ? Donnent-elles un rôle suffisant aux pouvoirs publics pour pouvoir réellement limiter la fréquence et l'impact des pénuries de médicaments ?

Pour cette audition d'une durée d'environ une heure et demie, nous vous laissons tout d'abord la parole pour un propos général d'une dizaine de minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera des questions plus précises.

Je vous indique que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Monsieur Botenga, vous avez la parole.

M. Marc Botenga, député européen. - Je vous remercie pour cette invitation. C'est un honneur de pouvoir contribuer à vos travaux.

La Commission européenne a en effet proposé les grandes lignes de la réforme de la stratégie pharmaceutique européenne. Je salue certaines des mesures, mais je me montrerai plus critique sur certains points.

Durant la période de la covid, les problèmes de transparence concernant les chaînes de production et d'approvisionnement de médicaments nous ont placés dans une position difficile. En effet, nous ne savions pas quels médicaments étaient produits, à quelle date ni quand ou à qui ils étaient vendus, ce qui empêchait de connaître la localisation des pénuries ou les éventuels retards de production. Une entreprise pouvait très bien décider de livrer ses médicaments à un autre pays en fonction du prix qu'il était prêt à payer.

Une des premières étapes à franchir consiste ainsi à imposer une transparence concernant les capacités productives et les médicaments produits au sein de l'Union européenne (UE). Cette mesure aurait forcé les chefs d'entreprise à fournir des explications concernant les retards de livraisons de vaccins durant la période de la covid. La stratégie de la Commission va dans ce sens.

De plus, celle-ci propose d'imposer une mise sur le marché généralisée au niveau européen dans les deux ans suivant l'arrivée d'un produit pharmaceutique. Cette mesure est importante. Néanmoins, il s'agit seulement de propositions de la Commission, dont la concrétisation demandera l'accord des États et du Parlement européen.

La mise sur le marché des médicaments devrait selon moi être soumise à conditions et permettre la fourniture de l'ensemble du marché européen. Durant la période de la covid, certains États membres risquaient d'avoir un moindre accès aux vaccins que les autres. Ce risque s'est concrétisé au début de la pandémie lorsque certains pays disposant d'une grande capacité financière ont formé une alliance afin d'acheter conjointement des vaccins au détriment d'autres pays.

Néanmoins, la proposition de la Commission européenne me semble plus limitée concernant la relocalisation de la production sur le continent européen. Malgré les suggestions de différents rapports du Parlement européen, la Commission n'a pas voulu assumer la direction de la politique de recherche et développement européenne. En effet, celle-ci repose actuellement beaucoup sur des partenariats public-privé dans lesquels subsiste un important décalage entre les entreprises favorisant les médicaments à haute rentabilité et les États souhaitant que la recherche porte également sur d'autres types de médicaments. Ce problème s'est posé notamment dans le cadre de l'Initiative pour des médicaments innovants (IMI), comme l'a souligné le Parlement européen. Je crains que la position de la Commission européenne ne change pas la donne.

Par ailleurs, concernant la capacité de production sur le territoire européen, la proposition de la Commission manque d'ambition, même si certaines garanties sont demandées aux entreprises. Il faudrait développer une infrastructure publique afin de garantir une production suffisante des médicaments stratégiques ou de ceux dont l'industrie privée ne garantit pas la production. La liste des médicaments pourra faire l'objet de discussions : elle pourrait se baser sur la liste des médicaments stratégiques de l'OMS. La capacité de production de ces médicaments sur le continent européen serait ainsi garantie.

Cette structure devrait être publique ou du moins ne pas réaliser de profits, comme l'a demandé le Parlement européen dans un rapport de 2021 sur la pénurie de médicaments. Par ailleurs, deux études du service du Parlement ont recommandé cette mesure. Cependant, la Commission européenne ne franchit pas ce pas. L'HERA ne répond pas actuellement à ce besoin : nous avions demandé que cette autorité soit très ambitieuse, sur le modèle de la Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA) américaine. Néanmoins, en l'état actuel, il s'agit plutôt d'un sous-directorat de la Commission européenne, peu ambitieux et incapable de répondre aux besoins identifiés pendant la pandémie. Or, aujourd'hui, les pénuries concernent des médicaments de première nécessité.

La proposition de la Commission européenne est également décevante sur le sujet des principes actifs. Il s'agit de savoir à quel point il est possible de relocaliser leur production afin de moins dépendre de leur commerce. L'Union européenne aurait intérêt à fédérer une série de politiques qui ont isolé les États membres dans de petits projets et un travail en silo, afin de produire une recherche collaborative basée sur un modèle de sciences ouvertes. Chaque État pourrait ainsi apporter ses qualités au niveau européen. Certains projets européens construits de cette manière, comme l'Agence spatiale européenne, ont été des succès.

J'ai tenté de dresser un panorama critique des grandes lignes de la politique de la Commission européenne.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie et donne immédiatement la parole à notre rapporteure, Laurence Cohen.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci Monsieur Botenga pour ce propos liminaire. La présentation du paquet pharmaceutique a en effet accusé beaucoup de retard, au point que nous nous demandions si elle interviendrait avant ou après les élections européennes.

Parmi les mesures proposées, la réduction de la protection des données de huit à six ans vous paraît-elle problématique ? Est-il nécessaire de limiter les barrières concurrentielles pour simuler l'innovation ? De cette question découle celle de la durée des brevets pharmaceutiques, ceux-ci ayant été considérés durant la pandémie comme un frein à l'accession de tous les pays au vaccin.

Par ailleurs, vous avez présenté le manque de transparence comme un facteur déterminant. Néanmoins, quelle mesure préconiseriez-vous en la matière ? Vous avez en effet déploré pendant la pandémie le manque de transparence des processus d'achats groupés au niveau européen, en poussant la Commission européenne à publier les contrats d'achats de vaccins. Pourriez-vous nous donner plus d'informations sur ce sujet ?

En outre, la définition des tarifs de remboursement des médicaments reste largement aux mains des États membres. Or, en France, beaucoup se plaignent du prix à leurs yeux trop bas des médicaments matures. Plusieurs des personnes que nous avons entendues ont estimé que, durant l'examen du PLFSS, l'enveloppe destinée aux médicaments sert de variable d'ajustement pour réaliser des économies. Le prix des médicaments matures est tiré vers le bas pour faire face au coût exorbitant des médicaments innovants. Comment pourrions-nous tendre vers une harmonisation des prix au niveau européen afin d'éviter la surenchère entre les différents États membres observée durant la pandémie ?

De plus, considérez-vous les compétences de l'EMA en termes de prévention et de surveillance de l'approvisionnement en médicaments comme satisfaisantes ? Nous avons eu l'impression que l'ambition et la volonté étaient présentes, mais que les moyens alloués n'étaient pas au rendez-vous. Partagez-vous cette analyse ?

Par ailleurs, au cours des précédentes auditions, les projets importants d'intérêt européen commun (Piiec) n'ont pas suscité d'engouement particulier. Quelles en sont les raisons selon vous ? Ces dispositifs sont-ils suffisamment valorisés ? Comment pourraient-ils devenir des outils efficaces sur le plan européen ?

Vous considérez également que les aides publiques destinées à la production et à l'innovation pharmaceutique manquent d'efficacité au regard des objectifs d'intérêt général. Durant la pandémie, vous avez expliqué à juste titre que le contribuable européen allait « payer trois fois pour le même vaccin ». Vous avez ajouté : « On est en train de se prosterner devant les industries pharmaceutiques ». Ce jugement est assez dur. Pourriez-vous préciser votre analyse des aides publiques ?

Enfin, que penseriez-vous de nous concentrer au niveau européen sur une liste plus courte de produits « critiques », et non sur les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur ? Cette liste comporterait 100 à 150 produits, pour lesquels la production au niveau européen serait publique, afin de répondre aux tensions et aux pénuries.

M. Marc Botenga. - Je vous remercie pour ces questions auxquelles j'essaierai de répondre dans l'ordre.

D'abord, la proposition de la Commission européenne concernant les droits de propriété intellectuelle est un peu plus nuancée que ce que vous avez évoqué. La protection réglementaire durerait huit ans, dont six ans de protection des données et deux ans d'exclusivité de mise sur le marché. Si l'entreprise respecte les conditions de mise sur le marché sur l'ensemble du territoire européen, la protection peut durer jusqu'à douze ans.

Ce mécanisme entraîne donc une flexibilisation du régime de protection. Celui-ci peut cependant rester très étendu. Six mois de protection supplémentaires sont prévus si le médicament répond à un besoin médical non satisfait, auxquels s'ajoutent encore six mois si des essais cliniques comparatifs sont réalisés. Les deux ans d'exclusivité de mise sur le marché permettraient d'encourager l'accès au médicament partout en Europe. La Commission estime que cette mesure augmentera de 15 % l'accès au médicament, touchant environ 70 millions de personnes.

Cependant, je porte un regard assez critique sur ces mesures. Le modèle actuel des droits de propriété intellectuelle dans le secteur de la santé constitue une innovation relativement récente. Vous connaissez les accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), qui ont été récemment réformés. Néanmoins, avant les années 1970, en Italie par exemple, il n'allait pas de soi de donner l'exclusivité des droits sur un médicament à une entreprise en particulier. Un arrêt célèbre de la Cour constitutionnelle italienne a depuis rendu possible cette exclusivité.

Au niveau européen, le retour sur investissement des fonds de recherche attribués à l'industrie pharmaceutique a progressivement diminué. Autrement dit, pour le même euro investi dans la recherche, nous obtenons beaucoup moins de résultats que dans les années 1950. Nous sommes confrontés à une crise de l'innovation. Ce constat est partagé par la communauté académique et dans de nombreuses institutions internationales.

En réalité, nous créons des silos de données et des monopoles. Ce système n'incite pas forcément les entreprises à améliorer leurs produits au maximum. En effet, un petit changement dans leur confection peut garantir un nouveau monopole.

Je souhaiterais donc faire le choix de la science ouverte : beaucoup d'institutions académiques fonctionnent sur ce modèle, dans la recherche fondamentale notamment. En effet, ce modèle permet une recherche collaborative. L'OMS a ainsi proposé, au moment de la pandémie, la mise en place du Covid-19 Technology Access Pool (C-TAP) pour réunir les chercheurs et limiter les monopoles privés. Pour encourager la recherche et l'innovation, il faudrait octroyer les droits monopolistiques avec plus de prudence.

Les tenants de ces droits objectent souvent qu'ils encouragent les entreprises à investir dans la recherche et le développement. Néanmoins, il faudrait avant tout savoir quel pourcentage d'argent public ou privé est effectivement utilisé à ces fins. Les investissements et l'utilisation des fonds publics par ces entreprises restent trop peu transparents. Il faut donc imposer la transparence aux entreprises privées. De plus, la fabrication publique des médicaments permet d'avoir une meilleure vision des coûts de recherche ou de production.

Une étude présentée au Parlement européen indiquait qu'au total, pour les vaccins contre la covid-19, les autorités américaines, européennes et certaines institutions internationales ont investi 31 milliards de dollars, à la fois dans la recherche et le développement et pour l'achat du vaccin. Néanmoins, les dépenses déclarées par les entreprises atteignent seulement 16 milliards. Ces chiffres suggèrent qu'une partie des 31 milliards a été utilisée à des fins autres que le développement et la production d'un vaccin. Cette étude a été évoquée lors de la commission d'enquête Covid, car elle pose la question fondamentale de l'utilisation des fonds publics au sein des entreprises.

Je suis favorable à plus de flexibilité afin de favoriser la recherche ouverte, tout en imposant une transparence aux entreprises afin d'obtenir des données claires et sortir d'un jeu improductif de déclarations contradictoires. Sur le fond, nous avons besoin de plus de sources ouvertes. Ce but peut être atteint à travers des licences non exclusives, par exemple, mais différents modèles existent. Les unités de recherche ne souhaitent pas, en effet, que leurs inventions soient directement accaparées par les entreprises privées.

Nous devons, au-delà de ce que souhaite la Commission, exiger une transparence totale des entreprises ayant reçu des fonds publics. La transparence des contrats est un enjeu de santé publique. En effet, le manque de transparence renforce la peur des vaccins ou de la politique pharmaceutique. La médiatrice européenne a ainsi critiqué l'échange de messages WhatsApp entre la Présidente de la Commission européenne et le président-directeur général d'une entreprise pharmaceutique, parlant de « mauvaise administration ».

Il est possible d'imposer la transparence, mais l'HERA a choisi de négocier les contrats en vase clos. Même le Parlement européen n'a pas eu de droit de regard, en bénéficiant seulement d'un statut d'observateur purement formel. Il a été exclu de ce mécanisme incorporé à la Commission européenne et géré avec la même opacité qu'auparavant.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Quel lien faites-vous entre ces sujets et la pénurie de médicaments ?

M. Marc Botenga. - Le lien entre transparence et pénurie me semble primordial. La transparence permet de prévoir les pénuries en identifiant, par exemple, les goulots d'étranglement, ou encore d'effectuer un suivi des contrats. Les États ont disposé à un moment d'un droit de regard sur les contrats vaccinaux : ce mécanisme doit être généralisé. La transparence doit également concerner la capacité productive réelle et l'exportation.

De plus, il faut tout faire pour limiter le prix des médicaments. Quand le financement est public, nous pouvons imposer des conditions d'accessibilité, comme dans le cadre d'un marché public. Ensuite, je partage votre analyse concernant le jeu entre médicaments innovants et médicaments matures. Le prix des médicaments innovants ayant bénéficié de la recherche ou de financements publics ne doit pas être fixé aléatoirement par les entreprises. En Belgique, pour sauver la vie d'un enfant, il a fallu mettre en place un financement populaire parce que le prix du médicament nécessaire était prohibitif.

Même si je ne connais pas la situation de la France, des outils sont à disposition des États comme la licence obligatoire ou « licence d'office ». La Commission européenne propose de développer une licence d'office au niveau européen. Cependant, cette piste ne doit pas affaiblir les États : ceux qui ont choisi d'ajouter cet outil à leur arsenal législatif doivent pouvoir l'utiliser.

Par ailleurs, je partage votre constat sur l'EMA : en effet, ses moyens sont insuffisants même si ses ambitions sont louables. La majorité des fonds qu'elle perçoit provient aujourd'hui d'acteurs privés. L'agence offre des services à des acteurs souhaitant mettre sur le marché certains médicaments. Je pense qu'un équilibre doit être trouvé : nous devons oser remettre les fonds publics dans l'EMA tout en exigeant une transparence. Malheureusement, ces débats sont plus prégnants aux États-Unis qu'en Europe.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La pénurie de médicaments fait partie du portefeuille de l'EMA, et un plan de charge a été présenté. Cette institution a-t-elle les moyens de le mettre en oeuvre ? Ses objectifs comprennent en effet une cartographie, la liste des médicaments essentiels, et toute une série d'éléments essentiels.

M. Marc Botenga. - Pour l'instant, la réponse est non. Le cahier des charges élargissant les compétences de l'EMA est sans doute une bonne chose. Néanmoins, il aurait aussi été possible de créer une agence indépendante sur le modèle de la BARDA. Dès lors que la compétence a été attribuée à l'EMA, il faut lui donner les moyens d'accomplir ses missions. Nous nous sommes rendu compte des limites d'information dont disposaient les autorités publiques : une entreprise britannique a ainsi été convoquée à Bruxelles afin d'obtenir des informations sur sa capacité de production. Nous sommes confrontés à un défaut d'informations. D'après ce que j'ai entendu, l'EMA elle-même considère ses moyens comme insuffisants.

Par ailleurs, je pense que le Piiec peut avoir du sens. Il y a un an, un projet porté par seize pays européens avait été lancé en vue de créer un Piiec européen sur la santé. La France en faisait probablement partie. Néanmoins, il faut faire attention à ce que ce projet soit commandé par des objectifs de santé publique. Trop souvent, les projets européens sont financés en fonction d'un projet préexistant. Ainsi, tout un lobbying se met en place concernant ce qu'est un Piiec, menant à un marchandage entre différents groupes de pays. Il nous faut garantir que ces projets soient menés en fonction des besoins de santé publique, sans tomber dans une logique de privatisation.

Concernant l'efficacité des aides publiques, certaines entreprises reçoivent des aides publiques, mais continuent de licencier des chercheurs. Or, l'Europe a besoin d'eux, dans la recherche fondamentale comme dans la recherche appliquée. Dans un secteur aussi stratégique, il est nécessaire d'imposer la production de recherches, mais aussi le maintien de l'emploi par les entreprises. Pour être franc, j'ai été abasourdi par le licenciement de chercheurs par des entreprises recevant des fonds publics. En effet, nous disposons en Europe d'un savoir-faire qui doit être garanti par les fonds publics.

Concernant la dernière question, je veux être pragmatique. Par le passé, la production publique n'était pas fixée selon des logiques de profits, peu importe le modèle utilisé. Nous devons obtenir une garantie sur un certain nombre de médicaments. Les instituts publics du vaccin existaient encore jusque récemment aux Pays-Bas ou au Danemark. L'Espagne mène actuellement des expériences pour en créer. L'important est de commencer à agir, même avec une liste de 100 ou 150 médicaments. Néanmoins, l'UE ne doit pas seulement produire des médicaments considérés comme non rentables par les entreprises privées. En effet, les entreprises financées par des fonds publics fonctionneraient alors à perte dès le départ. Il faudra trouver un équilibre entre le besoin de financement et le nécessaire revenu des entreprises.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci pour tous ces éléments. La liste des produits dits « critiques » regroupe les médicaments dont nous sommes extrêmement dépendants, à cause de monopoles ou de surconsommation durant les périodes épidémiques récentes. Par définition, ces médicaments peuvent mettre en difficulté la santé publique durant des périodes circonscrites. Ainsi, la liste est forcément limitative.

Par ailleurs, l'idée du pôle public permettrait également d'obliger les laboratoires à fournir des quantités importantes de médicaments en période de pénurie. Ce programme pourrait-il être mis en oeuvre au niveau européen ? Les pénuries d'amoxicilline ou de paracétamol en période d'épidémies conduisent à des situations sanitaires graves. L'Europe a un poids suffisant en termes de marché pour demander des obligations contractuelles aux entreprises : l'autorisation du médicament serait soumise à une obligation de production de la part de l'entreprise en cas de pénurie.

M. Marc Botenga. - Ce système a en effet du sens au niveau européen, mais il peut aussi en avoir au niveau national. De plus, la liste des médicaments essentiels de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) est beaucoup plus longue, même si les États sont encouragés à produire leurs propres listes. Je suis assez favorable à une action européenne, car elle permettrait des économies d'échelle et d'exercer un certain poids sur les entreprises.

Pour certains pays, la mise en place d'une licence d'office implique un affrontement avec des géants pharmaceutiques ayant parfois des chiffres d'affaires supérieures à leur produit intérieur brut (PIB). L'action européenne peut inverser ce rapport de forces. De plus, chaque État membre a ses forces et ses faiblesses. Les modèles proposés sont néanmoins variés. Je vous transmettrai à ce sujet l'étude présentée au Parlement européen sur l'infrastructure publique du médicament. Il est possible de mettre en réseau des dispositifs déjà existants, mais aussi de proposer un système semblable à l'Agence spatiale européenne (European Space Agency - ESA). Entre ces deux extrêmes, beaucoup de combinaisons sont possibles.

L'initiative européenne devrait être soutenue par les États membres en fonction des besoins qu'ils ont identifiés et de leurs capacités respectives. Tout pôle public européen doit d'ailleurs partir des réalités nationales, comme dans le cas de l'Agence spatiale européenne.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Par ailleurs, la question de la souveraineté française et européenne revient souvent concernant les pandémies. Lors de nos auditions, nous avons compris que la principale faiblesse de la chaîne de valeur de la fabrication des médicaments réside dans l'industrie chimique, qui a quitté le territoire européen. Les contraintes environnementales européennes sont en effet très fortes. Pensez-vous qu'en matière de souveraineté sanitaire, il faille développer cette dimension en priorité ?

M. Marc Botenga. - Ce débat sur la souveraineté et l'autonomie stratégique est notamment impulsé par la France au niveau européen. La question est complexe. La Commission, dans des secteurs comme les semi-conducteurs ou les technologies vertes, stimule beaucoup le « fast permitting », à savoir l'obtention rapide de permis d'installation de certaines unités de production. Les semi-conducteurs posent également des questions chimiques au niveau de leur chaîne de production. Je pense qu'il faut en effet recommencer à produire certaines substances.

Par ailleurs, je nourris davantage de doutes sur cette approche concernant les questions environnementales. Je ne crois pas que ces questions en particulier aient poussé les entreprises à délocaliser : il s'agit d'un facteur parmi d'autres.

Le même dilemme se pose également au niveau des salaires ou de la fiscalité : en cas de hausse des salaires ou de l'impôt sur les sociétés, les entreprises menacent de quitter le territoire. Il faudrait imposer une industrie européenne. La capacité des marchés publics, qui représentent 14 à 19 % du PIB européen, ne doit pas être sous-estimée. Les directives européennes permettent de soumettre ces marchés publics à des conditions de production locale. Il s'agit véritablement d'un outil à disposition des États.

Par ailleurs, les États-Unis sont parfois bien plus radicaux que nous. Ils donnent des ordres prioritaires aux entreprises en les obligeant à produire tel type de médicament ou de produit chimique. Leur loi de production pour la Défense permet de réorienter la production au nom de la sécurité nationale. Or la santé publique comporte une dimension de sécurité nationale.

Je ne pense pas qu'il faille baisser les salaires ou les normes environnementales, ou même octroyer des avantages fiscaux afin d'attirer les entreprises. Cette logique n'offre aucune garantie : les États-Unis disposent d'une plus grande capacité que l'Europe à jouer sur ces leviers financiers. Nous avons beaucoup utilisé la carotte envers les entreprises : il est temps de leur imposer certaines mesures.

Une étude menée en mars pour la Commission environnement et santé du Parlement européen sur les ingrédients pharmaceutiques actifs indique clairement qu'il faut envisager la mise en place de chaînes de production locales. Si celles-ci ne peuvent être garanties à travers des incitations, il faut les garantir à travers une production publique locale.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Votre propos est très clair. En revanche, nous laissons le marché européen être envahi par des produits dont les conditions de production ne respectent pas tout à fait nos normes sociales et environnementales. Merci beaucoup pour cet échange très riche.

M. Marc Botenga. - Je vous remercie une fois encore pour l'invitation.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous comptons sur vous et sur les députés européens pour faire avancer les choses à votre niveau.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Michel Rao, sous-directeur des industries de santé,
des biens de consommation et de l'agroalimentaire
à la Direction générale des entreprises

(jeudi 4 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, notre commission d'enquête entend aujourd'hui la direction générale des entreprises (DGE).

Depuis le début de nos travaux, nos auditions nous ont conduits à examiner la production de médicaments sous l'angle de la santé publique et du risque de pénuries de médicaments, ce qui est la raison d'être de notre commission d'enquête.

Toutefois, nombre des personnes que nous avons auditionnées, notamment les industriels du médicament, ont développé des arguments et des considérations d'ordre économique ou relevant de la politique industrielle et de la souveraineté. Je pense, par exemple, aux moteurs des délocalisations passées, comme les enjeux de compétitivité-coût du secteur pharmaceutique européen au regard des productions asiatiques. Je pense aussi aux interrogations relatives à la viabilité du modèle économique de conception et de production du médicament, portant notamment sur l'effort important de recherche et développement (R&D) ou sur la régulation des prix de vente des médicaments. Enfin, nous avons également fréquemment évoqué les projets émergents de « rapatriement » de capacités de production en France et en Europe, pour réduire nos dépendances et assurer notre approvisionnement.

Afin d'examiner les enjeux relatifs au médicament sous l'angle de la politique industrielle, nous avons souhaité entendre aujourd'hui la direction générale des entreprises, administration centrale chargée du développement des entreprises et des secteurs économiques. Je ne doute pas que, sous l'effet de la nouvelle dénomination du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, apparue à l'issue de la crise de la covid-19, l'action de la DGE à l'égard de l'industrie pharmaceutique a pris une tout autre ampleur, ce que nos interlocuteurs pourront nous confirmer.

Je précise que la DGE a piloté le déploiement des enveloppes du plan France Relance ayant trait à la relocalisation de capacités de production pharmaceutique - cela faisait partie des objectifs -, thème sur lequel je suis certaine que nous aurons de nombreuses questions.

À propos des pénuries, la publication fort opportune, hier soir, d'une première liste de 48 médicaments critiques démontre l'importance de cette question, tout comme votre intervention fort bien venue, puisque vous avez su y ajouter des éléments complémentaires utiles.

Vous nous expliquerez d'ailleurs comment cette liste a été constituée, puisqu'elle ne tient pas compte de « notre capacité à relocaliser ces médicaments » et que, pour certains d'entre eux, « nous allons nous rendre compte que nous n'en sommes pas capables », selon les propos de M. Pilcer.

S'ajoutera à cette liste, ce qui pourrait paraître primordial selon les critères essentiels qui sont les nôtres, à savoir la liste des médicaments critiques sur le plan thérapeutique.

Nous accueillons donc aujourd'hui M. Michel Rao, sous-directeur des industries de santé, des biens de consommation et de l'agroalimentaire, M. Antoine Delattre, directeur de projet, et M. Louis-Samuel Pilcer, directeur de projet.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Michel Rao, Louis-Samuel Pilcer et Antoine Delattre prêtent serment.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Pour cette audition d'une durée d'environ une heure et demie, nous vous laissons tout d'abord la parole pour un propos général de moins de dix minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera des questions complémentaires.

M. Michel Rao, sous-directeur des industries de santé, des biens de consommation et de l'agroalimentaire à la Direction générale des entreprises. - Madame la présidente, madame la rapporteure, mesdames, messieurs, je vous remercie de cette invitation, qui me permet de présenter aujourd'hui l'action de la DGE dans le domaine du médicament.

De manière générale, notre rôle est de concevoir et de mettre en place des politiques publiques concourant au développement des entreprises. Par conséquent, nous portons des missions à la fois sectorielles - donc de politique industrielle -, des missions transverses, notamment en matière de simplification réglementaire et de politique d'innovation, et des missions relatives à la transformation écologique et numérique des entreprises.

Dans le secteur du médicament plus spécifiquement, nous menons des actions et suivons un certain nombre de sujets ayant trait à la compétitivité de la filière française ainsi qu'à ses efforts de réindustrialisation. Nous ne participons pas directement à la gestion des pénuries, mais nous collaborons étroitement avec le ministère de la santé et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), dans le cadre du volet industriel de cette gestion.

Avant la crise de la covid-19, l'action de la DGE était plutôt centrée sur l'innovation, avec notamment pour objectif de positionner la France en leader en matière de biothérapies et de bioproduction de ces thérapies innovantes.

La crise de la covid-19 a donné lieu à une prise de conscience collective de notre forte dépendance industrielle, ce qui nous a conduits à nous positionner plus fortement sur ces enjeux de souveraineté industrielle. Ainsi, dans un premier temps, en 2020 et 2021, une réponse immédiate a été apportée à la crise et, dans un second temps, a été développée une réflexion plus structurée, qui a abouti à la définition d'une liste de médicaments stratégiques d'un point de vue industriel et sanitaire (MSIS).

Je terminerai mon propos liminaire en évoquant des sujets européens.

Pour commencer, voici quelques chiffres concernant la filière industrielle du médicament en France : en 2020, on comptait 260 laboratoires pharmaceutiques, répartis sur plus de 400 sites industriels, et une quarantaine de façonniers, également appelés Contract Drug Manufacturing Organisations (CDMO), travaillant pour ces donneurs d'ordre, dont vingt-quatre produisaient des substances actives. Cette industrie représente 63 milliards d'euros de chiffre d'affaires, dont la moitié est réalisée à l'export, et entre 100 000 et 130 000 emplois directs. En termes de chiffres d'affaires, la France se situe à la cinquième place mondiale derrière les États-Unis, la Chine, le Japon et l'Allemagne. En revanche, en termes de production pharmaceutique, la France occupe la cinquième position en Europe, derrière la Suisse, l'Italie, l'Allemagne et le Royaume-Uni.

Au sein du médicament, deux segments doivent être distingués. La bonne santé financière des grands groupes ou des start-up est souvent liée à des produits innovants, plus chers, et masque une autre réalité, celle des producteurs et des exploitants de molécules matures - pour résumer, les médicaments génériques -, qui sont souvent dans des situations économiques moins favorables. Les médicaments génériques représentent 21 milliards d'euros de chiffre d'affaires annuel, soit environ un tiers du chiffre d'affaires global de cette industrie.

En ce qui concerne les actions mises en oeuvres par la DGE, je commencerai en février 2019, lorsque la filière industrielle et l'État se sont regroupés au sein d'un comité stratégique de filière (CSF), intitulé « Industrie et technologies de santé », présidé par la Fédération française des industries de santé (Fefis). L'ensemble des fédérations professionnelles y est représenté - Les entreprises du médicament (Leem), le syndicat de l'industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie (Sicos), mais également le syndicat du diagnostic in vitro (Sidiv) et le syndicat national de l'industrie des technologies médicales (Snitem) -, ainsi que les administrations et les ministères - les ministères chargés de l'industrie, de la recherche et de la santé en particulier. Il s'agit d'une instance de coconstruction d'actions partagées entre l'État et l'industrie, comme souhaité par le Conseil national de l'industrie, afin d'avancer sur nos priorités collectives.

Lors de la signature de ce premier contrat en 2019, les grands défis identifiés par la filière étaient, premièrement, de consolider le leadership français dans la production, en particulier en matière de bioproduction, et deuxièmement, de renforcer l'internationalisation des entreprises. Il avait été indiqué dans ce contrat qu'« en termes d'indépendance sanitaire, il est important que la France se renforce dans la production de thérapies innovantes. » A donc été lancé un projet structurant concernant la bioproduction, qui représente un important potentiel d'innovation technologique. Les industriels du CSF ont donc étroitement collaboré avec la DGE, le ministère de la santé et le ministère de la recherche, ce qui nous a permis de définir et de mettre en oeuvre la stratégie d'accélération biothérapies et production, annoncée en 2022, qui a pour objectif de placer la France en leader mondial et de produire 20 biomédicaments d'ici à 2030.

Ensuite, en 2020, la crise de la covid-19 nous a fait prendre conscience de l'existence de difficultés majeures dans nos chaînes d'approvisionnement en matière de produits de santé. Pour cette raison, le Gouvernement a lancé deux appels à projets : le premier, Capacity Building, pour financer des projets qui visent à répondre directement à la crise de la covid-19, et le second, Résilience, pour renforcer nos chaînes d'approvisionnement.

Pour le secteur de la santé, le Gouvernement a donc mobilisé plus de 800 millions d'euros d'aides, pour environ 1,7 milliard d'euros d'investissements productifs publics-privés. L'appel à manifestation d'intérêt (AMI), Capacity Building, a permis d'augmenter nos capacités de production de traitements et de dispositifs utilisés dans la lutte anti-covid, par exemple s'agissant des respirateurs, de l'oxygénothérapie, des flacons et des seringues nécessaires aux vaccinations anti-covid. Les 671 millions d'euros investis par l'État dans cet AMI ont permis de soutenir 59 projets, qui ont mobilisé 1,2 milliard d'euros d'investissements publics-privés. L'État a également financé une usine de production du principe actif du paracétamol, qui sera opérationnelle en 2025 ou 2026.

Ensuite, dans le cadre de l'appel à projets Résilience, dont le champ dépassait celui de la santé, 158 millions d'euros ont été mobilisés pour le périmètre de la santé, ce qui a notamment permis de mettre en place des filières souveraines pour des produits ayant connu de fortes pénuries durant la crise et de soutenir des capacités de production de molécules critiques en France, soit 128 projets pour 565 millions d'euros d'investissements publics-privés.

L'objectif de cet appel à projets Résilience étant de réduire notre dépendance dans un certain nombre de secteurs stratégiques au-delà de celui de la santé, comme ceux de l'agroalimentaire et de l'électronique, mais également de relancer notre économie pour garantir la création de valeur en France, nous avons donc évalué si les projets concernaient des médicaments dits d'intérêt thérapeutique majeur (MITM), tout en tenant compte d'autres critères, comme les dimensions sociales et environnementales des projets. À terme, on estime à 6 500 emplois le nombre d'emplois créés par ces deux appels à projets.

Parmi les projets soutenus, plus d'une centaine de projets concernant des médicaments ou des vaccins ont renforcé la chaîne de valeur de ces MITM, et plus d'une quarantaine de projets ont visé à la relocalisation ou à la sécurisation de capacités de production de principes actifs, en particulier pour des molécules utilisées en réanimation, qui ont connu de fortes tensions pendant la crise de la covid-19. Les capacités de production ont également été renforcées en matière de tests de diagnostic in vitro, pour mettre en place une filière souveraine en France, ainsi que s'agissant de la chaîne de valeur des vaccins, pour permettre à la France de disposer de capacités de remplissage additionnelles de 670 millions de doses. Nous estimons qu'environ 10 % des projets soutenus sont actuellement achevés. La durée de ces projets, qui comportent souvent une phase de R&D en amont de la phase d'industrialisation, est en majorité de l'ordre de trois à quatre ans, ou de cinq ans maximum.

Une fois passée l'urgence du contexte de relance post-covid, et au-delà des vulnérabilités spécifiques à la lutte contre la covid-19, il a fallu structurer une approche méthodologique afin de cibler les investissements en faveur de la relocalisation de productions de médicaments. Cela s'est traduit dans l'avenant au contrat stratégique de filière de juin 2021, à l'occasion duquel une extension de son périmètre à une plus grande part de la chaîne de valeur des industries de santé a été décidée. La crise a en effet montré l'existence de l'urgence à assurer la résilience de notre industrie de santé en matière d'approvisionnement en principes actifs. Nous avons donc collectivement créé un nouveau projet Relocalisation de principes actifs intermédiaires ou médicaments essentiels, ce qui a conduit à la réalisation de deux livrables majeurs : une étude sur la vulnérabilité des chaînes de valeur du principe actif et la construction de la liste des MSIS par le Gouvernement.

Au sujet du premier livrable, il s'agit d'une étude menée par l'entreprise PwC pour le Sicos portant spécifiquement sur les questions de compétitivité de notre industrie, notamment au regard des réglementations européennes, qui est l'un des facteurs explicatifs de notre dépendance grandissante aux fournisseurs asiatiques de principes actifs. En effet, 40 % des médicaments commercialisés dans l'Union européenne proviennent de pays tiers et 60 % à 80 % des principes actifs sont produits uniquement en Chine et en Inde. Une molécule sur six n'est plus produite en Europe, en particulier les molécules matures, et 63 % des lignes de production de principes actifs valides sont détenues par des fabricants asiatiques, contre 33 % pour l'Europe. En 2000, cette proportion était inverse et, en 2005, l'Asie a rattrapé l'Europe.

Cette délocalisation progressive est en partie due à des réglementations sociales et environnementales plus strictes en Europe, imposant, à juste titre, aux producteurs des obligations en matière environnementale, par exemple pour les rejets de solvants dans les rivières, pour le contrôle de la pollution de l'air, mais également en matière sociale, notamment s'agissant de la protection des travailleurs contre les explosions ou de l'inhalation de produits toxiques. Les fabricants asiatiques qui exportent en Europe ne sont pas soumis à ces réglementations. Selon cette étude, la mise en place d'une unité de production de principes actifs en Europe implique un surcoût de l'ordre de 20 % à 40 % par rapport à une unité de production en Asie, dont une part significative est liée au respect de ces réglementations environnementales. Néanmoins, il existe de fortes disparités selon le type de produit considéré.

Au sujet du prix des médicaments, la DGE participe aussi aux discussions interministérielles, au sein du Comité économique des produits de santé (CEPS), concernant la fixation du prix des médicaments, en particulier pour la mise en oeuvre de l'article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022, qui a trait au critère industriel, ainsi que de l'article 28 de l'accord-cadre entre le CEPS et le Leem. Ces outils permettent de répondre, en partie, à des difficultés d'approvisionnement, lorsqu'il s'agit d'un prix trop faible.

Néanmoins, sur le sujet plus large et global de la régulation des produits de santé, une mission a été lancée par la Première ministre en janvier 2023, qui se donne pour objectif d'établir un diagnostic partagé sur notre modèle de prise en charge ainsi que ses voies d'amélioration, afin de renforcer notre compétitivité et de mieux lutter contre les tensions d'approvisionnement et les pénuries. En effet, le système de soins français doit en effet concilier plusieurs objectifs : l'accès des patients aux médicaments, la lutte contre les pénuries, le renforcement du tissu productif, l'attractivité du territoire, mais également la soutenabilité des dépenses et l'équilibre ainsi que l'équité dans la répartition des efforts.

Sur ces questions très complexes, nous serons attentifs aux conclusions que rendra la mission portant sur tout sujet de réforme du financement des produits de santé.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Pourriez-vous raccourcir votre propos afin de préserver un temps d'échange ?

M. Michel Rao. - Le second livrable du CSF est la liste des MSIS, issue du constat qu'un préalable à la poursuite et à la pérennisation des efforts de relocalisation était d'identifier précisément les médicaments et les principes actifs dont la relocalisation de la production en France est prioritaire en raison de trois critères : l'intérêt thérapeutique, l'absence de solution de substitution et la vulnérabilité des chaînes de production.

En effet, il est nécessaire de disposer d'une liste plus restreinte que celle des MITM, qui compte quelque 6 000 molécules, pour concentrer nos efforts et maximiser les effets de nos actions en termes de souveraineté sanitaire et industrielle. En 2022, un groupe de travail a été lancé réunissant la DGE, la direction générale de la santé (DGS) et l'ANSM pour constituer une telle liste de médicaments.

Dans ce processus, la DGS et l'ANSM identifient les médicaments les plus stratégiques au regard de leur intérêt thérapeutique. Ensuite, la DGE mène avec l'ANSM une analyse de la vulnérabilité industrielle de la chaîne d'approvisionnement, en prenant en compte notamment la dépendance aux approvisionnements extra-Union européenne. Pour cela, on s'appuie sur des analyses des ruptures et des sites de production de ces médicaments afin d'identifier ceux dont la chaîne de production est la plus fragile. Enfin, nous faisons le lien avec les industriels du CSF pour qu'ils mettent notre analyse à l'épreuve, qu'ils étudient les causes profondes des vulnérabilités, ainsi que la faisabilité et le coût d'une éventuelle relocalisation.

Pour terminer, notre stratégie industrielle doit également être construite au niveau européen. L'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire (HERA) est un élément de réponse. Avec la DGS, nous souhaitons qu'elle soit dotée d'objectifs ambitieux, car elle a un rôle majeur à jouer pour sécuriser les chaînes d'approvisionnement et pour répondre aux crises sanitaires.

Par ailleurs, au regard des différences de marché identifiées pour le secteur de la santé, la France a proposé, en 2021, de mettre en place et de coordonner un projet important d'intérêt européen commun (Piiec) sur la santé pour répondre à plusieurs objectifs : promouvoir le développement et le déploiement de procédés de production plus durables et disruptifs, favoriser l'émergence de thérapies innovantes et contribuer aux efforts européens pour renforcer la résilience de l'Union. La DGE coordonne cette initiative au niveau interministériel.

Un Piiec est d'abord un outil permettant à des États membres, après avoir obtenu l'accord de la Commission européenne, de financer des projets industriels dépassant les seuils habituellement autorisés, aussi bien en termes de montant que de pourcentage d'aides. Un Piiec permet de déroger à ces seuils à une double condition : d'une part, qu'il existe une coalition d'États membres, afin d'assurer un véritable passage à l'échelle industrielle ; de l'autre, que les projets répondent à une faille de marché, autrement dit que les conditions du marché, d'un point de vue économique ou technologique, n'incitent pas naturellement les entreprises à investir. Ce critère d'innovation est très strict : la Commission ne valide que les projets déployant des technologies qui vont au-delà de l'état de l'art.

Le Piiec santé a été annoncé en mars 2022, sous la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE). Il a été conçu en deux vagues et doté d'un projet d'environ 1,5 milliard d'euros, pour mettre en place une politique industrielle européenne, et non pour répondre spécifiquement à la pénurie de médicaments.

À ce titre, nous avons sélectionné trois projets, qui ont été notifiés à la Commission, dont un porte spécifiquement sur le recours à des procédés innovants, pour une chaîne de production de principes actifs critiques plus verte et mieux intégrée à l'échelon européen.

En résumé, à l'issue de la crise de la covid-19, nous avons engagé un certain nombre d'actions structurantes visant à réindustrialiser la France et à rétablir un certain degré de souveraineté industrielle et sanitaire. Néanmoins, ces actions en sont encore à leur début. Nous devrons sans doute attendre quelques années avant de voir pleinement leurs effets.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Premièrement, la presse affirme que seuls 18 projets sur une centaine financés par le plan de relance permettront, en réalité, de relocaliser la production de principes actifs ou d'ingrédients de médicaments. Confirmez-vous ces chiffres ?

Comment ces projets ont-ils été choisis ? Vous avez cité l'exemple du paracétamol : nous avons visité le chantier de l'usine Seqens. Elle est en train de sortir de terre et nous nous en félicitons. Mais pourquoi, en parallèle, ne pas dédier un projet à l'amoxicilline ?

Deuxièmement, qu'en est-il du ciblage et des conditions des programmes d'aide à la relocalisation ? Les pénuries et les tensions, d'une ampleur désormais mondiale, sont notamment le fruit de plusieurs décennies de délocalisations. Est-il éthique de mobiliser des fonds publics pour aider les entreprises à relocaliser, alors même qu'elles ont délocalisé pour réduire leurs coûts ? Dénonçant cet état de fait dans une récente tribune, un certain nombre de professeurs de médecine ont préconisé la création d'un établissement public à but non lucratif chargé de mettre en oeuvre des partenariats public-privé visant à coordonner cette stratégie de relocalisation : que répondez-vous à ces critiques ? La DGE s'est-elle penchée sur cette proposition ?

Troisièmement, les aides à la relocalisation financent la modernisation et le renforcement de nos capacités de production. Faut-il en déduire que, selon vous, l'industrie pharmaceutique française souffre encore d'un manque de compétitivité, notamment face à d'autres pays européens ? De quelles conditions entendez-vous assortir ces aides ciblées ? Il ne faudrait pas que les entreprises aidées dans ce cadre délocalisent de nouveau à brève échéance. J'ajoute que l'effort de relocalisation doit être conçu et coordonné à l'échelle européenne : au sein de notre commission d'enquête, nous en sommes tous convaincus.

Quatrièmement, on constate que les groupes pharmaceutiques français sont assez peu performants en matière d'innovation. Or, au titre de la recherche-développement, ils bénéficient d'une très forte dépense publique. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

Cinquièmement, une première liste de 48 médicaments critiques a d'ores et déjà été arrêtée par Bercy, et nous nous en réjouissons : à l'évidence, le Gouvernement suit avec attention les travaux de notre commission d'enquête puisque celle-ci a été annoncée hier, à la veille de cette audition. Cela étant, monsieur Pilcer, vous avez déclaré au sujet de cette liste : « Nous l'avons constituée sans prendre en compte notre capacité à relocaliser ces médicaments. Pour certains, nous allons nous rendre compte que nous n'en sommes pas capables. » Dès lors, que comptez-vous faire ? J'imagine qu'il existe un plan européen de relocalisation, mais nous sommes en plein flou artistique.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - J'ajoute que cette liste ne tient pas compte de l'intérêt thérapeutique.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Tout à fait.

Cette première liste doit être suivie d'une autre, plus large ; ce que nous envisageons pour notre part, c'est une liste, restreinte, d'une centaine de produits.

Sixièmement, lors de notre déplacement à Bruxelles, nous avons eu beaucoup de mal à obtenir des informations quant aux projets menés dans le cadre du Piiec, alors même qu'il s'agit d'une initiative ancienne. Vous en avez mentionné trois : pouvez-vous nous indiquer lesquels ? Quels sont les acteurs français, de l'industrie ou de la recherche, engagés dans ce cadre ?

Septièmement et enfin, je note que vous êtes associés à la fixation des prix avec le CEPS. Or ce travail est entouré d'une grande opacité, laquelle crée beaucoup de doutes dans la population. Que pensez-vous d'une transparence de la fixation des prix ? Ces derniers dépendraient de quatre éléments clairement identifiés : le coût réel de production, le respect d'un certain nombre de normes sociales et environnementales - ce critère est indispensable pour éviter la concurrence déloyale -, l'évaluation du service médical rendu et la marge bénéficiaire. Aujourd'hui, le prix de certains médicaments s'envole sans que l'on sache réellement pourquoi et le prix des médicaments matures ne cesse de baisser, au point que leur production devient parfois impossible.

M. Michel Rao. - La liste des médicaments stratégiques est construite en commun avec le ministère de la santé.

Dans un premier temps, ce dernier consulte un certain nombre d'acteurs, notamment les sociétés savantes, pour établir la liste des médicaments critiques d'un point de vue sanitaire et thérapeutique. Il s'agit là de médicaments essentiels à notre système de soins.

Sur cette base, la DGE constitue un sous-ensemble, une liste de médicaments critiques dont la chaîne d'approvisionnement est fortement délocalisée. À ce titre, nous examinons un certain nombre de critères, industriels notamment : combien y a-t-il d'exploitants, de producteurs du principe actif et du produit fini ? Quelle est la part de la production assurée hors d'Europe ? Ce travail nous permet d'apprécier l'intensité du risque pesant sur la chaîne de valeur de production du médicament.

La liste de médicaments critiques est adossée à un ensemble d'actions menées par le ministère de la santé, qu'il s'agisse de l'effort de prévision et d'anticipation ou encore de gestion des pénuries, et par Bercy.

C'est sur le sous-ensemble évoqué que nous nous fondons pour prioriser nos efforts de relocalisation. Nous examinons les situations au cas par cas et nous dialoguons avec les industriels pour savoir s'ils peuvent ou non relocaliser la production du principe actif ou du produit fini en France.

La méthodologie que nous appliquons est issue du rapport Giorgi, modulo des adaptations mineures. Elle prend en compte les implantations à l'échelle européenne. Un médicament produit en Europe par un grand nombre d'acteurs, pour laquelle la part des producteurs européens est élevée, ne sera pas considéré comme stratégique. Nous n'étudierons donc pas sa relocalisation : la présence d'un grand nombre de producteurs en Europe est considérée comme un gage de sécurité d'approvisionnement.

Un Piiec est avant tout un outil juridique ; il permet aux États membres de demander l'accord de la Commission pour financer des projets au-delà des seuils autorisés. Plusieurs Piiec ont été lancés, notamment au sujet de la nanoélectronique et du cloud. Le Piiec santé a vu le jour entre 2021 et 2022. Dans ce cadre, une quarantaine de projets ont été notifiés par l'ensemble des États membres parties prenantes à la Commission européenne au titre de la première vague de financements, dont trois projets en France. À ce stade, je ne puis vous en communiquer le détail, car ils n'ont pas été rendus publics. Nous attendons également des retours de la Commission européenne. Toutefois, si vous le souhaitez, je pourrai vous faire parvenir par écrit le détail des projets que la France a retenus.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous vous demanderons ces éléments.

M. Michel Rao. - Selon nous, les modalités de fixation des prix par le CEPS répondent déjà aux impératifs de transparence. La loi fixe les critères explicitement pris en compte dans la tarification des produits de santé. L'accord-cadre entre le CEPS et Leem détaille, quant à lui, les dispositions qui peuvent être mobilisées, par exemple pour assurer la stabilité du prix de tel ou tel médicament.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous êtes devant une commission d'enquête et vous êtes tenu de répondre précisément aux questions qui vous sont posées. En l'occurrence, votre propos relève de la langue de bois, car la transparence est loin d'être de mise.

M. Michel Rao. -Les prix faciaux sont publiés. Quant aux prix nets, négociés entre les entreprises et le CEPS, ils ne sont effectivement pas communiqués, pour des raisons tenant au secret des affaires.

Faut-il prendre en compte le coût de production du médicament dans la fixation du tarif ? Cette question est complexe. L'avantage d'un tel choix, c'est de garantir que la production, puis la commercialisation du produit sont rentables. L'inconvénient, c'est la difficulté de contrôler la fiabilité des informations communiquées. Toutes les entreprises ne disposent d'ailleurs pas d'une comptabilité analytique. De surcroît, ce dispositif pourrait créer de mauvaises incitations : les industriels feraient moins d'efforts pour optimiser leurs coûts, ce qui aurait un impact sur les dépenses publiques.

Par ailleurs, les différences dans la compétitivité des entreprises s'expliqueraient notamment par le respect des normes. La Commission européenne a proposé, dans sa récente communication relative au paquet pharmaceutique, d'évaluer systématiquement les risques environnementaux que pourraient comporter les médicaments commercialisés dans l'Union. C'est un premier pas intéressant. Il faut améliorer la coordination européenne en la matière, pour que soient harmonisées les normes applicables à l'ensemble des producteurs qui exportent leurs médicaments dans l'Union.

Précédemment, j'ai mentionné que le montant des aides du plan France Relance s'élèverait à plus de 800 millions d'euros. Il s'agit très précisément de 829 millions d'euros, dont la majorité - quelque 671 millions d'euros pour être exact - a été fléchée vers l'AMI Capacity Building. Cet AMI visait à sélectionner des projets industriels pour répondre à nos besoins de médicaments et de dispositifs médicaux lors de la crise de la covid-19. Le reste, soit 158 millions d'euros, a été consacré à l'appel à projets Résilience.

Tout d'abord, nous avons choisi les projets pour leur capacité à relancer notre économie et à soutenir la relocalisation industrielle. Ensuite, nous avons regardé s'ils concernaient des MITM - nous ne disposions pas, à ce moment-là, de la liste des MSIS -, s'ils visaient à moderniser des lignes de production, au moyen de nouveaux procédés, notamment celui de la chimie en flux continu, qui permet de dépenser moins d'énergie et ainsi de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Par ailleurs, nous avons regardé s'ils permettaient d'augmenter les capacités de production de principes actifs pour lesquels nos capacités sont moindres. Enfin, nous avons regardé s'il y avait des effets sur la création d'emplois.

Telle est l'analyse multicritère en fonction de laquelle nous avons sélectionné les projets.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Pourriez-vous nous donner davantage d'informations sur les listes de médicaments ?

M. Michel Rao. - Une première liste de 20 médicaments a été annoncée en février dernier. Son élaboration résulte d'un travail progressif. Nous procédons par aire thérapeutique. Nous avons commencé par regarder l'ensemble des médicaments utilisés en anesthésie-réanimation, en cardiologie et en oncologie. Notre travail s'étendra sur plusieurs mois, car nous allons étudier, aire par aire, les médicaments dont la production doit être relocalisée.

Cette première liste de 20 médicaments a été suivie, à la suite de nos travaux, d'une seconde liste, qui comprend aujourd'hui quelque 48 médicaments. À l'avenir, il y en aura davantage, car la direction générale de la santé a mentionné l'objectif d'établir une liste de 200 à 300 MSIS parmi les 6 000 MITM ; cela revient donc à opérer une sélection exigeante.

Le déséquilibre de compétitivité au sein de l'Union européenne est difficilement quantifiable. Il dépend davantage d'autres facteurs que des facteurs environnementaux que j'ai mentionnés précédemment. En effet, la réglementation européenne est, par définition, applicable à l'ensemble des États membres. Des différences de compétitivité peuvent exister à propos de la main-d'oeuvre. En effet, la production de certains principes actifs nécessite des opérations très complexes requérant beaucoup de main-d'oeuvre ; or le coût du travail varie d'un pays à l'autre.

Pour offrir de la prévisibilité aux entreprises, nous avons retenu le critère industriel, inscrit dans l'article 65 de loi de financement de la sécurité sociale pour 2022, dans la fixation du prix du médicament. Cela permet d'avantager les industriels dont la chaîne de production est bien implantée dans l'Union européenne et de mieux garantir la sécurité d'approvisionnement.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je vais vous demander de préciser un certain nombre de points. Nous avons vraiment besoin d'avoir plus d'éléments. Les réponses à vos questions doivent être plus directes. Par exemple, vous avez dit que le critère industriel est pris en compte dans la fixation du prix, mais je voudrais savoir très précisément combien de fois la DGE est intervenue auprès du CEPS pour que ce critère soit pris en compte dans le prix.

Par ailleurs, vous avez déclaré que, à partir du moment où un médicament est produit dans l'Union, il n'est pas considéré comme stratégique, car il ne devrait pas souffrir d'une pénurie, pour ainsi dire. Quelle acception donnez-vous au terme de « médicament » ? Si l'on parle du principe actif, du produit fini, ou encore de telle ou telle substance chimique nécessaire à sa fabrication, alors les échelles ne sont pas les mêmes, vous en conviendrez !

De plus, vous n'avez pas répondu à ma question relative à la politique de délocalisation menée par les industriels. Je vous ai fait état d'un certain nombre de propositions de professeurs de médecine, visant notamment à instaurer un établissement à but non lucratif qui serait chargé de mettre en oeuvre des partenariats public-privé. De fait, est-ce véritablement éthique et déontologique de donner de l'argent public à des entreprises pour qu'elles relocalisent ? D'autant plus qu'il y a des incertitudes : les entreprises pourraient de nouveau délocaliser leurs activités un an ou deux après avoir bénéficié d'une aide à la relocalisation !

Vous n'avez d'ailleurs pas répondu non plus à ma question relative aux exigences et aux conditions d'attribution de telles aides. Les finances publiques ne sont pas des puits sans fond ! Il faut avoir des exigences en la matière.

M. Michel Rao. - La doctrine d'application de l'article 65 n'a été finalisée que très récemment. Pour l'heure, nous n'avons pas suffisamment de recul pour évaluer ses effets. N'ayant pas en tête le nombre de fois que cet article a été mobilisé, je vous donnerai la réponse par écrit.

Selon nous, un médicament produit dans l'Union n'est pas considéré comme stratégique, comme je l'ai déjà indiqué, parce que nous savons que nous avons une capacité de production en Europe. Or cela nous permet de nous prémunir contre un certain nombre de risques, tels que la fermeture des frontières. Un tel cas - extrême - aurait pu se produire au moment de la flambée de l'épidémie de la covid-19 en Chine à l'automne dernier : la Chine aurait pu fermer ses frontières pour l'exportation de principes actifs.

Je pourrai vous faire parvenir le détail de cette méthodologie. Elle prend en compte l'ensemble des critères que vous avez mentionnés : le nombre de laboratoires qui exploitent ce médicament, le nombre de fournisseurs du principe actif, la part des sites de production du principe actif établis en Europe et au-dehors, le nombre de sites de production du produit fini, et la part de ces sites installés en Europe et au-dehors.

À cet ensemble de critères, il faut en ajouter deux : un taux supérieur à 30 % d'usines de production de principes actifs situées en dehors de l'Europe ; trois ruptures par an entre 2018 et 2020. À l'aune de tous ces critères nous attribuons un score - sur vingt -, au médicament, qui nous permet de dire s'il est stratégique ou non d'un point de vue industriel.

Nous réfléchissons à demander, en contrepartie de futures aides à des actions de relocalisation et de réindustrialisation - pour l'instant, elles n'ont pas été lancées - que les industriels s'engagent à prendre des clauses garantissant la sécurité d'approvisionnement. Elles permettraient à l'État de demander à un industriel de fournir en priorité le marché français ou d'accélérer sa livraison, en cas de pénuries.

La question relative à l'institution d'un pôle public-privé chargé de la relocalisation de la production de médicaments n'est pas simple. Un tel pôle pourrait redonner la main à la puissance publique dans le choix de produire un médicament ou non. Néanmoins cela soulèverait nombre de difficultés opérationnelles. La compétitivité de ce pôle n'est pas forcément évidente. Il faudra investir, trouver les compétences, suivre les nouvelles technologies, etc.

De plus, un tel pôle ne résoudrait pas la question du prix du médicament. Dans un certain nombre de cas, la décision prise par un industriel de ne pas produire un médicament en Europe ou en France est liée à des questions de rentabilité, notamment à l'écart entre le coût de production et le tarif négocié avec le CEPS. Aussi faudra-t-il regarder si l'application de l'article 65 et de l'article 28 de l'accord-cadre entre le CEPS et le Leem, à la suite des nouvelles orientations ministérielles, incitera significativement les industriels à produire plus en France et en Europe.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Si j'ai bien compris, vous ne demandez aucune condition aux entreprises, lorsque vous les incitez à relocaliser, au moyen des aides que vous attribuez. Autrement dit, le Gouvernement ne demande pas à l'entreprise de s'engager à rester un temps précis sur le territoire français. Ainsi, ces aides publiques sont versées sans critère de conditionnalité, n'est-ce pas ?

Lors des négociations avec le CEPS, défendez-vous la hausse du prix des médicaments matures, qui sont confrontés au risque de pénurie ? Quelle est votre position sur cette revendication, que nous avons entendue lors de nos auditions ?

Au reste, nous savons que l'enveloppe relative aux médicaments est la variable d'ajustement du budget de la sécurité sociale lors de son examen au Parlement. Malheureusement, il y a un jeu de vases communicants : le coût de médicaments matures est baissé pour répondre aux demandes exorbitantes relatives aux médicaments innovants. Or, à un moment donné, le risque est qu'il n'y ait plus de médicaments matures, car les industriels estimeront qu'ils ne sont plus rentables.

M. Michel Rao. - Nous n'avons pas lancé de nouveaux dispositifs de soutien à la relocalisation hormis ceux que j'ai cités, qui sont désormais clos, à savoir l'AMI Capacity building et l'appel à projets Résilience. Nous réfléchissons, dans le cadre de futures actions, à intégrer des demandes d'engagement relatif à la sécurité de l'approvisionnement du marché français.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Y avait-il déjà des conditions dans les dispositifs que vous avez lancés ? Plus précisément, des conditions ont-elles été posées afin de garantir que l'entreprise Seqens ne délocalise pas son activité dans quelques années ?

Si vous ne savez pas, vous nous répondrez par écrit.

M. Michel Rao. - Je ne sais pas. Je vous répondrai par écrit à propos de Seqens.

Par ailleurs, les orientations ministérielles, fixées lors du comité de pilotage de la stratégie de prévention et de lutte contre les pénuries de médicaments, ont décidé qu'un moratoire sur les génériques MSIS soit organisé et que le CEPS regarde attentivement les demandes de hausse de prix des médicaments matures produits en Europe.

Je pourrai vous répondre, par écrit également, sur le nombre de dossiers déposés. L'ensemble des ministères représentés au CEPS veille au respect de ces orientations, de sorte que, s'agissant des médicaments stratégiques qui représentent un enjeu de santé publique, nous puissions regarder l'ensemble des hausses des dépenses éligibles permettant d'octroyer une hausse de coût au titre de l'article 28 de l'accord-cadre.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Est-il possible de nous faire parvenir la fameuse liste des 48 médicaments ? Pourquoi avez-vous choisi d'ériger en priorité les aires thérapeutiques oncologie et anesthésie-réanimation et certains médicaments ? Lister 48 médicaments, au regard des 6 000 MITM, c'est peu !

Vous proposez une liste de 48 médicaments, alors même qu'il reste nombre de sociétés savantes à interroger, ce qui soulève de véritables difficultés.

Quid du lien de cette liste avec celle de l'Organisation mondiale de la santé et celle de l'Agence européenne des médicaments (EMA) ? Cette liste sera-t-elle limitative et arrêtée ou, au contraire, pourra-t-elle évoluer dans le temps ?

Vous évoquez cette question de la souveraineté. Dans les choix qui ont été faits dans le cadre du plan de relance, il y a eu - je reprends vos propos, consignés dans des verbatim - « aussi des échecs dans les choix, dès à présent des échecs dans les choix d'accompagnement. » Je pense que Carelide, qui fabrique des poches de perfusion de paracétamol, a été cité. Nous sommes bien d'accord ? Je n'invente pas : je reprends les termes exacts qui ont été utilisés dans certaines de vos interventions publiques.

Dans ce dossier, cinq millions d'euros d'accompagnement ont été accordés dans le cadre du plan de relance. Finalement, les hôpitaux et les acheteurs publics ont continué à acheter à l'étranger, compte tenu de la masse budgétaire des commandes - quelques centimes d'euros supplémentaires pour une poche, cela pèse lourd dans la balance sur les lots complets... Il est compliqué de traiter de ces questions sans tenir compte de la ligne hôpital du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS).

Il a d'ailleurs été annoncé qu'une circulaire a été envoyée aux acheteurs publics pour prendre en compte le critère de sécurité d'approvisionnement, essentielle pour les poches et certains dérivés injectables, et dont on sait qu'elle est fortement compromise par la localisation en Asie.

Au-delà de l'annonce qui a été faite, comment envisagez-vous votre place dans le système de financement de la santé en France, qui est sous le joug du sacro-saint objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), du PLFSS et des lignes budgétaires médicaments et hôpital ? Comment articuler les choses pour être à la fois efficace en matière de réindustrialisation et de souveraineté et ne pas exploser les déficits de la sécurité sociale ? C'est un vrai sujet.

Des comités de pilotage, des task forces, on en a vu beaucoup ! Nous aimerions savoir comment cela fonctionne.

Qu'appelez-vous « production » au regard de la chaîne de production ? La chaîne de valeur du médicament commence par les matières premières, donc en amont des principes actifs, et finit, pour la France, par le conditionnement secondaire. Que regardez-vous dans la chaîne de valeur ? La relocalisation pour le flaconnage est très importante, mais ne participe pas à la souveraineté.

Vous parlez d'au moins trois ruptures par an. En réalité, les pénuries sont la partie visible de l'iceberg, puisqu'il y a aussi les tensions, qui peuvent dégrader la prise en charge thérapeutique des patients. Quand on ne traite que des pénuries, on court après l'histoire. Êtes-vous attentif à cet aspect des choses ?

M. Michel Rao. - Je vous transmettrai par écrit la liste des 48 médicaments.

Je n'ai pas d'information sur les raisons pour lesquelles les aires que j'ai citées ont été choisies en premier. Ce travail en amont d'identification des médicaments critiques au sein des aires thérapeutiques est mené par le ministère de la santé avec les sociétés savantes. Nous intervenons assez peu dans ce domaine.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous essayons de comprendre le process : alors que le ministère de la santé vous a passé commande d'une liste, vous avez dit, dans la presse, que vous ne saviez pas si vous seriez en capacité de relocaliser.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - C'est M. Pilcer qui a tenu ces propos. Il a prêté serment : il peut s'exprimer !

M. Michel Rao. - D'abord, le ministère de la santé regarde quels sont les médicaments critiques, d'un point de vue thérapeutique, en fonction d'aires thérapeutiques. C'est la partie amont du processus. Nous intervenons assez peu à ce stade.

Une fois que nous disposons de cette liste de médicaments critiques d'un point de vue thérapeutique, nous regardons ceux pour lesquels il y a des vulnérabilités sur la chaîne de valeur - donc, comme je le disais, ceux qui sont peu produits en Europe.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Que signifie « peu produits en Europe » ? La chaîne de valeur est très vaste. Pour certains médicaments, il y a 35 étapes, voire plus. Pour les vaccins, cela peut être 200 à 300 étapes...

M. Michel Rao. - À ce stade, la matrice d'analyse que nous utilisons est celle qui est issue du rapport Giorgi. C'est un processus forcément approximatif. On ne prend pas en compte 35 étapes de production dans ce scoring. On regarde où est produit le principe actif et où est effectué le conditionnement, le produit fini.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous regardez les matières premières du principe actif ?

M. Louis-Samuel Pilcer. - Je me permets de compléter.

Les matières premières du principe actif sont un élément dont nous ne disposons pas forcément.

En fait, la situation est très complexe : comme vous le savez, il existe différentes voies de synthèse. Les intermédiaires ne sont pas forcément les mêmes. Par conséquent, nous nous basons uniquement sur les deux étapes que sont le principe actif et le produit fini. Ensuite, nous regardons au cas par cas, pour chaque médicament, l'ensemble de la chaîne de valeur. Une vulnérabilité peut venir d'un intermédiaire de synthèse fabriqué uniquement en Chine et dont nous sommes très dépendants. Ce sont des situations que nous identifions avec les industriels et auxquelles nous cherchons à apporter des solutions.

Je veux compléter ce que j'ai dit hier. J'ai simplement annoncé que, en l'état actuel des travaux, nous en étions à 48 médicaments sur les trois aires thérapeutiques - la constitution de cette liste a été annoncée par les ministres début février.

Nous avons identifié des médicaments sur lesquels nous étions très dépendants, mais savoir si nous sommes capables de relocaliser leur production demande un travail avec les industriels pour voir, en fonction de l'état de notre industrie, ce que nous pouvons ou non produire en France. C'est un travail qui, par nature, prend beaucoup plus de temps et demande une discussion au cas par cas. En effet, nous devons discuter avec les industriels pour savoir ce sur quoi nous serons capables de reconstruire des capacités et ce sur quoi des capacités européennes ou une diversification des approvisionnements sont préférables. C'est pour chaque molécule que la possibilité d'une relocalisation doit être étudiée.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La parution des articles est dommageable pour notre audition : elle focalise notre attention.

Cela dit, depuis le début de nos travaux, le sujet de la liste de médicaments critiques revient tout le temps. Nous ne pourrons pas exiger quelque chose pour 6 000 ou même 3 000 MITM, mais nous pouvons peut-être sécuriser l'approvisionnement pour 200 d'entre eux. C'est essentiel.

La liste dont nous disposerons sera-t-elle celle des possibles ou celle des nécessaires ?

M. Michel Rao. - Celle des nécessaires.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Qu'est-ce à dire, s'il n'y a pas de faisabilité ?

M. Michel Rao. - L'approche consiste à identifier les médicaments pour lesquels il y a un problème sur la chaîne de valeur. L'action prioritaire est alors de discuter avec les industriels pour relocaliser. Si la relocalisation n'est pas possible, il faudra passer à un plan B : constitution de stocks, diversification des approvisionnements, etc.

On se demandera, au cas par cas, sur chacun des médicaments, s'il est possible de relocaliser, combien cela coûterait et s'il y a potentiellement d'autres actions, non financières, à mettre en oeuvre pour faciliter la relocalisation.

Dans la constitution de la liste des MSIS, nous avons discuté avec l'industrie en amont pour mettre à l'épreuve notre analyse. Cela nous permet de définir une approche au cas par cas, par médicament, mais, comme je le disais, ce que nous regardons en premier, c'est la possibilité d'une relocation du médicament.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Êtes-vous en lien avec l'Agence européenne des médicaments (EMA), qui a pour objectif de produire la cartographie au niveau européen d'ici au mois de décembre ? Un des premiers actes en matière de gestion de pénurie de médicaments, outre la liste, c'est de constituer cette cartographie...

M. Michel Rao. - Nous discutons surtout avec les services de la Commission européenne. Je pense que le ministère de la santé discute directement avec l'EMA. Ce n'est pas notre cas.

La liste des MSIS sera-t-elle évolutive ? Nous n'avons pas encore défini la fréquence à laquelle nous l'actualiserons, mais, par définition, dès lors qu'un médicament sera relocalisé en France ou en Europe, il ne sera plus MSIS, puisqu'il n'y aura plus de vulnérabilité sur la chaîne de valeur. Même si l'on ne sait pas comment ni à quelle fréquence elle évoluera, il faudra bien que cette liste s'adapte à la réalité industrielle.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - J'entends qu'il faut travailler au cas par cas. C'est tout à fait nécessaire, mais il faut tout de même un minimum d'anticipation pour éviter de se retrouver le dos au mur.

Par ailleurs, je reste extrêmement dubitative sur le manque de conditionnalité pour les entreprises. Je veux bien que l'initiative publique soit compliquée, mais vous êtes pieds et poings liés à ce qui se passe à l'extérieur et au bon vouloir des industriels. C'est inquiétant. Mais peut-être vos réponses écrites permettront-elles de me contredire...

M. Michel Rao. - En ce qui concerne le passé, l'appel à projets Résilience ne couvrait pas que le secteur de la santé. Il était plus large : il concernait aussi l'agroalimentaire. On n'a pas demandé aux industriels de l'agroalimentaire que l'on soutenait de respecter des clauses d'approvisionnement en produits alimentaires en cas de pénurie.

Cela soulève peut-être aussi la question un peu plus large de ce que l'on attend d'une aide. On peut considérer qu'une aide publique favorise les investissements industriels en France. Les industriels ont parfois besoin d'une incitation de la puissance publique pour produire. On peut aussi considérer que cette aide emporte des externalités positives qui lui sont propres : un projet industriel ou de R&D en France a des retombées économiques sur le territoire en termes d'emplois, d'investissements, de réduction des inégalités, en matière sociale, environnementale, etc. On peut aussi très bien considérer que la simple existence de ces externalités positives est le bénéfice direct de l'aide.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - On peut se rassurer à bon compte, mais l'expérience vous contredit !

Le Sénat est la chambre des collectivités territoriales. Nous avons des mandats locaux. Dans les collectivités, les aides, les subventions sont toujours assorties de conditions. Toujours !

L'objectif n'est pas de polémiquer, mais, visiblement, nous n'avons pas la même analyse.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Les externalités positives mériteraient d'être non seulement listées, mais aussi évaluées. L'État et, surtout, les Françaises et les Français en ont-ils pour leur argent ? C'est un vrai sujet, d'autant plus que si le risque économique est réel, on ne se situe pas dans l'innovation.

M. Michel Rao. - Il y a souvent un aspect d'innovation : les projets de réindustrialisation sont souvent associés à des efforts de R&D, qui permettent de produire pour moins cher et de manière plus verte en Europe.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Oui, mais ce n'est pas la même prise de risque sur une nouvelle molécule ! L'incertitude n'est pas la même lorsqu'il s'agit d'accompagner la recherche fondamentale - brevets, traitements innovants... L'usage des aides mériterait des contrôles et des comptes rendus réguliers, surtout dans ce domaine, puisque la pénurie de médicaments met en danger la santé.

Les cancérologues savent bien que la pénurie actuelle des anticancéreux classiques, avérés, que l'on utilise pour certains types de leucémies aiguës, se traduit par un retard dans la prise en charge thérapeutique. Les conséquences sont palpables.

Il est toujours bien de faire des rapports de contrôle, mais cela est particulièrement vrai sur le sujet qui nous intéresse, parce que le coût pour la santé est aussi un coût pour la population, pour les Françaises et les Français, et pour l'État.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Michel Rao, sous-directeur des industries de santé,
des biens de consommation et de l'agroalimentaire,
à la Direction générale des entreprises

(jeudi 4 mai)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, notre commission d'enquête entend aujourd'hui la direction générale des entreprises (DGE).

Depuis le début de nos travaux, nos auditions nous ont conduits à examiner la production de médicaments sous l'angle de la santé publique et du risque de pénuries de médicaments, ce qui est la raison d'être de notre commission d'enquête.

Toutefois, nombre des personnes que nous avons auditionnées, notamment les industriels du médicament, ont développé des arguments et des considérations d'ordre économique ou relevant de la politique industrielle et de la souveraineté. Je pense, par exemple, aux moteurs des délocalisations passées, comme les enjeux de compétitivité-coût du secteur pharmaceutique européen au regard des productions asiatiques. Je pense aussi aux interrogations relatives à la viabilité du modèle économique de conception et de production du médicament, portant notamment sur l'effort important de recherche et développement (R&D) ou sur la régulation des prix de vente des médicaments. Enfin, nous avons également fréquemment évoqué les projets émergents de « rapatriement » de capacités de production en France et en Europe, pour réduire nos dépendances et assurer notre approvisionnement.

Afin d'examiner les enjeux relatifs au médicament sous l'angle de la politique industrielle, nous avons souhaité entendre aujourd'hui la direction générale des entreprises, administration centrale chargée du développement des entreprises et des secteurs économiques. Je ne doute pas que, sous l'effet de la nouvelle dénomination du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, apparue à l'issue de la crise de la covid-19, l'action de la DGE à l'égard de l'industrie pharmaceutique a pris une tout autre ampleur, ce que nos interlocuteurs pourront nous confirmer.

Je précise que la DGE a piloté le déploiement des enveloppes du plan France Relance ayant trait à la relocalisation de capacités de production pharmaceutique - cela faisait partie des objectifs -, thème sur lequel je suis certaine que nous aurons de nombreuses questions.

À propos des pénuries, la publication fort opportune, hier soir, d'une première liste de 48 médicaments critiques démontre l'importance de cette question, tout comme votre intervention fort bien venue, puisque vous avez su y ajouter des éléments complémentaires utiles.

Vous nous expliquerez d'ailleurs comment cette liste a été constituée, puisqu'elle ne tient pas compte de « notre capacité à relocaliser ces médicaments » et que, pour certains d'entre eux, « nous allons nous rendre compte que nous n'en sommes pas capables », selon les propos de M. Pilcer.

S'ajoutera à cette liste, ce qui pourrait paraître primordial selon les critères essentiels qui sont les nôtres, à savoir la liste des médicaments critiques sur le plan thérapeutique.

Nous accueillons donc aujourd'hui M. Michel Rao, sous-directeur des industries de santé, des biens de consommation et de l'agroalimentaire, M. Antoine Delattre, directeur de projet, et M. Louis-Samuel Pilcer, directeur de projet.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Michel Rao, Louis-Samuel Pilcer et Antoine Delattre prêtent serment.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Pour cette audition d'une durée d'environ une heure et demie, nous vous laissons tout d'abord la parole pour un propos général de moins de dix minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera des questions complémentaires.

M. Michel Rao, sous-directeur des industries de santé, des biens de consommation et de l'agroalimentaire à la Direction générale des entreprises. - Madame la présidente, madame la rapporteure, mesdames, messieurs, je vous remercie de cette invitation, qui me permet de présenter aujourd'hui l'action de la DGE dans le domaine du médicament.

De manière générale, notre rôle est de concevoir et de mettre en place des politiques publiques concourant au développement des entreprises. Par conséquent, nous portons des missions à la fois sectorielles - donc de politique industrielle -, des missions transverses, notamment en matière de simplification réglementaire et de politique d'innovation, et des missions relatives à la transformation écologique et numérique des entreprises.

Dans le secteur du médicament plus spécifiquement, nous menons des actions et suivons un certain nombre de sujets ayant trait à la compétitivité de la filière française ainsi qu'à ses efforts de réindustrialisation.

Nous ne participons pas directement à la gestion des pénuries, mais nous collaborons étroitement avec le ministère de la santé et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), dans le cadre du volet industriel de cette gestion.

Avant la crise de la covid-19, l'action de la DGE était plutôt centrée sur l'innovation, avec notamment pour objectif de positionner la France en leader en matière de biothérapies et de bioproduction de ces thérapies innovantes.

La crise de la covid-19 a donné lieu à une prise de conscience collective de notre forte dépendance industrielle, ce qui nous a conduits à nous positionner plus fortement sur ces enjeux de souveraineté industrielle. Ainsi, dans un premier temps, en 2020 et 2021, une réponse immédiate a été apportée à la crise et, dans un second temps, a été développée une réflexion plus structurée, qui a abouti à la définition d'une liste de médicaments stratégiques d'un point de vue industriel et sanitaire (MSIS).

Je terminerai mon propos liminaire en évoquant des sujets européens.

Pour commencer, voici quelques chiffres concernant la filière industrielle du médicament en France : en 2020, on comptait 260 laboratoires pharmaceutiques, répartis sur plus de 400 sites industriels, et une quarantaine de façonniers, également appelés contract drug manufacturing organisations (CDMO), travaillant pour ces donneurs d'ordre, dont vingt-quatre produisaient des substances actives. Cette industrie représente 63 milliards d'euros de chiffre d'affaires, dont la moitié est réalisée à l'export, et entre 100 000 et 130 000 emplois directs. En termes de chiffres d'affaires, la France se situe à la cinquième place mondiale derrière les États-Unis, la Chine, le Japon et l'Allemagne. En revanche, en termes de production pharmaceutique, la France occupe la cinquième position en Europe, derrière la Suisse, l'Italie, l'Allemagne et le Royaume-Uni.

Au sein du médicament, deux segments doivent être distingués. La bonne santé financière des grands groupes ou des start-up est souvent liée à des produits innovants, plus chers, et masque une autre réalité, celle des producteurs et des exploitants de molécules matures - pour résumer, les médicaments génériques -, qui sont souvent dans des situations économiques moins favorables. Les médicaments génériques représentent 21 milliards d'euros de chiffre d'affaires annuel, soit environ un tiers du chiffre d'affaires global de cette industrie.

En ce qui concerne les actions mises en oeuvre par la DGE, je commencerai en février 2019, lorsque la filière industrielle et l'État se sont regroupés au sein d'un comité stratégique de filière (CSF), intitulé « Industrie et technologies de santé », présidé par la Fédération française des industries de santé (Fefis).

L'ensemble des fédérations professionnelles y est représenté - Les entreprises du médicament (Leem), le syndicat de l'industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie (Sicos), mais également le syndicat du diagnostic in vitro (Sidiv) et le syndicat national de l'industrie des technologies médicales (Snitem) -, ainsi que les administrations et les ministères - les ministères chargés de l'industrie, de la recherche et de la santé en particulier. Il s'agit d'une instance de coconstruction d'actions partagées entre l'État et l'industrie, comme souhaité par le Conseil national de l'industrie, afin d'avancer sur nos priorités collectives.

Lors de la signature de ce premier contrat en 2019, les grands défis identifiés par la filière étaient, premièrement, de consolider le leadership français dans la production, en particulier en matière de bioproduction, et deuxièmement, de renforcer l'internationalisation des entreprises. Il avait été indiqué dans ce contrat qu'« en termes d'indépendance sanitaire, il est important que la France se renforce dans la production de thérapies innovantes. » A donc été lancé un projet structurant concernant la bioproduction, qui représente un important potentiel d'innovation technologique. Les industriels du CSF ont donc étroitement collaboré avec la DGE, le ministère de la santé et le ministère de la recherche, ce qui nous a permis de définir et de mettre en oeuvre la stratégie d'accélération biothérapies et production, annoncée en 2022, qui a pour objectif de placer la France en leader mondial et de produire 20 biomédicaments d'ici à 2030.

Ensuite, en 2020, la crise de la covid-19 nous a fait prendre conscience de l'existence de difficultés majeures dans nos chaînes d'approvisionnement en matière de produits de santé. Pour cette raison, le Gouvernement a lancé deux appels à projets : le premier, Capacity Building, pour financer des projets qui visent à répondre directement à la crise de la covid-19, et le second, Résilience, pour renforcer nos chaînes d'approvisionnement.

Pour le secteur de la santé, le Gouvernement a donc mobilisé plus de 800 millions d'euros d'aides, pour environ 1,7 milliard d'euros d'investissements productifs publics-privés. L'appel à manifestation d'intérêt (AMI), Capacity Building, a permis d'augmenter nos capacités de production de traitements et de dispositifs utilisés dans la lutte anti-covid, par exemple s'agissant des respirateurs, de l'oxygénothérapie, des flacons et des seringues nécessaires aux vaccinations anti-covid. Les 671 millions d'euros investis par l'État dans cet AMI ont permis de soutenir 59 projets, qui ont mobilisé 1,2 milliard d'euros d'investissements publics-privés. L'État a également financé une usine de production du principe actif du paracétamol, qui sera opérationnelle en 2025 ou 2026.

Ensuite, dans le cadre de l'appel à projets Résilience, dont le champ dépassait celui de la santé, 158 millions d'euros ont été mobilisés pour le périmètre de la santé, ce qui a notamment permis de mettre en place des filières souveraines pour des produits ayant connu de fortes pénuries durant la crise et de soutenir des capacités de production de molécules critiques en France, soit 128 projets pour 565 millions d'euros d'investissements publics-privés.

L'objectif de cet appel à projets Résilience étant de réduire notre dépendance dans un certain nombre de secteurs stratégiques au-delà de celui de la santé, comme ceux de l'agroalimentaire et de l'électronique, mais également de relancer notre économie pour garantir la création de valeur en France, nous avons donc évalué si les projets concernaient des médicaments dits d'intérêt thérapeutique majeur (MITM), tout en tenant compte d'autres critères, comme les dimensions sociales et environnementales des projets. À terme, on estime à 6 500 emplois le nombre d'emplois créés par ces deux appels à projets.

Parmi les projets soutenus, plus d'une centaine de projets concernant des médicaments ou des vaccins ont renforcé la chaîne de valeur de ces MITM, et plus d'une quarantaine de projets ont visé à la relocalisation ou à la sécurisation de capacités de production de principes actifs, en particulier pour des molécules utilisées en réanimation, qui ont connu de fortes tensions pendant la crise de la covid-19. Les capacités de production ont également été renforcées en matière de tests de diagnostic in vitro, pour mettre en place une filière souveraine en France, ainsi que s'agissant de la chaîne de valeur des vaccins, pour permettre à la France de disposer de capacités de remplissage additionnelles de 670 millions de doses. Nous estimons qu'environ 10 % des projets soutenus sont actuellement achevés. La durée de ces projets, qui comportent souvent une phase de R&D en amont de la phase d'industrialisation, est en majorité de l'ordre de trois à quatre ans, ou de cinq ans maximum.

Une fois passée l'urgence du contexte de relance post-covid, et au-delà des vulnérabilités spécifiques à la lutte contre la covid-19, il a fallu structurer une approche méthodologique afin de cibler les investissements en faveur de la relocalisation de productions de médicaments. Cela s'est traduit dans l'avenant au contrat stratégique de filière de juin 2021, à l'occasion duquel une extension de son périmètre à une plus grande part de la chaîne de valeur des industries de santé a été décidée. La crise a en effet montré l'existence de l'urgence à assurer la résilience de notre industrie de santé en matière d'approvisionnement en principes actifs. Nous avons donc collectivement créé un nouveau projet Relocalisation de principes actifs intermédiaires ou médicaments essentiels, ce qui a conduit à la réalisation de deux livrables majeurs : une étude sur la vulnérabilité des chaînes de valeur du principe actif et la construction de la liste des MSIS par le Gouvernement.

Au sujet du premier livrable, il s'agit d'une étude menée par l'entreprise PwC pour le Sicos portant spécifiquement sur les questions de compétitivité de notre industrie, notamment au regard des réglementations européennes, qui est l'un des facteurs explicatifs de notre dépendance grandissante aux fournisseurs asiatiques de principes actifs. En effet, 40 % des médicaments commercialisés dans l'Union européenne proviennent de pays tiers et 60 % à 80 % des principes actifs sont produits uniquement en Chine et en Inde. Une molécule sur six n'est plus produite en Europe, en particulier les molécules matures, et 63 % des lignes de production de principes actifs valides sont détenues par des fabricants asiatiques, contre 33 % pour l'Europe. En 2000, cette proportion était inverse et, en 2005, l'Asie a rattrapé l'Europe.

Cette délocalisation progressive est en partie due à des réglementations sociales et environnementales plus strictes en Europe, imposant, à juste titre, aux producteurs des obligations en matière environnementale, par exemple pour les rejets de solvants dans les rivières, pour le contrôle de la pollution de l'air, mais également en matière sociale, notamment s'agissant de la protection des travailleurs contre les explosions ou de l'inhalation de produits toxiques. Les fabricants asiatiques qui exportent en Europe ne sont pas soumis à ces réglementations. Selon cette étude, la mise en place d'une unité de production de principes actifs en Europe implique un surcoût de l'ordre de 20 % à 40 % par rapport à une unité de production en Asie, dont une part significative est liée au respect de ces réglementations environnementales. Néanmoins, il existe de fortes disparités selon le type de produit considéré.

Au sujet du prix des médicaments, la DGE participe aussi aux discussions interministérielles, au sein du Comité économique des produits de santé (CEPS), concernant la fixation du prix des médicaments, en particulier pour la mise en oeuvre de l'article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022, qui a trait au critère industriel, ainsi que de l'article 28 de l'accord-cadre entre le CEPS et le Leem. Ces outils permettent de répondre, en partie, à des difficultés d'approvisionnement, lorsqu'il s'agit d'un prix trop faible.

Néanmoins, sur le sujet plus large et global de la régulation des produits de santé, une mission a été lancée par la Première ministre en janvier 2023, qui se donne pour objectif d'établir un diagnostic partagé sur notre modèle de prise en charge ainsi que ses voies d'amélioration, afin de renforcer notre compétitivité et de mieux lutter contre les tensions d'approvisionnement et les pénuries. En effet, le système de soins français doit en effet concilier plusieurs objectifs : l'accès des patients aux médicaments, la lutte contre les pénuries, le renforcement du tissu productif, l'attractivité du territoire, mais également la soutenabilité des dépenses et l'équilibre ainsi que l'équité dans la répartition des efforts.

Sur ces questions très complexes, nous serons attentifs aux conclusions que rendra la mission portant sur tout sujet de réforme du financement des produits de santé.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Pourriez-vous raccourcir votre propos afin de préserver un temps d'échange ?

M. Michel Rao. - Le second livrable du CSF est la liste des MSIS, issue du constat qu'un préalable à la poursuite et à la pérennisation des efforts de relocalisation était d'identifier précisément les médicaments et les principes actifs dont la relocalisation de la production en France est prioritaire en raison de trois critères : l'intérêt thérapeutique, l'absence de solution de substitution et la vulnérabilité des chaînes de production.

En effet, il est nécessaire de disposer d'une liste plus restreinte que celle des MITM, qui compte quelque 6 000 molécules, pour concentrer nos efforts et maximiser les effets de nos actions en termes de souveraineté sanitaire et industrielle. En 2022, un groupe de travail a été lancé réunissant la DGE, la direction générale de la santé (DGS) et l'ANSM pour constituer une telle liste de médicaments.

Dans ce processus, la DGS et l'ANSM identifient les médicaments les plus stratégiques au regard de leur intérêt thérapeutique. Ensuite, la DGE mène avec l'ANSM une analyse de la vulnérabilité industrielle de la chaîne d'approvisionnement, en prenant en compte notamment la dépendance aux approvisionnements extra-Union européenne. Pour cela, on s'appuie sur des analyses des ruptures et des sites de production de ces médicaments afin d'identifier ceux dont la chaîne de production est la plus fragile. Enfin, nous faisons le lien avec les industriels du CSF pour qu'ils mettent notre analyse à l'épreuve, qu'ils étudient les causes profondes des vulnérabilités, ainsi que la faisabilité et le coût d'une éventuelle relocalisation.

Pour terminer, notre stratégie industrielle doit également être construite au niveau européen. L'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire (HERA) est un élément de réponse. Avec la DGS, nous souhaitons qu'elle soit dotée d'objectifs ambitieux, car elle a un rôle majeur à jouer pour sécuriser les chaînes d'approvisionnement et pour répondre aux crises sanitaires.

Par ailleurs, au regard des différences de marché identifiées pour le secteur de la santé, la France a proposé, en 2021, de mettre en place et de coordonner un projet important d'intérêt européen commun (Piiec) sur la santé pour répondre à plusieurs objectifs : promouvoir le développement et le déploiement de procédés de production plus durables et disruptifs, favoriser l'émergence de thérapies innovantes et contribuer aux efforts européens pour renforcer la résilience de l'Union. La DGE coordonne cette initiative au niveau interministériel.

Un Piiec est d'abord un outil permettant à des États membres, après avoir obtenu l'accord de la Commission européenne, de financer des projets industriels dépassant les seuils habituellement autorisés, aussi bien en termes de montant que de pourcentage d'aides. Un Piiec permet de déroger à ces seuils à une double condition : d'une part, qu'il existe une coalition d'États membres, afin d'assurer un véritable passage à l'échelle industrielle ; de l'autre, que les projets répondent à une faille de marché, autrement dit que les conditions du marché, d'un point de vue économique ou technologique, n'incitent pas naturellement les entreprises à investir. Ce critère d'innovation est très strict : la Commission ne valide que les projets déployant des technologies qui vont au-delà de l'état de l'art.

Le Piiec santé a été annoncé en mars 2022, sous la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE). Il a été conçu en deux vagues et doté d'un projet d'environ 1,5 milliard d'euros, pour mettre en place une politique industrielle européenne, et non pour répondre spécifiquement à la pénurie de médicaments.

À ce titre, nous avons sélectionné trois projets, qui ont été notifiés à la Commission, dont un porte spécifiquement sur le recours à des procédés innovants, pour une chaîne de production de principes actifs critiques plus verte et mieux intégrée à l'échelon européen.

En résumé, à l'issue de la crise de la covid-19, nous avons engagé un certain nombre d'actions structurantes visant à réindustrialiser la France et à rétablir un certain degré de souveraineté industrielle et sanitaire. Néanmoins, ces actions en sont encore à leur début. Nous devrons sans doute attendre quelques années avant de voir pleinement leurs effets.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Premièrement, la presse affirme que seuls 18 projets sur une centaine financés par le plan de relance permettront, en réalité, de relocaliser la production de principes actifs ou d'ingrédients de médicaments. Confirmez-vous ces chiffres ?

Comment ces projets ont-ils été choisis ? Vous avez cité l'exemple du paracétamol : nous avons visité le chantier de l'usine Seqens. Elle est en train de sortir de terre et nous nous en félicitons. Mais pourquoi, en parallèle, ne pas dédier un projet à l'amoxicilline ?

Deuxièmement, qu'en est-il du ciblage et des conditions des programmes d'aide à la relocalisation ? Les pénuries et les tensions, d'une ampleur désormais mondiale, sont notamment le fruit de plusieurs décennies de délocalisations. Est-il éthique de mobiliser des fonds publics pour aider les entreprises à relocaliser, alors même qu'elles ont délocalisé pour réduire leurs coûts ? Dénonçant cet état de fait dans une récente tribune, un certain nombre de professeurs de médecine ont préconisé la création d'un établissement public à but non lucratif chargé de mettre en oeuvre des partenariats public-privé visant à coordonner cette stratégie de relocalisation : que répondez-vous à ces critiques ? La DGE s'est-elle penchée sur cette proposition ?

Troisièmement, les aides à la relocalisation financent la modernisation et le renforcement de nos capacités de production. Faut-il en déduire que, selon vous, l'industrie pharmaceutique française souffre encore d'un manque de compétitivité, notamment face à d'autres pays européens ? De quelles conditions entendez-vous assortir ces aides ciblées ? Il ne faudrait pas que les entreprises aidées dans ce cadre délocalisent de nouveau à brève échéance. J'ajoute que l'effort de relocalisation doit être conçu et coordonné à l'échelle européenne : au sein de notre commission d'enquête, nous en sommes tous convaincus.

Quatrièmement, on constate que les groupes pharmaceutiques français sont assez peu performants en matière d'innovation. Or, au titre de la recherche-développement, ils bénéficient d'une très forte dépense publique. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

Cinquièmement, une première liste de 48 médicaments critiques a d'ores et déjà été arrêtée par Bercy, et nous nous en réjouissons : à l'évidence, le Gouvernement suit avec attention les travaux de notre commission d'enquête puisque celle-ci a été annoncée hier, à la veille de cette audition. Cela étant, monsieur Pilcer, vous avez déclaré au sujet de cette liste : « Nous l'avons constituée sans prendre en compte notre capacité à relocaliser ces médicaments. Pour certains, nous allons nous rendre compte que nous n'en sommes pas capables. » Dès lors, que comptez-vous faire ? J'imagine qu'il existe un plan européen de relocalisation, mais nous sommes en plein flou artistique.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - J'ajoute que cette liste ne tient pas compte de l'intérêt thérapeutique.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Tout à fait.

Cette première liste doit être suivie d'une autre, plus large ; ce que nous envisageons pour notre part, c'est une liste, restreinte, d'une centaine de produits.

Sixièmement, lors de notre déplacement à Bruxelles, nous avons eu beaucoup de mal à obtenir des informations quant aux projets menés dans le cadre du Piiec, alors même qu'il s'agit d'une initiative ancienne. Vous en avez mentionné trois : pouvez-vous nous indiquer lesquels ? Quels sont les acteurs français, de l'industrie ou de la recherche, engagés dans ce cadre ?

Septièmement et enfin, je note que vous êtes associés à la fixation des prix avec le CEPS. Or ce travail est entouré d'une grande opacité, laquelle crée beaucoup de doutes dans la population. Que pensez-vous d'une transparence de la fixation des prix ?

Ces derniers dépendraient de quatre éléments clairement identifiés : le coût réel de production, le respect d'un certain nombre de normes sociales et environnementales - ce critère est indispensable pour éviter la concurrence déloyale -, l'évaluation du service médical rendu et la marge bénéficiaire. Aujourd'hui, le prix de certains médicaments s'envole sans que l'on sache réellement pourquoi et le prix des médicaments matures ne cesse de baisser, au point que leur production devient parfois impossible.

M. Michel Rao. - La liste des médicaments stratégiques est construite en commun avec le ministère de la santé.

Dans un premier temps, ce dernier consulte un certain nombre d'acteurs, notamment les sociétés savantes, pour établir la liste des médicaments critiques d'un point de vue sanitaire et thérapeutique. Il s'agit là de médicaments essentiels à notre système de soins.

Sur cette base, la DGE constitue un sous-ensemble, une liste de médicaments critiques dont la chaîne d'approvisionnement est fortement délocalisée. À ce titre, nous examinons un certain nombre de critères, industriels notamment : combien y a-t-il d'exploitants, de producteurs du principe actif et du produit fini ? Quelle est la part de la production assurée hors d'Europe ? Ce travail nous permet d'apprécier l'intensité du risque pesant sur la chaîne de valeur de production du médicament.

La liste de médicaments critiques est adossée à un ensemble d'actions menées par le ministère de la santé, qu'il s'agisse de l'effort de prévision et d'anticipation ou encore de gestion des pénuries, et par Bercy.

C'est sur le sous-ensemble évoqué que nous nous fondons pour prioriser nos efforts de relocalisation. Nous examinons les situations au cas par cas et nous dialoguons avec les industriels pour savoir s'ils peuvent ou non relocaliser la production du principe actif ou du produit fini en France.

La méthodologie que nous appliquons est issue du rapport Giorgi, modulo des adaptations mineures. Elle prend en compte les implantations à l'échelle européenne. Un médicament produit en Europe par un grand nombre d'acteurs, pour laquelle la part des producteurs européens est élevée, ne sera pas considéré comme stratégique. Nous n'étudierons donc pas sa relocalisation : la présence d'un grand nombre de producteurs en Europe est considérée comme un gage de sécurité d'approvisionnement.

Un Piiec est avant tout un outil juridique ; il permet aux États membres de demander l'accord de la Commission pour financer des projets au-delà des seuils autorisés. Plusieurs Piiec ont été lancés, notamment au sujet de la nanoélectronique et du cloud. Le Piiec santé a vu le jour entre 2021 et 2022. Dans ce cadre, une quarantaine de projets ont été notifiés par l'ensemble des États membres parties prenantes à la Commission européenne au titre de la première vague de financements, dont trois projets en France. À ce stade, je ne puis vous en communiquer le détail, car ils n'ont pas été rendus publics.

Nous attendons également des retours de la Commission européenne. Toutefois, si vous le souhaitez, je pourrai vous faire parvenir par écrit le détail des projets que la France a retenus.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous vous demanderons ces éléments.

M. Michel Rao. - Selon nous, les modalités de fixation des prix par le CEPS répondent déjà aux impératifs de transparence. La loi fixe les critères explicitement pris en compte dans la tarification des produits de santé. L'accord-cadre entre le CEPS et Leem détaille, quant à lui, les dispositions qui peuvent être mobilisées, par exemple pour assurer la stabilité du prix de tel ou tel médicament.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous êtes devant une commission d'enquête et vous êtes tenu de répondre précisément aux questions qui vous sont posées. En l'occurrence, votre propos relève de la langue de bois, car la transparence est loin d'être de mise.

M. Michel Rao. -Les prix faciaux sont publiés. Quant aux prix nets, négociés entre les entreprises et le CEPS, ils ne sont effectivement pas communiqués, pour des raisons tenant au secret des affaires.

Faut-il prendre en compte le coût de production du médicament dans la fixation du tarif ? Cette question est complexe. L'avantage d'un tel choix, c'est de garantir que la production, puis la commercialisation du produit sont rentables. L'inconvénient, c'est la difficulté de contrôler la fiabilité des informations communiquées. Toutes les entreprises ne disposent d'ailleurs pas d'une comptabilité analytique. De surcroît, ce dispositif pourrait créer de mauvaises incitations : les industriels feraient moins d'efforts pour optimiser leurs coûts, ce qui aurait un impact sur les dépenses publiques.

Par ailleurs, les différences dans la compétitivité des entreprises s'expliqueraient notamment par le respect des normes. La Commission européenne a proposé, dans sa récente communication relative au paquet pharmaceutique, d'évaluer systématiquement les risques environnementaux que pourraient comporter les médicaments commercialisés dans l'Union. C'est un premier pas intéressant. Il faut améliorer la coordination européenne en la matière, pour que soient harmonisées les normes applicables à l'ensemble des producteurs qui exportent leurs médicaments dans l'Union.

Précédemment, j'ai mentionné que le montant des aides du plan France Relance s'élèverait à plus de 800 millions d'euros. Il s'agit très précisément de 829 millions d'euros, dont la majorité - quelque 671 millions d'euros pour être exact - a été fléchée vers l'AMI Capacity Building. Cet AMI visait à sélectionner des projets industriels pour répondre à nos besoins de médicaments et de dispositifs médicaux lors de la crise de la covid-19. Le reste, soit 158 millions d'euros, a été consacré à l'appel à projets Résilience.

Tout d'abord, nous avons choisi les projets pour leur capacité à relancer notre économie et à soutenir la relocalisation industrielle. Ensuite, nous avons regardé s'ils concernaient des MITM - nous ne disposions pas, à ce moment-là, de la liste des MSIS -, s'ils visaient à moderniser des lignes de production, au moyen de nouveaux procédés, notamment celui de la chimie en flux continu, qui permet de dépenser moins d'énergie et ainsi de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Par ailleurs, nous avons regardé s'ils permettaient d'augmenter les capacités de production de principes actifs pour lesquels nos capacités sont moindres. Enfin, nous avons regardé s'il y avait des effets sur la création d'emplois.

Telle est l'analyse multicritère en fonction de laquelle nous avons sélectionné les projets.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Pourriez-vous nous donner davantage d'informations sur les listes de médicaments ?

M. Michel Rao. - Une première liste de 20 médicaments a été annoncée en février dernier. Son élaboration résulte d'un travail progressif. Nous procédons par aire thérapeutique. Nous avons commencé par regarder l'ensemble des médicaments utilisés en anesthésie-réanimation, en cardiologie et en oncologie. Notre travail s'étendra sur plusieurs mois, car nous allons étudier, aire par aire, les médicaments dont la production doit être relocalisée.

Cette première liste de 20 médicaments a été suivie, à la suite de nos travaux, d'une seconde liste, qui comprend aujourd'hui quelque 48 médicaments. À l'avenir, il y en aura davantage, car la direction générale de la santé a mentionné l'objectif d'établir une liste de 200 à 300 MSIS parmi les 6 000 MITM ; cela revient donc à opérer une sélection exigeante.

Le déséquilibre de compétitivité au sein de l'Union européenne est difficilement quantifiable. Il dépend davantage d'autres facteurs que des facteurs environnementaux que j'ai mentionnés précédemment. En effet, la réglementation européenne est, par définition, applicable à l'ensemble des États membres. Des différences de compétitivité peuvent exister à propos de la main-d'oeuvre. En effet, la production de certains principes actifs nécessite des opérations très complexes requérant beaucoup de main-d'oeuvre ; or le coût du travail varie d'un pays à l'autre.

Pour offrir de la prévisibilité aux entreprises, nous avons retenu le critère industriel, inscrit dans l'article 65 de loi de financement de la sécurité sociale pour 2022, dans la fixation du prix du médicament. Cela permet d'avantager les industriels dont la chaîne de production est bien implantée dans l'Union européenne et de mieux garantir la sécurité d'approvisionnement.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je vais vous demander de préciser un certain nombre de points. Nous avons vraiment besoin d'avoir plus d'éléments. Les réponses à vos questions doivent être plus directes.

Par exemple, vous avez dit que le critère industriel est pris en compte dans la fixation du prix, mais je voudrais savoir très précisément combien de fois la DGE est intervenue auprès du CEPS pour que ce critère soit pris en compte dans le prix.

Par ailleurs, vous avez déclaré que, à partir du moment où un médicament est produit dans l'Union, il n'est pas considéré comme stratégique, car il ne devrait pas souffrir d'une pénurie, pour ainsi dire. Quelle acception donnez-vous au terme de « médicament » ? Si l'on parle du principe actif, du produit fini, ou encore de telle ou telle substance chimique nécessaire à sa fabrication, alors les échelles ne sont pas les mêmes, vous en conviendrez !

De plus, vous n'avez pas répondu à ma question relative à la politique de délocalisation menée par les industriels. Je vous ai fait état d'un certain nombre de propositions de professeurs de médecine, visant notamment à instaurer un établissement à but non lucratif qui serait chargé de mettre en oeuvre des partenariats public-privé. De fait, est-ce véritablement éthique et déontologique de donner de l'argent public à des entreprises pour qu'elles relocalisent ? D'autant plus qu'il y a des incertitudes : les entreprises pourraient de nouveau délocaliser leurs activités un an ou deux après avoir bénéficié d'une aide à la relocalisation !

Vous n'avez d'ailleurs pas répondu non plus à ma question relative aux exigences et aux conditions d'attribution de telles aides. Les finances publiques ne sont pas des puits sans fond ! Il faut avoir des exigences en la matière.

M. Michel Rao. - La doctrine d'application de l'article 65 n'a été finalisée que très récemment. Pour l'heure, nous n'avons pas suffisamment de recul pour évaluer ses effets. N'ayant pas en tête le nombre de fois que cet article a été mobilisé, je vous donnerai la réponse par écrit.

Selon nous, un médicament produit dans l'Union n'est pas considéré comme stratégique, comme je l'ai déjà indiqué, parce que nous savons que nous avons une capacité de production en Europe. Or cela nous permet de nous prémunir contre un certain nombre de risques, tels que la fermeture des frontières. Un tel cas - extrême - aurait pu se produire au moment de la flambée de l'épidémie de la covid-19 en Chine à l'automne dernier : la Chine aurait pu fermer ses frontières pour l'exportation de principes actifs.

Je pourrai vous faire parvenir le détail de cette méthodologie. Elle prend en compte l'ensemble des critères que vous avez mentionnés : le nombre de laboratoires qui exploitent ce médicament, le nombre de fournisseurs du principe actif, la part des sites de production du principe actif établis en Europe et au-dehors, le nombre de sites de production du produit fini, et la part de ces sites installés en Europe et au-dehors.

À cet ensemble de critères, il faut en ajouter deux : un taux supérieur à 30 % d'usines de production de principes actifs situées en dehors de l'Europe ; trois ruptures par an entre 2018 et 2020. À l'aune de tous ces critères nous attribuons un score - sur vingt -, au médicament, qui nous permet de dire s'il est stratégique ou non d'un point de vue industriel.

Nous réfléchissons à demander, en contrepartie de futures aides à des actions de relocalisation et de réindustrialisation - pour l'instant, elles n'ont pas été lancées - que les industriels s'engagent à prendre des clauses garantissant la sécurité d'approvisionnement. Elles permettraient à l'État de demander à un industriel de fournir en priorité le marché français ou d'accélérer sa livraison, en cas de pénuries.

La question relative à l'institution d'un pôle public-privé chargé de la relocalisation de la production de médicaments n'est pas simple. Un tel pôle pourrait redonner la main à la puissance publique dans le choix de produire un médicament ou non. Néanmoins cela soulèverait nombre de difficultés opérationnelles. La compétitivité de ce pôle n'est pas forcément évidente. Il faudra investir, trouver les compétences, suivre les nouvelles technologies, etc.

De plus, un tel pôle ne résoudrait pas la question du prix du médicament. Dans un certain nombre de cas, la décision prise par un industriel de ne pas produire un médicament en Europe ou en France est liée à des questions de rentabilité, notamment à l'écart entre le coût de production et le tarif négocié avec le CEPS. Aussi faudra-t-il regarder si l'application de l'article 65 et de l'article 28 de l'accord-cadre entre le CEPS et le Leem, à la suite des nouvelles orientations ministérielles, incitera significativement les industriels à produire plus en France et en Europe.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Si j'ai bien compris, vous ne demandez aucune condition aux entreprises, lorsque vous les incitez à relocaliser, au moyen des aides que vous attribuez. Autrement dit, le Gouvernement ne demande pas à l'entreprise de s'engager à rester un temps précis sur le territoire français. Ainsi, ces aides publiques sont versées sans critère de conditionnalité, n'est-ce pas ?

Lors des négociations avec le CEPS, défendez-vous la hausse du prix des médicaments matures, qui sont confrontés au risque de pénurie ? Quelle est votre position sur cette revendication, que nous avons entendue lors de nos auditions ?

Au reste, nous savons que l'enveloppe relative aux médicaments est la variable d'ajustement du budget de la sécurité sociale lors de son examen au Parlement. Malheureusement, il y a un jeu de vases communicants : le coût de médicaments matures est baissé pour répondre aux demandes exorbitantes relatives aux médicaments innovants. Or, à un moment donné, le risque est qu'il n'y ait plus de médicaments matures, car les industriels estimeront qu'ils ne sont plus rentables.

M. Michel Rao. - Nous n'avons pas lancé de nouveaux dispositifs de soutien à la relocalisation hormis ceux que j'ai cités, qui sont désormais clos, à savoir l'AMI Capacity building et l'appel à projets Résilience. Nous réfléchissons, dans le cadre de futures actions, à intégrer des demandes d'engagement relatif à la sécurité de l'approvisionnement du marché français.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Y avait-il déjà des conditions dans les dispositifs que vous avez lancés ? Plus précisément, des conditions ont-elles été posées afin de garantir que l'entreprise Seqens ne délocalise pas son activité dans quelques années ?

Si vous ne savez pas, vous nous répondrez par écrit.

M. Michel Rao. - Je ne sais pas. Je vous répondrai par écrit à propos de Seqens.

Par ailleurs, les orientations ministérielles, fixées lors du comité de pilotage de la stratégie de prévention et de lutte contre les pénuries de médicaments, ont décidé qu'un moratoire sur les génériques MSIS soit organisé et que le CEPS regarde attentivement les demandes de hausse de prix des médicaments matures produits en Europe.

Je pourrai vous répondre, par écrit également, sur le nombre de dossiers déposés. L'ensemble des ministères représentés au CEPS veille au respect de ces orientations, de sorte que, s'agissant des médicaments stratégiques qui représentent un enjeu de santé publique, nous puissions regarder l'ensemble des hausses des dépenses éligibles permettant d'octroyer une hausse de coût au titre de l'article 28 de l'accord-cadre.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Est-il possible de nous faire parvenir la fameuse liste des 48 médicaments ? Pourquoi avez-vous choisi d'ériger en priorité les aires thérapeutiques oncologie et anesthésie-réanimation et certains médicaments ? Lister 48 médicaments, au regard des 6 000 MITM, c'est peu !

Vous proposez une liste de 48 médicaments, alors même qu'il reste nombre de sociétés savantes à interroger, ce qui soulève de véritables difficultés.

Quid du lien de cette liste avec celle de l'Organisation mondiale de la santé et celle de l'Agence européenne des médicaments (EMA) ? Cette liste sera-t-elle limitative et arrêtée ou, au contraire, pourra-t-elle évoluer dans le temps ?

Vous évoquez cette question de la souveraineté. Dans les choix qui ont été faits dans le cadre du plan de relance, il y a eu - je reprends vos propos, consignés dans des verbatim - « aussi des échecs dans les choix, dès à présent des échecs dans les choix d'accompagnement. »

Je pense que Carelide, qui fabrique des poches de perfusion de paracétamol, a été cité. Nous sommes bien d'accord ? Je n'invente pas : je reprends les termes exacts qui ont été utilisés dans certaines de vos interventions publiques.

Dans ce dossier, cinq millions d'euros d'accompagnement ont été accordés dans le cadre du plan de relance. Finalement, les hôpitaux et les acheteurs publics ont continué à acheter à l'étranger, compte tenu de la masse budgétaire des commandes - quelques centimes d'euros supplémentaires pour une poche, cela pèse lourd dans la balance sur les lots complets... Il est compliqué de traiter de ces questions sans tenir compte de la ligne hôpital du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS).

Il a d'ailleurs été annoncé qu'une circulaire a été envoyée aux acheteurs publics pour prendre en compte le critère de sécurité d'approvisionnement, essentielle pour les poches et certains dérivés injectables, et dont on sait qu'elle est fortement compromise par la localisation en Asie.

Au-delà de l'annonce qui a été faite, comment envisagez-vous votre place dans le système de financement de la santé en France, qui est sous le joug du sacro-saint objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), du PLFSS et des lignes budgétaires médicaments et hôpital ? Comment articuler les choses pour être à la fois efficace en matière de réindustrialisation et de souveraineté et ne pas exploser les déficits de la sécurité sociale ? C'est un vrai sujet.

Des comités de pilotage, des task forces, on en a vu beaucoup ! Nous aimerions savoir comment cela fonctionne.

Qu'appelez-vous « production » au regard de la chaîne de production ? La chaîne de valeur du médicament commence par les matières premières, donc en amont des principes actifs, et finit, pour la France, par le conditionnement secondaire. Que regardez-vous dans la chaîne de valeur ? La relocalisation pour le flaconnage est très importante, mais ne participe pas à la souveraineté.

Vous parlez d'au moins trois ruptures par an. En réalité, les pénuries sont la partie visible de l'iceberg, puisqu'il y a aussi les tensions, qui peuvent dégrader la prise en charge thérapeutique des patients. Quand on ne traite que des pénuries, on court après l'histoire. Êtes-vous attentif à cet aspect des choses ?

M. Michel Rao. - Je vous transmettrai par écrit la liste des 48 médicaments.

Je n'ai pas d'information sur les raisons pour lesquelles les aires que j'ai citées ont été choisies en premier. Ce travail en amont d'identification des médicaments critiques au sein des aires thérapeutiques est mené par le ministère de la santé avec les sociétés savantes. Nous intervenons assez peu dans ce domaine.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous essayons de comprendre le process : alors que le ministère de la santé vous a passé commande d'une liste, vous avez dit, dans la presse, que vous ne saviez pas si vous seriez en capacité de relocaliser.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - C'est M. Pilcer qui a tenu ces propos. Il a prêté serment : il peut s'exprimer !

M. Michel Rao. - D'abord, le ministère de la santé regarde quels sont les médicaments critiques, d'un point de vue thérapeutique, en fonction d'aires thérapeutiques. C'est la partie amont du processus. Nous intervenons assez peu à ce stade.

Une fois que nous disposons de cette liste de médicaments critiques d'un point de vue thérapeutique, nous regardons ceux pour lesquels il y a des vulnérabilités sur la chaîne de valeur - donc, comme je le disais, ceux qui sont peu produits en Europe.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Que signifie « peu produits en Europe » ? La chaîne de valeur est très vaste. Pour certains médicaments, il y a 35 étapes, voire plus. Pour les vaccins, cela peut être 200 à 300 étapes...

M. Michel Rao. - À ce stade, la matrice d'analyse que nous utilisons est celle qui est issue du rapport Giorgi. C'est un processus forcément approximatif. On ne prend pas en compte 35 étapes de production dans ce scoring. On regarde où est produit le principe actif et où est effectué le conditionnement, le produit fini.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous regardez les matières premières du principe actif ?

M. Louis-Samuel Pilcer. - Je me permets de compléter.

Les matières premières du principe actif sont un élément dont nous ne disposons pas forcément.

En fait, la situation est très complexe : comme vous le savez, il existe différentes voies de synthèse. Les intermédiaires ne sont pas forcément les mêmes. Par conséquent, nous nous basons uniquement sur les deux étapes que sont le principe actif et le produit fini. Ensuite, nous regardons au cas par cas, pour chaque médicament, l'ensemble de la chaîne de valeur. Une vulnérabilité peut venir d'un intermédiaire de synthèse fabriqué uniquement en Chine et dont nous sommes très dépendants. Ce sont des situations que nous identifions avec les industriels et auxquelles nous cherchons à apporter des solutions.

Je veux compléter ce que j'ai dit hier. J'ai simplement annoncé que, en l'état actuel des travaux, nous en étions à 48 médicaments sur les trois aires thérapeutiques - la constitution de cette liste a été annoncée par les ministres début février.

Nous avons identifié des médicaments sur lesquels nous étions très dépendants, mais savoir si nous sommes capables de relocaliser leur production demande un travail avec les industriels pour voir, en fonction de l'état de notre industrie, ce que nous pouvons ou non produire en France. C'est un travail qui, par nature, prend beaucoup plus de temps et demande une discussion au cas par cas. En effet, nous devons discuter avec les industriels pour savoir ce sur quoi nous serons capables de reconstruire des capacités et ce sur quoi des capacités européennes ou une diversification des approvisionnements sont préférables. C'est pour chaque molécule que la possibilité d'une relocalisation doit être étudiée.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La parution des articles est dommageable pour notre audition : elle focalise notre attention.

Cela dit, depuis le début de nos travaux, le sujet de la liste de médicaments critiques revient tout le temps. Nous ne pourrons pas exiger quelque chose pour 6 000 ou même 3 000 MITM, mais nous pouvons peut-être sécuriser l'approvisionnement pour 200 d'entre eux. C'est essentiel.

La liste dont nous disposerons sera-t-elle celle des possibles ou celle des nécessaires ?

M. Michel Rao. - Celle des nécessaires.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Qu'est-ce à dire, s'il n'y a pas de faisabilité ?

M. Michel Rao. - L'approche consiste à identifier les médicaments pour lesquels il y a un problème sur la chaîne de valeur. L'action prioritaire est alors de discuter avec les industriels pour relocaliser. Si la relocalisation n'est pas possible, il faudra passer à un plan B : constitution de stocks, diversification des approvisionnements, etc.

On se demandera, au cas par cas, sur chacun des médicaments, s'il est possible de relocaliser, combien cela coûterait et s'il y a potentiellement d'autres actions, non financières, à mettre en oeuvre pour faciliter la relocalisation.

Dans la constitution de la liste des MSIS, nous avons discuté avec l'industrie en amont pour mettre à l'épreuve notre analyse. Cela nous permet de définir une approche au cas par cas, par médicament, mais, comme je le disais, ce que nous regardons en premier, c'est la possibilité d'une relocation du médicament.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Êtes-vous en lien avec l'Agence européenne des médicaments (EMA), qui a pour objectif de produire la cartographie au niveau européen d'ici au mois de décembre ? Un des premiers actes en matière de gestion de pénurie de médicaments, outre la liste, c'est de constituer cette cartographie...

M. Michel Rao. - Nous discutons surtout avec les services de la Commission européenne. Je pense que le ministère de la santé discute directement avec l'EMA. Ce n'est pas notre cas.

La liste des MSIS sera-t-elle évolutive ? Nous n'avons pas encore défini la fréquence à laquelle nous l'actualiserons, mais, par définition, dès lors qu'un médicament sera relocalisé en France ou en Europe, il ne sera plus MSIS, puisqu'il n'y aura plus de vulnérabilité sur la chaîne de valeur. Même si l'on ne sait pas comment ni à quelle fréquence elle évoluera, il faudra bien que cette liste s'adapte à la réalité industrielle.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - J'entends qu'il faut travailler au cas par cas. C'est tout à fait nécessaire, mais il faut tout de même un minimum d'anticipation pour éviter de se retrouver le dos au mur.

Par ailleurs, je reste extrêmement dubitative sur le manque de conditionnalité pour les entreprises. Je veux bien que l'initiative publique soit compliquée, mais vous êtes pieds et poings liés à ce qui se passe à l'extérieur et au bon vouloir des industriels. C'est inquiétant. Mais peut-être vos réponses écrites permettront-elles de me contredire...

M. Michel Rao. - En ce qui concerne le passé, l'appel à projets Résilience ne couvrait pas que le secteur de la santé. Il était plus large : il concernait aussi l'agroalimentaire. On n'a pas demandé aux industriels de l'agroalimentaire que l'on soutenait de respecter des clauses d'approvisionnement en produits alimentaires en cas de pénurie.

Cela soulève peut-être aussi la question un peu plus large de ce que l'on attend d'une aide. On peut considérer qu'une aide publique favorise les investissements industriels en France. Les industriels ont parfois besoin d'une incitation de la puissance publique pour produire. On peut aussi considérer que cette aide emporte des externalités positives qui lui sont propres : un projet industriel ou de R&D en France a des retombées économiques sur le territoire en termes d'emplois, d'investissements, de réduction des inégalités, en matière sociale, environnementale, etc. On peut aussi très bien considérer que la simple existence de ces externalités positives est le bénéfice direct de l'aide.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - On peut se rassurer à bon compte, mais l'expérience vous contredit !

Le Sénat est la chambre des collectivités territoriales. Nous avons des mandats locaux. Dans les collectivités, les aides, les subventions sont toujours assorties de conditions. Toujours !

L'objectif n'est pas de polémiquer, mais, visiblement, nous n'avons pas la même analyse.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Les externalités positives mériteraient d'être non seulement listées, mais aussi évaluées. L'État et, surtout, les Françaises et les Français en ont-ils pour leur argent ? C'est un vrai sujet, d'autant plus que si le risque économique est réel, on ne se situe pas dans l'innovation.

M. Michel Rao. - Il y a souvent un aspect d'innovation : les projets de réindustrialisation sont souvent associés à des efforts de R&D, qui permettent de produire pour moins cher et de manière plus verte en Europe.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Oui, mais ce n'est pas la même prise de risque sur une nouvelle molécule ! L'incertitude n'est pas la même lorsqu'il s'agit d'accompagner la recherche fondamentale - brevets, traitements innovants... L'usage des aides mériterait des contrôles et des comptes rendus réguliers, surtout dans ce domaine, puisque la pénurie de médicaments met en danger la santé.

Les cancérologues savent bien que la pénurie actuelle des anticancéreux classiques, avérés, que l'on utilise pour certains types de leucémies aiguës, se traduit par un retard dans la prise en charge thérapeutique. Les conséquences sont palpables.

Il est toujours bien de faire des rapports de contrôle, mais cela est particulièrement vrai sur le sujet qui nous intéresse, parce que le coût pour la santé est aussi un coût pour la population, pour les Françaises et les Français, et pour l'État.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Marc Childs, président-directeur général,
et Thierry Hoffmann, directeur général
et pharmacien responsable du laboratoire Delbert

(mercredi 10 mai)

Mme Alexandra Borchio Fontimp, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête par l'audition de MM. Marc Childs, président-directeur général et Thierry Hoffmann, directeur général et pharmacien responsable des laboratoires Delbert, que je remercie de s'être mobilisés.

Nous avons souhaité vous entendre, messieurs, afin de mieux comprendre comment fonctionne votre entreprise, décrite par le journal Le Monde en décembre dernier - je cite - comme « le laboratoire pharmaceutique qui sauve des médicaments en détresse ».

Nous avons déjà procédé à de nombreuses auditions et le prix trop faible des médicaments dans notre pays a souvent été pointé du doigt pour ses effets délétères sur l'offre de soins et ses conséquences dommageables pour la vie des patients. Je suis pour ma part assez choquée de voir que si vous parvenez à maintenir une production d'amoxicilline injectable, vous avez dû renoncer à la commercialiser en France, compte tenu d'un prix de revient supérieur au prix de vente. C'est dire si nous attendons votre éclairage sur la régulation des prix des médicaments et vos propositions pour la faire évoluer dans un sens plus conforme à l'intérêt des Français.

Par ailleurs, le Gouvernement a engagé une politique de relocalisation destinée à garantir notre souveraineté sanitaire, concept encore un peu flou, il faut bien le dire, tant les exemples de soutien restent à ce jour peu nombreux. Mais cette politique ne doit pas se résumer au retour sur le sol national ou au moins européen de la production de principes actifs. La souveraineté sanitaire passe évidemment par le maintien en France de la production des médicaments qui y sont encore fabriqués. C'est pourquoi nous attendons que vous nous expliquiez comment vous parvenez à relancer la production de médicaments orphelins ou de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM), indispensables à la santé de nombreux patients dans les aires thérapeutiques que couvrent vos produits.

Ce n'est pas vous faire injure que de dire que la taille des laboratoires Delbert est encore relativement modeste. Mais la forte croissance de votre chiffre d'affaires et le soutien que vous ont récemment apporté vos actionnaires, qui comprennent aussi bien un fonds d'investissement qu'une mutuelle, témoignent de l'intérêt de votre modèle économique. Nous sommes par conséquent impatients d'en savoir davantage et de comprendre comment ce modèle pourrait être appliqué à d'autres médicaments.

Avant d'aller plus loin, je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions : comme vous l'aurez compris, notre commission d'enquête entend obtenir des réponses étayées à des questions précises.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Marc Childs et Thierry Hoffmann prêtent serment.

Mme Alexandra Borchio Fontimp, présidente. - Monsieur Childs, vous avez la parole.

M. Marc Childs, président-directeur général des laboratoires Delbert. - Merci, madame la présidente.

Comme vous l'avez dit, Delbert est une création relativement récente, qui remonte à 2003, reprise par moi-même et Thierry Hoffmann en 2014.

Nous sommes deux anciens membres de l'industrie pharmaceutique, que nous connaissons donc de l'intérieur.

C'est pourquoi nous avons voulu Delbert différent, sans promotion. Pour ce faire, nous nous sommes intéressés à des produits connus et médicalement utiles. Dès le départ, nous nous sommes positionnés sur des médicaments connus sur le point de disparaître, pour une raison basique et simple. Thierry et moi avons mis environ 400 000 euros sur la table pour lancer l'activité de Delbert. En 2020, des fonds d'investissement, ainsi que la BPI, ont considéré que Delbert était une belle histoire, qu'il fallait soutenir soit par des prêts, soit par des investissements.

Notre mission était de trouver des produits en déshérence que les « Big Pharma » ne voulaient pas continuer à produire. Nous en avons trouvé assez rapidement.

Le premier était un médicament concernant une maladie rare, produit en France mais arrêté par un laboratoire américain, dont le prix de remboursement était aux alentours de 8 euros et dont le prix de production est passé assez rapidement autour de 25 à 26 euros. Nous avons demandé à l'époque au comité économique des produits de santé (CEPS) de prendre ces prix de production en considération. Il nous a été octroyé une augmentation qui a fait passer le prix à 46 euros.

Les alternatives à ce produit - des produits dits innovants - reviennent à 4 000 euros par mois. Pour nous, cela avait du sens, d'autant que les gens traités par ce produit s'étaient plaints auprès des hématologues, qui s'étaient plaints auprès du ministère de la santé.

Le deuxième produit a été l'extencilline, traitement de référence mondial de la syphilis.

Nous couvrons aujourd'hui quinze produits, dont quasiment la moitié en infectiologie, secteur totalement délaissé. Il existe quelques nouveautés, mais les modèles proposés pour l'antibiothérapie sont toujours à trouver.

Nous commercialisons nos produits aussi bien en France, où nous réalisons 65 % de notre chiffre d'affaires, qu'en direct dans cinq pays européens et dans cinq autres à travers des partenariats.

Nous pouvons donc discuter des prix pays par pays : en effet, les comportements ne sont pas les mêmes suivant les pays s'agissant des produits anciens. Encore faut-il distinguer les produits « anciens » des « matures », des MITM et des « critiques ». Ce ne sont pas les mêmes types, et il faut aujourd'hui s'intéresser à ce que deviendront les médicaments critiques. L'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) avait fait un excellent travail d'analyse à ce sujet.

Delbert compte aujourd'hui 25 équivalents temps plein (ETP) en France, dont 60 % de médecins et de pharmaciens. Je suis moi-même médecin. Nous sous-traitons l'ensemble de notre activité pour des raisons d'agilité. Dans le domaine de la sous-traitance, 50 ETP travaillent en France pour Delbert et 50 en Europe. 90 % de nos matières premières sont sourcées en Europe, et 100 % de nos médicaments y sont fabriqués, dont 50 % en France.

Nous avons repris quinze produits aux « Big Pharma », mais il n'existe pas qu'une seule raison de rupture. La rentabilité n'est pas seule en cause. Nous avons repris les produits abandonnés, parfois avec des ruptures de traitement. Dans le cas de l'extencilline, ces ruptures ont duré quatre ans, ce qui est relativement long. Nous sommes intervenus plus tôt pour d'autres médicaments.

Nous essayons de ressusciter certains médicaments, mais nous préférerons « réanimer » les stocks qui existent encore chez les fabricants, car le marché peut être ainsi plus fluide.

L'anticipation est importante, et nous travaillons en ce moment sur un antibiotique à visée pédiatrique qui pourrait faire l'objet de ruptures l'année prochaine si rien n'est fait.

Enfin, nous traitons aujourd'hui des populations cibles, soit 500 à 200 000 patients. Ce ne sont pas d'énormes volumes, mais nous avons aujourd'hui traité 500 000 Européens - et nous en sommes fiers.

M. Thierry Hoffmann, directeur général et pharmacien responsable des laboratoires Delbert. - Le thème des MITM a largement été abordé au cours des précédentes auditions.

Beaucoup pensent que c'est l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) qui fixe la liste des médicaments majeurs. Il n'en est rien. Ce sont les laboratoires pharmaceutiques qui s'en chargent, et je suis le premier surpris de constater qu'il n'existe aucune homogénéité dans le traitement de ces médicaments.

En effet, nous déclarons certains produits comme majeurs alors que d'autres génériqueurs ne le font pas, avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur la gestion des stocks et la pénurie.

Environ 7 000 médicaments sont définis par l'industrie pharmaceutique et les laboratoires comme des MITM. Or il faut bien faire la différence entre ceux qui sont importants et les médicaments critiques. Ce sont deux choses différentes. Certains médicaments sont importants dans l'arsenal thérapeutique du généraliste ou du spécialiste, mais d'autres sont irremplaçables.

Au sein de notre laboratoire, nous nous sommes toujours attachés à trouver des médicaments pour lesquels il n'existait pas d'alternative afin de les remettre sur le marché en les produisant en Europe. Toutefois, on ne peut traiter 7 000 médicaments comme on traite 200 médicaments.

C'est ce que l'administration a beaucoup de mal à comprendre. Le prix du médicament est important, car redévelopper aujourd'hui un médicament avec les normes de qualité qui nous sont demandées coûte très cher, et on ne peut commercialiser un médicament à perte.

À la demande de l'Agence du médicament belge, nous avons racheté à GSK le clamoxyl injectable - l'amoxicilline -, produit qu'on trouvait à la fois en ville et à l'hôpital en boîte d'une unité, car il n'existe qu'une seule amoxicilline injectable en Belgique. Il s'agissait d'une autorisation de mise sur le marché (AMM) européenne, que nous avons rachetée pour tous les territoires.

Ce produit est vendu en France à 1,09 euro l'unité, ce qui est ridicule. Nous avons demandé au ministère de l'économie belge d'augmenter le prix d'un euro, et nous avons obtenu cette augmentation en six semaines. Cela fait presque deux ans qu'on a demandé au CEPS une augmentation d'un euro. C'est d'autant plus impensable que ce médicament, s'il était aujourd'hui sur le marché en ville, permettrait d'économiser des dizaines de milliers de journées d'hospitalisation !

En effet, on place les patients qui subissent une intervention ou qui se trouvent en postopératoire sous amoxicilline injectable pour éviter l'infection. Si ce produit existait en ville, le patient pourrait sortir trois jours plus tôt. Pour la sécurité sociale, cela représente un coût de 300 000 euros. À l'hôpital, la dépense se chiffre à des dizaines de millions d'euros.

Il existe là une certaine absurdité : le CEPS juge uniquement sur le prix des médicaments sans considérer le coût total que représente pour la société l'absence d'un médicament sur le territoire.

M. Marc Childs. - Ce n'est pas la même enveloppe...

M. Thierry Hoffmann. - Voilà pourquoi nous avons demandé 2 euros au CEPS il y a plus de dix-huit mois. On nous a proposé 1,20 euro en se cachant derrière une interprétation personnelle de l'article 28 de l'accord-cadre Leem-CEPS. On nous a demandé le prix de revient de l'amoxicilline quand GSK la commercialisait. Comment voulez-vous qu'un laboratoire qui a acheté un médicament puisse connaître le détail du prix de revient industriel du vendeur ? Nous sommes donc dans l'impossibilité d'indiquer quel était le prix du kilo d'amoxicilline pour GSK. Le dossier est bloqué depuis dix-huit mois, et les patients ne peuvent bénéficier du produit.

La vie n'est pas toujours simple pour un industriel, et nous sommes quelquefois confrontés à des situations qui nous paraissent totalement absurdes face à l'administration. Il faut parfois avoir bien du courage pour savoir ce que l'on va faire avec le prochain produit à développer. Les choses deviennent de plus en plus compliquées. Les normes de qualité sont de plus en plus lourdes. On nous demande de rechercher des impuretés à des taux extrêmement bas. Tout cela coûte beaucoup d'argent, et on n'en tire aucune reconnaissance.

Il est difficile d'accepter que l'administration demeure sourde lorsque, pour un produit comme l'amoxicilline, on travaille sur deux sites de production en Europe pour être certain de ne pas subir de pénurie et qu'on utilise deux sources de matières premières, dont la principale en Europe.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - On a vu lors de nos différentes auditions que le prix du médicament posait un problème récurrent pour plusieurs raisons.

En premier lieu, on constate qu'une totale opacité sévit dans ce domaine. Le CEPS détermine un prix, mais le commun des mortels n'en a absolument aucune vision. Nous souhaiterions, pour ce qui nous concerne, pouvoir fonder le prix à la fois sur l'amélioration du service médical rendu (ASMR), le coût de production, et les normes environnementales et sociales prises en compte, car il n'est pas possible de mettre en concurrence des entreprises vertueuses et d'autres qui ne le sont pas, et le bénéfice du fabricant. Si tout cela était clairement établi, nous pensons que les choses iraient mieux.

En France, le Parlement examine chaque année un objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) qui constitue une enveloppe fermée. Nous avons des approches différentes suivant nos appartenances politiques, mais il est clair que le médicament constitue une variable d'ajustement pour faire faire des économies à notre système de santé. On va donc « rogner » sur les produits matures au profit des produits innovants, qui ne sont jamais en rupture ou en pénurie. On voit bien qu'il existe là une limite.

Augmenter les prix pour que les choses s'améliorent n'est pas si simple. Nous avons en effet constaté qu'en Suisse, les prix sont nettement plus élevés, par exemple s'agissant du domaine des antibiotiques. Or la Suisse a connu des pénuries d'antibiotiques très importantes.

Deuxièmement, quelle sélection opérez-vous parmi les dossiers qui « atterrissent sur votre Bureau », pour reprendre la formule employée dans Le Monde ?

Troisièmement, vous indiquez sur votre site que Delbert commercialise les médicaments en France et en Europe pour son propre compte et pour le compte de tiers. Que recouvrent ces deux activités et quelles sont leurs parts respectives dans votre chiffre d'affaires ? Quelle est la part de votre activité de principe actif, de fabrication de médicaments et de commercialisation de spécialités produites par d'autres laboratoires ?

Ma quatrième question concerne les aides publiques. Depuis votre création, de quelle aide publique avez-vous pu bénéficier ? Avez-vous sollicité des soutiens dans le cadre de France Relance, et en avez-vous bénéficié ?

Cinquième question : le CEPS tient-il compte du risque de disparition du médicament produit par votre laboratoire ? Ce critère de prise de risques constitue-t-il un élément qui peut valoriser le prix du médicament ? Quel est l'impact de la clause de sauvegarde sur votre activité ? Avez-vous renoncé à reprendre la production d'un médicament compte tenu de son incidence financière ? La clause de sauvegarde est en effet beaucoup revenue lors de nos auditions.

Nous avons auditionné d'autres laboratoires avant vous, et un responsable nous a expliqué que l'ANSM lui interdisait de mettre sur le marché l'intégralité de sa production. Êtes-vous concerné par ce type de contingentement ?

Êtes-vous par ailleurs confronté au phénomène des exportations parallèles réalisées par les short-liners ? Si c'est le cas, quel est son impact sur votre activité ?

Enfin, que recouvre pour vous la politique de souveraineté nationale? On dit qu'il en faut une pour commencer à régler le problème de la pénurie de médicaments. Qu'en pensez-vous ? On vous auditionne en effet à la fois pour dresser un état des lieux, mais aussi pour obtenir des pistes, car tout rapport d'une commission d'enquête comporte un certain nombre de recommandations. Nous nous nourrissons donc des auditions pour faire des propositions.

Vous pourrez également répondre par écrit à certaines questions. Je vous remercie par avance.

M. Marc Childs. - Je voudrais revenir sur la notion d'opacité des prix. Il est peut-être difficile de comprendre comment s'établissent les prix des innovations, mais l'ensemble de l'enveloppe comprend la prise en charge des produits innovants, des génériques, des produits matures et des produits orphelins.

Selon nous, il faudrait isoler une enveloppe destinée aux produits critiques. Quand nous déposons une demande de prix auprès du CEPS, tout est écrit noir sur blanc. Tout est transparent. Il faut renseigner la grille fournie par le CEPS.

Les antibiotiques sont des médicaments très anciens. 80 % des usages concernent des produits qui ont plus de 40 ans. On affirme parfois que fabriquer des antibiotiques permet de réaliser des gains de productivité. Non ! On ne peut réaliser de gains de productivité sur des produits de plus de 40 ans. Tous les gains de productivité ont déjà été réalisés. C'est pour cela qu'on est dépendant de l'Inde et de la Chine pour les produits volumétriques. L'usine chinoise qui produisait le pipotiazine/tazobactam a brûlé, entraînant deux ans de rupture mondiale. Aujourd'hui, une seule usine mondiale produit de l'amoxicilline/acide clavulanique. Les gains de productivité proviennent donc de la massification. Nous ne misons pas quant à nous sur la massification.

La transparence des prix résulte aussi de l'évolution du prix des principes actifs pharmaceutiques (API). On est aujourd'hui dans une période inflationniste extrêmement importante, très dangereuse pour notre santé publique. Le lithium a ainsi connu une augmentation de 400 % qui nous touche. Le prix du teralithe, en France, est le plus bas de toute l'Europe, dans un rapport de deux à trois. Ce n'est pas un produit récent, mais cela concerne à peu près 150 000 Français. Aujourd'hui, le teralithe présente un risque direct de vente à perte du fait de l'augmentation du coût de l'API, qui a eu lieu en quinze mois. Comment répercuter tout cela sur le prix du médicament ? C'est une des problématiques que l'on connaît.

L'enveloppe de l'Ondam est une enveloppe globale. La clause de sauvegarde nous impacte directement, le « profit » entre guillemets qu'on réalise étant théorique et raboté par l'application de cette mesure.

Nous ne dégageons pas la rentabilité des « Big Pharma », loin de là. Aujourd'hui, il faut en tenir compte dans la discussion avec le CEPS, mais toute lecture de la clause de sauvegarde est totalement impossible. Nous sommes donc amenés à ne pas nous intéresser à tel ou tel dossier, alors qu'on sait qu'il existera un besoin médical urgent dans le futur.

Enfin, au vu des volumes que nous fabriquons et des prix bas de nos spécialités, nous n'avons pas affaire à des short-liners, mais les AMM connaissent des formulations différentes selon les pays. Une usine va donc produire une formule pour l'Italie et une formule différente pour la République tchèque ou la France. Les short-liners ne sont donc pas en mesure d'exporter car ce n'est pas le même produit.

M. Thierry Hoffmann. - Quant aux aides publiques, nous en avons reçu très peu. Le crédit impôt recherche (CIR) a pour sa part été le bienvenu. Sans cela, Delbert ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui. On parle ici de 300 000 euros par an, ce qui est très précieux au démarrage d'une activité.

On a bien entendu essayé de travailler avec des entreprises accréditées au CIR, mais tout le monde ne l'est pas. On a ainsi travaillé au redéveloppement de l'extencilline. Les GI américains ont débarqué en 1945 avec la pénicilline G, abandonnée dans les années 1970, après avoir été largement utilisée. N'étant plus employée depuis trente ans, ce produit reste un antibiotique contre lequel il n'existe pas de résistance. C'est donc un produit extrêmement intéressant, mais il a fallu redévelopper la fermentation en Europe, car nous voulions réaliser un produit européen. Or, trouver un site de fermentation en Europe est extrêmement compliqué. On a dépensé beaucoup d'argent pour y parvenir. Nous en avons trouvé un en Italie. Cela a représenté un million d'euros d'investissement, sans aucune aide.

Nous avons bénéficié du CIR pour d'autres produits, mais c'est la seule aide que nous ayons touchée. Depuis deux à trois ans, cela tourne entre 50 et 100 000 euros, pas plus. La France a été pionnière avec le CIR et l'Espagne a pour sa part complètement adopté ce processus.

Quant à France Relance, nous ne savons même pas ce que c'est...

Le CEPS est-il sensible au risque de disparition d'un médicament ? La réponse est non. Le CEPS a tendance à penser que l'industrie pharmaceutique est un peu comme l'automobile ou l'informatique, mais c'est un marché très différent. Ce n'est pas parce qu'un produit est vieux, que son évaluation de l'ASMR n'a pas été révisée depuis des années, qu'il n'est pas important. Aujourd'hui, l'amoxicilline injectable reste l'antibiotique majeur utilisé en Europe.

Le CEPS nous fait remarquer que lorsque nous avons racheté ce produit à GSK, nous savions fort bien qu'il serait vendu à perte. Ne demandez donc pas au CEPS de rattraper cette situation. Il est dommage que la France soit le seul pays à cultiver cet état d'esprit, et je suis quelque peu déçu, en tant que citoyen français, de constater que tous les autres pays font preuve d'une ouverture d'esprit bien plus large que la France.

Pour ce qui est de la clause de sauvegarde, je trouve inéquitable que les vieux produits se trouvent amputés d'un montant totalement inconnu six mois avant, la clause de sauvegarde dépendant de l'Ondam, mais aussi d'une dépense qu'on ne connaît qu'un an plus tard. C'est très gênant pour l'industriel, qui ne peut provisionner ces sommes.

Les montants d'Ondam dont on parle pour les années à venir sont totalement délirants, puisqu'il s'agit désormais de milliards d'euros.

Une de vos questions concernait l'ANSM et la production de médicaments. L'ANSM est sensible à la production, qui a été très compréhensive vis-à-vis de nos développements. Nous avons toujours travaillé en étroite collaboration et avons tenu des réunions tous les deux à trois mois pour faire le point sur les difficultés et recueillir l'avis de l'agence. C'est extrêmement appréciable. C'est une approche qu'on retrouve plus à la Food and Drug Administration (FDA) qu'en Europe. L'ANSM a toujours été d'un très grand soutien pour Delbert - et nous l'en remercions.

M. Marc Childs. - Nous avons commencé notre activité en tant que prestataire de services pour pouvoir constituer une « pelote de laine », la prestation de services recouvrant l'exploitation, la pharmacovigilance et l'information médicale.

Nous avons commencé avec un petit laboratoire allemand, que nous conservons par affection, qui produit des médicaments ophtalmologiques qui ne sont pas vraiment présents chez nous.

Nous avons également hébergé un gros industriel des génériques, avec qui on a essayé de formuler une offre en direction des hôpitaux pour l'élargir à des produits critiques, dont des curares. Ce laboratoire s'appelle Hikma. Il s'agit d'un laboratoire jordanien. Nous avons arrêté toute prestation pour lui depuis un an. Les activités pour tiers représentent aujourd'hui moins de 1 % de notre chiffre d'affaires.

On a évoqué le sujet de la souveraineté nationale. Notre objectif a plutôt été la souveraineté européenne. Même si nous sous-traitons la totalité de nos activités, nous recherchons en France des usines en sous-capacité, mais susceptibles de produire tel ou tel type de médicament.

La fabrication d'un médicament est d'une grande complexité. Il faut des usines spécialisées, des fournisseurs spécialisés et des contrôles spécialisés. L'ensemble demande énormément de temps pour être redéployé.

Quand on reprend une AMM, changer la formule de départ, le fournisseur de matière première ou le produit fini coûte environ 500 000 euros et représente douze mois de travail. Changer deux éléments représente dix-huit mois de travail et coûte un million d'euros. Changer trois éléments représente plus de deux ans de travail.

Quand un industriel arrête un médicament, c'est dans plus de 50 % des cas pour une raison de sécurité dans l'usine ou de volumétrie. Ce n'est pas uniquement un problème économique. On ne peut comprendre que l'argent de l'État serve à subventionner des usines vides. Certaines ne sont pas remplies, comme Saint-Génis ou Meymac. Leur taux de remplissage s'élève aujourd'hui à 10-15 %, 20 à 30 % maximum. Une usine qui tourne à 20 ou 30 % ne peut être rentable.

Pourquoi ces usines ne sont-elles pas davantage utilisées ? Tout simplement parce que les prix de revient industriel sont plus élevés chez elle qu'ailleurs. J'en reviens au teralithe. Ce produit est fabriqué en Slovaquie. On essaie de le rapatrier en France. Bénéficie-t-on de subventions ? Non ! Nous le faisons par envie et par citoyenneté, pour des raisons de souveraineté. Cela va coûter plus cher, mais « sécurise » entre guillemets l'approvisionnement par rapport aux hausses de prix de l'électricité, car nous bénéficions d'une protection dans ce domaine. Les tarifs de l'électricité ont augmenté ; le cost of goods augmente donc.

Beaucoup de sous-éléments font que la fabrication de ces médicaments s'arrête. Au bout d'un moment, la complexité fait que les « Big Pharma », tirées par les produits à plusieurs milliards d'euros de chiffre d'affaires, ne s'intéressent plus à un produit qui ne génère que 20 millions d'euros, même s'il est rentable.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je cite l'article 28 de l'accord-cadre LEEM-CEPS : « Lorsqu'une entreprise fait état d'un risque important pouvant impacter la production ou la commercialisation pour l'une de ses spécialités répondant à un besoin qui ne serait plus couvert au cas où elle disparaîtrait du marché, l'entreprise peut demander la hausse du prix en vue de permettre son maintien sur le marché ».

Vous dites que cet article n'est pas appliqué, c'est bien cela ?

M. Marc Childs. - On ne peut pas dire cela.

Cet article parle également de « comparable ». On peut commencer à réviser les prix en l'absence de comparables, mais ceux-ci existent toujours, directement ou indirectement. Le teralithe compte des comparables, comme les antiépileptiques par exemple mais, pour le patient lui-même, c'est une aberration.

La production française de matières premières ne fait qu'augmenter, de l'ordre de 60 %. Comment le répercuter ? Il existe ainsi un neuroleptique utilisé contre les tremblements qui représente 80 % du marché, dont le comparable, l'artane, totalement dédié à des usages récréatifs, est bien moins cher. On ne peut de ce fait bénéficier de hausse de prix car le prix de ce dernier est officiellement d'un euro, alors qu'il se revend sous le manteau dix à quinze fois plus cher. Comment faire ? Cet article 28 est absurde, dans son application comme dans sa rédaction !

Je reviens sur l'accord-cadre entre le CEPS et le LEEM, où les petits laboratoires ne sont pas parties prenantes. Sur un document de 60 pages, on trouve 25 pages sur les génériques, 35 pages sur l'innovation, sept pages sur les matures, une page sur les orphelins, mais aucune page consacrée aux médicaments critiques.

Il faut créer - l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) l'a bien dit - une liste de produits critiques pour lesquels il faut des règlements différents. C'est aussi vrai en ville qu'à l'hôpital, où les prix sont libres. Nous vendons le gramme d'amoxicilline injectable entre 1,80 euro et 4 euros selon les marchés, alors qu'on est remboursé 1,09 euro en ville. Il faut globaliser les choses pour les médicaments critiques et avoir une vision anticipée.

On gagnerait douze mois dans la réintroduction du produit sur le marché si on avait la recette, mais qui a la recette ? C'est une double page qui autorise à se référer à un document, mais ce sont les « Big Pharma » qui doivent nous le donner pour qu'on puisse réactiver le produit, faute de quoi on se retrouve dans le cas d'un générique, et cela prend trois ans, alors qu'on connaît tous le produit.

Aujourd'hui, l'amoxicilline en solution buvable, avec une « copie » d'AMM, nécessite dix-huit mois avant d'être mise sur le marché. Sans copie d'AMM, cela demande trois ans. Il faut gérer les pénuries dans un premier temps. C'est une question urgente. La souveraineté viendra ensuite. On peut essayer de faire les deux progressivement, mais la pénurie nous touchera l'hiver prochain.

Mme Annick Jacquemet. - Monsieur Hoffmann, vous nous avez dit qu'il existait 7 000 MITM et qu'une des problématiques provenait du fait que chaque laboratoire définit ses propres médicaments. Il n'y a donc pas, si je comprends bien, de cahier des charges, pas de grille commune, chacun « fait à sa sauce ». Pensez-vous que le fait de fixer un cahier des charges à l'ensemble des médicaments pourrait permettre d'en sélectionner un certain nombre sur les mêmes critères ?

M. Thierry Hoffmann. - Je n'irai pas jusque-là, mais il faudrait a minima harmoniser les choses.

L'une de nos spécialités, l'amoxiclave, dont nous avons le princeps, qu'on appelait auparavant l'Augmentin, comporte tous les dosages. Nous avons déclaré toutes ces présentations comme MITM. Notre confrère et néanmoins ami génériqueur n'a pas fait le même choix. Un seul de ses dosages est déclaré comme MITM. Il n'a donc pas les mêmes contraintes en termes de stocks - nous devons avoir quatre mois de stocks pour chaque présentation. Ceci nécessitait une harmonisation, car il est difficile d'avoir deux traitements différents pour un même médicament.

Chacun définit le niveau d'importance de son médicament et son plan de gestion des pénuries, mais il existe trop de MITM. Tous les médicaments ne sont pas majeurs. Certains médicaments sont plus majeurs que d'autres, et c'est là que la notion de médicament critique, avec un panel de 150 à 200 molécules, serait largement suffisante. Il faudrait peut-être que l'on se penche davantage sur le traitement de ces médicaments, comme le préconisait l'IGAS.

M. Marc Childs. - De plus, tout ce travail préparatoire d'un plan de gestion des pénuries constitue, pour les génériqueurs, une tâche qui ne présente pas d'intérêt pour une seule et même molécule. Un antihypertenseur quelconque a sept plans de gestion des pénuries. Cela crée du travail inutile.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je voudrais revenir sur le CIR, qui est selon vous destiné à la recherche de produits nouveaux, ce qui n'est pas obligatoirement votre mission.

Le CIR vous permet-il de perfectionner des produits matures ou vous sert-il à améliorer des chaînes de production et de fabrication, voire les deux ?

M. Thierry Hoffmann. - Vous avez entièrement raison, nous ne faisons pas de la recherche en soi.

Néanmoins, lorsque nous redéveloppons un nouveau principe actif, en recherchant de nouvelles impuretés, avec de nouvelles méthodes d'analyse, on entre parfaitement dans le périmètre du CIR. Nous avons été plusieurs fois audités et avons eu plusieurs contrôles de l'administration fiscale concernant le CIR : nous n'avons jamais fait l'objet d'un redressement.

Il est admis qu'on peut bénéficier du CIR lorsqu'on redéveloppe complètement un produit chimique. De même, toutes les études de stabilité qui doivent être mises sur pied lorsqu'on redéveloppe un médicament entrent dans le périmètre du CIR, sachant qu'on doit développer trois lots de validation et les mettre à différentes températures et degrés d'humidité pendant deux à trois ans.

Je peux donc vous rassurer : nous n'avons pas détourné un euro du CIR pour d'autres essais.

M. Marc Childs. - Les eaux de lavage d'un de nos produits, qui était fabriqué dans la vallée du Rhône, partaient dans le fleuve à l'issue d'une réaction exothermique, avec des vapeurs qui se libéraient dans l'air. Il s'agit d'un anticancéreux dérivé des gaz de combat de la Première Guerre mondiale. Nous avons redéveloppé ce produit dans des conditions de sécurité. Les personnels travaillent aujourd'hui en scaphandre, avec une pression négative. Il n'y a donc plus de risques pour l'environnement.

Il y a trente ans, on recherchait une seule impureté. Avec la spectrographie de masse, ce sont maintenant sept impuretés qu'il faut qualifier. En outre, il faut savoir si ces impuretés ont un effet néfaste et les retirer en modifiant la synthèse chimique.

Grosso modo, les tours de main se perdent et il est fondamental de redévelopper la totalité du produit aux normes actuelles. Le nombre de normes et le prix de reproduction de ces produits ne font donc qu'augmenter.

M. Thierry Hoffmann. - Nous n'avons pas vraiment répondu à la question sur le prix du médicament et sa relation avec les pénuries.

Je ne pourrai pas répondre pour la majorité des médicaments, mais je pourrais vous fournir un éclairage à propos des vieux produits, ceux qui datent d'avant 2000 et qui sont toujours importants dans l'arsenal thérapeutique du généraliste. La majorité des prix de ces médicaments, dans le meilleur des cas, n'a pas bougé depuis 2000, soit une baisse de 30 % selon l'indice du coût de la vie. Toutefois, les différents PLFSS font qu'on y a apporté des coups de rabot année après année, sans vraiment se préoccuper de la situation.

Les génériqueurs ont aussi, pour certains, fait beaucoup de mal lorsqu'il y avait des remises énormes, laissant croire qu'il y avait « beaucoup d'eau sous la quille ». Année après année, on a fini par toucher le muscle ! Il n'y a maintenant plus de marge sur ces vieux produits, dont les prix n'ont jamais été revalorisés et qui sont vendus à perte.

Je sais que vous avez procédé à l'audition de l'Association des moyens laboratoires et industries de santé (AMLIS), qui est revenue sur ce point. C'est une réalité : nombre de médicaments offrent beaucoup moins de 20 % de marge brute. Lorsqu'on a retiré les coûts de fonctionnement, les taxes et l'impact de la clause de sauvegarde, on vend à perte, ce qui n'est pas acceptable pour ces produits qui, sans être des innovations de l'année, sont des produits de première ligne en termes de traitement. Les faire disparaître revient à les remplacer par des produits plus chers. Or personne n'en tient compte.

Cette substitution par des molécules plus onéreuses pour éviter de gagner quelque cents de réévaluation constitue une hérésie. Oui, madame la rapporteure, le prix des médicaments anciens est pour beaucoup dans la cause de leur disparition !

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Quelles mesures souhaitez-vous préconiser pour simplifier les démarches administratives, qui font régner une pesanteur importante sur toutes les différentes phases, et permettre une plus grande flexibilité aux laboratoires ?

On a le sentiment, au fil des auditions, qu'il manque un pilote dans l'avion. Que pourriez-vous proposer ?

M. Marc Childs. - Votre question est quelque peu complexe.

Les différentes commissions d'enquête qui ont eu lieu depuis 2018 n'ont pas réussi à toucher du doigt les raisons de la pénurie de médicaments. Les facteurs sont multiples et on ne peut agir sur tous en même temps.

Nous nous sommes posé la question : pourquoi sommes-nous convoqués ici ? Peut-être parce que, vous l'avez dit madame la présidente, notre modèle pourrait être reproduit. Ces idées se retrouvent sur le site de l'ANSM s'agissant des médicaments en rupture.

À chaque fois qu'on voit un produit en rupture, on va voir l'industriel pour lui demander si c'est structurel, s'il a envie d'arrêter la production et s'il ne peut nous transmettre le dossier. Il est nécessaire d'anticiper - vous avez commencé à le faire, et il faut reconnaître que l'IGAS fait bien son travail à ce sujet - afin d'identifier les médicaments critiques, établir un plan spécifique, déterminer où se trouve la propriété intellectuelle, répertorier les usines de matière première, les usines intermédiaires et les usines de produits finis. À partir de là, on peut établir une cartographie et intervenir.

Il faut bousculer les « Big Pharma » pour qu'elles acceptent ce qu'on appelle une lettre de référence dans leur dossier primaire, dont dispose de toute façon l'ANSM. Cela ne leur prend pas de temps, et il n'existe aucun risque juridique, même si elles ont toutes peur de transférer un dossier qui peut-être imparfait ou incomplet.

Il faut également suivre les produits et les volumes. Ceux qui sont intéressants recensent un, deux ou trois acteurs. Nous ne sommes pas là pour faire des génériques, mais pour nous intéresser à l'acteur avant la rupture et essayer de sauver les produits critiques. S'il existe cinq fournisseurs, il n'y a pas de problème. Le problème commence lorsqu'il n'existe plus que deux fournisseurs, voire moins.

On peut citer à ce sujet le problème de la gentamicine, qui ne remonte pas à si longtemps, produit pour lequel il n'existe plus qu'un seul fournisseur. Les acheteurs que vous avez auditionnés, comme UniHA, etc., voient les prix multipliés par dix, le prix à l'hôpital étant libre : je suis en monopole, je souffre de l'autre côté, je vais essayer de prendre un peu d'air. Lorsqu'on ne compte plus qu'un seul fournisseur, c'est très dangereux.

Il faut aussi fixer des engagements réciproques de volume. UniHA a, là aussi, réalisé des travaux intéressants en menant des enquêtes auprès des Américains, des Coréens, etc. Certains États américains ont créé leurs propres usines.

La tentation existe - c'est d'ailleurs une recommandation de l'IGAS - de créer des usines de l'État. Il en faudrait cent, car on ne peut faire qu'un antibiotique par usine. Or vous ne pouvez remplir une usine que quinze jours par an. Il n'y a pas de savoir-faire. Il faut donc en créer. Delbert est probablement là parce que nous disposons du savoir-faire. C'est ce qui nous fait remarquer des médias et de vous-mêmes.

Nous avons travaillé sur les héparines. C'est un dossier dont on ne s'est pas saisi, car il nous faudrait un engagement de prix avant de nous en emparer. Développer le dossier nécessite de mettre dix millions d'euros sur la table. Nous avons eu quelques discussions avec la direction générale de l'économie pas plus tard qu'hier. Il faut que le prix de remboursement futur soit au-dessus du coût de revient industriel (PRI). Un engagement dans le temps est donc nécessaire.

UniHA, à juste titre, estime qu'il faut garder un marché concurrentiel. Se garantir 50 % du marché et mettre les autres en compétition n'est déjà pas mal. C'est une réflexion qu'on a avec UniHA pour essayer de sécuriser notre univers.

Après avoir anticipé, il faut simplifier la transmission de l'AMM, ainsi que la partie pharmaceutique du dossier. Quand on a un problème avec un produit critique, il faut accélérer et pouvoir bénéficier de fast-tracks. L'ANSM y est très favorable pour des médicaments essentiels.

Par ailleurs, on a un problème de communication et d'accès à l'information. Par exemple, nous avons remis la fosfomycine sur le marché depuis deux ans. Selon la Société de pathologie infectieuse de langue française (SPLIF), le produit est toujours en rupture. Lorsqu'on demande à la SPILF de modifier son dossier, elle nous répond qu'elle est souveraine. Il faut donc simplifier cela.

Il faut également déterminer le prix sur la base d'un PRI transparent - c'est faisable - et, comme le montre notre difficulté avec le lithium, avoir des processus accélérés pour les révisions de prix, qui peuvent être pré-contractés.

Il faudrait également disposer d'engagements de volumes sur la durée. Nous-mêmes sommes engagés vis-à-vis de nos fournisseurs sur des volumes minimums pendant au moins trois ans, dont un an fixe. Si nous perdons notre marché hospitalier, qui paie ? C'est nous ! Or nous ne pouvons prendre de risques sur des volumes plus importants. La charge de nos usines est donc toujours faible. Il faut donc garantir des volumes au niveau hospitalier. On commence à en discuter avec UniHA.

Vu le nombre d'acteurs qui tournent autour de ces sujets, une centralisation de la décision paraît nécessaire. Faire la tournée de toutes les popotes est en effet extrêmement coûteux.

Mme Alexandra Borchio Fontimp, présidente. - Merci pour vos témoignages et vos précisions, qui vont éclairer nos travaux.

S'il vous reste des éléments à nous confier, vous pouvez nous les faire parvenir par écrit.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Michaël Danon,
directeur du Market Access et des affaires institutionnelles,
Marc Urbain, directeur industries
et Vincent Guiraud Chaumeil, directeur de la filiale France Medical Care du groupe Pierre Fabre

(mercredi 10 mai 2023)

M. Bruno Belin, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons cet après-midi les travaux de notre commission d'enquête par l'audition de M. Michaël Danon, directeur du Market Access et des affaires institutionnelles du groupe Pierre Fabre, ainsi que de MM. Marc Urbain, directeur Industries, et Vincent Guiraud-Chaumeil, directeur de la filiale France Medical Care du même groupe. Je vous remercie, messieurs les directeurs, de vous être mobilisés.

Le laboratoire Pierre Fabre, créé à Castres en 1962 par un pharmacien et botaniste tarnais, est un acteur historique de l'industrie française des produits de santé, actif à la fois dans le domaine de la dermo-cosmétique et dans celui du médicament de prescription, et aujourd'hui un des tout premiers groupes pharmaceutiques français. Son ancrage sur un territoire, le Sud-Ouest de la France, qui concentre la majorité de ses sites de recherche et de production, ne s'est jamais démenti, malgré un fort développement international : la moitié de la cinquantaine de sites français du groupe continue ainsi de se situer dans le Tarn, département dont il est de loin le premier employeur - il est aussi l'un des trois premiers employeurs privés d'Occitanie.

En tant qu'acteur majeur de la chaîne industrielle du médicament et observateur privilégié des carences qui, visiblement, altèrent le bon fonctionnement de cette chaîne, il était naturel que nous vous entendions dans le cadre de notre travail sur les tensions ou les ruptures d'approvisionnement qui frappent désormais de façon chronique les médicaments qui sont prescrits et consommés dans notre pays.

Parmi les grands groupes pharmaceutiques français, vous êtes tout spécialement associés, je l'ai dit, à l'idée d'un ancrage régional fort ; vous portez la volonté de maîtriser l'ensemble de votre chaîne de production et avez choisi de conforter, plutôt que de l'abandonner, la stratégie du fondateur du groupe, celle d'un certain made in France, sur lequel vous communiquez volontiers. Vous êtes donc particulièrement bien placés pour nous dire en quoi ce choix, selon vous, va de soi ou est au contraire en péril. Je précise qu'à notre connaissance 100 % de vos équipes de recherche sont situées en France et que plus de 90 % de votre production de médicaments et de dermato-cosmétiques est effectuée en France, alors même que votre revenu provient aux deux tiers de vos activités à l'international.

La crise de la covid ayant donné un nouvel élan à une telle orientation, vous semblez vouloir la pérenniser, comme le montre l'exemple du rapatriement de la production du principe actif de votre anticancéreux Mektovi dans l'usine de chimie fine de Gaillac. Vous nous direz notamment si cet ancrage et cette stratégie de maîtrise complète de l'approvisionnement pourraient être généralisés et servir de modèle à une industrie pharmaceutique véritablement souveraine.

Je vais vous céder la parole, messieurs les directeurs, pour un bref propos introductif où vous présenterez votre analyse de la situation et formulerez vos recommandations pour y remédier. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions : comme vous l'aurez compris, notre commission d'enquête entend obtenir des réponses étayées à des questions précises.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, messieurs les directeurs, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Michaël Danon, Marc Urbain et Vincent Guiraud-Chaumeil prêtent serment.

Monsieur le directeur, vous avez la parole.

M. Michaël Danon, directeur du Market Access et des affaires institutionnelles du groupe Pierre Fabre. - Monsieur le Président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les sénateurs, nous souhaitons tout d'abord vous remercier de nous donner possibilité d'échanger sur les ruptures de médicaments.

En tant qu'entreprise pharmaceutique, c'est bien évidemment une question particulièrement importante pour nous, car ce qui est en jeu, c'est la possibilité pour les patients d'avoir accès à leur traitement. Nous sommes donc très heureux d'avoir l'opportunité de témoigner devant cette commission de l'expérience du groupe Pierre Fabre.

Monsieur le président, vous avez bien voulu rappeler un certain nombre d'éléments importants concernant notre entreprise. Je vous en remercie. En guise de courte introduction, je me permettrai de revenir sur certains de ces éléments et d'y ajouter d'autres spécificités qu'il me semble important de mentionner devant votre commission d'enquête.

Comme vous l'avez indiqué, le groupe Pierre Fabre est le résultat d'une très belle histoire scientifique et industrielle. Fondée par M. Pierre Fabre, pharmacien à Castres, le groupe représente aujourd'hui un chiffre d'affaires de 2,7 milliards d'euros, compte près de 10 000 collaborateurs dans le monde et 41 implantations à l'international. Il commercialise ses produits dans plus de cent pays.

Nous avons deux types d'activités, d'une part dans le dermo-cosmétique, avec un certain nombre de marques bien connues des consommateurs français, et dans le médicament, où nous avons un portefeuille équilibré, qui comporte à la fois des produits matures, utilisés communément par les patients français depuis de nombreuses années, mais également - et nous en sommes très fiers - des produits très innovants, notamment dans le domaine de la cancérologie.

Je voudrais rappeler, parce que c'est très important pour nous, la spécificité capitalistique du groupe. Le capital du groupe Pierre Fabre est entre les mains d'une fondation reconnue d'utilité publique.

Je pense que nous sommes en France le seul exemple de ce type, que ce soit dans le domaine de l'industrie pharmaceutique ou, de manière plus générale, dans l'ensemble des secteurs économiques.

C'était une volonté de M. Fabre, qui avait décidé qu'à sa disparition, l'ensemble de ses biens, dont le groupe qu'il avait fondé, reviendrait à la fondation qu'il avait lui-même créée. Aujourd'hui, 86 % du capital appartiennent à cette fondation. Le reste est réparti, pour une part, entre l'actionnariat salarié. C'était là aussi une volonté de M. Fabre de permettre aux collaborateurs du groupe de participer non seulement aux résultats de l'entreprise mais à sa structure capitalistique, le reste reposant sur l'autofinancement.

Actuellement, l'actionnariat salarié a été déployé dans douze pays dans lesquels nous sommes présents. En France, premier pays dans lequel nous avons développé cet actionnariat salarié, 80 % des collaborateurs participent à ce programme.

Dans la gouvernance de la fondation Pierre Fabre, deux représentants de l'État veillent et participent à la stratégie du groupe.

Cela signifie que les résultats et les profits que l'entreprise réalise peuvent être utilisés pour développer l'entreprise pour ses projets d'investissement, que ce soit dans la R&D ou la capacité industrielle, dans l'actionnariat salarié et les actions menées par la fondation Pierre Fabre, principalement en Asie du Sud-Est et en Afrique noire, qu'il s'agisse de la formation de professionnels de santé ou d'actions locales destinées à aider des programmes de développement sanitaire.

Vous avez insisté sur le choix constant de la France par l'entreprise. Nous comptons 9 600 collaborateurs dans le monde. 56 % sont situés en France ainsi que 100 % de notre recherche et 95 % de la production industrielle en France, ceci couvrant à la fois la dermo-cosmétique et les médicaments. Nous comptons sept sites de production en France, deux sites de distribution, et plus de 1 500 collaborateurs travaillent dans les sites de production industrielle.

Voilà quelques-unes des spécificités du groupe pour lequel nous travaillons tous les trois. Je cède la parole à mon collègue Vincent Guiraud-Chaumeil, patron de la filiale France Medical Care, pour évoquer les tensions et les ruptures que nous avons subies.

M. Vincent Guiraud-Chaumeil, directeur de la filiale France Medical Care du groupe Pierre Fabre. - Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les sénateurs, depuis deux ans, le laboratoire Pierre Fabre a été confronté à des tensions et des ruptures. Les tensions et les ruptures sont souvent multifactorielles. Vous avez rencontré beaucoup de laboratoires qui vous en ont énoncé toutes les causes possibles.

Le laboratoire Pierre Fabre a été confronté à un élément supplémentaire sous la forme d'une cyberattaque de très grande ampleur, survenue en 2021, qui nous a obligés à arrêter la production pendant six semaines. Nous avons mis beaucoup de temps pour rétablir les stocks de sécurité nécessaires à la distribution de nos médicaments.

Dans le détail, nous comptons quatorze médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM). Deux de ces médicaments ont été confrontés à des problématiques de rupture mais, comme nous produisons en France, et en accord avec l'ANSM, nous avons « séquestré », suivant le terme consacré, les quantités nécessaires pour qu'aucun patient français ne soit en rupture de traitement oncologique.

En ce qui concerne les tensions que nous avons rencontrées sur d'autres médicaments, nous disposons de deux canaux de distribution, un canal par le biais de la vente directe et un canal par le biais des grossistes. Pour assurer la distribution la plus homogène, nous avons arrêté la vente directe et développé la distribution par les grossistes, ce qui permet un maillage territorial de plus grande importance.

Une autre particularité du laboratoire Pierre Fabre vient du fait que nous avons gardé - peu de laboratoires le font encore - des équipes nombreuses qui vont à la rencontre des médecins et des pharmaciens. Nous avons, sur la filiale France médicaments, plus de 300 collaborateurs qui visitent les médecins et les pharmaciens.

Grâce à ce canal, nous avons en direct informé les médecins et les pharmaciens des tensions que nous rencontrions et des précautions que nous devions prendre. Que ce soit au niveau de la distribution ou de la communication, et en accord avec l'ANSM, nous avons donc tout fait, pendant ces deux dernières années, pour limiter au maximum l'impact de ces ruptures et de ces tensions pour les patients français.

Marc Urbain reviendra plus en détail sur certains cas particuliers pour vous montrer comment nous avons réagi face à ces difficultés.

M. Marc Urbain, directeur industries du groupe Pierre Fabre. - Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les sénateurs, comme cela vient d'être dit, nous avons subi des tensions sur différents produits. Ces tensions sont dues à trois facteurs, dont la cyberattaque qui a été spécifique au groupe Pierre Fabre, après la pandémie et les stops and go, qui ont aggravé la situation.

Nous avons dû consommer la totalité de nos stocks de sécurité pour continuer à fournir le marché français et les autres marchés. Une crise sans précédent, de mémoire d'industriel, a touché la totalité du marché de la chaîne d'approvisionnement des principes actifs ou de leurs composants. Cette crise est survenue en plus des deux autres crises et a complexifié la situation.

À titre d'exemple, on utilise du PVC pour les blisters destinés au packaging. Aujourd'hui, le PVC connaît une crise mondiale. On est passé de six semaines à 40 semaines de délai d'approvisionnement pour des raisons de concentration de moyens de production et de demandes supérieures à l'offre industrielle. Il en va de même pour le carton. Tous nos produits sont livrés dans des étuis. Le carton a également subi une crise et connu des stops and go, notamment en Chine, où le carton recyclé n'était plus disponible, du fait du transfert des besoins en plastique vers l'emballage carton, considéré comme plus écologique et respectueux de l'environnement. Nos fabricants et fournisseurs principaux d'étuis ne pouvaient donc plus s'approvisionner en carton, ce qui a augmenté de fait les délais d'approvisionnement.

Ce sont les trois éléments qui peuvent résumer la situation.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci pour votre propos liminaire.

J'aurai un certain nombre de questions à vous poser.

En premier lieu, vous avez dénoncé un prix de médicament remboursé très bas en France. Je reprends les propos de votre directeur général : « Quand un médicament est exporté à moins de 50 %, il est en risque. Ce qui sauve les produits, ce sont les exportations ».

Fort de cette règle, avez-vous déjà eu l'occasion d'abandonner la fabrication de certains médicaments ou leur commercialisation en France ?

En corollaire, l'interdiction temporaire des exportations de médicaments en tension ou en rupture a-t-elle eu un impact sur votre activité, compte tenu des propos de votre directeur et de la politique que vous semblez mener ?

Ma deuxième question concerne plus particulièrement le prix des médicaments. On a pu constater, lors de nos auditions, que l'on reproche aux médicaments matures leur prix très bas, voire trop bas, alors que ceux des médicaments innovants s'envolent. Vous avez demandé une augmentation du prix des médicaments dits matures, et un moratoire sur les baisses de prix a d'ailleurs déjà été décidé.

Vous l'avez dit, les ruptures et les tensions ont des causes multifactorielles. Parallèlement, on a pu constater que la Suisse, où les prix des antibiotiques sont quatre fois à cinq fois plus élevés que les prix pratiqués en France, a connu les mêmes ruptures et les mêmes tensions en matière de médicaments. Ce ne sont donc pas seulement les prix qui peuvent être mis en cause. Quelle est votre analyse et quelles sont vos propositions sur ces questions ?

Par ailleurs, nous aimerions connaître votre position sur les politiques de régulation des dépenses de médicaments. Nous avons pu avoir, lors des auditions précédentes, des remarques concernant la clause de sauvegarde, qui prend une place de plus en plus importante et qui est critiquée pour son caractère indifférencié parce qu'elle concerne aussi les produits matures, dont les prix sont déjà particulièrement bas.

Comment proposez-vous de faire évoluer ce système pour permettre de limiter les phénomènes de pénurie, voire de les empêcher, mais également d'empêcher une dérive incontrôlée des dépenses ?

J'ai parlé d'exportations. J'aimerais savoir si vous êtes impactés par l'existence de short-liners et d'exportations parallèles qui, pour certaines, constituent un réel problème.

Enfin, avez-vous eu l'occasion de saisir le Comité économique des produits de santé (CEPS) pour l'activation des articles 27 et 28 de l'accord-cadre, qui permettent à un laboratoire d'obtenir une stabilité du prix facial en contrepartie d'investissements réalisés dans les dernières années ou dans les années à venir dans l'Union européenne, voire d'obtenir une hausse des prix pour une spécialité qui serait menacée ?

C'est une opportunité qui n'est pas saisie selon les différentes auditions que nous avons pu avoir.

Enfin, il a été fait état de quelques difficultés concernant l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), qui est cependant un partenaire fiable sur lequel peuvent s'appuyer les différents laboratoires. Mais, des contingentements sont organisés pour un certain nombre de médicaments en tension, qui menacent de se trouver en rupture. La semaine dernière, nous avons d'ailleurs auditionné un laboratoire qui a rappelé cette situation paradoxale consistant à être soumis à des contingentements de livraisons quand, par ailleurs, on manque de ces mêmes médicaments dans les différentes régions de notre pays, si je ne considère que la France.

M. Michaël Danon. - Vous nous interrogez sur l'utilisation d'une des dispositions de l'accord-cadre signé entre les entreprises du médicament (LEEM) et le CEPS au sujet de la possibilité de revendiquer des hausses de prix, prévue par l'article 28.

Nous avons en effet déposé des dossiers il y a deux mois auprès du CEPS concernant dix-sept présentations. Ils sont en cours d'instruction. Je ne pourrais donc rien en dire actuellement.

Nous savons - et je crois que cela avait été indiqué par les représentants du LEEM lorsque vous les avez auditionnés - que peu de dossiers présentés ont reçu une suite favorable. Je ne fais que reprendre ce qui a été dit ici par le LEEM. Les dossiers du laboratoire Pierre Fabre étant en cours d'instruction, je n'ai aucun commentaire à faire à ce sujet.

L'accord-cadre, dont son article 28, a été signé en 2021, à un moment où le pays ne connaissait pas d'inflation. Il a été rédigé et accepté par les présidents du CEPS et du LEEM dans un certain contexte économique qui n'est plus le même aujourd'hui. Nous pensons donc qu'il faudrait revoir l'écriture de cet article pour tenir compte de la situation de forte inflation, qui a des conséquences pour toutes les entreprises.

La rédaction actuelle de l'article 28 est très restrictive sur les possibilités du CEPS d'accorder des hausses de prix. L'industrie pharmaceutique souhaite donc pouvoir en rediscuter avec le CEPS, le laboratoire Pierre Fabre étant membre du LEEM et fondateur du G5 Santé.

Un autre article important voté par l'Assemblée nationale et le Sénat est l'article 65 de la loi de financement pour la sécurité sociale pour 2022, qui complète les critères de fixation du prix par le CEPS. Nous sommes très satisfaits de cette disposition, qui permet au CEPS de tenir compte de l'implantation de la production et de la sécurité de l'approvisionnement. Nous regrettons qu'il faille autant de temps au CEPS pour finaliser la doctrine d'application de cet article.

La doctrine du CEPS a été communiquée s'agissant des produits nouveaux, mais nous sommes en partie concernés par des produits matures qui sont sur le marché depuis pas mal d'années, dont les niveaux de prix nous préoccupent. Nous souhaitons donc que le CEPS puisse finaliser sa doctrine d'application de l'article 65, qui a été adoptée par le Parlement il y a près de 18 mois.

Vous avez également mentionné la clause de sauvegarde. Je ne serai pas le premier à en parler. Un certain nombre d'entreprises auditionnées ont pu évoquer cette préoccupation. Le problème vient du fait que le montant de la clause de sauvegarde que nous devons payer a augmenté de manière considérable. Pour le laboratoire Pierre Fabre, entre 2019 et 2021, le montant a été multiplié quasiment par six. Pour l'ensemble de l'industrie, en 2021, le montant à payer a été de 1,1 milliard d'euros, et nous nous attendons à une facture de 2 milliards d'euros pour 2022, à payer en 2023. Ce sont des montants considérables, qui pèsent sur la rentabilité des entreprises.

Pour ce qui est du groupe Pierre Fabre, sa rentabilité est moindre, et nous ne pourrons pas consacrer autant de ressources aux actions à travers la fondation.

Vous avez abordé la question du niveau des prix. C'est une de nos préoccupations. Nous avons établi quelques comparaisons entre les prix pratiqués en France et chez nos voisins européens. Nous constatons des écarts très importants entre la France et l'Allemagne, ce qui n'étonnera personne, mais également entre la France et l'Italie. Les prix pratiqués en France sont inférieurs, notamment pour les produits en cancérologie, qu'il s'agisse de produits matures ou de produits innovants.

Vous avez posé une question très importante sur la relation potentielle entre le niveau des prix et les risques de rupture. Ce n'est pas une question simple. Toutes les personnes que vous avez auditionnées l'ont dit : les ruptures sont multifactorielles. Imputer uniquement la question de la rupture à un problème de prix serait intellectuellement inexact et factuellement faux.

En revanche, il est clair que le niveau des prix impacte la rentabilité et notre capacité d'investissement. Si nous commercialisons des produits avec un prix sur lequel les marges sont faibles, notre capacité d'investissement, notamment dans l'outil industriel, sera compromise. Il y a donc un effet indirect à moyen-long terme entre le niveau des prix et la capacité de l'entreprise à renouveler son appareil de production, que ce soit en matière d'usines, de chaînes de production ou de machines, avec des possibilités de ruptures.

Il existe quelques produits pour lesquels nous avons besoin, industriellement parlant, de renouveler notre outil. Dans le calcul de rentabilité, nous allons bien évidemment prendre en compte le coût d'achat de la machine et de l'installation au regard des prix que nous pouvons escompter pour la production réalisée avec cette machine.

Enfin, j'aimerais évoquer la question de l'horizon temporel. Une décision industrielle représente de nombreuses années. Entre le moment où on décide de conduire un investissement et celui où la chaîne sort les boîtes de médicaments, il s'écoule plusieurs années. La difficulté que nous avons dans le contexte actuel, en France, réside dans l'impossibilité ou la quasi-impossibilité d'établir une prévisibilité, que ce soit en matière de clause de sauvegarde ou de niveau des prix.

Concernant la clause de sauvegarde, l'information sur le montant à payer est extrêmement tardive, de l'ordre de quelques mois. Il en va de même à propos du niveau des prix. Le total des baisses proposées par le Gouvernement est soumis à la discussion au Parlement dans le cadre du PLFSS quelques mois avant que le CEPS s'empare du chiffre et déroule la mécanique, conformément à sa mission. Je crois que Philippe Bouyoux l'a parfaitement expliqué lorsque vous l'avez auditionné.

Nous avons cependant à prendre des décisions industrielles sur cinq ans et au-delà. Nous n'avons aucune prévisibilité possible sur le prix de nos médicaments à cet horizon. On a là une vraie difficulté économique. Pour répondre à votre question, je ne vous dirai pas que nous avons, en France, arrêté la commercialisation de produits pour un problème de prix, mais je dirai que des prix bas ont des conséquences dommageables à moyen-long terme et impactent notre capacité d'investir dans l'outil industriel en France.

M. Vincent Guiraud-Chaumeil. - Je suis médecin et industriel. Les conséquences de la séquestration ont un avantage pour le patient français. Lorsqu'on bloque des quantités de produits en tension ou en rupture sur le marché français, le patient européen, notamment en oncologie, aura plus de mal à obtenir son traitement. C'est une réponse à l'urgence, mais ce n'est pas satisfaisant. Nous n'avons pas eu besoin d'utiliser cette méthode depuis plus d'un an. Ce que j'évoquais en introduction remonte au début de 2022.

Les exportations parallèles ont-elles un impact sur les ruptures ? Pierre Fabre n'a pas été impacté. Nos produits sont concernés par ce phénomène parce que leur prix est plus bas que dans les pays voisins, mais ce ne sont pas des produits en tension.

Avant de travailler en France, j'ai travaillé en Europe, dans beaucoup de pays. Des pays avec un différentiel de prix particulièrement important par rapport à d'autres connaissent, à cause des exportations parallèles, des cas de rupture, les distributeurs préférant parfois acheter des produits à des prix bas et les revendre à des prix plus élevés. Les exportations parallèles attribuent donc potentiellement un facteur de tensions et de rupture.

Vous avez considéré que l'ANSM est un partenaire fiable et exigeant. Elle ne nous a pas demandé de contingenter nos produits, mais cela peut aussi se comprendre. Si des produits de première nécessité se retrouvent en très forte tension, certains acteurs peuvent vouloir récupérer plus de produit que nécessaire sur le territoire.

Je parlais de notre stratégie de passer par les grossistes pour avoir une distribution homogène. L'action de l'ANSM sur le contingentement est bien destinée à éviter que des surstocks se fassent de façon artificielle et aggravent la pénurie.

M. Marc Urbain. - Le prix n'est pas la raison de la rupture mais, en tant qu'industriel, on a besoin de visibilité à moyen terme et de stabilité pour définir des investissements. Je voudrais donner un exemple à ce sujet.

Il concerne un traitement pour le sevrage tabagique, que l'on réalise sur un site du Gers, le Nicopass, une pastille à sucer avec différents dosages de nicotine. Ce sont des processus assez anciens entre le semi-artisanal et l'industriel. Pour répondre à la demande du marché, on a besoin d'investir et de basculer sur des lignes de fabrication en continu bien plus performantes.

Face à la perspective de la baisse du prix de remboursement, la question se pose de savoir si on se lance dans cet investissement ou non. Pierre Fabre a décidé d'investir. On a d'ailleurs sollicité quelques subventions, notamment à travers Territoires d'industrie, qui a subventionné une partie du projet, qui s'élève à un peu moins de deux millions d'euros et qui va durer entre trois et quatre ans suivant la durée d'homologation de la variation du dossier d'autorisation de mise sur le marché.

Cet exemple illustre le besoin de visibilité et de stabilité que nous avons pour ne pas nous retrouver face à une baisse de prix du remboursement, puisqu'on a décidé de rester pour ce produit dans la catégorie des produits remboursés.

Mme Émilienne Poumirol. - En tant que Toulousaine, je connais bien la fondation et l'attachement de Pierre Fabre à son territoire tarnais - ou toulousain.

Quelle est votre politique de R&D ? Je sais que c'est un département important pour Pierre Fabre. Dans ce domaine, quels sont les montants des aides publiques ? Que représente le crédit impôt recherche (CIR) pour votre entreprise ? Avez-vous répondu à des appels à projets dans le cadre de France 2030 ?

Mme Patricia Schillinger. - Il existe de nombreuses inquiétudes face à la pénurie de médicaments contre le cancer, beaucoup de patients pouvant se demander comment ils vont être soignés.

D'autres entreprises de votre niveau produisent-elles les mêmes médicaments ? On connaît aujourd'hui une recrudescence de cancers. Comment faites-vous en sorte d'anticiper et de soigner les Français - car je pense que c'est aussi votre rôle ?

M. Michaël Danon. - 100 % de la recherche du groupe Pierre  Fabre est réalisée en France, notamment à l'Oncopole de Toulouse. Nous avons revu notre stratégie de recherche récemment pour la focaliser sur un nombre plus limité de domaines thérapeutiques.

Nous sommes un groupe de taille intermédiaire. La recherche de nouvelles molécules coûte de plus en plus cher, et on ne peut pas avoir des ambitions trop larges. Nous avons donc décidé de nous recentrer sur certains domaines de la cancérologie où de très gros acteurs sont déjà présents, la dermatologie et les maladies rares, où il existe des besoins non-couverts et où la possibilité de développer de nouveaux traitements nous semble répondre à un besoin de santé publique, tout en offrant la possibilité de poursuivre notre croissance.

Nous bénéficions du CIR, comme l'ensemble des entreprises du secteur. C'est un élément très important de contribution au financement de notre recherche. Je n'ai pas le montant en tête, mais nous pourrons vous l'indiquer par écrit dans les prochains jours. Je pense d'ailleurs que l'ensemble des acteurs qui ont été auditionnés par la commission d'enquête ont rappelé l'importance du CIR dans l'économie générale du secteur et son utilité.

D'autres entreprises fournissent des médicaments pour les mêmes indications que ceux que nous fabriquons, mais chaque médicament a sa spécificité. Même quand on ne fait que des variations d'excipients pour un même médicament, le patient peut réagir différemment.

C'est toujours très compliqué, mais nous sommes seul producteur d'un certain nombre de médicaments, d'où la responsabilité éminente qui est la nôtre de nous assurer d'avoir à tout moment la capacité de répondre aux besoins des patients. Nous en sommes parfaitement conscients et devons prendre en amont toutes les mesures pour l'assurer.

M. Vincent Guiraud-Chaumeil. - Je vous ai parlé de la classification des MITM. Elle est établie pour qu'une attention toute particulière soit portée à ce type de médicament, qui ne peuvent être remplacés facilement par d'autres produits, d'où la nécessité de stocks plus importants pour ces produits, qui sont en concurrence avec d'autres qui ont une efficience à peu près équivalente. Une attention particulière est donc portée aux MITM.

J'ai donné un exemple de produit en oncologie. Un accident industriel peut toujours arriver, mais on fait le nécessaire pour que cela n'arrive pas ou que cela n'arrive plus Nous disposons de stocks suffisants pour qu'aucun patient ne connaisse de rupture de traitement. Ce sont des médicaments qui ont bénéficié d'une attention particulière, à la fois de la part des industriels - de Pierre Fabre en particulier - et des agences.

M. Marc Urbain. - À moyen terme, on essaye de sécuriser la supply chain industrielle de deux médicaments pour le traitement du mélanome. Ainsi, nous avons décidé de réinternaliser une partie de la chaîne de fabrication. L'avantage du groupe Pierre Fabre est de disposer d'un site industriel chimique permettant de faire de la synthèse à partir de différents éléments. On réintègre donc une partie de la fabrication du principe actif du médicament, pour être moins dépendant de fournisseurs en Europe ou en Asie.

Je parle d'un projet où l'investissement industriel s'élève à environ cinq millions d'euros. Entre le moment où on a décidé d'y aller et où le site de Gaillac réalisera cette fabrication, validée par les autorités de mise sur le marché, il s'écoulera cinq ans.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - On a constaté une consommation extrêmement importante des médicaments, notamment en France, avec un développement un peu plus important après le Covid, pour des raisons là encore multifactorielles.

Un des arguments qui est donné par rapport au prix trop bas des médicaments matures réside dans le fait qu'il existe un rattrapage volumétrique sur le marché français et, d'une manière générale, sur le marché européen. Le confirmez-vous ?

M. Vincent Guiraud-Chaumeil. - L'innovation est très importante en médecine, mais le soin du quotidien est un élément fondamental de la santé. Après la pandémie, des thérapeutiques délaissées parce qu'elles n'étaient pas prioritaires pour nos soignants et pour les patients, se sont développées à nouveau.

On a parlé des problèmes de santé mentale et de prévention laissés de côté au moment du Covid. On a assisté à une réflexion plus globale sur la santé de la part des Français et des soignants. Certains produits que je préfère qualifier de première nécessité ont été plus utilisés qu'au moment de la pandémie, mais cela me paraît être de la bonne médecine, compte tenu des indications pour lesquelles ils ont été utilisés.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Quel est le niveau du rattrapage du volume par rapport aux prix ?

M. Vincent Guiraud-Chaumeil. - Les volumes, pour certaines aires thérapeutiques, ont fortement évolué, mais la balance n'est pas positive, les prix étant fortement réglementés et régulés par rapport à des produits considérés comme innovants. Il n'est pas question de dire qu'il faut multiplier ces prix par 50, mais la santé concerne aussi les premiers soins, le quotidien, la prévention. Aujourd'hui, notre politique de prix n'est pas très incitative.

M. Marc Urbain. - Si on veut faire plus de volume d'un point de vue industriel, il faut augmenter nos capacités. C'est le cas du Nicopass, mais on a aussi un autre produit pour lequel on a investi pour répondre à la demande de produits matures.

Étant donné le temps de mise en route de nouvelles installations et les temps de validation des nouvelles productions, si on n'a pas de visibilité et que les prix présentent un risque de décroissance dans le futur, on se demande s'il faut vraiment y aller.

Le groupe Pierre Fabre est aujourd'hui très implanté en France et souhaite continuer à avoir cette production mais, en comparaison d'autres zones ou régions de production, l'Europe, et la France en particulier, ont des surcoûts structurels qui doivent être compensés par une visibilité et une stabilité qui reste aujourd'hui compliquée.

On a dit qu'il existait des causes exogènes aux ruptures, comme la pandémie ou la crise relative aux matières premières, mais il y a aussi une certaine prudence en matière d'investissement sur les produits matures. On le voit avec le paracétamol, même si un nouveau site se met en place en Isère.La production du paracétamol a été délocalisée parce que les choses étaient plus faciles, plus simples, plus rapides et les coûts moins élevés qu'en France.

Mme Patricia Schillinger. - Quelles sont les dates de péremption des médicaments par rapport aux stocks ? Peuvent-elles constituer une explication dans les phénomènes de la rupture ?

M. Marc Urbain. - En général, le délai de péremption est compris entre 24 et 36 mois. Nous réalisons des tests de stabilité afin de voir si, au bout de deux mois, six mois, etc., la quantité de principe actif figurant dans le dossier d'enregistrement est suffisante pour l'indication thérapeutique du médicament. En général, les délais péremption sont relativement longs.

Les causes de rupture ont vraiment été exceptionnelles. La Chine a été bloquée un an après que l'activité a redémarré en Europe et dans les pays occidentaux. Nous avons subi l'effet rebond de la crise sur les matières premières.

La question est ensuite de connaître la visibilité que l'on peut avoir pour investir sur la production en France et l'augmentation de produits matures, dont les marges ne sont pas les mêmes que pour les produits très innovants. Malgré tout, il faut faire la balance entre les produits très innovants et ceux de première nécessité.

Mme Émilienne Poumirol. - On a l'impression que c'est plus la visibilité à cinq ans ou à dix ans que le problème du prix qui vous inquiète.

M. Marc Urbain. - Ce sont les deux.

M. Vincent Guiraud-Chaumeil. - Un peu des deux.

M. Bruno Belin, président. - Merci pour les éléments d'information que vous nous avez apportés.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. David Simonnet,
président-directeur général du groupe Axyntis

(mercredi 10 mai 2023)

M. Bruno Belin, président. - Je remercie M. David Simonnet, président-directeur général d'Axyntis, de s'être mobilisé en urgence pour cette audition.

Créé en 2007, le groupe Axyntis est une entreprise de taille intermédiaire composée de deux divisions - les colorants et la chimie fine - et compte près de 400 salariés. C'est l'activité de chimie fine qui nous intéresse plus particulièrement car Axyntis produit des principes actifs sur trois sites : Pithiviers, Grasse et Calais. Au total, l'activité pharmaceutique représente près de la moitié de son chiffre d'affaires, d'environ 90 millions d'euros.

À son échelle, le groupe Axyntis peut donc participer à la défense de la souveraineté industrielle française dans le secteur stratégique de la santé. Il a d'ailleurs bénéficié du soutien de l'Etat au titre de l'aide à la réindustrialisation à travers les programmes d'investissement d'avenir.

Pour autant, faute de repreneur, le site de Calais, qui emploie 120 salariés, a été mis en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce d'Orléans. Outre sa dimension sociale évidente, cette situation pose question : pourquoi la pérennité du site n'a-t-elle pas pu être assurée, malgré le soutien financier important que lui ont apporté l'État et les collectivités territoriales ?

Sur le site du groupe, il est mis en avant le fait que : « depuis sa création, le groupe Axyntis a mené une stratégie d'innovation et d'internationalisation. Il est ainsi capable de mettre en oeuvre des projets de R&D et de production de molécules actives pour des applications à forte valeur ajoutée pour des marchés mondiaux ». Vous nous préciserez, M. Simonnet, quels ont été les productions mises sur le marché et les partenariats noués pour mettre en oeuvre ces orientations stratégiques.

Pour en revenir à l'objet de notre commission d'enquête, vous voudrez bien nous indiquer aussi comment votre activité a pu être impactée par les pénuries de matières premières et si celles-ci ont joué un rôle dans la décision de fermer le site de Calais. Vous comprendrez qu'à l'heure où le gouvernement entend mettre en oeuvre une stratégie de souveraineté sanitaire, la fermeture d'un site de production de principes actifs suscite des interrogations. Nous serons également attentifs aux précisions que vous nous apporterez sur l'évolution des livraisons à vos clients de l'industrie pharmaceutique de principes actifs fabriqués par votre groupe : en clair celle-ci a-t-elle eu un impact sur la production de médicaments en aval ?

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole pour un bref propos introductif, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. David Simonnet prête serment.

M. David Simonnet, président-directeur général d'Axyntis - Je vous remercie de m'avoir convoqué devant cette commission d'enquête pour partager une longue expérience de la chimie fine, notamment pharmaceutique. Cette expérience est contrastée : d'une part, j'ai acquis la conviction qu'une réponse industrielle aux pénuries de médicaments est à la fois indispensable et encore possible ; d'autre part, j'ai pu constater que toutes les conditions n'étaient toujours pas réunies pour préserver et développer de façon pérenne les outils industriels nécessaires à une relocalisation de la production des principes actifs, qui ne peut être envisagé que de manière sélective et stratégique.

Huit unités de production ont été reprises par le groupe Axyntis depuis sa création, avec la volonté de réindustrialiser et de développer de nouvelles activités, principalement orientées vers la pharmacie. En fin d'année 2022, j'ai néanmoins dû me résoudre à mettre l'une de ces entités, la société Synthexim (anciennement Calaire Chimie), reprise en 2013, en redressement judiciaire. En l'absence de repreneur, cette société a été mise en liquidation la semaine dernière, avec une poursuite d'activité d'un mois.

Dans ce contexte difficile, en guise de propos liminaire, je partagerai un certain nombre d'éléments de diagnostic quant aux pénuries de médicaments, ainsi qu'un certain nombre de propositions, que j'avais déjà eu l'occasion de formuler devant l'Académie nationale de pharmacie en 2011 et 2013.

La chimie fine n'a pas échappé, en France, à une tendance de fond à la désindustrialisation. Depuis 30 ans, la part de l'industrie dans le PIB de la France a été divisée par deux et représente aujourd'hui la moitié de ce qu'elle est en Allemagne. Il aura fallu un choc comme celui de la Covid pour que tout le monde prenne conscience des conséquences profondes de cette désindustrialisation, se traduisant par une perte de souveraineté dans l'accès à des produits essentiels, parmi lesquels, dans le domaine de la santé, les principes actifs de certains médicaments.

Dans un article intitulé « Le médicament, l'arme blanche de la géopolitique », publié dans la revue Conflits en 2014, j'écrivais : « Il s'agit d'un enjeu géopolitique. Souhaitons-nous abandonner notre indépendance dans la fabrication et donc dans l'accès aux médicaments, notamment en cas de crise sanitaire ? »

Bien avant la crise de la Covid, nous disposions déjà des éléments de diagnostic disponibles. En 2010, une commission d'enquête sénatoriale sur le rôle des firmes pharmaceutiques dans la gestion par le Gouvernement de la grippe A H1N1 pointait déjà « une absence totale de maîtrise des approvisionnements, dont la prévisibilité et la régularité insuffisantes auraient pu, dans une autre situation, avoir des conséquences sérieuses ».

Cette chaîne d'approvisionnement n'a depuis cessé de se fragmenter, sous l'effet, à la fois d'une externalisation des phases de production des principaux laboratoires et d'une délocalisation de cette production vers l'Asie. Cette fragmentation emporte un risque accru de ruptures d'approvisionnement. Plus les maillons sont nombreux, plus la probabilité d'un défaut de l'ensemble de la chaîne est élevée.

Cette fragmentation et cette délocalisation ont également entrainé l'apparition de coûts « cachés », avec des défauts de fabrication résultant de défauts de contrôle, des coûts de transport élevés -avec le bilan carbone, que l'on connaît, des délais de livraison plus importants, des chaînes de production susceptibles d'être contraintes par les autorités locales, etc.

Face à ces constats et à la concurrence déloyale d'une partie des producteurs de Chine ou d'Inde, des séances de travail menées, en 2011 et 2013, sous l'égide de l'Académie nationale de pharmacie, ont abouti à recommander la reconstruction d'une filière en Europe. Les propositions formulées en ce sens sont encore d'actualité, s'agissant notamment de faire mention de l'origine et du lieu de fabrication des matières premières à usage pharmaceutique sur le conditionnement des médicaments ; ou de déterminer une liste de médicaments qu'il serait vital de relocaliser en Europe, pour garantir l'indépendance de nos politiques de santé - la DGE ayant depuis confirmé l'existence d'une liste de médicaments stratégiques, à dimensions industrielle et sanitaire.

Face à un déficit de compétitivité, il conviendrait également de prendre en compte, dans le prix des médicaments, les contraintes règlementaires légitimes de leurs producteurs et de leurs sous-traitants. Cette demande a été portée quasi unanimement par les acteurs auditionnés par votre commission. L'objectif serait de faire en sorte que le poids de ces contraintes règlementaires soit partagé équitablement entre les laboratoires et les industriels en amont.

Avant la crise de la Covid, les industriels français, dont Axyntis, ont financé eux-mêmes le maintien en conditions industrielles de leur production, le cas échéant accompagnés par quelques laboratoires responsables et quelques écosystèmes régionaux. Cependant, pour certains, ces coûts ne sont aujourd'hui plus supportables. Tel est le cas sur notre site de Calais.

Dans ce contexte, les perspectives de relocalisation en France apparaissent limitées. Cette relocalisation n'est pas encore engagée massivement et ne pourra être que sélective, sur de petites séries. Compte tenu de l'inertie d'un secteur emportant des enjeux de recherche, d'industrialisation et règlementaires, elle ne devrait de surcroît produire des effets positifs qu'à partir de 2025-2026 - le délai de mise en oeuvre d'une production pharmaceutique pouvant être important et ne pas être compatible avec la gestion d'une crise.

Les industriels sont également confrontés à une injonction contradictoire lorsqu'il leur est demandé de faire fonctionner de façon compétitive des sites industriels en France tout en conservant des capacités disponibles pour faire face à d'éventuelles crises. En pratique, le fait de conserver des capacités disponibles à un coût. Ce coût est assumé dans le domaine de la défense. Il s'agit aussi d'un sujet dans le domaine de la santé.

Depuis 2020, le plan France Relance et l'appel à manifestation d'intérêt (AMI) Capacity Building ont marqué une inflexion. Cependant, un certain nombre de contraintes nécessiteraient encore d'être levées. Au-delà des propositions déjà citées, je souhaiterais attirer votre attention sur la persistance, en France, d'impôts sur la production disproportionnés, ainsi que d'une surrèglementation et d'un surcontrôle. Depuis 2021, nous avons dû faire face à un quadruplement du coût énergétique de nos approvisionnements.

Face à des concurrents n'étant pas soumis aux mêmes normes, ces contraintes nuisent à la compétitivité de notre industrie. Les normes sont sources de progrès pour nos concitoyens et pour les industriels que nous sommes. Cependant, il n'est pas acceptable que les importations en provenance de pays ne les respectant pas ne soient pas davantage contrôlées et taxées. On observe à cet endroit une forme de « dévaluation normative ».

La mise en oeuvre de ces solutions et la levée de ces contraintes sont appelées à s'inscrire dans le temps long. Cette démarche nécessitera une cohérence des pouvoirs publics, entre eux et vis-à-vis des grands donneurs d'ordres du secteur, s'agissant de reconnaitre le caractère stratégique de la dimension industrielle du médicament - dimension industrielle illustrée par la production des principes actifs.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Dans un contexte de pénurie de médicaments, alors que vous êtes l'un des quatre principaux fabricants de principes actifs en France, vous êtes amené à fermer une usine à Calais faute de repreneur. Quelles sont les raisons de cette fermeture, qui porte un coup à la souveraineté française dans le domaine du médicament et dont les conséquences sociales devraient être importantes, avec la suppression de 120 emplois, sur un site à l'activité chimique très ancienne et aux capacités de production non négligeables ?

Alors que le Gouvernement encourage, à juste titre, la relocalisation et que la création d'une nouvelle production en France de paracétamol a été annoncée par Seqens, de quelles aides avez-vous pu ou non bénéficier de la part de l'État ?

Par ailleurs, l'ETI que vous avez bâtie en une décennie compte aujourd'hui 450 salariés, répartis sur plusieurs sites. Avec 120 emplois en moins, attendez-vous une chute de votre productivité ?

Enfin, vous produisez des principes actifs en France, sur un marché dont 80 % de la production est réalisée en Chine ou en Inde. Êtes-vous soumis à des exigences environnementales et sociales plus importantes ? À cet égard, la fermeture d'une usine entrainant des licenciements pose également question.

M. David Simonnet. - Le site de Calais a été repris par Axyntis en 2013. Il était auparavant propriété du groupe Tessenderlo, dont l'État français était actionnaire. Fin 2012, ce site était en sous-activité, après avoir perdu une activité d'intermédiaire pour le groupe GSK. Ce site a d'abord été cédé à un fonds luxembourgeois et placé en liquidation. Le groupe Axyntis, déjà présent à Calais, a alors été le seul à déposer une offre de reprise. Le contexte était alors très différent. Le site, qui comptait 200 salariés, était en forte sous-activité et perdait près de 10 millions d'euros par an. Nous y avons déployé une stratégie sur plusieurs années, pour redonner à cette usine une vocation pharmaceutique et utiliser ses capacités pour des productions à forts volumes. Cependant, aujourd'hui, force est de constater qu'il n'est guère possible de relocaliser en France des productions de molécules à très forts volumes, en raison d'une moindre compétitivité que dans la zone Asie. Cette relocalisation n'est envisageable que pour de petites séries à très forte valeur ajoutée. La stratégie que nous avons mise en oeuvre est donc un échec.

Mme Émilienne Poumirol. - Pourriez-vous nous donner des exemples de molécules à très forts volumes ?

M. David Simmonet. - Les principes actifs génériques, tels que le paracétamol, sont des molécules à très forts volumes, dont le prix de vente demeure faible. Les principes actifs nécessitant une chimie fine pour des médicaments innovants ont quant à eux un prix de vente plus élevé, justifiant un différentiel de compétitivité.

Nous étions déjà présents industriellement à Calais. Nous avons transféré l'activité de la petite usine que nous exploitions vers le site de Calaire Chimie, pour résorber une partie de sa sous-activité. Nous avons cependant dû faire face à un certain nombre d'aléas. La crise des migrants a d'abord eu un impact sur le fret ferroviaire, sur lequel la logistique du site reposait. L'incinérateur de l'usine, qui assurait des prestations pour compte de tiers, a ensuite dû affronter la concurrence d'un opérateur belge implanté à Dunkerque.

Après avoir fait constater ces difficultés, nous avons bénéficié d'un financement de la Région à hauteur de 0,8 million d'euros et d'une aide à la réindustrialisation du ministère de l'économie d'un million d'euros.

Nous avons ensuite commencé à transférer vers Calais des productions d'autres usines du groupe aux capacités saturées. Néanmoins, la sous-activité de l'usine de Calais a perduré et le site a continué d'accumuler des pertes. De novembre 2013 à novembre 2022, le groupe a financé ce projet, en moyens humains et en investissements, à hauteur de 26 millions d'euros. Nous avons ainsi maintenu ce site en conditions industrielles, en anticipant des volumes plus importants. Cependant, ces volumes n'ont pu être développés - deux projets de R&D que nous avions en portefeuille, pour deux laboratoires français, ayant été abandonnés en 2022, du fait de résultats cliniques insuffisants.

Dans ce contexte, pour protéger le groupe Axyntis et permettre à l'usine de Calais de trouver un repreneur, nous avons dû nous résoudre à mettre celle-ci en redressement. Malgré les actions entreprises et les visites du site organisées, aucune offre de reprise n'a ensuite été confirmée, ce que je ne peux que regretter.

Sur le plan sanitaire, cette fermeture est appelée à mettre en tension l'approvisionnement de l'un de nos clients. Toutefois, le marché de ce produit n'est pas en tension. Il s'agit d'un produit générique, offrant des alternatives. Il n'y a donc pas de risque de pénurie pour les patients. Nous sommes en lien avec l'ANSM autour de ces sujets. Aucun autre risque sanitaire n'a été identifié - l'activité pharmaceutique du site de Calais ne représentant aujourd'hui pas plus de 25 % de son chiffre d'affaires.

Sur le plan social, nous nous efforcerons d'accompagner de la meilleure des façons les salariés du site de Calais, comptant plus d'une centaine de contrat à durée déterminée (CDI). Nous avons mené des négociations avec leurs représentants, pour maintenir la production du site et assurer sa mise en sécurité avant son arrêt définitif. Le groupe engagera pour cela des moyens supplémentaires. Nous disposons par ailleurs, sur les autres usines du groupe, de plus de 30 postes à pourvoir, ce qui devrait permettre des reclassements, avec des mesures d'accompagnement et de mobilité.

Les unités industrielles majoritairement pharmaceutiques s'inscrivent aujourd'hui dans une logique de relocalisation sélective. Elles ont donc besoin de salariés qualifiés, ce que sont les salariés de l'usine de Calais. Ces derniers connaissent les enjeux de qualité et de sécurité liés à l'exploitation d'un site SEVESO. La priorité du groupe sera donc de les accompagner, par des reclassements en interne, voire au travers de partenariats avec d'autres industriels.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - En 2021, vous avez engagé un programme de recherche pour relocaliser en France la production de principes actifs, pour des médicaments utilisés en réanimation et en anesthésie notamment, dans un contexte d'explosion de la demande pour ces produits. Ce programme a représenté un investissement de six millions d'euros, cofinancé par l'Etat à hauteur de 60 %. Vous avez également été lauréat de l'AMI Capacity Building pour les principes actifs. Au regard de cette dynamique et dans un contexte de pénurie touchant de plus en plus de molécules, la décision de fermer votre site de production de Calais apparait paradoxale. Quels étaient les principes actifs produits par cette usine, dont vous avez indiqué qu'ils représentaient 25 % de son chiffre d'affaires ?

Vous avez par ailleurs bénéficié, pour votre site de Calais, d'aides de la Région et du ministère de l'économie. Dès lors que vous avez pris la décision de fermer ce site, avez-vous prévu un plan de remboursement de ces aides publiques ?

M. David Simonnet. - Les sites et les filiales du groupe Axyntis recouvrent aujourd'hui plusieurs réalités économiques et industrielles. Certains sites ont été repris à la création du groupe en 2007. L'usine de Calaire Chimie a quant à elle été reprise en 2013, de même qu'une unité de chromatographie ayant appartenu au groupe Sanofi. Nous avons également repris une usine du groupe 3M à Pithiviers en 2016. Dans le contexte de désindustrialisation de l'époque, nous avons repris ces unités pour utiliser leurs capacités industrielles. Bien avant la crise actuelle, nous avions pris la mesure du besoin de ces capacités industrielles. Nous les avons ensuite maintenues, pendant plus de dix ans. Si nous ne l'avions pas fait, ces capacités industrielles auraient disparues.

Le site de Calais, était déjà en grande difficulté au moment de sa reprise - il s'agit, de fait, du seul site que nous ayons repris dans ces conditions. Notre stratégie a cependant été un échec, pour les raisons que j'ai évoquées. En tant que dirigeant, j'assume cet échec. Aujourd'hui, la réalité est que cette usine, destinée à produire de forts volumes, n'est pas viable face à la concurrence asiatique.

Nous avons effectivement répondu à l'AMI Capacity Building pour huit molécules, dont l'adrénaline et la noradrénaline. Toutefois, ces productions ne représentent que de faibles volumes. Elles seront réalisées sur notre site de Pithiviers, doté de capacités de recherche et de capacités industrielles adaptées (suite à la reprise du site voisin de 3M). C'est précisément ce que j'ai appelé la relocalisation sélective, s'opérant sur de petites séries, pour des produits à forte valeur ajoutée.

Ces produits n'auraient pas pu remplir les capacités industrielles de Calais. Si nous avions identifié des productions susceptibles d'utiliser les capacités industrielles du site de Calais, nous l'aurions fait. Aujourd'hui, cette usine, dont moins de 25 % du chiffre d'affaires se destine à l'industrie pharmaceutique, ne répond pas aux besoins du marché pharmaceutique tel qu'il existe en Europe.

Ceci révèle que la relocalisation est aujourd'hui possible pour certaines productions. Elle est cependant illusoire pour les très grandes séries, qui ont d'ailleurs été les premières à être délocalisées. À cet égard, la production de paracétamol que vous avez évoquée est un contre-exemple, à la valeur symbolique forte.

Pour ce qui est des aides perçues dans le cadre de cet AMI, elles prennent la forme de prêts, qui devront être remboursés. Ces projets, appelés à s'inscrire dans le temps, continueront pour cela de faire l'objet d'un suivi régulier par la DGE et la BPIFrance.

Dans une industrie à l'inertie très forte, nécessitant des phases de R&D et d'industrialisation, de tels projets prennent généralement trois à cinq ans. Il en sera de même pour la production de paracétamol que vous avez évoquée.

Mme Émilienne Poumirol. - Pourquoi n'avez-vous pas pu utiliser les capacités de l'usine de Calais ? L'outil était-il trop vétuste ou inadapté ?

M. David Simonnet. - La production de principes actifs doit s'adapter aux volumes dont l'industrie pharmaceutique a besoin. L'usine de Calais a une valeur technique. Nous en avons proposé les capacités, y compris à des donneurs d'ordres internationaux. Cependant, pour des volumes de plusieurs dizaines de m3, la compétitivité de ce site est aujourd'hui insuffisante pour répondre aux demandes de l'industrie pharmaceutique.

Nous avons repris ce site qui avait été cédé et mis en liquidation après avoir perdu sa production de lamotrigine pour le compte de GSK, qui représentait quasiment la moitié de son chiffre d'affaires. Nous avons ensuite travaillé avec les salariés et les équipes commerciales pour repositionner cette usine. Cependant, nous ne sommes pas parvenus à retrouver d'importants volumes.

Dans le cadre de sa récente mise en redressement judiciaire, cette usine a été visitée par un certain nombre de concurrents et de clients. Je crains cependant que ceux-ci aient fait le même constat quant aux perspectives de relocalisation en France de productions à forts volumes.

La relocalisation, ayant vocation à constituer une réponse à la pénurie de médicaments, ne peut aujourd'hui être envisagée que de façon sélective, sur des capacités démontrant un minimum de compétitivité.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous dites que le paracétamol est un contre-exemple. Nous avons également été amenés à visiter le site d'Euroapi, dont les équipes travaillent 24 heures sur 24. Nous avons donc du mal à comprendre votre modèle. L'usine de Calais n'est pas uniquement destinée à l'industrie chimique pharmaceutique. Cependant, tel était votre objectif en 2013, au regard de votre activité. Indépendamment des aléas extérieurs que vous avez évoqués, quel est le modèle économique que vous avez mis en oeuvre pour relancer tout ou partie de cette usine ? Comment en est-on arrivé à la fermeture de ce site, alors que l'on cherche à relocaliser la production de principes actifs en France ? Vous avez bénéficié d'aides et vous êtes reconnus pour vos principes actifs. Pourquoi votre stratégie n'a donc pas fonctionné ?

M. David Simonnet. - Nous n'avons pas pris cette décision à la légère. De fait, l'usine de Calais conserve aujourd'hui une activité pharmaceutique limitée. On observe, depuis 2020, une demande pour ce type d'industries, avec des plans de relance et de relocalisation. Cependant, cette prise de conscience, de la part des donneurs d'ordres et des pouvoirs publics, est très récente. L'État ne se soucie réellement du maintien de ces capacités industrielles que depuis la crise de la Covid. Auparavant, le diagnostic était déjà connu, mais n'avait pas été rendu public. Les patients-citoyens ont désormais conscience d'un risque de perte d'accès à certains traitements et exercent une pression sur les responsables politiques. Les laboratoires, quant à eux, voient aujourd'hui dans la relocalisation une solution durable, face à des coûts cachés qu'ils n'imaginaient pas lorsqu'ils ont commencé à délocaliser.

Telle était notre motivation pour reprendre le site de Calais en 2013. Pendant huit ou neuf ans, avant cette prise de conscience chez les grands donneurs d'ordres et les pouvoirs publics, nous avons financé la sous-activité de cette usine. Nous avons tenté de trouver des solutions et nous avons échoué car le contexte n'était pas favorable. En dépit d'aléas extérieurs, nous n'avons pas baissé les bras. En tant qu'acteur privé, nous sommes cependant arrivés au bout de cette logique, avec une perte de 26 millions d'euros et une usine conservant un profil insuffisamment pharmaceutique.

La fermeture de cette usine soulève effectivement une contradiction avec la tendance esquissée depuis deux ou trois ans. Nous n'avions cependant plus les moyens de financer les pertes et le maintien en conditions industrielles de cette usine. Nous aurions souhaité qu'un repreneur se positionne. Cependant, tel n'a pas été le cas.

Effectivement, cette industrie aurait mérité une approche différente. On découvre aujourd'hui que le médicament n'est pas un produit comme les autres, après l'avoir livré aux forces de la mondialisation et de la financiarisation. Lorsque j'ai proposé, il y a 10 ans, le marquage de l'origine des principes actifs sur le conditionnement des médicaments, les pharmaciens m'ont fait observer que cela risquait d'aggraver les pénuries - les patients -citoyens étant enclins à privilégier les produits dont ils identifient les enjeux et provenant d'un environnement géopolitique sur lequel ils exercent un contrôle.

Quoi qu'il en soit, nous accompagnerons les collaborateurs de l'usine de Calais, le cas échéant par des reclassements en interne ou des accompagnements à la mobilité - les autres usines du groupe n'étant pas dans la même situation, avec des capacités de R&D pour de petites fabrications correspondant mieux aux perspectives de relocalisation.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Quelles sont aujourd'hui les productions de vos usines de Pithiviers et de Grasse ?

M. David Simonnet. - Nous produisons aujourd'hui une trentaine de principes actifs, pour moitié génériques (avec les certificats de conformité à la pharmacopée européenne associés) et pour moitié destinés à des médicaments innovants (bénéficiant déjà d'une AMM ou en phase de R&D). Nos usines ont ainsi une activité majoritairement tournée vers l'industrie pharmaceutique.

Pour ce qui est des perspectives de relocalisation, il convient de souligner que les productions délocalisées en Asie ne reviendront pas physiquement. Il faudrait pour cela construire 10 fois plus d'usines en Europe, alors que l'acceptabilité sociétale des usines de chimie, classée site SEVESO demeure très faible. À cet endroit, en étant placés sous de multiples tutelles (du ministère de l'économie, du ministère de la santé, de l'ANSM, du ministère de l'environnement, etc.), nous sommes confrontés à des injonctions contradictoires. La relocalisation devra donc s'appuyer sur les acteurs déjà en place. Il s'agira d'investir dans des capacités déjà reconnues pour répondre aux demandes.

En parallèle, il nous faudra aussi travailler à une relocalisation « mentale », auprès des acheteurs des laboratoires pharmaceutiques - pour les amener à considérer davantage les coûts cachés liés à la délocalisation, les enjeux liés à la constitution de stocks de sécurité (en rupture avec une gestion en flux tendus) et les vertus du local et de la proximité - mais aussi auprès des pouvoirs publics (y compris au regard de l'importance de l'industrie pour l'emploi local, direct ou indirect, et les écosystèmes locaux). Aujourd'hui, on constate que les représentants de l'Etat ont encore, en fonction des territoires, une appréciation différente de ces enjeux de réindustrialisation.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Êtes-vous soumis à une obligation de constituer des stocks ? Le cas échéant, quels sont aujourd'hui vos niveaux de stocks ?

M. David Simonnet. - L'enjeu est de pouvoir conserver des capacités disponibles pour répondre aux variations de la demande, en cas de pandémie notamment. La question est toutefois de savoir qui finance ces capacités disponibles. Il s'agit pour les industriels d'un véritable dilemme économique, car, pour être compétitives, leurs usines doivent souvent fonctionner en permanence.

Quoi qu'il en soit, nos clients constituent, à nouveau et de plus en plus, des stocks de sécurité. Ils nous demandent donc de constituer des stocks de matières premières. Il nous faut toutefois tenir compte de la péremption des produits. En général, les stocks constitués visent à garantir 6 à 12 mois de production.

Dans les relations avec nos clients, on constate chez ceux-ci une volonté croissante de nous aider à constituer et à financer des stocks de sécurité sur les matières premières, intermédiaires ou principes actifs, voire à développer des capacités complémentaires, ce que nous faisons sur les sites de Grasse ou de Pithiviers.

Mme Émilienne Poumirol. - Vous avez indiqué être allé au bout de votre logique d'acteur privé, s'agissant de maintenir en conditions industrielles le site de Calais. Aurait-il été judicieux que la puissance publique, qu'il s'agisse de l'Etat ou de la région, décide de maintenir ces capacités, dans l'attente d'un éventuel projet de reprise ?

M. David Simonnet. - Cette logique de maintien en conditions industrielles existe dans d'autres domaines stratégiques tels que la défense. Du reste, il aurait fallu pour cela reconnaitre le caractère stratégique de l'industrie du médicament il y a bien longtemps. Je vous livre à ce sujet une réflexion très personnelle, sans doute illusoire au regard des doctrines d'intervention de l'Etat. On constate des inflexions, vis-à-vis du droit de la concurrence notamment. On commence à prendre en compte la dévaluation normative que j'évoquais précédemment. Les normes, qui s'inscrivent dans une logique irréfutable de progrès, génèrent des surcoûts et réduisent la compétitivité des acteurs locaux, ce qui conduit à des importations, qui elles-mêmes dévalorisent les normes établies. Cette logique économique semble être remise en question. Il ne m'appartient cependant pas de dire si le rôle d'une région ou de l'État devrait être d'intervenir très directement sur des capacités industrielles.

Cela étant, pour le patient-citoyen, l'accès aux médicaments me semble être aussi important que l'accès à l'énergie ou à des moyens de défense. Il existe donc des outils dans le domaine de la défense dont nous pourrions nous inspirer.

Mme Émilienne Poumirol. - Merci pour la sincérité de vos réponses. Nous vous transmettrons éventuellement des questions complémentaires.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Marisol Touraine,
ancienne ministre de la santé

(mardi 16 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous reprenons ce matin les travaux de notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française en auditionnant Mme Marisol Touraine, en sa qualité d'ancienne ministre de la santé. Je vous remercie, madame Touraine, de vous être mobilisée.

Vous avez exercé les fonctions de ministre de la santé pendant toute la durée du quinquennat de François Hollande, de mai 2012 à mai 2017. Or c'est précisément au cours de ces cinq années que l'on peut situer un premier point d'inflexion concernant le nombre de signalements de tensions d'approvisionnement et de ruptures de stock de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) enregistrés par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) : ce nombre fut multiplié par 10 entre 2008 et 2014, pour atteindre un point haut à environ 438 signalements en 2014 (contre 44 en 2008), suivi, en 2017, d'un nouveau record, avec 530 déclarations à l'ANSM, qui avait conduit le Sénat à s'intéresser à ce problème en créant, en juin 2018, une mission d'information sur les pénuries de médicaments. Vous aviez par exemple été confrontée, dès l'été 2013, à d'importantes tensions d'approvisionnement concernant le Lévothyrox, médicament indispensable dans le traitement de diverses pathologies thyroïdiennes.

L'Académie nationale de pharmacie évoquait en 2017 « le démarrage d'un décrochage inquiétant » et, en effet, la situation n'a, depuis, fait que s'aggraver : 600 à 700 médicaments faisaient l'objet d'une pénurie à l'été 2018 et, actuellement, ce sont quelque 2 500 médicaments - voire 3 000, selon les critères et les moments - qui sont concernés. Il est vrai, je le précise, que c'est le décret du 28 septembre 2012, signé par vous-même, madame Touraine, qui a défini dans le droit français la notion de rupture d'approvisionnement et donné toute sa portée à l'obligation pour l'exploitant d'un médicament, lorsqu'il anticipe une situation de rupture potentielle d'approvisionnement, d'en informer l'ANSM, la France faisant alors figure de pionnière en Europe.

Vous n'en étiez d'ailleurs pas restée là et la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, complétée par le décret du 20 juillet 2016, a marqué une étape importante dans l'histoire législative de la lutte contre les pénuries de médicaments, en insérant dans le code de la santé publique une définition des fameux MITM et en imposant aux exploitants la mise en oeuvre de mesures de prévention, les plans de gestion des pénuries (PGP).

Vous nous direz malgré tout si, au regard des graves difficultés actuelles et du caractère désormais chronique, voire systémique, des tensions d'approvisionnement, on peut rétrospectivement juger que ces mesures étaient insuffisantes.

La catégorie de MITM est-elle en définitive une cote mal taillée ? Avec le recul, les PGP n'ont-ils pas montré leur inefficacité ou ne souffrent-ils pas d'une absence de suivi rigoureux ? Par ailleurs, aucune des mesures législatives et réglementaires prises alors n'avait vocation à agir directement sur les origines des ruptures lorsque celles-ci interviennent en amont de la distribution du médicament, au stade de sa fabrication.

Bref, vous nous direz si, à l'époque, vous aviez pris toute la mesure du problème et s'il vous semble, a posteriori, qu'il aurait été possible d'anticiper la gravité de la situation actuelle, ou si tout laissait à penser que les mesures de prévention et de gestion que vous aviez prises suffiraient à enrayer le phénomène.

Votre expérience sera précieuse pour éclairer notre commission, d'autant que, depuis 2017, vous n'avez pas vraiment quitté le monde du médicament : vous présidez en effet, depuis juin 2019, le conseil d'administration de l'organisation internationale d'achats de médicaments Unitaid, rattachée à l'Organisation mondiale de la santé, qui vise à faciliter l'accès aux traitements dans les pays à bas revenus en réduisant notamment le prix des médicaments.

Vous pourrez notamment nous parler, à la lumière de cette expérience, des efforts que vous aviez fournis en 2014, en tant que ministre de la santé, pour renégocier le prix absolument exorbitant du Sovaldi, médicament contre l'hépatite C du laboratoire Gilead, dont la mise sur le marché est souvent considérée comme un tournant, en France, du point de vue de l'accès des patients aux traitements présentés comme innovants et de la gestion administrée du prix des produits de santé.

Sur toutes ces questions, je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions. Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je rappelle toutefois qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marisol Touraine prête serment.

Mme Marisol Touraine, ancienne ministre de la santé. - Je suis heureuse d'avoir l'occasion de m'exprimer devant votre commission d'enquête pour décrire les difficultés auxquelles j'ai été confrontée et la façon dont j'y ai répondu, qui a représenté une étape décisive dans notre politique de lutte contre les pénuries de médicaments.

Vous m'entendez comme ancienne ministre des affaires sociales et de la santé, fonction que j'ai exercée sans discontinuer du 17 mai 2012 au 18 mai 2017. C'est dans ce cadre que je me situerai, puisque depuis mai 2017 je n'ai exercé aucune fonction institutionnelle en France en relation avec l'industrie du médicament ou me permettant d'avoir des informations particulières sur les sujets que vous traitez. Depuis le 19 juin 2019, je suis en effet présidente du conseil d'administration d'Unitaid, qui dispose aussi d'un secrétariat exécutif, organisation multilatérale partenaire de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), basée à Genève, qui facilite l'accès équitable à la santé dans les pays à revenu bas ou intermédiaire et qui s'occupe de la négociation de certains produits de santé. Mes propos ne sauraient évidemment en aucune manière engager cette organisation, qu'il s'agisse de son secrétariat exécutif ou de son conseil d'administration.

J'insisterai sur quatre points dans mon propos liminaire.

D'abord, je vous exposerai comment, entre 2012 et 2017, j'ai connu un certain nombre de pénuries de produits de santé, pénuries limitées puisque leur nombre était alors environ dix fois inférieur à ce qu'il est aujourd'hui, selon les données publiques de l'ANSM. Ce sont les pénuries de vaccins qui ont été les plus sensibles au cours de cette période et cette situation n'était pas propre à la France.

Ensuite, je vous expliquerai que ces situations m'ont amenée à intervenir chaque fois pour sécuriser la situation des patients et concevoir un socle législatif et réglementaire de régulation jusque-là quasi inexistant.

Puis, je montrerai que ce nouveau socle législatif et réglementaire s'est inscrit dans le cadre plus général de la politique du médicament que j'ai conçue autour de quatre piliers : la transparence, la sécurité, l'innovation et la régulation. Cette politique du médicament et, plus largement, des produits de santé, s'est inscrite dans le cadre d'une politique faisant de l'accès de tous à la santé et de l'amélioration de la santé de tous une priorité déclinée d'abord dans la stratégie nationale de santé de 2013, puis dans la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé. Avant cette période, notre pays n'avait pas de stratégie nationale de santé.

Enfin, il me paraîtra nécessaire de distinguer - c'est probablement l'une des difficultés auxquelles vous êtes confrontés - entre les diverses réponses à apporter à un phénomène dont les causes sont multiples, car les risques de tensions d'approvisionnement ou de pénuries ne peuvent se ramener à un mécanisme unique : cela peut tenir à des incidents sur la chaîne de production, à la taille réduite du marché existant ou potentiel, aux tensions liées à un niveau trop élevé de consommation, à la stratégie industrielle, aux choix des acteurs de la filière, etc. La diversité des enjeux exige sans doute une diversité de réponses.

Je vais développer chacun de ces quatre points.

En premier lieu, de 2012 à 2017, j'ai été confrontée à un certain nombre de pénuries de produits de santé.

Les données de l'ANSM montrent que le phénomène se situait alors à un niveau relativement faible et stable. En effet, de 2012 à 2017, entre 300 et 400 déclarations de ruptures étaient déclarées chaque année : 345 en 2014, 356 en 2016. Ce nombre a été multiplié par quasiment dix entre 2016 et 2022. Même si, à l'époque, le phénomène des pénuries ne s'imposait pas dans l'opinion publique, il s'est imposé à moi comme un sujet d'attention, compte tenu de son impact potentiellement important et déstabilisant pour les patients et pour les professionnels, médecins ou pharmaciens. Les questions relatives aux produits de santé sont toujours des questions sensibles, mais, entre 2012 et 2017, le sujet particulier des pénuries n'a pas été le plus difficile, le plus prégnant, le plus permanent auquel j'ai été confrontée, en-dehors de la question particulière des vaccins.

En effet, parmi les ruptures d'approvisionnement que j'ai connues, les plus préoccupantes ont concerné des vaccins. Il convient d'insister sur le fait que ces pénuries étaient pour la plupart mondiales. Je veux donner trois exemples.

Une situation particulière concernait d'abord les vaccins trivalents diphtérie, tétanos, poliomyélite (DTP), alors les seuls vaccins obligatoires. Depuis 2008, on ne trouvait sur le marché que des vaccins hexavalents comprenant, outre le DTP, trois vaccins recommandés mais non obligatoires. Il ne s'agissait donc pas de pénurie au sens strict, puisque la difficulté était non pas que l'on ne pouvait pas trouver de vaccin mais que l'on ne pouvait pas se faire vacciner des seuls vaccins obligatoires, ce qu'une partie de l'opinion acceptait mal ; je vous renvoie à la pétition du professeur Joyeux ou à d'autres expressions de doute sur les vaccins. Ces vaccins hexavalents étant également les seuls commercialisés dans d'autres pays européens, sans provoquer de tension sociale particulière, cela n'incitait pas les industriels à répondre à une demande à la fois spécifique et limitée. J'ai fait mettre en place un dispositif pour que les patients qui le souhaitaient puissent accéder aux seuls vaccins obligatoires, mais pour moi l'enjeu majeur était moins celui de la disponibilité des produits que celui de la défiance vaccinale systémique qui s'installait dans notre pays, défiance qui s'était accrue après l'épisode de grippe A (H1N1) de 2009 et qui se traduisait par exemple par une extrême réserve face à la vaccination contre les infections à Papillonavirus (HPV) et une baisse de la couverture vaccinale contre la grippe. Cela m'a conduite à confier en mars 2015 à la députée Sandrine Hurel une mission sur la politique vaccinale posant explicitement la question de l'acceptation sociale des vaccins. Ce rapport a servi de base à la mise en place d'une nouvelle stratégie vaccinale, qui s'est poursuivie après 2017, appuyée sur un débat citoyen et une conférence de consensus scientifique tenus en 2016 et pilotés par le professeur Alain Fischer.

Deuxième exemple : au printemps 2016, le laboratoire danois SSI
- équivalent de l'Institut Pasteur -, sous-traitant de Sanofi Pasteur MSD pour produire le vaccin BCG, a fait état de défauts de qualité se traduisant par une moindre efficacité du vaccin. Les autorités danoises ont alors retenu des lots devant être livrés à la France - il s'agissait de 200 000 flacons -, ce qui nous a obligés à rechercher une solution de substitution, avec le vaccin polonais Biomed Lublin. Au-delà des démarches engagées pour trouver des lots de vaccins, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) a été saisi pour définir des critères de priorisation des enfants à vacciner, en fonction du risque d'exposition. Dans ce cas, il s'agissait d'un défaut dans le processus de fabrication, alors que depuis le 1er janvier 2006 le vaccin danois était le seul disponible, compte tenu de l'arrêt de la commercialisation des autres vaccins BCG qui alimentaient le marché français jusqu'alors. La vaccination BCG n'était plus obligatoire pour l'ensemble de la population depuis 2007.

Troisième exemple : à la fin de 2016, l'ANSM a été informée que les allocations de vaccins contre l'hépatite A et l'hépatite B pour le marché français ne permettraient de couvrir qu'une petite partie des besoins des adultes dans notre pays en 2017 - 13 % seulement -, compte tenu de difficultés rencontrées par le principal fournisseur, le laboratoire GSK. La capacité de production du vaccin contre l'hépatite A de ce laboratoire restait limitée du fait de l'inondation du site de production en 2015 et des difficultés de production qui étaient apparues en 2016 pour les vaccins contre l'hépatite B. Les ruptures ne concernaient que les vaccins pour adultes mais étaient très préoccupantes au regard de l'obligation vaccinale contre l'hépatite B pesant sur les professionnels de santé et médicosociaux, sur les étudiants admis en deuxième année d'études de santé ainsi que sur plusieurs professions, comme les pompiers ou les employés de pompes funèbres. Par ailleurs, il y avait la nécessité de vacciner le personnel engagé sur certains théâtres d'opérations extérieures. Des options de substitution ont donc été recherchées et des recommandations de schémas vaccinaux de remplacement ont été élaborées par les sociétés savantes. Je précise qu'un doute a existé quant au respect par le laboratoire de ses obligations légales de mise sur le marché français de certains vaccins.

Un plan d'action pour la rénovation de la politique vaccinale a été organisé autour de quatre axes : une meilleure information, une meilleure gouvernance, un meilleur approvisionnement et la concertation citoyenne. L'amélioration de l'approvisionnement consistait à prendre des mesures contre les pénuries, avec la constitution préventive de stocks et la simplification des autorisations d'importation en urgence.

En dehors des vaccins, d'autres médicaments ont subi des tensions d'approvisionnement ; vous avez évoqué la lévothyroxine mais il y en a eu d'autres. Chaque fois, des solutions de remplacement ont pu être proposées, avec le soutien des sociétés savantes et du haut conseil de la santé publique (HCSP). Cette situation n'est cependant jamais satisfaisante, puisqu'elle provoque le stress des patients, l'incertitude des professionnels de santé et des risques d'iatrogénie médicamenteuse.

En second lieu, j'ai mis en place un socle législatif et réglementaire de régulation, car ce qui existait jusqu'alors était limité.

Avant 2012, la réglementation prévoyait des obligations générales d'information des autorités sanitaires, par exemple lorsqu'un produit était retiré du marché, mais ne traitait pas spécifiquement de la question des tensions ou ruptures d'approvisionnement ni des réponses à mettre en place.

Le décret du 28 septembre 2012 que vous avez cité a mis en place un dispositif de prévention et de remontée de l'information. Ce décret a renforcé les obligations pesant sur les différents acteurs de la chaîne pharmaceutique, notamment les obligations de service public des grossistes répartiteurs, afin d'optimiser les approvisionnements du marché français. Des centres d'appel d'urgence permanents ont été mis en place par les exploitants pour le signalement des ruptures par les pharmaciens d'officine. Cette première étape paraît aller de soi aujourd'hui, mais il faut se rappeler que ces dispositifs de veille et d'information n'existaient pas. Un comité de suivi de l'application du décret a été mis en place au sein de la direction générale de la santé (DGS) ; il réunissait l'ensemble des administrations concernées - ANSM, direction de la sécurité sociale, direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, direction de la concurrence -, les représentants des industries du médicament, les acteurs de toute la chaîne du médicament - pharmacies d'officine et à usage intérieur ou encore ordres professionnels - ainsi que les associations de patients.

Ce processus s'est poursuivi avec l'article 151 de la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, dont la préparation a débuté après le lancement de la stratégie nationale de santé en 2013. Cet article a introduit pour la première fois dans le code de la santé publique un dispositif de prévention et de gestion des ruptures.

La catégorie des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur est définie pour la première fois : il s'agit du médicament ou de la classe de médicament pour lesquels une interruption de traitement est susceptible de mettre en jeu le pronostic vital des patients à court ou moyen terme ou représente une perte de chance importante. La notion de rupture d'approvisionnement est précisée - c'est l'incapacité pour une pharmacie d'officine ou à usage intérieur de dispenser un médicament dans un délai de 72 heures maximum, ce qui semblait être le maximum qui pouvait être supporté - et différenciée selon qu'elle est liée à des problèmes de fabrication ou à des problèmes de distribution. De nouvelles obligations ont été instaurées à l'égard des entreprises pharmaceutiques et des grossistes répartiteurs : les entreprises devaient désormais définir des plans de prévention des pénuries, constituer des stocks de matières premières ou de produits finis, définir des sites alternatifs de production, identifier des alternatives thérapeutiques ; et les grossistes répartiteurs ne pouvaient exporter des médicaments que s'ils avaient rempli leurs obligations de service public et que s'il ne s'agissait ni de MITM ni de produits en risque de rupture, car cette tentation peut exister. Les modalités de dispensation au détail des médicaments en rupture ou en risque de rupture pouvaient être adaptées et les pharmacies à usage intérieur des établissements pouvaient désormais délivrer au public et au détail les médicaments concernés.

Le décret du 20 juillet 2016 a précisé les conditions d'application de la loi et deux arrêtés ministériels des 26 et 27 juillet 2016 ont fixé la liste des vaccins devant faire l'objet de plans de gestion des pénuries et des classes thérapeutiques contenant des MITM ; à l'époque, il y avait 25 vaccins et plus de 250 catégories de traitements.

Les gouvernements suivants ont, me semble-t-il, prolongé ces plans, en particulier en négociant avec Bruxelles les conditions dans lesquelles les entreprises devaient constituer leurs stocks. Initialement, les autorités européennes étaient réservées quant à la mise en place de stocks ; je me réjouis de constater qu'elles ont évolué à cet égard.

En troisième lieu, cette politique de régulation s'est inscrite dans le cadre d'une politique plus globale ; je ne pense pas que l'on puisse mettre de côté les autres aspects de la politique du médicament, car les pénuries s'inscrivent dans un cadre plus général.

Le premier volet de la politique du médicament que j'ai portée est celui de la transparence. À la suite du scandale du Mediator, Xavier Bertrand avait fait voter la loi du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire, laquelle posait le principe des liens d'intérêt général. Il m'est revenu de donner un contenu concret à cet engagement - cela n'a pas été sans difficulté -, via le décret dit « Sunshine Act » du 21 mai 2013, qui a permis notamment la mise en place de la première base de données publique recensant les liens d'intérêts entre les entreprises et les professionnels de santé. Le site Transparence santé a permis aux professionnels et aux associations de déclarer leurs liens avec les entreprises de production ou de commercialisation des produits de santé ainsi que les rémunérations qu'ils étaient susceptibles d'en percevoir. J'y insiste : lien d'intérêts ne signifie pas forcément conflit d'intérêts ; cela va de soi pour vous, mais ce n'est pas toujours le cas dans l'opinion.

La transparence, c'est aussi la transparence sur les prix ; j'y reviendrai plus tard.

Le deuxième volet de la politique que j'ai portée est celui de la sécurité, sous toutes ses formes. La sécurité sanitaire, c'est garantir aux patients qu'ils pourront avoir accès aux traitements dont ils ont besoin et cela renvoie donc aussi aux risques de pénuries. La sécurité, ce sont aussi la qualité des produits et l'indemnisation juste et rapide des victimes d'accidents sériels. Le dispositif mis en place et géré par l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (Oniam) s'est ainsi installé dans notre paysage.

La sécurité, c'est également le bon usage des médicaments. En 2013, on évaluait à 48 le nombre de boîtes de médicaments que chaque Français détenait dans son armoire à pharmacie. Parmi ces médicaments, les antibiotiques figurent en bonne place, depuis longtemps, sans que l'on puisse identifier la raison pour laquelle les Français consomment à ce point plus d'antibiotiques que leurs voisins ; la France est en effet le quatrième pays le plus gros consommateur d'Europe après la Grèce, la Roumanie et la Bulgarie. C'est un enjeu de sécurité, car l'usage excessif d'antibiotiques débouche sur le risque d'antibiorésistance. En 2015, l'Institut de veille sanitaire, absorbé depuis lors par Santé publique France, avait évalué à 160 000 le nombre de patients contractant une infection par un germe multirésistant et à 13 000 le nombre de ceux qui en mouraient. Ce phénomène n'est pas seulement français et a été érigé en priorité par l'OMS en mai 2015. J'ai pris des mesures pour lutter contre ce phénomène dès 2014, avec notamment le lancement de l'expérimentation de la dispensation des antibiotiques à l'unité et l'élargissement des compétences de la Haute Autorité de santé (HAS), désormais chargée de l'élaboration d'un guide thérapeutique.

La sécurité c'est enfin la sécurité sanitaire plus globale ; j'ai déjà eu à répondre à vos collègues sur ce terrain, je n'y reviens pas, même si je suis prête à répondre à vos questions. J'indique toutefois que, contrairement à ce qu'a affirmé l'une de mes prédécesseurs, le transfert de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) au sein de Santé publique France n'a en rien affecté la qualité du suivi des stocks.

Le troisième pilier était celui de l'innovation ; j'irai plus vite sur ce point. Cela renvoie à des choix politiques. Le débat actuel sur la relocalisation trouve un écho dans celui, plus ancien, du choix entre une industrie d'innovation et une industrie dite de « blockbusters ». La production française reste concentrée sur des produits à faible valeur ajoutée, le plus souvent par choix des industriels. C'est récemment que l'on a assisté à un transfert vers des médicaments plus innovants, de niche, qui s'accompagnent de l'abandon de productions plus anciennes.

Je veux insister sur le fait que la France est le premier pays à avoir mis en place un dispositif d'accès à des traitements ou dispositifs innovants avant leur mise sur le marché, avec l'autorisation temporaire d'utilisation, devenue accès compassionnel, ou avec le forfait innovation pour les traitements non médicamenteux. Plusieurs produits en ont bénéficié, dont le nouveau traitement de l'hépatite C ou l'Avastin pour la dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA).

En quatrième lieu, enfin, face à un phénomène multifactoriel, quelles initiatives ou pistes peuvent-elles être envisagées ?

D'abord, il peut y avoir des problèmes sur la chaîne de production industrielle ; c'est ce à quoi j'ai été le plus confrontée. Or un vaccin est un produit peu résilient : il faut deux ans pour relancer la chaîne de production d'un vaccin. Pour un médicament classique, ce délai est de six mois et il est d'un an pour un médicament injectable. La clef est donc d'éviter de se retrouver dans une situation de dépendance à l'égard d'une seule entreprise. Cela relève de la politique industrielle ; ce n'est pas simple mais cela oblige à des négociations d'anticipation. Ensuite, l'augmentation de la demande mondiale est un facteur de plus en plus important, en particulier pour les anti-infectieux.

J'en viens à ce qui est parfois présenté comme un enjeu pour les pénuries : la question du prix. Il y a nécessairement une tension entre les impératifs de bonne ou de juste rémunération des industriels et celui de l'accès de tous aux médicaments. Un médicament si cher que le nombre de ceux qui peuvent y accéder est nécessairement limité ne serait pas satisfaisant. La difficulté tient moins à la faible rémunération supposée des médicaments anciens qu'à l'évolution du modèle économique des industriels. Ceux-ci sont en train de passer d'un modèle fondé sur la vente massive de médicaments à prix accessible à un modèle de niche, favorisant des innovations de rupture à des prix très élevés. Les industriels ont tendance à sous-investir dans les chaînes de production vieillissantes, ce qui favorise les risques d'incidents techniques ou d'interruption administrative en raison d'un défaut de qualité. L'un des défis est que l'industrie française du médicament n'abandonne pas la production des médicaments anciens indispensables, au profit des seules niches d'innovation. Cela peut faire partie des négociations avec les industriels.

Il paraît normal que le prix des médicaments anciens baisse jusqu'à un certain point afin de permettre de supporter l'arrivée sur le marché de nouveaux médicaments. C'est le principe de la régulation. La comparaison internationale des prix doit être maniée avec précaution, car, d'après mon expérience, les prix ne sont pas transparents : il y a le prix affiché et les rabais consentis de façon non publique. C'est en soi une difficulté.

Du reste, j'observe que les pays où les prix sont systématiquement plus élevés - par exemple, les États-Unis - sont également confrontés à des pénuries. Certaines des pénuries auxquelles j'ai été confrontée étaient mondiales, ce qui rend la situation particulièrement difficile à appréhender.

Je m'arrête là pour mon propos introductif. Peut-être pourrons-nous évoquer quelques pistes de recommandations de façon plus précise lors de nos échanges.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Ma première question porte sur le prix des médicaments. Les causes des pénuries sont multiples, c'est vrai, mais au cours de nos auditions, la question des prix trop bas des médicaments matures a été posée de façon récurrente. La loi de financement de la sécurité sociale prévoit une enveloppe consacrée au médicament, mais n'allons-nous pas trop loin dans l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) des médicaments, entraînant un phénomène de vases communicants entre médicaments matures et les médicaments innovants, donc un risque d'abandon des médicaments matures au profit des médicaments innovants ? Ne faut-il pas faire en sorte que le médicament ne soit pas la variable d'ajustement de l'Ondam ?

Ma deuxième question porte sur la liste des MITM. Aujourd'hui, il existe plusieurs listes ; il faudrait une seule liste pour coordonner la politique du médicament à l'échelon européen. La liste des MITM de 2016 paraît souvent trop extensive. Le Gouvernement travaille à une liste plus restreinte. Aviez-vous engagé un travail d'élaboration d'une liste plus réduite ? Les listes dont vous entendez aujourd'hui parler sont-elles de nature à résoudre les pénuries ?

La licence d'office, utilisée par certains pays à bas revenus pour « génériquer » des médicaments trop chers, n'est-elle pas transposable en France pour certains médicaments ? Pendant la période de la covid-19, cela aurait peut-être pu être pertinent.

Plusieurs des personnes entendues en audition nous ont fait part d'un défaut de gouvernance et de pilotage de la politique du médicament. Ainsi, l'organisation Les entreprises du médicament (Leem) préconise la création d'une énième instance. Le pilotage de la politique du médicament doit-il être amélioré ? Si oui, comment ?

Lorsque vous étiez en fonction, vous avez restructuré le système d'agences sanitaires, apportant une réponse à l'éparpillement par la création de Santé publique France. Quel rôle pourrait avoir cette agence, non en situation exceptionnelle, mais dans le cadre d'un fonctionnement courant ?

D'après votre expérience, la puissance publique a-t-elle les moyens de préserver l'accès aux soins face aux choix des industriels ? Avec le système actuel, les industriels choisissent de poursuivre ou de cesser telle ou telle fabrication, sans que les gouvernements puissent peser sur cette décision. Ne serait-il pas opportun que, à côté du secteur privé, l'on puisse avoir une fabrication et une distribution de médicaments dans un cadre public, pour une liste restreinte de produits ?

Si cette production publique existait, ne faudrait-il pas une harmonisation européenne ?

Mme Marisol Touraine. - Ce sont des questions fondamentales, au-delà même des pénuries, puisqu'elles renvoient à la conception du système de santé, dans un pays où l'existence des acteurs privés a toujours été défendue. C'est une richesse mais c'est aussi une source de complexité, car beaucoup d'acteurs privés sont à l'origine de médicament avec un mécanisme de régulation publique.

Sur la maîtrise des prix des médicaments, je ne crois que nous soyons allés trop loin entre 2012 et 2017, période marquée par l'irruption des génériques. L'enjeu était alors de faire accepter l'idée de passer du médicament « de marque » au générique après quelques années. En effet, avant cette période, même si les génériques existaient et que les ministres de la santé en faisaient la promotion, ces médicaments ne s'étaient pas imposés et des patients craignaient qu'ils soient moins sûrs ou moins adaptés. Via l'arrivé des génériques, on voulait dégager des marges pour favoriser l'innovation - qui est clef car une industrie du médicament ne peut pas se contenter de vendre des médicaments anciens. Or, très longtemps, la France s'est appuyée sur des molécules identifiées, sur un marché de masse. Je n'ai pas le sentiment que, après 2017, la maîtrise se soit allégée dans les lois de financement de la sécurité sociale. Nous ne sommes donc pas allés trop loin pour les médicaments vieillissants.

Le CEPS a négocié de manière très serrée sur les nouvelles molécules, puisque l'arrivée du Sovaldi, c'est-à-dire du sofosbuvir, a représenté l'irruption de la première molécule d'innovation de rupture ; il y a un avant et un après pour les malades : cela a permis de les guérir. Évidemment, cela contraint à réfléchir à des modèles économiques différents, car, une fois guéris, les patients n'ont plus besoin du médicament. Il est donc normal de rémunérer cette innovation, mais il faut le faire de manière maîtrisée. Toute la difficulté est d'établir le juste prix. Des discussions ont eu lieu avec les industriels, pour définir les critères de la juste rémunération.

Pour ma part, je crois que l'enjeu de la régulation est majeur. Avoir un pôle de production public-privé à l'échelon européen, pourquoi pas, mais je ne suis pas sûre que ce soit la solution. Si des pénuries résultent d'incidents de fabrication sur la chaîne de production, je ne vois pas pourquoi une entreprise publique y échapperait. En revanche, la constitution de stocks à l'échelon européen, la garantie d'approvisionnement en produits actifs, le fait que les façonniers disposent d'assez de stocks de produits actifs, tout cela me paraît nécessaire. Donc, oui à l'harmonisation européenne, non seulement pour la fabrication mais aussi pour la réglementation, la définition des médicaments, la rapidité de la mise sur le marché et, sans doute, pour les listes.

En effet, nous étions pionniers avec notre liste des MITM et les industriels demandaient l'inscription de leurs produits sur cette liste. C'était pour eux une reconnaissance de la qualité de leur médicament. Ce fut la première liste ; son mérite fut de mettre en lumière la nécessité d'apporter des réponses. Maintenant, que l'on ait des listes plus restreintes ou avec des catégories différentes, cela ne me choque pas.

Ma réflexion portait sur la création de cette liste, qui n'allait pas de soi à l'époque. Sans doute, on peut la critiquer, mais les autres pays se sont engagés dans la même voie. C'est pourquoi, à partir d'un modèle français pionnier, on se retrouve aujourd'hui avec différentes listes. Peut-être faut-il donc les faire converger, même si l'on peut conserver quelques listes spécifiques. L'enjeu est en tout état de cause d'établir des listes mettant l'accent sur l'intérêt thérapeutique du médicament tout en le croisant avec le risque de pénurie, car ce n'est pas la même chose : il y a d'une part les médicaments dont on ne peut pas se passer et, de l'autre, ceux dont on ne peut pas se passer et qui sont en tension. Ces deux listes sont pertinentes.

Sur la licence d'office, je suis très sceptique, madame la rapporteure. L'organisation Unitaid travaille avec le Medicines Patent Pool (MPP), qu'elle finance à 95 % et qui négocie les brevets. À l'occasion de la covid, nous avons vu que la question du brevet était centrale, mais nous ne travaillons pas du tout sur les pays à hauts revenus. Pour notre part, nous travaillons sur des licences volontaires, ce qui a peut-être des limites, mais qui permet de poursuivre les discussions. La licence d'office, c'est un fusil à un coup. Les règles régissant la propriété intellectuelle sont internationales et font l'objet de discussions dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Je me permets de vous suggérer une autre piste. Contrairement à ce que l'on entend, l'activité de recherche et développement (R&D) dans l'industrie pharmaceutique bénéficie de fonds publics importants et d'autant plus importants que la recherche est fondamentale. Les grands laboratoires qui ont découvert les vaccins contre la covid se sont appuyés sur des structures plus petites : des laboratoires de recherche ou des start-up. Le vaccin d'AstraZeneca, par exemple, s'appuyait sur l'université d'Oxford. Il y a donc un engagement financier public majeur, y compris aux États-Unis ; on a même pu dire que l'Europe n'était pas allée assez loin dans l'investissement dans la R&D.

Par conséquent, dès lors que la puissance publique investit massivement, il ne me semblerait pas anormal que, dès la négociation des financements initiaux, les conditions d'accès au marché et de prix soient prévues, même si les prix peuvent varier d'un pays à l'autre, selon le niveau de vie. En effet, la différenciation des prix selon les pays ne me choque pas en soi : je conçois que le traitement du sida, que l'on a négocié pour moins de 100 dollars en Égypte, coûte plus de 10 000 euros en Europe. L'idée selon laquelle le traitement devrait coûter immédiatement 70 ou 100 dollars partout ne me paraît pas tenable, car il faut amortir les frais de R&D et absorber les échecs de la recherche, puisque le prix d'un médicament intègre non seulement du coût de sa production mais également celui des investissements de R&D et ceux des recherches n'ayant pas abouti. Cela dit, cela ne justifie pas n'importe quel prix. Là est la difficulté.

Aussi, ma recommandation serait que les pays développés, ceux qui investissent dans la R&D, s'appuient sur l'investissement public pour négocier des conditions d'accès et de mise à disposition. Du reste, quand un laboratoire reçoit une autorisation de mise sur le marché (AMM), il a aussi une obligation de service public. Il lui appartient donc de trouver des solutions de substitution et de garantir l'accès de la population à son produit.

Sur la question du prix, il y a une piste qui a commencé d'être explorée et qui devrait l'être davantage ; je l'avais d'ailleurs envisagée en 2015 dans le cadre du plan antibiorésistance. Il existe des médicaments de niche, qui concernent très peu de personnes. Comment concilier l'encouragement à prendre moins d'antibiotiques et la recherche sur de nouveaux antibiotiques ? Demander à un industriel d'investir dans la recherche sur un médicament dont on espère ne jamais avoir à se servir n'est pas porteur. Aussi, il me paraîtrait opportun d'élaborer des mécanismes de financement spécifiques pour maintenir la fabrication de molécules anciennes ciblant très peu de malades ou pour trouver des médicaments nouveaux avec une perspective limitée.

Vous me demandez également s'il y a un défaut de gouvernance. Je ne sais pas si c'est à Santé publique France de s'occuper de cela. Pour moi, c'est l'ANSM qui a la responsabilité de la chaîne du médicament. Le décret de 2012 a créé une cellule au sein de la DGS pour assurer le suivi de son application. Faut-il créer une nouvelle structure ? Je n'en suis pas certaine. Faut-il créer, au sein des structures existantes, des cellules chargées spécifiquement d'organiser la synergie des acteurs ? Pourquoi pas. Qu'il y ait une telle cellule au sein des services du ministère et au sein de l'ANSM serait peut-être de nature à améliorer le pilotage sans créer une instance nouvelle, qui prendra du temps, qui sera un nouveau machin et qui se heurtera aux autres agences, notamment à l'ANSM.

L'une des pistes pour lutter contre les pénuries consiste à améliorer la connaissance en amont. Le dispositif mis en place permet une anticipation courte pour répondre rapidement. Désormais, il faudrait également pouvoir identifier des risques sur les chaînes de production six mois en amont. Cela exige des cartographies. Il existe plusieurs bases de données - celle des pharmaciens, DP-Ruptures, qui a été la pionnière, celle de l'ANSM, ou d'autres - et l'ANSM pourrait peut-être avoir la responsabilité de la synergie entre ces bases de cartographie. Là encore, cela exigerait une coopération européenne, car une cartographie nationale n'aurait pas beaucoup de sens.

En effet, je crois que la coopération européenne est une clef, y compris pour la relocalisation. Avoir des éléments de partage d'information et de responsabilité est nécessaire.

Mme Laurence Harribey. - Vous avez dit que la comparaison internationale des prix n'était pas possible à cause des rabais. J'en déduis qu'il y a des zones grises. Pouvez-vous développer ? Comment faire évoluer cette situation ?

Le système économique va d'une production de masse à une stratégie de niche et ce ne sont plus les mêmes acteurs qui conduisent des recherches pour des médicaments innovants et qui produisent en masse. Ne faut-il pas avoir une approche différenciée ?

Je ne vois pas quelles obligations de service public s'imposent aux titulaires d'une AMM. Par ailleurs, le système des autorisations précoces n'a-t-il pas engendré une surenchère sur les prix ?

Mme Émilienne Poumirol. - Les prix bas ne sont pas une solution. Si l'on augmentait le prix des médicaments matures en France ou en Europe, quelles seraient les conséquences pour les pays pauvres ? En outre, même dans les pays où il y a des prix élevés, comme la Suisse, il y a des pénuries. Le prix n'est peut-être pas un levier pertinent.

Vous évoquez les critères d'une juste rémunération. Nous avons un sentiment d'opacité sur les prix. Vous avez évoqué le rôle du financement public de la R&D, mas on n'a jamais de précision sur le rôle de la R&D publique dans la création de médicaments. Comment définir ces critères ? Comment avoir une négociation identique pour tous les nouveaux médicaments ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous avez dit qu'on peut baisser le prix « jusqu'à un certain point ». Quel est ce point de rupture ? Ne faut-il pas plutôt garantir la transparence sur les prix du médicament ?

Mme Marisol Touraine. - La question de la transparence est essentielle et difficile. La transparence a été améliorée. C'était l'une de mes priorités, afin que, sans toucher au principe du secret des affaires, l'on puisse avoir une plus grande proximité.

Je vais vous raconter une anecdote à ce sujet. Quand le sofosbuvir a été commercialisé, tous les pays n'y avaient pas le même intérêt, l'hépatite C n'étant pas présente de la même manière partout. En France, cette maladie concernait de très nombreux patients, comme en Italie. J'ai voulu porter le débat au conseil européen de Milan. Jusqu'à deux jours avant cette échéance, j'espérais encore faire adopter une résolution pour avancer de façon coordonnée sur ce thème. L'idée était, sans se communiquer les prix - il nous était interdit de nous informer des prix demandés par le laboratoire -, de se coordonner pour avancer groupés, afin d'éviter de négocier chacun dans son couloir. Les pays où la prévalence de l'hépatite C était moindre n'ont pas voulu s'engager réellement et certains pays ont voulu s'engager seuls, pour obtenir un meilleur prix ; le laboratoire leur avait probablement promis un meilleur prix s'ils ne signaient pas la déclaration. Résultat : il n'y a pas eu de déclaration européenne, même si la France a ensuite été parmi les pays qui ont le mieux négocié les prix et qu'elle a pu recourir à tous les outils pour les plafonner en fonction des quantités.

Sur la question de la transparence, l'idéal serait évidemment un prix totalement transparent, mais je ne suis pas sûre qu'on y arrive. En réalité, les laboratoires négocient un prix public et accordent ensuite des rabais complémentaires, ce qui leur permet d'afficher à l'international des prix plus élevés pour négocier avec d'autres pays. La sécurité sociale obtient le prix le plus bas possible, mais, facialement, elle annonce des prix plus hauts.

Il m'est arrivé de ne pas accorder d'AMM pour des médicaments de niche parce que les prix demandés étaient trop élevés. Entre garantir l'accès au médicament et octroyer une rémunération, il faut trouver l'équilibre et je ne suis pas certaine que l'on puisse établir des critères robustes et valables dans toutes les situations. Néanmoins, on peut poser ce principe : il faut s'occuper des conditions d'accès. Même en France, pays riche, la sécurité sociale ne peut pas assumer tous les prix. J'ai vu concrètement, dans les comptes de la sécurité sociale, l'effet de l'arrivée du Sovaldi ; on avait dépassé le milliard d'euros.

Baisser les prix des génériques et des médicaments anciens, oui, jusqu'à un certain point, à un niveau satisfaisant pour tout le monde. Je crois savoir que le risque de rupture industrielle fait partie des critères que le Comité économique des produits de santé (CEPS) peut d'ores et déjà prendre en compte ; c'est un élément positif.

Je crois beaucoup à l'idée d'une approche différenciée. On peut ne pas avoir la même démarche de fixation de prix pour tous les médicaments. Il y a le médicament dont le brevet, après plusieurs années, est tombé ; on peut alors le « génériquer » et il est normal que son prix baisse. Mais il y a aussi le médicament qui ne soigne que 40 000 personnes, qui n'est plus rentable ; cela doit donner lieu à des discussions. Quand un laboratoire investit dans de l'innovation tout en ayant des chaînes de production vieillissantes, il faut coupler les négociations, pour les obliger à investir. Voilà une obligation de service public ! Sans cela, la puissance publique est démunie quand un industriel signale qu'il n'investira plus. Pour le détenteur d'une AMM, l'obligation de service public consiste à garantir l'approvisionnement du marché pour lequel il a obtenu l'AMM, à ne pas envoyer sur d'autres marchés des produits destinés au marché français, à garantir des stocks, à réfléchir aux autres solutions thérapeutiques, à informer les autorités en cas de risque sur la chaîne de production, etc. Ce sont des obligations de service public. Une AMM n'est pas qu'un droit, ce sont aussi des obligations.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Le CEPS négocie le prix des médicaments mais il est compliqué de connaître les critères utilisés. Il faut prendre en compte le service médical rendu, le coût réel de production, qui est difficile à connaître, les critères environnementaux et sociaux, en indiquant par exemple le site de production du médicament, et la juste rémunération de l'industriel. Nous plaidons tous pour la transparence, mais si les gouvernements n'ont pas un levier pour faire pression, c'est compliqué. D'où l'idée de dispositifs publics ayant vocation, non à remplacer le secteur privé, mais à avoir un rôle particulier. Il y a des expériences intéressantes au Brésil, en Égypte, en Suisse ou aux États-Unis, avec la Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA). En France, nous sommes timorés.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous parlez de garanties s'imposant aux industriels, mais cela implique des sanctions.

Mme Marisol Touraine. - La question des sanctions est apparue avec la création d'un arsenal réglementaire. Les obligations de constitution de stocks et d'établissement de PGP, ainsi que celles qui sont liées à l'AMM, impliquent des sanctions identifiées, significatives et douloureuses, y compris en matière d'image publique. La sanction peut être financière, c'est le plus efficace, mais le name and shame peut avoir aussi des effets.

Cela dit, il ne faut pas être dans une approche de conflictualité de principe avec les industriels. Accepter la perspective de sanction ne signifie pas qu'il faut se placer dans l'adversité d'emblée. Il faut établir un nouveau partenariat entre la puissance publique et l'industrie. Le contexte change ; dans dix ans, le monde du médicament ne ressemblera pas à ce qu'il était il y a dix ans : il y aura des médicaments biologiques ou des innovations de rupture à des coûts inenvisageables, qu'aucun pays riche ne pourra payer. Il faut donc concevoir une régulation publique, qui est indispensable. Les pays européens, qui ont des systèmes de protection sociale développés et garantissant des débouchés aux industriels, en solvabilisant la demande, ont une force extraordinaire.

Sur la pression à exercer sur les industriels, il faut distinguer entre deux situations.

D'une part, il y a des médicaments de rupture à effet mondial, comme le vaccin contre la covid. Dans ce cas, les pays européens arriveront à les obtenir - on l'a fait à l'échelon européen, et c'était la bonne façon de procéder -, mais l'enjeu est pour les pays du sud, ce qui ne concerne pas votre commission d'enquête. Aussi, quand arrive un médicament de rupture à effet mondial, il faut négocier d'emblée pour que ce médicament arrive dans les pays du sud, afin que l'on ne repose pas uniquement sur la solidarité des pays du nord.

D'autre part, dans une démarche nationale ou européenne, la question de l'accès n'est pas la même. Dans ce cas, il faut définir des critères pour définir le prix de l'innovation, afin que celle-ci profite à tout le monde. Je le répète, la clef est de trouver un mécanisme de financement adapté pour les médicaments vieillissants ou ciblant de petites populations, anciens, mais très utiles pour 100 000 personnes. Pour cela, il faudrait vérifier si les industriels qui produisent ces médicaments produisent à côté des médicaments plus rentables. Cela permettrait de faire un lien.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie de tous ces éléments précis et de la qualité de ces réponses.

Mme Marisol Touraine. - Les questions que vous posez sont difficiles, exigeantes, et n'auront pas, je le crains, une réponse unique...

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Xavier Bertrand,
ancien ministre de la santé

(mardi 16 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous reprenons nos travaux cette après-midi en auditionnant M. Xavier Bertrand en sa qualité d'ancien ministre de la santé.

Durant votre carrière ministérielle, monsieur le ministre, vous avez été chargé de la santé à deux reprises : de juin 2005 à mars 2007, en tant que ministre de la santé et des solidarités, puis de novembre 2010 à mai 2012, en tant que ministre du travail, de l'emploi et de la santé.

Votre expérience est très utile aux travaux de notre commission d'enquête, à plusieurs titres.

Dès 2006, vous avez dû faire face à l'apparition et à la propagation de la grippe aviaire H5N1. Cette épidémie a notamment donné lieu à l'élaboration d'une doctrine d'emploi et de stockage des masques en France, sur laquelle une commission d'enquête de notre assemblée vous a déjà interrogé. Vous pourrez sans doute nous faire part de vos réflexions sur la constitution de stocks stratégiques de médicaments destinés à faire face à une crise sanitaire de grande ampleur et sur le rôle de l'État dans de telles circonstances. Il s'agit, dans les deux cas, d'apporter une réponse d'urgence.

En 2010, vous avez été confronté à la crise du Mediator. Auditionné par la mission commune d'information constituée par le Sénat à la suite de ce scandale, vous avez souligné, sur la base du rapport de l'inspection générale des affaires sociales (Igas) que vous aviez commandé, l'existence de « défaillances graves dans le fonctionnement de notre système de médicament ».

Cette crise a motivé un net renforcement des mesures de pharmacovigilance et la création, par la loi Médicament du 29 décembre 2011, de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en remplacement de l'ancienne Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps). Nous vous interrogerons sur la place de l'ANSM, dont nous avons déjà auditionné les représentants, dans le paysage des agences sanitaires et sur son rôle dans l'anticipation et la gestion des pénuries de médicaments.

Plus largement, nous souhaitons entendre vos réflexions sur la gouvernance de la politique du médicament, fréquemment décrite, lors de nos auditions, comme lacunaire ou manquant de pilotage.

Enfin - ce sujet est véritablement au coeur de nos travaux -, vous avez été confronté, dans l'exercice de vos fonctions, à des tensions, voire à des ruptures d'approvisionnement de certains médicaments. Dès septembre 2011, vous aviez annoncé un plan d'action destiné à lutter contre ce phénomène en renforçant les obligations des exploitants comme des distributeurs et en contraignant les industriels à mieux anticiper les risques de pénurie.

Ces axes sont encore pour l'essentiel ceux qui structurent les politiques visant, en France, à sécuriser l'approvisionnement en médicaments. Progressivement renforcées ces dernières années, les mesures prises n'ont, de toute évidence, pas suffi à endiguer l'aggravation des pénuries : en juillet 2018, ces dernières concernaient environ 700 médicaments ; elles en touchent aujourd'hui 2 500 à 3 000.

Vous pourrez dresser le bilan de ce plan d'action et nous indiquer dans quel contexte il a été établi. Au-delà, vous pourrez faire part à notre commission d'enquête de votre analyse sur la manière d'assurer aux patients l'accès aux médicaments les plus indispensables à leur prise en charge.

Sur l'ensemble de ces sujets, votre expérience et votre recul, du fait de vos anciennes fonctions, sont précieux à notre commission d'enquête.

Je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif, puis notre rapporteure, Mme Laurence Cohen, vous posera une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Xavier Bertrand prête serment.

M. Xavier Bertrand, ancien ministre de la santé. - En tant que ministre, j'ai effectivement été chargé de la santé à deux reprises. J'ajoute que, de la fin mars 2004 à juin 2005, j'ai été, sous l'autorité de Philippe Douste-Blazy, chargé de l'assurance maladie et donc du prix d'un certain nombre de produits de santé.

Notre plan d'action présenté en septembre 2011 a été suivi de la loi Médicament, adoptée à la fin décembre de la même année. Ces initiatives ont permis de changer un certain nombre de choses quant à la disponibilité des produits de santé, notamment des médicaments.

En tête de notre grille de lecture figurait, à l'époque, l'absolue nécessité de l'anticipation dans le domaine de la santé. S'y ajoutent aujourd'hui la question clé du prix et, à mon sens, la remise en cause de ce que nous mettons derrière le mot « souveraineté » pour ce qui concerne la disponibilité des produits de santé, au-delà même des problèmes de prix.

Je ne comprends absolument pas la fausse pudeur gouvernementale constatée aujourd'hui, qui revient à nier la réalité des faits. Nous ne sommes pas face à un problème de tension sur les stocks - ces mots sont une insulte aux professionnels de santé et aux patients -, mais bien face à une pénurie.

Tous les quinze jours, le ministre de la santé nous assure qu'il n'y a pas de pénurie et que les problèmes vont se régler. Or les pénuries sont réelles - c'est pour les médicaments pédiatriques que le scandale est le plus patent. Elles sont appelées à se reproduire régulièrement et à devenir de plus en plus vives au cours des années qui viennent.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci de ce propos très synthétique : vous braquez les projecteurs sur les problèmes tels qu'ils se présentent. Nous sommes bel et bien face à des pénuries, qui ne cessent malheureusement de se multiplier. Je vous confirme que les médicaments à usage pédiatrique sont particulièrement touchés.

Premièrement, en 2011, vous avez annoncé un plan d'action pour lutter contre les ruptures de stocks de médicaments. La situation n'était évidemment pas la même qu'aujourd'hui ; mais comment les acteurs de la chaîne du médicament avaient-ils réagi à ces propositions ? Avec le recul, estimez-vous qu'elles étaient suffisantes ? Comment pourrait-on les compléter pour surmonter les problèmes actuels ?

Deuxièmement, selon vous, est-il pertinent de confier à l'ANSM la surveillance et la gestion des ruptures de stocks de médicaments ? Cette agence dispose-t-elle des moyens financiers et humains suffisants ? Elle doit assumer, à moyens constants, de plus en plus de responsabilités et de missions.

Troisièmement, les problèmes de gouvernance et de pilotage de la politique du médicament dans son ensemble ont été soulignés à de nombreuses reprises lors de nos auditions. Un certain nombre de personnalités que nous avons entendues se demandent en somme s'il y a un pilote dans l'avion. Comment remédier à cette situation ?

Quatrièmement, le Gouvernement entend relocaliser plusieurs productions de médicaments et de principes actifs. Ce faisant, il annonce l'intention de revenir sur trente ans de délocalisations menées au nom de la rentabilité, notamment en Inde et en Asie, où les exigences environnementales et sociales sont moindres. Mais il faut raison garder : on ne pourra pas relocaliser en France toutes nos productions de médicaments et, à tout le moins, une action coordonnée à l'échelle européenne est indispensable.

Vous êtes président d'une région industrielle, qui abrite plusieurs sites de production pharmaceutiques très importants ; je pense notamment à Sanofi. À votre avis, comment assurer de réelles relocalisations en France comme en Europe ? Je précise que le lieu de production doit être pris en compte dans la fixation du prix du médicament, faute de quoi la concurrence ne sera pas équitable.

De plus, si l'on a délocalisé un certain nombre d'industries chimiques, c'est aussi parce qu'elles étaient polluantes. Sommes-nous collectivement prêts à les faire revenir ? Je pense à la fois aux élus et à nos concitoyens. Est-on en mesure de maîtriser l'empreinte environnementale de ces relocalisations ?

Cinquièmement, le PDG du groupe Axyntis, que nous avons auditionné la semaine dernière, nous a confirmé la mise en liquidation judiciaire de l'usine Synthexim de Calais. Pour lui, il est impossible de relocaliser en France la production de molécules à très gros volume et à faible valeur ajoutée. Qu'en pensez-vous ? Dans ce cas, comment sécuriser l'approvisionnement de la France et de l'Europe en médicaments matures d'usage courant ?

Sixièmement et enfin, si les pénuries sont bien sûr multifactorielles, le prix en est un élément majeur. Vous avez déclaré assez récemment qu'il fallait payer les médicaments plus cher : sans doute faisiez-vous allusion aux médicaments matures. Néanmoins, un pays comme la Suisse, où le prix des médicaments est plus élevé, souffre des mêmes pénuries que le nôtre, notamment pour les antibiotiques. À l'évidence, le problème n'est pas si simple.

L'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) relatif aux médicaments sert de variable d'ajustement pour les réductions successives du budget de la santé : n'est-on pas allé trop loin dans cette logique, en creusant l'écart entre les produits innovants, dont les prix s'envolent, et les produits matures, dont les prix sont bas ?

M. Xavier Bertrand. - Au sujet de l'Ondam, vous avez raison. D'ailleurs - M. Milon s'en souvient sans doute -, je l'avais indiqué lors de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2012 et Nora Berra, alors secrétaire d'État chargée de la santé, l'avait dit en mon nom le 27 octobre 2011 devant l'Assemblée nationale : « Ces montants [d'économies demandées aux médicaments] doivent rester compatibles avec le développement d'une industrie à forts investissements. Il s'agit d'un enjeu essentiel. Toute démarche a un début, mais aussi une fin. Des prélèvements d'un montant total de 1,26 milliard d'euros sont déjà assez substantiels, car il faut laisser à l'industrie pharmaceutique l'opportunité d'investir dans des produits de santé qui seront utiles à la prise en charge des patients à l'avenir ».

De façon moins protocolaire, j'avais coutume de dire que j'avais demandé beaucoup d'efforts à l'industrie du médicament. À partir de 2004, j'ai été chargé d'une réforme de l'assurance maladie visant à sauvegarder notre système de santé. J'avais indiqué que l'on était certainement allé jusqu'à l'os et que nous ne pouvions pas demander d'efforts supplémentaires. Or tel a été le cas au cours des dix années suivantes. De nouveaux efforts ont été demandés ; le rythme a même été accentué. Comment s'étonner du résultat ?

Certes, les nouveaux médicaments peuvent être très chers, mais on a également besoin des médicaments matures. À cet égard, les médicaments qui connaissent aujourd'hui des problèmes de disponibilité sont issus de la chimie à proprement parler. Ce sont ceux dont la production a été massivement délocalisée.

Le PDG d'Axyntis, que la région des Hauts-de-France a aidé à un moment donné, résume très clairement le problème auquel il fait face : étant donné le prix auquel ses produits sont payés, le groupe n'a pas intérêt à relocaliser. En outre, rien n'était dans les pipes pour arriver en production. Il savait donc pertinemment que les perspectives de l'usine Synthexim risquaient d'être fatales.

Comment faire pour relocaliser un certain nombre de produits matures, y compris issus de la chimie ? Le prix restant le coeur du problème, nous devons imaginer une nouvelle forme de tarification qui profitera aux petites et moyennes entreprises (PME) présentes sur le territoire national.

Ce sont elles qui seront au coeur de l'action et non les grands laboratoires, qui ont leur stock de produits matures - je pense par exemple à Sanofi, qui dispose du Doliprane - et développent de nouveaux traitements.

Qui, à part Sanofi, produit encore des antibiotiques en France ? Personne. Tout le reste de la production est parti. Pour que cette production revienne, il faut une politique de prix élaborée par le Comité économique des produits de santé (CEPS), avec le feu vert de Bercy - je vais y revenir -, afin de mieux valoriser la rémunération des laboratoires concernés.

Les prix doivent cibler le retour de ces médicaments sur le territoire national. Si la mesure est trop large, elle ne fonctionnera pas : on ne doit pas se donner pour but de relocaliser la production des grands labos. Ce n'est pas ce qu'ils ont en tête.

Cela étant, qui fixe le prix du médicament en France ?

Le fond du problème, c'est la dichotomie insupportable entre, d'une part, le ministère de la santé et, de l'autre, le ministère de l'économie, des finances et du budget. Je l'ai connue dans une vie antérieure : le PLFSS s'élabore avenue de Ségur, mais la politique du médicament comme une bonne partie de la politique de santé et d'autres politiques encore, dont je ne parlerai pas, est conçue à Bercy sur la base de raisonnements comptables, donc de court terme. Dans ces conditions, comment voulez-vous avoir une logique d'investissement ?

Parfois, le ministère de l'économie et des finances dit bien qu'il faut investir dans tel ou tel domaine à des fins stratégiques, mais c'est le contraire qui se fait chaque année. Tant que l'on n'aura pas une unité d'action et de définition de la stratégie, laquelle doit relever du ministère de la santé, cela ne pourra pas fonctionner. La santé et le médicament seront encore et toujours réduits au rang de variables d'ajustement et l'on ne pourra rien bâtir au-delà des grands discours.

J'y insiste, pour mener à bien la relocalisation, nous avons clairement besoin d'une politique de prix ciblée sur ce type de médicaments et profitant vraiment à nos petites et moyennes entreprises (PME) dès lors qu'elles consentiront l'effort d'investir. Il faut l'assumer ; les Allemands ne se gênent pas pour le faire. Ensuite, ces PME doivent avoir accès à un remboursement leur donnant une vraie visibilité. En effet, vous pouvez favoriser l'investissement que vous voudrez ; sans un marché solvable derrière, cela ne peut pas fonctionner. C'est à ces conditions que l'on pourra répondre aux défis.

Cet effort ne nous dispensera pas d'une véritable politique européenne en la matière. En effet - vous avez raison de le souligner -, les pénuries touchent l'ensemble des pays d'Europe, qui sont en situation de dépendance vis-à-vis de l'Inde et de la Chine. J'ajoute que, ce qui nous pend au nez dans les années qui viennent, c'est la dépendance envers les États-Unis, non seulement pour les médicaments matures, mais aussi pour les nouvelles thérapies : les États-Unis risquent fort de donner le la sur le marché mondial. Nous devons donc également regarder de l'autre côté de l'Atlantique.

De même, nous devons nous doter d'une liste de médicaments stratégiques à l'échelle de l'Union européenne, faute de quoi nous tomberons dans les mêmes ornières.

Je tiens à préciser ma position sur un point. Sauf erreur de ma part, pour la production de médicaments, la France a été leader en Europe de 1995 à 2008. Désormais, nous sommes le quatrième producteur d'Europe, après la Suisse, l'Allemagne et l'Italie, et le cinquième à l'échelle mondiale. Or, selon une étude comparative publiée au début de cette année par Les Entreprises du médicament (Leem), nos médicaments, globalement, sont 40 % moins chers qu'en Suisse, 33 % moins chers qu'en Allemagne et 18 % moins chers qu'en Italie - je ne parle pas de la Grande-Bretagne, qui n'est plus dans l'Union européenne. Par nature, les labos ne sont pas des philanthropes : où vont-ils envoyer leurs médicaments en priorité ? Là où ils sont les plus rémunérateurs pour eux.

Aujourd'hui, les prix de l'amoxicilline et du Doliprane sont beaucoup trop bas dans notre pays. Le flacon de Doliprane liquide, pour les enfants, est à moins de 2,5 euros ; et l'on s'étonne que ces produits soient acheminés en priorité vers des pays qui les rémunèrent mieux.

Vous avez absolument raison, ces problèmes n'expliquent pas tout : les pénuries sont multifactorielles. Mais force est de constater qu'en France le prix de ces produits est bien trop faible. Nous ne sommes plus à l'os, comme je le disais il y a onze ans et demi, mais au-delà de l'os.

J'en suis intimement convaincu, il nous faut concevoir une nouvelle politique de prix. Nous devons assurer la rémunération des laboratoires en ciblant les médicaments jugés stratégiques et, surtout, selon le profil des entreprises de nature à assurer les relocalisations.

Vous évoquez la question environnementale. Aujourd'hui - je le constate pour les nombreuses industries que nous accueillons dans la région des Hauts-de-France -, qu'il s'agisse des émanations ou d'autres problèmes, on est capable de traiter l'ensemble des problèmes environnementaux en prenant les mesures protectrices qui s'imposent. Des préventions peuvent subsister. Néanmoins - on le sait pertinemment -, les procédures d'enquête publique et les normes environnementales en vigueur ne permettent plus de faire les erreurs commises dans les années 1960 ou 1970.

Vous avez mentionné Sanofi. Je pense également à GSK, à Saint-Amand-les-Eaux, et à AstraZeneca, dans le Dunkerquois : les extensions de sites industriels pharmaceutiques ne posent aucun problème pour les riverains, tant s'en faut.

Les mesures prises en 2011 avaient-elles été acceptées par les acteurs du médicament ?

Il s'agissait de répondre aux alertes que m'avaient adressées, à l'été, la société française d'anesthésie et de réanimation (SFAR) et les associations de patients. Je n'ai pas besoin de revenir sur les problèmes d'approvisionnement en curare qu'a connus notre pays au coeur de la crise covid et qui, d'ailleurs, persistent.

À l'époque, je dénonce dans les médias un système d'importation privant les pharmaciens français d'approvisionnements - ce sont mes termes - et je me dis prêt à contraindre les laboratoires à respecter leurs engagements. Dès mars 2011, j'avais fait procéder à des enquêtes et j'avais mobilisé la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) sur cette question.

À la suite d'une réunion avec l'ensemble des acteurs, le 8 septembre 2011, j'annonce un plan d'action mis en oeuvre sans délai sous l'égide de la direction générale de la santé (DGS) et de l'Afssaps. Je ne délègue pas à l'Afssaps le soin de tout mettre en oeuvre - je reviendrai dans un instant sur les questions de gouvernance.

Tout d'abord, on rappelle les obligations de service public de l'ensemble des acteurs tout en mettant en oeuvre des contrôles. Ensuite, on identifie les zones à risque selon une liste de classes thérapeutiques, les produits présentant un intérêt majeur et subissant des risques de rupture étant définis comme sensibles. Enfin, on met en place un suivi national de l'approvisionnement de ces produits - à l'époque, il s'agissait, sauf erreur de ma part, des antirétroviraux, des anesthésiques et des anticancéreux.

Un plan de gestion des pénuries est déployé, à la charge des titulaires d'autorisations de mise sur le marché (AMM). En outre, nous mettons en place un circuit d'information rapide pour signaler toute rupture de stock, non seulement avérée, mais potentielle.

Nous nous sommes même penchés sur la question des arrêts de commercialisation : quand un labo décide de ne plus commercialiser un produit, comment faire pour que les patients directement concernés et leurs prescripteurs puissent s'organiser au mieux et, ainsi, éviter les défaillances de traitement ?

La loi Médicament du 29 décembre 2011 a reçu un très large assentiment sur les travées du Sénat et les bancs de l'Assemblée nationale. Il n'en a pas été tout à fait de même dans le monde pharmaceutique... Ce texte imposait des changements drastiques, notamment au sujet des conflits d'intérêts et pour l'intervention des acteurs pharmaceutiques dans le financement de la santé.

Le dispositif réglementaire, portant sur la prévention et la gestion des ruptures de stock et d'approvisionnement, a posé moins de difficultés. Le délai d'information de l'ANSM, auquel est tenu l'exploitant avant de suspendre ou d'arrêter la commercialisation, a été étendu de six mois à un an. Un système d'astreintes a été prévu pour les grossistes-répartiteurs, qui ont reçu de nouvelles obligations de service public. Tout manquement à ces obligations exposait à des sanctions financières assez lourdes.

Toutefois, vous le savez bien, quand un ministre arrive, c'est toujours un peu compliqué pour lui de reprendre à son compte tout ce qu'a fait son prédécesseur. Certains décrets d'application ont ainsi tardé à être publiés. Je n'ai pas suivi précisément ce qui s'est passé depuis onze ans, mais le problème est simple : comme je le dis souvent, une loi votée c'est bien, une loi appliquée c'est mieux.

Enfin, vous avez pointé du doigt ce problème : qui pilote ?

Nous sommes face à un mal français : on a éloigné du centre de décision politique les centres d'action et de contrôle. À cet égard, je tiens à revenir une nouvelle fois sur la genèse des agences, notamment de l'ANSM.

À mon sens, la responsabilité politique ne se délègue pas et ne se partage pas : elle appartient en propre au ministre. Bien sûr, ce dernier ne peut pas tout voir ou tout savoir, mais il doit organiser son action de sorte que la responsabilité politique ne soit pas éloignée du ministère. C'est la raison pour laquelle il ne peut pas déléguer son pouvoir à une agence.

C'est au ministère, pas forcément au cabinet du ministre, surtout avec les contraintes pesant sur les effectifs de conseillers ministériels, et à ses directions de suivre les dossiers. Il ne peut pas dire : « Ce n'est pas moi : ce sont les agences. »

Il faut mesurer l'importance de l'affaire du sang contaminé : la responsabilité ministérielle ayant été fortement engagée, on s'est efforcé, dans les années 1990, d'éloigner le niveau de responsabilité en déléguant à des agences. Ce n'est pas le fait du hasard, mais on est allé trop loin dans ce sens, au point de susciter l'incompréhension de nos concitoyens.

La responsabilité demeure politique. La disponibilité des médicaments relève de l'essence de la politique : il y va ni plus ni moins que de l'anticipation et de la prise en charge de l'état de santé des Français.

Il ne s'agit pas de dessaisir l'ANSM, mais tout simplement d'assurer une véritable surveillance. En vertu de la loi Médicament, le ministre de la santé devait régulièrement se prononcer sur la liste de médicaments susceptibles de poser problème. À tout le moins, ce travail devait être accompli en sa présence pour que l'on ne s'éloigne pas trop du centre de décision. C'est de cela que nous souffrons aujourd'hui. Le Gouvernement est dans le déni : il nous répète qu'il n'y a pas de pénurie et que les légers problèmes de ruptures de stock constatés seront réglés dans les quinze jours. Mais, loin d'apporter des solutions, les mêmes déclarations se répètent, elles, tous les quinze jours.

C'est là le véritable problème : le contrôle doit être politique.

M. Alain Milon. - Je vous remercie de ces propos, auxquels j'adhère complètement.

L'effort demandé à l'industrie pharmaceutique est non seulement considérable, mais surtout inconstant d'une année sur l'autre, si bien que les entreprises, internationales ou nationales, ne peuvent faire de prévisions budgétaires qu'en fin d'année. En résultent des problèmes majeurs.

Je vous rejoins tout à fait, la recomposition du CEPS est indispensable, car le ministère de la santé, et non Bercy, devrait y occuper la place dominante.

Enfin, lorsque l'Agence européenne des médicaments (European Medicines Agency - EMA) rend un avis positif sur un nouveau produit, est-il utile que l'ANSM revoie systématiquement l'ensemble des études avant de se prononcer et que la Haute Autorité de santé (HAS) rende à son tour un avis ? Nous perdons un temps considérable, notamment par rapport à l'Allemagne et à la Belgique.

M. Xavier Bertrand. - L'usage me permet-il de poser une question à un sénateur qui vient lui-même de m'interroger ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous pourrez tout à faire répondre à M. Milon par une question, ce qui ne nous empêchera pas de vous demander une réponse ensuite.

Mme Laurence Harribey. - Vous plaidez pour une revalorisation du prix des médicaments, en particulier les médicaments matures, en soulignant que cette politique profiterait aux PME.

Nous sommes passés d'un marché de masse à un marché de niche et l'industrie pharmaceutique se réorganise en conséquence ; encore faudrait-il s'assurer que les PME sont les véritables bénéficiaires de telles mesures, sachant que l'industrie pharmaceutique est très fragmentée. Ainsi, Biogaran est susceptible d'être accompagnée à cet égard, mais il s'agit quand même d'une filiale de Servier.

En parallèle, vous parlez d'obligations de service public, mais quels moyens de contrôle et de sanction préconisez-vous ?

Mme Pascale Gruny. - La pénurie de médicaments est mondiale, mais elle est plus forte en France qu'ailleurs ; dans notre pays, la consommation d'antibiotiques et de psychotropes est également plus forte que chez nos voisins. J'aimerais vous entendre sur ce sujet.

Année après année, le budget de la sécurité sociale demeure déficitaire. Il faut puiser dans d'autres budgets pour le compléter : c'est un grave sujet de préoccupation. Quelles solutions proposez-vous à ce titre ?

Enfin, les entreprises doivent-elles financer elles-mêmes les stocks ? Au nom de la commission des affaires européennes, Laurence Harribey et moi-même nous sommes penchées sur cette question, dans le cadre d'un rapport d'information relatif à l'Europe du médicament. Les stocks coûtent cher et, comme vous l'avez souligné vous-même, nous avons déjà demandé beaucoup à l'industrie pharmaceutique.

Mme Émilienne Poumirol. - En matière de transparence des prix des médicaments, nous avons interrogé différentes institutions et plusieurs laboratoires. Toutefois, il est difficile de connaître le prix de revient des médicaments et de savoir comment celui-ci mais aussi la recherche et développement, particulièrement la recherche fondamentale et la recherche publique, sont pris en compte dans le prix des médicaments. Je suis d'accord avec vous en ce qui concerne la place trop importante accordée à Bercy par rapport à celle du ministère de la santé dans la fixation de ce prix.

Aussi, quels critères d'établissement des prix pourraient être définis ? Vous avez beaucoup évoqué le prix des médicaments matures qui, sans cesse, ont été rongés, mais comment sont aujourd'hui fixés les prix des médicaments innovants, comme ceux des biothérapies et des thérapies géniques, qui atteignent des sommes exorbitantes ? Comment peut-on justifier ces prix et les contrôler ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - D'après l'audition de la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam), trois axes sous-tendent les choix stratégiques de cette institution, dont la soutenabilité. La dimension budgétaire est donc mise quasiment au même niveau que la dimension sanitaire.

Il est beaucoup question de Bercy, mais, en réalité, ces considérations budgétaires se déclinent à toutes les échelles. De ce point de vue, n'est-il pas nécessaire de réfléchir aux orientations, ainsi, peut-être, qu'à cette idée exprimée en permanence depuis plusieurs années, à savoir la nécessité de « boucher le trou de la Sécu », pour le dire de façon triviale, en dépassant ce cadre, car il s'agit véritablement de politiques de santé publique ?

M. Xavier Bertrand. - La transparence du prix du médicament est un vaste sujet, qui recouvre toujours celui du secret des affaires. J'ignore comment les choses se passent encore aujourd'hui.

Dans le cadre de mes fonctions ministérielles, j'ai notamment connu un grand patron du CEPS, Noël Renaudin, qui menait de véritables négociations avec les laboratoires. Il fallait avoir des informations sur ce sujet et sur les prix pratiqués dans d'autres pays européens. Cela renvoie aussi à la question que vous évoquiez, celle de la lisibilité et de la visibilité. En effet, lors de discussions en la matière, de nombreux centres de décision de laboratoires étrangers, qui n'étaient pas localisés en France, nous expliquaient que, certes le marché français était important, avec des dépenses de santé qui représentaient une part importante du produit intérieur brut (PIB), mais qu'il était impossible d'établir des prévisions et d'avoir une vision, même à moyen terme, car leurs stratégies d'investissement et d'industrialisation pouvaient être remises en cause par un amendement, même gouvernemental, déposé dans le cadre d'un PLFSS. En l'absence également de politiques de moyen et long terme, nous n'avions alors pas la garantie de disposer immédiatement des médicaments les plus innovants, en dépit de notre volonté d'y avoir accès - c'est quand même un peu moins le cas aujourd'hui.

Par conséquent, une partie de la question relève du secret des affaires, mais il s'agit également, pour partie, d'examiner avec de vrais professionnels ce qui correspond au prix. Vous sentez aussi, dans une négociation, ce qui constitue un point de rupture.

Mes propos décrivent la situation d'il y a plus de quinze ans. J'ignore comment cela se passe exactement aujourd'hui, mais je sais que si l'on adopte un regard purement budgétaire sur cette question, cela ne peut pas réussir ; c'est sûr et certain. Toutefois, j'ai quand même eu à conduire, d'abord sous l'autorité de Philippe Douste-Blazy, puis dans le cadre de ma responsabilité ministérielle, une réforme de l'assurance maladie, sur laquelle personne n'aurait parié un centime d'euro à l'époque, alors que ses résultats ont dépassé les objectifs d'économie définis. Encore une fois, une loi votée, c'est bien, mais une loi appliquée, c'est mieux ; une réforme engagée, c'est bien, une réforme suivie d'effets, c'est mieux. Nous avions donc réussi à le faire. Dans la vie, il faut savoir compter, surtout lorsque l'on est un responsable public, mais sans oublier les impératifs d'investissement et de santé publique.

Cela nous renvoie à une autre question, posée par Mme Pascale Gruny, celle de la modernisation du système de santé. Aujourd'hui, des investissements importants sont à réaliser dans nos services publics. Pour certains d'entre eux, il n'est pas forcément question de moyens supplémentaires, mais ce n'est pas le cas pour la santé - on n'y échappera pas -, d'une part, en raison des thérapies innovantes qui coûtent de plus en plus cher. En effet, pour un pays comme la France, il est impossible que les médicaments innovants soient disponibles sur le marché d'autres pays européens et que les plus riches d'entre nous puissent les acheter sur internet ou à l'étranger, alors que d'autres n'y auraient pas accès. D'autre part, nous savons pertinemment que les investissements en matière de personnels resteront une priorité au-delà des Ségur de la santé.

Bien sûr il faut faire des économies, notamment s'agissant des actes redondants, dont le niveau n'a toujours pas baissé - à l'époque, on évoquait le chiffre d'un milliard et demi d'euros. La question de la pertinence des actes se pose, d'abord, sur le plan médical et, ensuite, sur le plan du coût pour la sécurité sociale. Néanmoins, même si des gisements d'économies existent, ceux-ci ne sont pas à la hauteur des besoins en financement du système de santé dans les années qui viennent ; c'est le service public qui, aujourd'hui, a le plus besoin qu'on engage des moyens. Il s'agit donc de déterminer quelles sont les priorités et les produits de santé font clairement partie de ces priorités.

Le sujet de la consommation des médicaments recouvre à la fois celui de la pertinence des traitements, celui de leur observance et, sans même parler du covid, celui de l'explosion des épidémies, qui figure aussi parmi les éléments multifactoriels de la pénurie. Nous avons été confrontés à des difficultés, alors que l'état de santé général de la population nécessitait également davantage de médicaments. Néanmoins, soulignons que nous sommes toujours l'un des pays les plus consommateurs de médicaments
- des anxiolytiques, pour être plus précis - par rapport à des pays, comme les Pays-Bas. Cela explique-t-il la pénurie de médicaments à proprement parler ? Non. Toutefois, dans un environnement multifactoriel, cela joue un rôle.

À propos du financement des stocks, une PME ne peut pas financer tous les stocks. Aussi quel est le rôle de la puissance publique, également au niveau européen ? En effet, cette question doit se poser. Une PME ne pourra pas financer des stocks ou « faire le tampon », comme un grand laboratoire ; d'où l'idée de différencier ces deux cas. Ainsi, un élastique se tend aujourd'hui entre les grands laboratoires et les génériqueurs, avec au milieu les entreprises. Comme je l'ai indiqué précédemment, il existe deux leviers d'action : le financement des investissements - on peut alors prendre en compte des volumes de chiffre d'affaires ou tout autre critère - et la solvabilisation du marché par les prix. Si une entreprise comme Biogaran décidait de relocaliser, elle pourrait s'y retrouver avec les prix sur le marché. Il n'est donc, dans ce cas, pas nécessaire de fournir le même effort d'investissements que pour une PME.

Cela évite de loger ces entreprises à la même enseigne que les PME, dont nous avons besoin pour redensifier nos territoires, dont beaucoup souhaitent bénéficier des effets de cette relocalisation. Il en est d'autant plus question que les fruits de cette relocalisation sont perceptibles aujourd'hui. Dans le cadre du sommet Choose France, il s'agit des grands laboratoires. Pour répondre à nos questions de pénuries actuelles, la clé du problème n'est pas encore celle-là. En ce qui concerne les stocks, cela ne peut donc pas être aux PME de les financer, mais cela doit revenir à la puissance publique au niveau européen, car cela a du sens.

Au sujet de la question que vous évoquiez, si nous voulons favoriser la souveraineté industrielle en matière pharmaceutique, alors il faut l'assumer clairement et créer un bonus souveraineté décomposé entre aide massive à l'investissement et solvabilisation du marché, la répartition pouvant être liée au niveau du chiffre d'affaires afin d'éviter un effet d'aubaine ou de double aubaine pour certains.

Si je peux me permettre, comment se fait-il que les gouvernements n'aient pas lu, à l'époque, le rapport de la mission d'information du Sénat sur la question ? Comment se fait-il que les gouvernements s'émeuvent aujourd'hui des pénuries, alors même qu'une proposition de loi de treize articles traitant de ce sujet avait été déposée en avril 2019 par le sénateur Jean-Pierre Decool ?

Pourquoi n'ont-ils pas lu ce rapport ? Pourquoi le ministère de la santé ne l'a-t-il pas lu et mis en application ? Ce rapport comptait une trentaine de recommandations qui n'ont pas pris une ride - hélas ! Elles auraient gagné à être rendues concrètes et opérationnelles. Qu'ont-ils attendu ?

C'est tout le problème, d'ailleurs, dans notre pays : de nombreuses solutions empiriques et concrètes sont sur la table - vous interrogez d'anciens ministres, des responsables publics et des acteurs de terrain, notamment des pharmaciens -, les leçons sont tirées, mais il existe un véritable problème d'anticipation. La question du prix existe et, ensuite, si nous voulons favoriser la relocalisation et la souveraineté, celle de la mise en place d'un bonus souveraineté, en définissant son fléchage prioritaire.

Madame la présidente, m'autorisez-vous à poser une question ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Bien volontiers !

M. Xavier Bertrand. - Monsieur Milon, entre la HAS et l'ANSM, à laquelle de ces institutions irait votre préférence ?

M. Alain Milon. - À la HAS !

M. Xavier Bertrand. - Moi aussi, car il s'agit d'une dimension médicale.

Pourquoi multiplie-t-on les procédures en France ? Plus les procédures sont longues, plus on met de temps à rendre un médicament remboursable, ce qui permet à l'assurance maladie de ne rien débourser pendant ce laps de temps. Le système, je le dis très clairement, a été mis en place de telle façon que plus vous tardez à admettre des médicaments sur le marché et au remboursement, moins vous dépensez d'argent tout de suite. C'est un système malthusien.

Le problème est identique s'agissant des autorisations d'établissements de santé ou destinés aux personnes âgées : plus les procédures sont longues, moins vous avez de dépenses. On n'a jamais eu le courage de dire clairement que nous n'avions pas les moyens de mettre en place l'ensemble des politiques nécessaires, ce qui a été le cas en matière de médicaments.

Le système a fonctionné ainsi pendant bien longtemps, même si certains ministres ont accéléré des procédures. Cette situation est aussi l'une des clés : on n'ose pas dire les choses telles qu'elles sont ; en dépit des sommes déboursées, notre système de santé et l'assurance maladie sont insuffisamment financés. On ne veut pas suffisamment tenir compte du poids des affections de longue durée (ALD), ni voir le vieillissement de la population ou la diminution de l'espérance de vie en bonne santé, alors qu'aujourd'hui nous connaissons des pénuries de médicaments. En effet, si en matière de santé, l'un des enjeux, c'est la prévention, en matière politique, c'est l'anticipation.

Je reviens sur le sujet de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus). Lors de sa mise en place, celui-ci vise non pas uniquement à se préparer à la pandémie grippale de H5N1, mais aussi à se doter de mesures d'anticipation pour constituer des stocks, y compris de médicaments, de produits de santé ou de matériel notamment permettant l'injection de produits, comme les seringues. À l'époque, quand le virus H1N1 est apparu, ma successeure n'a manqué de rien. Mais un jour, l'Eprus a disparu. Il a été non pas remplacé, mais fondu dans un ensemble plus grand.

M. Alain Milon. - Sur ce point, je suis parfaitement d'accord avec vos propos. Lorsque l'Eprus a disparu, l'Institut de veille sanitaire (InVS) a disparu dans le même temps, alors qu'il était extrêmement important. Il permettait, grâce à des médecins vigilants, présents un peu partout sur le territoire national, d'être prévenu de ce qui pouvait se passer.

M. Xavier Bertrand. - À la lumière de la crise du chikungunya et de la dengue, nous nous étions aperçus que l'InVS avait besoin d'une clarification de ses missions, de voir ses prérogatives renforcées, mais qu'il devait réaliser cette veille stratégique.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je voulais rebondir sur le sujet de la HAS et de l'ANSM, comme sur celui de la masse budgétaire consentie par la puissance publique au remboursement du médicament. En effet, les autorisations de mise sur le marché, notamment les indications, ne sont pas forcément identiques à celles d'autres pays européens. Nous avons tendance à avoir des indications moins larges et donc moins d'indications remboursables pour certaines pathologies. Ce sujet ne relève pas directement de celui de la pénurie, mais d'une certaine manière y participe, puisque l'accès aux médicaments remboursés pour un même besoin thérapeutique n'est pas identique à celui de nos voisins européens.

M. Xavier Bertrand. - Les Allemands ont augmenté de 50 % les prix des médicaments thérapeutiques majeurs. Cela ne concerne pas seulement les dernières innovations.

M. Alain Milon. - Mais la prise en charge est différenciée.

M. Xavier Bertrand. - Oui, mais il y a aussi les caisses de prévoyance et les caisses régionales. Toutefois, ils ont augmenté leurs prix de 50 %, ce qui les rend attractifs. Cela ne règle pas tout, mais cet élément joue un rôle tout de même.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Monsieur le ministre, je vous remercie beaucoup de cet échange et de ces réponses très fournies. Avez-vous d'autres éléments à ajouter ?

M. Xavier Bertrand. - Je voudrais aborder le sujet des curares. La France n'en produit toujours pas. Je vous prie de m'excuser d'insister sur ce point, mais je me suis intéressé à ce sujet à la suite de la question de 2011, et mes visites effectuées au coeur de la crise du covid-19 m'ont profondément marqué. Vous savez quel est le besoin essentiel. À la mi-2023, les curares ne sont toujours pas produits en France. Pour cette substance clé, nous sommes donc toujours dépendants des importations.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Même si, par exemple, les hôpitaux civils de Lyon en ont fabriqué pendant la crise de la covid-19, en reconstituant la monographie qui n'existait plus et en ayant donc retrouvé la recette, si je puis dire, pour en fabriquer.

M. Xavier Bertrand. - Ce qui montre bien que, dans les situations de crise, ce sont les soignants qui ont su s'adapter et qui ont tenu le système.

Comment se fait-il que, en dehors des crises, nous ne soyons pas capables d'avoir la même logique, non pas pour produire du curare, mais tout simplement pour tirer les enseignements ? Tout le problème de notre pays réside dans cette question - je l'ai dit pour 2011 et pour la loi relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé, dite loi Médicament -, tire-t-on les enseignements ? Vous le faites, mais ceux qui détiennent la responsabilité exécutive le font-ils ? Ou cèdent-ils à la dernière sirène médiatique ou au dernier contenu instantanément diffusé sur les réseaux sociaux ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Ce n'est pas à la commission d'enquête de répondre à cette question. Monsieur le ministre, nous vous remercions de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Nicolas Dufourcq,
directeur général de Bpifrance

(mardi 16 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions de la journée en recevant M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance, Mme Sophie Rémont, directrice de l'expertise de Bpifrance, et M. Jean-Baptiste Marin-Lamellet, directeur des relations institutionnelles de Bpifrance.

Société anonyme dont le capital est détenu à parité par l'État et la Caisse des dépôts et consignations (CDC), Bpifrance est la banque publique d'investissement française chargée de soutenir le développement des entreprises via de nombreux outils de financement et d'accompagnement. Elle joue notamment un rôle important dans le financement de l'innovation et de l'exportation, ainsi que dans le soutien à la modernisation de l'industrie. Si son action couvre tous les secteurs de l'économie, nous nous intéresserons aujourd'hui à l'industrie pharmaceutique et, en particulier, à la production de médicaments.

Sous l'effet de la prise de conscience consécutive à la pandémie de la covid-19, la réindustrialisation, voire la relocalisation du médicament, profite d'un véritable regain d'intérêt au sein des politiques publiques. Ainsi, nous parlons de souveraineté, quasiment à longueur de temps.

Dans ce secteur où les investissements sont lourds et risqués, vous nous direz si cet engouement récent se traduit aujourd'hui par des possibilités de financement privé suffisantes pour le développement de capacités européennes de production de médicaments, notamment matures, ou si, à l'inverse, l'intervention du secteur public et de votre banque reste nécessaire pour soutenir une vraie dynamique.

Vous pourrez, à ce titre, nous préciser le rôle que vous avez joué dans la mise en oeuvre des appels à projets relatifs à la relocalisation, en lien avec la direction générale des entreprises (DGE) que nous avons déjà auditionnée. Quel regard portez-vous sur la viabilité de ces projets industriels et sur leur besoin de financement ?

Bpifrance est amenée à intervenir dans le déploiement du plan Innovation Santé 2030, que nous évoquerons tout à l'heure plus en détail avec l'Agence de l'innovation en santé (AIS). Vous pourrez nous donner votre analyse de l'écosystème d'innovation en santé en France, puisque la question des médicaments recouvre, certes, celle des médicaments matures, mais aussi celle des médicaments innovants.

De manière plus générale, nous souhaitons, au travers de cette audition, mieux comprendre la politique de soutien à l'investissement dans l'innovation et à l'industrialisation déployée par Bpifrance dans le secteur du médicament, ainsi que votre doctrine en la matière, au regard de votre double casquette de banque et de banque publique. L'innovation a également trait au processus de fabrication et non pas uniquement à l'apparition de molécules innovantes.

Nous vous laisserons la parole pour un propos général de dix minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera des questions plus précises. Nous vous demanderons également de bien vouloir nous retourner les réponses écrites en complément à cette audition, sur la base du questionnaire qui vous sera transmis à son issue.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Dufourcq, Mme Sophie Rémont et M. Jean-Baptiste Marin-Lamellet prêtent serment.

M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - En fond de tableau, le diagnostic posé fait consensus, me semble-t-il. Ainsi, la généralisation du passage au générique s'est traduite par des délocalisations massives de la production des principes actifs - pour environ 80 % d'entre eux - en Inde et en Chine. Cela a permis des baisses de prix extraordinairement importantes, dont on peut se réjouir, car elles ont sans doute contribué à l'augmentation de l'espérance de vie, mais cela a également participé à la désindustrialisation du pays.

En mars 2020, la covid-19 est arrivée en France, puis, en septembre 2020, le plan de relance a été lancé. Très vite sont identifiées les conséquences dramatiques du choix des génériques, fait dans les années 1990, 2000 et 2010, sur les plans stratégique, de souveraineté et géopolitique. Personne n'avait réellement anticipé les conséquences géopolitiques de l'incroyable dépendance de l'Europe, qui existe toujours, envers la Chine et l'Inde s'agissant de ces fameux principes actifs, essentiels pour nos familles.

S'ouvre alors une réflexion sur la renationalisation, la souveraineté et la relocalisation. Parmi les appels à projets instruits, documentés et gérés par Bpifrance figure l'appel à projet intitulé Capacity Building. Des volumes significatifs de subventions sont ainsi déployés pour relocaliser la production de principes actifs. Dans le même temps, Bpifrance est invitée à se pencher sur des investissements en capital pour quelques grands actifs. Nous sommes alors rentrés au capital de Seqens et avons commencé à travailler à notre entrée au capital d'EuroApi ; et nous sommes, par ailleurs, au capital d'Ethypharm. Nous sommes en dette chez les Laboratoires Delbert.

Nous avons déployé au total à peu près 900 millions d'euros d'aides à la relocalisation et à la reconstruction de capacités, ce qui n'a toutefois pas résolu le problème fondamental des prix. Celui-ci se concentre sur le Comité économique des produits de santé (CEPS) et l'Union des hôpitaux pour les achats (UniHA). Bpifrance n'y pouvant rien, je ne commenterai pas davantage ce point.

Bpifrance se concentre sur l'entrepreneur. Ce dernier nous explique que les prix du CEPS sont parfois - même assez souvent - inférieurs aux coûts de production, voire dans certains cas, aux prix de production chinois. Quoi qu'il en soit, ce sont les prix les plus bas d'Europe, tout le monde le sait. L'entrepreneur nous indique également qu'UniHA commence à accepter les discussions intelligentes pluriannuelles sur des réservations de capacités, mais que les procédures, les cahiers des charges et l'ensemble de l'encadrement juridico-normatif sont incroyablement lourds par rapport à ce qui existe dans d'autres pays européens. Comme tout le monde, nous constatons l'existence de pénuries de médicaments. Où sont ces médicaments ? Il s'agit d'une question ouverte. Toutefois, il n'est pas exclu qu'ils soient vendus dans des pays européens où les prix sont plus élevés. Ce sont, en tout cas, les propos des officines.

Au-delà de ce que je viens de décrire, Bpifrance finance très fortement la recherche médicale en biotechnologie, grâce à nos fonds de biotech, aux fonds privés de biotech que nous finançons - c'est du capital. Ainsi, nous disposons de notre fonds InnoBio, et une demi-douzaine de grands fonds privés français, qui sortent des molécules, dépendent beaucoup de nous pour leur financement. Il s'agit, dans ce dernier cas, de traitements avancés, très onéreux. Nous avons donc une action dite industrielle, en matière de principes actifs, dans le secteur du générique - j'ai cité les entreprises au capital desquelles nous participons - et une action dite start-up, qui est une action de financement de l'innovation en santé. Par ailleurs, nous sommes aussi actionnaires de réseaux de pharmacies, comme Lafayette, de réseaux de cliniques et de Doctolib, à hauteur de 10 % de son capital. Notre action en matière de santé est donc assez holistique et véritablement transverse, portant aussi bien sur la santé digitale, sur la prévention, sur les principes actifs, sur le curatif que sur le préventif.

Nos équipes dédiées aux actions dans le domaine de la santé, soit en fonds propres, soit en subventions, sont dans le service dirigé par Sophie Rémont, que je suis heureux de présenter à la représentation nationale. En effet, au sein de Bpifrance, Sophie Rémont pilote l'ensemble des appels à projets de France 2030 ; elle a donc des responsabilités très importantes. Dans les années 2020, avec les plans de relance 2021 et 2022, puis avec France 2030 pour l'année 2023, elle a pu montrer la capacité de Bpifrance à monter en puissance sur des volumétries de dossier gigantesques, que nous n'avions jamais traitées. Ainsi, des dizaines de milliers de dossiers complexes ont été instruits par nos ingénieurs dans la direction qu'elle dirige. Au sein de ce service existe une verticale santé chargée d'instruire cet ensemble.

Je vous indique également quelques chiffres montrant l'implication de Bpifrance en matière de financement de l'innovation en santé : en 2020, on comptait 272 millions d'euros de subventions ; en 2021, avec le plan de relance, 1 160 millions d'euros, dont les financements de Capacity Building et en 2022, 540 millions d'euros. La croissance est donc continue, même sans compter le plan de relance. Nous sommes donc un opérateur fondamental du plan Santé 2030, à l'intérieur de France 2030, annoncé par le Président de la République.

Nous travaillons très bien avec l'Agence de l'innovation en santé, dont Bpifrance avait historiquement proposé la création au printemps 2020 à l'occasion d'un grand événement. Nous disions alors qu'une agence permettant aux gens de se parler et de créer du consensus, au moins sur les diagnostics, était nécessaire, et non pas une agence de financement, puisque c'est notre rôle. Elle est aujourd'hui, de facto, l'équipe santé du secrétariat général pour l'investissement (SGPI), situé rue de Babylone.

En capital-risque, nous avons investi 130 millions d'euros en 2020 - dans Cerenis, Cellectis, DBV, soit toutes les start-up de la biotech française -, en 2021, 150 millions d'euros, et en 2022, 250 millions d'euros. Le saut majeur accompli en 2022 s'explique par l'investissement de 100 millions d'euros dans Doctolib, ce qui nous assure une présence importante au capital, de l'ordre de 10 %, ainsi qu'au conseil d'administration de cette entreprise devenue stratégique pour la France.

À cela s'ajoutent nos investissements en capital-développement, donc en faveur de Seqens - vous avez visité l'usine de Roussillon -, d'EuroApi, de CDM Lavoisier, d'Ethypharm, des pharmacies Lafayette.

Enfin, nous menons une activité de conseil, qui est très importante pour nous. Nous assurons des missions de conseil aux entrepreneurs, que ce soit des dirigeants de start-up ou de petites et moyennes entreprises (PME). Nous avons créé une petite école - l'Accélérateur Industrie et Technologies de santé - ainsi que 150 accélérateurs dans toutes les verticales, textile, métallurgie, etc. Il existe donc un accélérateur technologies de santé, doté d'une promotion de 20 entrepreneurs, qui travaillent ensemble pendant deux ans sur l'amélioration de la performance de leurs entreprises.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je vous remercie de ce propos liminaire.

Tout d'abord, au travers des nombreuses auditions que nous avons menées, nous avons l'impression que les aides publiques sont particulièrement généreuses en matière pharmaceutique, mais que les retours sur investissement pour les patientes et les patients français, qui sont confrontés aux pénuries et au manque d'accès aux traitements innovants, ne sont malheureusement pas à la hauteur.

Le modèle économique du médicament, surtout pour les médicaments innovants, serait-il structurellement déficitaire sans l'intervention de la puissance publique ou bien sommes-nous dans un cas typique de nationalisation des pertes et de privatisation des profits ?

Ma deuxième question concerne les 800 millions d'euros d'investissements étrangers cités par Bpifrance, annoncés par l'industrie pharmaceutique à l'occasion du sommet Choose France 2022. Quelle part de cet investissement étranger en France est dirigée vers les activités de recherche et développement ? Et quelle part est dirigée vers des activités de production ? Existe-t-il toujours un déséquilibre spécifique à la France, qui accueille une grande partie de la recherche et du développement, mais qui n'en récolte que très peu les fruits en termes de production sur le territoire ?

Ma troisième question a trait aux projets financés par Bpifrance, que vous avez évoqués dans votre propos liminaire. Quels sont les projets qui sont privilégiés et selon quels critères ? Parmi les critères retenus, l'ancrage durable de la production en France en fait-il partie ? Tenez-vous compte des risques liés à l'investissement ou à la compétitivité ? L'amélioration de l'accès aux soins - on pourrait également dire l'intérêt thérapeutique pour la santé publique - est-elle un critère également pris en compte par Bpifrance pour ses choix d'investissement ou de soutien ? Sur quelles données vous appuyez-vous pour évaluer ces choix ? Avez-vous connaissance de manière précise des autres aides publiques perçues par ces mêmes projets que vous avez soutenus ?

Ma quatrième question concerne les projets du même ordre que le projet C15 que vous avez soutenu en 2021. Quels sont-ils ? Pouvez-vous nous les décrire ?

Cinquième question, au niveau du plan Innovation Santé 2030, vous avez pu bénéficier - en tout cas, c'est ce que prévoit le Gouvernement - de deux milliards d'euros supplémentaires. Ces fonds abonderont-ils des dispositifs d'aides existants ou de nouveaux dispositifs ? Comment seront-ils utilisés ?

Ma sixième question concerne les relocalisations. Nous nous sommes déplacés pour rencontrer les équipes de Seqens. Pour relocaliser en France, il faut aussi mobiliser les collectivités locales. Or, les impôts de production ont, malheureusement à mon sens, été supprimés, diminuant de fait les ressources des collectivités. Dès lors, comment pourront-elles appuyer les relocalisations ?

Dernière question, en réaction à votre propos introductif : pourquoi avez-vous aidé Doctolib à hauteur de 100 millions d'euros ? Il ne me semble pas que cela relève de votre mission, et je doute qu'ils aient besoin de ce financement.

M. Nicolas Dufourcq. - Nous n'avons pas donné de subvention à Doctolib, mais y avons investi : nous - vous, la Nation - sommes donc propriétaires de 10 % du capital de cette entreprise. Nous avons investi directement dans environ 1 000 entreprises.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Chaque patient est propriétaire de ses données de santé.

M. Nicolas Dufourcq. - Doctolib n'a pas accès aux données de santé.

Il s'agit d'une infrastructure désormais fondamentale et nous ne tenons pas à ce que cette entreprise soit rachetée par un groupe indien ou américain. Cela relève donc de notre mission souveraine d'ancrage français. S'agissant d'une entreprise magnifique, l'investissement en capital est significatif, mais il n'est pas à risque - soyez rassurés.

De la même façon, nous détenons 7 % du capital de Stellantis, 13 % du capital de STMicroelectronics et 10 % de celui d'Orange. C'est notre mission de fonds souverain.

Madame Cohen, je ne pense pas que l'on puisse dire qu'il y aurait une nationalisation des pertes et une privatisation des profits. Partout, l'innovation est financée avec de l'argent public. Ce modèle, désormais assez normatif, se retrouve en Europe du Nord, en Israël, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, etc. Il est fondé sur le partage de la prise de risque en innovation en santé entre la puissance publique et les capitaux privés. Il prend la forme de subventions - accordées définitivement, sous condition de présence en France -, d'avances remboursables - remboursées en cas de succès - et d'entrées au capital - qui valent potentiellement beaucoup d'argent et constituent le portefeuille de Bpifrance et des fonds privés financés par Bpifrance.

L'innovation en santé présente un profil de courbe en J très marqué : les pertes initiales et les risques pris sont très importants. Il s'agit, depuis le milieu des années 1990, de l'une des classes d'actifs les plus risquées, mais aussi les plus profitables : une fois sur dix, le succès est gigantesque. Toutes les cohortes de performance des fonds de capital-risque français, et même européens, réalisées depuis 1995, montrent que la biotech est plus profitable que le venture capital digital. C'est ainsi que les performances des fonds de biotech français, et notamment parisiens, sont supérieures à ceux du secteur digital californien.

Cela explique nos entrées au capital, qui sont une manière de brancher une pompe sur la création de valeur. On finance avec des subventions, on prend des risques avec les avances remboursables et on branche une pompe sur le capital. En cas de succès, cela constituera un actif important qui, à la revente, dégagera une plus-value très significative que nous pourrons réinjecter dans le financement de l'innovation.

Bpifrance gère 54 milliards d'euros de fonds propres investis dans les entreprises. Notre résultat net annuel est compris entre 1,5 milliard d'euros et 2 milliards d'euros, et provient essentiellement de nos investissements en fonds propres.

Je ne sais pas répondre à votre question sur la répartition, entre recherche et production, des 800 millions d'euros d'investissements étrangers : il faudrait la poser à Business France.

Y a-t-il un déséquilibre spécifique à la France entre recherche et production ? Historiquement oui, dans ce secteur, comme dans toute l'industrie. Grâce au crédit d'impôt recherche, nous avons conservé la recherche, mais nous avons laissé partir les usines ; c'est incontestable.

Un chiffre éclaire bien cette spécificité française : c'est le rapport entre le nombre d'emplois industriels des entreprises françaises à l'étranger et leur nombre d'emplois restés en France, qui est de 3, car nos entreprises industrielles ont largement délocalisé leurs unités à l'étranger dans les années 2000. En revanche, il n'est que de 1,7 en Allemagne, de 1,5 en Italie et de 1,3 en Espagne : la France est donc le pays qui a le plus délocalisé dans ces années de grande désindustrialisation - ce que j'ai appelé le « drame ». Les causes sont multiples. Dans le domaine de la santé, on a ainsi observé la montée en puissance massive des génériqueurs indiens et chinois.

Nos catégories d'action sont très différentes selon les projets. Le laboratoire Aguettant a obtenu un prêt bancaire, sur des critères bancaires. Seqens a bénéficié d'une avance remboursable pour le projet de relocalisation de la production du paracétamol à Roussillon, qui sera remboursée si l'opération se révèle profitable sur une durée raisonnable. Les subventions sont conditionnées au respect d'un contrat moral concernant la relocalisation : les machines ne doivent plus bouger, l'usine ne doit pas être vidée pour être transférée dans un autre pays.

Il est vrai que nulle condition ne prévoit que les médicaments devront d'abord alimenter les pharmacies françaises : on ne sait pas où va la production des usines relocalisées. Nous relocalisons pour recréer un tissu industriel français et des emplois en France, mais pas, à ce stade, dans l'objectif d'alimenter d'abord les pharmacies françaises.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Si je comprends bien, vous avez un objectif d'industrialisation, et non pas de santé publique.

M. Nicolas Dufourcq. - C'est un objectif de souveraineté dans la production. En cas de crise exceptionnelle, on garde toute la production pour nous.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La contractualisation prévoit-elle qu'en cas de crise nous gardions la production ?

M. Nicolas Dufourcq. - Cela n'est pas écrit ainsi, mais c'est comme cela que cela fonctionnerait. En cas de crise terrible, l'État a les moyens réglementaires de conserver les médicaments pour la population française, même si cela n'est pas prévu dans la contractualisation.

Seqens a bénéficié de 58 millions d'euros de subventions et de 40 millions d'euros d'avances remboursables. Lors de votre visite, vous avez eu une présentation approfondie de l'actif. Nous sommes fiers de ce projet qui n'aurait jamais vu le jour sans cette contribution publique. L'avance pourra être remboursée grâce à la valorisation de l'actif, car nous sommes désormais actionnaires.

En étant présents au conseil d'administration de Seqens, nous pouvons également participer à l'agenda stratégique de consolidation européenne de la production des principes actifs. L'Europe compte en effet trop de petits groupes ; c'est une faiblesse. Des consolidations sont incontournables et nous serons à la table des discussions.

L'intervention publique est bien organisée - et tout n'a pas été pensé par nous - avec des subventions, des avances remboursables, du crédit d'impôt recherche, du capital pour participer au destin de l'entreprise et des petits coups de pouce sur le prix par le CEPS pour que le paracétamol français soit un minimum compétitif. L'ensemble tient la route. Cela n'a pas toujours été le cas. On l'a vu avec Carelide, dans le cadre de l'appel à manifestation d'intérêt « construction de capacités » : en dépit de la subvention et des avances remboursables, Carelide n'a pas tenu dans la durée, restant trop chère par rapport aux Indiens. Pour réussir face aux Indiens et aux Chinois, il faut beaucoup d'argent public et structurer des plateformes industrielles réellement compétitives. D'où l'importance de la politique de fixation des prix par le CEPS, mais cela ne fait pas partie du mandat de Bpifrance.

Les deux milliards d'euros du plan Innovation Santé 2030 font partie des 54 milliards de France 2030 : il ne s'agit donc pas de deux milliards d'euros supplémentaires. Certaines de ces sommes étaient déjà prévues dans le quatrième programme d'investissements d'avenir (PIA4).

Mme Sophie Rémont, directrice de l'expertise de Bpifrance. - Nous finançons de la santé dans tous nos dispositifs d'aide non thématiques. S'y ajoutent les dispositifs stratégiques verticaux de France 2030 sur les maladies infectieuses émergentes, les dispositifs médicaux, la bioproduction, etc.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Il n'y a donc rien de nouveau par rapport au PIA4...

M. Nicolas Dufourcq. - Il y a un peu plus sur les stratégies verticales.

Bpifrance a toujours considéré que les sachants ne savent pas tout : quantité de choses, qui viennent de l'écosystème, ne sont pas prévues et vont nous surprendre. Ce qui nous vient bottom-up de l'écosystème, c'est le structurel. Ce qui vient top-down, ce sont les stratégies verticales de France 2030. Le structurel, ce sont des avances remboursables, des prêts à taux zéro, des prêts à l'amorçage, des prêts à l'innovation, du co-financement de business angels. Dans ce monde de l'amorçage, nous sommes certes sélectifs, mais surtout à l'écoute du terrain : ce sont les entrepreneurs qui savent. En matière de stratégie d'accélération, nous définissons des sujets et les dossiers remontent. Les deux milliards d'euros financent ces deux démarches, à environ 50/50.

L'État a promis qu'il compenserait la suppression des impôts de production ; je n'en sais pas plus. Il est vrai que si l'on s'arrête là, on ne réindustrialise pas la France.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Quand j'évoque le crédit public, je vous interroge sur le juste équilibre ; or il me semble qu'il y a un déséquilibre en défaveur du public.

En parlant de la relocalisation des usines, vous nous avez apporté une précision de taille : il s'agit d'un enjeu industriel ; le contrat ne prévoit pas de fléchage des productions vers le territoire français. Quelles garanties le contrat prévoit-il pour que ces entreprises restent sur le territoire ? Elles perçoivent d'importantes aides et s'engagent à réaliser des investissements. Comment éviter qu'elles ne partent dans les deux ou trois ans ? Quelles sont vos exigences ? Voyez Carelide : vous avez donné une subvention, mais sans garantie sur la pérennité de son modèle économique. Or elle a fermé quelque temps après le versement de la subvention.

Le Sénat est la chambre des collectivités, les sénatrices et les sénateurs ont des mandats locaux.

M. Alain Milon. - De moins en moins...

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - C'est vrai.

Lorsqu'elles aident des entreprises, les collectivités fixent des critères pointus et en contrôlent l'application. Je m'étonne du décalage avec ce que vous faites, notamment par rapport à Carelide.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La stratégie de Bpifrance s'inscrit dans une stratégie industrielle, y compris en santé. La grave situation de pénurie en médicaments à laquelle nous faisons face appelle une politique ferme de santé publique, en lien avec la réindustrialisation et la souveraineté. Comment se fait-il que cette question ne soit pas prise en compte ? Il ne semble pas y avoir d'arbitrage sanitaire dans vos choix.

M. Nicolas Dufourcq. - Je n'ai pas dit cela.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Comment décidez-vous d'investir dans telle ou telle entreprise de fabrication d'un principe actif ? La question de la pénurie intervient-elle dans vos choix ? J'entends que vous ne considérez ni les volumes produits, ni leur usage, ni leur destination. En matière de politique de santé publique, il me semble qu'il y a une déconnexion entre ce qui a été choisi et ce qui sort.

M. Nicolas Dufourcq. - Cette mise au point est essentielle : nous sommes un opérateur de l'État, et donc du ministère de la santé.

Le ministère de la santé et la direction générale des entreprises de Bercy rédigent l'appel à projets sur la base des pénuries identifiées. Nous publions ensuite cet appel à projets et recueillons les dossiers. La décision est collégiale entre les instructeurs, presque sans délégation désormais, et les ministères.

Dans l'appel à manifestation d'intérêt Capacity Building, l'État choisit des entreprises - Seqens, Panpharma, etc. - sur le fondement de critères de santé et non de réindustrialisation, car nous avons besoin d'usines qui sachent fabriquer ces produits en France. Mais l'État n'a pas prévu dans la documentation que la totalité de la production serait fléchée vers la population française.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Cela pourrait l'être à tout le moins à hauteur de la demande...

M. Nicolas Dufourcq. - Cela sera peut-être le cas à l'avenir, mais cela nous échappe à ce jour. Il ne s'agit pas simplement de réindustrialiser la France. Vous vous souvenez de l'ambiance autour du plan de relance : il s'agissait de réassurer une souveraineté de production de principes essentiels en France.

Madame Cohen, pour vous répondre sur Carelide, l'économie n'est pas totalement administrée, même si elle l'est beaucoup au cas particulier. Carelide a reçu cinq millions d'euros de subvention pour moderniser son outil de production et ainsi répondre à l'objectif de pérennisation et d'augmentation de la capacité de production française de médicaments critiques -  des poches à perfusion de paracétamol dans le cas d'espèce.

Carelide a réussi à réduire son coût de production, grâce à une ligne complètement automatisée : le prix de revient des poches de paracétamol a été réduit par un effet-volume. Mais cela n'a pas suffi, car le prix des appels d'offres des centrales d'achat a encore baissé. En outre, l'augmentation forte des coûts de l'énergie et des matières premières, liée à la crise ukrainienne, n'était pas prévue et a accéléré les difficultés de Carelide. Quelqu'un cherche aujourd'hui à reprendre le site.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La prise en compte d'autres critères que le prix dans les appels d'offres hospitaliers par les grands acheteurs comme UniHA aurait-elle permis le maintien de l'usine ?

Nous constatons en effet un véritable fonctionnement en silo : faute de pilotage unifié, la multiplicité des acteurs conduit à la mise en échec de certaines politiques publiques par d'autres politiques publiques...

M. Nicolas Dufourcq. - Les cahiers des charges d'UniHA prévoient déjà des clauses de localisation : on peut ne pas tenir compte seulement du prix. Mais, honnêtement, cela n'est pas appliqué ; certains entrepreneurs vous l'ont dit. Il faudrait que le ministère de la santé et ses agences puissent donner des coups de pouce et ainsi hiérarchiser leurs priorités
- localisation, prix, etc.

Il faut cependant avoir conscience que nous sommes sur des volumes très élevés ; nous parlons donc de pouième de prix... Les principes actifs ne représentent que 4 % du coût de la boîte de paracétamol. On a donc une fraction de centime par boîte pour financer les lignes de production, pas dix euros ! C'est une commodité au sens économique, c'est pourquoi je parle de système totalement « commoditisé ».

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie pour cette audition très éclairante. Nous vous ferons parvenir un questionnaire pour recueillir des éléments écrits complémentaires.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Ayman Sabae, président-directeur général
de l'entreprise sociale égyptienne Shamseya, Égypte

(mardi 16 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française en échangeant avec M. Ayman Sabae, président-directeur général de l'entreprise sociale égyptienne Shamseya, dont l'objet est de « développer des solutions innovantes en matière de soins de santé qui placent le patient au coeur et au centre » des politiques sanitaires.

Lors de son audition par notre commission d'enquête, l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament (OTMeds) a, à plusieurs reprises, fait référence aux spécificités de la politique du médicament en Égypte, notamment en matière de délivrance des brevets et de production publique de certains médicaments.

Dans le cadre d'une réflexion sur l'élaboration d'une stratégie européenne de production des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM), Mme Pauline Londeix, cofondatrice de l'Observatoire, a érigé l'Égypte en modèle d'une « production privée, mais réalisée en articulation très intelligente avec les pouvoirs publics et les bureaux des brevets, avec une volonté politique forte de faire accéder la population à des médicaments vitaux ».

C'est en particulier pour sa réussite dans la lutte contre l'hépatite C, dans un pays où la prévalence de la maladie était la plus élevée au monde, et pour sa capacité à mettre à la disposition de sa population le « fameux » sofosbuvir, que l'Égypte est souvent citée en exemple, et est même devenue une destination de tourisme médical : après le refus par le bureau des brevets égyptien d'accorder un brevet au laboratoire Gilead pour son Sovaldi, vendu à des prix exorbitants aux États-Unis et en Europe, le gouvernement égyptien a opté, en 2014, pour la production locale de génériques de ces nouveaux traitements antiviraux à action directe, et est parvenu à les fournir à des coûts plus de 1 000 fois inférieurs à ceux pratiqués dans certains pays à hauts revenus : pour l'association sofobusvir-daclatasvir, selon les chiffres disponibles, 120 dollars contre 147 000 dollars aux États-Unis et 41 000 euros en France pour douze semaines de traitement.

Lors de la mise sur le marché en France du Sovaldi, nombreux étaient ceux qui réclamaient un débat public sur la légitimité de certains brevets et sur l'utilisation de la licence d'office, outil juridique qui, bien qu'il soit inscrit dans le code de la propriété intellectuelle en France, n'a jamais été mis en oeuvre et ne paraît pas pouvoir l'être, aux dires des ministres de la santé successifs, qui nous l'ont confirmé lors de leurs auditions respectives.

Il nous a donc paru intéressant d'échanger avec vous pour évoquer les conditions dans lesquelles une telle politique a pu être mise en oeuvre dans votre pays et dans quelle mesure les actions entreprises en Égypte, notamment en matière d'accès à certains traitements innovants, pourraient être reproduites pour d'autres traitements ou transposées à d'autres pays, comme la France, dont la « disposition à payer » est évidemment très différente de celle de l'Égypte : les dépenses de santé sont infiniment moins socialisées en Égypte qu'en France, ce qui change la donne, notamment du point de vue des laboratoires.

Monsieur Sabae, sur ces sujets et sur les spécificités et limites du modèle égyptien, je vais immédiatement vous céder la parole pour un bref propos introductif. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

M. Ayman Sabae, président-directeur général de l'entreprise sociale Shamseya. - Merci de votre travail important. Je commencerai par un aperçu des conditions et outils utilisés par l'État égyptien et la société civile égyptienne dans le cas des médicaments concernant l'hépatite C. Avant 2014, l'Égypte était le pays concentrant le plus grand pourcentage de cas d'hépatite C dans le monde. La raison en était une campagne menée par l'État égyptien dans les années 1950 et 1960 pour traiter massivement une autre maladie, la bilharziose, dont le traitement se faisait avec des injections de tartrate émétique. L'État égyptien a promu massivement ces injections, réalisées avec des seringues réutilisables, lavées, mais faisant l'objet de peu de mesures de prévention. Avec cette campagne, l'hépatite C s'est répandue dans tout le pays, à la faveur d'un déficit d'information sur le mode de transmission de cette maladie. Il était donc de la responsabilité de l'État de trouver une solution pour soigner les personnes atteintes.

Avant 2014, l'État égyptien a entendu les annonces de différentes compagnies pharmaceutiques, et notamment Gilead, sur la production de nouvelles gammes d'antivirus, qui promettaient des résultats très encourageants. Afin d'accéder à cet important marché, ces sociétés devaient réaliser de vastes essais cliniques en Égypte, pour s'assurer de l'efficacité du traitement sur le génotype de l'hépatite C répandue dans le pays. Une grande partie de ces essais a été conduite avec la coopération du Gouvernement, des résultats positifs offrant à ces acteurs un point d'appui important pour négocier ensuite avec le Gouvernement.

En outre, l'Égypte a décidé d'utiliser plusieurs outils dans ses discussions avec Gilead, comme avec les autres entreprises. Tout d'abord, le processus d'autorisation de la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis imposait son calendrier : Gilead était la première entreprise à avoir obtenu cette autorisation, mais d'autres compagnies développant des produits similaires étaient sur le point de la recevoir ; il était donc important pour elle de pénétrer le marché égyptien rapidement. Ensuite, l'État égyptien était le premier acheteur de ces produits, afin de les distribuer dans les hôpitaux publics ; il entendait donc en acquérir une certaine quantité à des prix réduits. En contrepartie, l'entreprise pouvait, après un délai, les vendre dans les pharmacies privées, avec une plus grande liberté dans la fixation du prix. Enfin, des groupes issus de la société civile - je faisais partie des acteurs concernés - ont joué un rôle très important dans ces négociations, par le biais de réunions avec Gilead. Ainsi, le laboratoire s'est vu remettre des éléments de preuve quant au coût réel de production des médicaments concerné, ce qui l'a conduit à en baisser le prix. En tout état de cause, il était impossible de le vendre au prix demandé initialement en Égypte.

Au même moment, en Inde, se déroulaient des procès visant à déterminer si ces médicaments étaient de nouvelles technologies ou devaient être considérés comme des produits génériques. La justice indienne a tranché en considérant qu'il ne s'agissait pas de produits originaux, mais d'évolutions de technologies déjà existantes, ce qui empêchait l'attribution d'un brevet. Grâce à cet élément très important, l'État égyptien s'est trouvé en position de demander l'application du prix de référence accordé à l'Inde, menaçant, à défaut, de produire la substance concernée localement en mobilisant à cette fin les clauses de la déclaration de Doha sur la santé publique concernant la production de médicaments.

Avec tous ces moyens - pression de la société civile, licence obligatoire, prix de référence, poids de l'État... -, l'État égyptien a pu obtenir les conditions que l'on sait et produire le médicament comme un produit générique.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci de ces éléments très intéressants. L'Égypte est confrontée très fortement à l'hépatite C, et vous avez dû trouver des solutions ; à partir de cette expérience, avez-vous pu mettre en oeuvre cette stratégie pour d'autres médicaments, alors qu'en Égypte, la prise en charge des traitements incombe très largement au patient et n'est pas prise en charge par un équivalent de la sécurité sociale permettant l'accès de tous aux traitements, quel que soit le territoire, me semble-t-il ?

Dès lors que vous avez développé un modèle intéressant permettant l'accès aux médicaments, des entreprises ont-elles pu les produire sur le territoire égyptien, du principe actif au produit fini ?

À la lumière de votre expérience, votre modèle vous semble-t-il exportable dans des pays industriels comme la France, voire vers toute l'Europe ? Ici, nous nous heurtons beaucoup au secret des affaires, aux brevets et à la propriété intellectuelle.

M. Ayman Sabae. - Dans le système de santé égyptien, selon les statistiques nationales, quelque 63 % de la population a droit à une assurance maladie publique, mais le taux de recours effectif à ce service n'est pas très élevé. On a tendance à faire appel aux poches des patients, qui, assurent par conséquent un pourcentage important de dépenses de médicaments.

S'agissant de l'hépatite C, les médicaments ont été presque exclusivement fournis par l'État via le système de santé national. Il y a trois ans, celui-ci a conduit une campagne nationale pour la détection et le diagnostic de cette maladie, puis pour son traitement gratuit. Il y a quelques mois, un rapport indiquait que le pays était sur le point d'éradiquer l'hépatite C grâce à ces campagnes et à ces médicaments achetés par l'État, et non par les patients. Il existe donc bien une certaine similarité avec les systèmes d'assurance publique en France, notamment en ce qui concerne l'achat en grandes quantités de médicaments. Pour assurer ce traitement, l'État a offert la licence nécessaire à la production de ces médicaments en Égypte à plusieurs entreprises ; Gilead a été la première, mais d'autres ont aussi pu produire leurs propres molécules, comme MSD. Ensuite l'État lui-même, à travers ses entreprises et usines nationales, a pu produire ces médicaments. Au départ, il se chargeait surtout de la dernière partie de la production, comme l'emballage, et non de l'ensemble du processus, mais au fur et à mesure, il a accordé des facilitations qui ont permis la production des matières premières et des médicaments eux-mêmes.

Ce système est devenu une règle en Égypte, avec la création d'une institution directement gérée par l'État en charge de l'approvisionnement massif en matière de technologies médicales et de médicaments. Pour pouvoir en disposer, les hôpitaux publics doivent se fournir à travers cette structure, aux prix, très bas, obtenu par le biais d'une négociation de masse. L'État utilise tous les outils à sa disposition dans cette négociation : la licence obligatoire ainsi que les dispositions de la déclaration de Doha ou de l'accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (TRIPS Agreement) pour disposer des médicaments et des technologies au niveau national. La seule exception concerne les situations dans lesquels l'État a besoin de se procurer ces produits de manière plus simple.

L'Égypte a ainsi pu produire également des médicaments pour le traitement des atrophies musculaires. Ce sont des médicaments très chers - des millions de livres égyptiennes - produits exclusivement par des entreprises américaines et distribués à des prix exorbitants. Quand l'Égypte a inscrit dans sa Constitution l'obligation pour l'État de garantir une assurance publique - un processus qui prendra 15 ans à être finalisé sous la forme d'un système de couverture de santé universelle -, la responsabilité de l'État envers les patients concernés a augmenté ; le pays a donc pu fabriquer ces produits localement, à des prix 100 à 200 fois moins élevés que leur cours international. Cela relevait systématiquement d'une initiative de l'État, sous la pression de la société civile. De ce point de vue, l'Égypte n'a aucun problème à utiliser les flexibilités offertes par le TRIPS Agreement, alors que la France y est plus réticente, sous la pression des laboratoires.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous avez la capacité de discuter, car vous pouvez opposer aux laboratoires la capacité de produire dans votre pays les médicaments ; je suppose que vous ne pouvez pas faire cela pour tous les médicaments. Quelle est votre stratégie ? Faut-il constater une situation de crise particulière, une criticité particulière du médicament ou de la pathologie concernée pour décider de mettre en oeuvre ce processus ?

M. Ayman Sabae. - C'est plus facile à faire pour des maladies qui touchent un nombre important de patients, comme c'était le cas pour l'hépatite C, et moins quand ce nombre est limité, mais les initiatives conduisant à produire en Égypte ou sous licence viennent de la présidence, comme ce fut le cas s'agissant de l'atrophie musculaire. La négociation est de très haut niveau, mais il est parfois impossible de fournir certains médicaments, et il revient alors aux patients de les payer.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - S'agit-il d'entreprises d'initiative publique, l'exécutif décidant qu'une usine va produire tel médicament, en lien avec le laboratoire, qui y trouve également un intérêt, ou parvenez-vous à avoir une production exclusivement publique déconnectée du laboratoire ?

M. Ayman Sabae. - À ma connaissance, ce deuxième cas de figure ne s'est jamais produit, mais cette hypothèse sert de moyen de pression sur les entreprises.

L'État peut légalement décider du prix des médicaments vendus au grand public, qu'il gère donc directement, il ne laisse pas cette responsabilité au marché. Il dispose de nombreux outils pour obtenir des prix convenables et, face à une demande importante, les entreprises n'ont parfois pas le choix.

Mme Laurence Harribey. - Dans votre intervention liminaire, vous indiquez que l'État égyptien a cherché à mesurer le vrai coût du médicament. Comment avez-vous fait ? Comme le Gouvernement fixe les prix, comment décidez-vous que le prix décidé est le bon ?

Si j'ai bien compris, vous avez développé une production locale par la distribution de licences, et une autorisation de produire pour un prix fixe, déterminé par l'État. Finalement, quelle est la structuration de l'industrie pharmaceutique en Égypte ? Trouve-t-on beaucoup de PME, s'agit-il de grandes entreprises ?

M. Ayman Sabae. - Une étude conduite par des partenaires internationaux de la société civile sur le véritable coût de la production a été présentée à Gilead : elle estimait que le médicament vendu 3 600 dollars coûtait en réalité 250 dollars pour un traitement complet. Nous avons détaillé le calcul. Bien sûr, nous avons besoin de ressources importantes pour exploiter ces études avec précision, mais Gilead ne nous a pas donné d'autres informations. Nous les informons que nous disposions d'un tel document et nous leur demandons s'ils voient les choses autrement ; ils sont alors contraints de nous donner des détails pour réfuter notre étude, à défaut, ils doivent accepter le prix proposé. Dans ce cas, ils l'ont accepté et le Gouvernement a utilisé notre étude pour pousser en ce sens. Certaines institutions nationales, comme au Royaume-Uni, le National Institute for Health and Care Excellence (Nice), réalisent des évaluations des technologies de santé pour informer sur les coûts de production et établir un lien entre le coût des médicaments et leur résultat clinique. Toutes ces informations peuvent être utilisées dans les négociations.

Mme Laurence Harribey. - Quelle est la structuration de l'industrie pharmaceutique en Égypte ?

M. Ayman Sabae. - Il existe des entreprises internationales produisant en Égypte, mais aussi des entreprises publiques gérées par l'État, le secteur combine les deux cas de figure. La loi sur le prix des médicaments rend parfois compliquée pour ces entreprises la production en Égypte, faute de rentabilité. Ainsi, nous avons subi des pénuries de médicaments très importants, comme la morphine ou d'autres antidouleurs, car les restrictions légales sur les prix n'étaient pas favorables aux entreprises privées, lesquelles ont arrêté de produire. Dans le cas de l'hépatite C, le Gouvernement intervient par une production publique à travers ses usines. Si cet environnement de forte régulation n'est pas toujours favorable au secteur privé, on parvient régulièrement à un compromis, car les patients paient souvent de leur poche et il y en a beaucoup ! Les entreprises ne peuvent donc pas renoncer à ce marché. Elles sont par ailleurs très diverses, le secteur est fluide, et l'État y joue un rôle de plus en plus important.

Mme Émilienne Poumirol. - Merci pour l'éclairage apporté à notre discussion. L'État joue donc un rôle majeur dans ce contexte comme le montre l'exemple de l'hépatite C. Le médicament pour la traiter est particulièrement coûteux ; or, l'Égypte, ayant une incidence élevée de cette maladie, présente un marché important. Au-delà des médicaments destinés à des situations de crise ou à des maladies spécifiques, pour lesquels le fait que l'État détermine les prix pourrait influencer la situation, produisez-vous des molécules plus communes, que nous appelons matures, telles que le paracétamol ou l'amoxicilline ?

M. Ayman Sabae. - Oui, nous disposons d'une vaste production locale de ces molécules. L'État n'intervient pas directement dans cette production à travers des usines publiques, sauf dans les cas où le secteur privé ne parvient pas à répondre aux besoins. Nous avons rencontré cette situation, par exemple, s'agissant de la production de lait infantile : quand le secteur privé a connu une pénurie, le gouvernement a commencé à en fabriquer. S'agissant des médicaments pour l'hypertension ou le diabète, par exemple, ainsi que des molécules communes comme le paracétamol, ils sont généralement produits par des entreprises locales. Ces dernières parviennent à trouver un équilibre entre une production qui leur procure un bénéfice et une réglementation qui fixe les prix. De plus, elles ont la capacité de protéger leur marché et, donc, de prospérer.

Mme Laurence Cohen. - Compte tenu de vos propos, je m'interroge sur deux points.

Premièrement, est-ce que les entreprises égyptiennes se concentrent uniquement sur la satisfaction des besoins de la population locale, ou ont-elles la capacité d'étendre leur action au-delà des frontières du pays ? Je ne parle pas forcément de concurrencer les entreprises européennes, mais plutôt d'atteindre les pays à faible revenu. Est-ce une politique menée actuellement ?

Ma seconde question porte sur la coexistence des secteurs public et privé. Si j'ai bien compris, la production publique intervient lorsque le secteur privé ne parvient pas à répondre aux besoins. Cependant, il semble que l'intervention publique est solidement ancrée dans la loi, voire dans la constitution. Serait-il juste de dire que dans ce contexte, l'État est le véritable pilote ?

M. Ayman Sabae. - En effet, le rôle de l'État est prépondérant et c'est lui qui a le dernier mot. Ainsi, une part de la production égyptienne commence à être destinée à l'exportation, notamment vers les pays africains. Au moment de la production de vaccins contre le covid, cela constituait une grande partie de la stratégie de l'État, dont l'objectif est bien de faire de l'Égypte un point central de production de médicaments, en particulier pour le continent africain. Pour autant, ce n'est pas comparable à l'Inde, où le respect des brevets peut être insuffisant. L'État égyptien met en oeuvre une stratégie pour devenir le principal fournisseur de médicaments pour le continent africain. Dans le cas des traitements de l'hépatite C, le pays a su se positionner en assurant un prix compétitif, ce qui a conduit au développement de projets de tourisme médical, des patients d'autres pays venant en Égypte suivre leur traitement. Il existe toutefois certaines restrictions à l'entrée et à la sortie des médicaments, notamment lorsque leur coût est pris en charge par l'État : les négociations avec les différentes entreprises imposent parfois que celles-ci ne puissent pas exporter ces produits à ce prix. L'État, quant à lui, achète les médicaments à des prix très bas, ce qui lui permet d'être le principal fournisseur des patients, mais maintient un prix de référence de ces médicaments, qui sert à l'exportation ou à la vente en pharmacie en dehors de la prise en charge par l'État ou l'assurance publique. Il s'agit donc d'un équilibre délicat entre, d'une part, l'ambition du pays en matière de fourniture de médicaments en Afrique et dans d'autres pays, et, d'autre part, ses relations avec les entreprises pharmaceutiques.

Mme Corinne Imbert. - Merci de toutes ces informations précieuses. J'aimerais aborder avec vous le sujet de Gypto Pharma City, ou Medicine City. D'après les informations que j'ai pu réunir, ce projet remonte à plus de sept ans et a été inauguré il y a deux ans. Selon le porte-parole de la présidence, le pays produirait 97 % des médicaments nécessaires à la population égyptienne. Pouvez-vous confirmer cette affirmation ?

M. Ayman Sabae. - C'est le souhait du gouvernement, son aspiration, mais ce n'est pas vraiment le cas actuellement. Cela correspond davantage à l'ambition de l'État d'être indépendant en matière d'approvisionnement en médicaments. Cependant, nous ne sommes pas encore arrivés à ce stade.

Mme Sonia de la Provôté, président. - Confirmez-vous que vous êtes actuellement confrontés à une pénurie de certains médicaments, notamment de l'insuline ?

M. Ayman Sabae. - Il est vrai que, comme d'autres pays, nous faisons face à des moments de pénurie, mais ceux-ci sont rares. D'ailleurs, ces situations ne sont pas toujours perceptibles pour le grand public, car l'État intervient rapidement. Il ne s'agit pas de pénurie générale, mais d'une pénurie d'un certain type d'insuline : les médicaments fournis par les systèmes d'assurance publique, par exemple, ne correspondent pas toujours aux attentes des patients. En effet, cette technique de licence et de production locale peut donner parfois l'impression que les médicaments produits ne sont pas de la qualité requise - il arrive que ce soit bien le cas. Dans certaines situations, les patients achètent eux-mêmes des médicaments à des prix plus élevés pour garantir leur valeur médicale. L'État soutient pourtant qu'il s'agit de la même molécule et des mêmes ingrédients principaux, mais les patients font parfois des expériences différentes et ont des besoins spécifiques. Les pénuries proviennent donc de ce décalage : il ne s'agit pas de pénuries généralisées dans le pays, et ces problèmes ne sont souvent même pas relayés dans les médias et réglés rapidement par l'État.

Mme Sonia de la Provôté, président. - Je vous remercie de cet échange enrichissant. Votre témoignage était intéressant, car la capacité de l'Égypte à produire autant de médicaments et sa stratégie visant à atteindre 97 % d'autonomie sont une véritable découverte. Cette autonomie est très significative, à l'heure où nous discutons de la souveraineté dans ce domaine, en Europe et en France.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Lise Alter,
directrice générale de l'agence de l'innovation en santé

(mardi 16 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Pour continuer notre série d'auditions du jour, nous entendons maintenant Mme Lise Alter, directrice générale de l'agence de l'innovation en santé. M. Bonnell, qui devait également être entendu aujourd'hui a malheureusement un empêchement de dernière minute ; nous lui ferons donc parvenir un questionnaire écrit. Mme Alter, vous êtes la première directrice de l'Agence de l'innovation en santé, ayant pris ce poste en novembre 2022 peu après l'annonce de la création de cette Agence. Comme vous avez pu le dire dans la presse, elle a pour ambition de jouer un rôle de « catalyseur », de coordinateur de l'écosystème français de l'innovation en santé.

Alors que nous ressentons, au fur et à mesure de nos travaux, la complexité de l'univers du médicament, la multiplicité des acteurs, on ne peut que souscrire à cette démarche de pilotage renforcé de cet enjeu d'innovation. Peut-être cette démarche pourrait-elle d'ailleurs être transposée à l'enjeu de l'approvisionnement en médicaments. Mais dans cette phase de « lancement » de l'Agence, vous pourrez nous dire si les moyens sont au rendez-vous et surtout, quels seront les leviers d'action concrets.

Pour cette audition d'une durée d'environ une heure, nous vous laisserons tout d'abord la parole chacun pour un propos général de 10 minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera des questions plus précises. Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, Mme la Directrice générale, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Lise Alter prête serment.

Mme Lise Alter, directrice générale de l'agence de l'innovation en santé. - Je suis à votre disposition aujourd'hui pour vous présenter les objectifs de l'agence de l'innovation en santé et la contribution du plan France 2030.

Le plan France 2030 s'inscrit dans la continuité des différents programmes d'investissements d'avenir et du plan de relance de 2020 ; il a été annoncé par le Président de la République en octobre 2021 avec pour objectif principal de favoriser l'innovation dans tous les domaines de l'économie, d'améliorer notre qualité de vie et nos capacités de production. Sa particularité réside dans sa volonté d'investir massivement dans des axes et des domaines spécifiques et il vise à interconnecter tous les facteurs favorisant l'émergence des innovations : la recherche, l'innovation, la production et l'industrialisation. La santé fait partie intégrante de cette démarche et 7,5 milliards d'euros lui sont dédiés sur les 54 milliards d'euros du plan France 2030 : il s'agit de favoriser les investissements majeurs dans ce domaine en accordant une attention particulière aux enjeux de décarbonation. L'accent est mis sur les acteurs émergents - start-ups ou ETI - qui diffusent les innovations sur le territoire et le plan assume une prise de risque dans les choix d'investissement.

Le plan Innovation Santé France 2030 a été lancé simultanément et s'organise autour de trois grandes stratégies d'accélération. La première répond à la nécessité pour la France d'investir dans les biomédicaments et la bioproduction. Quand le plan a été lancé, nous étions dépendants à 95 % de nos importations en biomédicaments, dans un contexte où ces derniers sont les principaux vecteurs d'innovation : plus de 50 % des médicaments en développement sont des biomédicaments et, à l'horizon 2025, on estime que 50 % des médicaments du top 100 des médicaments les plus prescrits relèveront de cette même catégorie. À travers cette stratégie d'accélération de la bioproduction des biomédicaments, on cherche à anticiper les difficultés qui pourraient survenir dans les prochaines années en matière de structuration de la filière. Constatant aujourd'hui des tensions sur les produits de santé matures, il faut anticiper celles qui pourraient se manifester pour des molécules qui seront demain indispensables à l'ensemble de nos concitoyens. J'ajoute qu'en 2021, seuls cinq biomédicaments étaient produits sur le territoire national, contre 21 en Allemagne et 12 en Italie, ce qui témoigne de notre retard à rattraper.

La deuxième stratégie concerne les maladies infectieuses émergentes et les menaces nucléaires, radiologiques, chimiques et biologiques (NRBC). L'enjeu est ici de nous équiper et de tirer les enseignements de la pandémie pour améliorer la résilience de notre système de santé face aux crises. Il s'agit également de prévoir un certain nombre de contre-mesures face à des pathogènes possiblement émergents ou encore non identifiés. Cette stratégie a vocation à couvrir tous les maillons de la filière, depuis la recherche jusqu'à l'industrialisation.

Le troisième axe est le développement du numérique dans le secteur de la santé, avec des enjeux organisationnels. S'ajoute à ces trois stratégies un plan sur le dispositif médical innovant adapté au contexte de développement de la robotique, de l'intelligence artificielle, du bloc opératoire de demain, des implants et des prothèses. Ici encore, l'objectif est de mobiliser tous les éléments pour mettre en oeuvre cette stratégie, depuis l'innovation jusqu'au montage des essais cliniques, de la recherche clinique, de l'accès au marché et de l'industrialisation.

Dans ce contexte, l'Agence de l'innovation a été créée et structurée, au-delà du suivi des actions et des crédits du plan France 2030, autour de trois grands pôles. Je fais au préalable observer que le domaine de la santé est un secteur particulièrement régulé : ce n'est pas parce qu'une innovation est développée qu'elle trouve facilement un accès auprès des patients sur le territoire national. La première mission de l'Agence de l'innovation en santé est de se doter d'une capacité de prospective et de veille en santé pour anticiper l'arrivée des innovations et mieux préparer leur intégration sur le plan organisationnel et financier, dans le système de santé. C'est un enjeu majeur, comme en témoigne l'exemple des produits innovants contre l'hépatite C dont les gains d'efficience n'ont pas pu être obtenus rapidement en raison des délais de mise en place des changements organisationnels requis dans le système de santé. De même, l'utilisation des CAR-T cells (cellules T porteuses d'un récepteur chimérique), apparues dans les années 2017-2018, a eu un impact majeur sur le système hospitalier et il est nécessaire d'anticiper ces adaptations dans l'intérêt des patients. J'ajoute qu'il est très probable, tout particulièrement pour les nouveaux médicaments de thérapie innovante comme les biomédicaments, qu'il n'y aura qu'un ou deux centres de production en Europe, ainsi que quelques centres de traitement spécialisés et il est essentiel pour la France d'y être partie prenante ou même de disposer d'un de ces centres - c'est un enjeu majeur pour l'Agence.

Le deuxième grand volet de notre action va concerner l'accompagnement des porteurs de projets innovants et prioritaires dans le cadre des grandes stratégies d'accélération, comme France 2030 ou d'autres programmes qui pourraient concerner des domaines médicaux non couverts. Notre objectif sera d'aider les acteurs émergents à s'orienter à travers le foisonnement des dispositifs et des acteurs de l'écosystème de la santé en faisant office de guichet unique. Nous avons commencé à accompagner les 20 premières entreprises lauréates du programme French Tech Health20, en adéquation avec le degré de maturité de leur projet, depuis le stade de la recherche préclinique ou clinique jusqu'à l'accès au marché et à l'industrialisation.

Notre programme d'accompagnement comporte ici trois grands axes. Le premier est d'aménager aux acteurs innovants un accès prioritaire : nous négocions avec les autorités de santé des dispositifs de « fast track » pour gagner du temps dans le prononcé des autorisations d'essais cliniques ou réglementaires, sans préjuger, bien entendu, de leur contenu décisionnel. Nous mettons également en place un accès hors-cadre pour faire adapter, le cas échéant, les processus réglementaires, juridiques, financiers ou même organisationnels aux innovations tellement disruptives que le cadre existant n'est plus adapté. Par exemple, nous faisons face aujourd'hui à certains dispositifs innovants qui intègrent de l'intelligence artificielle à usage professionnel pour lesquels on ne dispose pas de méthodes d'évaluation ou de prise en charge bien adaptées. Le troisième volet de l'accompagnement des innovations vise à faciliter leur déploiement à grande échelle en France et à l'international.

La troisième mission de l'Agence est de favoriser l'accélération de tous les délais réglementaires et administratifs, de façon systémique et structurelle. Cela concerne tout particulièrement l'étape la plus chronophage qui est celle de la recherche clinique : en lien avec tous nos partenaires, nous allons nous efforcer d'agir sur les délais techniques d'inclusion des patients, la décentralisation, la digitalisation de la recherche clinique tout en travaillant sur les nouvelles méthodologies de recherche clinique.

Un mot enfin sur le rôle indirect de France 2030 dans la sécurisation des approvisionnements et la relocalisation d'un certain nombre de médicaments critiques. France 2030 n'a pas spécifiquement vocation à financer des capacités de production pour des molécules en tension d'approvisionnement mais ce plan va néanmoins avoir des effets bénéfiques dans ce domaine puisqu'il va favoriser la fabrication et l'industrialisation de traitements innovants. Parallèlement, pendant la crise de la covid, un appel à projets a été lancé pour sécuriser nos approvisionnements en produits critiques. Pour le paracétamol, un projet de relocalisation par l'entreprise Seqens a été annoncé par le Président de la République et, au total, 13 projets de réindustrialisation et modernisation portant sur les corticoïdes, les analgésiques, les anesthésiques, les antibiotiques et autres principes actifs ont pu être financés à hauteur de 146 millions d'euros.

Mme Laurence Cohen. - Merci pour votre exposé liminaire. J'avoue que je m'y perds un peu dans la description des missions de l'Agence pour l'innovation en santé et je souhaiterais des précisions à ce sujet.

Le choix de rattacher l'Agence au secrétariat général pour l'investissement m'amène d'abord à m'interroger sur votre capacité de décision autonome, au-delà de la simple exécution des décisions déjà prises par le Gouvernement.

Il me semble également que la création de cette agence s'apparente plus à l'adjonction d'un nouveau service au niveau du secrétariat général pour l'investissement qu'à l'introduction en France d'un équivalent à la BARDA (Biomedical Advanced Research and Development Authority) américaine que l'on aurait pu souhaiter mais peut-être pourrez-vous nous éclairer sur ce point ?

Parmi les missions de l'agence figure en particulier, selon le site internet du ministère de la Santé, les questions de " chaîne logistique du médicament dans une perspective de résilience aux crises. " Comment se traduit concrètement cette formule qui me paraît assez obscure ?

Pouvez-vous également nous préciser, au-delà du volume d'aides à l'innovation, leur répartition exacte entre les secteurs privé et public ? Je pense évidemment au niveau très élevé du financement public de la recherche et du développement qui ne semble pas produire des résultats à la hauteur des besoins des patients, en particulier au niveau des médicaments innovants mis sur le marché - je n'ai pas pu obtenir d'indications sur ce sujet, y compris de la part de Bpifrance.

Par ailleurs, les personnes auditionnées opposent souvent les médicaments dits matures aux médicaments innovants et je voudrais savoir si les sujets d'innovation ou d'accès aux médicaments matures sont clairement délimités. Quels sont les projets qui seront financés dans ce domaine par le plan Innovation Santé 2030 et qui pourraient ainsi contribuer directement ou indirectement à prévenir ou résoudre les pénuries de médicaments ?

Lors de notre visite à EuroAPI à Vertolaye, on nous a également confirmé que la recherche portant sur les procédés de fabrication innovants n'est pas accompagnée à la mesure des bénéfices que l'on peut en retirer, en particulier pour redynamiser la production de médicaments matures.

Enfin, vous avez évoqué les possibilités d'intervention de votre agence en faveur de la réindustrialisation. À ce sujet, avez-vous prévu d'agir pour éviter la fermeture du site de production de principes actifs à Calais, l'entreprise Synthexim ayant été placée en liquidation judiciaire le 3 mai dernier ? Par ailleurs, il y a en cours une quarantaine de projets de relocalisation de principes actifs sur le territoire français : combien d'entre eux bénéficient-ils d'aides publiques à l'implantation et quels projets prévoyez-vous d'accompagner ?

Mme Lise Alter. - Tout d'abord, l'Agence a été rattachée, pour son lancement, au secrétariat général pour l'investissement : cela s'explique simplement par son caractère interministériel. La lettre de mission émane de la Première ministre et l'agence est étroitement liée aux ministres en charge de la Santé, de la Recherche, de l'Enseignement supérieur et de l'Industrie par le biais du comité de suivi France 2030 car, comme vous l'avez souligné très justement, l'innovation en santé ne peut être traitée selon un seul angle. La lettre de mission indique que des réflexions pourraient être menées sur l'évolution ultérieure de son statut juridique mais, pour le moment, l'agence est solidement ancrée au sein du secrétariat général pour l'investissement, ce qui constitue un atout précieux pour répondre au défi de l'innovation. Vous avez mentionné le modèle de la BARDA qui a été envisagé lors de la phase de préfiguration de l'Agence mais nous restons une petite structure de 15 personnes et nous nous adaptons en conséquence.

À ce stade, et sans préjuger d'éventuelles décisions ultérieures, l'agence doit s'appuyer sur cet ancrage pour piloter le plan Innovation Santé France 2030 autour des trois missions prioritaires que sont la prospective, l'accélération et l'accompagnement. Il s'agit de réduire les blocages qui ont fait l'objet de remontées très fortes en provenance de l'écosystème et de répondre au besoin important d'accompagnement des acteurs émergents de l'innovation pour que les avancées issues de la recherche française puissent se développer sur notre territoire. Par ailleurs et pour dresser un parallèle avec la BARDA, à travers la stratégie d'accélération concernant les maladies infectieuses émergentes et les menaces NRBC, nous sommes en lien étroit avec le ministère des Armées et nous construisons une collaboration avec l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire (HERA).

Votre deuxième question porte sur la mention, dans ma lettre de mission, du circuit logistique des dispositifs médicaux et des médicaments. C'est, parmi une longue liste de sujets, un des points qui pourraient être inclus dans le programme de travail de l'Agence, lequel sera défini annuellement et portera sur la contribution de l'innovation à la mise en place d'une politique de prévention ambitieuse. Je précise que nous construisons notre feuille de route, en la confrontant aux acteurs de terrain, à l'occasion du tour de France de l'innovation en santé que nous réalisons. La compétence de l'Agence en matière de chaîne logistique du médicament, dans une perspective de résilience face aux crises, doit aussi se construire au regard des différentes missions qui sont lancées aujourd'hui, en particulier sur la création d'une direction chargée de la préparation et de la gestion des crises sanitaires au ministère de la Santé et sur les réorganisations étudiées par Pierre Ricordeau. Je souhaite éviter les doublons, ainsi que de créer des structures concurrentes ou qui ne s'articulent pas correctement. C'est pourquoi cette éventuelle attribution de l'agence sera configurée en harmonie avec les suites données aux réflexions en cours. En tout cas, l'agence a naturellement vocation à s'intéresser à l'ensemble de la chaîne de valeur pour la diffusion et le développement des innovations en concertation avec l'ensemble des acteurs concernés comme le ministère de la Santé, les grossistes répartiteurs, les pharmacies d'officine et l'HERA car l'enjeu a une dimension européenne incontournable.

En réponse à votre interrogation sur la part des financements publics et privés dans les investissements relevant de France 2030, voici quelques ordres de grandeur sur la décomposition des 7,5 milliards dédiés à la santé. Les différents appels à projets et les trois grandes stratégies d'accélération représentent chacune entre 600 millions et 800 millions d'euros - avec une part dédiée à la recherche, à l'innovation et à l'industrialisation. Au-delà, entre 1,2 et 1,5 milliard d'euros sont dédiés à la recherche biomédicale, avec un effet de levier grâce à des cofinancements : dans ce domaine, nous venons d'ailleurs d'annoncer les lauréats des appels à projets (AAP), Instituts hospitalo-universitaires (IHU) et des appels à manifestation d'intérêt (AMI) sur les bioclusters. Je pourrai vous apporter les chiffres très détaillés sur la répartition entre recherche, innovation et industrialisation selon chaque stratégie. Il va de soi que les financements sont très importants en matière de bioprocédés et d'innovations dans le domaine de la bioproduction pour mettre en place les plateformes ayant la capacité de produire tout un panel de biomédicaments.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Votre réponse se limite-t-elle aux bioprocédés ?

Mme Lise Alter. - J'inclus également les procédés de production en général. Vous avez d'ailleurs estimé que la frontière entre les médicaments matures et les médicaments innovants peut être difficile à établir, mais ce qui est clair, c'est que France 2030 vise à intervenir dans l'industrie et les procédés de production sous deux angles. Cela concerne d'une part, les innovations dans les procédés de production - permettent de réduire les coûts, d'être plus efficaces et de contribuer à la décarbonation - et, d'autre part, les bioprocédés qui sont des techniques extrêmement innovantes.

Il est important de garder à l'esprit la nécessité d'accorder une priorité aux produits de thérapie innovante car les médicaments de thérapie génique ou cellulaire représentent les traitements de demain et il est crucial d'investir massivement dans ce domaine. Cela ne signifie pas que l'Agence de l'innovation en santé ne s'intéresse pas aux autres médicaments mais il ne faut pas manquer le rendez-vous des techniques de pointe, y compris des vaccins très innovants à fort impact préventif.

En ce qui concerne la réindustrialisation, l'Agence de l'innovation en santé n'est pas le ministère de l'Industrie et nous n'avons pas vocation première à venir au secours de tous les projets de fermeture d'usines. Cependant, si un site de production ou un projet a un caractère innovant, France 2030 peut s'y impliquer.

Mme Laurence Cohen. - Ma question portait également sur l'accompagnement des 42 projets de relocalisation des principes actifs : c'est important.

Mme Lise Alter. - Je mentionnerai trois projets : d'abord EuroAPI
- ce dossier est en cours d'instruction dans le cadre d'un Projet important d'intérêt européen commun (Piiec) -, ensuite Seqens, que nous avons évoqué, et enfin un troisième projet également en cours d'instruction et dont je ne peux pas, pour l'instant, vous parler mais qui pourrait faire l'objet d'un financement France 2030 dans le cadre d'une des stratégies d'accélération.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je voudrais tout d'abord vous demander si l'antibiorésistance et la découverte de nouveaux antibiotiques - innovants mais qui a priori ne relèvent pas des biothérapies - entrent dans le périmètre de vos stratégies. Cela concerne le risque d'être confrontés à des bactéries multirésistantes : le sujet est évoqué dans le « paquet pharmaceutique » européen qui vient d'être présenté et comporte un mécanisme d'encouragement à la production de nouveaux antibiotiques sous forme de bons d'exclusivité transférable au bénéfice des laboratoires.

Par ailleurs, l'Agence prend-elle en compte le risque de pénurie de médicaments dans ses choix d'accompagnement de protocoles de recherche, de laboratoires ou de processus de fabrication ?

Ma dernière question porte sur les questions de verdissement et de biothérapies. Si j'ai bien compris votre propos, votre objectif est de prévenir les pénuries potentielles à un horizon de 20 ans des futurs traitements qui vont occuper l'essentiel de l'arsenal thérapeutique. C'est une démarche intéressante et inédite d'anticipation d'une éventuelle catastrophe : avez-vous un début de retour d'expérience ou des éléments solides dans ce domaine ? Il me semble important de rassembler le plus d'informations possible au moment où, depuis 15 ans, on est en phase d'accélération exponentielle des pénuries de médicaments.

Mme Lise Alter. - Jusqu'à présent, il existait une délégation à l'antibiorésistance, mais nous sommes très attentifs à ce sujet majeur. Nous sommes, en particulier, très investis sur des projets d'entreprises qui mobilisent des bactériophages comme alternatives aux antibiotiques. Nous abordons également cette thématique à travers les menaces NRBC et les maladies infectieuses émergentes.

L'enjeu des pénuries de médicaments n'est pas mentionné explicitement dans notre lettre de mission mais j'y suis évidemment, à titre personnel, très sensible. Ce n'est pas l'angle sous lequel on m'a demandé de construire la feuille de route de l'agence mais dès lors que nous allons financer des projets de réindustrialisation, nous allons prendre en compte la nécessité de lutter contre les pénuries de médicaments à travers l'accompagnement des bioprocédés innovants, de la relocalisation de la production d'un certain nombre de molécules, ainsi que de projets mixtes vertueux. Ce n'est pas parce que nous préparons l'avenir et les pénuries de demain sur les thérapies innovantes que nous délaissons le présent.

Enfin, l'enjeu de décarbonation est pour nous majeur, récurrent et inscrit dans chacun des appels à projet France 2030.

Mme Corinne Imbert. - Merci Madame pour votre éclairage et je vous avoue que je souhaiterais plusieurs éclairages complémentaires à vos indications. On ne peut qu'être d'accord avec l'ambition affichée par France 2030 de donner un temps d'avance en matière d'innovation médicale. Aujourd'hui, nous sommes néanmoins confrontés à certains retards et pénuries qui font l'objet de notre commission d'enquête et j'ai plusieurs questions à ce sujet. Tout d'abord, quelle est la période prise en compte pour le cumul des 7,5 milliards d'euros dédiés à la santé ? Ensuite, s'agissant de la dimension interministérielle de l'Agence, vous avez cité l'influence de ministères, dont celui de l'Industrie, chapeauté par Bercy et je me demande qui l'emportera en cas d'arbitrage. Combien de projets prioritaires et de structures serez-vous en mesure d'accompagner par an ? S'agissant de l'accélération de l'accès à l'innovation, je rappelle que l'article 58 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022 (LFSS) contenait plusieurs mesures pour activer l'accès aux médicaments innovants en raccourcissant leur parcours : utilisez-vous ce dispositif aujourd'hui en vigueur ? J'appelle ici, en matière de délais administratifs portant sur les recherches cliniques, à ne pas confondre vitesse et précipitation pour ne pas compromettre la sécurité des essais cliniques. Enfin, quel est votre avis sur la substitution des médicaments biosimilaires aux médicaments biologiques ?

Mme Lise Alter. - Les 7,5 milliards d'euros correspondent au cumul des allocations prévues jusqu'en 2030 : 1,5 milliard d'euros sont prévus pour renforcer la capacité de recherche biomédicale, 2 milliards sur les grandes stratégies d'accélération, 2 milliards pour accélérer la croissance des start-ups et l'innovation de rupture via un renforcement de l'investissement de Bpifrance, 1,3 milliard dédiés aux Piiec et 500 millions d'euros pour le soutien transverse à la maturation des essais cliniques.

S'agissant de la mécanique de l'interministérialité, c'est, en général, Matignon - et non pas Bercy - qui arbitre les éventuels désaccords entre les ministères. Je ne dispose pas moi-même de capacités d'arbitrage mais je peux solliciter des réunions interministérielles au cas par cas.

En ce qui concerne les projets prioritaires, lorsque l'agence a été préfigurée, on a souhaité qu'elle puisse servir de guichet unique pour tous les porteurs de projets innovants afin de simplifier leurs démarches. Aujourd'hui, tel n'est pas le cas, tout simplement parce que notre équipe de 15 ETP n'a pas la capacité d'accompagner tous les projets et c'est pourquoi nous sélectionnons des priorités parmi ces derniers. Nous avons mis en place une démarche simplifiée en ligne pour inviter les porteurs de projets qui ressentent un besoin particulier d'accompagnement par l'agence à se faire connaître. Ensuite, nous choisissons les projets innovants devant bénéficier d'un soutien en collaboration avec nos partenaires et en particulier les ministères ainsi que les agences sanitaires qui pourraient être mobilisés dans le cadre des processus accélérés sur lesquels nous travaillons avec eux. Il va de soi que les grandes priorités du plan France 2030 font partie de nos critères de sélection. Pour l'instant, notre jeune agence accompagne 20 entreprises mais j'envisage par la suite que notre structuration permette de porter ce nombre à une centaine et c'est en avançant que nous pourrons vérifier si nous atteignons ces objectifs.

Pour avoir travaillé sur les dispositifs d'accès précoce au médicament - pré ou post autorisation de mise sur le marché (AMM) - en tant que directrice de l'évaluation et de l'accès à l'innovation à la Haute Autorité de Santé, je suis très sensible à votre question sur l'article 58 de la LFSS pour 2022. Je connais la valeur de dispositifs qui garantissent la sécurité des patients mais, bien entendu, tout n'est pas parfait et nous réfléchissons à d'éventuels ajustements à la marge sur la base des observations de terrain. Il s'agit pour nous de perfectionner ces mécanismes - sans prétendre réinventer l'eau tiède - et il serait intéressant d'explorer comment ils pourraient servir de modèles dans d'autres secteurs, comme les dispositifs médicaux. Je précise à nouveau que les mesures d'accélération des délais administratifs réglementaires n'ont pas pour vocation à préjuger des avis qui sont rendus, ni de décider seuls des délais acceptables par les agences sanitaires pour mener à bien leur mission. Nous souhaitons simplement que les différentes étapes du développement des produits de santé puissent être accélérées à chaque étape. L'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et la HAS sont très ouvertes à collaborer avec nous sur ce point mais pour un nombre limité de projets dont les enjeux justifient une réduction des délais. Les impératifs de sécurité et d'éthique qui me tiennent particulièrement à coeur seront donc préservés.

Enfin, nous avons aujourd'hui en France beaucoup plus de recul qu'il y a quelques années sur le secteur des médicaments biosimilaires, lequel n'est pas complètement superposé à celui des génériques. Au moment où nous investissons sur l'avenir avec des médicaments extrêmement coûteux, il importe de mobiliser toutes les marges d'efficience et, en particulier, d'accompagner un recours accru aux biosimilaires.

Mme Laurence Cohen. - Vous avez fait preuve d'une grande pédagogie pour nous préciser le rôle de cette agence nouvellement créée. Cependant, très franchement, il y a quand même une « maladie à la française » qui consiste à créer une structure en réponse à chaque problème. Vous nous décrivez le processus des arbitrages interministériels mais nous avons surtout besoin que le politique soit le donneur d'ordres unique et assure effectivement le pilotage. Je ne suis pas persuadée que la multiplication des agences à tous les niveaux simplifie les choses et fasse gagner du temps : cela absorbe beaucoup d'énergie et crée à mon sens un risque d'inefficacité. Je me demande si, au final, une petite start-up ou une petite PME ayant besoin de financements parviendra à trouver le bon chemin à parcourir et le bon interlocuteur. Nous prendrons connaissance avec intérêt de la liste des projets que vous avez proposé de nous envoyer car jusqu'à présent ce sont les mêmes noms - EuroAPI et Seqens - qui ont surgi au cours des auditions, mais ce ne sont pas les seuls à agir dans ce domaine et j'estime que la solution du mille-feuille n'est pas toujours la meilleure.

Mme Lise Alter. - J'entends parfaitement votre point de vue et c'est précisément l'écueil que nous avons cherché à éviter en créant cette Agence dont il a bien été précisé qu'elle ne devait pas s'apparenter à une couche supplémentaire du mille-feuille. Quand j'ai pris mes fonctions, je me suis posé la même question que vous. Très sincèrement, plus je travaille dans ce domaine, plus je pense que cette structure interministérielle un peu différente des autres est un réel atout, dans un écosystème où se manifeste un manque de communication entre des acteurs ayant chacun, et tout naturellement, ses propres intérêts, son propre agenda et ses propres objectifs. L'agence a véritablement une vocation d'ensemblier et abrite en son sein des profils extrêmement divers - chercheurs, analystes de la donnée, experts en fonds d'investissement et en provenance de l'industrie pharmaceutique - aptes à synthétiser la diversité des enjeux. Mon profil est également mixte public / privé et facilite une compréhension holistique du sujet pour le faire avancer dans le bon sens. Encore une fois, l'agence est une petite structure de 15 personnes qui n'a pas vocation à dupliquer ce que font les autres mais à créer des synergies ainsi que des partenariats réels et utiles - c'est ma conviction. Par ailleurs, ma lettre de mission comporte des ouvertures possibles à la simplification du paysage sanitaire et notre mission consiste également à identifier les doublons ainsi que les superpositions excessives

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous nous confirmez donc que vos missions incorporent l'innovation organisationnelle. Je vous remercie vivement pour vos indications.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Agnès Buzyn,
ancienne ministre de la santé

(mercredi 17 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête par l'audition de Mme Agnès Buzyn, en sa qualité d'ancienne ministre de la santé. Je vous remercie, madame la ministre, de vous être mobilisée.

Hématologue de profession, vous avez été nommée ministre des solidarités et de la santé dans le gouvernement d'Édouard Philippe le 17 mai 2017 et avez conservé cette fonction jusqu'au 16 février 2020.

Votre expérience est, à deux titres, susceptible d'éclairer les travaux de la commission d'enquête.

D'une part, vous étiez ministre au début de la crise sanitaire. Notre assemblée vous a d'ailleurs déjà auditionnée dans le cadre de la commission d'enquête constituée sur les leçons de l'épidémie de covid-19, à propos de votre gestion des premiers signaux d'alerte et de l'importante diminution du stock de masques dans les années précédant la crise, qui a été brutale, violente et massive. Vous nous indiquerez quelles leçons vous tirez de cette période, concernant la constitution de stocks stratégiques, singulièrement de médicaments, et le rôle de l'État face à une crise sanitaire de grande ampleur.

D'autre part - et surtout -, indépendamment de la crise sanitaire, la période durant laquelle vous avez occupé vos fonctions ministérielles a été marquée par d'importantes difficultés en matière d'approvisionnement en médicaments. Celles-ci ont d'ailleurs motivé l'établissement, en juillet 2019, d'une feuille de route 2019-2022 comprenant 28 mesures pour lutter contre les pénuries et pour améliorer la disponibilité des médicaments en France.

Celles-ci étaient structurées autour de quatre axes : promouvoir la transparence et la qualité de l'information afin de rétablir la confiance et la fluidité entre tous les acteurs ; lutter contre les pénuries de médicaments par de nouvelles actions de prévention et de gestion sur l'ensemble du circuit ; renforcer la coordination nationale et la coopération européenne pour mieux prévenir les pénuries de médicaments ; mettre en place une nouvelle gouvernance nationale.

Vous nous indiquerez dans quel contexte cette feuille de route a été définie, et nous décrirez la manière dont elle a été reçue et mise en oeuvre par les différents acteurs de la chaîne. Surtout, et alors que la feuille de route n'a manifestement pas permis d'endiguer l'aggravation du phénomène de pénuries, vous nous indiquerez de quelle manière il est possible, selon vous, d'aller plus loin.

Rappelons que, à l'été 2018, une mission d'information du Sénat, à laquelle Mme la rapporteure et moi-même participions, avait été créée pour se pencher sur les pénuries de médicaments et de vaccins. À l'époque, environ 700 médicaments étaient en pénurie ; à l'heure actuelle, suivant les critères et le moment, un peu plus de 3 000 médicaments sont manquants.

Madame la ministre, je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif sur l'ensemble de ces sujets. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions : comme vous l'aurez compris, notre commission d'enquête entend obtenir des réponses étayées à des questions précises.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, madame la ministre, à activer votre micro et à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Buzyn prête serment.

Mme Agnès Buzyn, ancienne ministre de la santé. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je suis heureuse d'avoir l'occasion de discuter avec vous des pénuries de médicaments, car il s'agit d'un sujet qui m'a beaucoup préoccupée, avant même de devenir ministre.

En effet, j'avais déjà rencontré des difficultés, dans le cadre de mon exercice professionnel en tant qu'hématologue, pour me procurer des médicaments anciens afin de traiter des malades. Ceux-ci étant très peu chers et étant utilisés sur une cinquantaine de patients en France, ils ne constituaient plus un marché porteur et n'intéressaient pas du tout l'industrie. J'étais alors parvenue - c'était il y a environ 20 ans - à mobiliser la pharmacie centrale des hôpitaux de Paris pour qu'ils nous fabriquent un médicament.

J'ai donc vu arriver cette question dans les années 2000. Je l'ai également sentie lorsque je dirigeai l'Institut national du cancer (INCa), certains médicaments anticancéreux se trouvant parfois en tension. J'ai notamment le souvenir que Sanofi avait arrêté, pour une raison que je n'avais pas bien comprise, de produire le vaccin BCG, qui était utilisé dans le cadre du traitement des cancers de la vessie. Il n'existait pas de traitement de substitution, aussi avait-il fallu faire des recommandations professionnelles pour trouver une solution.

Il s'agit donc d'un sujet qui m'a mobilisée en tant que médecin et, bien sûr, en tant que ministre. Lorsque j'ai été nommée ministre, les pénuries de médicaments avaient été multipliées par vingt en dix ans : nous étions passés de 44 pénuries en 2008 à 868 pénuries en 2018.

À cette époque, je savais déjà que les causes des pénuries étaient multifactorielles, mais j'avais du mal à obtenir un état des lieux pour l'ensemble des médicaments utilisés sur le territoire. J'ai donc mandaté le général Arnaud Martin, alors haut fonctionnaire de défense et de sécurité au sein du ministère de la santé, chargé des questions de souveraineté, notamment économiques, de me rendre un rapport pour savoir où se situaient les risques, quels types de médicaments étaient les plus sujets à un risque de pénurie et quel était notre niveau de dépendance concernant les médicaments indispensables.

Celui-ci a ciblé son travail sur la liste des médicaments indispensables qui avait été produite par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en 2018, qui donnait une bonne idée du paysage.

Son constat était le suivant : pour deux tiers des médicaments considérés comme indispensables, il y avait clairement une redondance des sites de production et des détenteurs d'autorisations de mise sur le marché (AMM). En effet, 157 médicaments n'étaient produits que par un seul laboratoire, mais disposaient d'au moins deux sites de production, et 98 % de ces sites se situaient au sein de l'Union européenne, dont 44 % en France.

Notre plus grande dépendance concernait les médicaments d'infectiologie - antibiotiques, antiviraux... -, dont 24 % étaient produits sur un site unique et 74 % l'étaient hors de France.

Ce qui m'avait vraiment alerté dans son rapport - qui était une note de deux pages -, c'est que 80 % des médicaments indispensables produits en France avaient recours à des principes actifs (ou API, pour active pharmaceutical ingredient) qui n'étaient pas fabriqués au sein de l'Union européenne.

Les stocks de médicaments indispensables faits par les industriels étaient très variables, allant de deux semaines à six mois selon les médicaments. Lorsqu'on les interrogeait sur l'adaptabilité de leurs outils de production, les industriels répondaient qu'ils avaient les moyens d'adapter leur ligne de production en cas de tension ou de pénurie, mais que cela nécessitait des délais de mise en forme importants, variant de trois à neuf mois.

Surtout, dès lors qu'une chaîne de production est utilisée pour fabriquer un produit en pénurie, il y a un retentissement sur d'autres produits. Autrement dit, résorber les tensions sur un type de médicament peut en créer de nouvelles sur d'autres produits.

Il s'agissait donc d'un rapport inquiétant, l'alerte maximale portant sur la provenance des principes actifs. Je reviendrai peut-être au commentaire que vous avez fait sur la crise covid, car un parallèle peut être fait avec ce que nous avons subi pour les stocks de masques.

Les causes de rupture sont extrêmement variables d'un produit à l'autre, la production faisant intervenir de très nombreuses étapes. Souvent, les produits passent par plusieurs pays. D'ailleurs, lorsque les contrôles douaniers allaient être remis en place avec le Royaume-Uni en raison du Brexit, nous avions identifié quantité de chaînes de productions qui allaient être ralenties, car les emballages étaient fabriqués de l'autre côté de la Manche.

Nous voyons donc bien que toutes ces étapes durant lesquelles le médicament voyage, de son principe actif initial à la boîte finalement distribuée en France, peuvent être l'objet de rupture, car une usine a brûlé, car une contamination bactérienne s'est produite à une étape de la production, etc.

J'ai été particulièrement marquée par la pénurie de corticoïdes que nous avons subie en 2019, car il n'y a quasiment pas de médicaments plus indispensables que ces derniers, qui sauvent des vies tous les jours. Or personne n'avait été vraiment alerté d'un risque de pénurie, du fait du nombre d'industriels qui produisent ce type de médicaments, sous différents dosages et sous différentes formes galéniques.

En tirant le fil jusqu'au bout, nous nous sommes rendu compte que l'un des principes actifs était fabriqué en Chine. Les Chinois ayant dû arrêter la production pour une raison X ou Y, ce ralentissement a eu un retentissement mondial en créant une pénurie de corticoïdes touchant tous les fabricants.

J'ai beaucoup travaillé sur les pénuries, non seulement de médicaments, mais de ressources humaines dans le monde de la santé. Lors de mon passage à l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en 2021 et 2022, je me suis penchée sur ce qu'il se passait à l'échelle mondiale, ce qui m'a permis de mieux comprendre ce que nous avions subi en France.

En réalité, toutes les pénuries sont mondiales, car la population de la planète a doublé en deux générations. Nous sommes passés de moins de quatre milliards d'habitants à huit milliards et même bientôt neuf milliards d'habitants. Or, parmi ces quatre milliards d'habitants supplémentaires, au moins trois milliards de personnes sont sorties de la pauvreté, se sont constituées en classes moyennes, en Afrique, en Chine, en Inde et consomment du soin - je sais que cette expression peut choquer, car la santé n'est pas un bien de consommation courant, mais c'est simplement une expression de macroéconomie de la santé.

L'utilisation des ressources en soins s'est donc étendue à de nombreux pays qui, jusqu'alors, ne soignaient pas leur population parce qu'elle était trop pauvre. Or trois milliards de personnes supplémentaires à soigner en deux générations, c'est énorme !

De plus, la population mondiale a gagné 20 ans d'espérance de vie, ce qui implique une augmentation de la population âgée de 60 ans à 80 ans, qui consomme des hypertenseurs, de la chimiothérapie, etc.

Ainsi, les besoins en ressources humaines et en produits de santé ont explosé de manière exponentielle, sans anticipation. Nous n'avons multiplié par quatre ou cinq ni le nombre de médecins ou d'infirmiers formés dans le monde ni le nombre de chaînes de production de médicaments.

Les pays émergents consommant les mêmes produits de santé que nous, nous sommes entrés en concurrence. Les industriels font ainsi fonctionner la loi de l'offre et de la demande et se tournent parfois vers le plus offrant.

Nous pourrons revenir sur la spécificité du marché français, car j'estime que nous sommes l'un des plus beaux marchés au monde, contrairement à ce que disent parfois les industriels.

Ainsi, la tension est partout et de gros investissements doivent être réalisés sur les chaînes de production de l'ensemble de la planète.

Par ailleurs, la mondialisation a entraîné des délocalisations en Chine ou en Inde pour des raisons de coût de la main-d'oeuvre. En outre, j'ai réalisé que nos normes environnementales européennes rendaient le coût de l'industrie chimique important, poussant les industriels à délocaliser leurs sites de production. En somme, nous avons délocalisé notre pollution.

Voilà pour le contexte général. Madame la rapporteure, après avoir réuni un groupe de travail incluant tous les acteurs du secteur - pharmaciens, grossistes-répartiteurs, industriels, associations de malades, soignants, etc.-, nous avons en effet établi une feuille de route inspirée des travaux de la mission d'information du Sénat, afin de « tirer dans tous les coins » pour améliorer la situation, sachant qu'il n'y a pas de remède miracle aux pénuries, même si des solutions existent.

Le premier axe consistait à favoriser la transparence et l'information pour anticiper les besoins, afin de fluidifier les chaînes de commande pour les pharmaciens lorsqu'ils sentent qu'une rupture risque de se produire et qu'ils ont un patient recourant à un médicament spécifique. J'ai malheureusement compris que sa mise en oeuvre n'était pour le moment pas efficiente.

Le second axe prévoyait des actions de prévention et de gestion des circuits, notamment celle d'offrir aux pharmaciens d'officine la capacité de remplacer automatiquement un produit manquant par un produit équivalent sur la base des recommandations de l'ANSM pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM).

Nous avons renforcé les plans de gestion des pénuries (PGP) des industriels, que nous avons obligés à disposer de stocks à deux mois, délai pouvant être porté à trois ou quatre mois en cas de tension.

Nous avons également réfléchi à des procédures d'achat. Les marchés publics, notamment hospitaliers, tendent à choisir le moins-disant financier. Or, à force de choisir les médicaments les moins coûteux - à juste titre -, nous mettons en difficulté des industriels, ce qui nous expose un peu plus à un risque de pénurie.

Nous nous sommes donc penchés sur de nouveaux critères pour déterminer les notes lors de l'attribution d'un marché public, par exemple le fait que le médicament est produit en France ou en Europe. Autrement dit, nous avons réfléchi à d'autres indicateurs pour rendre la chaîne de production plus robuste et pour nous redonner un peu de souveraineté, plutôt que de tout miser sur les baisses de prix.

Le troisième axe visait à renforcer les coordinations nationale et - surtout - européenne, l'échelle européenne étant à mon sens la bonne échelle de travail. Les mesures recommandées étaient le renforcement de la régulation et de la connaissance des sites géographiques de production, avec une cartographie plus robuste que celle dont nous disposions.

En effet, une cartographie est fluctuante : elle montre qui produit quoi et qui dispose d'une AMM à un instant T, mais, un an plus tard, elle peut être caduque, car le principe actif a été attribué à un autre industriel. Elle doit donc être mise à jour en permanence. L'échelle européenne nous semblait être la bonne pour mener à bien ce travail.

Nous avons également suggéré de renforcer les sanctions, y compris financières, pour les industriels n'appliquant pas des plans de gestion de pénuries de qualité.

De plus, nous avons souhaité préserver des médicaments anciens - en tant que médecin, je suis particulièrement attachée à cette mesure. En effet, si l'innovation est importante, l'essentiel pour un médecin est de disposer d'un nombre suffisant de médicaments, qui sont autant de possibilités thérapeutiques offertes aux patients, les patients réagissant différemment aux divers médicaments.

Il nous faut donc impérativement préserver les médicaments utiles et anciens dont nous disposons. Ainsi, l'idée était de tenir compte du coût de revient et de l'état du marché pour rétablir un prix pour des médicaments anciens dont le prix avait chuté au fil du temps et qui n'étaient plus assez rentables pour les industriels.

Par ailleurs, nous avions demandé à conduire une mission sur une solution publique de production de médicaments. J'ai évoqué mon expérience professionnelle avec la pharmacie centrale des hôpitaux de Paris, qui est un établissement pharmaceutique. Les pharmacies à usage intérieur (PUI) et centres hospitaliers universitaires (CHU) sont également en capacité de produire des médicaments.

Toutefois, il ne faut pas se leurrer : ils sont capables de produire au coup par coup, en cas de pénurie, mais ne peuvent pas tout régler lorsqu'il manque 1 000 ou 2 000 médicaments. De surcroît, de nombreux médicaments sont de plus en plus compliqués à produire, notamment dans le cadre de biothérapies - c'est-à-dire tout ce qui passe par de la génétique. Ces derniers ne peuvent pas être produits dans une pharmacie centrale.

Il y a donc des limites à cette idée, chère à Mme la rapporteure, d'un pôle public du médicament. Si je crois qu'il en faut un, j'estime qu'il doit se développer à l'échelle européenne, nos partenaires rencontrant les mêmes difficultés que nous. Nous devons définir ses capacités. Il est illusoire de penser qu'un pôle public puisse remplacer l'industrie pharmaceutique, qui représente des milliers et des milliers d'usines et de savoir-faire.

Pour autant, il ne faut pas abandonner cette piste. Je ne pense simplement pas que l'échelle d'un pays soit la bonne. Il faut être conscient du fait que la population française équivaut actuellement à celle de deux villes chinoises - nous sommes 67 millions d'habitants, les nouvelles villes chinoises en comptent 30 millions.

Autrement dit, nous devons nous donner les moyens d'être compétitifs. Pour cela, l'échelle européenne, avec ses 300 millions d'habitants, permet de nous placer en position de discuter avec les « Big Pharma », c'est-à-dire des industries mondialisées ayant des monopoles sur des produits.

Pour renforcer la coordination européenne, nous avions également prévu des achats groupés européens pour réduire la compétition entre États européens - car, ne nous leurrons pas, elle existe. Certains États sont prêts à mettre plus d'argent sur la table que les autres pour attirer certains produits. Nous l'avons constaté pendant la crise de la covid : certains allaient acheter des masques directement sur les tarmacs.

Le marché français a cette particularité que 100 % des malades qui ont besoin d'un médicament innovant y ont accès. Nous sommes l'un des seuls pays au monde où chacun a accès à l'innovation, qui est remboursée. Nous sommes donc dans une situation différente de celle de certains autres pays européens, dont seule une fraction de la population accède à des médicaments.

Le quatrième axe portait sur la gouvernance. L'idée était que le l'ANSM soit au centre du jeu, car l'agence connaît les stocks, les importations, etc. Nous avions donc lancé un comité de pilotage, dont la première réunion s'est tenue le 23 septembre 2019.

En parallèle de cette feuille de route, qui visait à améliorer la situation partout où nous disposions d'un levier national, nous avions confié à Jacques Biot, ancien président de l'École polytechnique qui avait beaucoup conseillé les industriels du médicament, une mission sur les aspects purement industriels de la question, c'est-à-dire comment travailler avec les industriels pour régler les pénuries.

Celui-ci devait nous rendre un rapport en janvier 2020. Je pense qu'il l'a rendu en temps et en heure, mais je n'ai pas le souvenir de l'avoir lu. Ayant quitté le ministère le 15 février 2020, le rapport circulait peut-être déjà dans mon cabinet, mais je ne me souviens pas l'avoir vu. À cette époque, je passais beaucoup de temps au Sénat pour l'examen de la loi relative à la bioéthique et m'occupais de la réforme des retraites. J'étais donc assez occupée et il est possible que le rapport se soit trouvé sur mon bureau sans que j'aie l'occasion de le lire.

Voilà pour ce qui relève de mes actions en tant que ministre. En ce qui concerne les solutions, je suis prête à en discuter avec vous, mais je pense que les questions autour du médicament sont en réalité plus vastes que les seules pénuries.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous en convenons bien volontiers, mais l'objet de cette commission d'enquête est de répondre à la question des pénuries, qui va s'aggravant et nous semble loin d'être endiguée.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Madame la ministre, je vous remercie de cet effort de sincérité et de synthèse. Je vous poserai plusieurs questions pour vous permettre d'approfondir vos réponses afin que nous maîtrisions mieux les choses.

Entre 2008 et 2018, le nombre de pénuries signalées à l'ANSM a été multiplié par vingt. Dans ce contexte, vous avez présenté une feuille de route pour les années 2019 à 2022, comportant 28 mesures pour lutter contre les pénuries.

À votre connaissance, ces travaux ont-ils été ralentis, voire suspendus pendant la crise sanitaire ? Comment ces mesures avaient-elles été reçues par l'ensemble des acteurs du secteur - industriels, distributeurs, pharmaciens, etc. ?

Ma deuxième question porte sur la transparence et l'exhaustivité de l'information en matière de ruptures d'approvisionnement, dont vous avez fait un axe majeur. Cette ambition paraît aujourd'hui largement inachevée. Pourquoi n'a-t-il pas été possible d'agir plus rapidement ? Quels sont les points de blocage que vous avez pu identifier ?

Ma troisième question a trait à l'objectif de prévenir plus efficacement les pénuries de médicaments. Ce n'est pas un phénomène nouveau, mais il va s'amplifiant. Face aux difficultés rencontrées, notamment cet hiver dans un contexte particulier avec une résurgence épidémique prévisible, pouvez-vous tirer un premier bilan de la mise en oeuvre de la feuille de route lorsque vous exerciez vos fonctions ministérielles ? Quels sont les axes sur lesquels des efforts supplémentaires doivent être déployés pour mieux prévenir et gérer les pénuries ? Vous avez parlé de la mise en place de sanctions financières, il en a été question lors de nos auditions et il serait peut-être nécessaire de les renforcer, d'autant que l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) n'en a signifié que trois ou quatre, ce qui est infime par rapport à la réalité.

Ma quatrième question porte sur les stocks et la pandémie de covid-19. On l'a dit, au début de la pandémie, la question de la gestion des stocks de masques a soulevé de très lourdes interrogations, notamment quant aux raisons de la destruction de plusieurs millions d'entre eux ou au dépassement de la date de péremption. Quels enseignements en tirez-vous, toutes proportions gardées, pour la constitution de stocks de médicaments critiques ? Il faut en effet relever que, bien souvent, des politiques sont menées par les différents ministres de la santé et l'on en tire rarement un bilan ou des enseignements pour corriger les politiques à venir.

Ma cinquième question a pour objet la transparence. En mai 2019, une résolution de l'OMS sur la transparence concernant les prix des médicaments a été adoptée à l'unanimité. En novembre 2019, avec le Premier ministre, vous avez été destinataire d'une lettre ouverte signée par plus de 70 organisations et personnalités demandant davantage de transparence dans les politiques du médicament. Pourquoi la France a-t-elle mis du temps pour soutenir cette résolution de l'OMS, dont il me semble que vous n'avez pas facilité l'adoption ?

Le Sénat s'est prononcé à une forte majorité en faveur d'un amendement allant dans cette direction, ensuite rejeté par le Conseil constitutionnel pour des raisons formelles, mais vous aviez la possibilité en tant que ministre de passer outre ce blocage en agissant à l'échelon réglementaire. Pourquoi ne l'avoir pas fait ? C'est une question que se pose également l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament.

Ma dernière question concerne votre rapport aux grands laboratoires. Dans l'ouvrage Chantage sur ordonnance. Comment les labos vident les caisses de la Sécu, la journaliste Rozenn Le Saint interroge le financement public de l'industrie pharmaceutique pour des résultats quasi nuls. L'auteur rapporte vos propos qui exprimeraient une indignation concernant les aides et la difficulté du ministère de la santé à résister à la pression des grands labos. Vous vous en êtes insurgée au moment de la covid et des vaccins. Comment faire en sorte que les investissements publics ne soient pas dévoyés et répondent réellement aux besoins des populations ?

Cette commission d'enquête ne cherche pas tant à dresser un état des lieux qu'à formuler des propositions. Vous avez parlé du pôle public du médicament, proposition qui a été rejetée ici même le 9 décembre 2020. Vous avez également donné comme exemple la pharmacie centrale : nous avons auditionné l'Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps). Aujourd'hui, elle n'a même plus les moyens de fabriquer des médicaments et a recours à des entreprises pour le faire dans un partenariat public-privé. Puisque c'est possible en temps de crise, ne serait-ce pas possible pour une liste restreinte de médicaments critiques, ce qui permettrait à la France de reprendre un peu de souveraineté ?

Mme Agnès Buzyn- Y a-t-il eu un ralentissement de la mise en oeuvre de la feuille de route pendant la covid ? Oui, à l'instar du plan Ma santé 2022 ou du plan de refondation des urgences. Tout s'est arrêté en février 2020 ; les choses ont repris petit à petit, mais, comme entre temps beaucoup d'acteurs ont changé, il est très difficile de s'inscrire dans une continuité, après un tel délai où de facto pas grand-chose n'a pu se passer, avec des changements de ministres et d'administration centrale. Certaines politiques publiques et certains plans ont même été oubliés. Cela explique que tout ce qui concerne plan transparence n'ait pu avancer : les outils informatiques manquent ; qui plus est, c'est assez compliqué à mettre en oeuvre, puisque le nombre d'acteurs impliqués dans la chaîne de production et de distribution est considérable - grossistes répartiteurs, pharmaciens d'officine, prescripteurs, agences réglementaires, industriels... - et que, pour chaque médicament, cette chaîne peut varier. Cela peut expliquer le retard pris.

Quant à la feuille de route, elle avait été travaillée par tout le monde. On était donc arrivés à un consensus, même si la question des stocks avait posé pas mal de problèmes aux industriels - et ne parlons pas de la question des sanctions, même si, à l'arrivée, les sanctions n'ont pas été nombreuses.

J'en viens au bilan. À ce que je vois dans la presse, la situation ne s'est pas améliorée en ce qui concerne les pénuries et les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, ce qui est très inquiétant. La feuille de route répond aux conséquences et pas à la racine du mal, à savoir le manque d'industrialisation, la délocalisation, la fabrication de principes actifs centralisée en Chine. Or l'industrie pharmaceutique ne s'est pas mise à construire des usines de production de principes actifs dans l'Union européenne, pour des questions de normes environnementales.

J'ai voulu fermer l'usine de Sanofi qui fabriquait de la Depakine dans le Sud-Ouest de la France, à cause des rejets et de la pollution que cela entraînait, mais je me suis rendu compte que ce site produisait 98 % de la Depakine mondiale. Pour nombre d'enfants ou de personnes souffrant d'épilepsie, il n'existe pas de médicaments de substitution. On se retrouve donc pris entre le marteau et l'enclume, sans avoir non plus les moyens financiers d'obliger des industriels à doubler leurs chaînes de production.

Il ne faut donc pas attendre un miracle de la feuille de route quand on mesure le problème industriel de délocalisations massives, alors même que les besoins en termes de consommation ont triplé, voire quadruplé dans le monde au cours des dix dernières années. C'est un problème mondial. C'est pourquoi la question de la souveraineté doit à mon sens se traiter à l'échelon européen : ce n'est pas la peine d'être en compétition les uns avec les autres pour tenter d'attirer les médicaments en cas de pénurie en mettant plus d'argent sur la table. C'est cela aujourd'hui que jouent les industriels aujourd'hui et ce n'est pas tolérable. Pour éviter cela, il faut des achats groupés et surtout des productions, voire des pôles publics à l'échelon européen et pas à l'échelon français.

La production d'un médicament n'est pas un métier comme un autre. Elle est soumise à de très lourdes normes, à des règles de qualité qui sont notamment assurées par la Direction européenne de qualité des médicaments et soins de santé. Il s'agit d'une structure administrative située au Conseil de l'Europe, à Strasbourg, qui emploie 400 personnes en charge de la qualité et de la mise en oeuvre des normes, qui évalue la qualité des principes actifs en Europe. Je ne suis pas sûre que vous en ayez beaucoup entendu parler, parce que, moi-même, comme ministre, je n'en ai pas entendu parler. Cela vaudrait le coup de voir ce qu'ils sont capables de faire pour aider à lutter contre cette pénurie de médicaments.

À l'évidence, les sanctions financières ne font pas assez peur. Ce n'est pas une motivation suffisante aujourd'hui pour les industriels. Qui plus est, je ne pense pas qu'une sanction financière à l'échelle de la France ait la moindre capacité de faire changer des politiques industrielles ou de distribution de médicaments qui sont, pour la grande majorité des produits, décidées aux États-Unis, les sièges de la plupart des « Big Pharma » étant américains. Vu l'ampleur et la racine du problème, j'ai vraiment du mal à imaginer une solution purement française.

Sur les stocks des masques pendant la covid, sans refaire toute l'histoire, je rappelle que la destruction des masques avait été totalement programmée et était totalement connue de Santé publique France. Elle avait été décidée en 2013 et prévue pour 2015, donc bien avant que je n'arrive. Les masques périmés avaient toujours vocation à être détruits et la politique de destruction était classique à Santé publique France. Il n'y avait donc rien d'anormal.

En revanche, ce que l'on a subi de plein fouet, et cela rejoint complètement le thème de cette commission d'enquête, c'est que toute la stratégie mise en place par mes prédécesseurs en 2011 et 2013, notamment à la suite de la crise H1N1, marquée par beaucoup de critiques concernant les stocks trop importants - la plupart des rapports avec pointé du doigt la gabegie financière -, reposait sur la constitution, d'une part, de stocks tournants, c'est-à-dire régulièrement remis dans le circuit pour éviter les péremptions, ce que, d'un point de vue logistique, Santé publique France avait du mal à mettre en oeuvre, d'autre part, de stocks tampons. De quoi s'agit-il ? Plutôt que d'avoir des milliards de produits de santé en stock, ce qui représente des entrepôts de type Amazon, il s'agit de faire des stocks pour un mois en attendant les commandes. Pour autant, ce que personne n'avait anticipé à l'époque, c'est que, même s'il y avait plusieurs sites de production de masques ou d'équipements de protection en Europe, les matières premières servant à fabriquer les masques étaient toutes fabriquées à Wuhan, dans la région de Hubei. Par conséquent, au moment où j'ai lancé mes premières commandes, le 24 janvier 2020, Wuhan venait d'être fermé par les Chinois et les matières premières n'ont pu être exportées. C'est exactement ce qui se passe avec la pénurie de médicaments : le principe actif est délocalisé dans une usine en Chine et le monde entier en paye le prix. Pour les masques, c'était pareil, sauf que personne n'était au courant et n'avait anticipé des besoins de stock bien supérieurs.

Par ailleurs, personne n'a vraiment tiré le fil jusqu'au bout de ce qu'il aurait fallu comme stock de masse pour tenir un mois, puisque, contrairement à ce que l'on dit, c'est non pas un milliard, mais quatre milliards de masques qui étaient nécessaires par semaine. En effet, il n'y avait jamais eu aucune recommandation au monde, jusqu'à ce que l'OMS change sa recommandation en juin 2020 et incite le port du masque en population générale. Tous les calculs avaient été faits pour stocker des masques pour les soignants et les malades.

En réalité, tous les problèmes se sont superposés et je ne reviendrai pas sur la complexité de cette crise qui est liée à deux facteurs : d'une part, il fallait des masques en population générale, d'autre part, la totalité des matières premières pour les produits de protection était produite dans la région de Hubei, qui allait être fermée parce que c'était le l'épicentre d'une épidémie. On pouvait difficilement faire preuve de plus de malchance ! Si cette matière première avait été fabriquée en Thaïlande ou aux États-Unis, nous n'aurions pas eu ces problèmes de commandes. Reste que cela pointe exactement la difficulté que nous rencontrons aujourd'hui avec les pénuries de médicaments et la nécessité d'une souveraineté.

Malheureusement, nous avons tous la mémoire courte, pour les masques comme pour les pénuries de médicaments. On a relancé la production de masques en France pendant la crise de la covid mais, les prix de production étant élevés, progressivement, les hôpitaux ont arrêté d'acheter les masques auprès de producteurs français, lesquels ont fait faillite et, désormais, les masques sont fabriqués je ne sais où. Dans les solutions envisagées, il faut impérativement prendre en compte le facteur de souveraineté dans les critères d'achat de nos établissements : le prix ne peut pas être le critère principal dans le choix d'un prestataire pour les hôpitaux. Évidemment, cela nécessite des moyens financiers supplémentaires.

J'en viens à la transparence sur le prix des médicaments. Cela fait des années que je suis, par mes fonctions antérieures, en quelque sorte la garante de la qualité des soins et des prix des médicaments. En ce sens, cela fait des années que je suis un peu en bisbille avec l'industrie pharmaceutique et que je joue le rôle de la méchante. On ne peut pas me retirer le fait que j'ai toujours oeuvré pour que les patients français soient bien soignés et que cela ne coûte pas des milliards d'euros à la sécurité sociale. J'estime avoir suffisamment d'arguments scientifiques pour être en mesure de contrer certaines façons de procéder des industriels qui m'ont heurtée dans tous les postes que j'ai occupés.

Lors d'une réunion du G7 au Japon, en tant que présidente de l'Institut national du cancer, j'ai adressé une note à François Hollande, alors Président de la République, pour le pousser à inscrire au G7 des ministres de la santé la question du prix des médicaments anticancéreux. L'immunothérapie avait un coût exorbitant pour la sécurité sociale et j'avais déjà la ferme conviction que la France à elle seule n'était pas capable de réguler ces prix et que, si nous voulions pouvoir soigner tous les malades, contrairement à ce que fait le Royaume-Uni, il fallait s'assurer que la sécurité sociale puisse en supporter le prix. J'avais donc convaincu François Hollande de soulever la question du prix des médicaments au G7. Je crois qu'il ne s'est rien passé.

Mon idée, c'est qu'il faut que l'on revienne sur le mode de fixation du prix des médicaments face aux industriels. Aujourd'hui, nous sommes dans une « échelle de perroquet » qui n'a plus de sens. Ainsi, à chaque fois qu'apparaît un médicament innovant, s'il apporte le moindre bénéfice thérapeutique par rapport à un médicament existant, l'industriel a le droit d'obtenir un prix supérieur aux médicaments de référence existants. Cette politique de fixation du prix date des années 1970 où l'on voulait promouvoir l'innovation et faire en sorte que les industriels investissent dans l'innovation et produisent des médicaments plus performants. Quarante ans après, l'innovation a été très importante et connaît une accélération, notamment en cancérologie : un médicament qui apporte trois mois de vie en plus représente l'équivalent de 100 000 dollars, contre 8 000 euros il y a dix ans. Cette échelle de perroquet fait qu'à chaque fois vous montez le prix, quel que soit le bénéfice médical.

Par ce système de fixation du prix et cette échelle de perroquet, qui sont dans la loi, le prix du bénéfice thérapeutique a été multiplié par dix entre les années 2000 et les années 2020. Cela conduit à des inégalités invraisemblables. En effet, l'innovation étant très importante en cancérologie, vous accordez au prix de la vie en cancérologie des sommes de la sécurité sociale faramineuses, ce qui n'est absolument pas le cas pour des patients diabétiques, puisque l'innovation dans ce domaine n'a pas été suffisante pour entraîner une telle augmentation de l'échelle de prix. En conséquence, en termes d'efforts fournis par la collectivité, un an de vie gagné en cancérologie n'a rien à voir avec un an de vie gagné dans une autre pathologie.

C'est un problème à mes yeux et j'ai souvent dit aux associations de patients de se préoccuper de l'équité de ce que l'on dépense. À mon sens, tout cela nécessite impérativement que l'on revoie la politique de la fixation du prix vis-à-vis des industriels, mais, là encore, la France seule ne peut rien : c'est à l'échelon européen que l'on peut négocier des prix. Comme vous le savez, le corridor européen fait que les pays principaux - Allemagne, Italie, Espagne, France - sont tenus d'avoir des prix équivalents, même si les remises, qui sont discutées par derrière, peuvent varier. Reste que l'on est tenu par ce corridor européen et par le prix fixé par les Américains : on est donc pieds et poings liés. Aujourd'hui, les pays européens négocient des baisses de coût en négociant des remises commerciales qui ne sont pas transparentes.

La transparence du prix des médicaments est pour moi très politique. À mes yeux, c'est un slogan qui n'a absolument pas de valeur utile : ce n'est pas ainsi que l'on va régler le problème. En prônant la transparence, on risque de se priver du seul moyen que l'on a de réduire les coûts, à savoir les remises négociées en marge de la fixation du prix. Par conséquent, plus on est transparent, plus on se lie les poings pour négocier avec les industriels afin que la sécurité sociale ne dépense pas des fortunes. La transparence concerne le prix facial, mais elle concerne également la négociation : vous vous retrouverez donc en difficulté par rapport aux autres pays européens et risquez de ne plus pouvoir négocier avec les industriels.

Je voyais bien l'objectif de la transparence, mais, en tant que ministre, je considérais qu'il ne servait pas mon souhait qui était de réduire les coûts au maximum. À mon sens, c'est un slogan politique, comme la fin des brevets, etc. J'ai toujours cherché l'efficience plus que la politique, ce qui est principe probablement l'un de mes défauts : si j'avais fait plus de politique, je m'en serais sans doute mieux portée. Voilà pourquoi je n'ai pas embrayé sur ces questions de transparence et ai toujours considéré qu'il fallait avoir une politique de négociation du prix à l'échelle européenne : c'est la seule échelle où nous sommes capables d'avoir un bras de fer avec les industriels, sinon nous sommes trop faibles.

Les laboratoires obtiennent beaucoup de financements publics, ne serait-ce que le crédit impôt recherche, puis tout ce que l'on met aujourd'hui dans la recherche fondamentale. En effet, aujourd'hui, l'industrie pharmaceutique investit relativement peu dans la R&D : elle rachète des biotechs ; or celles-ci sont issues de la recherche fondamentale. Je pense que l'on pourrait demander un peu plus de retour sur investissement.

Enfin, sur l'Ageps, je n'ai pas d'idée, parce que je n'ai pas suivi dernièrement le financement de la pharmacie centrale des hôpitaux.

M. Alain Milon. - Madame la ministre, je vous remercie de l'ensemble des informations que vous venez de nous fournir.

Je voudrais vous rejoindre sur l'Europe. En effet, on ne peut pas faire autrement que travailler à l'échelle de l'Union européenne pour obtenir sur les prix, mais également sur l'analyse des nouveaux médicaments. Est-il utile que l'Agence européenne des médicaments donne son avis sur un nouveau médicament et qu'ensuite l'ANSM puis la HAS redonnent le même avis avant que l'on puisse libérer le médicament au niveau de sa production et de sa vente sur le territoire national ?

Je vous rejoins aussi sur le Conseil de l'Europe. J'ai été désigné par le président du Sénat membre titulaire de la Délégation française à l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe et je n'avais jamais entendu parler de cette instance. Madame la présidente, madame la rapporteure, il serait intéressant que l'on puisse la consulter.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - C'est prévu !

M. Alain Milon. - Pour ce qui est des médicaments innovants, certes, ils coûtent très cher, mais, s'ils apportent trois mois de vie de plus aux cancéreux actuels, n'apporteront-ils pas trois ou quatre années de plus aux cancéreux futurs ? Une telle question n'est pas inutile.

Je souhaite éclaircir des propos précédemment tenus, sujets à une mauvaise interprétation, sur les stocks de masques. La commission d'enquête du Sénat sur le virus H1N1 n'avait pas reproché à la ministre d'alors d'avoir trop dépensé ; au contraire, elle avait préconisé que l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) constitue des réserves en masques et en médicaments tels que le Tamiflu pour faire face aux crises sanitaires. Malheureusement, avant votre prise de fonction, l'Eprus, l'Institut de veille sanitaire (INVS) et l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes) ont été remplacés par Santé publique France. Nous, les parlementaires, comme vous en tant que ministre, avons perdu l'accès à ce qui se passait au sein de ces anciennes structures, ce qui pose un réel problème pour la gestion des stocks.

Ma question est donc la suivante : plutôt que d'aborder les pénuries de médicaments qui ont concerné, cette année, en particulier, le paracétamol et les antibiotiques, ne serait-il pas préférable d'adopter une approche de réduction de leur utilisation, en prêtant attention à la résistance aux antibiotiques et en instaurant une obligation du port du masque lors des périodes épidémiques ?

Lors du confinement, nous avons observé une diminution significative, voire une quasi-disparition, de la grippe et de la bronchiolite ; cependant, dès l'abandon du port du masque et du lavage des mains, ces maladies ont considérablement progressé. Ne serait-il donc pas préférable de rendre obligatoires le port du masque et le lavage des mains, notamment dans les transports en commun, pour éviter une pénurie d'antibiotiques et de paracétamol ?

Mme Laurence Harribey. - Curieusement, la transparence semble augmenter lorsque l'on quitte ses fonctions ! J'aimerais revenir sur un point concernant la question européenne et l'importance des négociations au sein de l'Union. Tout d'abord, la fixation des prix des médicaments relève de la compétence des États, et non de l'Union européenne. Seriez-vous en faveur d'une modification de cette compétence ?

Ensuite, vous soulignez la nécessité de négocier au niveau européen, tout en exprimant des doutes sur la transparence. Vous semblez suggérer que trop de transparence pourrait entraver une politique de rabais. Il y a là une contradiction : comment peut-on envisager d'instaurer un rapport de force au niveau européen pour obtenir des prix avantageux, et ensuite mettre en place une politique de rabais ?

Mme Corinne Imbert. - Vous avez mentionné la complexité de la chaîne du médicament, depuis sa fabrication jusqu'à sa distribution. Pourtant, il me semble que la traçabilité des médicaments, au moins lorsque ceux-ci arrivent dans les officines en France, est bien organisée et efficace, en particulier avec la mise en oeuvre de la sérialisation. Avez-vous identifié des failles dans cette chaîne, ou constatez-vous, comme moi, que celle-ci fonctionne correctement, sans trafic important de faux médicaments en France ?

Pour revenir au sujet du prix, durant votre mandat en tant que ministre de la santé, avez-vous eu l'occasion de demander directement à un de vos homologues dans un autre pays de l'Union européenne combien il payait pour tel ou tel médicament ? Je ne suggère pas de tout révéler sur les remises, mais simplement d'avoir une discussion pour obtenir un éclairage sur ce sujet.

Pour finir, une question un peu taquine : si vous étiez à nouveau nommée ministre de la santé, pensez-vous que vous auriez le dernier mot sur Bercy en ce qui concerne le prix des médicaments dits matures ? Je suis d'accord avec vous sur l'importance de ces médicaments, mais nous avons constamment baissé leurs prix et il me semble qu'il est temps de les réévaluer. Actuellement, ce sont souvent les médicaments à bas prix qui nous font défaut. Selon vous, seriez-vous alors en mesure de convaincre le ministre du budget ?

Mme Emilienne Poumirol. - J'ai bien entendu dans votre présentation que vous avez consacré une part significative de votre temps à vous battre contre les « Big Pharma ». J'aimerais vous poser une question spécifique sur le Zolgensma, la thérapie génique de l'amyotrophie spinale. L'hôpital Necker a identifié la mutation génétique responsable de cette maladie en 1995 ; la recherche a été menée au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et financée par le Téléthon, et a abouti à la création d'un médicament. Par la suite, la petite entreprise qui a développé ce médicament a été rachetée par Novartis, qui a fixé le prix du traitement à deux millions d'euros. Vous l'avez souligné, comment la sécurité sociale peut-elle supporter de tels coûts ? Qu'avez-vous fait pour lutter contre un tel prix ? Vous avez mentionné l'importance de l'Europe dans cette lutte. Avez-vous pu discuter de ce médicament en particulier ou d'autres dont les prix deviennent exorbitants, avec les acteurs de l'industrie pharmaceutique au niveau européen ? Comment gérer cette dérive en termes de coût, qui s'apparente à un détournement d'argent public, au vu de l'importance de l'investissement de la recherche publique, dans ce cas précis ?

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - J'en profite pour soulever l'importance du pilotage, un terme qui est souvent revenu lors de nos auditions, en particulier en ce qui concerne la pénurie de médicaments. Cette question nous renvoie aux enjeux de l'arbitrage budgétaire par rapport à l'arbitrage sanitaire. Nous sommes en effet confrontés à une multitude d'acteurs, dans une forme de « comitologie » typiquement française. Peut-être devrions-nous envisager une meilleure organisation, ou au moins une organisation qui permette une gouvernance politique au sens sanitaire du terme, et non systématiquement dans une optique budgétaire. Il s'agit bien de soigner les personnes dans les meilleures conditions possible ; dans cette perspective, l'équilibre financier de la sécurité sociale, bien que crucial, tant il garantit l'accès aux soins pour tous, ne devrait pas être le seul horizon de ce que nous consacrons à l'enveloppe budgétaire du médicament.

Mme Agnès Buzyn. - J'ai évoqué le prix européen ; le problème est que le prix est initialement fixé aux États-Unis : les « Big Pharma » commencent généralement par demander l'autorisation de mise sur le marché (AMM) à la Food and Drug Administration (FDA) américaine. Une fois l'autorisation accordée, le produit peut être commercialisé. Pour autant, les États-Unis n'ont pas l'équivalent de notre Haute Autorité de santé (HAS) ou du National Institute for Health and Care Excellence (Nice) britannique, ils ne pratiquent pas de Health Technology Assessment par le biais d'une agence d'évaluation. Le prix est donc directement négocié entre les assureurs américains et les grandes entreprises pharmaceutiques. Les assureurs ne sont généralement pas préoccupés par les prix élevés, car ils peuvent augmenter les primes demandées aux assurés. Ainsi, le prix initial américain est souvent très élevé, car le médicament n'a pas été évalué sur des critères scientifiques ou sur sa valeur ajoutée, avec le souci de l'amélioration du service médical rendu (ASMR), un concept qui n'existe pas là-bas. Il résulte simplement d'une négociation avec des assureurs à laquelle s'ajoute le coût des publicités, omniprésentes dans le secteur.

Par conséquent, lorsque les grandes entreprises pharmaceutiques demandent une AMM européenne, généralement six mois ou un an plus tard, nous nous retrouvons avec un médicament dont le prix de départ est très élevé. Ce corridor américain-européen nous enferme un peu. Les Européens doivent donc se mobiliser pour changer ce paradigme insoutenable. Le marché français n'est pas le marché américain : ici, tous les patients ont accès aux médicaments, nous offrons donc 100 % de pénétration. Très peu de pays peuvent en dire autant. Nous devons donc promouvoir notre système de sécurité sociale et, de ce fait, être capables de négocier les prix indépendamment des prix de départ américains.

La question de la moindre utilisation des médicaments est cruciale ! Nous en consommons beaucoup trop, notamment des antibiotiques, à un niveau quatre fois supérieur aux pays nordiques. Je doute pourtant que nous soyons plus susceptibles de développer des infections urinaires ou des angines. En réalité, notre facilité de prescription des antibiotiques est stupéfiante : nous sommes le quatrième pays le plus prescripteur d'Europe, après la Grèce, la Roumanie et la Bulgarie. Les patients ont souvent l'impression d'être mieux soignés si on leur prescrit des antibiotiques pour une angine virale. Il y a donc une demande sociétale, une facilité des médecins et des habitudes bien ancrées.

Concernant le port du masque, je préfère laisser le Sénat légiférer à ce sujet. Cependant, il est certain qu'une hygiène des mains plus rigoureuse diminuerait le nombre de gastro-entérites. Avant la crise du covid-19, la direction générale de la santé (DGS) avait mené deux essais de port du masque en population générale durant les épidémies de grippe en 2018 et 2019 afin de déterminer si les gens adopteraient cette pratique. Ces tentatives, menées par les agences régionales de santé (ARS) et financées par la direction générale de la santé (DGS), prenaient la forme de prescription de masques aux malades par les médecins généralistes. Elles se sont soldées par des échecs complets, dont il est ressorti que les Français ne voulaient pas porter de masques et que les médecins ne voulaient pas les prescrire. L'objectif initial de la DGS était de réduire l'impact des maladies infectieuses par le port du masque en période épidémique, mais cela n'a pas fonctionné. La crise du covid-19 a changé la donne, prouvant ainsi notre capacité d'adaptation.

M. Alain Milon. - Il faudrait le rendre obligatoire !

Mme Agnès Buzyn. - Votre interrogation sur la possible incohérence entre transparence et rabais est pertinente. Toutefois, l'idée que je souhaitais avancer est que la transparence ne peut être efficace que si elle est adoptée de manière collective. Si la France est transparente, mais que l'Allemagne ne l'est pas, notre capacité à négocier est compromise. Par conséquent, si nous devons opter pour la transparence, celle-ci doit être adoptée simultanément par tous.

En ce qui concerne le prix du médicament et son éventuelle régulation au niveau européen, en tant que fervente Européenne, je pense que l'échelon européen est désormais le seul valide sur de nombreux sujets, y compris en matière de santé. Cela pourrait concerner l'évaluation des médicaments, voire la négociation de leurs prix. Pour autant, nos marchés sont très différents, il est difficile de comparer le marché français au marché polonais, par exemple. Toutefois, nous devenons un petit pays, face à des marchés émergents comme l'Indonésie ou le Brésil, qui comptent chacun 300 millions d'habitants qui se soignent, et nous devons pouvoir négocier. Il me semble donc nécessaire de repenser les compétences européennes en matière de santé, qui sont actuellement très limitées.

S'agissant de la question de Mme Imbert sur la tentation de demander à mes homologues européens le prix des médicaments, la réalité est que dans la plupart des pays, l'équivalent du Health Technology Assessment (HTA), soit l'évaluation de l'intérêt d'un médicament par rapport à l'existant, se fait au niveau régional ; c'est le cas en Italie, en Espagne ou en Suisse, par exemple. Je ne suis donc même pas certaine que mes homologues européens connaissent le prix des médicaments dans leurs régions respectives. Dans certains cas, l'accès à certains médicaments peut varier d'une région à l'autre.

Mme Laurence Harribey. - C'est fou !

Mme Agnès Buzyn. - Une remise à plat générale semble nécessaire. Comment une région peut-elle évaluer correctement la qualité d'un médicament ? Considérant le travail méticuleux effectué par la Haute Autorité de santé (HAS) en France, je doute que des bureaux régionaux, généralement composés de quelques personnes, disposent des ressources nécessaires pour évaluer de manière adéquate la valeur ajoutée d'un médicament dans une stratégie thérapeutique. Il me semble que cela représente une faiblesse face à l'industrie pharmaceutique, mais la France n'est pas la moins bien lotie en la matière.

La question de la traçabilité des médicaments est essentielle et a été prise en compte durant mon mandat de ministre grâce à la mise en place de la sérialisation. Ce système a considérablement amélioré la sécurité du circuit des médicaments, offrant une protection inédite à nos concitoyens. Pour autant, après trois années passées hors de ces fonctions, il m'est difficile de me faire une idée sur ces sujets, alors que je n'ai plus du tout accès aux informations.

Concernant votre question sur ma capacité à influencer Bercy si j'étais à nouveau nommée ministre, j'aimerais vous apporter deux réflexions : premièrement, je n'ai plus peur de grand-chose, ma capacité d'action serait décuplée par rapport à ce que j'étais il y a trois ans. Deuxièmement, Bercy n'a pas le dernier mot lorsqu'il s'agit de médicaments, il serait trompeur de laisser penser aux Français qu'un arbitrage financier entraverait l'accès aux soins. Jamais je n'ai vu un patient français se voir refuser l'accès à un médicament efficace pour des raisons de coût. Des méthodes existent d'ailleurs pour obtenir rapidement un médicament en anticipant la fixation de son prix, j'y reviendrai. J'en veux pour preuve, précisément, la question du coût des thérapies géniques, comme celle de l'amyotrophie spinale, évalué à deux millions d'euros. Il est évident que les patients qui en ont besoin doivent y avoir accès et ils l'obtiendront. J'ai moi-même facilité l'accès à des traitements innovants disponibles uniquement aux États-Unis pour des enfants atteints de cancer : le ministère a envoyé ces enfants aux États-Unis aux frais de la sécurité sociale, afin qu'ils puissent bénéficier de ces soins indispensables.

Notre système de santé offre un accès exceptionnel aux soins à ses citoyens, dans lequel les enjeux sanitaires priment toujours sur les considérations budgétaires. Il convient de comparer cela avec la situation dans d'autres pays, comme au Royaume-Uni, où l'accès aux médicaments peut être limité en raison de leur coût par année de vie gagnée. Cette approche a conduit certains patients britanniques à venir en France pour acheter des médicaments qu'ils ne pouvaient obtenir dans leur propre pays. Il s'agissait pourtant de molécules que je prescrivais, quant à moi, tous les jours en consultation, sans même me poser la question. Je peux donc affirmer que le sanitaire l'emporte toujours sur le budgétaire, et heureusement. Cela a été particulièrement démontré lors de la pandémie de covid-19, au vu des dépenses engagées pour la gestion de la crise.

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Certes, mais nous étions confrontés à une situation de crise, précisément. Pour autant, il est indéniable que le budget alloué aux médicaments dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) ne correspond pas à l'évolution des besoins. C'est un fait, qui dénote un certain arbitrage budgétaire. De plus, nous avons constaté une baisse drastique et itérative du prix de certains médicaments matures, dont l'intérêt thérapeutique est non seulement avéré, mais inégalé. C'est une question qui mérite réflexion.

Mme Agnès Buzyn. - À mon sens, notre politique du prix du médicament est trop macro : on fixe un plafond de pourcentage d'augmentation, qui correspond approximativement au pourcentage de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), soit 2,3 %. En suivant cette approche, nous regroupons des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur et d'autres, franchement, de moindre intérêt, mais qui sont tout de même remboursés à hauteur de 15 % ou 30 %. Nous devrions être plus discriminants. Pour renégocier les prix des médicaments plus anciens afin que ceux-ci demeurent efficaces et accessibles, nous devons en outre mettre un terme à cette échelle de perroquet concernant l'innovation : celle-ci n'a pas de prix, jusqu'au moment où elle devient inabordable ! Nous devons revenir à une négociation indépendante de l'ASMR et qui prenne en compte l'intérêt intrinsèque du médicament, et pas seulement sa valeur ajoutée par rapport à l'existant, qui conduit toujours à une augmentation du prix. Il serait ainsi intéressant de comparer le coût d'une année de vie gagnée dans différentes pathologies, afin de mettre en lumière l'indécence des prix de certains médicaments. C'est pourquoi je ne suis pas favorable à une augmentation globale de l'enveloppe budgétaire dédiée aux médicaments en France pour éviter les pénuries : cela reviendrait à entrer dans un cercle vicieux, car les industriels provoqueraient de telles situations pour obtenir des prix plus élevés.

Pour conclure, parlons des médicaments développés par l'Association française contre les myopathies (AFM-Téléthon). Il s'agit d'un modèle très particulier concernant des pathologies orphelines sur lesquelles les « Big Pharma » travaillent peu. La plupart des innovations découlent de la recherche fondamentale, dans laquelle l'État investit massivement ; les brevets issus de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ou du CNRS sont ensuite licenciés à l'AFM-Téléthon, laquelle aide à la constitution de biotechs ; ces dernières sont finalement rachetées au prix fort par des « Big Pharma » qui fixent les prix sans tenir compte des investissements initiaux. J'encourage dès lors l'AFM-Téléthon à négocier, lors de la vente des biotechs, un prix préférentiel des thérapies pour la France, qui a largement contribué à leur développement.

J'estime qu'il est nécessaire d'avoir un pilotage dédié, car le secteur est très technique et très peu de personnes maîtrisent l'ensemble de la chaîne et sont capables de négocier en scientifique avec les industriels sur leurs stratégies cachées, comme celles concernant les niches thérapeutiques, qui sont bien illustrées dans le livre que vous avez cité. Si l'on devait agir, il faudrait créer une délégation interministérielle ou une structure similaire susceptible d'embrasser les aspects industriels, réglementaires et scientifiques, avec le soutien du ministère de la recherche. Le ministère de la santé semble, à mon sens, un peu faible pour cette tâche.

Pour conclure, s'agissant de l'accès précoce aux médicaments, une mesure que je n'ai pas particulièrement soutenue lors de sa mise en place, il est certes bénéfique pour les patients, car il permet de rendre les médicaments disponibles avant leur évaluation par la Haute Autorité de santé (HAS). Cependant, les Allemands nous avaient avertis à partir de leur expérience : les industriels fixant le prix initial, l'espace de négociation devenait presque nul une fois que le médicament avait été évalué. Les industriels menaçaient de stopper la commercialisation si le prix était trop bas, et puisque les médicaments étaient déjà utilisés depuis un an, que les médecins les prescrivaient, que les patients étaient traités, il était impossible de négocier. Les Allemands nous disaient donc : « surtout, ne faites pas cela ! ». En voyant l'accès précoce mis en place en France, où les industriels fixent le prix, j'ai craint que nous nous retrouvions dans une situation similaire. Bien que je sois favorable, évidemment, à un accès le plus rapide possible aux médicaments en France, le cadre global doit, selon moi, être plus réglementé.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Laurent Bendavid, président,
et Emmanuel Déchin, délégué général,
de la chambre syndicale de la répartition pharmaceutique

(mercredi 17 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française poursuit ses travaux en recevant M. Laurent Bendavid, président, et M. Emmanuel Déchin, délégué général de la chambre syndicale de la répartition pharmaceutique (CSRP), qui, comme son nom l'indique, est l'organisation professionnelle patronale des entreprises de la répartition pharmaceutique.

Votre rôle est de représenter ces maillons incontournables de la chaîne d'approvisionnement en médicaments que sont les grossistes-répartiteurs, interfaces essentielles entre, d'une part, les laboratoires et, d'autre part, les plus de 21 000 officines françaises.

Votre participation à la prévention et à la gestion des ruptures de médicaments étant consacrée par la loi, à l'article L. 5124-17-2 du code de la santé publique, il était naturel et essentiel que nous vous entendions. Surtout, il nous semble important de tenter d'y voir clair dans le circuit de distribution du médicament, qui ne brille pas, en France, par sa simplicité. C'est du moins ce qui nous est apparu à la lumière de l'audition la Fédération française de la distribution pharmaceutique et de la Fédération nationale des dépositaires pharmaceutiques-LOG Santé que nous avons menée le 12 avril dernier. Du site de production à la pharmacie, les flux de médicaments sont en effet gérés selon diverses modalités.

Les grossistes-répartiteurs, que vous représentez, sont des établissements pharmaceutiques et ont des obligations de service public. Ils doivent desservir en continu toutes les officines de leur « territoire de répartition » de manière à « couvrir les besoins des patients en France », livrer tout médicament de leur stock dans les vingt-quatre heures et détenir en permanence 90 % des présentations de spécialités pharmaceutiques commercialisées en France, ainsi qu'un stock représentant deux semaines de consommation habituelle sur leur zone de chalandise déclarée, laquelle est soumise à autorisation du directeur général de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Ils doivent aussi participer à un système d'astreinte interentreprises le samedi après quatorze heures, le dimanche et les jours fériés.

Quant aux dépositaires, ils ne sont pas propriétaires des médicaments dont ils assurent la distribution. En tant que prestataires de l'industrie pharmaceutique, ils agissent pour le compte d'un donneur d'ordre dont ils sont des sous-traitants.

Leur mode de rémunération, donc leur équilibre économique, diffère, à cet égard, de celui des grossistes-répartiteurs, qui, comme leur nom l'indique, sont chargés de garantir une répartition équitable des produits de santé sur le territoire et dont le modèle repose sur une marge réglementée, fixée par les pouvoirs publics. Vous nous direz si ce modèle de rémunération reste viable. Dans un article du Figaro du 11 avril dernier, il était décrit comme « à bout de souffle ».

En outre, certains laboratoires vendent leurs produits directement aux officines, notamment, mais pas seulement, lorsqu'il s'agit de médicaments onéreux ou quand la population concernée est faible.

La difficulté provient à la fois de cette coexistence de divers types de flux, auxquels s'attachent des normes différentes, et du non-respect de leurs obligations de service public par certains grossistes, dits short-liners, phénomène dont les contours nous apparaissent encore flous.

Il s'agit donc avec vous de clarifier l'éventuelle responsabilité des acteurs de la distribution pharmaceutique dans l'aggravation chronique des ruptures et de réfléchir à la façon dont les intermédiaires logistiques que vous êtes pourraient contribuer à résoudre enfin ces difficultés d'approvisionnement qui ne font que croître, en maillant le territoire le plus équitablement possible et en fluidifiant la relation entre offre et demande de médicaments.

Votre bref propos introductif vous donnera l'occasion de nous éclairer très concrètement sur l'exercice de votre profession et de nous présenter vos analyses et préconisations concernant la prévention et la gestion des pénuries de médicaments. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Laurent Bendavid et Emmanuel Déchin prêtent serment.

M. Laurent Bendavid, président de la chambre syndicale de la répartition pharmaceutique. - Il est important que nous puissions vous exposer notre vision sur la distribution des spécialités remboursées ou médicaments sur le marché français.

Je commencerai par rappeler que, même si la logistique est un métier complexe, les grossistes-répartiteurs dans leur ensemble sont capables de fournir un service de qualité. En effet, ils sont un maillon indispensable de la chaîne de distribution du médicament. Nous sommes le seul acteur de logistique capable de livrer quotidiennement, plusieurs fois par jour, dans des conditions optimales, les 21 000 pharmacies du pays, grâce à 175 établissements répartis sur tout le territoire.

Les répartiteurs sont un logisticien du dernier kilomètre. L'ensemble de la profession effectue chaque année 180 millions de kilomètres pour livrer les 21 000 pharmacies françaises. Bien évidemment, nous livrons l'ensemble d'entre elles, y compris celles qui sont situées dans les territoires les plus reculés. C'est indispensable dans le cadre de notre mission d'acteur de santé publique.

Aujourd'hui, 71 % des volumes de médicaments vendus en France et 80 % de la valeur du marché du médicament en France passent par les grossistes-répartiteurs. Une partie de la distribution du médicament en France est effectuée par les grossistes-répartiteurs, une autre soit par les laboratoires directement, soit par des dépositaires, ou les short-liners.

Nous assurons une qualité de service élevée, soit un taux de service de 99,5 % lorsque les stocks sont disponibles dans nos établissements pharmaceutiques.

La pénurie touche aujourd'hui de plus en plus de médicaments d'usage courant, tels que le Doliprane, l'amoxicilline ou des corticoïdes, bien connus de nos concitoyens, ce qui n'était pas le cas dans les années passées.

J'évoquerai à présent la pratique des quotas. Le marché a beaucoup évolué ces dernières années et connaît de plus en plus de contingentements. Cela un impact sur les habitudes de consommation des pharmacies, qui passent plus de commandes en début de mois pour anticiper les risques de tension sur certains médicaments.

La pratique des quotas consiste, de la part des laboratoires pharmaceutiques, à définir un quota de produits pour chaque marché national et à attribuer ces quantités aux grossistes-répartiteurs en fonction de leurs parts de marché. Ces quotas doivent être distingués de ceux qui sont pratiqués par les grossistes-répartiteurs à la demande de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) dans le cadre de la gestion des tensions de rupture et qui visent à assurer une distribution la plus équitable possible à toutes les pharmacies. Ainsi, informée par les laboratoires d'un risque de contingentement, l'ANSM nous demande de bloquer des stocks de médicaments au cas où il y aurait des ruptures afin de pouvoir gérer les urgences thérapeutiques.

Les quotas concernent au total 857 références de la collection de médicaments, qui compte environ 24 000 références. Cela peut paraître peu, mais ces médicaments représentent près de 51 % de la valeur du marché de la spécialité remboursée en France. Il s'agit donc d'un phénomène d'ampleur importante, qui croît année après année. La question se pose de savoir quel modèle mathématique est utilisé par les laboratoires pour estimer la taille du marché français et ainsi déterminer ses besoins en approvisionnement.

Par ailleurs, il nous paraît nécessaire d'améliorer le partage de l'information de l'ensemble des acteurs avec les pouvoirs publics. C'est la raison pour laquelle la CSRP a mis en place un observatoire de la disponibilité des médicaments. Il sera accessible aux pouvoirs publics au début du mois de juin afin de leur permettre d'avoir en temps réel une visibilité sur l'ensemble des produits et des stocks disponibles sur l'ensemble du territoire. Ils pourront ainsi connaître les molécules qui sont en rupture. Nous serons en mesure de fournir une vision par molécule, par formule galénique, mais aussi par territoire.

Enfin, il nous semble impératif de réguler les ventes directes, qui correspondent à une logique purement économique et financière. Les fabricants ciblent quelques officines qui réalisent un chiffre d'affaires élevé et qui sont en mesure de gérer un volume important d'achats directs. Sur certaines références en tension, le canal direct est de plus en plus utilisé, ce qui perturbe la distribution. De par notre capacité à stocker et à livrer les pharmacies une ou deux fois par jour, nous assurons une linéarisation de la mise à disposition des stocks pour les pharmacies. Or les ventes directes, qui permettent de concentrer la fourniture de certains produits à quotas sur certaines officines, remettent en question l'obligation de traitement égal de l'ensemble des pharmacies.

Ce phénomène perturbe la gestion des stocks, mais aussi l'activité des officines. En effet, une officine reçoit entre cinq et sept livraisons par jour en plus de la livraison de leur grossiste-répartiteur. Sont concernés des médicaments que nous avons totalement la possibilité de stocker dans nos entrepôts et qui permettent d'assurer un accès égal et équitable à l'ensemble des pharmacies. Et je ne parle pas de l'empreinte carbone que représentent ces livraisons. Il faut donc repenser les ventes directes.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci pour ce propos introductif.

Il est souvent observé une distorsion entre les quantités mises sur le marché, telles qu'elles sont annoncées par les laboratoires, et les quantités effectivement réceptionnées par les répartiteurs. Les données dont vous disposez sont-elles fiables ?

L'outil DP-Ruptures, largement fondé sur le volontariat, est-il suffisamment utilisé par les grossistes-répartiteurs, qui y ont accès depuis 2021 ? Le cas échéant, quels sont les obstacles identifiés à un plus large usage de DP-Ruptures par les industriels et par les grossistes-répartiteurs ? L'utilisation de DP-Ruptures devrait-elle être rendue obligatoire ?

Est-il possible, selon vous, de construire une véritable plateforme nationale unifiée susceptible de donner en temps réel une photographie actualisée de l'ensemble des stocks disponibles pour chaque spécialité ? L'observatoire que vous avez évoqué permet-il de fournir cette photographie ?

Le directeur général d'un grand génériqueur français nous a dit que le dispositif des quotas utilisé par l'ANSM pour gérer les situations de pénuries était pour lui anxiogène, qu'il ne permettait pas de régler le problème et qu'il s'agissait d'une fausse bonne idée. Que pensez-vous de ce jugement ? Êtes-vous équipés pour fluidifier la gestion des stocks de médicaments en tension ?

Estimez-vous avoir une part de responsabilité dans les ruptures d'approvisionnement ? Procédez-vous vous-mêmes à des exportations parallèles ? Quelle est l'évolution de la part de l'export dans les activités et dans le chiffre d'affaires des grossistes-répartiteurs et des dépositaires ?

Dans quelle mesure l'existence de short-liners, qui ne respectent pas l'ensemble des obligations pesant sur les acteurs de la répartition, vous paraît-elle favoriser l'apparition de phénomènes de rupture ? Quelle part de marché représentent ces short-liners, qui disparaissent parfois au bout d'un an d'activité ?

Ne faudrait-il pas, pour lutter contre ce phénomène, améliorer le contrôle en amont, au niveau de l'autorisation, en renforçant les barrières à l'entrée de nouveaux arrivants sur ce marché spécifique qu'est celui de la répartition ?

Les grossistes-répartiteurs sont très peu présents dans les flux de médicaments vers l'hôpital, qui semble plus touché encore par les pénuries que l'officine. Que faut-il en conclure, au-delà du fait que les produits distribués dans ces deux circuits ne sont pas les mêmes ?

M. Laurent Bendavid. - Le but de l'observatoire est de donner une visibilité sur la disponibilité des médicaments en temps réel. Cela fait à présent six mois que nous travaillons sur le développement de cet outil. Il va nous permettre d'étayer par des faits et des chiffres, et non pas par des légendes urbaines, les discussions que nous avons avec les laboratoires et le ministère de la santé. Il est très important de nous appuyer sur des faits précis pour savoir où porter notre attention et notre action.

Par ailleurs, il faut fixer clairement la liste des produits que nous devons particulièrement suivre et sur lesquels nous devons être les plus réactifs en cas de risque de rupture. Nous devons focaliser notre attention sur les produits les plus importants, dont la pénurie peut avoir le plus d'impacts sur nos concitoyens.

Nous pensons que l'outil que nous allons mettre à disposition des pouvoirs publics pourrait être une réponse. Il est géré par un tiers externe afin d'éviter tout risque de collusion.

Vous demandez si nos données sur les distorsions entre les volumes mis à disposition et les volumes distribués sont fiables. Elles le sont à 100 %. Il n'y a rien à cacher. Un système de traçabilité de la distribution des médicaments permet de savoir à quel endroit ils ont été livrés afin de nous permettre, le cas échéant, d'effectuer des retraits.

Sur DP-Ruptures, je laisse la parole à Emmanuel Déchin, qui est plus spécialisé que moi sur le sujet.

M. Emmanuel Déchin, délégué général de la chambre syndicale de la répartition pharmaceutique. - Toutes les entreprises adhérentes à la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique utilisent le DP-Ruptures et le renseignent quand elles le peuvent. La question qui se pose est de savoir si cet outil est alimenté de manière exhaustive par les laboratoires pharmaceutiques, notamment sur les causes et la durée des ruptures, ainsi que sur la date du retour à la normale. Ce sont ces informations qui sont les plus intéressantes en cas de rupture d'approvisionnement.

Le DP-Ruptures est un très bon outil. Il faut simplement qu'il soit rendu obligatoire pour tout le monde et que les informations qui y figurent soient exhaustives, utiles, fiables. Le retour à la normale, par exemple, est un point très évolutif. Un produit peut ainsi être déclaré disponible dans un délai de quinze jours, mais ce délai peut subitement être porté à six semaines, sans que l'on en soit informé.

Les grossistes-répartiteurs fournissent des informations à leurs pharmaciens quand ceux-ci passent commande via Pharma ML. Or Pharma ML ne produit aucune information de manière autonome, il faut l'alimenter. Pour cela, on va chercher l'information sur le site de l'ANSM ou dans DP-Ruptures. Si ces informations ne sont pas exhaustives, précises ou fiables, l'information véhiculée par Pharma ML pâtira des mêmes défauts.

Il faut développer et améliorer DP-Ruptures.

M. Laurent Bendavid. - Je ne suis pas surpris par votre question sur l'exportation. Il faut, là aussi, apporter des données fiables, car des légendes urbaines circulent et colportent des accusations graves et infondées.

À ce jour, aucun adhérent de la CSRP n'a été mis en cause par une autorité de contrôle pour des pratiques d'exportation. Et nos 175 agences sont régulièrement auditées, que soit par les agences régionales de santé (ARS) ou par l'ANSM.

Il est assez surprenant de voir que, depuis plusieurs mois, l'ANSM interdit l'exportation de certaines références. Il s'agit d'une mesure de précaution qui a été mise en place face à une situation de tension. On pense, par exemple, aux corticoïdes, dont l'exportation est totalement interdite depuis trois ans, ce qui n'a pas empêché des ruptures. Mais le paracétamol, en formule infantile, dont nous avons gravement manqué au cours du dernier trimestre de l'année 2022, n'a jamais été exporté.

Il faut donc remettre l'église au centre du village, et rappeler quelles sont les sources réelles d'approvisionnement, quelle est la taille du marché, quels sont ses besoins et quelles sont nos capacités d'adaptation aux évolutions saisonnières des besoins de nos compatriotes. C'est ainsi que nous comprendrons les causes de nos ruptures.

Nous ne communiquons pas ces chiffres dans le cadre de la CSRP. Lors d'une précédente audition d'une commission sénatoriale sur les ruptures d'approvisionnement, nous avions donné un chiffre, qui est toujours d'actualité : l'exportation représente moins de 3 % de notre activité. C'est très marginal, et nous sommes étroitement contrôlés, avec des processus assurant que cette activité ne nuit pas à l'approvisionnement de l'ensemble des pharmacies en France.

M. Emmanuel Déchin. - Effectivement, des contingentements ont été imposés aux laboratoires pharmaceutiques. Vous avez évoqué les propos du directeur général d'un gros génériqueur : l'ANSM a demandé aux laboratoires de garder par-devers eux une certaine quantité de produits disponibles à mobiliser en cas de besoin. Mais elle n'a pas vraiment demandé aux répartiteurs de faire des stocks de sécurité. En revanche, elle leur a demandé de contingenter les produits livrés aux pharmacies, afin que les pharmaciens ne constituent pas, à leur niveau, des stocks de sécurité et pour faire en sorte que le peu de produits disponibles sur le marché soit distribué de la façon la plus équitable possible.

M. Laurent Bendavid. - Cela prenait la forme d'un nombre de boîtes à attribuer par pharmacie. Une telle limitation, saine, garantissait un libre accès de l'ensemble des quelque 21 000 pharmacies à ces produits.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. Les premiers arrivés ne sont donc pas les premiers servis.

M. Emmanuel Déchin. - C'est le but. Je parle de la distribution mise en place par les grossistes-répartiteurs. Au niveau des ventes directes, je ne sais pas comment les choses se passent : il faudrait poser la question aux laboratoires.

M. Laurent Bendavid. - Dans nos entreprises, la première population de cadres est constituée par les pharmaciens. Nous ne sommes pas des distributeurs de Nutella ou de pâtes, et nous respectons un grand nombre de règles, que vous avez rappelées, dans le cadre de nos obligations d'acteurs de santé publique. Nos pharmaciens agissent de manière responsable et, en situation de contingentement, comme nous avons pu en connaître sur certaines molécules, nous recevons des directives de l'ANSM. Ces directives entraînent, dans les 175 établissements, la mise en place de règles de contrôle sur la distribution, afin que ce ne soit pas le premier servi qui récupère l'ensemble des stocks, et pour assurer une libre distribution.

De ce point de vue, c'est un vrai avantage d'avoir des grossistes-répartiteurs, car nous sommes capables d'établir des règles de libre accès pour tout le monde. Ainsi, l'ensemble des pharmacies de France peut être livré, et c'est l'intérêt général qui prévaut.

M. Emmanuel Déchin. - La première des règles de contingentement, dans ce genre de situation, est de ne livrer que ses clients principaux. En situation de tension, si l'ANSM nous demande de respecter des quotas, nous appliquons cette règle, afin d'éviter que certains pharmaciens n'aillent frapper à toutes les portes pour récupérer le produit. L'ANSM nous demande de limiter les quantités, par exemple à 50 % de la commande.

M. Laurent Bendavid. - Votre sixième question portait sur les short-liners, le respect des obligations de santé publique, leur part de marché, leur responsabilité dans les ruptures, etc.

Un panéliste utilisé dans la profession permet d'avoir une vision sur la manière dont le marché se répartit entre les différents grossistes-répartiteurs. Il s'appelle le groupement pour l'élaboration et la réalisation de statistiques (GERS). Ses données servent aux laboratoires pour attribuer les quotas. Elles font état d'une part de marché de l'ordre de 3 % à 3,5 % pour la distribution de spécialités remboursées.

Quelle responsabilité dans la rupture ? Il est difficile de vous donner une réponse claire sur ce point. Nous sommes en faveur d'une clarification de la profession de grossistes-répartiteurs. Nous sommes capables de respecter des obligations d'acteurs de santé publique, avec près de 90 % des stocks disponibles livrables en vingt-quatre heures - et nous sommes capables d'offrir quinze jours de stock sur les produits qui ne sont pas en tension ou en rupture. De telles facultés mériteraient d'être démontrées par l'ensemble des acteurs de la profession. Nous, nous sommes audités très régulièrement.

M. Emmanuel Déchin. - Il y a aujourd'hui 41 short-liners, qui ne sont pas adhérents à la CSRP. Ils ont le même statut juridique que les grossistes-répartiteurs. Durcir les conditions d'obtention d'une autorisation d'ouverture d'établissement est certainement une piste à creuser. Comment contraindre davantage ? Faut-il modifier les obligations de service public ?

La question est complexe et, pour l'instant, sans solution. Pour autant, nous ne pouvons pas affirmer que ces acteurs ont une part de responsabilité dans les ruptures d'approvisionnement.

M. Laurent Bendavid. - Vous nous interrogez, enfin, sur la présence des grossistes-répartiteurs dans les flux hospitaliers. Nous sommes présents, même si ce n'est pas d'une manière aussi prépondérante que dans la distribution aux pharmacies.

Les produits utilisés dans les hôpitaux ne sont pas forcément ceux utilisés dans les pharmacies de ville. Cela dit, les laboratoires font évoluer les gammes de spécialités remboursées pour en faire des produits plus facilement injectables, avec des stylos d'injection par exemple. Et on observe de plus en plus, depuis cinq ans, des flux des pharmacies d'hôpitaux vers les pharmacies de ville. Cela facilite l'accès des patients au traitement. Certains produits sont désormais mis à disposition au travers des pharmacies de ville, alors qu'il fallait auparavant l'intervention d'une infirmière pour les injecter. Vous aurez sûrement un certain nombre de pistes à proposer sur la manière dont nous pourrions être sollicités de manière plus importante à l'avenir.

Mme Corinne Imbert. - Merci pour vos explications. Il m'a semblé que vous reprochiez aux pharmaciens d'officine d'acheter en direct.

M. Laurent Bendavid. - Au contraire, je dis que les grossistes-répartiteurs sont une solution pour faciliter la vie des officines.

Mme Corinne Imbert. - Je salue évidemment le travail des grossistes-répartiteurs et leur importance dans l'acheminement du médicament. Vous connaissez l'importance du réseau pharmaceutique pour le maillage territorial et l'aménagement du territoire. Au quotidien, si l'on a besoin d'un médicament que le pharmacien n'a pas en stock, on peut le récupérer le soir même dans son officine. C'est un service énorme apporté aux patients, qui illustre la valeur de l'organisation et de la logistique dans notre pays depuis des années - même si ce service s'est un peu réduit...

Merci d'avoir confirmé que vous appliquez un contingentement. Je salue aussi le service apporté par Pharma ML pour garantir la disponibilité de chaque médicament chez les grossistes.

Vous avez confirmé qu'il y avait bien un contingentement : on commande dix boîtes et on n'en reçoit que deux. C'est une bonne chose. Sinon, les grosses officines feraient des stocks au détriment du reste du territoire. Pour autant, si vous êtes le 150e pharmacien de la matinée à passer commande, en fin de matinée, vous ne serez peut-être pas servi...

Vous avez évoqué 41 short-liners. Combien sont rattachés à un grossiste-répartiteur ? Je pense, par exemple, à OCP.

M. Emmanuel Déchin. - Ce n'est pas un short-liner...

Mme Corinne Imbert. - Il se présente comme tel, pourtant.

M. Emmanuel Déchin. - C'est un établissement de répartition pharmaceutique, qui livre dans le cadre des obligations de service public si la relation se situe dans ce cadre. Le pharmacien peut commander un médicament à une agence OCP.

Chaque grossiste-répartiteur, outre la distribution des médicaments remboursables dans le cadre des obligations de service public, qui est le coeur de métier de la répartition pharmaceutique, a tout loisir de développer des offres commerciales par lesquelles il propose un service différent aux pharmaciens, sans que cela n'empêche jamais le pharmacien d'avoir accès aux médicaments dans le cadre des obligations de service public définies par le code de la santé publique : il n'y a pas d'interférences.

Un short-liner, c'est un établissement pharmaceutique qui a un statut de grossiste-répartiteur et qui n'est pas en capacité d'assurer les obligations de service public dans leur totalité : il n'a pas toute la gamme des produits, par contraste avec les full liners. Mais il n'y a pas de short-liners affiliés à un grossiste-répartiteur de la chambre syndicale.

Mme Corinne Imbert. - Etradi a bien une activité de short-liner. Je veux bien entendre que c'est un service du grossiste-répartiteur, mais la facturation ne fait pas figurer OCP... J'irai chercher la réponse !

M. Emmanuel Déchin. - Je ne la connais pas.

Mme Corinne Imbert. - Je connais les responsabilités et la mission de service public des grossistes-répartiteurs. Certains ont une autre activité, et il me semble qu'il y a un lien étroit.

Qui sera destinataire des données du GERS ?

M. Laurent Bendavid. - Nous les mettrons à disposition du ministère de la santé.

Mme Corinne Imbert. - Uniquement ?

M. Laurent Bendavid. - Nous avons des interlocuteurs réguliers, qui nous demandent des informations. Ils y auront accès sur demande. Nous insistons sur le fait que c'est un tiers externe qui aura accès à ces informations. Le droit concurrentiel interdit qu'il en aille autrement. Ce tiers de confiance agrégera l'ensemble des informations pour les mettre à disposition.

M. Emmanuel Déchin. - L'accès se fera sur demande, comme pour le service TRACStocks mis en place par les industriels, accessible sur demande de l'ANSM pour une catégorie de produits ou pour une référence donnée. Il y a entre 10 000 et 12 000 médicaments remboursables. Fournir des fichiers sur un tel nombre de références serait impossible.

L'idée est donc de fournir sur demande - notamment de l'ANSM - des éléments de disponibilité. L'information ne portera pas sur le volume, car les stocks évoluent d'une journée à l'autre, et même du matin au soir. L'idée est d'avoir une vision par agence de répartition : le produit est-il physiquement détenu dans l'agence ou non ?

Cela permettra de voir dans la durée l'évolution pour une référence donnée. Il peut arriver qu'en quelques semaines, alors que tout était vert en France, les voyants passent au rouge. Il est alors temps d'alerter très rapidement les autorités.

M. Laurent Bendavid. - Cela ne renseigne pas sur le nombre total de boîtes disponibles, mais cela permet de dire combien d'établissements ont de la disponibilité sur tel ou tel produit. L'éclairage fourni sera meilleur que la simple perception de tel ou tel pharmacien.

Cela n'empêche pas que vous pouvez, à un moment donné, disposer d'un volume suffisant pour approvisionner le marché français et, pour peu qu'il y ait des rumeurs de rupture - Mme Imbert le sait bien - chaque pharmacien constituant un stock, le produit vienne à manquer.

Le Gers ne donnera donc qu'une photo à un instant précis.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Sans visibilité sur les volumes, comment pouvez-vous assurer les quinze jours de stock ?

M. Laurent Bendavid. - Je répondrai par un exemple.

Le 10 mars 2020, à la suite de rumeurs sur internet, les volumes de paracétamol que nous vendions se sont envolés. Les patients faisaient la queue pour acheter du paracétamol, qui était à l'époque en libre-service, disponible derrière le comptoir. Avant ces rumeurs, il n'y avait pas de fluctuations saisonnières, et les volumes vendus étaient à peu près constants.

Durant toute la période de la covid, nous avons tous vécu des moments où, à la suite de rumeurs, le volume vendu passait d'une centaine de boîtes par mois à 2 000 boîtes en un jour, ce qui était la totalité du stock. Si nous avions eu 200 000 boîtes en stock, nous aurions vendu 200 000 boîtes !

Nous sommes capables de prévoir la demande dans le cadre d'une distribution régulière, avec des événements récurrents non exceptionnels. Mais si des événements provoquent des risques de rupture en créant un halo sur le marché, les volumes s'envolent ; il n'y a plus aucune logique, et aucun modèle statistique ne permet d'anticiper la demande, on se retrouve donc dans des cas de rupture. Cela dit, nos modèles statistiques de prévision de la demande permettent de répondre à 99 % des problématiques d'approvisionnement. Seuls les cas exceptionnels posent problème - mais c'est le cas depuis la nuit des temps dans la distribution du médicament ! On peut penser aussi aux phases d'épidémie de grippe...

En tout cas, les stocks disponibles sur l'ensemble du territoire sont un amortisseur des ruptures. Le Gouvernement a également imposé une augmentation des stocks chez les dépositaires pour assurer un approvisionnement régulier : c'est aussi une manière de constituer un amortisseur aux ruptures.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous distinguez la question conjoncturelle de la question structurelle. Cela signifie-t-il que, sur les questions structurelles de pénurie de médicaments, vous n'avez aucune responsabilité ?

En dehors des pics de consommation inhabituels, nous avons des pénuries de médicaments. Je ne pense pas qu'au paracétamol ou à l'amoxicilline : nous avons manqué d'autres antibiotiques, ou d'antidiabétiques. Et il n'y a pas eu d'augmentation soudaine du nombre de personnes souffrant d'épilepsie, à ma connaissance...

En dehors des situations conjoncturelles, pouvez-vous assurer systématiquement 15 jours de stock ?

M. Laurent Bendavid. - Les données de la profession sont claires : dès lors qu'il y a du stock disponible et mis à disposition des grossistes-répartiteurs, nous sommes capables de livrer n'importe où en France, à n'importe quel moment, deux à trois fois par jour, conformément à nos obligations. Nous le prouvons au quotidien.

La pandémie a mis en lumière ce qui faisait la force et les faiblesses de notre système de santé. Nous avons été présents tous les jours, et la distribution des masques, des tests, des autotests, des vaccins a été effectuée par les grossistes-répartiteurs : nous sommes un système de distribution fiable assurant aux pharmaciens que les médicaments qui leur sont livrés sont totalement administrables à nos concitoyens.

Quand les médicaments sont disponibles, à 99,5 %, nous les livrons dans les deux heures qui suivent. Ce sont des données prouvées, c'est notre métier de tous les jours. Toutes les autorités de santé nous auditent pour s'assurer que nous respectons nos obligations de santé publique. Nous sommes fiers que le ministère de la santé nous ait confié ces responsabilités dans le cadre de la lutte contre la pandémie.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Comprenez-nous : nous essayons de démêler la part du vrai dans les réponses que nous font nos différents interlocuteurs. Certains représentants de laboratoires disent avoir libéré les stocks et ne pas comprendre pourquoi ils n'arrivent pas dans les pharmacies. Je peux comprendre les événements conjoncturels, ce sont toujours des moments de désordre imprévisible, mais il y a aussi des pénuries dans les périodes normales. Les laboratoires ont aussi témoigné au ministère ou à ANSM de l'absence de pénurie.

Certains pays, comme les Pays-Bas, imposent des stocks équivalents à deux mois de consommation, pour les laboratoires comme pour les distributeurs : cela a un coût, mais c'est aussi une option.

M. Laurent Bendavid. - Votre question est légitime. Le sujet des ruptures de médicaments est complexe. Je peux vous assurer, au nom des grossistes-répartiteurs que je représente, que, quand les stocks sont mis à disposition, il est impossible de prouver que nous n'avons pas fait notre métier. Notre distribution est certifiée et contrôlée par des pharmaciens responsables, qui garantissent que l'ensemble de nos clients sont servis. Cette distribution est très spécifique : il est de notre responsabilité d'appliquer pour ces produits les règles figurant dans le code de la santé. Souvent, sur ces produits, nous émettons des contingentements, pour que le premier servi ne puisse pas prendre le stock destiné à tous les pharmaciens : le nombre maximum de boîtes par pharmacien permet d'assurer la distribution régulière de ces produits. Quand les produits sont disponibles, je le redis, nous sommes capables d'assurer une distribution à 99,5 % sur l'ensemble du territoire français.

La définition de certains quotas de médicaments pour le marché français est un sujet qui ne doit pas échapper à vos travaux : il s'agit de quelque 870 produits, qui représentent en volume 51 % du marché français, et il faudra qu'on nous explique comment les volumes de ces quotas sont définis. Les ruptures de médicaments en France n'ont pas une cause unique.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Nous avons bien compris que ce problème était multifactoriel. Vos propos sont clairs : sitôt les médicaments disponibles chez vous, ils sont distribués, les contrôles effectués le démontrent ; votre problème est plutôt le volume de médicaments que vous recevez pour les ventiler, ce qui relève plutôt de la responsabilité des laboratoires.

Les chiffres que vous avez cités m'ont semblé ne pas prendre en compte les livraisons à l'hôpital ; ils concernent seulement les officines, si je vous comprends bien.

M. Laurent Bendavid. - Les pharmacies de ville, oui.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez évoqué l'intervention d'un tiers dans la mise en place de l'observatoire de la disponibilité des médicaments : s'agit-il d'un cabinet de conseil ?

M. Laurent Bendavid. - La crédibilité et la légitimité de ce tiers ne peuvent pas être mises en doute.

M. Emmanuel Déchin. - Ce prestataire, qui n'a rien à voir avec l'industrie du médicament, offre des solutions permettant à chaque grossiste-répartiteur d'alimenter un serveur avec les quantités disponibles, par molécule, par classe thérapeutique ; le prestataire agrège ces données et les traduit sur une carte, pour une meilleure lisibilité.

Mme Corinne Imbert. - Les grossistes-répartiteurs livrent avec une réactivité très satisfaisante. Ils ont aussi assuré la distribution des vaccins dans les officines au cours de la pandémie. On avait confié la logistique de la distribution de masques à un acteur extérieur ; après une ou deux semaines, le ministère est revenu à ceux qui connaissent mieux le métier...

M. Laurent Bendavid. - En effet, en mars 2020. L'expérience avait eu des résultats désastreux... Cet exemple illustre l'efficacité de notre distribution, même dans une période aussi exceptionnelle.

Mme Corinne Imbert. - Votre mission de service public vous impose un nombre de jours de stock. Comme pour toute entreprise, ce stockage a un coût ; on préfère travailler à flux tendu. Comment cela se passe-t-il dans votre industrie ? La réduction des stocks, ou leur constitution à des fins d'économies, ont-elles occasionné des ruptures ?

Par ailleurs, une des personnes que nous avons auditionnées m'avait répondu, sur l'amoxicilline, qu'il n'y avait plus de problème ; c'était il y a un mois ; or je constate aujourd'hui que ce n'est pas encore parfait !

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je confirme qu'il n'y a pas d'amoxicilline dans toutes les officines, en tout cas le même jour.

Votre observatoire s'intéresse-t-il aussi aux outre-mer ?

M. Laurent Bendavid. - Non, seulement à la France métropolitaine, y compris la Corse.

M. Emmanuel Déchin. - Nos obligations de service public remontent à 1962. Le stock doit correspondre à deux semaines de consommation de la clientèle habituelle - le dernier mot est important.

M. Laurent Bendavid. - Concernant la gestion des stocks en flux tendu, ma réponse sera claire : même si nous désirions, sur un certain nombre de produits soumis à quotas, faire des arbitrages et disposer de 60 ou 90 jours de stocks, nous ne pourrions pas le faire, parce que le quota correspond à notre consommation d'un mois. Faire croire que nous ferions des arbitrages économiques pour gérer en flux tendu, c'est une ineptie ! Il serait impossible de stocker certaines molécules pour lesquelles nous aurions eu vent à l'avance d'une possible rupture, en tout cas pour les produits à quotas, qui représentent 50 % du marché approvisionné par les grossistes répartiteurs. La situation ne peut donc être expliquée par de tels arbitrages.

M. Jean-Pierre Moga. - Mon expérience professionnelle m'a familiarisé avec les problématiques de la distribution ; la gestion des stocks est délicate, notamment quand la demande explose. Dans une telle situation, avez-vous augmenté la taille des stocks immédiatement ? N'avez-vous pas été frileux, pour des raisons économiques ? La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a... En pratique, quand on a dû tout distribuer du fait de l'augmentation de la demande, on n'a plus rien à donner !

Les laboratoires ont fait des efforts de production, vous avez dit augmenter les rythmes de travail... Où y a-t-il eu une faille ? Quelqu'un n'a-t-il pas joué le jeu, ou bien la tâche était-elle impossible ?

M. Laurent Bendavid. - Bien des facteurs peuvent expliquer les ruptures de médicaments, qui ne sont d'ailleurs pas un sujet récent : cela perdure, c'est récurrent. Seulement, aujourd'hui, cela touche des produits d'usage courant, comme l'amoxicilline ou le paracétamol.

Nous sortons d'une période de crise très particulière. Au cours des trois dernières années, on a connu des ruptures d'approvisionnement dans d'autres secteurs que l'industrie pharmaceutique. La covid-19 a créé des ruptures de production, mais aussi des perturbations dans l'estimation de la demande de certains produits. Le changement d'un volume de production est un processus industriel qui ne se décide pas du jour au lendemain. Le port généralisé du masque a eu des effets sur la demande de certains médicaments ; après le retour à la normale, on a constaté une envolée de la demande de certains produits inédite depuis deux ans. Sans doute certains laboratoires ont-ils été conservateurs dans le volume de fabrication de certains produits. À cela s'ajoutent des crises de matières premières, et d'autres facteurs encore : je pense aux arrêts de travail dans des usines autour des négociations salariales.

Il faut aussi mentionner les problèmes structurels affectant les produits à quotas. On peut légitimement s'interroger sur l'établissement de ces quotas et ce qui justifie les volumes définis.

M. Jean-Pierre Moga. - La plupart des industries travaillent en flux tendu ; vous, vous avez des stocks obligatoires. Dès lors, il est anormal qu'en l'absence d'augmentation de volume de la demande vous ayez des ruptures sur certains produits.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Les laboratoires aussi ont des stocks obligatoires.

M. Laurent Bendavid. - Je veux vous remercier pour cette audition, nous espérons que l'éclairage que nous vous apportons sera utile à vos travaux. Je souhaite interpeller la représentation nationale sur un dernier point. Les pénuries de médicaments posent la question plus générale de l'accès au médicament. Notre profession traverse depuis mars 2022 une crise économique exceptionnelle, nous effectuons 180 millions de kilomètres par an, mais nous n'avons pas pu bénéficier des mesures du bouclier énergétique. Cette situation nécessite l'intervention des pouvoirs publics. Dans une profession réglementée comme la nôtre, ce sont eux qui fixent nos marges. À ce jour, nous sommes sans nouvelles de notre autorité de tutelle depuis plus de huit mois. Pas de son, pas d'image ! Certains acteurs de la profession prennent des mesures drastiques. Il est urgent que l'État prenne ses responsabilités et discute avec ceux qui assurent ce service.

Pendant la pandémie, on a redécouvert l'importance de la chaîne logistique ; les grossistes-répartiteurs ont démontré leur savoir-faire et leur capacité de mobilisation. J'espère qu'on ne les oubliera pas.

M. Emmanuel Déchin. - Je veux apporter une clarification à ma réponse à Mme Imbert : parmi les 41 short-liners identifiés, il n'y en a pas un qui ait un lien avec un grossiste-répartiteur adhérent à la chambre.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Le siège social de ces short-liners est-il en France ?

M. Emmanuel Déchin. - Généralement, oui, car ils distribuent en France.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci de vos réponses ; nous avons aussi entendu le message que vous avez voulu nous adresser.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Jean-Marc Aubert,
président de IQVIA France

(mercredi 17 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - M. Jean-Marc Aubert, vous êtes président de la filiale française de la société américaine IQVIA, leader mondial de l'exploitation des données de santé, spécialisé dans, je cite, « la fourniture d'informations, de technologies innovantes et de services d'étude de recherche sous contrat utilisant la donnée de la science pour aider les acteurs de la santé à trouver les meilleures solutions pour les patients ». Cette société est née de la fusion de deux sociétés américaines : Quintiles, spécialisée dans les études cliniques, et IMS Health, qui propose des études, du conseil et des services pour l'industrie pharmaceutique.

Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui parce que nos auditions nous ont permis d'identifier plusieurs points cruciaux qui entrent dans votre « business model » : la connaissance de la chaîne d'approvisionnement du médicament, la cartographie et la traçabilité des risques de rupture et le traitement de l'information disponible en la matière ; le suivi de la disponibilité des médicaments, l'articulation des différentes plateformes existantes ; et enfin, la question des lacunes et des défaillances de cette information et du pilotage de l'approvisionnement.

Or IQVIA, en tant que courtier en données de santé, se présente elle-même comme « à l'interface des industries et établissements de santé, des pharmacies, des agences gouvernementales, des autorités de santé et des payeurs » : au coeur du jeu, en quelque sorte. Les données auxquelles vous avez accès vous donnent un regard privilégié sur la problématique des pénuries de médicaments et vos publications couvrent à peu près toutes les questions relatives à la consommation, à la dispensation et à la production de produits de santé.

Vous avez d'ailleurs été consacré, sur le sujet des pénuries, comme un interlocuteur incontournable du Gouvernement - vous nous direz exactement à quel titre -, avec la nomination de Mme Anne-Aurélie Epis de Fleurian, directrice associée accès au marché chez IQVIA, parmi les six « personnalités » de la « mission Borne », mission interministérielle chargée de formuler des pistes « avant l'été » - nous y sommes bientôt - sur la régulation et le financement des produits de santé.

Quant à vous, Monsieur Aubert, vous connaissez bien le monde de la santé et du médicament, au gré des allers-retours que vous avez effectués, depuis le début de votre carrière professionnelle, entre la sphère privée et la sphère publique : vous êtes successivement passé par les cabinets des ministres Jean-François Mattei et Xavier Bertrand, par la Caisse nationale de l'assurance maladie et par le cabinet de conseil Jalma, spécialisé dans le secteur de la santé. Puis, vous avez exercé, à partir de 2013, des fonctions dirigeantes au sein de l'une des sociétés américaines dont IQVIA est issue, avant d'être nommé, en octobre 2017, à la tête de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques, la Drees. Dans le cadre de ces fonctions, vous avez notamment dirigé la task force sur la réforme du financement de la santé et été l'un des responsables du Health Data Hub, la très décriée plateforme numérique des données de santé. Vous avez enfin, en décembre 2019, quitté la Drees, avant même le lancement de cette plateforme, pour revenir chez IQVIA, à la présidence de sa filiale française.

Dans votre propos introductif, vous aurez l'occasion de nous présenter, depuis la position particulière qui est la vôtre, vos analyses et préconisations concernant la prévention et la gestion des pénuries de médicaments - problématique s'étant étendue de manière exponentielle depuis la réalisation d'une première mission d'information du Sénat sur le sujet à l'été 2018, avec entre 2 500 et 3 000 médicaments aujourd'hui en situation de pénurie, contre 700 en 2018.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite donc, Monsieur le président, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête M. Jean-Marc Aubert prête serment.

M. Jean-Marc Aubert, président de la filiale française de la société américaine IQVIA. - La société IQVIA, dans le cadre de ses activités, suit la commercialisation des produits de santé dans un peu plus de 100 pays d'Europe, d'Amérique, d'Asie et d'Afrique. Nous avons ainsi pu constater, à la suite de l'épidémie de covid, un accroissement des pénuries de médicaments. Auparavant, cette problématique existait, mais n'était pas au coeur des discussions.

Ce constat nous a conduit à réfléchir à la manière d'apporter aux gouvernements, à partir des données dont nous disposons, des informations leur permettant de mieux gérer les situations de pénuries.

En fonction des pays, les gouvernements ont plus ou moins l'habitude de travailler avec des sociétés comme la nôtre. En France, nous travaillons davantage avec les industries de santé qu'avec le gouvernement. En revanche, au Royaume-Uni, nous travaillons beaucoup avec le gouvernement.

Nous avons donc produit un certain nombre d'analyses, pour identifier et essayer de comprendre les pénuries de médicaments les plus marquées. J'ai adressé à votre commission d'enquête une présentation de ces chiffres.

Parmi les pénuries de médicaments, certaines apparaissent locales, concernant un ou deux pays ; d'autres apparaissent plus générales, s'étendant à l'ensemble de l'Europe.

Nous avons tenté d'analyser ces pénuries à partir de différents types de données : des données de ventes, des données de stocks (que nous fournissons désormais, en France, à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé - ANSM) et des données publiques (reportées par les différentes agences européennes en charge du sujet).

Ceci nous a permis d'identifier quelques molécules ayant fait l'objet de signalements de pénuries plus importants, parmi lesquelles l'amoxicilline, l'ibuprofène et le paracétamol. S'agissant de ces molécules, des pénuries ont été constatées à l'échelle européenne et non uniquement en France. Ceci est important car les pénuries à l'échelle européenne appellent une gestion différente de celle des pénuries nationales.

Avant l'épidémie de covid, ces pénuries transeuropéennes existaient très peu. Or, lorsque les pénuries demeurent locales, une répartition des stocks peut éventuellement être envisagée pour répondre aux besoins. En revanche, lorsqu'une pénurie est transversale, en raison d'un dysfonctionnement de la chaîne de production ou de surconsommation, cette méthode ne peut être appliquée.

Vis-à-vis de l'amoxicilline, les données de consommations, anglaises notamment, ont mis en évidence des consommations aberrantes durant l'hiver dernier, par rapport aux années précédentes. Or les industriels prévoient en fonction des consommations attendues. Une surconsommation dans un pays important en Europe, en lien avec une phase épidémique, voire un cumul d'épidémies, peut donc entrainer une pénurie. Il convient alors de regarder si cette surconsommation est observée dans l'ensemble des pays. Des données existent ainsi pour identifier en amont les risques de pénuries. Nous en sommes relativement convaincus.

Pour identifier les médicaments les plus concernés par des pénuries, nous avons étudié 7 200 cas actifs de pénuries à travers l'Europe signalés par les autorités en 2022 (jusqu'au 17 février 2023). 61 % de ces pénuries concernaient des médicaments génériques produits par plusieurs compagnies ; 23 % des médicaments génériques produits par une seule compagnie et 4 % des médicaments de marques. En outre, 12 % n'ont pu être catégorisées, du fait de standardisation des données au niveau européen ou de défauts d'informations sur les médicaments dans les données remontées par les agences des différents pays.

Pour faire face à ces pénuries, nous préconisons la transparence. Plus les autorités européennes pourront avoir une vision anticipée des pénuries, plus les risques de pénuries communes pourront être identifiés, en considérant les risques liés aux sources d'approvisionnement uniques, les mécanismes d'entraide susceptibles d'être mis en oeuvre en cas de pénuries locales, les risques induits par les consommations aberrantes liées à des problèmes épidémiologiques, etc.

Avec Santé publique France, nous avons pu ainsi remarquer, à partir de la fin février 2020, avant même le déclenchement de l'alerte concernant la covid et le premier confinement le 15 mars 2020, une augmentation de la consommation de paracétamol. De telles consommations de paracétamol étaient synonymes, jusqu'à présent, de très fortes épidémies de grippe.

Avec les données d'ores et déjà collectées dans le monde, par notre société, nos concurrents ou des États, il devrait donc être possible de prévoir mieux et plus en amont les pénuries, pour discuter avec les industriels des moyens de les gérer.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous recueillez et analysez auprès de 14 000 pharmacies en France et auprès des professionnels de santé des données concernant les volumes de médicaments commercialisés et consommés. Ces données sont-elles accessibles et exploitées par les autorités publiques ? Vous avez déjà indiqué qu'une partie de ces données étaient transmises à l'ANSM. Vos données sont-elles complémentaires à celles du système national des données de santé (SNDS) ?

Nous avons aujourd'hui le sentiment que les différents acteurs de la politique du médicament travaillent en silos. Les éléments que vous nous avez transmis indiquent que vous travaillez à la mise en place d'une plateforme de transparence sur les pénuries. Cependant, plusieurs organismes travaillent sur cette plateforme. De la même manière, des travaux sont menés par différents acteurs sur la liste des médicaments critiques, ce qui soulève des enjeux de convergence.

Qu'en est-il par ailleurs de la participation d'une directrice d'IQVIA à la mission Borne sur les pénuries de médicaments ? Quel regard portez-vous sur cette démarche ? Quelles pistes de réformes avez-vous envisagées à ce stade ?

Pourriez-vous également nous apporter un éclairage sur votre rôle de conseil auprès des entreprises pharmaceutiques ? Le site internet d'IQVIA indique que vous proposez des solutions en matière de lancement de produits, de fixation des prix et d'entrée sur les marchés. Or, en France, le prix des médicaments est fixé par le comité économique des produits de santé (CEPS). Quels conseils apportez-vous donc aux industriels, le cas échéant pour leur permettre de négocier le prix de leurs produits avec le CEPS ?

Enfin, dans le cadre de son activité de conseil, IQVIA a-t-elle pu avoir une influence sur la politique de délocalisation mise en oeuvre par l'industrie pharmaceutique, en Europe et particulièrement en France, depuis une trentaine d'années - cette politique, ayant consisté, dans un objectif de réduction des coûts, à délocaliser dans des pays moins exigeants en termes de critères sociaux et environnementaux, semblant aujourd'hui être remise en question, avec un potentiel mouvement de relocalisation soulevant des enjeux de coordination à l'échelle européenne ?

M. Jean-Marc Aubert. - Pour analyser les pénuries, nous utilisons plusieurs types de données. Vis-à-vis des données de ventes, sur le marché français, nous sommes en concurrence avec la société GERS Data. Ces données sont utilisées par plusieurs acteurs en France. Le CEPS, quant à lui, utilise les données du GERS.

Des données de stocks nous sont par ailleurs transmises par un certain nombre de pharmaciens. Nous transmettons ensuite ces données à l'ANSM.

Nous mettons également à disposition du CEPS, dans le cadre d'un contrat, des données de ventes internationales, représentant un agrégat des données de ventes de différents pays et nécessitant un travail d'harmonisation, pour tenir compte de l'hétérogénéité des circuits de distribution.

Nous travaillons également sur les données relatives aux pénuries déclarées par les agences, en nous efforçant de les harmoniser car les conditionnements et les noms des produits pouvent varier d'un pays à l'autre.

Sur les ventes de médicaments, le SNDS est alimenté par les données de l'Assurance maladie. Cependant, ces données exhaustives, devant donner lieu à des remboursements financiers, font l'objet d'un certain nombre de contrôles. Leur remontée dans le Système national d'informations inter-régions d'assurance maladie (SNIIRAM) nécessite donc quatre à cinq jours. Nous traitons pour notre part ces données en temps réel. Au sein de notre panel de 14 000 pharmacies, assurant une bonne représentativité, les données de ventes sont remontées à 95 % à J+1 et à 99 % à J+3. Durant la crise de la covid, nous avons pu mettre ces données un peu plus récentes à disposition de l'Etat et de l'Assurance maladie, gracieusement, pour permettre une évaluation de l'utilisation des autotests notamment.

En pratique, le nombre d'acteurs travaillant sur ces données demeure limité. La société IQVIA travaille aujourd'hui beaucoup sur les pénuries, car ce sujet a été signalé comme important dans beaucoup de pays européens. Sur ce sujet, nous apportons une vision transnationale, car les pénuries transnationales appellent des réponses différentes, à court terme et à long terme, en fonction de leurs origines (problématiques de stockage, de production, etc.).

En France, je ne saurais vous dire si les acteurs travaillant sur ces données sont trop nombreux. Nous constatons simplement qu'en France, par rapport à la pratique dans d'autres pays, l'utilisation des données de santé (sur les pénuries, la qualité des soins, etc.) demeure relativement faible.

À l'échelle européenne, nous travaillons sur notre plateforme avec l'agence européenne et les agences de plusieurs pays, dont l'Espagne, l'Allemagne, la Suède et la Belgique. Nous sommes toutefois confrontés à une hétérogénéité des données, en fonction des pays, C'est pour cela que nous conservons une présence très locale.

Madame Anne-Aurélie Epis de Fleurian, quant à elle, a été choisie à titre personnel pour rejoindre la « mission Borne », du fait de son expérience (au sein du ministère de la santé et du SNITEM (Syndicat national de l'industrie des technologies médicales notamment) et de son expertise vis-à-vis de la régulation des dispositifs médicaux. Nous avons donné notre accord pour qu'elle participe à cette mission, au titre de ses compétences personnelles et non en tant que représentante d'IQVIA, à cette mission. Nous n'intervenons cependant pas les travaux de cette mission, par laquelle je serai moi-même auditionné, en tant qu'expert de la régulation du médicament et des systèmes de santé.

Les conseils que nous apportons aux industriels de santé portent sur leur stratégie de commercialisation. Vis-à-vis des prix, nous les conseillons sur leurs stratégies de négociation, en leur indiquant ce qu'ils peuvent attendre des différents systèmes nationaux - les systèmes français, anglais ou allemand de fixation des prix étant prévisibles (en fonction des types de médicaments, de leurs services rendus, des résultats de leurs études cliniques, etc.). Il appartient ensuite aux industriels de suivre ou non nos conseils.

En revanche, nous ne travaillons pas sur les chaines de production. Nous en avons connaissance pour alimenter certaines de nos analyses. Nous ne proposons cependant de pas de conseils quant à leur organisation ou leur localisation. D'autres cabinets sont davantage spécialisés dans ces sujets industriels.

Du reste, un médicament se compose rarement d'un seul produit. La question de la localisation de la production est donc complexe. Certains médicaments intègrent un nombre très important de composants. Leur chaine de production peut donc s'appuyer sur plusieurs usines. À cet égard, un des enjeux se trouve être la localisation des usines chimiques produisant les matières brutes initiales. Le classement, en France, de ces usines en sites SEVESO, pourrait avoir conduit à certaines délocalisations. Nous ne travaillons cependant pas sur ce sujet.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous conseillez néanmoins les entreprises sur leurs stratégies de prix. Or les entreprises, pour accroître leur rentabilité, ont procédé à des délocalisations, en vue de notamment de réduire leurs coûts liés aux critères sociaux et environnementaux. Au cours de nos auditions, le prix a par ailleurs été cité comme un des critères pouvant expliquer un certain nombre de pénuries.

M. Jean-Marc Aubert. - Nous travaillons principalement sur des médicaments en première inscription. Les demandes de conseils sur les prix de médicaments génériques sont très peu nombreuses, car les formules de fixation des prix de ces produits sont très mécaniques et prévisibles. Les producteurs de génériques disposent de très peu de marge de manoeuvre pour négocier leurs prix, excepté pour des médicaments extrêmement particuliers et rares. Or les pénuries concernent essentiellement des produits génériqués.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Dans le document que vous nous avez fourni, vous proposez quatre axes pour prévenir les pénuries. Dans ce cadre, vous indiquez que les sanctions peuvent être contreproductives. Vous préconisez par ailleurs une amélioration de l'usage de prévisions de la demande. Avec les données dont vous disposez, êtes-vous aujourd'hui en capacité d'assurer une prévisibilité des pénuries, quels que soient les médicaments, s'agissant d'analyser en amont les tensions, les contingentements, les périodes épidémiques conjoncturelles ou récurrentes, etc. ? Êtes-vous capables de caractériser ces risques (chiffrage, calendrier, conduites à tenir, etc.) ou simplement d'identifier des facteurs de risques, liés notamment aux monopoles de production de matières premières ? Travaillez-vous sur ces questions avec l'Agence européenne du médicament, le cas échéant pour définir des conduites à tenir pour prévenir les pénuries de médicaments identifiés comme critiques ou essentiels ?

À ma connaissance, en France, les données administratives disponibles ne permettent pas d'appréhender précisément cette réalité. À tel point que nous sommes amenés à faire reposer nos décisions sur des estimations, produites par exemple par le groupement d'intérêt scientifique (GIS) EPI-PHARE. Au-delà de l'agilité dans l'utilisation des données de santé que vous revendiquez, êtes-vous en capacité de proposer des prescriptions précises et utiles à la puissance publique pour la définition de politiques de prévention des pénuries ?

M. Jean-Marc Aubert. - Nos recommandations s'appuient sur les constats que nous avons faits dans différents pays européens. Dans certains pays, l'usage de prévisions de la demande est plus important, ce qui permet la mise en oeuvre de politiques actives. Ces politiques réduisent les pénuries, sans nécessairement pouvoir les empêcher. Elles nécessitent toutefois de disposer de moyens d'action.

Les épidémies demeurent très imprévisibles. Néanmoins, nous disposons aujourd'hui de données permettant de prévoir et d'analyser les évolutions de la consommation de médicaments. En France, nous sommes limités par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). Nous disposons malgré tout de données avec 10 à 20 années d'ancienneté. Depuis une dizaine d'années, IQVIA travaille par ailleurs avec le réseau Sentinelles sur la prévision des épidémies hivernales. Nous sommes également en discussion avec l'Agence européenne du médicament.

Cela étant, nous travaillons avec les agences qui le souhaitent. Cela dépend des gouvernements et de leurs habitudes. En France, nous discutons avec l'ANSM de l'utilisation de certaines de nos données. Cependant, nous ne travaillons pas avec l'ANSM sur l'analyse des risques de pénuries. Nous laissons les experts de l'ANSM utiliser nos données. Dans d'autres pays, nous allons plus loin.

Mme Pascale Gruny. - En France, les pénuries sont-elles gérées correctement ? Quels pays assurent une meilleure gestion ? Comment nous positionnons nous ? Qu'aurait-il fallu ou que pourrait-on mettre en place pour améliorer cette gestion ? On constate aujourd'hui que les pénuries sont mondiales, mais sont plus importantes en France. Notre commission d'enquête a vocation à identifier les problématiques à l'origine de cette situation, les responsabilités associées et les solutions à y apporter.

M. Jean-Marc Aubert. - Nous ne considérons pas que la France soit confrontée à un nombre incroyable de pénuries ces derniers temps. Nous ne considérons pas non plus que la France soit le pays le moins confronté à des pénuries.

Parmi les pays assurant une meilleure gestion des pénuries, je citerai le Danemark. Des appels d'offres y sont lancés toutes les deux semaines sur les génériques. Tous les médicaments y sont par ailleurs achetés à l'hôpital. Cependant, le Danemark est un petit marché. De telles pratiques ne seraient donc pas nécessairement envisageables en France.

La France a également la particularité d'être le premier pays exportateur parallèle de produits - l'Allemagne étant, à contrario, le plus gros importateur parallèle.

Mme Pascale Gruny. - Qui sont les exportateurs parallèles ?

M. Jean-Marc Aubert. - Je vous communiquerai une étude réalisée par une autre société sur le sujet. En pratique, les exportations parallèles sont susceptibles de créer des risques de pénuries. Ces flux parallèles sont liés aux différences de prix. Du reste, dans le système européen, ces flux nécessitent un reconditionnement des produits. Ils sont donc contrôlés.

Pour ce qui est des sanctions, il ne nous appartient pas de porter un jugement sur les choix de politiques publiques des différents pays. Il convient toutefois de rappeler que nous parlons ici de produits génériques, dont le prix est faible. Les Pays-Bas ont tenté de mettre en place des sanctions pour prévenir les pénuries. Cependant, celles-ci ont conduit les génériqueurs à abandonner la commercialisation de près de 700 conditionnements. Des produits de forte consommation tels que le paracétamol ont peu de chance d'être ainsi abandonnés. Pour les produits chers ou à forts volumes, la question ne se pose pas. En revanche, pour les produits de faible consommation et à faible marge, le risque est plus important. Avec un risque de pénalités, les producteurs peuvent s'interroger sur l'opportunité de maintenir leur production (le cas échéant au regard de leurs risques liés à la sous-traitance de la production de certaines matières premières). La réduction du nombre de producteurs peut alors accentuer le risque de pénuries. L'exemple des Pays-Bas montre que ce risque est réel.

Pour éviter les sanctions, les producteurs peuvent par ailleurs être amenés à signaler davantage les risques de pénuries. Cet accroissement du bruit peut complexifier l'anticipation et la gestion des pénuries.

C'est pour ces raisons que nous avons indiqué que les sanctions pouvaient parfois être contreproductives.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Les choix de produire à l'étranger et les monopoles exercés sur la fabrication de certaines matières premières ou de certains principes actifs figurent parmi les causes identifiées des pénuries. Quelle est la part prise par cette problématique dans les pénuries actuelles de médicaments - celles-ci conservant un caractère multifactoriel ? Comment expliquer l'accélération des pénuries observée en Europe au cours des dernières années sur de multiples classes thérapeutiques ?

M. Jean-Marc Aubert. - Nous n'avons pas une explication finale à proposer. Depuis la crise de la covid, nous constatons effectivement le développement de pénuries transversales en Europe. La covid semble ainsi avoir eu un impact fort sur les chaines logistiques, y compris dans le domaine du médicament.

Les produits de santé conservent la particularité de correspondre à des volumes physiques relativement faibles. Il s'agit de surcroît de productions très contrôlées. Ceci encourage la concentration de la production d'un certain nombre de matières premières dans très peu d'usines. Dans ce contexte, le dysfonctionnement d'une chaine de production peut générer une problématique mondiale.

Nous considérons également qu'un travail pourrait être mené, au niveau européen, sur les possibilités de redistribution des stocks entre pays, en cas de pénurie non-multilatérale. Le Gouvernement belge a formulé une proposition en ce sens. Du reste, de tels flux nécessiteraient de disposer de « e-notices » dans toutes les langues de l'Union européenne, pour éviter d'avoir à reconditionner tous les produits transférés.

Mme Corinne Imbert- Depuis quand la société IQVIA transmet-elle les données de stocks de son panel de pharmaciens à l'ANSM ?

M. Jean-Marc Aubert. - Depuis le début de l'année 2023.

Mme Corinne Imbert- Seriez-vous également en mesure de transmettre à l'ANSM, si la demande vous en était faites, vos données de ventes internationales ?

M. Jean-Marc Aubert. - Ceci ne soulèverait pas de difficulté majeure. Nous les fournissons déjà à d'autres acteurs gouvernementaux français, dont le CEPS.

Mme Corinne Imbert- Collectez-vous également des données d'achats ou de marges auprès des pharmaciens ?

M. Jean-Marc Aubert. - Non. Nous ne collectons que des données de ventes.

Mme Corinne Imbert. - Dans le cadre de l'analyse de vos données de ventes internationales, faites-vous le lien entre les volumes et les prix observés et le système de protection sociale de chaque pays ? Le prix du médicament revient sans cesse dans nos discussions. Or, en France, le médicament est bien remboursé par la Sécurité sociale, avec une loi de financement chaque année.

M. Jean-Marc Aubert. - Tel est le cas dans à peu près toute l'Europe.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - En France, quelle est la part de responsabilité du prix du médicament dans les pénuries actuelles ? Un certain nombre d'interlocuteurs nous disent que le prix du médicament est bas en France, du fait d'arbitrages rendus par le CEPS et d'un système de protection sociale permettant un accès normé aux médicaments, y compris innovants. À ce sujet, vos données internationales vous permettent-elles de comparer d'un pays à l'autre ?

M. Jean-Marc Aubert. - Les consommations peuvent être très variables d'un pays à l'autre, y compris sur des médicaments comme l'amoxicilline ou le paracétamol. Ceci est toutefois davantage lié à des habitudes de consommation qu'au prix. Certains pays consomment beaucoup d'aspirine ; d'autres consomment davantage de paracétamol ou d'ibuprofène. Il est donc très difficile de répondre à votre question.

Du reste, on constate que les pénuries les plus importantes observées récemment en Europe sont multilatérales, ce qui tendrait à démontrer un impact du prix limité. Le prix pourrait davantage avoir un impact sur la capacité à diriger des produits vers l'Europe plutôt que vers les Etats-Unis - les prix pouvant, en fonction des produits, être plus élevés aux Etats-Unis. Il conviendrait de réaliser une étude fine sur le sujet. Au regard du caractère multifactoriel des pénuries, une telle étude ne permettrait pas forcément de répondre à votre question.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez indiqué que le Danemark procédait à des appels d'offres toutes les deux semaines. Cependant, la population du Danemark n'excède pas six millions d'habitants, quand la population française avoisine les 70 millions d'habitants. L'échelle n'est donc pas la même.

M. Jean-Marc Aubert. - Telle est la réserve que j'ai émise.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Les comparaisons internationales apparaissent ainsi complexes. Dans la question du prix, les volumes jouent un rôle important.

M. Jean-Marc Aubert. - Durant les 20 dernières années, le marché français du médicament a reculé de la première à la deuxième place à l'échelle européenne ; il est aujourd'hui très proche de celui de l'Italie ou du Royaume-Uni. Je pourrai vous transmettre un rapport public que nous avons établi sur le sujet, reposant sur des données en prix de vente, sans prise en compte des éventuelles remises, et non en prix de consommation.

Pour les producteurs, le marché français a donc perdu de son exceptionnalité en termes de rentabilité, ce qui pourrait expliquer en partie la désindustrialisation observée en France. Chaque pays conserve par ailleurs sa propre politique d'attractivité. Dans les années 2000, la politique d'attractivité française vis-à-vis de l'industrie pharmaceutique était relativement simple, car la France constituait le plus important marché européen. Le Royaume-Uni, quant à lui, a mis en place des mécanismes permettant de favoriser les implantations sur son territoire.

En tout état de cause, il est clair que les risques de pénuries sont plus importants pour les médicaments qui rapportent peu à leurs producteurs. Pour les médicaments courants, il est par ailleurs plus compliqué de constituer des stocks importants.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Certains de nos interlocuteurs nous ont indiqué que le prix du médicament jouait un rôle important dans les pénuries ; d'autres, dont le Directeur de la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM), nous ont indiqué que cette dimension ne comptait pas. Nous essayons donc d'identifier la part jouée par chacun des facteurs de pénuries.

M. Jean-Marc Aubert. - De fait, avec des chaines logistiques complexes, les pénuries sont multifactorielles. Sans visibilité sur la production de chaque usine de matières premières, il est donc difficile de répondre à certaines questions, sur les délais de reconstitution des stocks notamment.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de représentants de cabinets de conseil

(mercredi 24 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous poursuivons nos travaux par une audition conjointe des représentants de plusieurs cabinets de conseil. Nous vous remercions, Madame, Messieurs, de vous être mobilisés.

Son titre le formule clairement : notre commission d'enquête entend rechercher les liens entre les phénomènes de pénurie de médicaments, qui affectent de manière croissante la prise en charge des patients en France, et les choix industriels réalisés par les entreprises pharmaceutiques ces dernières décennies.

À cet égard, il nous semble que plusieurs tendances de fond peuvent être distinguées, sur lesquelles nous souhaiterons bénéficier de votre éclairage.

D'abord, le secteur est marqué par une importante spécialisation des grandes entreprises pharmaceutiques. À la faveur de plusieurs vagues de cessions ou de fusions, celles-ci ont eu tendance à recentrer leurs activités sur certaines aires thérapeutiques, rémunératrices, ou certaines étapes du processus de production des médicaments. Les activités chimiques, et en particulier la production des principes actifs des spécialités matures, ont été singulièrement touchées par ce mouvement d'externalisation.

Par ailleurs, le secteur a connu ces dernières décennies de nombreuses vagues de délocalisation. La concentration de la fabrication de principes actifs en Asie, en particulier, a souvent été mentionnée durant nos auditions comme un facteur important de fragmentation des chaînes d'approvisionnement et, pour la France, de perte de souveraineté. L'industrie française apparaît, à cet égard, particulièrement touchée : auparavant leader, notre pays n'occupe plus que la quatrième place en Europe en matière de production de médicaments et le nombre d'entreprises impliquées y a été divisé par deux depuis 40 ans.

Enfin, les prix très élevés obtenus des régulateurs ont encouragé les grandes entreprises pharmaceutiques à privilégier le développement et la production de produits innovants, au détriment de produits matures pourtant indispensables à la prise en charge des patients. Ce sont ces produits matures qui, en infectiologie comme en cancérologie et dans de nombreuses aires thérapeutiques, concentrent l'essentiel des difficultés d'approvisionnement observées ces dernières années.

Parce que vous avez été amenés à conseiller les entreprises pharmaceutiques dans leurs choix stratégiques et, plus largement, à analyser pour vos clients ce secteur d'activité, nous souhaitons bénéficier de votre éclairage sur l'ensemble de ces stratégies industrielles. Votre audition doit permettre à la commission d'enquête de revenir à l'origine des constats de pénuries et des inclinaisons stratégiques opérés par les entreprises pharmaceutiques ces dernières décennies.

Vous pourrez nous dire dans quelle mesure ces choix ont contribué, selon vous, à fragiliser les chaînes de production et à aggraver les phénomènes de pénurie. De manière plus prospective, vous pourrez également nous indiquer dans quelle mesure une relocalisation en France et en Europe d'une partie des capacités de production aujourd'hui absentes vous paraît possible et souhaitable.

Nous auditionnons donc aujourd'hui : M. Thomas London, directeur associé au bureau de Paris de McKinsey & Company et responsable pour la France des activités santé publique ; M. Olivier Wierzba, directeur associé senior du Boston Consulting Group, en charge du soin ; MM. Laurent Benarousse et Julien Gautier, directeur associé et associé senior de Roland Berger Paris ; M. Loïc Plantevin et Mme Laurence Chiapponi, associé senior et directrice marketing au sein de Bain & Company ; enfin M. Jean-François Lopez, directeur associé d'AEC Partners.

Je vais vous céder la parole tour à tour pour un propos introductif de cinq minutes. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions. Comme vous l'aurez compris, notre commission d'enquête entend obtenir des réponses étayées à des questions précises.

J'indique que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite, chacun votre tour, à activer votre micro et prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

M. Thomas London, M. Olivier Wierzba, M. Laurent Benarousse, M. Loïc Plantevin, Mme Laurence Chiapponi et M. Jean-François Lopez prêtent serment.

M. Jean-François Lopez, directeur associé d'AEC Partners. - Le coeur de métier d'AEC Partners est le conseil aux industriels de la santé ; nous comptons une trentaine de conseillers et notre activité consiste à aider nos clients à comprendre l'environnement - zone géographique ou aire thérapeutique - dans lequel ils sont ou projettent d'entrer et à évaluer l'intérêt potentiel des produits de santé qu'ils aimeraient introduire sur le marché ; libre à eux, ensuite, de suivre ou non les recommandations que nous formulons.

Pour ma part, je m'occupe plus spécifiquement des procédures d'accès au marché, de l'évaluation du médicament par la commission de la transparence de la Haute autorité de santé (HAS) et de la négociation et des renégociations successives du prix des médicaments, les prix régulés donnant lieu à de fréquentes vagues de réévaluation. Je précise qu'AEC Partners n'intervient pas dans le conseil en politique industrielle ni sur les questions logistiques d'implantation d'usines ; je ne serai donc pas en mesure de répondre aux questions portant sur l'organisation de la chaîne de production des médicaments.

M. Loïc Plantevin, associé senior de Bain & Company- Bain est un cabinet de conseil en stratégie créé à Boston en 1973 ; son bureau parisien a été fondé en 1985 et nous comptons une cinquantaine d'associés à Paris, dont quatre affectés au pôle de compétences santé. Grâce à nos 65 bureaux implantés dans 40 pays, nous aidons nos clients à accélérer leur création de valeur, qu'elle soit économique ou sociétale. Nous accompagnons les équipes de direction dans l'élaboration et la mise en oeuvre de leurs choix stratégiques.

Notre champ d'intervention est large : stratégies globales ou de transformation, fusions et acquisitions, stratégies d'innovation et commerciales, amélioration de la performance, transformation digitale. Nous servons les acteurs de nombreux secteurs industriels, dont celui de la santé, en particulier les acteurs de la pharmacie et des dispositifs médicaux.

Depuis 2019, le travail accompli par le bureau de Paris pour des acteurs de la santé en France a ainsi représenté une trentaine de projets sur les 617 projets réalisés dans ce pays, soit environ 5 %. Nous sommes par ailleurs très actif dans le monde de l'investissement, accompagnant de nombreux fonds dans leurs transactions et dans le soutien des sociétés de leur portefeuille.

Au-delà des travaux effectués pour nos clients, nous publions régulièrement des rapports sur différents sujets. Nous venons ainsi de publier, au mois de février, en partenariat avec la Chambre de commerce américaine en France (AmCham), notre baromètre annuel du moral des investisseurs américains sur la France, qui intègre dans son panel un pourcentage significatif d'industriels de la pharmacie.

Nous sommes à votre disposition pour répondre à toutes vos questions, étant précisé néanmoins que notre exposition aux problématiques spécifiques des pénuries de médicaments est très limitée.

M. Olivier Wierzba, directeur associé senior du Boston Consulting Group, en charge du soin. - La question des pénuries de médicaments, particulièrement critique cet hiver, est pour les Français un sujet de préoccupation majeur et nous sommes très sensibles au travail de votre commission. Il ressort d'ailleurs des discussions que nous avons avec nos clients que ce sujet, comme ceux de la sécurisation des chaînes d'approvisionnement et des investissements industriels, est en haut de l'agenda des dirigeants des entreprises pharmaceutiques.

Le BCG est un cabinet de conseil international détenu par ses associés, présent dans près de 60 pays dans le monde. Nous sommes implantés en France depuis 50 ans ; nous y employons environ 1 200 personnes. La quasi-totalité des clients pour lesquels nous travaillons en France sont des entreprises françaises. Le coeur de notre activité concerne le conseil en stratégie à destination de grandes et moyennes entreprises : nous les accompagnons dans leur transformation, notamment digitale ou environnementale, en amont comme en aval des décisions d'investissement.

Nous disposons d'une triple expertise : sectorielle - santé, automobile, grande distribution, etc. -, fonctionnelle - ressources humaines, opérations, enjeux environnementaux, etc. - et technologique - nous aidons nos clients à développer et à mettre en oeuvre des solutions digitales.

Nous travaillons depuis de nombreuses années avec les entreprises du secteur pharmaceutique en France. Nous intervenons sur des enjeux stratégiques - évaluation de projets d'acquisition pour le compte de clients qui souhaitent se renforcer sur certains domaines d'activité -, opérationnels - amélioration des chaînes logistiques pour plus de rapidité ou en vue de garantir un meilleur niveau de service - ou technologiques - utilisation de l'intelligence artificielle visant à accélérer le développement de nouveaux médicaments.

Nous investissons du temps et des ressources afin d'identifier les éléments qui freinent en France l'éclosion du secteur des biotechnologies, aujourd'hui moins compétitif dans notre pays que chez nos voisins allemands, belges ou anglais. Nos analyses font l'objet de rapports publics.

Les équipes du BCG en France sont tout particulièrement engagées dans la défense de la compétitivité de l'économie française et la réindustrialisation du pays. Nous ne croyons pas en une France sans usines ni capacités de production. Dès 2016, nous avons d'ailleurs choisi d'investir à Saclay dans la création d'une usine pilote dont l'unique vocation est de montrer à nos clients que les nouvelles technologies permettent de relocaliser en France des activités, notamment des unités de production plus petites, plus agiles et plus respectueuses de l'environnement - voilà qui est souhaitable tant au nom de l'emploi que de la souveraineté et de la compétitivité durable de notre pays.

M. Thomas London, directeur associé de McKinsey & Company au bureau de Paris et responsable pour la France des activités santé et secteur public. - Responsable des activités santé publique et secteur public de McKinsey, je mesure combien l'approvisionnement en médicaments est un enjeu clé.

Nous avons commencé à collecter des éléments pour répondre à vos questions et, si nécessaire, nous compléterons nos réponses par écrit - je précise qu'à titre personnel je n'interviens pas sur ces sujets d'organisation de la chaîne d'approvisionnement auprès des industriels.

Les enjeux industriels font pleinement partie de nos missions ; nous travaillons prioritairement, avec certains acteurs du domaine pharmaceutique, sur le renforcement de leur base industrielle en France, c'est-à-dire sur le développement de leurs capacités de production et sur l'amélioration de la compétitivité de leurs sites, ce qui permet de consolider leur position et de contribuer à leur maintien sur le sol français. Nous travaillons aussi à des enjeux comme la réduction de l'empreinte environnementale tout au long de la chaîne d'approvisionnement ou le renforcement de l'innovation.

La thématique de votre commission d'enquête couvre deux grandes questions qui sont à la fois connexes et distinctes : la sécurité de l'approvisionnement et la désindustrialisation de la France.

La pénurie de médicaments, loin d'être un phénomène franco-français, touche de nombreux pays industrialisés, bien qu'elle prenne des visages assez contrastés en fonction des pays - l'Italie ou l'Allemagne, par exemple, ont connu récemment des pénuries d'ibuprofène. Il n'y a donc aucune exception française en la matière.

Ce phénomène est par ailleurs multifactoriel, les sources de vulnérabilité et de fragilité se situant à différente étapes de la chaîne et variant, d'ailleurs, d'un produit à l'autre. La pandémie de covid-19 a aggravé les pénuries en perturbant les chaînes d'approvisionnement, lesquelles n'ont toujours pas complètement retrouvé leur niveau d'avant 2020.

Quant à la désindustrialisation, elle n'est pas un phénomène récent et n'est pas propre à l'industrie pharmaceutique ; elle a été plus forte en France que dans d'autres pays de l'OCDE : la part de l'industrie dans le PIB y est passée de 19 % en 2000 à 13 % actuellement.

La production est une composante importante, mais pas la seule, du problème que nous avons à traiter : l'enjeu essentiel est celui du développement de la valeur ajoutée, au sens du produit intérieur brut, qui est produite sur le sol français. Dans le domaine de la santé, les solutions passent par le soutien à l'innovation et à la recherche biomédicale, par le développement des biotechs et des start-up, par la localisation des essais cliniques ou de centres de décision européens et mondiaux sur le sol français.

Il est intéressant de noter, à cet égard, que globalement l'industrie pharmaceutique a été créatrice d'emplois, ses emplois salariés étant passés de 78 000 à 96 000 entre 2009 et 2020 et son taux de valeur ajoutée ayant, lui, progressé de 24 % à 34 % sur cette même période.

M. Julien Gautier, associé senior de Roland Berger au bureau de Paris. - Roland Berger est un cabinet d'origine européenne qui s'est implanté en France en 1990 ; notre bureau parisien compte près de 300 collaborateurs. Nos expertises couvrent une partie des problématiques des directions générales ; nos interventions sont ciblées, délimitées dans le temps et systématiquement assorties d'un engagement de résultat. Nous élaborons notamment des plans et des revues stratégiques, nous réalisons des modélisations économiques et financières et nous menons des analyses d'impact dans le cadre de la conduite de programmes.

Nous intervenons dans différents domaines, services financiers, grande distribution, secteur public, énergie, aéronautique, transports, ainsi que, bien sûr, dans le secteur de la santé et du soin. Toutes les activités que je viens d'énumérer ont chacune un poids comparable dans notre portefeuille, la part des clients français issus du secteur de la santé s'élevant à environ 10 % de nos activités.

Roland Berger Paris a développé des méthodologies spécifiques au conseil stratégique et opérationnel dans le secteur de la santé. Nous intervenons dans une grande partie de l'écosystème de la santé, donc dans la chaîne de valeur pharmaceutique, auprès des laboratoires, des fabricants, des grossistes-répartiteurs et des officines, dans la chaîne de valeur des dispositifs médicaux, auprès des fabricants et de certains distributeurs, auprès des acteurs du soin dans leurs différentes infrastructures - cabinets, cliniques, hôpitaux - et auprès des fournisseurs de services de l'écosystème, fournisseurs de logiciels notamment.

Une grande partie de notre activité est liée aux travaux dits de « diligence stratégique » que nous menons notamment à l'occasion d'opérations d'acquisition. Dans ce cadre, nous conduisons des études de marché et d'analyse de concurrence ; nous étudions les facteurs clés de succès, en particulier dans le domaine des dispositifs médicaux, en cardiologie, en ophtalmologie ou en orthopédie ; nous analysons également la constitution de chaînes de soins, dans la santé humaine comme dans la santé animale. Nous réalisons de surcroît des missions de développement de l'activité en proposant aux entreprises des plans stratégiques.

Nous accompagnons des start-up et des biotechs françaises dans leur développement, notamment à l'international, pour maximiser leurs chances de succès, et nous aidons nos clients à définir des stratégies de diversification, à investir dans d'autres activités et à capturer des occasions de croissance sur de nouveaux marchés.

Enfin, nous aidons nos clients à s'adapter aux nouvelles exigences des marchés et à acquérir des compétences clés nécessaires à leur développement, notamment des compétences digitales utiles pour les canaux de distribution. Comme vous nous l'avez demandé, nous avons préparé à votre intention la liste des études et des notes que nous avons réalisées ces cinq dernières années. Même si nous n'avons pas directement travaillé sur le sujet de la pénurie de médicaments, je me tiens naturellement à votre disposition pour répondre à vos questions.

Mme Laurence Cohen rapporteure. - Je vous demanderai de répondre précisément à chacune des questions que je vais vous poser.

Notre pays connaît depuis trois décennies une politique de délocalisation des emplois par les entreprises, notamment pharmaceutiques, pour des raisons d'optimisation de la rentabilité, puisque les normes sociales et environnementales sont moins exigeantes ailleurs qu'en Europe. Avez-vous, en tant que cabinet de conseil, conseillé à une entreprise de délocaliser ses activités de production ? Quelle place la fiscalité a-t-elle prise dans les conseils que vous avez donnés ? Quelle a été votre appréciation pour ce qui est des aides publiques - je pense en particulier au crédit d'impôt recherche (CIR) ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - À question précise, réponse précise : ce qui se conçoit bien s'énonce clairement.

M. Jean-François Lopez. - Comme je l'ai précisé dans mon propos liminaire, nous n'intervenons guère sur les questions proprement industrielles. Il arrive toutefois que ces sujets émergent dans nos discussions avec nos clients, quand la question se pose d'implanter un site : l'analyse prend alors en compte la compétition entre pays et l'enjeu est de valoriser les atouts de notre territoire pour les faire valoir, précisément, auprès de la maison mère, qui est décisionnaire - cette analyse étant menée, la rationalité de la décision prise nous échappe le plus souvent.

Les critères peuvent être axés, très pragmatiquement, sur la politique fiscale, domaine dans lequel notre pays ne dispose pas d'une aura très positive. Je travaille pour beaucoup de clients étrangers, américains notamment ; la complexité du mille-feuille fiscal français suscite chez eux des réactions épidermiques. Au moment d'investir de l'argent pour produire en France, il est fréquent qu'ils hésitent : confrontés à la double perspective d'une négociation de prix extrêmement « dure » et opaque et d'un empilement de taxes et de contributions, ils peuvent se révéler difficiles à convaincre... Notre pays souffre d'une image préconçue : « la France, c'est compliqué ». C'est ce que j'ai pu constater en tentant de défendre des projets d'implantation ou d'extension de sites, notamment de recherche, sur notre territoire.

M. Loïc Plantevin. - Question précise, réponse précise : dans les cinq dernières années, nous n'avons pas travaillé sur des projets de délocalisation de sites industriels établis en France. Nous avons travaillé, en revanche, sur des projets de spécialisation de sites visant à répondre aux besoins d'efficience de certains de nos clients qui, jusqu'à présent, faisaient « un peu de tout, partout ».

M. Olivier Wierzba. - À ma connaissance, nous ne sommes pas intervenus sur des projets dont la concrétisation aurait eu pour conséquence directe la délocalisation de sites industriels installés en France au cours des cinq dernières années.

Nous sommes en revanche intervenus dans la conduite d'un projet qui peut être considéré comme relevant de l'externalisation, celui de la création d'EuroAPI, travaillant tant en amont qu'en aval de cette création.

M. Thomas London. - Comme je l'ai indiqué dans mon propos liminaire, nous nous focalisons sur les questions de renforcement de la base industrielle et de développement et d'amélioration de la compétitivité des capacités de production établies en France, ce qui contribue à leur maintien sur notre sol.

À ma connaissance et compte tenu des informations que nous avons collectées pour cette audition, nous n'avons pas accompagné de projets de délocalisation ou de fermeture de sites français.

M. Julien Gautier. - Nous ne sommes pas non plus intervenus directement sur des enjeux de délocalisation. Nous avons contribué aux réflexions menées autour du renforcement de l'attractivité de la France, donc de la prise en compte de nos atouts et de nos faiblesses dans la compétition entre pays. La thématique fiscale et réglementaire est en effet une composante de l'environnement économique, dont l'analyse sous-tend toute décision d'investissement. Se posent aussi la question de la capacité à créer des emplois, donc à mobiliser des compétences relevant des filières de santé : de la disponibilité sur le territoire des ressources nécessaires au bon fonctionnement d'une usine dépend notre faculté à rassurer un investisseur.

Il a été question d'un « mille-feuille » : la tendance française à la surtransposition ou à la complexité réglementaire est aussi à prendre en compte.

On compte également, à l'actif de la France, ses infrastructures, tant logistiques que sanitaires : il y est facile de transporter un médicament sur l'ensemble du territoire et on y trouve des unités de soins de qualité qui sont autant de centres de dispensation des médicaments.

Je citerai par ailleurs la question de l'optimisation du maillage territorial : les soins doivent être organisés de telle manière que les bons moyens soient placés aux bons endroits. Or, en France, on a souvent assisté à un saupoudrage des investissements un peu partout sur le territoire.

Quant au CIR, il s'agit pour la France d'un véritable outil de différenciation, un atout important pour sa capacité à attirer les investissements.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Monsieur Gautier, vous êtes le seul à avoir répondu sur le CIR, et vous dites qu'il s'agit d'un bon outil. Or, en fait de fiscalité, je ne vois pas comment on peut taire que la France est la championne des aides publiques ; mais je n'ai rien entendu à ce propos dans l'ensemble de vos réponses.

Monsieur Plantevin, votre cabinet a-t-il conseillé à Sanofi - que nous avons auditionné - de réduire la voilure à Aramon et à Sisteron, au nom de la spécialisation ?

Chacun de vous a répondu n'avoir travaillé sur aucun projet de délocalisation de site. Est-ce à dire que vous n'avez même pas conseillé des délocalisations partielles de technologie ou de production au motif de l'efficience ?

M. Loïc Plantevin. - Vous comprendrez que, s'agissant d'une audition publique, je ne puisse citer le nom d'un client, mais je peux affirmer que nous n'avons pas travaillé avec Sanofi sur les deux sites que vous mentionnez. Quant au thème de la délocalisation, je ne peux que me répéter : au cours des cinq dernières années, nous n'avons pas travaillé sur la délocalisation de sites implantés en France.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Se pourrait-il néanmoins que vos conseils aient pu avoir comme conséquence indirecte le choix par vos clients d'une stratégie industrielle qui serait passée, elle, par des délocalisations ? Je veux dire par là que, bien que vous n'ayez jamais émis un tel conseil en tant que tel, votre travail aurait pu conduire, par un effet d'entraînement que vous ne pouviez ignorer, à des choix de délocalisation...

M. Loïc Plantevin. - Merci pour cette précision. En réalité, notre activité auprès des « Big Pharma » se concentre sur les nouveaux produits qu'elles développent, très peu sur les produits matures, lesquels sont seuls concernés par les problématiques d'externalisation et de délocalisation. Je ne vois donc pas de lien entre nos recommandations et les délocalisations.

M. Jean-François Lopez. - Pour notre part, nous ne travaillons quasiment jamais sur les produits matures et sur leurs enjeux, mais sur le lancement de produits et d'innovations qui, souvent, ne sont pas produites en France ni en Europe. Nous ne travaillons donc pour ainsi dire pas sur l'outil productif tel qu'il est ou tel qu'il va devenir. L'unique travail que nous menons autour des produits matures est celui qui a trait à la régulation de leur prix, sujet par où se croisent les deux types de produits, nouveaux et anciens - mais nous pourrons en reparler.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Effectivement, nous parlerons des prix dans un deuxième temps.

M. Olivier Wierzba. - Il est très difficile de retracer les choses précisément, mais je ne vois pas de conseils que nous ayons émis ou d'analyse stratégique que nous ayons faite qui auraient pu avoir pour conséquence, même indirectement, des transferts de technologie ou d'activité, que ce soit sur des produits matures ou sur des innovations.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Et que dites-vous du CIR, et du fait que les aides publiques très généreuses qui y sont versées sont un atout de notre pays ?

M. Olivier Wierzba. - L'attractivité d'une localisation industrielle résulte d'un ensemble de facteurs, parmi lesquels la fiscalité et les aides publiques, la disponibilité des compétences, la qualité des infrastructures, les prix des médicaments et le coût des matières premières. La France a bien des atouts, en particulier ses infrastructures, ses compétences, ses aides publiques, avec le CIR, aussi bien que le coût de l'énergie ; tous ces éléments positifs sont mis en balance avec les éléments négatifs.

M. Thomas London. - En effet, la disponibilité des compétences dans notre pays et la productivité des sites sont des ingrédients de l'attractivité du territoire français. Je précise par ailleurs que nous nous interdisons de donner à nos clients des conseils en matière de fiscalité : ce domaine ne fait pas partie du périmètre de notre intervention. Enfin, pour répondre directement à votre question, à ma connaissance et sur la base de la collecte d'informations que nous avons entreprise, je n'ai pas identifié de projet où nous soyons intervenus qui aurait conduit, directement ou indirectement, à une délocalisation ou à un transfert d'activité.

M. Julien Gautier. - Je parviens à la même conclusion, sur la base des études que j'ai préparées. Pour mettre les choses en perspective : lorsque nous travaillons à renforcer la compétitivité de l'activité implantée sur le territoire français, il y a des arbitrages à faire, sur des spécialisations en particulier, pour atteindre le bon niveau de compétitivité - et ces arbitrages peuvent avoir, par ricochet, un impact sur les molécules moins performantes : il y a là une dynamique classique dans le développement des entreprises.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - J'ai bien entendu que McKinsey ne donnait pas de conseils fiscaux à ses clients ; mais qu'en est-il des autres cabinets de conseil ?

Vos réponses me laissent des doutes. On peut jouer au chat et à la souris : vous pouvez gagner du temps en demandant que nous précisions nos questions toujours davantage, en répondant que la localisation industrielle dépend d'un ensemble de facteurs - nous ne vous avons pas attendus pour le savoir. Ce qui nous intéresse, c'est de savoir comment, précisément, vous hiérarchisez ces facteurs, c'est-à-dire les atouts français, et, parmi eux, de savoir quelle est la place de la fiscalité. Je le précise parce que j'aimerais que vous alliez au bout de vos réponses. Avez-vous conseillé, en dehors même des industries et des laboratoires pharmaceutiques, des entités publiques du secteur de la santé intéressées à la question de la souveraineté sanitaire ? Je parle des ministères de la santé et de l'industrie, par exemple, mais aussi des agences qui en dépendent. J'attends des réponses précises à mes questions. Avez-vous conseillé des structures hospitalières, y compris des centrales d'achat, et, le cas échéant, sur quels points et pour quels montants ?

M. Jean-François Lopez. - Je répondrai avec la plus grande précision : non, nous ne sommes pas intervenus sur ces questions. Le conseil hospitalier est un domaine d'activité très spécialisé et les cabinets qui s'en occupent ne sont pas présents à cette audition. Il en va de même pour les questions d'organisation des structures hospitalières : ce sont des sujets sur lesquels nous ne travaillons pas.

M. Loïc Plantevin. - Mon cabinet a choisi de ne plus intervenir dans le secteur public depuis plusieurs années. Nous sommes cependant intervenus pro bono, donc gratuitement, pour aider le ministère de la santé pendant la crise sanitaire, en avril 2020, et l'accompagner dans la montée en capacité du test de dépistage du covid-19, en vue d'aider le pays à sortir du confinement.

M. Olivier Wierzba. - Le secteur public de la santé représente à peine 1 % de notre chiffre d'affaires ; je n'en suis pas chargé en raison de la séparation interne de nos activités entre secteur privé et secteur public. Il me semble que nous avons conduit trois projets en lien avec ce secteur dans les cinq dernières années, dont aucun n'était lié à la souveraineté sanitaire
- mais je préfère que nous vous répondions par écrit.

M. Thomas London. - Nous disposons, quant à nous, d'un champ d'activité important en santé publique : nous avons accompagné des acteurs publics, en particulier des hôpitaux publics, dans l'amélioration de leurs parcours de prise en charge des patients et de leur fonctionnement opérationnel. Nous avons travaillé sur des sujets d'innovation, notamment au développement d'instituts hospitalo-universitaires (IHU). Nous avons aussi travaillé avec la Haute Autorité de santé, sur la mise en oeuvre des aspects logistiques de la campagne de vaccination notamment. Nous avons fourni à une autre commission d'enquête du Sénat la liste très complète des travaux que nous avons effectués dans ce secteur ; je vous la communiquerai volontiers. De mémoire, je ne pense pas que nous ayons travaillé sur des sujets de souveraineté sanitaire.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La notion de souveraineté sanitaire n'est qu'un aspect de nos travaux : nous nous intéressons à la pénurie de médicaments, donc à leur approvisionnement, et en particulier aux aspects logistiques du problème.

M. Thomas London. - J'entends bien, mais quelles sont vos questions spécifiques ?

M. Laurent Benarousse, directeur associé de Roland Berger au bureau de Paris. - Étant chargé du secteur public au sein du bureau parisien de Roland Berger, je peux citer les trois missions d'accompagnement que nous avons réalisées au cours des cinq dernières années.

Premièrement, nous avons accompagné l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) sur l'optimisation de son fonctionnement interne, hors activité de santé - hébergement, restauration, lingerie.

Deuxièmement, au tout début de la crise sanitaire, nous avons mis à disposition de l'AP-HP, pro bono, des salariés pour aider l'établissement public dans des tâches très diverses, liées par exemple à la distribution de matériels médicaux.

Troisièmement, nous avons mis à disposition du ministère de la santé quelques salariés pour abonder sa cellule de crise pendant la crise sanitaire ; ils ont rempli des tâches très diverses - je pourrai vous mettre en relation avec eux si vous le souhaitez.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Dès lors que vous intervenez auprès des hôpitaux, nous pouvons nous demander - en particulier au regard des travaux de la commission d'enquête sénatoriale sur l'influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques - si vous avez travaillé sur les stocks : avez-vous conseillé vos clients en matière de stocks ? Cette question a un lien direct avec celle des pénuries.

Plusieurs d'entre vous nous ont dit qu'ils nous donneraient des précisions sur la négociation des prix des médicaments. Nous avons reçu la société IQVIA, qui prodigue des conseils en la matière à ses clients. Quel a été votre rôle en la matière ? Et avez-vous participé, de près ou de loin, à des négociations avec le Comité économique des produits de santé (CEPS) ?

M. Jean-François Lopez. - On touche ici à mon coeur de métier.

Quand un client veut savoir quelles sont ses perspectives sur le marché français, nous l'aidons à décrypter les étapes de mise sur le marché d'un médicament en France et nous l'accompagnons dans ces étapes. Il arrive que certains de nos clients soient déjà présents sur le marché français, mais sans disposer de l'expertise nécessaire pour évaluer leurs projets ; nous les aidons à les formaliser et à les présenter dans les formes attendues par la HAS, avec les données cliniques utilisées pour l'évaluation du service médical rendu (SMR) et de l'amélioration du service médical rendu (ASMR), que le CEPS va ensuite utiliser pour fixer le prix du médicament.

Vous savez qu'il y a deux prix - le prix facial, tel qu'il apparaît sur la boîte, et le prix régulé, le prix net - et qu'il existe une dissymétrie entre le prix affiché et celui qui est effectivement payé par la collectivité. La régulation se fait à l'entrée sur le marché, et durant toute la vie du produit.

Nous aidons nos clients à comprendre ces mécanismes : il faut de la pédagogie, en particulier avec les firmes étrangères, pour faire comprendre l'horizon des possibles, qui est clairement délimité par l'évaluation de la HAS et tient principalement au prix net des comparateurs utilisés par le CEPS. La projection peut être décevante, par exemple lorsqu'une thérapie alternative, qui a nécessité un fort investissement clinique, est comparée avec un traitement peu onéreux, comme les corticostéroïdes. Notre travail est donc de prévenir nos clients de la façon dont les choses fonctionnent, de leur exposer la doctrine du CEPS, fondée sur la notion de comparateur, pour leur donner une vision des possibles, de leurs chances de succès et des meilleurs moyens de l'obtenir.

Je précise toutefois que nous n'intervenons jamais directement auprès du CEPS : la responsabilité de la négociation incombe à nos clients, et à ce stade la qualité du négociateur est déterminante, mais sur ce paramètre nous n'avons guère de prise : deux causes identiques plaidées par deux personnes différentes n'aboutiront pas au même résultat.

Ces mécanismes peuvent-ils entraîner des pénuries ou un moindre accès à certains médicaments ? Je le pense et en donnerai deux exemples récents.

Le premier est celui d'une firme française qui développait, à la demande de cliniciens français, une solution pédiatrique qui n'étais certes pas une révolution du point de vue du produit lui-même, mais l'était eu égard à sa galénique et à son mode de dispensation, s'agissant d'un traitement exigeant que le jeune enfant soit réveillé trois fois par nuit pour ingurgiter un liquide au goût assez épouvantable. L'industriel a démontré l'utilité de cette innovation, donc obtenu une ASMR IV, mais, en conclusion de la négociation, le CEPS, appliquant les critères de l'accord-cadre, a proposé un prix... inférieur au prix de revient industriel. Il ne s'agissait pourtant pas d'une thérapie particulièrement onéreuse : le traitement en question coûtait de 5 000 à 7 000 euros par an.

Le CEPS aura beau jeu de répondre que le critère industriel n'est pas un critère de fixation du prix - le champ d'application de l'article 65 du PLFSS pour 2022 reste marginal. Le Comité répondrait également qu'il n'est pas garant d'une quelconque marge que devrait réaliser l'industriel ; quoi qu'il en soit, dans un tel cas, les critères du CEPS débouchent sur une situation où un industriel aura fait cinq ans de recherche pour mettre sur le marché un produit qui lui coûtera marginalement de l'argent, la négociation débouchant sur un prix équivalant à l'addition du coût de revient industriel et de la marge de distribution - voilà qui n'est guère motivant... Ces situations sont peu fréquentes, mais elles existent.

Deuxième exemple : celui d'un laboratoire exploitant un produit de prescription régulé et faisant appel, pour sa fabrication, à un façonnier français qui se trouve être très dépendant de ce produit. L'augmentation en cascade des coûts de production, avec la hausse du prix des matières premières, conduit à une situation où le prix de revient par unité devient supérieur au prix régulé ; le laboratoire demande au CEPS s'il est possible d'envisager une augmentation en conséquence du prix de vente pour assurer la pérennité de cette production. La réponse du Comité, parce que ses règles sont faites ainsi, se révèle négative, en vertu de l'existence de comparateurs, qui empêche de renégocier. Il en résulte la mise en péril du façonnier français : quoi qu'il arrive, que l'industriel décide ou non de renoncer à l'inscription de son produit au remboursement, il y aura inévitablement un impact sur les volumes, donc sur la production.

Je ne critique pas le travail du CEPS : je dis que les règles qu'il applique lui interdisent de faire preuve de souplesse en prenant en compte, dans la négociation avec les industriels, certains éléments spécifiques.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Il faut trouver l'équilibre entre la transparence, la reproductibilité des relations contractuelles et la nécessité de fonder la négociation sur des éléments de comparaison objectifs.

M. Jean-François Lopez. - Tout à fait. Concernant le premier exemple que j'ai évoqué, je trouve étonnant que la direction générale des entreprises et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), qui sont représentées au CEPS, soient impuissantes à empêcher une issue dans laquelle le prix proposé par le Comité est inférieur au prix de revient industriel.

Faute d'accord sur le prix, une solution a néanmoins été trouvée : ce produit continue à être distribué sur le marché grâce au maintien d'une autorisation d'accès précoce, dispositif dont la régulation est moins pénalisante que celle qui aurait prévalu s'il avait été commercialisé. Mais il s'agit d'une rustine. Offre-t-elle une vision pérenne à la firme, sur laquelle fonder ses futures décisions d'investissement ? Je n'en suis pas certain...

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Là où il s'agit d'évaluer l'innovation, on se focalise beaucoup sur les substances actives pharmaceutiques (API), moins sur les formes galéniques, qui peuvent pourtant améliorer significativement l'observance du traitement, laquelle doit être prise en compte dans l'ASMR.

M. Loïc Plantevin. - Lorsque nous intervenons pour élaborer des stratégies de lancement de produits pharmaceutiques innovants, nous sommes confrontés, parmi d'autres sujets, à ces problématiques d'accès et de prix, qui se posent à une échelle globale, beaucoup plus large en tout cas que celle de la France, laquelle ne représente que 3 % du marché mondial de l'industrie pharmaceutique.

Nous ne sommes pas directement impliqués dans des négociations techniques de fixation du prix avec le CEPS, comme nous ne le sommes pas avec l'IQWiG (Institut für Qualität und Wirkschaftlichkeit im Gesundheitswesen) en Allemagne ou le Nice (National Institute for Health and Clinical Excellence) au Royaume-Uni. En revanche, nous prenons en compte la dynamique des prix pour séquencer les lancements en tenant compte de l'effet des paniers de référence au niveau européen.

M. Olivier Wierzba. - Avons-nous travaillé sur la fixation du prix de certains médicaments ou avons-nous participé à des négociations ? Non, pas à ma connaissance.

Sur les stocks, en revanche, nous avons des travaux en cours, liés aux pénuries et ruptures constatées au cours de la crise sanitaire. L'un de nos clients, qui s'est rendu compte à cette occasion de la complexité, de la vulnérabilité et du manque de transparence de sa chaîne d'approvisionnement, nous a demandé de l'aider à rendre cette chaîne plus robuste, l'idée étant de diminuer les pénuries, dont le coût est important, et d'améliorer le service rendu aux patients en mettant à leur disposition les volumes de produits nécessaires en temps et en heure.

Dans l'exercice de cette mission, nous ne nous focalisons pas sur les questions de stock : nous évaluons l'ensemble des maillons de la chaîne. Il est possible, à l'aide d'outils digitaux et analytiques, de mieux anticiper les évolutions de la demande et de remonter de manière plus fluide le long de la chaîne d'approvisionnement, jusqu'aux sites de production.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Que pensez-vous de faire un tel travail de sécurisation, à l'échelle française comme à l'échelle européenne, pour une liste limitative de médicaments dits critiques, à la fois fortement exposés, structurellement ou conjoncturellement, au risque de pénurie, et essentiels eu égard à leur SMR, donc au caractère préjudiciable de toute rupture d'approvisionnement du point de vue de la santé publique ?

M. Olivier Wierzba. - Il y aurait là un travail important dont les industriels tiendraient compte à coup sûr.

M. Thomas London. - Concernant le sujet des stocks de médicaments, nous avons eu l'occasion de travailler de façon très spécifique, à l'échelle d'une unité de soins ou d'un bloc opératoire, sur la bonne adéquation des stocks déportés. Mais nous voilà rendus assez loin du sujet du jour... Je ne sais si nous y avons travaillé à une échelle plus large ; je vous ferai parvenir la liste de nos travaux rapidement.

Nous ne jouons un rôle en matière de prix qu'en tant que nous accompagnons des stratégies de produit à l'échelle globale...

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Le prix entre évidemment en ligne de compte dans le modèle économique du médicament...

M. Thomas London. - Bien sûr, mais je ne sais pas dans quelle mesure nous intervenons dans le détail des questions de fixation du prix, d'autant que la France, on l'a dit, ne représente qu'un marché parmi d'autres.

Notre cabinet n'intervient pas directement auprès du CEPS : cela fait partie des règles que nous nous sommes fixées.

M. Julien Gautier. - Je rejoins mes collègues. Les travaux que nous menons lorsque nous accompagnons le lancement d'un produit consistent à déterminer les conditions de succès de l'entrée de ce produit sur les différents marchés géographiques. Le prix est naturellement l'un des éléments clés d'un modèle économique ; mais il y va d'une expertise spécifique qui nécessite une connaissance fine des mécanismes réglementaires locaux. Nous n'intervenons pas non plus directement auprès du CEPS.

Nous travaillons, en revanche, à la stabilisation des chaînes d'approvisionnement avec l'ensemble de l'écosystème de santé. À cet égard, nous avons noté que les problèmes de disponibilité de certaines matières - je pense aux principes actifs -, qui existaient avant la crise sanitaire et sont liés à des choix d'approvisionnement historiques, ne sont toujours pas résorbés et deviennent des sujets majeurs pour les industriels. Les situations de pénurie pénalisent tout le monde : les patients, mais aussi les industriels.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Utilisez-vous des comparateurs de prix du médicament de pays à pays ?

M. Julien Gautier. - Non. En revanche, lorsque l'on organise un lancement de produit, des comparaisons sont établies non pas pays par pays, mais avec des molécules similaires, pour avoir un ordre de grandeur du prix qui pourrait être obtenu du régulateur.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Le prix de la plupart des médicaments matures serait en France, nous dit-on, inférieur à ce qu'il est dans les pays comparables. N'y a-t-il pas là un élément d'arbitrage lorsqu'il s'agit, en situation de tension, de dimensionner la taille des stocks dévolus à chaque pays ? La France est-elle considérée comme un terreau favorable, d'un point de vue financier, au lancement de thérapies innovantes, ou d'autres pays sont-ils réputés pour l'être davantage ?

M. Loïc Plantevin. - Le CIR est un atout indéniable dont dispose la France pour attirer des investissements, en matière d'innovation et de R&D davantage que de développement d'outils industriels et de production.

M. Jean-François Lopez. - Je partage ce qui vient d'être dit. Le CIR est néanmoins un dispositif ambigu : très intéressant pour les entreprises qui sont déjà présentes sur le marché français et souhaitent y développer leur activité, il n'est pas forcément lisible pour celles qui en sont au stade de l'arbitrage entre leur implantation en France ou ailleurs.

Si l'innovation bénéficie, avec l'accord-cadre, d'une garantie de prix européen, la question des comparaisons se pose bien davantage pour les produits matures. Et quand, comme cela arrive, un même produit est vendu en France deux fois moins cher que sur tous les autres marchés européens, l'industriel, en plus de perdre de l'argent, est confronté à des problèmes d'exportations parallèles : un flux repart vers l'étranger, car la différence de prix avec le marché français permet aux distributeurs de dégager des marges substantielles.

Le prix peut être un frein majeur à l'accès : lorsque surviennent des problèmes de production et qu'un produit mature n'est plus disponible qu'en quantités limités, il est plus rentable de le fournir à un marché qui rapporte de l'argent qu'à un marché qui n'en rapporte pas... Ce genre de décision relève de la simple rationalité des gestionnaires d'entreprise.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Le président d'IQVIA nous a dit que la fixation des prix relevait en France d'un processus assez prévisible : en êtes-vous d'accord ?

Vous nous dites tous que vos conseils n'ont pas entraîné de délocalisation, même partielle, ni de technologie ni d'activité. J'observe cependant que le BCG a conseillé Sanofi dans la définition de sa stratégie : vous auriez travaillé sur son plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) et sur la rationalisation du nombre de produits distribués par le groupe, soit 300 familles de produits et plus de 23 000 références. Or, en supprimant des postes et en affaiblissant la production, on fragilise nécessairement l'approvisionnement futur en médicaments, ce qui a un lien direct avec les pénuries. Qu'en est-il, monsieur Wierzba ? J'aimerais une réponse précise.

Même question au cabinet McKinsey, qui a exercé auprès de Sanofi ces mêmes missions de conseil stratégique entre 2015 et 2019 : avez-vous suivi la même logique ?

Ma dernière question s'adresse à tout le monde : elle porte sur le modèle économique des médicaments innovants. Les « Big Pharma » privilégient le rachat de start-up afin de profiter de niches à moindres frais, d'une recherche déjà menée à bien. Avez-vous conseillé des industriels en ce sens, quitte à « couper l'herbe sous le pied » d'exploitants de médicaments matures pénalisés par le caractère très onéreux des traitements innovants ?

M. Olivier Wierzba. - Nous avons travaillé à la mise en oeuvre d'un PSE de Sanofi en 2019. N'y ayant pas directement participé, je ne saurais vous dire précisément quel fut notre rôle, mais nous avons aidé Sanofi à mettre en oeuvre et à mettre en forme les décisions prises par l'entreprise dans ce cadre.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Sur cette question précise, comme sur d'autres, nous vous demandons une réponse écrite.

M. Olivier Wierzba. - Je l'ai bien noté ; nous vous répondrons également par écrit sur notre rôle dans la rationalisation du portefeuille de produits de Sanofi.

Une observation personnelle : pour avoir travaillé sur des rationalisations de portefeuilles, je peux dire que de telles opérations ont plutôt tendance à réduire les risques de pénuries. Plutôt que de diminuer le nombre de produits exploités, en effet, il s'agit de diminuer le nombre de références pour un même produit ; la rationalisation peut avoir des effets bénéfiques en tant qu'elle atténue la complexité d'un portefeuille, ce qui rend l'industriel mieux capable de produire et de distribuer les produits qu'il exploite.

Quelque 70 % des médicaments nouvellement lancés sur le marché émanent de biotechs de petite taille : autrement dit, l'industrie pharmaceutique est très ouverte sur l'innovation « externe », car il est plus facile d'innover dans de petites structures. Promouvoir l'innovation externe ne signifie pas réduire l'effort d'innovation interne, au contraire, je le sais pour avoir travaillé sur des opérations d'acquisition : les grandes entreprises doivent disposer en interne des compétences nécessaires à l'évaluation de la science qui vient de l'extérieur.

Je n'opposerai donc pas ces deux types de recherche : le recours à l'innovation externe n'entraîne selon moi aucune perte de compétences ou de souveraineté et il existe entre les deux une complémentarité forte.

M. Thomas London. - Ne servant pas Sanofi, je ne saurais vous dire si nous avons travaillé dans le même sens que le BCG sur la rationalisation du portefeuille de produits ; nous vous répondrons par écrit.

Pour ce qui est du basculement d'une innovation fortement interne à une innovation majoritairement externe, il me semble que, ces soixante dernières années, l'industrie pharmaceutique a de toute façon été fondée sur l'innovation, qui est au coeur de son modèle de création de valeur.

Aujourd'hui, à mesure que les axes de recherche se multiplient, les sources de l'innovation se trouvent de plus en plus au sein de petites entités agiles en lien avec le tissu académique et avec les hôpitaux. L'industrie a changé de modèle, mettant à disposition sa capacité à amener l'innovation thérapeutique jusqu'à la mise sur le marché, via les essais cliniques notamment ; cela a permis d'accélérer le rythme de l'innovation, avec des bénéfices réels pour les patients.

M. Julien Gautier. - Il faut accepter cette évolution du modèle : elle est inéluctable. Le modèle qui prévalait il y a dix ou quinze ans a fini par conduire à l'échec de projets menés dans le cadre de grandes structures ; la synergie qui est apparue entre les industriels et des structures plus petites, plus rapides, plus spécialisées, me paraît vertueuse.

Le modèle actuel pourrait néanmoins être encore optimisé : il reste beaucoup à faire pour soutenir le transfert de la recherche académique en innovation proprement dite, clé de la création de valeur sur le territoire français, et aider les start-up à franchir avec succès ce que l'on appelle la « vallée de la mort », c'est-à-dire à transformer une recherche prometteuse et une idée en innovation qui fonctionne. Il faut donc travailler au niveau de l'écosystème à la construction d'une filière facilitant la mise à disposition des ressources et des compétences.

Nos clients continuent d'investir de manière très significative dans l'innovation ; simplement, la complexité croissante des domaines scientifiques et techniques impose de faire des choix.

M. Loïc Plantevin. - Le modèle économique n'a pas fondamentalement changé : il y a vingt ans, les laboratoires dépensaient 20 % de leur structure de coûts en innovation et ils continuent de le faire - je parle de ceux dont le coeur du business model est l'innovation.

L'innovation « externe » ne consiste pas seulement à racheter des start-up : cela veut souvent dire nouer des partenariats avec des biotechs, parmi lesquelles un certain nombre de biotechs françaises dont les produits sont très prometteurs.

Dans le coût de développement d'un produit, 80 % des dépenses de R&D sont engagées en phase 3, soit au moment de la dernière phase, précisément celle qui voit intervenir les grands laboratoires. Si les biotechs apportent les idées en amont, c'est aux « Big Pharma » que revient de prendre le risque du développement et de s'exposer financièrement à ce risque, ce qui explique, du reste, qu'ils continuent à dépenser 20 % de leur budget en R&D...

M. Jean-François Lopez. - Les prix des médicaments sont assez lisibles pour les experts qui sont très immergés dans le paradigme français ; ils ne le sont pas pour les experts étrangers, qui sont rarement surpris dans le bon sens...

La tendance est au « nichage » des produits : on s'intéresse de plus en plus à des pathologies orphelines qui touchent de petits effectifs de patients. Priorité a été donnée, dans les années 2000, à la R&D dans les maladies orphelines : cela a été, à l'époque, un cheval de bataille mondiale, dont on récolte aujourd'hui les fruits.

Y a-t-il une volonté spécifique de nichage ? Il y a surtout, me semble-t-il, une volonté spécifique d'aller là où un besoin se fait sentir. Or les besoins s'expriment de plus en plus sur des niches relativement étroites. Voyez le cancer du sein : cette dénomination ne veut plus dire grand-chose tant il existe une multiplicité de cibles différentes, correspondant à autant d'obligations de recherches distinctes.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Lorsque les prix s'envolent, comme on le voit ces dernières années, de manière exponentielle, à la limite du raisonnable, on peut néanmoins douter que le financement public de la santé soit capable de suivre : il y a là un véritable sujet de préoccupation.

Il existe de véritables innovations de rupture, comme l'ARN messager, mais toutes les « innovations » ne sont pas de cet ordre, loin de là. On devrait pouvoir être en mesure désormais de standardiser certains procédés de fabrication, donc de tirer vers le bas le prix de certaines d'entre elles. Remettons de la raison dans ce qui devient déraisonnable !

M. Jean-François Lopez. - Il y a une très grande différence - elle peut être énorme - entre les prix de liste et les prix nets. Et l'innovation marginale n'est jamais récompensée par un prix net plus élevé. En vertu de l'accord-cadre, un produit qui obtient une ASMR IV peut bénéficier d'un prix de liste européen, ce qui donne l'impression d'une inflation ; mais cet effet disparaît au niveau du net. Cette réalité n'est pas visible.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Quand les prix de l'innovation s'envolent de manière aussi incroyable, la tentation est grande de transformer les médicaments matures en variables d'ajustement de l'enveloppe globale. Ces choix ont un impact sur la disponibilité de médicaments anticancéreux essentiels qui, pour certains, font défaut. Les deux questions sont donc étroitement liées.

M. Jean-François Lopez. - Aucune limite basse n'a jamais été fixée dans la cascade d'un prix : la réglementation ne fixe pas de minimum de rentabilité acceptable. Le CEPS ne prend donc pas en compte ce qui est pourtant un critère décisif pour l'industriel. Et jamais la DGCCRF, qui siège pourtant au CEPS, n'intervient pour s'inquiéter de la fixation d'un prix inférieur au prix de revient industriel... Mais le Comité économique des produits de santé ne fait que jouer avec les règles qu'on lui demande d'appliquer, sans considération pour les effets collatéraux.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci pour ces informations ; nous vous ferons parvenir nos questions écrites. Le délai pour y répondre sera serré : je vous remercie par avance de le respecter.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Roland Lescure, ministre délégué chargé de l'industrie

(jeudi 25 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête entend aujourd'hui M. Roland Lescure, ministre délégué chargé de l'industrie.

Monsieur le ministre, vous êtes bien au fait des missions et du fonctionnement des commissions d'enquête, puisque vous étiez, avant votre nomination au Gouvernement en août 2022, président de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale.

Les enjeux de souveraineté ne vous sont pas non plus étrangers, puisque vous avez participé, en votre qualité de député, aux travaux de la commission d'enquête de l'Assemblée sur la fusion Alstom-Siemens et la politique industrielle de la France, ainsi qu'à la mission d'information sur la gestion de l'épidémie de covid-19, dans laquelle les questions de souveraineté sanitaire étaient au premier plan.

Depuis que vous occupez le poste de ministre délégué chargé de l'industrie, j'imagine que les dossiers relatifs à l'industrie pharmaceutique vous ont beaucoup occupé. Je pense aux échanges très tendus autour des dispositions du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) relatives à la régulation des prix du médicament et à la clause de sauvegarde, à la reprise de Carelide qui fabriquait des poches à perfusion, ou encore à la gestion des pénuries aiguës sur l'amoxicilline et le paracétamol au cours des derniers mois. Nous connaissons des pénuries depuis une quinzaine d'années, mais leur progression est exponentielle et elles ont pris un tour critique cette année.

L'action du Gouvernement concernant les pénuries et la souveraineté sanitaire semble s'inscrire essentiellement dans une logique de réaction, plutôt que d'anticipation, même si votre gouvernement ne peut être tenu responsable du manque d'anticipation d'il y a quinze ans...

Pourtant, la crise de la covid-19 a permis d'opérer un changement dans les consciences et mettre au jour les conséquences dramatiques de vingt ans de délocalisation pharmaceutique permise, sinon encouragée, par les pouvoirs publics. Nous parlons ici médicaments, mais le sujet est le même s'agissant des dispositifs médicaux.

Vous pourrez donc nous exposer, dans un propos liminaire, les mesures prises par votre ministère et votre administration pour atténuer ces pénuries, mais surtout pour les prévenir. Une mission placée sous l'égide de la Première ministre est chargée d'approfondir cette réflexion avec l'ambition d'apporter des changements structurels. Installée en janvier, elle devait rendre ses premières conclusions sous trois mois, mais nous attendons toujours.

Vous pourrez nous dire si elle formulera des recommandations au Gouvernement d'ici l'été, de sorte qu'elles puissent être prises en compte dans l'élaboration du PLFSS pour 2024, voire du projet de loi de finances pour 2024, car certaines questions ne relèvent pas du budget de la sécurité sociale.

Vous nous donnerez peut-être également davantage de précisions sur les aides publiques à la réindustrialisation et à la relocalisation, pilotées par votre ministère : nous avons auditionné la direction générale des entreprises (DGE) il y a quelques semaines, mais sommes loin d'avoir obtenu toutes les réponses à nos questions concernant le ciblage et la stratégie de ces aides.

Vous pourrez, je l'espère, nous rassurer sur le fait que les enjeux sanitaires sont bien pris en compte dans la conception de notre politique industrielle, ce dont certaines auditions ont pu nous faire douter : il semblerait que certaines aides ne soient pas conditionnées à des engagements en matière sanitaire en faveur de notre pays.

Pour cette audition d'une durée d'environ une heure et demie, nous vous laisserons tout d'abord la parole pour un propos général de dix minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera des questions plus précises.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Roland Lescure prête serment.

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l'industrie. - Vous l'avez évoqué : deux molécules emblématiques ont fait l'objet de tensions importantes cet hiver, l'amoxicilline et le paracétamol, qui font partie des molécules les plus connues des Françaises et des Français. Ces tensions ont mis au jour des pénuries qui ne datent pas d'hier, mais qui sont particulièrement aiguës dans cette période post-covid. Je souhaite être très clair avec vous : ces tensions sont inacceptables et nous devons tout faire pour qu'elles disparaissent dans les mois et les années à venir.

C'est un sujet ancien : il y a toujours eu des tensions sur des molécules, mais on a changé de dimension ces dernières années, avec neuf fois plus de tensions sur les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur depuis moins d'une dizaine d'années : nous connaissions entre 300 et 400 tensions par an sur ce type de médicament, aujourd'hui on est dans l'ordre du millier.

Je comprends, respecte et trouve vos travaux extrêmement bienvenus. L'Assemblée nationale et le Sénat ont déjà consacré des missions d'information à ces sujets. Nous sommes sur un point d'actualité extrêmement important. Il est toujours plus facile de refaire, le lundi, le match du samedi, mais profitons de notre capacité collective à analyser ce qui s'est passé et à nous projeter vers l'avenir.

Ce sujet n'est pas que franco-français : tous les pays ont connu des pénuries récentes. L'industrie pharmaceutique a été, au même titre que d'autres secteurs industriels, une victime collatérale de la globalisation un peu galopante que nous avons collectivement mise en oeuvre depuis une trentaine d'années, singulièrement depuis un peu plus de vingt ans, avec l'entrée de la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Cette globalisation a quand même eu une face lumineuse : n'oublions pas que ces vingt dernières années, le taux de mortalité infantile, la capacité à soigner, l'espérance de vie dans le monde ont augmenté de manière exceptionnelle et nous le devons en partie à la globalisation de l'industrie pharmaceutique. Cette mondialisation a également permis de limiter la hausse des prix des médicaments consommés dans les pays occidentaux.

Mais la face sombre, ce sont des délocalisations, des emplois en moins et une insuffisante prise en compte des vulnérabilités dans notre politique globale de santé publique - mon collègue chargé de la santé y reviendra - et d'industrialisation - qui est de ma responsabilité.

Les prises de conscience ne datent pas uniquement de la covid, mais elles ont été magnifiées à cette occasion. La mise en oeuvre d'une première feuille de route, élaborée essentiellement autour des biomédecines pour la période 2019-2022, a été affectée par la covid. Mais cette crise a clairement été l'occasion d'une prise de conscience. Les tensions récentes sur certaines molécules ont également accéléré la prise de conscience collective.

Nous avons agi dans l'urgence pour limiter les effets de ces tensions en restreignant les exportations par les grossistes répartiteurs, en améliorant la qualité et le partage de l'information, notamment sur les stocks, etc. L'État a réagi rapidement pour essayer de gérer l'urgence. Nous avons aussi agi dans le cadre du plan de relance en lançant la relocalisation de la production d'un certain nombre de molécules : depuis la covid, nous comptons 42 projets de relocalisation ou de sécurisation de capacités de production de principes actifs. Mais il faut reconnaître que ces actions sont encore insuffisantes.

La responsabilité est partagée. Les industriels, que vous avez reçus, ont reconnu leur part de responsabilité dans les tensions observées, mais aussi dans notre capacité collective à anticiper, à partager l'information
- notamment sur les stocks - et à bien articuler stratégies nationales et européennes.

Nous n'avons pas de liste de produits critiques, mais une liste de 6 000 références de médicaments dits d'intérêt thérapeutique majeur. Mais avoir une liste comportant 6 000 références, c'est comme n'avoir aucune liste : nous devons la sérier, la préciser, la concentrer sur quelques dizaines - au plus quelques centaines - de médicaments, sur lesquels nous devons mettre le paquet. C'est un travail que nous avons lancé avec le ministre de la santé, à la suite des tensions observées cet hiver.

Les pénuries concernent tous les pays. Avant même la covid, une étude de l'OCDE portant sur quatorze pays montrait que tous les pays faisaient face à des pénuries croissantes, en hausse de 60 % entre 2017 et 2019. Ces chiffres ne sont pas actualisés, mais ils se sont évidemment détériorés en 2022. De nombreux pays ont vécu cet hiver ce que nous avons vécu concernant le paracétamol.

Nous sommes à un moment clé, c'est pourquoi je pense que votre commission d'enquête est particulièrement bienvenue. Cinq facteurs se conjuguent pour rendre notre action plus ambitieuse et plus efficace.

Il s'agit en premier lieu, de la crise de la covid et en second lieu des pénuries de médicaments emblématiques, qui ont rendu ces tensions politiquement et collectivement inacceptables.

En troisième lieu, l'Europe, qui ne jouait quasiment aucun rôle dans les politiques médicales, assume désormais son rôle avec les achats groupés de vaccins, la mise en place d'une autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence, etc. Nous pouvons être fiers que la France ait participé à cette évolution.

Je pense en quatrième lieu à la réindustrialisation du pays, à laquelle sommes extrêmement attachés. Elle va concerner l'ensemble des industries, notamment les industries vertes, mais aussi les industries de santé qui profitent des politiques menées par le Gouvernement pour réindustrialiser la France, avec notamment la baisse des impôts de production. Certaines dispositions du projet de loi pour une industrie verte, qui sera présenté au Sénat d'ici une quinzaine de jours, visent à accélérer et simplifier les installations industrielles en France : bien évidemment, le secteur de la santé en profitera également.

Enfin, le système de régulation du médicament est en cours de réinvention. La mission que vous avez évoquée, lancée par la Première ministre à l'automne, ne vise pas directement le sujet des pénuries, mais la remise à plat du système de régulation des prix et des volumes peut avoir un effet indirect sur celles-ci. Ses conclusions devraient être rendues d'ici au mois de juillet.

Le prix n'est pas nécessairement la cause majeure des pénuries
- nous avons un vrai sujet d'organisation des chaînes de valeur et de production et de notre capacité collective à anticiper -, mais c'est un facteur aggravant : si l'on paye peu les médicaments produits en France, ils risquent d'être produits ailleurs. Pendant très longtemps, les médicaments ont constitué la variable d'ajustement du budget de la sécurité sociale. Les produits innovants sont financés par des économies sur les produits matures - qui sont l'objet des pénuries dont on parle.

Nous souhaitons accélérer, tant du côté du ministère de la santé que du mien, notamment sur nos politiques de réindustrialisation et de relocalisation des productions médicales. Plus de sept milliards d'euros de crédits de France 2030 sont fléchés vers l'anticipation pour éviter les pénuries, l'encouragement à la décarbonation, à l'innovation et à la relocalisation. Avec le ministère de la santé, nous établissons une liste de médicaments stratégiques sur les plans sanitaire et industriel. Il faut reconnaître qu'historiquement nos administrations ont insuffisamment travaillé ensemble : la santé dans son couloir, l'industrie dans le sien. Nous avons mis en place des coopérations ces dernières années afin de faire en sorte que la santé et l'industrie travaillent davantage ensemble, notamment sur la constitution de cette liste de médicaments stratégiques.

Des travaux interministériels sont en cours pour favoriser les relocalisations et avoir une vision globale pour réfléchir aux débouchés et au modèle économique. Nous souhaitons également mettre en place une nouvelle contractualisation avec les industriels, avec des contreparties, pour sécuriser l'approvisionnement.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci pour vos propos introductifs. En juillet 2018, une précédente mission d'information sur les pénuries de médicaments - à laquelle Mme la rapporteure et moi-même avions participé - avait proposé de nouvelles réglementations et une réforme de l'organisation. Nous avions alors fait preuve d'anticipation.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Malheureusement, les recommandations de ce rapport n'avaient pas été reprises par le gouvernement de l'époque : cela aurait peut-être pu changer la donne.

Je reviendrai tout d'abord sur votre propos liminaire, avant d'évoquer notre visite de la plateforme de Seqens dont nous avons rencontré les équipes et le directeur.

Vous avez dit dans votre propos introductif que, depuis une trentaine d'années, une politique de délocalisation était à l'oeuvre, pas seulement en France, mais au niveau mondial, et surtout en Europe. Les industriels y ont vu la possibilité de maximiser leurs profits, grâce à de moindres exigences en termes environnementaux et sociaux. Si nous voulons relocaliser, il faut l'avoir en tête et récompenser le respect des normes environnementales et sociales. Autrement, le match serait injuste par rapport aux industries qui ne s'en préoccuperaient pas. Qu'êtes-vous prêts à faire pour prendre en compte le respect de ces normes et identifier les médicaments produits tout au long de la chaîne - du principe actif au produit fini - non pas seulement en France, mais à tout le moins en Europe ?

Le Gouvernement a un certain nombre d'outils à sa disposition. Or, pendant la crise, ils n'ont pas été mis en oeuvre : pourquoi une telle inertie ? Je pense notamment à la licence d'office et aux réquisitions, que le Parlement a autorisées au titre des mesures d'urgence. Ces outils vous semblent-ils adaptés ? Êtes-vous prêts à les mettre en oeuvre ?

En outre, vous avez dressé le constat d'un fonctionnement en silos, qui nous a nous-mêmes frappés au cours de nos auditions. Il y a d'un côté la politique sanitaire, de l'autre la politique industrielle, et les deux ne sont pas suffisamment coordonnées, que ce soit à l'échelle nationale ou à l'échelle européenne. Quelles mesures concrètes comptez-vous prendre pour y remédier ? Vous soulignez combien vous êtes attaché à la défense de notre souveraineté : dès lors, les décisions gouvernementales ne sauraient dépendre des seules performances des géants pharmaceutiques. Elles doivent d'abord être guidées par les besoins de la population en médicaments et, évidemment, par la sécurité sanitaire.

M. Roland Lescure, ministre délégué- J'entends que, sur ce sujet, les travaux parlementaires ne datent pas d'aujourd'hui ; il y en a eu d'autres dans le passé. Toutefois, la première feuille de route du Gouvernement relative aux pénuries date de 2019. Couvrant la période 2019-2022, elle a évidemment été bouleversée par la covid.

Nous n'avons sans doute pas suivi toutes les recommandations de la précédente mission d'information, mais un certain nombre d'entre elles ont été mises en oeuvre, à commencer par la création de cette feuille de route, qui concernait essentiellement la biomédecine. À l'époque, c'était un enjeu majeur ; c'est d'ailleurs toujours le cas aujourd'hui. Nous partions du constat que la France, tout en comptant parmi les pays les plus innovants du monde, risquait d'être totalement absent de la production de médicaments innovants.

Votre première question porte sur les délocalisations.

Je l'ai rappelé dans mon propos liminaire : pendant vingt-cinq ans, on a délocalisé en invoquant l'argument du coût et celui de l'efficacité. Pourtant, comme le démontrait un livre fameux publié dès 2001, le monde est plat : le fait de produire ici ou là ne change pas grand-chose.

Certains avaient alerté au sujet de cette stratégie avant que nous ne soyons au pouvoir, mais - vous pourrez le reconnaître avec moi - c'est bien depuis six ans qu'elle a été inversée. Nous avons mis en oeuvre une stratégie active d'attraction, en particulier des capitaux internationaux, pour réindustrialiser la France, notamment en matière de santé.

Au début du quinquennat précédent, la stratégie dite « Choose France » a été assez largement critiquée, pour ne pas dire moquée. Mais, depuis six ans, on voit que de grands groupes internationaux, notamment dans le secteur pharmaceutique, choisissent de s'installer en France, comme Pfizer.

Reste un défi majeur : on fait beaucoup de recherche et d'innovation en France, mais pas encore assez de production. C'est l'un de nos sujets de discussions avec les industriels lorsqu'ils viennent installer des forces de production chez nous.

Cela étant, le mouvement de désindustrialisation, auparavant si fort, s'est interrompu depuis six ans et nous sommes en train d'inverser la tendance. D'ailleurs, au travers de vos questions et, plus largement, au fil de mes discussions avec les parlementaires, j'entends une forme de consensus national sur ce point.

La réindustrialisation est une cause nationale, laquelle est particulièrement juste en matière de santé. Pour la mener à bien, il faut éviter des déficits de concurrence excessifs sur les composantes extrafinancières, notamment la composante environnementale. Si l'on n'impose pas aux produits élaborés ailleurs des contraintes similaires à celles que nous nous fixons, nous risquons d'être toujours en déficit de compétitivité.

Nous travaillons sur ce point, y compris avec la filière du médicament, qui a des objectifs extrêmement ambitieux de décarbonation, de dépollution du processus de production. Elle entend ainsi réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 30 % d'ici à 2030, par rapport à 2015.

Ces engagements sont pris en compte dans les politiques publiques, notamment pour fixer le montant des subventions accordées à telle ou telle industrie dans le cadre du plan France 2030. Pour bénéficier de subventions à ce titre, les industries, y compris pharmaceutiques, doivent décarboner. Sur son site d'Indre-et-Loire, Novo Nordisk a décarboné son processus de fabrication en passant à la biomasse. L'entreprise a bénéficié de subventions ; tel n'aurait pas été le cas si elle n'avait pas opté pour cette stratégie de décarbonation.

Dans le cadre du projet de loi relatif à l'industrie verte, qui a été présenté en conseil des ministres il y a une quinzaine de jours et que le Sénat étudiera en séance plénière à partir du 19 juin prochain, nous allons encore plus loin. En effet, nous souhaitons que la commande publique prenne plus largement en compte les facteurs environnementaux.

Le processus de production, sa qualité environnementale et notamment son impact sur le dérèglement climatique doivent devenir des critères explicites de la commande publique.

En établissant la procédure de sauvetage d'une entreprise, nous sommes d'ores et déjà prêts à retenir des facteurs de capacité d'approvisionnement au titre de la commande publique.

Madame la présidente, vous avez cité le groupe Carelide. Si la fermeture d'une entreprise peut obérer durablement notre capacité à disposer de tel ou tel produit - il s'agissait, en l'occurrence, de poches à perfusion -, nous sommes prêts à consentir un petit surcroît de prix. À ce titre, nous avons travaillé en étroite collaboration avec le ministère de la santé et avec les acheteurs publics.

Historiquement - il faut le reconnaître -, ces acteurs ne se parlaient pas beaucoup. Le ministère de la santé était en première ligne pour appliquer les objectifs d'économies qui lui étaient fixés : quand on achetait des poches à perfusion, ce qui comptait, c'était le prix et rien que le prix. À l'inverse, au cours de ces discussions, nous avons admis que les poches à perfusion coûteraient peut-être un peu plus cher pendant trois ou quatre ans, mais que, si cet effort permettait de sauver un champion français afin qu'il se développe de nouveau, il valait la peine d'être consenti.

J'y insiste, les enjeux extrafinanciers sont pris en compte de manière tout à fait explicite dans nos politiques publiques, qu'il s'agisse de l'environnement ou de la souveraineté. Le projet de loi relatif à l'industrie verte en témoigne également. En outre, les administrations travaillent de mieux en mieux et de plus en plus ensemble pour que les politiques industrielles et sanitaires soient mieux coordonnées dans le cadre de nos stratégies.

Enfin, vous m'interrogez au sujet des outils employés par le Gouvernement. Nous en avons mobilisé un certain nombre. Je le répète, nous avons interdit les exportations aux grossistes-répartiteurs. De même, nous sommes intervenus directement auprès d'un certain nombre de producteurs.

Je crois savoir que, dans le cadre de vos travaux, vous avez visité l'usine Upsa à Pau. Au terme d'une discussion extrêmement claire que nous avons eue avec lui, ce laboratoire a redirigé un million de doses de paracétamol pour enfant. En parallèle - c'était l'objet de cette négociation -, des dispositions ont été prises pour stabiliser le prix dudit produit dans les années qui viennent.

En revanche, nous n'avons pas mobilisé la licence d'office : nous avons considéré que, face à une pénurie globale, cette arme s'apparentait à une bombe atomique. À l'heure où l'Europe entière connaissait des pénuries de paracétamol, l'instrument risquait d'être contreproductif. Le paracétamol, notamment pour enfant, est en bonne partie produit en Allemagne : en optant pour la licence d'office, les concurrents d'Upsa, qui assurent l'essentiel de la production, nous auraient privés d'approvisionnements. Cet outil existe, mais on ne doit le manier que d'une main tremblante et nous avons estimé que ce n'était pas le bon moment pour l'employer.

Les mêmes arguments nous ont conduits à écarter la réquisition des stocks au profit de négociations, parfois assez fermes, avec les producteurs.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La réquisition des stocks a tout de même été décidée pour les curares.

M. Roland Lescure, ministre délégué. - Effectivement, il s'agissait d'une situation extrêmement tendue...

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mais elle pourrait se reproduire pour d'autres produits.

M. Roland Lescure, ministre délégué. - Je le reconnais.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - À mesure que nous menons nos auditions, nous avons le sentiment que la puissance publique doit se doter d'outils lui assurant une plus grande indépendance à l'égard des industriels. Pour l'heure, son pouvoir d'intervention reste assez diffus.

J'en viens aux aides à la relocalisation accordées depuis 2021. Selon les représentants de la direction générale des entreprises (DGE) que nous avons auditionnés, l'octroi de ces aides fait l'objet d'une exigence toute relative, qu'il s'agisse du maintien de l'activité en France ou de l'approvisionnement du marché français. De quel dispositif le Gouvernement se dote-t-il pour s'assurer que l'entreprise soutenue ne va pas repartir deux ou trois ans après avoir relocalisé, en prétextant une rentabilité insuffisante ?

De même, le crédit d'impôt recherche (CIR), qui représente un investissement public substantiel, n'est pas assorti de réelles contreparties quant aux choix industriels futurs.

Le Sénat est la chambre des collectivités territoriales : nous sommes bien placés pour savoir que, lorsque ces dernières accordent des aides, elles demandent des contreparties. J'y insiste, nous avons le sentiment que le Gouvernement n'en exige pas suffisamment. Avez-vous pris des mesures concrètes pour remédier à cette situation ?

J'en viens au cas de Seqens. Nous avons visité sa future unité de production de paracétamol sur la plateforme de Roussillon. Par définition, les moyens y sont fédérés, ce qui est extrêmement positif, notamment pour la sécurité. Cette unité, qui sera bientôt mise en service, pourra produire environ 10 000 tonnes de paracétamol par an. Elle a bénéficié d'un fort soutien du Gouvernement dans le cadre du plan France relance.

Il s'agira d'une production durable, respectant a priori tous les critères environnementaux et sociaux ; avec vos homologues européens, êtes-vous prêt à décider que, si une entreprise ne respecte pas ces règles, ses produits seront taxés lors de leur mise sur le marché européen ? Cette solution nous a été suggérée par le président-directeur général (PDG) de Seqens lui-même. Peut-être avez-vous d'autres pistes.

Dans le secteur du médicament, la production délocalisée relève pour l'essentiel de la chimie ; ces activités sont par nature assez polluantes. Souvent, les populations sont prêtes à accepter les relocalisations à condition que ce ne soit pas trop près de chez elles. Comment travailler avec elles pour que ces chantiers soient mieux admis ?

Enfin, selon le PDG de Seqens, l'enjeu, en matière de production, c'est désormais d'anticiper les crises. Vous êtes-vous penché sur ce point ? En avez-vous débattu avec les industriels ? D'après lui, cela ne coûterait pas spécialement cher de relocaliser la production des 100 produits critiques, dans la mesure où les usines dont il s'agit peuvent fabriquer plusieurs produits en parallèle. Mais les industriels ont besoin d'engagements, car ils ne produiront pas sans la garantie d'un marché suffisant. À cet égard, l'enjeu, c'est le volume, en France et surtout en Europe.

M. Roland Lescure, ministre délégué. - On ne peut pas laisser croire qu'aujourd'hui les aides publiques sont des chèques en blanc.

Le CIR est un instrument extrêmement efficace. J'évoquais Choose France ; en général, quand vous rencontrez un investisseur international, ce dispositif vient très vite dans la conversation. S'il est si bien perçu, c'est parce qu'il permet d'avoir des ingénieurs, des docteurs et, plus largement, des chercheurs français « à bon prix ».

Si la compétitivité de la recherche et de l'innovation françaises est aujourd'hui exceptionnelle à l'échelle mondiale, c'est grâce au CIR. Certains jugent qu'il est insuffisamment conditionné à d'autres critères. Mais, pour ma part, je suis extrêmement réservé quant à notre capacité à multiplier les objectifs en les concentrant sur un instrument.

Le CIR vise à financer des activités de recherche et de développement en France, de la part de groupes français ou de groupes internationaux s'installant en France, et il fonctionne. Il compte parmi nos grands facteurs d'attractivité. Dans le secteur pharmaceutique, Pfizer a annoncé 500 millions d'euros d'investissements lors du dernier sommet Choose France ; ce groupe avait annoncé 500 autres millions d'euros il y a un an, pour installer des laboratoires de recherche et de développement en France.

En parallèle, nous exigeons d'ores et déjà des contreparties pour d'autres aides accordées aux industriels. Ainsi, dans le cadre du projet important d'intérêt européen commun relatif à la santé, ou Piiec santé, nous avons écarté un ambitieux projet de recherche et de développement avec une entreprise qui souhaitait s'installer en France : à nos yeux, les garanties d'industrialisation sur le sol français n'étaient pas suffisantes, étant donné l'ampleur des subventions prévues.

Le plan France Relance était assorti de peu de conditionnalités. Je rappelle en passant qu'il nous a permis de relancer l'économie française de manière extrêmement dynamique après la crise de la covid. Mais, pour l'appel à manifestation d'intérêt (AMI) dit « Capacity Building », nous avions prévu des clauses d'option d'achat pour les aides de Bpifrance et des clauses de non-délocalisation, portant uniquement sur la durée d'exécution du contrat.

Effectivement, madame la présidente, imaginer qu'une installation d'usine que l'on aurait subventionnée puisse conduire à un départ quelques années plus tard est très douloureux. Mais il est tout de même compliqué de fixer des critères objectifs pour interdire toute délocalisation ultérieure. Voyez l'exemple de l'usine Valdunes : l'actionnaire chinois, qui a investi voilà dix ans - avec un faible montant d'aide publique, d'ailleurs - perd environ 10 millions d'euros par an. Je comprends que son choix de repartir suscite de l'émoi, mais si, dans un monde ouvert, on empêchait le capital de sortir de France, il ne reviendrait pas !

Mon objectif stratégique est celui d'un solde positif en termes de création d'usines et de placements de capitaux en France. Pour l'instant, il est respecté.

Le cas de Seqens offre un bon exemple de ce que l'on doit pouvoir faire. Si, visiblement, son dirigeant vous parle d'une opération peu onéreuse, c'est que nous aidons très activement la relocalisation de la production du paracétamol en France. Mais nous le faisons en innovant, en favorisant une montée en gamme de la production, mettant ainsi la France et l'Europe sur le devant de la scène dans ce domaine.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je ne voudrais pas qu'il y ait d'ambigüité, monsieur le ministre. Ce qui a été dit, c'est que, s'il y avait la volonté de produire plus en passant par des usines aujourd'hui existantes, cela ne nécessiterait pas d'énormes investissements supplémentaires, les usines étant « multi-produits ».

M. Roland Lescure, ministre délégué. - Il y a, de toute manière, un défi d'accroissement de la capacité de l'industrie pharmaceutique en France. Mais, si c'était simple, on l'aurait déjà fait ! N'oublions pas que nous parlons d'une industrie très intense en capital et en recherche et développement.

Les grands groupes industriels ont donc une dimension mondiale et intègrent, dans leur choix de localisation, la qualité de la main d'oeuvre, la qualité des procédures, le montant des subventions et les potentialités en termes de marché à conquérir.

Il faudrait aller plus vite... Nous oeuvrons à l'accélération des installations industrielles, mais la question se pose du délai d'obtention des autorisations. Avec Bruno Le Maire, nous avons inauguré voilà quelques jours une usine de biotechnologie flambant neuve : il faudra attendre un an avant qu'elle ne puisse ouvrir !

Nous travaillons sur le sujet, notamment dans le cadre d'un projet commun avec nos voisins belges visant à pousser, à l'échelle européenne, un projet de Critical Medicines Act, sur le modèle du Critical Raw Material Act. Le but serait de s'assurer d'une meilleure orientation de la production des quelques dizaines de médicaments critiques. Nous souhaitons également accélérer le soutien réglementaire, en mettant en place des fast tracks ou pistes rapides pour l'enregistrement des fournisseurs européens.

Compte tenu du caractère polluant des entreprises chimiques, nous devons effectivement répondre au défi de l'acceptabilité. Il faut que l'industrie s'engage dans une démarche de décarbonation et dépollution - ce qu'elle fait, reconnaissons-le - et que l'on puisse mettre en place un level playing field pour éviter tout phénomène de concurrence déloyale. Il faut aussi, j'y insiste car c'est un virage stratégique mis en oeuvre dans la commande publique, valoriser les critères environnementaux, tout comme nous réfléchissons à une meilleure valorisation, y compris dans les prix, des bénéfices environnementaux ou en termes d'approvisionnement d'une production en Europe de molécules données.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Santé publique France, d'après les propos recueillis en audition, est autorisée par la loi à agir pour fabriquer des médicaments en cas de menace sanitaire grave. Or le Gouvernement ne l'a jamais sollicitée en ce sens, alors qu'elle ne peut s'autosaisir et que les pénuries s'aggravent. Pourquoi ?

Alors que le laboratoire Upsa s'est engagé sur des livraisons supplémentaires de paracétamol vers la France, le groupe Sanofi n'a, à ma connaissance, rien fait de tel. Êtes-vous intervenu pour qu'il en soit autrement ?

Le prix trop faible des médicaments matures en France est souvent évoqué pour expliquer les pénuries. Or celles-ci ont été européennes, voire mondiales. La Suisse, par exemple, en a connues alors même que les antibiotiques y sont plus chers qu'en France. Vous l'avez dit, monsieur le ministre, les réponses ne sont pas simples... Quel est votre avis sur le sujet ? Allez-vous envisager, à un moment donné, de limiter les prix des médicaments innovants, qui deviennent exorbitants.

Mme Patricia Schillinger. - Vous avez répondu par avance à ma question sur le Critical Medicines Act. Mais je voudrais souligner qu'il est important de travailler ensemble et qu'il faudra du temps pour y parvenir.

Comment, par ailleurs, favoriser l'acceptabilité de la relocalisation d'une industrie particulièrement polluante ? J'habite dans le Haut-Rhin, dans le secteur des Trois Frontières, où se trouvent des usines liées à la chimie. Pour certains élus, il serait hors de question d'envisager, aujourd'hui, une réintroduction d'usines polluantes. Il y a un travail à faire sur ce sujet.

Je me demande également si la France est toujours attractive pour les investisseurs étrangers dans le domaine de la santé. Quels sont les obstacles ? Pourquoi n'y arrivons-nous pas ? Est-ce simplement dû aux mécanismes de l'ultralibéralisme ? Que dire des politiques menées depuis quarante ans sur notre territoire ?

Mme Vanina Paoli-Gagin. - Beaucoup de mes questions ont déjà été exposées. J'en ajouterai deux. Tout d'abord, une réflexion générale me semble devoir être menée, en ce début de XXIe siècle, sur la structuration des prix, notamment l'intégration de la valeur environnementale ou sociale. Quel sera le délai d'aboutissement de travaux européens sur ce sujet, crucial pour la problématique que nous examinons ? Par ailleurs, les projets soutenus dans le cadre du plan de relance permettront-ils de sécuriser l'approvisionnement sur la quarantaine de médicaments stratégiques pré-identifiés ? Si oui, a-t-on une idée du taux de sécurisation que nous pouvons atteindre ?

M. Roland Lescure, ministre délégué. - Certes, le groupe Sanofi n'a pas accru la part de production de paracétamol dirigée vers la France, mais il a globalement augmenté sa production. Tous les industriels ont donc fait des efforts, ce qui n'enlève en rien une certaine forme de responsabilité de leur part en matière d'anticipation. On a observé une très forte volatilité de la répartition entre médecine de ville et hôpital de la consommation de paracétamol au sortir de la pandémie de la covid-19. L'industrie pharmaceutique, à l'échelle mondiale, n'a pas su correctement anticiper ce phénomène.

La capacité de l'État à reprendre en main la capacité de production de médicaments s'apparente à une arme de destruction massive. Il faut pouvoir le faire, comme ce fut le cas pour les curares à travers la réquisition de stocks. Mais, si l'on pourrait imaginer ce type de démarche à l'échelle européenne, l'utilisation solitaire et trop fréquente de telles prérogatives serait susceptible de conduire la France à se faire pas mal d'ennemis, y compris dans les pays adjacents.

Je confirme que le prix n'est pas le facteur le plus important dans le déclenchement des pénuries. Pour autant, la question de la régulation des prix est à traiter. Nous encadrons les prix de manière extrêmement ferme. Par ailleurs, la clause de sauvegarde nous permet de récupérer une bonne partie des recettes quand les chiffres d'affaires vont au-delà de ce que l'on avait anticipé. Le dispositif français de régulation a donc des conséquences désastreuses sur les capacités des industriels à se projeter : ils savent combien ils vont produire, mais ils ne savent pas combien ils vont gagner ! Il faut donc procéder à une remise à plat, étant précisé qu'il n'y a pas de recette miracle et que l'on se trouve, en fait, dans un véritable triangle des Bermudes : il faut soigner les Français, à des coûts acceptables et en réindustrialisant.

Dans ce cadre, on peut se demander s'il faut réguler de la même manière médicaments matures et thérapies innovantes. Nous travaillons sur le sujet, tout en ayant conscience que l'on compare là des pommes et des oranges...

La réindustrialisation prendra effectivement du temps. Pour un projet emblématique annoncé en grandes pompes à Versailles en 2022, nous obtiendrons les premières doses de principe actif en 2026 ! Cela ne doit pas nous empêcher de travailler sur le court terme - disposer de procédures d'urgence en cas de pénurie - et le moyen terme - mieux anticiper la demande avec les capacités de production actuelles.

Les enjeux environnementaux et l'acceptabilité de la réindustrialisation sont des sujets très importants. Dans le cadre du Piiec, le projet dit EuroAPI entraînant la relocalisation pour des molécules matures de capacités de production dans le Haut-Rhin et en Normandie s'accompagne d'un processus de décarbonation. De telles démarches participent à l'acceptabilité.

S'agissant de l'attractivité, je vous rappelle la création en 2018 du premier comité stratégique des industries de santé (CSIS), suivi par un second en 2021. À cette occasion, le Président de la République a annoncé une politique ambitieuse de relocalisation. Depuis un an, je reçois régulièrement des industriels de santé qui souhaitent venir en France, plus pour la recherche, d'ailleurs, que pour la production. C'est un défi que de les convaincre d'investir aussi dans des outils de production. Nous l'avons fait avec Pfizer, et nous allons y arriver !

Il est essentiel que nous travaillions à une bonne compréhension de la formation des prix, notamment en prenant en compte, au-delà de l'impact du coût de la recherche et de l'innovation, principal facteur dans ce mécanisme, les coûts liés au fait d'avoir un processus de production propre ou à des conditions sociales améliorées. Cette réflexion, qui sera longue, devra se faire au niveau européen.

Enfin, nous finalisons actuellement la liste des premiers médicaments stratégiques identifiés. À ce stade, sur la quarantaine de médicaments repérés, nous avons constitué, grâce au plan de relance, une capacité de production pour 14 produits finis et deux principes actifs.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous avons entendu, au cours de nos auditions, que, s'agissant du CIR, on avait gardé la recherche et laissé partir les usines. Est-on prêt à créer un mécanisme équivalent pour les faire revenir ? On nous a également confirmé que, au niveau des aides d'État, la destination de la production n'était pas une condition, même en cas de crise. On peut tout de même se poser des questions sur ce point.

Par ailleurs, la problématique des pénuries ne fait pas partie de la feuille de route de l'Agence de l'innovation en santé (AIS). Ce n'est pas un sujet, alors même que, au-delà de la reconstitution stricte de la chaîne de production chimique, l'innovation peut aussi porter sur les formes galéniques, sur les nouveaux antibiotiques face aux germes multirésistants et, même, sur le processus industriel lui-même.

Enfin, la taxe carbone européenne peut-elle être stratégiquement utilisée dans le domaine particulier qui nous intéresse, et ce afin de favoriser davantage l'investissement en vue de doter la France et, plus largement, l'Europe d'un outil industriel ?

M. Roland Lescure, ministre délégué. - Doit-on préférer la recherche sans les usines ou les usines sans la recherche ? Préférant voir le verre à moitié plein, je répondrai que nous sommes très attractifs en matière de recherche et d'innovation, et que nous pouvons aller plus loin sur la production. Nous en débattrons dans le cadre du PLF, mais nous allons continuer à réduire les impôts de production, en compensant les recettes perdues par les collectivités locales, et ce pour rendre les territoires français plus attractifs pour l'installation d'usines. Cela fonctionne ! Nous créons aujourd'hui plus d'usines que nous n'en détruisons. Il faut poursuivre cet effort pour avoir, et la recherche, et les usines.

S'agissant du régime des aides d'État, effectivement la condition évoquée n'est pas prévue, mais nous avons tout de même intégré des critères de capacité d'approvisionnement dans les appels d'offre publics. S'il fallait aller plus loin, cela ne pourrait se faire qu'au niveau européen, dans le cadre du critical medicines act. Comme toujours s'agissant de l'Europe, la réflexion prendra un peu de temps, mais cela vaut le coup de la mener.

L'Agence de l'innovation en santé n'a pas explicitement pour rôle de lutter contre les pénuries. Considérant ses effectifs, soit 15 ETP, nous avons concentré ses missions sur la croissance et le maintien dans le territoire des innovations issues de la recherche française. Le sujet des pénuries est abordé de manière indirecte, à travers le travail mené par l'AIS sur la localisation des systèmes de production.

Indépendamment de l'agence, le financement de relocalisations liées à l'innovation est bien intégré dans France 2030, et cette innovation peut porter sur les formes galéniques, les procédés de production ou même les principes actifs.

Le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF), qui constitue une véritable victoire française, concerne à ce stade les biens intermédiaires. Il ne peut donc pas nous être utile dans le domaine de la santé, comme, par exemple, dans l'automobile : si vous taxez l'acier qui vient de pays moins-disants, vous risquez de moins taxer les voitures qui viennent de ces pays. Il faudra sans doute réfléchir à l'élargissement de ce mécanisme, mais cette question constitue un défi.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je vous remercie d'avoir précisé que Sanofi avait augmenté sa production ; il aurait néanmoins pu faire comme Upsa !

Vous annoncez vouloir poursuivre la baisse des impôts de production, tout en compensant les collectivités territoriales. Celles-ci, je le rappelle, ne cessent de dénoncer une absence de compensation à l'euro près. Par ailleurs, le Gouvernement baisse les impôts de production, ce qui prive les collectivités de ressources, mais maintient la clause de sauvegarde, qui est une forme d'impôt de production partant directement dans les poches de l'État. Cela nous ramène à la question de savoir s'il ne vaut mieux pas imposer dès l'origine des conditions claires aux grands laboratoires pour l'obtention d'aides, plutôt que d'essayer de récupérer l'argent par derrière. Quel est votre avis sur ce point ?

Combien de hausses de prix de remboursement de médicaments stratégiques le Gouvernement autorisera le Comité économique des produits de santé (CEPS) à consentir cette année ? Combien de médicaments seront concernés parmi ceux pour lesquels des pénuries sont constatées ?

Nous avons été surpris par la liste des médicaments stratégiques, qui comprendrait a priori des médicaments dont l'approvisionnement est déjà en situation de vulnérabilité. Cela nous semble très restrictif.

M. Roland Lescure, ministre délégué. - Sans vouloir polémiquer sur l'évolution de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), j'indique que, pour l'heure, les baisses ont été compensées plus qu'à l'euro près. La réduction des impôts de production n'est pas une solution miracle, mais elle nous a tout de même permis de réduire le déficit de compétitivité de la France, notamment par rapport à l'Allemagne. Je reconnais que, si les recettes sont maintenues, elles ne sont plus directement liées à l'industrialisation du territoire. Cela doit nous conduire à réfléchir à la façon d'intéresser l'ensemble des acteurs à la réindustrialisation : en général, les élus et les maires y sont plutôt favorables, mais il faut les aider à convaincre leurs concitoyens.

La clause de sauvegarde ne peut être considérée comme un impôt de production, mais j'admets les effets pervers et imprévisible du dispositif. Nous devons travailler sur le sujet.

J'ai passé quelques heures à débattre, à l'Assemblée nationale, sur la conditionnalité des aides. Il existe des désaccords politiques sur la question, mais je ne voudrais pas laisser l'impression que le Gouvernement accorde des chèques en blanc. La plupart des aides publiques, notamment le CIR ou les subventions du plan France 2030, sont conditionnées. Les allègements de charges ne le sont pas, mais je considère qu'ils ne font que remettre la France au niveau de ses concurrents et voisins en termes de coût du travail.

S'agissant des médicaments stratégiques, une revue a publié une liste que je ne suis pas prêt, aujourd'hui, à endosser. Nous travaillons encore sur la question : partant de 6 000 médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, nous allons en retenir 200 à 300 considérés comme essentiels, avant de dresser une sous-liste de médicaments véritablement stratégiques. Celle-ci ne sera pas rendue publique, mais pourra être communiquée dans le cadre de travaux parlementaires confidentiels.

Je ne peux pas répondre à la question concernant le CEPS. Cela se fait au cas par cas et nous ne communiquons pas sur la liste des médicaments concernés.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - D'après les documents de France Stratégie, la moitié de l'innovation est portée par le secteur public depuis 2009. Il est important de le noter, eu égard à l'envol des prix des produits innovants. Il y a un retour à attendre de ces aides publiques !

M. Roland Lescure, ministre délégué. - C'est exact, et nous devons d'ailleurs améliorer encore la coopération entre les secteurs privé et public. Les bioclusters - cinq sont en cours d'homologation - permettent de formaliser des relations et alliances d'intérêt entre laboratoires de recherche publics et entreprises privées. Pour autant, certaines bonnes idées peuvent parfois se traduire par des effets pervers. Je ne suis par exemple pas favorable à l'intégration de la rentabilité de l'industriel dans la fixation du prix du médicament : outre la difficulté à contrôler les marges, ce serait donner des incitations aux plus inefficaces !

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Quand certains médicaments ont des prix si bas qu'ils sont largement en deçà du coût de production, on va tout de même très loin dans ce genre de considérations. Peut-être faut-il trouver un équilibre...

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Philippe Truelle, président-directeur général,
et Olivier Truelle, administrateur, des laboratoires CDM Lavoisier

(jeudi 25 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête par l'audition de MM. Philippe Truelle, président-directeur général, et Olivier Truelle, administrateur, des laboratoires CDM Lavoisier, que je remercie de s'être mobilisés.

Nous souhaitons recueillir le point de vue des petites et moyennes entreprises (PME) de santé et des sous-traitants pharmaceutiques, souvent désignés par leur acronyme anglo-saxon, CDMO - Contract Development Manufacturing Organisations. Bien que moins connus du grand public que les « Big Pharma », ils jouent un rôle déterminant dans le tissu industriel français et l'approvisionnement de notre pays en médicaments essentiels. Je note ainsi que les PME de santé représentent 34,4 %, soit plus d'un tiers, des ventes totales de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, les fameux MITM, consommés en France. J'ajoute que M. Philippe Truelle est membre du comité exécutif de Polepharma, que nous avions sollicité par ailleurs. Vous pourrez donc nous faire partager l'analyse et les propositions de cet organisme, qui structure la filière biopharmaceutique française et dont les membres sont aussi divers, pour ne citer que quelques exemples, que l'Université de Tours, Axyntis, Novo Nordisk, laboratoires que nous avons auditionnés voilà moins d'un mois, ou Les Entreprises du médicament (Leem).

Proximité, indépendance et sécurité sanitaires, maillage du territoire : ces mots sont omniprésents dans le débat public, mais peinent à trouver, dans notre pays, une traduction du point de vue des politiques publiques. Or ils sont le socle commun, l'« élément naturel » des entreprises comme la vôtre. Naturellement positionnés sur le « fabriqué en France », bien avant que ce sujet ne soit sur toutes les lèvres, vous êtes particulièrement bien placés pour faire entendre la voix spécifique des « moyens laboratoires » et indiquer un chemin, peut-être, en matière de lutte contre les pénuries de médicaments.

Cette voix singulière, dont vous déplorez régulièrement, au gré de vos interventions publiques, qu'elle soit mal reconnue par les autorités, vous l'avez portée notamment, monsieur Philippe Truelle, dans le cadre de l'association des moyens laboratoires et industries de santé (Amlis). Vous avez présidé cette association et vous en êtes aujourd'hui le vice-président, après avoir été le chef de file des PME au sein du Leem de 2015 à 2021.

Vous exploitez une trentaine d'autorisations de mise sur le marché (AMM), dont les trois quarts sont des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, tels le chlorure de sodium, le potassium ou la morphine sous format injectable : il s'agit en majorité de médicaments « du quotidien », ou « commodités », dont le prix moyen est bas, bien qu'ils soient indispensables dans l'arsenal thérapeutique de nos médecins. Votre témoignage est d'autant plus essentiel que les formes injectables semblent plus particulièrement sujettes aux pénuries, par comparaison avec les autres formes galéniques : elles représentent 10 % des médicaments consommés, mais, selon le Leem, plus de 50 % des ruptures d'approvisionnement - vous nous direz si ces chiffres sont toujours valables.

Surtout, 8 % de votre activité seulement se fait à l'export, et 92 % à destination des services de soins français. Il nous importe, à cet égard, de comprendre ce qui fait la viabilité de votre modèle économique, l'absence d'attractivité du marché français concernant au moins les produits dits matures étant souvent pointée du doigt. À cet égard, je citerai les propos du directeur général d'un grand laboratoire français, Pierre Fabre : « Quand un médicament est exporté à moins de 50 %, il est en risque ; ce qui sauve les produits, ce sont les exportations. » Que pouvez-vous répondre ? Quant à votre activité de sous-traitance, elle se fait auprès d'acteurs aussi variés que le LFB, Coloplast, Sanofi Pasteur ou l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP).

Dans quelle mesure les médicaments consommés en France doivent-ils et peuvent-ils être produits en France ? Jusqu'où l'exigence de souveraineté industrielle peut-elle remonter, s'agissant de biens très particuliers, dont le prix est administré et dont la chaîne de production est parfois très complexe et composée de nombreuses étapes, de la chimie fine à la distribution, en passant par la fabrication du produit fini et le conditionnement ?

Telles sont quelques-unes des questions que nos échanges doivent permettre d'éclairer.

Avant d'aller plus loin, je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions. Vous l'aurez compris, notre commission d'enquête entend obtenir des réponses étayées à des questions précises.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Philippe Truelle et Olivier Truelle prêtent serment.

M. Philippe Truelle, président-directeur général des laboratoires CDM Lavoisier. - Comme d'autres PME indépendantes françaises, nous représentons une frange d'une industrie silencieuse et peu visible.

Les laboratoires CDM Lavoisier sont une entreprise industrielle constituée de 135 femmes et hommes, fondée en 1888.

Depuis l'origine, la raison d'être d'une entreprise comme la nôtre est de mettre au point, fabriquer et distribuer des médicaments essentiels. Il s'agit uniquement de formes injectables, dans des domaines comme l'anesthésie-réanimation et la prise en charge de la douleur. Cette production demande évidemment un savoir-faire de pointe et le respect d'exigences réglementaires très strictes, qui n'ont cessé d'évoluer.

Au quotidien, nous fabriquons et commercialisons une trentaine d'AMM se déclinant en 150 présentations - poches, flacons, ampoules. Leurs usages sont bien établis, depuis de nombreuses années, aussi bien à l'hôpital qu'en ville. Ce sont donc plus de 30 millions de doses de médicaments qui sortent chaque année de notre usine de production située dans le Loir-et-Cher.

Nous travaillons majoritairement avec des fournisseurs locaux : 88 % de nos principes actifs proviennent d'Europe, dont un tiers de France, et 68 % de nos composants de production de France et 100 % d'Europe. C'est un élément de stabilité et de sécurité en termes d'approvisionnement, qui ne résout cependant pas tout.

Notre savoir-faire repose essentiellement sur la compétence de nos équipes, auxquelles je tiens à rendre hommage. Ce savoir-faire, nous le mobilisons régulièrement pour fabriquer d'autres produits de santé et d'autres médicaments d'entreprises ou d'entités tiers dans des établissements publics. Ce sont des solvants pour vaccin, des solvants pour reconstitution de médicaments en poudre, des préparations hospitalières, en partenariat avec l'établissement de production de l'AP-HP, ou des matières premières à usage pharmaceutique.

Nous appartenons à plusieurs collectifs, l'Amlis, le Leem et Polepharma, dont je reprendrai certaines propositions d'action.

Voilà dix ans, nous n'avions pas à faire face à des situations de rupture d'approvisionnement, à l'exception de la période de canicule de l'été 2003. Depuis lors, un travail en commun a été mené entre les industriels et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) pour anticiper ces situations.

Les causes de la pénurie sont bien évidemment multifactorielles et très complexes. La hausse de la demande a été plus rapide que l'augmentation des capacités de production. Les approvisionnements en matières premières et composants sont devenus de plus en plus compliqués, notamment à l'issue de la crise de la covid, avec une concentration de l'offre et une baisse de capacité d'un certain nombre de nos fournisseurs. Par ailleurs, pour certains médicaments, on est passé de quatre acteurs, à trois acteurs, voire deux. En outre, les normes de qualité sont devenues de plus en plus complexes et allongent les temps de cycle. Ainsi, nos médicaments, qui sont des médicaments injectables, nécessitent, pour être produits, un délai incompressible théorique de 16 jours. Alors que nous tenions une moyenne de 22 jours voilà quinze ans, nous sommes passés à 45 jours. Cet allongement est lié à plusieurs étapes supplémentaires, notamment la sérialisation, qui nécessite des vérifications supplémentaires. Une étape supplémentaire peut engendrer, en constatant quelques petits défauts, une réduction, dans de petites proportions, de nos capacités de production. Une telle situation est susceptible d'entraver, dans certaines situations, des mesures d'atténuation rapide. Parmi les causes conjoncturelles, l'inflation joue bien évidemment un rôle.

Nous considérons aujourd'hui que le système actuel de financement du médicament, en tout cas pour les médicaments qui nous concernent, ne fonctionne plus. Nous attendons avec impatience les conclusions de la mission mise en place par la Première ministre sur ce sujet. Le budget global du médicament ne permet plus de mettre à disposition les médicaments matures du quotidien et les innovations de rupture, qui apportent de réelles chances dans le cadre de pathologies qui n'étaient pas prises en compte auparavant.

Il faut donc donner à la Haute Autorité de santé (HAS) et au Comité économique des produits de santé (CEPS), des outils pour évaluer différemment ces deux types de médicaments, tous deux nécessaires.

Au regard de l'objectif national de relocalisation, il nous semble essentiel de protéger le tissu industriel existant.

Pour conclure, je dirai qu'il faut repenser rapidement le système de financement, travailler à mieux orienter la commande publique, valoriser notre filière, s'engager dans une démarche d'optimisation réglementaire, revaloriser les prix des médicaments essentiels produits localement et, enfin, revoir le pilotage de notre secteur.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - L'ANSM a récemment révélé l'existence de tensions d'approvisionnement sur le bicarbonate de sodium Lavoisier 1,4 % que vous exploitez. Ce médicament est notamment indiqué en cas d'acidité élevée du sang.

Pourriez-vous, sur cet exemple précis, préciser les causes des tensions observées ?

Le Leem vient d'appeler à la nomination d'un Haut Commissaire au médicament chargé de la lutte contre les pénuries. Partagez-vous une telle vision des choses ?

Mme Karine Pinon, présidente de l'Amlis, a déclaré devant notre commission d'enquête que cette association, dont vous êtes le vice-président, était le « petit frère du G5 Santé ».

Dans quelle mesure vos préoccupations et vos demandes diffèrent-elles de celles des grands laboratoires ? Corrélativement, vous sentez-vous représentés auprès des autorités de santé ? Sont-elles suffisamment sensibilisées aux problématiques spécifiques que doivent affronter les PME de santé ?

Avez-vous bénéficié des crédits des plans France Relance et France 2030 ? Pour quels types de projets exactement ?

Votre activité de façonnier sous-traitant se fait y compris pour le compte d'acteurs publics : pouvez-vous nous dire dans quelle proportion ? Auditionnés, les représentants de l'Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps), l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP, ont insisté sur la force du tissu des sous-traitants, « capables de fabriquer l'essentiel des formes nécessaires ». Ne faut-il pas systématiser, pour les médicaments qui connaissent des ruptures structurelles, les coopérations sous pilotage public, sur le modèle de ce qui a été fait pendant la crise du covid, pour la production de cisatracurium, entre Santé publique France, l'Ageps, le façonnier Delpharm et les pharmacies à usage intérieur (PUI) de certains centres hospitaliers universitaires (CHU) ? À quelles conditions une telle organisation vous semble-t-elle envisageable ? Dans quelle mesure le fait que vous ne soyez pas chimistes et ne puissiez pas fabriquer des principes actifs est-il gênant ?

Par ailleurs, vous demandez une augmentation du prix des médicaments matures, et un moratoire sur les baisses de prix a d'ores et déjà été décidé.

Que répondez-vous à ceux qui contestent la nécessité d'une telle augmentation, arguant que, dans les pays où ce prix est plus élevé, le problème des pénuries se pose à peu près dans les mêmes proportions ? Pour ne prendre qu'un exemple, comment expliquer que la Suisse connaisse également de graves pénuries, notamment d'antibiotiques ?

Dernière question, avez-vous, depuis leur entrée en vigueur, sollicité auprès du CEPS l'activation des articles 27 et 28 de l'accord-cadre, permettant à un laboratoire d'obtenir une stabilité du prix facial en contrepartie d'investissements récemment réalisés ou à venir dans l'Union européenne ?

Qu'en est-il, dans le même sens, de l'application de l'article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2022, qui consacre la prise en compte du critère de la « sécurité d'approvisionnement du marché français que garantit l'implantation des sites de production » dans la fixation du prix ?

M. Philippe Truelle. - La première question concerne la tension d'approvisionnement sur le bicarbonate de sodium, que nous fabriquons depuis plusieurs dizaines d'années.

Aujourd'hui, les tensions apparaissent principalement sur le marché de ville. Nous partageons ce marché avec une autre entreprise, qui détient 55 % des parts de marché.

Depuis le mois de février, les quantités appelées par nos clients ont augmenté d'environ 15 %. Nous ne sommes pas en mesure de dire s'il s'agit d'une augmentation de la demande ou bien d'une moindre livraison de l'autre acteur.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Ce second acteur est-il français ?

M. Philippe Truelle. - Oui, il est français.

Seule l'ANSM a la visibilité sur tous les stocks et capacités de production. Pour notre part, nous ne savons pas ce que les autres acteurs font. En l'état actuel des choses, nous considérons que nous répondons à notre responsabilité sur le marché.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Si j'ai bien compris, vous fournissez les mêmes quantités, voire un peu plus, que l'année dernière. Pour le moment, vous n'êtes pas en mesure de savoir s'il y a eu une augmentation de la demande ou bien si le second fournisseur a réduit sa production.

M. Philippe Truelle. - Vous avez évoqué la proposition, par le Leem, de la nomination d'un haut-commissaire au médicament.

Nous souffrons depuis de nombreuses années d'un fonctionnement en silo qui crée parfois des injonctions contradictoires. L'objectif de relocalisation peut ainsi se heurter aux réticences à payer le prix d'une production française. Tant que toutes les parties prenantes ne seront pas réunies autour d'un objectif commun, ces difficultés persisteront.

Je soutiens donc cette proposition, car il serait opportun que les actions soient coordonnées dans le bon sens à l'échelon transministériel.

Vous avez rappelé les propos de Karine Pinon, qui évoquait nos préoccupations communes avec celles du G5 santé. Nous avons un ADN commun puisque nous sommes des entreprises pour la plupart d'origine française, avec une empreinte industrielle française, qu'elle soit directe ou partagée, un certain nombre de nos entreprises faisant fabriquer leurs médicaments chez des façonniers français.

L'association CDMO France, présidée par Stéphane Lepeu, directeur général délégué de Selpharm, fédère justement les principaux façonniers français.

Comme vous l'avez rappelé, les entreprises du G5 réalisent l'essentiel de leur marge, et parfois de leur chiffre d'affaires, en dehors du territoire national alors que leur empreinte industrielle reste très forte en France, ce qui est positif pour notre balance commerciale.

Notre modèle économique - une fabrication principalement française à destination du marché français, avec un prix de vente compris entre 1,2 et 1,5 euro - a été largement déstabilisé ces dernières années par l'inflation. Les coûts de l'énergie ont été quasiment multipliés par trois en un an et demi. Pour une entreprise comme la nôtre, c'est extrêmement important.

Vous avez ensuite évoqué le plan France Relance 2030. Nous nous sommes inscrits dans l'itération précédente, dans le cadre de l'appel à manifestation d'intérêt Capacity Building qui visait, dans le cadre de la crise de la covid-19, à investir dans une nouvelle ligne de production, avec pour objectif d'augmenter notre capacité de production d'environ 15 millions d'unités de doses de médicament en ampoules plastiques.

Ce projet, qui a duré deux ans, a mobilisé environ 10 millions d'euros d'investissements, et il nous a permis de bénéficier d'une aide, qui n'est pas complètement convertie, d'un montant de 1,5 million d'euros. Il s'agit d'un très gros investissement pour une entreprise comme la nôtre, qui réalise 15 millions d'euros de chiffre d'affaires, et donc, d'un engagement d'avenir et d'un challenge particulièrement ambitieux.

Vous avez rappelé notre partenariat en tant que façonnier avec un certain nombre d'acteurs, notamment publics, comme l'Ageps, et vous m'avez interrogé sur l'intérêt des collaborations public-privé.

Il y a une vingtaine d'années déjà, nous fabriquions des médicaments sous AMM pour l'Ageps. Ces médicaments sont ensuite tombés dans le domaine concurrentiel et l'Ageps a cessé de les exploiter. En 2007, lors de la décision de fermeture de l'unité de fabrication et de contrôle hospitalier (UFCH) de Libourne, qui était un site de production hébergé au sein d'un établissement de santé, l'ANSM a demandé à l'Ageps de reprendre l'exploitation d'une quinzaine de préparations hospitalières. L'Ageps s'est alors rapprochée de nous et nous a demandé de produire ces préparations en son nom. Nous fabriquons depuis chaque année environ 100 000 unités de présentations hospitalières. Il s'agit de médicaments de niche ou qui, dans certains cas, servent comme matière première pour des préparations de poches de nutrition.

J'ai suivi avec beaucoup d'intérêt l'audition du docteur Claude Bernard et de Renaud Cateland, et je souscris pleinement à leurs propos. Il est impossible d'instaurer un pôle public de production qui aurait la capacité d'intervenir sur des molécules et des présentations très diverses.

À notre niveau, nous mesurons ce que représente la création d'une entreprise en termes de moyens, de ressources humaines et de savoir-faire. Tout cela est très long.

Il est clair que notre entreprise n'a pas la capacité de synthèse chimique et ne l'aura jamais. Nous avons développé des partenariats avec un certain nombre de fournisseurs qui pourraient, le cas échéant, nous fournir d'autres molécules que celles sur lesquelles nous travaillons.

L'Ageps a, quant à elle, développé un réseau de fournisseurs de matières premières et des partenariats avec de nombreuses entreprises de façonnage implantées sur le territoire national qui ont des compétences sur tous les types de médicaments.

Cette capacité existe. Il convient aujourd'hui de faire un pas de plus afin d'être en mesure de la mobiliser pour faire face à certaines situations de crise, ce qui a été fait pour le cisatracurium dans des délais assez remarquables, ou même par anticipation. L'ANSM conduit chaque année un observatoire des arrêts de commercialisation. J'estime que l'on pourrait mieux anticiper les tensions qui affectent certains médicaments, que ces tensions soient dues au désengagement de certains acteurs, à l'augmentation de la demande, à l'évolution de l'utilisation de certains médicaments ou à de nouvelles indications pour des médicaments bien établis.

J'en viens au prix du médicament, qui est un sujet aussi complexe et divers que celui des pénuries.

Nos produits sont des médicaments essentiels et techniques qui mobilisent une vingtaine de composants différents. Nous produisons 30 millions de doses de médicament et nous réalisons 15 millions d'euros de chiffre d'affaires. Cela donne une idée du prix de vente moyen.

Les prix n'ont pour la plupart pas évolué depuis quinze ans, dans le meilleur des cas puisque la convention avec le CEPS et l'accord-cadre prévoient la possibilité de baisses de prix des médicaments qui ne sont plus sous brevet, sachant que nos médicaments n'ont jamais été sous brevet puisqu'ils sont issus de la pharmacopée française - même s'ils n'en ont pas le statut, on pourrait même dire que ce sont les premiers médicaments génériques.

L'équation est de plus en plus difficile à résoudre, car nous devons remplir de plus en plus d'obligations et satisfaire à des critères réglementaires et de qualité de plus en plus nombreux, tels que la sérialisation, la conduite des nouvelles études, notamment pour vérifier l'absence de nitrosamines sur des matières pourtant bien connues, la constitution de stocks de sécurité supplémentaires, etc. Nous avons dû nous acquitter de ces nouvelles obligations à coûts constants, sans bénéficier d'aucun financement.

Vous avez enfin évoqué les deux articles qui ont été introduits dans l'accord-cadre à la suite de la dernière LFSS.

Sauf erreur de ma part, l'article 65 de la LFSS ne s'applique qu'aux nouvelles inscriptions. Or tous les médicaments exploités par les laboratoires Lavoisier sont des inscriptions anciennes.

En ce qui concerne l'article 28 de l'accord-cadre, subissant le choc d'inflation dès l'été 2021, nous avons déposé un dossier de demande de hausses de prix auprès du CEPS dès le mois d'octobre 2021. Après plusieurs mois, nous avons reçu une proposition de hausse de 2 centimes sur le prix du médicament concerné, alors fixé à 1,4 euro, ce qui nous semblait relativement éloigné de la réalité.

À l'époque, la doctrine qui présidait à l'application de cet article ne prenait en compte qu'un choc majeur sur l'un des entrants. Il fallait choisir le composant le plus exposé à l'inflation, seule la quote-part de l'augmentation des coûts induits par la hausse de son coût étant répercutée. Cette doctrine était centrée sur la matière première, qui ne pèse que marginalement sur le coût de certains médicaments, alors que les coûts de production, les coûts humains et les coûts supports ont beaucoup augmenté.

Nous avons continué nos échanges, y compris avec un certain nombre de directions ministérielles, en tentant de faire valoir que l'application stricte de cette doctrine ne porterait pas de résultats suffisants dans un certain nombre de situations.

Nous avons déposé de nouvelles demandes il y a quelques mois, à la fois sur ce produit et sur un autre. Nous avons reçu une nouvelle proposition, certes améliorée, mais qui reste éloignée de la réalité des coûts de production des produits concernés. Même si la doctrine a évolué, le nombre d'éléments et de critères pris en charge dans l'évaluation reste trop limitatif, puisque les coûts humains, par exemple, ne sont pas pris en compte.

M. Olivier Truelle, administrateur des laboratoires CDM Lavoisier. - Le partenariat public-privé (PPP) me semble un axe majeur pour la souveraineté sanitaire française. Des structures françaises comme l'Ageps, le service de santé des armées ou le laboratoire français du fractionnement et des biotechnologies (LFB) disposent d'un savoir-faire unique en Europe. Il faut renforcer ces structures, ce qui passe par l'extension des partenariats déjà existants et l'instauration de nouveaux partenariats avec des laboratoires pharmaceutiques français qui pourront porter des projets plus ambitieux.

Ces structures travaillent essentiellement sur des médicaments de niche, mais l'on pourrait tout à fait imaginer que leur savoir-faire soit mis à contribution pour de nouvelles thérapies, par exemple.

Le CEPS est pris en étau entre des contraintes budgétaires et les associations de patients qui attendent de nouveaux traitements souvent très onéreux. En tant que petit laboratoire produisant des médicaments matures, nous nous efforçons de survivre malgré les baisses régulières de prix et la hausse exponentielle des coûts, en particulier depuis trois ans.

Le CEPS a bien conscience de cette situation. Malheureusement, la doctrine actuelle ne lui donne pas la possibilité d'y répondre correctement, et il n'a manifestement pas reçu de directive du Gouvernement lui permettant d'aller au-delà de la doctrine.

M. Philippe Truelle. - La doctrine lie le CEPS, mais il est également contraint par les difficultés de financement. Aujourd'hui, il n'y a pas de budget mobilisé pour conduire des hausses de prix. L'application de l'article 28 reste donc très limitée.

Par ailleurs, le secteur s'autorégule au travers de la clause de sauvegarde, mécanisme par lequel les entreprises du secteur contribuent au financement des hausses de prix.

Mme Pascale Gruny. - Quelle est votre politique en matière de stocks ? Selon vous, qui devrait assumer le coût de ces stocks ? Attendez-vous quelque chose de l'Union européenne ? Pouvez-vous nous en dire davantage sur la clause de sauvegarde ?

M. Philippe Truelle. - La clause de sauvegarde a été complètement dévoyée de son objectif initial, qui était d'assurer à la solidarité nationale l'intégrité du budget alloué au médicament. En cas de non-respect de ce budget, une partie du dépassement devait être prise en charge par les industriels. Ce système a fonctionné pendant de nombreuses années, puis il a lentement glissé et, depuis quatre à cinq ans, il dérive fortement.

Aujourd'hui, le montant de la clause de sauvegarde s'élève entre 5 % et 6 % du budget global du médicament, car celui-ci n'est pas complètement aligné avec les besoins réels. Or ce mécanisme est réparti entre l'ensemble des acteurs, sans prise en compte des types de médicaments produits. L'on comprend que le sujet soit particulièrement sensible.

Les laboratoires Lavoisier réalisent à peu près la moitié de leur chiffre d'affaires sur des médicaments remboursés, c'est-à-dire peu onéreux. Il y a quatre ans, le montant de la clause de sauvegarde s'élevait à 40 000 euros pour mon entreprise. L'année dernière, et alors même que notre chiffre d'affaires résultant de la vente de médicaments remboursés était en baisse de 3 %, ce qui signifie que nous ne contribuons pas au dérapage des dépenses publiques, ce montant était de 160 000 euros, soit un quadruplement en quatre ans.

La clause de sauvegarde est devenue une taxe sectorielle dont le montant est imprévisible. Elle nous est parfois signifiée avec de grands décalages par rapport aux échéances initiales, plutôt en fin d'année, alors qu'elle doit normalement être connue six mois après la clôture de l'exercice. Dans le cadre de la nécessaire refonte de notre système de santé, il sera essentiel de revoir ce dispositif et de faire en sorte qu'il retrouve son rôle initial, qu'il a complètement perdu aujourd'hui.

L'Union européenne est leader sur tous les aspects de régulation et de réglementation. Vous citiez l'exemple de la notice électronique ; sur ce point, lors de la crise sanitaire, les autorités européennes ont fait preuve d'agilité réglementaire. Nous pourrions déployer de telles solutions non seulement dans d'autres situations de crise, mais aussi au quotidien.

La notice électronique - sujet ancien - est un mécanisme de souplesse qui garantit de disposer d'une information disponible dans toutes les langues et à jour, tandis que la notice papier se périme. Par ailleurs, c'est écologique ; on sait en effet que les professionnels de santé ne lisent pas les notices, dont 80 % sont détruites.

Les stocks sont apparus, à un moment donné, comme l'alpha et l'oméga pour beaucoup d'acteurs, notamment extérieurs. Il est évidemment important de disposer d'un stock minimal. La loi française a d'ailleurs évolué à cet égard, imposant des niveaux de stocks minimaux de deux à quatre mois pour les MITM. Sur ce point, si l'on adopte une approche globale et indifférenciée, on manque l'objectif. En effet, pour certains médicaments, il faut une approche particulière ; il est ainsi impossible d'avoir deux mois de stocks pour les médicaments radiopharmaceutiques, par exemple, qui sont fabriqués le matin pour être utilisés l'après-midi. Il en va de même pour les solutés de perfusion. Néanmoins, en période de canicule, il est essentiel d'avoir des stocks ; cette obligation, qui s'applique la moitié de l'année, a donc été prévue par l'ANSM.

En matière de stocks, nous devons nous donner les moyens, collectivement, d'adapter plus finement nos besoins à la réalité des produits, des usages et des territoires. L'approche pourrait ainsi être différente entre la métropole et les outre-mer. Pour reprendre l'exemple de la canicule de 2003, même en disposant à cette époque de quatre mois de stocks standard, nous n'aurions pas pu faire face à cette crise majeure. Plutôt que de stocker énormément, mieux vaut maintenir nos capacités de réactivité et de reproduction rapide.

Mme Pascale Gruny. - Qui doit supporter le coût financier des stocks ?

M. Philippe Truelle. - Selon moi, ce coût doit être partagé entre tous les acteurs de la chaîne. C'est déjà le cas aujourd'hui, mais nous avons pu observer une évolution des couvertures de stocks, dans le sens de la réduction. S'ils visent un objectif de sécurisation, en focalisant leurs efforts sur des médicaments très particuliers, les industriels auront besoin pour constituer des stocks supplémentaires du soutien de la force publique.

M. Olivier Truelle. - Pour ce qui concerne les matières premières des consommables, la constitution de stocks par les laboratoires relève de l'aspect curatif. Or, en médecine, on nous apprend à faire du préventif. Mais pour agir de façon préventive, il faut renforcer la chaîne de production en amont, au niveau des consommables, des matières premières et du laboratoire. Par exemple, pour les filtres stérilisants que notre laboratoire utilise en vue de fabriquer des médicaments injectables, les délais d'approvisionnement étaient de quelques semaines ou mois ; du jour au lendemain, ils sont passés à plus d'un an pour certains filtres. Un tel problème peut bloquer complètement une chaîne de production. Et pour prendre un nouveau fournisseur, il faut tout requalifier, ce qui prend des mois et coûte une fortune.

M. Philippe Truelle. - Polepharma avait d'ailleurs proposé de privilégier une approche globale, en associant les fabricants de principes actifs et de composants. Le fait d'avoir des partenaires, locaux ou continentaux, bien identifiés et en place depuis de nombreuses années, comme les nôtres, est une ressource, même si cela ne répond pas à toutes les situations. Pour notre part, nous avons mis en place un double sourcing sur un certain nombre de composants critiques - notamment les ampoules - auprès de grands fabricants européens. L'un d'eux nous a annoncé qu'il arrêtait définitivement l'une de ces références, sans délai de prévenance ; un autre fournisseur, allemand, que nous avons sollicité pour prendre le relai ne peut pas le faire, car il n'arrive pas à recruter. Les mêmes problèmes de ressources humaines se posent en France.

Nous devons repositionner collectivement notre industrie comme étant un acteur de santé, un élément important de la chaîne, pour que les jeunes générations aient envie d'y travailler. L'industrie pharmaceutique, comme l'ensemble du secteur industriel, n'attire plus, alors qu'elle est un élément de richesse et de souveraineté. Il faudrait pour le domaine de la santé un texte sur le modèle du récent projet de loi relatif à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires, car ces sujets sont aussi stratégiques l'un que l'autre.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Le « super pilote » des pénuries pourrait-il anticiper ces problèmes, à défaut d'un dialogue éclairé entre l'ANSM et les fabricants ? Ce manque de transparence est une véritable faille de l'Agence.

Puisque vous fabriquez seulement des médicaments matures et n'avez donc pas de département recherche, votre entreprise est un outil de réduction de la dépense en matière de santé publique. Les négociations que vous menez au sein du CEPS ne devraient donc pas être de même nature que celles d'autres laboratoires apportant sur le marché des innovations de rupture.

On ne sait plus fabriquer un certain nombre de médicaments matures, comme on nous l'a expliqué aux Hospices civils de Lyon (HCL) ; pour un « fameux » curare, par exemple, il a fallu retrouver la monographie, la « recette ». Cela concerne aussi la transparence. Que faire lorsque ces savoir-faire sont perdus ?

M. Philippe Truelle. - Nous avons compris au cours de nos échanges avec le CEPS qu'il y avait un vide de fonctionnement : dans une situation de donnant-donnant, nous n'avons plus grand-chose à donner et nous sommes dans une impasse.

La question qui se pose avec l'ANSM relève non pas d'un manque de transparence, mais d'un problème de fonctionnement. Aujourd'hui, l'Agence n'a pas la latitude nécessaire, du point de vue réglementaire ou légal, pour partager les données des autres entreprises, alors qu'elle serait prête à le faire pour faciliter les choses. Ainsi, lorsque l'un de nos confrères, installé dans le Nord, s'est trouvé en difficulté, ce qui a commencé à impacter les fournitures, l'ANSM a eu besoin de plusieurs jours pour donner une visibilité des besoins couverts par cette entreprise, afin que les acteurs concernés trouvent les solutions adaptées. Cette limitation, qui freine les échanges et la réactivité, fait peser l'entièreté de la charge du pilotage sur l'ANSM, ce qui est un peu déloyal.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Du fait de cette répartition des compétences, chacun se renvoie la balle, et parfois il y a un bouc émissaire... Mais il se pose tout de même un problème d'anticipation ; c'est une faille du système et un danger pour la santé publique.

M. Philippe Truelle. - Des produits basiques comme les poches de soluté peuvent paraître simples à produire, mais ils nécessitent un savoir-faire ainsi que des moyens industriels et humains importants. Et comme leur utilisation est très courante, il faut développer la capacité de production : un seul acteur, quelle que soit sa taille, n'est pas capable de les fournir. À l'aune de ce pilotage plus large, il conviendrait de donner à l'ANSM les moyens d'aller plus loin en ce sens.

Mais cela demeure compliqué. Lors de la triple épidémie de la fin d'année dernière, lorsqu'on ne trouvait plus d'amoxicilline, il y a eu des reports sur des traitements mécaniques : la non-disponibilité de cet antibiotique a entraîné une surconsommation des dosettes de chlorure de sodium - utilisées pour nettoyer le nez ou les yeux des enfants, notamment -, lesquelles sont aussi devenues insuffisamment disponibles, et par rebond un report sur les flacons de chlorure de sodium injectable, produit stérile disponible en grande quantité. Au niveau de notre entreprise, une telle évolution était complètement imprévisible.

Ce sujet très compliqué nécessite un engagement collectif et coordonné.

M. Olivier Truelle. - Ma première proposition serait de séparer le budget consacré aux innovations et celui dédié aux médicaments matures - le prix de ces médicaments doit être fixé selon le prix de revient industriel, auquel s'ajoute une marge décidée par la loi. En effet, on voit bien que le système actuel de l'enveloppe globale ne fonctionne pas. Tant qu'on ne le changera pas, les mêmes problèmes reviendront chaque année.

Aujourd'hui, le CEPS n'a pas la capacité technique d'évaluer le prix de revient industriel d'un médicament ; il faut lui donner les moyens de le faire, ce qui nécessite une expertise. Cela permettra d'apporter un peu de transparence dans les discussions et de sortir d'une forme de défiance.

M. Philippe Truelle. - Il y a quelques années, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) avait mené des évaluations comparatives de prix de revient. Je suis convaincu qu'il y a les compétences, dans les différents services de l'État, pour conduire de telles actions.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Pour peu qu'elles ne soient pas trop externalisées...

Avez-vous connaissance d'un retour d'expérience sur cette chaîne en cascade, cet arbre des causes, que vous venez d'évoquer ? L'ANSM collige-t-elle ces informations ?

M. Philippe Truelle. - Dès 2003, l'ANSM et les industriels ont travaillé ensemble sur les arbres des causes pour mettre en place des dispositifs spécifiques. Le plan Canicule mis en oeuvre chaque année en est un exemple. Cette anticipation des ruptures nécessite des ressources considérables, mais on peut aussi se demander si une telle action n'est pas curative plutôt que préventive. Dans notre entreprise, par exemple, nous mobilisons chaque semaine 20 % de nos effectifs, lors de réunions, pour anticiper ces situations.

Nous vivons les risques de tension en permanence, notamment au travers des problèmes de délai. Par ailleurs, il nous faut prioriser les libérations de lots en fonction des situations et des besoins, ce qui représente un pilotage extrêmement fin. L'ANSM est confrontée aux mêmes problèmes...

Si l'on souhaite aller plus loin dans notre pays en termes d'anticipation des ruptures, il convient de prévoir des moyens supplémentaires. Chaque entité - l'Ageps, Santé publique France, etc. - peut contribuer à cette action à son niveau, au sein d'une chaîne coordonnée qu'il faudra créer.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Il y a des disparités de pénuries d'un territoire à l'autre, voire d'une pharmacie à l'autre. Les constatez-vous ?

M. Philippe Truelle. - Notre entreprise réalise 45 % de son activité en ville et concerne des médicaments remboursés, et 27 % à l'hôpital. Nous ne livrons pas jusqu'au bout de chaîne : nous passons par des grossistes répartiteurs. Il nous est donc difficile de répondre à la question des disparités.

Ce réseau des grossistes répartiteurs maille très bien le territoire et apporte des réponses quotidiennes aux hôpitaux : ils peuvent livrer des médicaments en quelques heures - notre laboratoire, en revanche, ne peut pas le faire. Au-delà du maillage, il s'agit de savoir comment attribuer les médicaments de la manière la plus fine. Les laboratoires et les grossistes essaient de livrer au mieux lorsqu'il y a pénurie ; avec l'ANSM, nous avions mis en place des dotations : nous livrions une proportion des produits demandés par chaque grossiste à l'aune de ce qu'il avait consommé précédemment. Il peut cependant y avoir des disparités entre territoires, notamment lors des situations épidémiques.

Pour ce qui concerne l'hôpital, le risque de pénurie me semble moindre dans la mesure où les entreprises sont engagées dans des marchés. Si elles ne sont pas capables d'y répondre, des mécanismes d'achat pour compte permettent de mobiliser d'autres fournisseurs.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie pour la clarté de vos réponses et pour les documents que vous nous avez fournis.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de représentants du Syndicat de l'industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie (Sicos Biochimie)

(mardi 30 mai 2023)

Mme Alexandra Borchio Fontimp, présidente. - Nous reprenons ce matin nos travaux avec une audition des représentants du Syndicat de l'industrie chimique organique de synthèse et de la biochimie (Sicos Biochimie), organisme professionnel qui représente les acteurs de la chimie fine en France.

Nous recevons M. Vincent Touraille, président du Sicos, par ailleurs directeur de la transformation chez EuroAPI, leader mondial des principes actifs pharmaceutiques issu de la récente scission d'une filiale de Sanofi - il est également administrateur de France Chimie et de la Société française de chimie et membre du conseil d'administration de l'association European Fine Chemical Group (EFCG), l'équivalent européen du Sicos -, M. Frédéric Gauchet, membre du Sicos et fondateur et président de l'entreprise de taille intermédiaire Minafin, élu président de France Chimie fin avril 2023, ainsi que M. Gildas Barreyre, administrateur du Sicos, secrétaire général du groupe Seqens et vice-président de l'EFCG.

Messieurs, je vous remercie de vous être mobilisés pour cette audition. Vous représentez un maillon essentiel de la chaîne d'approvisionnement du médicament, à savoir l'amont de la filière, celui de la production des substances pharmaceutiques actives, les fameux active pharmaceutical ingredients, ou API.

Selon une enquête menée par Les Entreprises du médicament (Leem) en 2012 et en 2013, 16 % des ruptures d'approvisionnement de médicaments en France étaient causées par des problèmes d'approvisionnement en matières premières ; vous nous direz si ce chiffre, qui n'est pas négligeable, est toujours valable.

L'amont de la filière constitue sans doute l'étape de la chaîne de production la plus difficile à relocaliser, principalement pour des raisons économiques, liées à la concurrence des pays à bas coûts de main d'oeuvre, et environnementales, liées à l'acceptabilité de l'installation de sites chimiques sur le territoire.

Si, de manière générale, la production des médicaments consommés en France se fait majoritairement à l'étranger, ce constat est plus incontestable encore pour ce qui concerne les substances pharmaceutiques actives. Suivant des données inlassablement commentées depuis maintenant des années, les pays asiatiques, Inde et Chine en tête, devenus leaders en trente ans, concentrent 80 % de la production mondiale en volume des principes actifs inclus dans les médicaments ; 35 % des matières premières utilisées dans la fabrication des médicaments en France proviennent d'Inde, de Chine et des États-Unis. Délocalisations et concentration ont conduit à une situation où, par exemple, selon le Parlement européen, la Chine et l'Inde fabriquent à elles seules 90 % de la pénicilline, 60 % du paracétamol et 50 % de l'ibuprofène produits dans le monde. La moindre défaillance d'un producteur est dès lors susceptible d'entraîner des ruptures d'approvisionnement, particulièrement lorsqu'il se trouve en situation de monopole ou de quasi-monopole dans l'un de ces pays.

Toute réflexion sur notre souveraineté sanitaire et industrielle doit évidemment partir de ce constat, d'autant que, même lorsqu'il existe des sites français produisant des substances pharmaceutiques actives, il est fréquent que, en réalité, ceux-ci ne mettent pas en oeuvre l'ensemble des étapes de la chaîne de fabrication et s'approvisionnent en intrants de base, voire en biens intermédiaires, hors de l'Union européenne. Ces étapes sont d'ailleurs mal connues et il n'est pas rare que les plans de gestion des pénuries (PGP) des exploitants de spécialités pharmaceutiques mises sur le marché français ne remontent pas si loin, faisant de la partie chimique de la chaîne d'approvisionnement le point aveugle de la géographie du médicament, celui dont les aléas liés à la qualité, au climat ou à l'actualité géopolitique fragilisent le plus le circuit de distribution.

La chimie fine pharmaceutique, c'est-à-dire l'amont de l'industrie du médicament, n'a toutefois pas disparu de notre territoire : vous en êtes l'illustration. En tant que représentants de sites français, vous montrez un chemin dont nous avons pu éprouver l'excellence en visitant, mi-avril, les plateformes industrielles emblématiques de Vertolaye, dans le Puy-de-Dôme, où se trouve la plus grande usine française d'EuroAPI, et de Roussillon, en Isère, où doit avoir lieu à partir de 2026 la production « relocalisée » de paracétamol sous l'égide de Seqens.

Vous êtes donc les mieux placés pour nous éclairer très concrètement sur l'exercice de votre activité, à la place qui est la vôtre, méconnue mais hautement stratégique, dans la chaîne d'approvisionnement du médicament.

Je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif, qui vous donnera l'occasion de nous présenter vos analyses et recommandations concernant la prévention et la gestion des pénuries de médicaments. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Vincent Touraille, M. Frédéric Gauchet et M. Gildas Barreyre prêtent serment.

- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -

M. Vincent Touraille, président du Sicos Biochimie, directeur de la transformation chez EuroAPI. - Je vous remercie de nous accueillir pour parler des principes actifs pharmaceutiques. Le Sicos compte une quarantaine de sociétés adhérentes, filiales de grands groupes, PME ou entreprises de taille intermédiaire (ETI). Le secteur de la chimie fine fournit en intermédiaires et en matières actives de nombreuses industries : la pharmacie, la cosmétique, l'agroalimentaire ou des secteurs de pointe comme l'électronique. Le Sicos représente les industriels de la chimie fine pharmaceutique en France ; ce secteur produit des molécules intermédiaires et des principes actifs pour les marchés du générique ou des molécules innovantes.

Avec la production d'intermédiaires et de principes actifs sur près de 80 sites, la chimie fine pharmaceutique est présente sur l'ensemble du territoire. Elle emploie 10 000 à 12 000 emplois directs et son chiffre d'affaires global est estimé entre 2 milliards et 2,5 milliards d'euros par an. Bien avant la crise de la covid-19, le Sicos s'était mobilisé pour appeler l'attention sur un certain nombre de dysfonctionnements, pour analyser les moyens de lutter contre les pénuries et pour favoriser le renforcement du tissu industriel en amont de la chaîne de valeur pharmaceutique, afin de garantir la souveraineté sanitaire de la France et de l'Europe, tout en maîtrisant son empreinte environnementale.

En mai 2020, nous avions formulé dix mesures clefs pour le secteur de l'industrie de la chimie fine pharmaceutique qui, pour certaines, restent d'actualité. Cela concernait l'identification des médicaments critiques, le soutien au développement, le financement et la formation. Le Sicos participe au débat dans le cadre du comité stratégique de filière chimie matériaux et du comité stratégique des industries de santé (Csis). Nous représentons donc à la fois France chimie et la Fédération française des industries de santé (Fefis). Nous sommes très impliqués et même pilotes dans le projet de relocalisation des API.

M. Frédéric Gauchet, membre du Sicos Biochimie et président de Minafin. - La chimie en France représente 225 000 emplois, dont 70 % de cadres, de techniciens et d'agents de maîtrise ; c'est une industrie à emplois hautement qualifiés. En 1990, cette industrie émettait 60 millions de tonnes d'équivalent CO2, contre 20 millions de tonnes aujourd'hui. C'est le secteur qui a fait le plus gros effort en la matière et nous discutons avec le Gouvernement pour réduire d'encore au moins 40 % ces émissions d'ici à 2030. Enfin, le chiffre d'affaires total de l'industrie de la chimie en France s'élevait à 129 milliards d'euros en 2022, dont 80 milliards à l'export, ce qui fait de nous la première industrie exportatrice de France.

Quand on rapporte ce chiffre d'affaires à celui des adhérents du Sicos, on constate que l'industrie de la chimie du médicament ne représente que quelques points de pourcentage du secteur ; néanmoins, c'est un écosystème et cette activité dépend de la chimie : nous sommes tributaires de ce que font les autres entreprises de la chimie pour produire les principes actifs pharmaceutiques.

Nous nous situons en amont de la chaîne du médicament. Nous avons des usines, souvent polyvalentes. Vous avez visité celle de Vertolaye et vous avez vu les travaux à Roussillon ; ces implantations coûtent extrêmement cher en investissement. Nos activités sont par essence globales ; nous ne pouvons pas fabriquer un principe actif pour un seul marché, sans quoi nous ne pouvons pas justifier les investissements colossaux.

Par ailleurs, nous avons besoin d'un tissu d'entreprises. Si vous me permettez cette comparaison, la chimie c'est comme la cuisine : on ne fait pas cuire une pizza sur un barbecue ni une grillade dans un four à pizza. Notre activité requiert une grande diversité d'équipements, ce qu'apportent les adhérents du Sicos.

Nous avons deux types de modèle économique. Le premier, en « market pull », concerne tous les médicaments sous brevet : la propriété intellectuelle de la molécule appartient au client, qui nous appelle car il connaît nos compétences industrielles et qui nous confie le projet. Quand la molécule tombe dans le domaine public, nous sommes alors en « market push » : l'objectif est d'avoir le procédé le plus efficient pour alimenter le plus grand nombre possible de pharmaciens génériqueurs.

Je précise pour finir que notre métier n'est pas d'inventer des médicaments, il est de trouver des procédés pour les fabriquer. Toutes les entreprises de ce secteur ont des activités de recherche et développement (R&D) très importantes, qui consistent à développer les procédés pour produire les molécules. Grâce au crédit d'impôt recherche (CIR), nous sommes en position favorable par rapport à la concurrence mondiale pour développer des procédés. En revanche, du point de vue industriel, nous sommes moins favorisés, en raison des prix de l'énergie, du coût de la taxation des activités en Europe et des contraintes qui pèsent sur nos coûts de revient.

M. Vincent Touraille. - Dans le cadre des contrats stratégiques de filière, nous avons piloté une étude, avec PricewaterhouseCoopers (PwC), en collaboration avec le Leem et l'association Générique même médicament (Gemme), et avec le soutien du G5 Santé pour analyser les causes de vulnérabilité des chaînes de valeur dans la production des API. Ces causes sont multiples : des procédés complexes, qui rendent la production européenne peu rentable par rapport à celle de ses concurrents asiatiques, des contraintes réglementaires très élevées, des temps de développement très longs, des difficultés d'approvisionnement en matières premières et une demande instable, qui ne donne pas une visibilité suffisante.

Dans le prolongement de cette étude, nous avons finalisé au début de 2023 une étude sur 20 substances à partir d'une liste fournie par la direction générale des entreprises (DGE), la direction générale de la santé (DGS) et l'ANSM sur les médicaments stratégiques du point de vue industriel et sanitaire (Msis) ; nous vous l'avons transmise mais elle n'est pas publique. Au travers de cette étude, nous proposons des pistes concrètes pour sécuriser les chaînes de valeur correspondantes.

L'étude sur ces 20 molécules est importante parce que nous n'avons pas un accès immédiat aux besoins en principes actifs. Notre travail est bien de trouver les principes actifs que nous devons développer sur les molécules matures, mais avoir une liste permettant de passer de 4 000 médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) à 200 ou 300 molécules sur lesquelles concentrer notre travail est important pour nous, compte tenu de l'intensité concurrentielle sur ces produits et du temps de développement - presque trois ans - d'une molécule.

M. Gildas Barreyre, administrateur du Sicos Biochimie, secrétaire général du groupe Seqens. - En ce qui concerne les critères environnementaux et sociaux, il y a trois aspects à prendre en compte.

D'abord, il faut garantir la cohérence des politiques publiques : on ne peut pas demander à un acteur européen d'avoir les meilleurs standards environnementaux et de protection de ses salariés, tout en achetant les principes actifs à des régions du monde qui ne les respectent pas.

Ensuite, sur la pénurie de médicaments, sans critères environnementaux et sociaux minimaux, on ne peut pas avoir une production pérenne, d'où une certaine vulnérabilité. On l'a vu en 2016 et en 2017, quand la Chine a revu à la hausse ses standards environnementaux au travers du programme Blue Sky : d'un seul coup, des milliers d'usines se sont mises à l'arrêt et des pénuries sont apparues. Valoriser ces critères environnementaux et sociaux, c'est assurer une certaine pérennité. On parle souvent de développement durable ; la durabilité, c'est bien la pérennité de la production et la sécurité des chaînes d'approvisionnement.

Enfin, sur les principes actifs, la plupart de nos clients ne regardent aujourd'hui que le prix, de même que les clients de nos clients, c'est-à-dire notamment l'État français. Or les critères environnementaux et sociaux peuvent avoir un impact sur la vulnérabilité de nos approvisionnements. Il est donc peut-être temps de les valoriser, pour favoriser une production durable.

Par ailleurs, notre industrie est globale et, pour l'ensemble de la chimie fine, qui produit de petites quantités dans des usines polyvalentes, le terrain de jeu est au minimum l'Europe, voire le monde entier. Donc régler les sujets à l'échelon de la France seule est un début, mais les règles doivent être portées à l'échelon européen, parce que les règles environnementales qui s'imposent à nous sont européennes et parce que notre marché est européen. Nous menons de nombreux travaux à cet échelon dans le cadre de l'EFCG, qui promeut l'adoption d'un Critical medicine Act permettant de favoriser la production durable de principes actifs en Europe.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Quel est l'écart moyen entre le prix hors taxes d'une molécule fabriquée en Asie ou dans le reste de l'Europe et le prix de la même molécule fabriquée en France ? Il ressort de nos auditions que le coût des principes actifs ne représente qu'une faible part du coût de revient d'un produit fini.

Que pensez-vous de l'idée de corréler les prix à la localisation de la production, de tenir compte des critères environnementaux et sociaux exigeants de notre pays dans le prix ? Comment pourrait-on procéder ? Serait-il pertinent de mentionner sur les boîtes de médicaments que le médicament est issu d'une production européenne, voire française ?

Que valent les engagements d'achat, censés offrir des débouchés à long terme à l'industrie française relocalisée ou non délocalisée face à la concurrence des pays à bas coûts ? Dans le cas du paracétamol produit par Seqens, il semble qu'au projet de réimplantation à Roussillon s'attachent des engagements fermes de la part de Sanofi et d'UPSA. Quelle est la durée de cet engagement ? Indépendamment des engagements financiers ou d'achat, le risque de délocalisation demeure. Quelle garantie avez-vous ?

M. Vincent Touraille. - Sur les différences de prix, nous pouvons faire une réponse en deux temps.

M. Frédéric Gauchet. - Je vais vous donner les informations économiques relatives à la molécule ésoméprazole, commercialisée sous le nom d'Inexium, dont nous fabriquons le tiers des volumes mondiaux dans notre usine de Dunkerque.

Aujourd'hui, la boîte d'ésoméprazole générique de 28 comprimés dosés à 40 milligrammes coûte, avant honoraires de dispensation, 4,04 euros. Or le coût de la recherche, des investissements industriels et du développement de nouveaux procédés représente, dans un kilogramme d'ésoméprazole, 340 euros, soit 17 centimes sur les 4,04 euros par boîte. Nous ne sommes donc qu'un élément économique de la chaîne d'approvisionnement du médicament.

Comparons ces données avec l'Asie : les charges y représentent moins de la moitié de notre coût de 340 euros par kilogramme et, dans certains cas, ce coût égale même le prix des matières premières. Il y a donc des fabrications à plusieurs niveaux de qualité. Au-delà des questions de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), il y a aussi la traçabilité, qui est impossible à gérer.

Avec cet exemple, on se rend compte des enjeux économiques : même si nous avions des clients vendant ce produit en France, le coût de fabrication de notre molécule s'élèverait à seulement 17 centimes par boîte.

Nous assurons un tiers de la production mondiale, ce qui signifie que de nombreux clients dans le monde sont sensibles à notre qualité et au fait que nous respections les critères de la RSE, mais cela n'est pas pris en compte par l'État. S'il y a une pénurie d'ésoméprazole en France, on le trouvera toujours en parapharmacie, non pas à 4,04 euros mais à 28 ou 30 euros la boîte. Au prix remboursé sur le marché français, il n'y a pas de client intéressé.

M. Gildas Barreyre. - Nous fabriquons des principes actifs pour les génériques ou les métiers innovants. Selon la complexité de la synthèse de la molécule, nos gros postes de coût sont l'énergie, les salaires pour les molécules les plus complexes, puisque les métiers de chimie fine restent assez manuels, et les matières premières, qui sont en général des matières de commodité, disponibles dans toute l'Europe, au prix européen et non asiatique ou américain.

Sur la plupart des molécules, l'étude de PwC montre un écart de compétitivité par rapport à l'Asie de 30 % à 40 %. Nous pouvons gagner en compétitivité dans le développement de nouveaux procédés plus efficaces, plus performants et pour lesquels on sait valoriser notre performance environnementale et sociale. L'énergie commence à être un facteur important d'écart de compétitivité - les matières premières dérivées d'énergie n'étaient pas un problème voilà cinq ans mais elles en sont devenues un -, mais les facteurs d'écart durable de compétitivité résultent des enjeux sociaux et environnementaux, notamment de la gestion des effluents, des composés organiques volatils (COV) et des déchets.

M. Vincent Touraille. - Les corticostéroides que nous fabriquons sur notre site de Vertolaye sont en concurrence forte avec l'Asie, avec des écarts de prix allant du simple au double ou au triple. C'est d'autant plus marqué qu'il y a trente à quarante étapes de fabrication, ce qui implique, en plus du poids des investissements et du traitement des effluents, un « poids » social important. Si tous les concurrents respectaient les mêmes standards, les écarts réels seraient beaucoup plus faibles, car nous sommes des industries performantes ; simplement, nous perdons une partie de nos avantages du fait d'une concurrence déloyale du point de vue social et environnemental.

M. Frédéric Gauchet. - L'État est le donneur d'ordre ultime, donc il nous paraîtrait opportun qu'il intègre, à l'instar de nos clients, le respect des critères de RSE lors de l'adjudication de ses marchés.

En outre, nous ne sommes qu'un élément de la chaîne d'approvisionnement, donc cela impliquerait des accords tripartites entre l'État, le laboratoire pharmaceutique et le chimiste. Sans cela, rien n'empêchera nos clients d'acheter leurs principes actifs là où ils sont moins chers.

M. Vincent Touraille. - Pour ce qui concerne l'indication du lieu d'origine des médicaments sur la boîte, il s'agit d'une proposition que nous avions faite lors du premier conseil stratégique des industries de santé, mais elle n'avait pas été retenue. Cela présente des avantages, car l'origine du principe actif peut intéresser le patient, comme pour tout autre produit, mais ce n'est pas non plus la panacée. Nous proposions d'instaurer un mécanisme optionnel pour les laboratoires pharmaceutiques, sachant que cela requiert d'identifier et de tracer les principes actifs ainsi que les excipients. Cela mériterait une réflexion plus poussée.

M. Gildas Barreyre. - Que valent les engagements d'achat de long terme ?

Nous avons conclu de véritables engagements de long terme avec Sanofi et UPSA. Sans entrer dans le détail, il s'agit d'engagements d'une durée d'environ dix ans.

Pour nous, la meilleure garantie d'engagement pérenne est la capacité de garantir la compétitivité et la durabilité de l'installation. Grâce à une innovation de procédé de production, différent de celui de nos concurrents indiens, chinois et américains, nous garantissons un niveau de compétitivité satisfaisant pour nos clients, surtout pour ceux qui valorisent l'aspect environnemental et local, ce qui est clairement le cas de Sanofi et d'UPSA, car la localisation de la production permet de réduire l'empreinte carbone de 75 %. Telle est pour nous la meilleure garantie de durabilité de l'engagement de nos clients.

M. Vincent Touraille. - Nous sommes des industriels. Nos investissements sont lourds. Aussi, dès que l'on a investi dans un site de production, notre but est de faire tourner au maximum nos unités et, quand on a développé un nouveau produit, il y a peu de chances que l'on revienne en arrière pour arrêter de le fabriquer, sauf s'il n'y a plus de client. Notre objectif est de fabriquer au maximum, en vendant en Europe, aux États-Unis, voire en Asie ; la rentabilité du secteur est liée à l'occupation maximale des capacités de production.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Quelles sont les obligations pesant sur vos adhérents en matière de signalement des ruptures ou des risques de rupture d'approvisionnement ?

Quelle appréciation faites-vous des inspections conduites par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) pour contrôler le respect des bonnes pratiques de fabrication, notamment des sites de production de matières premières ?

M. Vincent Touraille. - J'ai plus de vingt-cinq d'expérience dans le secteur.

Au début des années 2000, il y a eu un fort mouvement de délocalisation vers l'Asie et notre avantage principal résidait dans la qualité, nos concurrents asiatiques faisant ce qu'ils voulaient de ce point de vue, alors que nous étions contraints par les critères précis et rigoureux de la Food and Drug Administration américaine (FDA) et de l'ANSM. Le facteur décisif a été un problème rencontré sur certains produits aux États-Unis et ayant entraîné de nombreux décès. La FDA s'est alors rendu compte que ses audits en Asie étaient insuffisants ; il est compliqué de faire des affaires en Chine. La FDA a décidé d'envoyer des agents sur place et d'investir massivement, en faisant supporter le surcoût non au contribuable mais à l'industrie. Cela a débouché que les Generic Drug User Fee Amendments (Gdufa), imposant à toute société dans le monde fabriquant des principes actifs pour les États-Unis de répertorier son site, de payer une redevance annuelle, dont le montant, s'il n'est pas colossal - une cinquantaine de mille dollars -, signale que l'on va exporter vers les États-Unis, et d'enregistrer chaque produit dans les Drug Master Files (DMF) en payant chaque année pour pouvoir exporter. Cela avait un avantage immense, celui de rendre totalement visibles les acteurs se trouvant en Asie. Pour l'avoir étudié, je peux vous affirmer que l'on était jusqu'alors confronté à des gens produisant, pour ainsi dire, dans leur arrière-cour et que le nombre de nos concurrents est soudain passé de 4 000 à 500 sociétés. La concurrence s'est ainsi professionnalisée et de nombreux donneurs d'ordre ont décidé, tout en maintenant leur approvisionnement en Asie, de s'assurer un plan de secours d'approvisionnement en Europe, où les règles de qualité étaient plus transparentes. Cette transparence de nos règles de qualité a sauvé notre industrie dans les années 2010, puisque des marchés de molécules matures sont revenus en Europe, du fait que les critères de qualité nous mettaient au même niveau que nos concurrents indiens et chinois.

Les inspections se sont considérablement professionnalisées. L'Europe n'a pas choisi le principe des Gdufa payées par l'industrie. Nos agences travaillent avec celles des États-Unis ; il y a des reconnaissances mutuelles et il y a plus de signalements. Quand une unité de l'ANSM ou de la FDA vient sur le site d'un fabricant, tout le monde est au garde-à-vous, parce que les enjeux sont élevés et que peu de choses passent à travers les mailles du filet. Cela me semble assez efficace.

Sur les obligations de signalement de ruptures, cela relève de nos responsables assurance qualité, qui informent l'ANSM lorsqu'il y a un véritable problème de production ; cela ne va pas au-delà, me semble-t-il. Nous ne sommes pas intégrés dans la chaîne, dans ce domaine. Nous vendons à des sous-traitants, les CDMO (Contract Development Manufacturing Organisations), qui s'occupent de la partie galénique pour le compte du laboratoire donneur d'ordre ; nous ne maîtrisons pas les stocks.

Sans doute, nous avions constitué un stock de morphine pendant la crise de la covid-19, « au cas où », et nous en avons effectivement vendu beaucoup en raison des besoins importants que nous avions anticipés, mais il y a peu d'organisations concernées par la préparation à d'éventuelles ruptures ou surconsommations ou par la constitution d'un stock. Nous sommes très peu impliqués dans la chaîne aval du médicament.

M. Gildas Barreyre. - La démarche des bonnes pratiques de fabrication, ou good manufacturing practices (GMP), visait à aligner les critères de qualité, pour garantir aux patients de bénéficier d'un niveau de qualité irréprochable de la substance active. Peut-on étendre ces GMP à ce critère absolument essentiel qu'est la sécurité ou la vulnérabilité de l'approvisionnement, voire à des critères environnementaux et sociaux, non qu'il s'agisse d'imposer des règles à d'autres pays, mais parce qu'il serait opportun, la sécurité de l'approvisionnement devenant presque aussi importante que la qualité, que les inspecteurs vérifient que la production est pérenne ? Or dans l'appréciation de la pérennité entrent en ligne de compte des critères environnementaux et sociaux.

M. Frédéric Gauchet. - Vous avez souligné le rôle de l'ANSM. La mission de cette agence est indispensable. Celle-ci s'inscrit dans un contexte de rationalisation mondiale des règles d'assurance qualité. Il y a peu de disparités d'une agence à l'autre.

En revanche, la mission de l'ANSM s'arrête sur l'assurance qualité de la chaîne du médicament, elle n'est pas mandatée pour connaître des règles sociales ou environnementales en vigueur chez le fabricant, des règles de recherche pour mettre au point la molécule. On ne peut pas attribuer à l'ANSM un rôle qu'elle ne peut avoir. L'effort doit porter sur la prise en compte correcte de ces éléments et beaucoup de clients le font.

Je prendrai une dernière fois l'exemple de l'ésoméprazole. Vous pourriez vous demander pourquoi, en étant plus chers, nous avons une telle part de marché : parce que la FDA a refusé, voilà une dizaine d'années, l'agrément de l'usine de notre concurrent indien Ranbaxy, sur le fondement de critères d'assurance qualité, de sorte que nous avons dû reprendre, du jour au lendemain, sa production. Si l'on pouvait intégrer encore d'autres critères que l'assurance qualité, nous serions dans une situation bien plus favorable.

Par ailleurs, ne perdons pas de vue un point : aucun de nos clients, ou presque, n'est monosourcé. Il y a quelques cas pour lesquels nous sommes fabricants uniques, mais c'est très limité.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Lors de notre déplacement sur le site de Seqens, il a beaucoup été question des critères sociaux et environnementaux. Depuis la crise de la covid-19, il y a eu une prise de conscience mondiale de revenir sur les délocalisations et on parle beaucoup de relocalisation. Il serait toutefois absurde d'envisager une relocalisation de toute la production en France : il faut raisonner à l'échelle européenne.

Monsieur Gauchet, vous avez communiqué d'excellentes performances en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Pouvez-vous nous en dire plus sur le développement de technologies dites vertes ? Selon l'étude de PwC, la mise à niveau environnementale et la décarbonation des procédés de production engendreraient des surcoûts de 30 % environ sur les dépenses d'investissement et d'exploitation pour les principes actifs produits en Europe. Confirmez-vous ces chiffres ? Les industriels ont-ils intégré ces surcoûts ?

M. Bruno Belin. - Monsieur Gauchet, vous avez indiqué que l'ésoméprazole était disponible en parapharmacie.

M. Frédéric Gauchet. - Vous avez raison, il s'agit de l'oméprazole. Mais on trouve dans le monde de l'ésoméprazole en parapharmacie.

M. Bruno Belin. - À ma connaissance, l'ésoméprazole est disponible sans ordonnance (Over the counter, ou OTC) mais non en parapharmacie ni au prix que vous annoncez...

Mme Mélanie Vogel. - Bien que votre industrie ne joue pas un rôle officiel d'alerte des autorités publiques sur les risques de pénurie en cas de problème de production, assurez-vous tout de même un monitoring ? Disposez-vous, en amont, d'informations qui peuvent faire craindre des problèmes en bout de chaîne ? Par ailleurs, à quelle part estimez-vous la responsabilité de votre industrie dans le problème global de la pénurie de médicaments ?

Mme Corinne Imbert. - Comment traduire concrètement la prise en compte des critères environnementaux et sociaux ? Quels sont les pays qui le font ? Comment expliquer que nous ayons toujours aujourd'hui des ruptures d'approvisionnement de prednisone ? Enfin, quelle part de votre activité la production de médicaments dits matures représente-t-elle ?

M. Vincent Touraille. - Madame Vogel, nous sommes en amont de la chaîne. Il est extrêmement rare que l'une de nos fabrications soit bloquée pendant un an ou deux. Si des retards ou des non-conformités peuvent survenir - ce fut le cas avec les sartans, en raison des règles relatives à l'abaissement du niveau de nitrosamines -, il est, je le répète, extrêmement rare que notre industrie engendre des ruptures quand la fabrication a lieu en Europe. Les ruptures éventuelles de prednisolone, que nous fabriquons sur le site de Vertolaye, sont dues non pas à un manque de principe actif, mais plutôt à la partie galénique, chez nos clients. Les chaînes de fabrication de ce type de médicament étant extrêmement longues - douze à dix-huit mois -, des écarts de demande très importants peuvent entraîner des tensions, mais rarement des ruptures.

Au reste, le Leem a estimé que 15 % des pénuries de médicaments sont liées à un problème de fabrication et il s'agit alors non pas de pénuries de longue durée, mais plutôt de tensions.

M. Gildas Barreyre. - Pour la prise en compte concrète des enjeux environnementaux et sociaux, nous proposons d'établir des standards internationaux qui, aujourd'hui, n'existent pas. Dans l'évaluation d'un impact environnemental, il faut en effet tenir compte aussi bien des émissions de CO2 que de la consommation d'eau, des émissions de COV ou encore de la quantité de déchets dangereux et de leur traitement. À la fin, il faut bien fixer une note selon des standards internationaux.

Quand nous envoyons nos standards à nos clients, nous leur communiquons des données précises sur les émissions de CO2 ou sur la consommation d'eau de notre produit. Ce sont nos clients qui, ensuite, établissent une note et valorisent ainsi, selon leurs critères, une production durable par rapport à une production qui ne l'est pas.

Il est donc urgent d'établir des standards, qu'il faudra ensuite valoriser. En effet, l'atteinte de standards engendre un surcoût et la puissance publique a son rôle à jouer en la matière. Veut-on valoriser la durabilité par rapport à une matière active dont l'impact sur le prix final sera relativement faible ? Les critères environnementaux ont-ils au contraire un impact important sur la sécurité d'approvisionnement ? Ces questions relèvent de la mission des personnes qui fixent le prix des médicaments. Ce n'est pas à nous, industriels, qu'il revient de valoriser notre apport en matière de sécurité d'approvisionnement et de durabilité.

Sur le surcoût des technologies vertes, nous ne disposons pas de données chiffrées. Cela dépend des procédés. Sur le paracétamol, nous atteignons l'isocompétitivité grâce au soutien de l'État à hauteur de 30 % dans nos dépenses d'investissement. À isoprocédé, le surcoût dépendra évidemment du coût de l'énergie verte par rapport à celui de l'énergie non verte et du coût des matières vertes par rapport au coût des matières non vertes. Ces éléments variant fortement d'une molécule à l'autre, il est très difficile de vous donner un chiffre.

Le surcoût de 30 % estimé par PwC est une moyenne qui a été établie sur les principes actifs et les chaînes de valeur étudiés. Dans notre métier, les chaînes de valeur sont très variables. Celle des antibiotiques, par exemple, présente une structure de coûts très différente de celle des installations consacrées à un seul produit comme le paracétamol, l'aspirine, ou l'ibuprofène et de celle de la majorité des principes actifs dits « petites molécules chimiques », qui sont produits dans des usines polyvalentes. Les enjeux de compétitivité-coût et de décarbonation sont donc très différents.

En ce qui concerne enfin la part du générique dans nos activités, les technologies sont assez similaires, que le médicament soit sous brevet ou non. Le taux diffère beaucoup selon les projets et les industriels concernés.

M. Frédéric Gauchet. - Monsieur Belin, veuillez me pardonner : je suis chimiste et j'ai confondu médicaments vendus sans prescription en parapharmacie et médicaments non remboursés. J'évoquais des versions non remboursées, parlant à tort de parapharmacie.

Les investissements ont connu une hausse continue. Quand j'ai débuté ma carrière il y a trente ans, pour connaître le coût d'un investissement, il fallait multiplier le prix de l'appareil acheté par trois. Il y a une quinzaine d'années, on le multipliait par cinq. Aujourd'hui, il faut le multiplier par plus de dix. Pourquoi ? Parce que nous nous sommes améliorés dans le confinement, dans le recyclage et dans la pureté de nos produits.

La hausse des coûts d'investissement s'explique par le fait que nous achetons beaucoup plus d'équipements qu'auparavant et par le fait que le recyclage et le confinement sont très consommateurs en énergie.

Votre commission d'enquête doit bien comprendre que, pour assurer la sécurité de l'approvisionnement, tout se joue au moment de l'investissement. La taxation du carbone aux frontières est pour nous très discriminante : l'acier, l'aluminium ou le ciment que nous utilisons pour construire nos usines sont taxés, alors que nos concurrents hors Union européenne ne sont pas soumis aux mêmes taxes. Par ailleurs, si nous ne parvenons pas, en France, à abaisser les coûts de l'énergie à 50 ou 55 euros le mégawattheure, nous serons complètement déclassés, car le confinement de qualité consomme de plus en plus d'énergie.

Ces deux éléments nous préoccupent beaucoup. Les décisions d'investissement sont de moins en moins arbitrées en faveur de la France. Or si nous voulons apporter une réponse rapide en cas de pandémie par exemple, nous devons disposer d'un tissu industriel capable de produire des principes actifs au pied levé.

Lors de son audition, le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, avait donné l'exemple du cisatracurium et s'était félicité, comme nous, de la mise en place d'une chaîne de fabrication en quelques semaines. Or cela serait impossible sans la présence d'EuroAPI, de Seqens ou autres Minakem. En cas de difficultés, le premier réflexe d'un État souverain est de fermer ses frontières de façon à garder la ressource pour lui. Aujourd'hui, nous sommes mal préparés.

Mme Corinne Imbert. - Vous n'avez pas répondu à ma question sur les pays qui tiendraient compte des critères environnementaux et sociaux.

Par ailleurs, vous nous dites que vos sites produisent du prednisone et que la chaîne de fabrication de ce médicament est longue. Combien de laboratoires fabriquent aujourd'hui des spécialités à base de prednisone ? Plus le nombre d'acteurs est faible, plus les effets du moindre incident seront forts et contribueront à la rupture d'approvisionnement.

Dès lors que le principe actif est disponible, j'ai du mal à croire que des problèmes identiques surviennent sur l'ensemble des chaînes de fabrication. Voilà bientôt deux ans et demi que nous rencontrons des problèmes d'approvisionnement pour ce médicament. Peut-être n'en êtes-vous pas responsable, mais j'aimerais tout de même comprendre l'origine des dysfonctionnements, au-delà du simple problème d'approvisionnement en aluminium. Je crains une certaine forme d'impuissance, dès lors que même si nous parvenons à fournir les principes actifs, nous nous heurtons à d'autres problèmes de fabrication.

Enfin, quels sont vos liens actuels avec le Comité économique des produits de santé (CEPS) ? La question de la valorisation des critères environnementaux et sociaux conduit naturellement à celle du prix. J'imagine que vous tenez le même discours devant le ministre ou la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam). Comment influez-vous pour faire reconnaître vos difficultés en matière énergétique ou fiscale ou pour exprimer cette attente que nous partageons tous : valoriser les critères environnementaux et sociaux dans le prix final du médicament ? Notre système fait que le prix est une donnée que nous regardons de près, y compris en commission des affaires sociales, lors de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS).

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - En visitant le site d'EuroAPI, nous avons appris que le plan de charge pour la production des corticostéroïdes n'était pas à son maximum. Cela fait pourtant près de dix ans que les corticoïdes en gouttes pour nourrissons font défaut au bout de quinze jours lors de l'épisode de bronchiolite hivernale. Chaque fois, le discours est le même dans les médias. Nous voudrions comprendre : il y aurait pénurie et les corticostéroïdes seraient pour partie fabriqués en France. Comment expliquez-vous ce hiatus ?

Par ailleurs, vous vous félicitez du passage d'une liste de 4 000 MITM à 200 ou 300 molécules. Qu'entendez-vous par « molécules » ? Si nous manquons d'excipients, l'API seul ne suffira pas...

Je reprends à mon compte la question de Corinne Imbert sur le CEPS et le prix du médicament. Quels critères de différenciation positive peut-on imaginer pour la production française, sachant que la chaîne de valeur se déroule pour partie à l'étranger ? En un mot, qu'est-ce que le made in France ou le made in Europe dans le domaine du médicament ?

Ma dernière question porte sur l'ANSM et ses fameux dossiers. Il semblerait qu'il y ait un dossier par agence et donc par pays. Verriez-vous d'un bon oeil un dossier unique européen ? J'imagine que, dans votre métier comme dans d'autres, plus on passe de temps sur les tâches administratives, moins on en consacre à l'opérationnel...

M. Vincent Touraille. - Concernant la prednisolone et les corticostéroïdes, nos unités ne tournent pas, en effet, au maximum de leurs capacités. Pour autant, il y a souvent des ruptures. Dans l'étude que nous avons faite sur les Msis, certains des produits étaient des corticostéroïdes. Or, comme pour l'amoxicilline, le problème n'était pas lié au principe actif. S'il n'y a pas de principe actif et s'il n'est pas fabriqué en Europe, cela pose en effet souvent de grandes difficultés, mais, dans certains cas, le fait de fabriquer le principe actif en Europe et même d'en avoir à disposition ne règle pas les problèmes de tension en aval.

Au sujet des MITM, j'entends par « molécules » les principes actifs, qui permettent de produire plusieurs spécialités. La fabrication des principes actifs présente des particularités et elle est soumise à de nombreuses contraintes. Par exemple, on ne mélange pas des corticostéroïdes avec d'autres fabrications, car la FDA ou les règles de qualité l'interdisent. De la même façon, on ne peut pas fabriquer d'autres produits à côté d'antibiotiques, car, malgré l'attention extrême que nous portons aux risques de contamination croisée, les bonnes pratiques de fabrication l'interdisent, de façon à assurer une sécurité maximale.

Ensuite, nous vendons nos corticostéroïdes en Asie et aux États-Unis, mais assez peu en Europe et les produits européens proviennent d'Asie, la partie galénique étant réalisée en Europe. C'est un problème à considérer.

Nous rencontrons très peu le CEPS. Depuis deux ans, nous avons certes été intégrés à diverses réflexions et nous travaillons notamment avec l'ANSM sur le plan hivernal. Pour autant, on ne nous demande pas notre avis en tant que fabricants de principes actifs. Je le répète : la répartition de la valeur d'un médicament profite rarement au fabricant de principes actifs. Nous avons peu d'influence sur l'aval de la chaîne.

L'étude de PwC le montre : un prix trop bas limite le nombre d'acteurs souhaitant acheter le principe actif pour la spécialité, limite les investissements de nos clients en galénique. Cela se répercute forcément sur les ventes en France.

Nous sommes très peu impliqués dans la chaîne en aval. Il faudrait interroger les adhérents du Leem ou de CDMO France. Pour notre part, nous constatons que nous vendons nos principes actifs parfois plus facilement au Canada, aux États-Unis ou même en Chine qu'en Europe.

M. Gildas Barreyre. - Nous ne connaissons pas de pays qui aient mis en place des standards environnementaux et sociaux et qui les valorisent, mais nous ne sommes pas en contact direct avec la commande publique. En revanche, nos clients laboratoires pharmaceutiques sont de plus en plus nombreux, partout dans le monde, à valoriser ces critères. Cela leur permet sans doute d'améliorer leur sécurité d'approvisionnement, de parfaire leur image ou de répondre à des appels d'offres publics.

En la matière, les Français - j'évoquais Sanofi et UPSA - sont plutôt en avance, mais des Américains comme Pfizer ou Gilead Sciences valorisent également ces critères. Puisque nos clients s'y préparent, peut-être est-ce le moment d'intégrer ces critères dans les commandes publiques.

En ce qui concerne le critère de différenciation, la production en France est moins carbonée : nous consommons beaucoup d'électricité et l'énergie primaire aux États-Unis comme en Asie repose essentiellement sur le gaz ou le charbon. Nous disposons donc, pour le poids carbone de nos principes actifs, d'un véritable avantage compétitif.

En matière d'innovation de procédé, ensuite, nos trois groupes ont une R&D plus forte et dynamique que nos concurrents européens et extraeuropéens, et nous sommes capables de concevoir des procédés ayant un moindre impact environnemental, donc de nous différencier par l'innovation.

Enfin, la localisation en Europe permet d'avoir des chaînes plus courtes et donc d'éviter les pénuries ou d'imposer une diversification des sources, non des entreprises, mais des zones géographiques. Pendant la crise de la covid-19, certains de nos clients ont fait le choix de diversifier leurs fournisseurs, mais si ces derniers se situent tous dans la même région du monde, cela limite la portée de la diversification.

M. Frédéric Gauchet. - Les États-Unis sont tout de même en train de prendre en compte avant tout le monde ces aspects environnementaux. Je ne vous referai pas le coup de l'IRA (Inflation Reduction Act), mais nous avons des usines aux États-Unis et nous constatons bien l'impact de cette réglementation.

Il faut aussi rappeler que les États-Unis ont été pionniers sur la question de la sécurité de l'approvisionnement : une loi y force les pharmaciens à assurer la diversification de leur approvisionnement.

Sur la question des dossiers, une harmonisation a été faite à l'échelle européenne grâce aux DMF pour les principes actifs sous brevet et aux CEP (certificat de conformité à la pharmacopée européenne) pour les principes actifs génériques ; tous les pays d'Europe reconnaissent les DMF ou les CEP. Dans ces documents sont décrites les étapes clefs de la synthèse du principe actif. Si l'on veut garantir l'origine européenne d'un principe actif, il existe donc déjà une référence : l'État enregistré dans le DMF ou le CEP.

La véritable difficulté en matière de sécurité de l'approvisionnement des principes actifs génériques vient de l'évolution de la réglementation. Il y a eu, il y a vingt ans, un transfert massif de la fabrication des principes actifs vers l'Inde et la Chine. Il était alors très facile de déposer un dossier. Aujourd'hui, compte tenu des critères de pharmacovigilance, le dépôt d'un dossier coûte, pour un chimiste, de 2 millions à 3 millions d'euros.

Or les Indiens ou les Chinois avec qui vous vous battez et qui ont déposé leur dossier il y a quinze ans n'ont pas d'obligation de mise à niveau. Pour l'ensemble de l'industrie européenne, c'est une vraie barrière ; le paracétamol en est un bon exemple.

M. Vincent Touraille. - Selon un principe pharmaceutique, lorsqu'un procédé a été établi, on ne le modifie pas d'une virgule. Aussi, la moindre modification dans le processus de fabrication fait l'objet d'un envoi à l'ANSM ou à l'Agence européenne des médicaments (EMA). Pour les produits disposant d'un CEP ou d'un DMF, toutes les informations - fabricants, fournisseurs de matières premières, etc. - sont enregistrées. Le problème est que, pour l'heure, rien n'est numérisé, tout figure sur des documents papier.

L'accès aux informations reste donc difficile et, de fait, nous restons assez aveugles. En tant que fabricants européens, nous réclamons toujours, par exemple, qu'un volume minimal de telle ou telle substance soit donné à l'un des fabricants. C'est totalement ingérable pour l'instant de façon manuelle. Les choses seront beaucoup plus simples quand nous aurons une vision plus « numérique » du marché.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Ces propos nous ont été tenus lors de notre visite du site de Seqens : vos usines ne tournent pas à plein. Aussi sommes-nous quelque peu surpris d'entendre que vous pourriez produire davantage de ces produits qui sont en tension, voire en rupture. Est-ce une question de prudence, en l'absence d'assurances venant du marché ?

Par ailleurs, le pharmacien des Hospices civils de Lyon nous disait que, lorsqu'un laboratoire décidait d'arrêter la production de tel ou tel médicament, la recette de fabrication restait secrète. C'est un handicap pour qui souhaiterait reprendre la production.

À propos des prix, nous demandons depuis le début des auditions davantage de transparence. Il est important de rendre visibles non seulement le service médical rendu, mais aussi les critères environnementaux et sociaux, le coût de production - les prix de certains médicaments innovants sont absolument exorbitants - et la marge de l'entreprise. Qu'en pensez-vous ?

M. Frédéric Gauchet. - Il faut distinguer le métier du chimiste, qui produit le principe actif, de celui du pharmacien, qui fait la préparation galénique, autrement dit le médicament. Il y a eu de nombreux exemples de médicament en rupture alors que le principe actif était fabriqué dans nos usines. Nous n'avons pas de prise sur cette partie.

L'exemple du cisatracurium montre que les choses peuvent être améliorées par décision régalienne. Simplifier la mise sur le marché d'un principe actif qui n'est pas nécessairement celui qui figure dans le dossier du pharmacien, mais qui est produit dans une usine agréée par l'ANSM et qui est déjà validé par des pharmaciens responsables, c'est une piste qui mérite d'être creusée. En l'occurrence, cela avait permis de rendre le produit disponible en quelques semaines.

Il est frustrant pour tout le monde de constater que le principe actif est disponible, mais que les préparations galéniques manquent dans les officines ou à la pharmacie de l'hôpital. Il y a là une discussion tripartite à mettre en place absolument.

M. Gildas Barreyre. - La discussion tripartite s'impose en effet. Pour le paracétamol, sans l'apport d'UPSA et de Sanofi, la seule production en France de principe actif ne garantit ni la disponibilité des spécialités ni la pérennité de cette installation.

Vous posiez la question des capacités sous-utilisées. Clairement, la demande et le prix sont des facteurs déterminants. Si nous manquons de compétitivité, si nous ne couvrons pas nos coûts et si nous ne réalisons pas la marge raisonnable nous permettant de rentabiliser l'investissement et de continuer d'investir dans notre outil de production, alors nous n'avons pas de marché. Une discussion tripartite est donc nécessaire pour garantir que le laboratoire pharmaceutique, son sous-traitant pour la galénique et le producteur de principe actif travaillent conjointement. Le Gouvernement travaille actuellement, via la définition des Msis, à des projets facilitant ces accords tripartites.

En ce qui concerne le prix et la transparence, nos métiers sont fortement concurrentiels. Sur notre niveau de marge, nous avons des coûts de R&D à couvrir, mais c'est sans commune mesure avec la R&D des médicaments innovants. Quand un laboratoire nous confie la production de son principe actif sous brevet, notre prix se fonde sur le coût de production plus la marge ; donc notre niveau de transparence à l'égard de nos clients est déjà important.

Il faut assortir le prix de certaines conditions. Nous parlions du CEPS. Il existe une disposition qui permet de favoriser les investissements dans notre pays. Nous pourrions l'utiliser, en contrepartie d'un partage d'informations et d'une sécurité de l'approvisionnement. Tous les projets soutenus par le programme France relance bénéficiaient de ce type de contrepartie.

M. Vincent Touraille. - Vous évoquez la prudence, madame la rapporteure. Il est vrai que nous pourrions parfois augmenter nos volumes de production, mais, je le répète, nous sommes assez aveugles par rapport à la demande. La demande de nos clients est bien identifiée, mais il dépend du bon vouloir des autres exploitants de notre principe actif de nous enregistrer comme fournisseur. Notre prudence s'explique en général par notre connaissance incomplète du marché aval.

M. Frédéric Gauchet. - En matière de transparence, vous noterez que pour la bonne information de votre commission d'enquête, nous vous avons communiqué des éléments chiffrés très précis sur l'ésoméprazole, en nous mettant potentiellement en risque. J'appelle votre attention sur le fait qu'une variation de 1 % à 2 % sur le prix de la boîte avant honoraires de dispensation a un effet majeur pour le chimiste. Si l'on veut une industrie du principe actif souveraine en Europe et en France, on ne peut pas parler de coût exorbitant.

M. Gildas Barreyre. - Nous n'avons pas répondu à la question sur la recette de production. Il y a deux métiers : le pharmacien et le chimiste ; nous, nous sommes chimistes. Nos usines sont en général polyvalentes. Lorsque nous disposons de l'ensemble des certifications adéquates et que le volume est suffisant pour maintenir notre CEP actif, nous sommes capables de moduler la production et de répondre très rapidement à la demande.

Si en revanche il nous faut développer un procédé en un temps record en partant de zéro, un temps de R&D est nécessaire et notre concurrent ne va pas nous l'offrir sur un plateau. Quand bien même ce serait le cas, il faudrait encore l'adapter à nos capacités de production : taille des réacteurs, équipements, sources d'énergie, etc.

C'est donc moins une question de transparence que d'anticipation. Que ce soit sur la partie chimie ou galénique, nous pourrions préparer les recettes ou les contrats de manière à être prêts à produire en cas de besoin. Si le procédé du paracétamol a été développé en un temps record, il a tout de même nécessité, pour atteindre la qualité requise, un an et demi de développement.

M. Vincent Touraille. - Les recettes ne sont pas secrètes : les procédés de fabrication sont enregistrés dans tout DMF et dans tout CEP.

En dehors de toute R&D, les transferts techniques d'un site à un autre prennent du temps et nécessitent de l'investissement, mais il s'agit d'opérations assez courantes. Dans bien des cas cependant, la fabrication a été transférée d'Europe en Asie, où des procédés anciens continuent d'être utilisés. L'Europe a donc l'opportunité de réintégrer ces fabrications et de les rendre plus vertes, plus économiques et innovantes. Notre industrie se mobilise dans cette direction. Reste à savoir sur quelles molécules. Une liste de molécules prioritaires serait intéressante à définir.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Êtes-vous en relation avec l'EMA ? Selon vous, l'agenda stratégique de consolidation de fabrication des principes actifs à l'échelle européenne est-il en route ou devrons-nous attendre un certain temps avant d'envisager ne serait-ce que l'écriture de la première ligne ?

Par ailleurs, vous n'avez pas répondu à la question sur les appels d'offres hospitaliers. En fait, la masse critique de commandes vient de ces appels d'offres, en particulier désormais pour les cliniques privées.

Quelle est la condition du made in France ou du made in Europe ? L'API seul ? L'API, le CDMO, le façonnier ? L'exemple des corticostéroïdes est flagrant : une production en France ne suffit pas à garantir la disponibilité du produit. Il est régulièrement question de cette condition du « fabriqué à proximité », mais la chaîne de valeur du médicament est tellement complexe qu'on se demande si un seul des éléments de la chaîne suffit à garantir la sécurité d'approvisionnement.

M. Vincent Touraille. - Il y a cinq ou six ans, nous avions fait une proposition d'une fleur à trois pétales. Sur le premier figurait le principe actif et son origine, sur le deuxième le lieu des opérations de galénique et, sur le troisième, l'origine des dispositifs médicaux tels que les seringues. Cela donnait une première indication sur l'origine du produit.

Nous avons peu de contacts avec l'EMA et ne répondons que rarement directement aux appels d'offres hospitaliers.

Enfin, sachez que la France en général et le Sicos en particulier participent activement aux travaux européens.

M. Gildas Barreyre. - La législation pharmaceutique européenne est en effet en cours de révision. Un premier projet, sorti à la fin du mois de mars, comporte très peu d'éléments sur la pénurie. Dans un « non paper », une vingtaine d'États membres ont par ailleurs demandé à la Commission européenne de travailler sur un Critical Medicine Act, que nous appelons de nos voeux depuis 2019. Sur le modèle du Chips Act ou du Critical Raw Materials Act, un rapport spécifique pourrait lister les besoins prioritaires européens en principes actifs ou médicaments critiques. Veut-on instaurer en Europe des critères environnementaux et sociaux ou privilégie-t-on une sécurité absolue de l'approvisionnement ? Veut-on diversifier les sources ? Il faut d'abord répondre à ces questions.

Ensuite, il serait important de faire un inventaire des capacités de production existantes pour les principes actifs, la galénique et les dispositifs médicaux. Ces informations existent, notre industrie étant l'une des plus contrôlées d'Europe. Seulement, elles existent sur un format papier et l'EMA peine visiblement à dresser cet inventaire. Si les capacités existantes devaient ne pas être à la hauteur des ambitions politiques, des mesures adaptées pourraient être prises pour combler le différentiel.

Tout le monde souhaite ce Critical Medicine Act. Pour notre part, nous le réclamons depuis 2019. Nous avons un momentum sur le sujet, mais il ne reste plus qu'un an à la Commission européenne pour agir. Soit elle se met au travail avant l'été, car cela requiert six mois de travail au maximum, soit nous attendrons la prochaine Commission.

La Commission a considéré ce sujet comme important à deux reprises : d'abord en novembre 2020, à l'occasion de la publication de la stratégie pharmaceutique européenne, dans laquelle elle montrait l'évidence de mettre un terme à la dépendance de l'Europe aux autres régions du monde pour la production de principes actifs, puis en mai 2021, en considérant la production de principes actifs comme un des six secteurs stratégiques, avec les batteries ou l'hydrogène. Il est encore temps d'agir, mais il faut le faire rapidement.

M. Frédéric Gauchet. - Sur les modalités pratiques, il est impossible d'agir dans le seul cadre français, eu égard à l'importance de la réglementation européenne. Dans un cadre européen, on pourrait indiquer que le médicament a été fabriqué au sein de l'Union : pour la partie chimie, il suffit d'indiquer ce qui est enregistré dans le DMF ou dans le CEP - les agences savent si les usines sont situées sur le territoire européen - et, pour la partie galénique, il n'y a en général qu'une seule usine. C'est un peu plus compliqué pour les dispositifs médicaux.

En tout état de cause, il y a une manière simple de savoir si un produit est fabriqué en Europe et l'on peut définir un périmètre incontestable : celui du dossier d'enregistrement.

J'en viens aux appels d'offres. Nous sommes fabricants de principes actifs pharmaceutiques et non de médicaments. Pour faire advenir votre proposition, il y aurait une piste, qui consisterait à généraliser les préparations magistrales, comme pour l'amoxicilline : les pharmaciens, notamment hospitaliers, pourraient acheter les principes actifs et réaliser ces préparations ; ce serait possible, moyennant des investissements colossaux. En dehors de cette hypothèse, un médicament n'arrive pas comme cela en officine, il y a un pharmacien responsable qui engage son nom sur la qualité du médicament, mais uniquement pour la partie galénique. Il est très rare que l'usine de fabrication du principe actif ait un statut d'établissement pharmaceutique, nous sommes très encadrés et contrôlés mais nous ne sommes pas pharmaciens responsables. C'est pour cela que nous ne répondons pas aux appels d'offres.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Vous ne participez pas à la contractualisation d'un appel d'offres, mais la rédaction de celui-ci pourrait permettre de ne pas oublier un élément de la chaîne de valeur, en mentionnant par exemple un circuit court. Dans les API, il y a les matières premières, les solvants ou les excipients, bref tous les éléments essentiels qui servent à fabriquer l'API. C'est vertigineux...

M. Frédéric Gauchet. - Sur la chaîne de valeur du médicament, entre 83 % et 86 % des émissions de gaz à effet de serre sont liées à la fabrication du principe actif. En instituant un critère territorial - en exigeant par exemple que le DMF fasse mention d'une fabrication sur le sol européen -, on se heurtera à des règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). En revanche, compte tenu du poids colossal de la RSE dans le prix du principe actif, il serait possible de tenir compte de ce critère ; ce serait en outre cohérent avec la politique de la France et de l'Union européenne.

M. Vincent Touraille. - En guise de conclusion, je souhaite insister sur les messages clefs du Sicos. La réindustrialisation est nécessaire, nous y sommes très favorables, mais elle ne pourra se faire que sur un périmètre bien défini.

Il faut une symétrie des politiques publiques. Il faut évidemment sécuriser l'offre industrielle - les gouvernements successifs nous ont beaucoup aidés dans ce domaine -, mais la demande doit l'être également, pour donner de la pérennité et de la visibilité.

La prise en charge des critères environnementaux et sociaux est essentielle ; elle constitue une part importante de nos prix, mais elle n'est pas assez reconnue pour établir les prix.

Il ne faut pas oublier la dimension européenne, qui est critique. On ne pourra agir qu'à cet échelon.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie de la qualité de vos réponses ; vos conclusions vont dans le sens des propos entendus dans d'autres auditions. Si vous en ressentez le besoin, n'hésitez pas à nous transmettre des éléments complémentaires par écrit.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Wilson Savino, conseiller pour la coopération
avec les institutions scientifiques et technologiques françaises
de la fondation Oswaldo Cruz (Brésil)

(mardi 30 mai 2023)

Mme Laurence Harribey, présidente. - Nous poursuivons nos travaux par l'audition de M. Wilson Savino, conseiller pour la coopération avec les institutions scientifiques et technologiques françaises de la fondation brésilienne Oswaldo Cruz. Je vous remercie, Monsieur, de vous être mobilisé aujourd'hui.

La fondation Oswaldo Cruz occupe une place singulière dans le système de santé brésilien. Fondée en 1900 sous le nom d'institut sérologique fédéral, elle contribue à la production et à la diffusion de connaissances et de technologies dans le but de consolider le système universel de santé (SUS) brésilien et de contribuer à la promotion de la santé et de la qualité de vie de la population. Elle contribue également, et c'est ce qui nous intéresse avant tout aujourd'hui, à la fabrication de médicaments stratégiques pour le système de santé, notamment avec le laboratoire Farmanguinhos situé à Rio de Janeiro. Vous nous indiquerez plus précisément quels sont les médicaments produits par votre fondation, et comment ils sont sélectionnés par le ministère fédéral de la santé ou d'autres entités publiques.

Plus largement, la production publique de médicaments occupe au Brésil une place importante, grâce au rôle des nombreux « laboratoires officiels » qui se partagent la production des produits figurant sur la liste nationale des médicaments essentiels. Vous pourrez nous indiquer comment l'activité de la fondation s'articule avec celle des laboratoires officiels. Nous vous interrogerons également sur le périmètre des activités de production publiques : lorsque celles-ci couvrent les seules étapes de formulation ou de conditionnement, les risques d'approvisionnement en principes actifs peuvent demeurer importants.

Enfin, peut-être pourrez-vous nous présenter un panorama des politiques publiques mises en oeuvre au Brésil pour assurer l'approvisionnement en médicaments, que celles-ci consistent ou non à recourir aux capacités de production des laboratoires officiels et de la fondation. Je pense notamment aux réglementations ou contrats destinés à inciter ou contraindre les laboratoires privés à sécuriser l'approvisionnement du marché brésilien des médicaments.

L'ensemble de ces éléments sont susceptibles d'éclairer les travaux de la commission d'enquête et, plus largement, les réflexions en cours dans notre pays sur l'établissement d'une liste de médicaments critiques et la sécurisation de leur approvisionnement. Je vais vous céder la parole pour un propos introductif. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à activer votre micro et prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Wilson Savino prête serment.

- Présidence de Mme Sonia de la Provôté, présidente -

M. Wilson Savino, conseiller pour la coopération avec les institutions scientifiques et technologiques françaises de la fondation Oswaldo Cruz. - Je suis un chercheur, immunologiste, et j'ai fait une bonne partie de ma formation à Paris, à l'hôpital Necker puis à La Pitié-Salpétrière, j'entretiens donc une relation de travail avec la France depuis quatre décennies.

La Fondation Oswaldo Cruz, connue sous le nom de Fiocruz, est une institution stratégique de l'État brésilien pour la santé, l'actuelle ministre de la santé en a été la présidente et notre fondation s'insère dans le système universel de santé tel que le connaît le Brésil, où 70-75 % des 220 millions d'habitants utilisent le système public - ce qui en fait le plus grand système public de santé au monde - et 30 % le système privé. La Constitution du Brésil, adoptée en 1988 au lendemain de la dictature militaire, dispose que la santé est un droit du citoyen et un devoir de l'État, ce qui ne va pas sans poser de problèmes face à l'augmentation du prix des médicaments.

La Fiocruz a été créée en 1900. Oswaldo Cruz avait été stagiaire auprès de Louis Pasteur, à Paris, quand le Gouvernement brésilien l'a invité à créer un institut public qui allierait recherche, production et enseignement, ce que Louis Pasteur n'avait pas pu faire en France dans la sphère publique. Nous avons pour mission de produire, diffuser et partager des connaissances et des technologies renforçant le système de santé unifié (SUS) brésilien. Nous contribuons également à la promotion de la santé et de la qualité de la vie des Brésiliens. Le Brésil est caractérisé par des situations économiques très inégalitaires, et nous avons aussi pour mission de réduire les inégalités sociales, avec la défense du droit à la santé et la pleine citoyenneté comme valeurs centrales.

La Fiocruz est une institution nationale, avec des unités de recherche presque partout au Brésil, donc une force de frappe sur l'ensemble du territoire. Nous déployons des expériences nationales et locales, nous l'avons fait en particulier lors des deux dernières grandes crises sanitaires qu'ont été l'épidémie de Zika en 2015-2016, très dure au Brésil et la covid-19. Dans les deux cas, cette organisation, qui bénéficie d'une pensée stratégique à l'échelle du Brésil, en lien avec les institutions publiques, a été un atout. Nous avons aussi des unités de production de médicaments, en particulier les génériques importants pour plusieurs maladies comme le diabète et l'hypertension, les antirétroviraux, et des kits de diagnostic, des vaccins et du biopharmaceutique, des médicaments biologiques.

La Fiocruz a décidé de s'internationaliser davantage ; nous établissons par exemple une plateforme scientifique commune avec l'Institut Pasteur, et nous créons un doctorat conjoint entre la Fiocruz et Sorbonne-Université. La Fiocruz n'est pas une université mais nous sommes agréés pour délivrer des diplômes de Master et de Doctorat. Cette coopération avec la France est très importante, nous avons des accords qui donnent de très bons résultats avec l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), la Sorbonne, l'Institut Pasteur et, bientôt, avec la Fondation Mérieux.

La Fiocruz devient un acteur de santé globale, nous faisons partie de plusieurs groupes de travail de santé globale. Nos thématiques de recherche sont multiples ; nous sommes 13 000 salariés, dont la moitié de fonctionnaires et tous les chercheurs sont fonctionnaires publics. Le système unifié de santé a d'ailleurs été conçu à la Fiocruz au début des années 1980. Depuis quelques années, nous déployons, en plus des appels à projets lancés par les ministères, un programme d'innovations - le Programma Inova Fiocruz - qui vise à fournir des produits directement à la société brésilienne, qu'il s'agisse de médicaments nouveaux ou de connaissances dans le sens de nos missions. Nous avons des hôpitaux, des centres de soins primaires et des centres de soins maternels et nourrissons.

Bio-Manguinhos est l'unité de production de la Fiocruz, son portfolio s'étend à 13 vaccins, 41 kits de diagnostic et 11 médicaments bio-pharmaceutiques. Notre programme de vaccination est l'un des plus importants au monde ; avant la pandémie de covid-19, 95 % de la population brésilienne était vaccinée contre les principales maladies infectieuses, ce taux a diminué depuis la pandémie du fait en particulier de ce qui s'est dit contre la vaccination, mais on revient à une progression et à une adhésion massive de la population pour l'immunisation. La Fiocruz produit les deux-tiers des vaccins contre la covid-19 utilisés au Brésil dans le système unifié de santé, un autre tiers venant d'une seconde institution, l'Institut Butantan, institut de recherche de l'État de São Paulo. Les médicaments bio-pharmaceutiques que nous développons couvrent un champ assez large de médicaments éprouvés, et nous allons démarrer un programme pour la thérapie cellulaire de maladies rares, et des traitements par cellules CAR-T, des stratégies très couteuses pour le système de santé, car si les maladies sont dites rares, l'échelle du Brésil fait que le nombre de malades est parfois assez significatif. La Fiocruz produit aussi 41 kits de diagnostic, notamment pour la covid-19, la dengue et le virus Zika, sous forme sérologique ou PCR.

La Fiocruz a été au premier plan dans la lutte contre la pandémie de covid-19. Le 20 janvier 2020, nous avons constitué une cellule de crise et décidé de produire immédiatement des kits de diagnostic PCR pour les distribuer dans le système brésilien. Nous avons également pu aider quelques pays, en particulier le Paraguay, à qui nous avons distribué 50 000 kits, grâce à un financement du Mercosur. À Rio, nous avons créé un hôpital de 200 lits, dont la moitié en soins intensifs - nous l'avons fait en 70 jours sur notre propre campus, à l'emplacement d'un terrain de football, un millier de soignants y interviennent encore aujourd'hui. Nous nous sommes par ailleurs fortement investis sur le plan de la communication, c'était très important face aux vagues de fake news qui déferlaient de partout. Nous avons également soutenu spécifiquement les populations les plus vulnérables et avons formé des jeunes pour aider dans la crise. La Fiocruz a beaucoup travaillé pour faire face à cette crise sanitaire et je peux dire que cette crise aurait été bien plus violente au Brésil sans la Fiocruz ni système unifié de santé. Dès le mois de février 2020, l'OMS nous a désignés comme laboratoire de référence pour la covid-19 en Amérique latine. Nous avons immédiatement investi dans le diagnostic et coordonné des essais cliniques et précliniques avec des hôpitaux, nous avons aussi coordonné un grand essai clinique conduit par l'OMS. Si nous avons été choisis par l'OMS, c'est parce que nous disposions déjà de cette capacité d'intervention.

Au Brésil, nous avons d'emblée décidé de produire le vaccin contre la covid-19. L'Institut Butantan a bénéficié du transfert de technologie d'un vaccin produit en Chine. À la Fiocruz, nous avons pu recevoir le transfert du vaccin développé par le laboratoire Astra-Zeneca avec l'université d'Oxford. Nous sommes les seuls au monde à avoir pu transférer l'ensemble des technologies, ce qui nous met en mesure de produire le vaccin en toute autonomie, depuis le principe actif jusqu'au liquide d'injection lui-même. Nous avons distribué 250 millions de doses au Brésil, ce qui a sauvé des milliers de vie. Nous avons incorporé la technologie ARN messager parce que nous avions déjà une unité de production de vaccins ; tout cela a été rendu possible parce que nous avions déjà les outils sur place. Nous avons aussi lancé un réseau génomique pour examiner les mutations du virus, y compris des variants en Amazonie. Nous avons aussi conduit des actions spécifiques auprès des populations vulnérables, en particulier les populations autochtones, les populations carcérales, les habitants des favelas, ou encore les populations rurales.

La pandémie de covid-19 nous a convaincus de la nécessité de renforcer les investissements dans la science, la technologie et l'innovation et de prioriser le biomédical, mais aussi de décentraliser la production de biens de santé et de renforcer l'ensemble des systèmes de santé et de protection sociale, car les technologies doivent être appréhendées dans le cadre des systèmes de santé. Les investissements dans notre système de santé étaient en baisse avant la pandémie, mais nous disposions encore de l'outil. Il a démontré toute son utilité et le niveau des investissements progresse à nouveau. Les innovations peuvent prendre de très nombreuses formes, le Brésil est très grand et hétérogène, en particulier sur le plan géographique. Nous avons par exemple développé une application pour smartphones qui a été très utile.

La Fiocruz est reconnue par le peuple brésilien comme l'institution publique la plus fiable au Brésil.

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Merci pour cette présentation complète, qui montre l'intérêt d'un système de santé intégré, de la recherche à la production de médicaments.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Pour avoir eu la chance de me rendre au Brésil et de rencontrer, avec le groupe d'amitié France-Brésil, la présidente de la Fiocruz, Nísia Trindade Lima, devenue depuis lors ministre de la santé, je peux témoigner de l'importance du travail accompli par la Fiocruz mais aussi d'un phénomène dont nous ne nous rendons pas compte ici, c'est de la façon dont la population brésilienne est convaincue du bien-fondé des vaccins. La couverture vaccinale est très importante au Brésil, même s'il y a eu des remous avec la crise sanitaire et qu'un certain scepticisme des gouvernants a pu jouer contre, au point qu'il ait fallu en passer par la justice, en particulier, pour les populations amazoniennes.

La crise sanitaire a exacerbé une pénurie de médicaments qui est plus ancienne, le nombre de médicaments en tension a quadruplé, quasiment tous les médicaments sont concernés. Notre commission dresse un état des lieux, mais nous voulons aussi ouvrir des pistes, pour sortir de cette situation qui s'aggrave - et c'est ici que l'expérience déjà ancienne de la Fiocruz nous intéresse, puisque vous intervenez de la recherche à la fabrication de médicaments, pour les distribuer dans ce grand pays qu'est le Brésil.

La Fiocruz a la capacité de produire autour de 2,5 milliards d'unités de médicaments par an, vous avez 35 références de médicaments, en particulier des anti-infectieux et des antirétroviraux qui entrent dans le traitement du VIH. Dès lors que, pour produire ces médicaments, vous importez des matières premières, êtes-vous touchés par des difficultés d'approvisionnement et comment y faites-vous face ?

Ensuite, comment choisissez-vous les médicaments que vous produisez ?

Enfin, comment sécurisez-vous vos productions, dans le contexte actuel où, malheureusement, le médicament est devenu une marchandise mondiale ? Quel type de contrats la Fiocruz passe-t-elle avec les laboratoires privés ? La Fiocruz produit-elle des médicaments protégés par des brevets ?

M. Wilson Savino. - Je commencerai par une réflexion plus générale. Qu'est-ce que le rôle de l'État en matière de santé ? Quelle est sa responsabilité pour garantir la santé d'une population ?

Il y a une pression économique énorme et le grand capital n'est guère intéressé à ce que l'État produise une partie des médicaments - tandis que les « Big Pharma », de leur côté, n'hésitent pas à produire des médicaments qui entretiennent la chronicité des maladies... La réflexion plus générale se situe là, qui répond aussi à vos questions : quand, dans l'appareil d'État, une institution garantit la fabrication de produits dont la finalité est bien la santé de la population, la question de la pénurie se pose moins. La Fiocruz commence à investir dans la thérapie génique, sur toute la chaîne, pour ne pas dépendre des entreprises privées, ne pas en devenir l'otage. Le choix des médicaments que nous produisons ne résulte pas de la recherche du profit, mais des besoins de la population - cela fait toute la différence - et nous établissons les arbitrages à partir d'une intelligence qui se situe à l'intérieur de l'État, et qui va de la recherche à la fabrication. Nous choisissons en fonction de critères épidémiologiques, sur des critères scientifiques, plutôt que financiers. C'est tout le sens d'une institution stratégique d'État dédiée à la santé. Le Brésil est un pays très inégalitaire, les investissements pour la santé reculaient avant la pandémie, mais nous avions encore l'outil et cela a été une chance face à la pandémie - la bonne nouvelle, c'est que les investissements sont repartis à la hausse. La Fiocruz est une institution publique, elle fabrique à la demande de l'État et elle vend au ministère de la santé, nous ne pouvons pas vendre nos produits sur le marché, sauf, dans des conditions bien encadrées par l'État, à d'autres pays, à un prix bas - c'est le cas par exemple de vaccins contre la fièvre jaune que nous vendons à des pays africains. Notre client, c'est le ministère de la santé, cela fait une énorme différence avec les laboratoires privés dans la construction et la soutenabilité de nos programmes.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Mais comment faites-vous pour sécuriser vos approvisionnements en matières premières ?

M. Wilson Savino. - Je ne connais pas tous les détails et ne suis pas sûr de pouvoir vous répondre complètement. Nous recherchons l'autosuffisance, sur toute la chaîne de production, mais certains produits nécessitent des achats. Nous subissons parfois de fortes pressions comme au début de la pandémie lorsqu'un avion-cargo destiné au Brésil a été pris en otage en Inde : son contenu a été débarqué puis réembarqué...pour les États-Unis. En tout cas, et pour autant que j'en sache, je n'ai pas connaissance d'une pénurie qui nous aurait empêchés de produire l'un des médicaments de notre portfolio. Ce qui s'est passé, cependant, c'est qu'une diminution de production a pu venir de la demande du gouvernement brésilien, donc une pression interne, plutôt qu'externe. Mais, une fois encore, je ne connais pas le détail de ces questions et si je ne peux pas vous répondre complètement, c'est par ignorance.

Mme Émilienne Poumirol- Merci pour ce témoignage. Comment faites-vous avec les brevets qui protègent les médicaments ? Vous êtes en capacité de résister aux « Big Pharma » parce que vous êtes une institution publique : c'est une piste pour nos préconisations.

Mme Corinne Imbert. - Votre fondation travaille à l'innovation, mais vous arrive-t-il d'acheter des médicaments innovants à d'autres pays ? Quelle est la répartition entre principes actifs innovants et médicaments matures ? Comment négociez-vous les achats ?

M. Wilson Savino. - Nous produisons des génériques, qui vont directement au système unifié de santé, via le réseau national des pharmacies populaires, qui sont privées mais qui sont approvionnées par le gouvernement et par des laboratoires privés, et qui fournissent les médicaments à bas prix.

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Quelle est la part de médicaments génériques dans votre production ?

M. Wilson Savino. - Environ 40 %. S'agissant des médicaments sous brevet, dès lors que le ministère en a décidé, nous nouons des partenariats pour le transfert technologique - c'est ce qui s'est passé pour le vaccin contre le SARS-CoV-2. Le Brésil compte 220 millions d'habitants et la Fiocruz est l'un des cinq premiers laboratoires pharmaceutiques du pays, nous avons de quoi produire de gros volumes. La loi brésilienne fait de la santé un devoir de l'État, nous avons une obligation d'agir, même pour les maladies dites rares dès lors que, notre population étant importante, nous avons un nombre élevé de malades. C'est pourquoi, nous nous engageons dans des négociations avec une entreprise américaine sur les cellules CAR-T, nous visons une production autonome dans ce secteur.

Mme Émilienne Poumirol. - Nous avons fait du transfert de technologie avec les Chinois pour Airbus, au point qu'ils produisent maintenant des avions sans nous...

M. Wilson Savino. - Nous recherchons l'autonomie. Par exemple, pour développer des thérapies géniques, il est nécessaire de produire des virus adéno-associés (AAV), ce que nous ne faisons pas au Brésil : nous en avons fait un objectif prioritaire, car c'est une condition de l'autonomie. Nous disposons de la chaîne complète, c'est ce qui fait notre force de frappe, dans le giron de l'État.

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - L'ARN messager représente un transfert de technologie important, et même si Fiocruz s'engage à ne pas s'en servir hors de son marché intérieur, quel est l'intérêt d'un laboratoire à vous transférer cette technologie, qui peut servir à des applications très diverses ?

M. Wilson Savino. - Peu de laboratoires maîtrisent l'ARN messager, l'OMS a choisi la Fiocruz parce que nous avions déjà un outil technologique avancé.

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - L'OMS a-t-elle exigé que vous ayez une telle technologie, dans le contexte de la crise sanitaire ?

M. Wilson Savino. - Le terme d'exigence ne convient probablement pas, ce qui s'est passé plutôt, c'est que l'OMS a reconnu notre capacité à maîtriser cette technologie nouvelle, parce que nous avions déjà l'outil. Pourquoi est-ce qu'un gros laboratoire pharmaceutique accepte-t-il un transfert de technologie ? J'avoue que je ne le sais pas exactement... Je ne fais pas partie des négociations, mais je sais que la discussion avec AstraZeneca a été difficile ; je pense aussi que le fait d'avoir le Brésil dans son portefeuille a compté pour ce laboratoire, qui ne faisait pas partie des « Big Pharma » ; le choix du Brésil a compté dans sa visibilité.

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - L'accord a-t-il aussi été financier ?

M. Wilson Savino. - Oui, l'État brésilien a payé. Sauf les donations privées pendant la pandémie, la Fiocruz est financée par subventions.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Quels sont les axes de votre coopération avec la France ? Travaillez-vous sur la lutte contre la pénurie de médicaments ?

M. Wilson Savino. - Nous coopérons sur de nombreux volets, la coopération entre nos deux pays est ancienne, historique - elle est constitutive de la Fiocruz, Oswald Cruz avait fait son apprentissage auprès de Louis Pasteur et la Fiocruz est liée depuis sa création à l'Institut Pasteur. Nous avons des dispositifs spécifiques pour l'échange d'étudiants et d'enseignants.

La Fiocruz veut s'internationaliser davantage ; nous allons très prochainement passer un accord sur l'innovation dans le domaine biomédical, nous cherchons un lieu en France pour créer un nouveau laboratoire, en plus de nos laboratoires associés - avec l'Inserm et la Sorbonne -, nous discutons avec le Génopole, y compris avec un partenariat privé, autour des thérapies cellulaires et thérapies géniques. Dans ce cadre, la Fiocruz pourrait ouvrir un bureau et s'établir davantage en France, mais aussi au Portugal, éventuellement dans d'autres pays stratégiques.

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Quel est le budget de la Fiocruz ?

M. Wilson Savino. - Environ 1,5 milliard d'euros.

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Merci pour ces précisions, l'expérience de la Fiocruz montre que la dimension publique est intéressante, y compris pour de grands pays, alors qu'on dit souvent qu'une intervention publique ne vaudrait que pour les petits pays...

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Agnès Pannier-Runacher,
ministre de la transition énergétique

(mercredi 31 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête entend aujourd'hui Mme Agnès Pannier-Runacher, ancienne ministre déléguée chargée de l'industrie et aujourd'hui ministre de la transition énergétique.

Madame la ministre, vous avez occupé pendant près de quatre ans le poste de secrétaire d'État, puis de ministre déléguée chargée de l'industrie. C'est durant votre mandat ministériel que s'est imposée dans le débat public la notion, souvent discutée, de relocalisation, à la faveur d'une revalorisation de l'image de l'industrie, mais surtout de la crise sanitaire de la covid-19. L'industrie pharmaceutique française et ses choix passés ont été mis en pleine lumière et discutés.

Durant la crise de la covid-19, vous avez certainement pu, comme nous, constater les dégâts de près de quarante ans de désindustrialisation : la France n'était initialement pas en mesure de se protéger et de soigner efficacement contre le SARS-CoV-2 - la faute, notamment, à une trop forte dépendance industrielle de notre pays, tout le long de la chaîne de valeur du médicament. Plusieurs appels d'offres que vous nous présenterez ont alors été lancés, visant à relocaliser la production de certains médicaments ou principes actifs, grâce au budget colossal du plan de relance, puis de France 2030.

Mais les gouvernements successifs dont vous avez fait partie ont aussi poursuivi la compression à la baisse des dépenses de santé, que certains nous disent difficilement soutenable pour la production de médicaments matures, alors que la France a subi de nombreux chocs externes et connaît désormais une inflation élevée. Vous pourrez nous parler du rôle que jouent le prix des médicaments et sa réglementation, qui font la spécificité de l'industrie pharmaceutique.

Nous souhaitons vous entendre aujourd'hui pour tirer le bilan de votre action entre 2018 et 2022 en matière de sécurisation de l'approvisionnement industriel en médicaments de notre système de santé, sur toute la chaîne de valeur, depuis la chimie jusqu'au conditionnement.

Nous savons que les causes des pénuries de médicaments sont multiples, conjoncturelles et structurelles, allant des circuits de distribution aux chocs de demande ; mais au fondement de notre travail se trouve la question de la production en France, dernier filet de sécurité pour notre pays en cas de pénuries graves. De fait, les pénuries s'aggravent d'année en année et représentent une urgence de santé publique.

À l'été 2018, une mission d'information du Sénat, dont Mme la rapporteure et moi-même étions membres, avait estimé qu'entre 700 et 800 médicaments étaient en situation de pénurie ; aujourd'hui entre 2 000 et 3 000 médicaments seraient concernés chaque semaine, voire plus lors de certains pics.

Cette capacité à produire est justement au coeur de votre ancien portefeuille ministériel. Il nous semble que l'État pourrait, bien souvent, aller plus loin pour piloter l'approvisionnement en médicaments, voire diriger plus directement une production de médicaments pour répondre en cas d'urgence ou de défaut de la production industrielle.

Lors de cette audition d'une durée d'environ une heure et demie, nous vous laisserons tout d'abord la parole pour un propos général de dix minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera des questions.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, madame la ministre, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Pannier-Runacher prête serment.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je vous remercie de m'accueillir au titre de mes anciennes fonctions de ministre déléguée à l'industrie au sein de votre commission d'enquête consacrée à la pénurie de médicaments et à la politique de relocalisation des produits de santé, que nous avons engagée sous l'égide du Président de la République.

Ce sujet revêt à mes yeux trois enjeux principaux, que vous avez soulevés.

Le premier est, bien entendu, un enjeu de santé publique : comment garantir aux Français un accès aux traitements appropriés, en quantité, en qualité et en innovation ?

Le second est un enjeu industriel, qui concerne notre capacité à relocaliser, à produire et à sécuriser l'approvisionnement en produits de santé, en temps normal comme en temps de crise, ces deux temps devant être distingués.

Le troisième est un enjeu de régulation, qui a trait à notre capacité à susciter l'innovation, à augmenter nos productions industrielles et à mener une politique du prix du médicament et d'achat public cohérente avec les deux précédents enjeux.

Le contexte est le suivant : les pénuries touchent la France comme les grands pays de l'OCDE. Il s'agit bien d'une évolution structurelle, même s'il existe aussi des éléments d'explication conjoncturels. Les pénuries ont augmenté de 60 % dans quatorze pays de l'OCDE entre 2017 et 2019 - donc avant la covid-19. Sur cet échantillon, en nombre de pénuries notifiées, la France est en cinquième position - après l'Islande, le Canada, le Portugal et la Belgique. Je ne vous rappellerai pas les chiffres relatifs à l'augmentation des pénuries, que vous connaissez.

Il faut bien comprendre la situation pour améliorer la réponse gouvernementale et votre commission y contribuera certainement.

Je me concentrerai sur la situation que j'ai connue entre 2018 et 2022, en tant que secrétaire d'État puis ministre en charge de l'industrie.

Avant la crise de la covid-19, la France était très bien placée en matière de production de médicaments : en 2007, elle était première de l'Union européenne, mais elle a ensuite progressivement perdu cette place, parallèlement à sa désindustrialisation. Quinze ans plus tard, elle se situe autour de la cinquième position. La France a donc glissé et perdu sa pole position, un déclassement qui s'explique par la conjonction de plusieurs facteurs.

Il s'agit d'abord d'une période historique de chute de brevets : les molécules deviennent moins attractives à produire et plus faciles à génériquer, entraînant le développement de productions en dehors de France et même d'Europe.

Le second élément a trait à la hausse des coûts directs et du poids réglementaire, notamment en matière environnementale, qui a creusé l'écart par rapport au coût des mêmes productions dans d'autres zones géographiques, où l'on assiste aussi à une montée en compétences. Ce double effet conduit à l'augmentation des parts de marché de ces pays.

Ancienne directrice de cabinet du directeur général de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) entre 2003 et 2006, je peux affirmer que le volet médicaments du projet de loi de financement de la sécurité sociale est conçu comme une variable d'ajustement. Cette tendance de fond de notre régulation n'est pas nouvelle : je l'ai vécue à l'hôpital et sur le financement des molécules innovantes.

Le dernier élément est constitué par un cadre de régulation désavantageux pour les molécules matures et qui s'est durci au fil des années.

Vous connaissez le résultat : le glissement de la France de la première à la cinquième place au sein de l'Union européenne, qui correspond à une perte de compétitivité. Au plan international, 80 % des principes actifs sont désormais produits en Chine et en Inde. Nous observons des ruptures d'approvisionnement, en particulier sur des molécules matures, peu difficiles et moins intéressantes à produire, le tout sur fond de croissance des besoins en produits de santé : le marché est en croissance, car certains pays se développent et répondent mieux aux besoins de santé de leur population. Les productions se déplacent, et lorsque l'innovation elle-même se déplace, on abandonne progressivement un certain nombre de produits matures.

Dès le premier quinquennat et avant la crise de la covid-19, une prise de conscience a eu lieu sur la nécessité de réagir face à cette dégradation alarmante. Le premier comité stratégique des industries de santé (Csis) du quinquennat s'est tenu en juillet 2018 ; je n'étais pas encore au Gouvernement. Mais dès ma prise de fonctions en octobre 2018, ses conclusions étaient claires et devaient s'appliquer : il s'agissait notamment de se focaliser fortement sur les produits innovants.

Nous avons également travaillé pendant un an sur le pacte productif, qui a permis ensuite de nourrir le plan de relance et France 2030. Nous avons notamment concentré nos travaux sur la bioproduction et les thérapies cellulaires. Il s'agissait de nouvelles orientations en matière de produits de santé, sur lesquelles France pouvait mieux se positionner.

En septembre 2019, la ministre de la santé de l'époque, Agnès Buzyn, a commandé une mission sur les molécules matures à M. Biot pour « limiter le risque de ruptures d'approvisionnement dans un objectif de sécurité sanitaire afin de renouer avec une stratégie européenne d'indépendance et de souveraineté dans le domaine pharmaceutique ». Ce rapport a été rendu une quinzaine de jours avant le début de la crise de la covid-19. Il était d'une très grande actualité au regard de ce que nous avons vécu ensuite.

La crise de la covid-19 a été, bien évidemment, un accélérateur de la prise de conscience. Elle a mis en évidence la complexité des chaînes d'approvisionnement. Un vaccin ARN messager nécessite 230 composants : il ne suffit donc pas de sécuriser le principe actif et deux ou trois étapes de la production. Il faut aussi penser à tous les flexibles, les capsules, les flacons, etc.

Elle a également mis en évidence l'éclatement des lignes de production et leur concentration, non pas seulement dans un pays, mais aussi sur un site. Donc, si un tel site connaît un accident, un incendie par exemple, cela peut avoir un impact non négligeable sur la production mondiale. Cette vulnérabilité, fruit de la suroptimisation des chaînes de production, a été mise en évidence.

Il est également apparu que la France n'était pas en capacité de fabriquer certains produits. Je pense aux produits sophistiqués comme un ARN messager et non à des produits simples comme des gants ou des masques. La France n'avait aucune chaîne de production d'ARN : nous avions des laboratoires de recherche, mais étions incapables de produire plusieurs milliers de doses quotidiennes. D'autres pays européens avaient des bouts de chaîne et ont permis de créer la chaîne de production des vaccins contre la covid-19.

Nos réponses se sont étagées, de l'urgence jusqu'à la réponse structurelle.

Le 18 juin 2020, anticipant le plan de relance, nous avons lancé un premier appel à manifestation d'intérêt (AMI), dit capacity building, afin d'exploiter immédiatement la réglementation européenne qui permettait de soutenir toute production de produits de santé en lien avec la covid-19, avec un haut niveau de soutien public. Cet AMI a permis de soutenir des produits innovants ou matures - vaccins, composants, dispositifs médicaux, diagnostics in vitro, consommables. Face à l'ampleur du besoin, un deuxième AMI a été lancé en février 2021. Au total, 42 projets ont été soutenus, pour environ 500 millions d'euros de soutien public et plus 800 millions d'euros d'investissements. Il s'est agi, par exemple, de lignes de production de vaccins injectables en format unidose, de bouchons techniques ou standards stériles pour les vaccins, des lipides nécessaires pour la vaccination ARN ; bref, les composants d'une chaîne d'approvisionnement.

En parallèle, cinq secteurs stratégiques - dont l'automobile, l'aviation et la santé, et un secteur transversal - matériaux critiques - ont été identifiés dans le cadre du plan de relance, afin de soutenir le renforcement de nos capacités industrielles dans ces secteurs. L'appel à projets a visé à diminuer notre dépendance nationale et européenne et à obtenir un impact économique et industriel dans des délais rapides. Les résultats sont les suivants : 128 projets, pour près de 160 millions d'euros d'aides. Il s'agit d'un exercice différent du précédent, de réindustrialisation au-delà de la crise de la covid-19.

Au total, sur la période, 187 projets ont été soutenus, avec 1,8 milliard d'euros d'investissements. Voici quelques exemples complémentaires, parmi d'autres : des projets de production de principes actifs, comme chez Seqens dans l'Isère ; des projets visant à rendre notre outil de production plus vert et plus performant, comme chez Minakem dans les Hauts-de-France ; des projets de production de principes actifs anticancéreux pour le traitement du mélanome, comme aux laboratoires Pierre Fabre à Gaillac.

Enfin, afin d'aller au bout des conclusions du précédent comité stratégique des industries de santé et de préparer le suivant, nous avons élaboré des réponses structurelles en matière de régulation. Un nouvel accord-cadre entre Les entreprises du médicament (Leem) et le Comité économique des produits de santé (CEPS) a ainsi été conclu, avec un chapitre consacré aux mesures d'attractivité pour permettre la relocalisation des productions et plusieurs dispositions destinées à maintenir une offre suffisante de médicaments dans un objectif de santé publique. Le comité stratégique des industries de santé de l'été 2021 a débouché sur des mesures fortes, notamment sur un objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) sur les produits de santé fixé à 2,4 %. Je souris, parce que je sais bien comment on peut construire l'Ondam d'un côté et le déconstruire de l'autre...

Je citerai enfin le décret permettant un accès direct au marché pour les produits de santé, ce que l'on appelle le « go to market ». L'absence d'un tel dispositif était considérée comme très nuisible à l'attractivité et à la compétitivité de la France, par comparaison avec l'Allemagne par exemple.

Nous commençons à voir les fruits de notre action en 2023, avec France 2030 - et son axe santé très fort, doté de 7,5 milliards d'euros de crédits fléchés -, le décret accès direct et le nouvel accord CEPS.

Nous avons également mené une action à l'échelon européen. En tant que ministre chargée de l'industrie et présidente du conseil compétitivité, j'ai porté un axe santé très fort et notamment un projet important d'intérêt européen commun (Piiec) en santé pour accompagner un certain nombre de domaines : les principes actifs, les biothérapies et bioproductions - car nos positions y étaient fragiles - et l'appareil de production ARN. En effet, au-delà du traitement de la covid-19, les perspectives offertes par les thérapies de type ARN semblaient importantes. Je ne suis pas médecin, mais c'est ce que disaient les experts et nous n'avions que peu de structures de production. Nous avons donc largement ouvert la porte.

Les discussions se déroulent encore actuellement, mais nous avons pu déposer des projets. J'espère que la Commission européenne reviendra vers nous fin 2023. Entre le moment où nous avons commencé à en parler et l'éventuelle première décision, il s'est écoulé trois ans : cela témoigne de la quantité d'énergie qu'il faut mettre dans ces matières technologiques rapides pour faire avancer les sujets.

Ces actions sont insuffisantes au regard de la situation de pénurie de certaines molécules, mais plusieurs facteurs sont à considérer.

La première raison est structurelle. Historiquement, notre politique de soutien aux produits de santé s'est principalement concentrée sur l'innovation. Or produits matures et innovation correspondent à des modèles économiques distincts au sein du portefeuille d'une entreprise ; les premiers servant à financer la seconde. Par conséquent, toute réduction de tarifs sur ces produits peut ultimement remettre en question le financement de l'innovation.

Deuxièmement, en termes d'industrialisation, les molécules matures sont progressivement supplantées par des molécules innovantes, ce qui réduit leur appareil de production mondial et crée des effets de pénurie. Celles-ci sont alors gérées par le prix, lequel, s'il n'en est pas le seul élément explicatif, détermine en fin de compte la file d'attente.

En ce qui concerne l'accompagnement des molécules matures et la garantie de leur production, il n'est pas obligatoire que cette production se fasse sur le territoire français, pour peu que l'approvisionnement soit sécurisé par ailleurs. Cela signifie disposer de plusieurs sources, de préférence pas trop lointaines, pour éviter des problèmes de chaîne logistique.

Ensuite, il est difficile de maintenir une cohérence totale entre les différentes actions publiques, notamment en ce qui concerne la commande publique. Avec Olivier Véran, nous avons bataillé pendant six mois pour rédiger une circulaire permettant aux hôpitaux, et recommandant aux autres établissements utilisant des équipements de protection individuelle (EPI), de prendre en compte les risques de rupture lors de leurs achats publics, quitte à payer un peu plus cher. Il s'agissait pour nous de sécuriser des productions et de les protéger contre les risques de rupture d'approvisionnement. Malheureusement, ces circulaires n'ont pas été pleinement mises en oeuvre. Il existe un risque d'injonction paradoxale entre l'optimisation de la structure de coûts des établissements de santé d'une part, et l'acceptation d'un prix un peu plus élevé pour garantir la sécurité de l'approvisionnement d'autre part. Des systèmes d'allotissement pourraient être envisagés de manière à identifier plusieurs fournisseurs, garantissant à la fois sécurité d'approvisionnement et compétitivité des prix.

La coordination avec Bruxelles est essentielle. La création de l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire (HERA) est à ce titre une avancée majeure, avec l'idée de lui conférer des compétences spécifiques en temps de crise comme en anticipation de crise. Le Piiec est lancé, mais nous devons nous assurer que ces politiques aboutissent. Nous sommes encore loin, toutefois, en termes d'ambition, d'équipes, de stabilité et de moyens financiers, de la Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA) aux États-Unis.

Enfin, abordons la politique des prix. Vous avez entendu le président du CEPS ; il convient d'exploiter tous les outils qui sont à notre disposition, notamment l'intégralité de l'accord-cadre et le décret d'accès direct mis en place avec détermination lors de la législature précédente. Cependant, il est encore trop tôt pour évaluer l'efficacité de ces mesures ; je suis consciente que des résultats sont attendus dans le cadre de la mission interministérielle sur les mécanismes de régulation et de financement des produits de santé lancée par la Première ministre.

Pour conclure, je précise que des initiatives telles que « Innovation santé 2030 » et le renforcement de notre souveraineté industrielle dans le domaine pharmaceutique ont démontré leur efficacité. Il s'agit maintenant de les adapter afin de les prolonger dans un contexte normalisé, hors pandémie. Je suis confiante quant au fait que Roland Lescure et François Braun, qui ont succédé à Olivier Véran et moi, s'y emploient.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - En effet, la délocalisation de l'industrie pharmaceutique ne s'est pas produite sous un seul mandat présidentiel, elle est mise en oeuvre depuis vingt ou trente ans. Les entreprises, dans une logique de rentabilité optimale, ont préféré s'installer dans des pays à moindre coût, ayant moins d'exigences sociales et environnementales, plutôt que de rester en France. Il faut également prendre en compte une certaine difficulté de la société à accepter l'implantation d'industries chimiques, réputées polluantes, sur notre territoire. Tous s'accordent sur la nécessité de relocaliser ces industries, et nous observons une volonté en ce sens, soutenue par des aides publiques et encouragée par le Gouvernement, mais la réponse est souvent : « D'accord, mais pas chez nous. »

Ma première question concerne les garanties que nous pouvons obtenir. Ces entreprises ont déjà délocalisé leurs opérations et bénéficient maintenant de nouvelles aides publiques pour relocaliser. Quelles garanties avons-nous qu'elles resteront sur le territoire français pour une durée significative ?

J'aimerais également vous interroger sur votre mandat en tant que ministre. Vous avez mis en place des politiques qui ont favorisé le développement de capacités de production sur notre territoire. Il serait intéressant d'obtenir plus d'informations à ce sujet. Toutefois, pendant cette même période, nous avons observé à la fois les prémices de relocalisations et la poursuite des délocalisations. Pourriez-vous nous fournir un bilan précis des établissements relocalisés au regard de ceux qui ont quitté notre territoire ?

Ma deuxième question porte sur l'attractivité du territoire français pour l'industrie pharmaceutique. Nous avons constaté lors de nos auditions que le crédit d'impôt recherche (CIR) était un atout majeur en ce sens ; la France investit énormément dans ce dispositif, qui profite surtout aux grands laboratoires. Cependant, certaines entreprises adoptent des stratégies d'évitement ou d'optimisation. Ne serait-il pas temps d'ajouter des conditions à ce dispositif ? Par exemple, nous avons appris hier lors de notre audition de la Fundação Oswaldo Cruz (Fiocruz) au Brésil que ses membres sont capables de prendre des décisions sur la production de médicaments une fois que la recherche a abouti. Il en va de même pour la BARDA, aux États-Unis : quand la recherche aboutit, on peut produire. Serait-il envisageable, compte tenu de notre histoire et de notre réseau industriel, de mettre en place de telles conditions ? Pourrions-nous garantir qu'une fois la recherche achevée sur le territoire français, la production ait lieu en France, ou au moins en Europe, et que les médicaments produits soient prioritairement destinés à la France ? Cela vous semble-t-il réalisable ? Si oui, sous quelles conditions ?

Toujours dans la même perspective, une troisième question : en ce qui concerne la transition écologique, il est nécessaire de déterminer des critères pour respecter les normes sociales et environnementales. Les industriels que nous avons entendus en audition affirment que le respect de ces normes doit être pris en compte ; à défaut, ils seraient désavantagés face à d'autres pays qui ne les respectent pas. Comment envisagez-vous de traiter cette situation ? Réfléchissez-vous, entre votre ministère et d'autres ministères concernés, comme celui de la santé, à proposer un label pour les médicaments qui respectent ces normes environnementales ?

Ma quatrième question concerne la clause de sauvegarde, initialement mise en place pour les médicaments innovants puis étendue aux médicaments matures. Au cours des auditions que nous avons menées, on nous a indiqué que cette clause constituait un handicap pour les laboratoires, car ceux-ci ne savent que tardivement s'ils doivent s'en acquitter, ce qui nuit à la prévisibilité de leurs activités. Sans aller jusqu'à la supprimer, car elle apporte une contribution significative aux caisses de la sécurité sociale, que pourrait-on envisager à cet égard ?

En outre, je me demande si l'État dispose des moyens nécessaires pour négocier avec les industriels. Fait-il le poids lorsqu'il s'agit de fixer les prix ? Nous avons vu des bras de fer importants lors des négociations sur les prix, comme avec les vaccins contre la covid-19. La direction de Sanofi, par exemple, avait déclaré qu'elle donnerait la priorité aux plus offrants, c'est-à-dire aux États-Unis. Face à ces attitudes ou aux négociations difficiles, comme nous l'avons vu avec le CEPS, quels sont les moyens de l'État pour maintenir des prix raisonnables, notamment pour les médicaments innovants ?

Enfin, ma dernière question porte sur l'Europe. Vous l'avez souligné, vous avez contribué à lancer le Piiec santé ; la France a joué un rôle moteur dans cette initiative, c'est positif. Au cours de nos auditions, il est apparu clairement que la politique pharmaceutique ne pouvait être envisagée uniquement dans un cadre national. La réflexion doit se faire au niveau européen, voire mondial, le rôle de l'Europe étant crucial. Toutefois, après quelques années, il semble que les ambitions initiales aient été quelque peu réduites. Êtes-vous toujours confiante dans cette approche ? Qu'est-ce qui pourrait être amélioré pour faire en sorte que les ambitions affichées se concrétisent plutôt que d'être révisées à la baisse ?

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Je complète la question sur la clause de sauvegarde. Nous avons récemment entendu le témoignage d'un laboratoire de 135 salariés. Il y a quatre ans, le montant qu'elle a acquitté au titre de la clause de sauvegarde représentait 40 000 euros, il est aujourd'hui de 160 000 euros, sans que cette augmentation ait pu être anticipée. Dans le même temps, le chiffre d'affaires de l'entreprise a baissé de 3 %. Il est évident que ce sujet emporte des conséquences tangibles.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Sur la question des délocalisations, le premier élément à prendre en compte est l'apparition de nouveaux acteurs sur le marché mondial : il ne s'agit pas toujours de délocalisations, il peut s'agir parfois seulement de concurrence, le détenteur initial du brevet expiré étant confronté à l'émergence de producteurs de génériques dans leur pays d'origine, notamment en Inde et en Chine. Il ne s'agit pas nécessairement d'un « Big Pharma » déjà implanté, ce sont souvent des entreprises importantes d'origine locale, qui peuvent construire des usines plus rapidement que nous et dans certaines conditions qui nous sont inaccessibles.

En effet, nous nous soumettons à deux niveaux de normes : les normes environnementales générales et les normes spécifiques liées à la nature dangereuse de certaines installations, comme celles qui sont classées Seveso seuil haut. En règle générale, l'annonce de la construction d'un tel site n'engendre pas un enthousiasme débordant, je vous le confirme. Ensuite interviennent les normes spécifiques à la pharmacie : nous imposons des exigences rigoureuses en termes de qualité et de traçabilité de la production. Ces garanties pour les patients entraînent des coûts supplémentaires pour les entreprises.

Lorsque l'on combine ces coûts additionnels aux économies naturelles que présentent des pays dans lesquels les coûts de base sont inférieurs à ceux de l'Europe, on comprend comment de nouveaux acteurs importants en termes de volume de production ont pu émerger. Ils ont d'ailleurs joué un rôle indispensable lors de la mise en place des chaînes de production mondiales pour les vaccins contre le SARS-CoV-2, fournissant une partie des éléments nécessaires.

Il ne s'agit donc pas nécessairement de délocalisations, c'est parfois simplement une redistribution des parts de marché concernant des acteurs aux coûts de structure plus importants, habitués à produire dans des pays où ces coûts sont plus élevés. Ces entreprises se positionnent donc là où elles ont le plus de chances de se distinguer, c'est-à-dire sur les produits innovants, grâce à leurs capacités de recherche et de développement plus importantes ; elles ont tendance, en parallèle, à fermer les activités qui ne sont pas rentables.

Ensuite, concernant nos actions en matière de sécurisation de nouveaux sites de production, rappelons que la construction d'une installation pharmaceutique - ainsi, d'ailleurs, que sa fermeture - est un processus à la fois long et coûteux, quel que soit le niveau de subvention proposé. Par conséquent, il est difficile de considérer qu'une entreprise puisse faire son marché au niveau mondial et décider de s'installer en France une année puis de changer de pays trois ans plus tard parce que cela pourrait lui être plus avantageux. Le coût de fermeture d'une usine et celui des investissements capitalistiques perdus est trop important.

Par ailleurs, le coût du travail n'est pas nécessairement moindre dans d'autres pays qu'en France, car le fonctionnement d'une usine pharmaceutique repose majoritairement sur du personnel très qualifié. De fait, les niveaux de rémunération tendent à converger dans le temps. Un cadre est aujourd'hui mieux payé en Chine qu'en France, à plus forte raison s'il parle anglais.

Selon moi, la différence tient davantage aux normes, aux brevets et au marché domestique.

Notre marché domestique compte 67 millions de consommateurs potentiels, tandis que l'équivalent de la classe moyenne en Chine constitue un marché de 450 millions de personnes et que le marché des États-Unis s'élève à 350 millions de personnes.

Cela devrait pousser l'Europe à aller vers une convergence des règles pour éviter d'avoir des régulations qui sont parfois contradictoires et qui imposent de redéposer des dossiers d'autorisation de mise sur le marché, alors même qu'il existe une agence unique du médicament. Cela permettrait de renforcer l'accès au marché européen et son attractivité.

J'estime qu'un laboratoire pharmaceutique qui accepte de s'installer dans un pays où il est plus coûteux de produire s'impose de lui-même la condition d'y rester. Au fond, nous « tamponnons » l'écart de coût par rapport à un site construit ailleurs.

Le crédit d'impôt recherche est un outil qui permet de ramener le coût du chercheur français au même niveau que celui du chercheur allemand. Au-delà de 80 000 euros de coût brut par an, une personne rémunérée en Allemagne paie moins de cotisations sociales, tandis qu'au-delà de 2,5 Smic, notre niveau de cotisations sociales est bien supérieur à ceux de nos homologues européens. Le CIR permet de rattraper cet écart. Si j'estime qu'il ne constitue pas un élément d'attractivité en soi, sa suppression serait un élément de perte de compétitivité, car le coût de nos centres de recherche serait de ce fait plus élevé que celui des centres de recherche de nos voisins proches. C'est pourquoi, je recommande la plus grande prudence en la matière.

Il convient en revanche de veiller à ce que les acteurs qui optimisent ce dispositif dans un sens qui, pour être conforme à la lettre de la loi, n'est pas conforme à son esprit, ne puissent plus le faire. Dans le cadre de l'appel à manifestation d'intérêt capacity building, nous avions prévu des retours en termes de réservations de capacités de production, car l'objectif était moins la réindustrialisation que la sécurisation des approvisionnements.

Les acheteurs publics doivent pouvoir s'appuyer sur des critères objectifs de respect des normes sociales et environnementales. Un label, par exemple, rapporte des points en plus dans le cadre d'un marché public. Il convient toutefois d'être attentif à ce que les PME aient les moyens de se faire labelliser.

Dans le cadre du projet de loi relatif à l'industrie verte, un travail est mené en vue de la création d'un label d'excellence environnementale qui, au-delà de la santé, pourra servir de référentiel pour l'achat.

La clause de sauvegarde a été créée afin d'être activée de temps en temps. Or elle est activée systématiquement et pour des montants de plus en plus importants. La mission régulation devra faire des propositions sur le fonctionnement de ce dispositif, car son mode de fonctionnement ne correspond plus à l'esprit qui a présidé à sa création. Il est par ailleurs difficile, pour les entreprises concernées comme pour les hôpitaux, de connaître leur norme de dépenses au milieu ou en fin d'année, mais cela est lié à l'Ondam.

L'État fait le poids dans la négociation, puisque les experts s'accordent à dire que le prix du médicament sur le marché français est parmi les plus compétitifs.

Nous pourrions, sur le modèle de la BARDA, financer la recherche en contrepartie d'une production future. Cela suppose toutefois d'être prêt à investir des montants très importants. Il faut donc choisir nos combats, c'est-à-dire les classes thérapeutiques qui seraient concernées.

Dans le cadre du plan national de relance et de résilience, nous avions lancé des appels à projets relatifs à des molécules d'intérêt thérapeutique majeur. La liste de ces molécules étant très longue, j'avais lancé la « mission Giorgi », menée par l'inspection générale des affaires sociales (Igas) et le Conseil général de l'économie, avec pour mandat de préciser et de resserrer cette liste.

L'Europe a été très ambitieuse en matière de santé, car, s'agissant d'une compétence qui relève des États, elle est allée bien au-delà de ce que prévoient les traités, et il faut reconnaître que son action a été plutôt efficace.

Il convient de favoriser non seulement l'innovation, mais aussi l'industrialisation - les Piiec sont un bon moyen de le faire - et il faut s'efforcer de lever tous les obstacles à la diffusion d'un médicament, en particulier pour les petites entreprises et les start-up. Il est en effet plus difficile, pour un même produit, d'obtenir 27 autorisations de mise sur le marché qu'une seule. Il faut donc favoriser les reconnaissances réciproques et les pratiques homogènes, d'autant que ce n'est pas coûteux et que cela permettra aux entreprises d'avoir accès à un marché de 450 millions de personnes disposant d'un pouvoir d'achat important.

En écho aux propos tenus par mon collègue Olivier Véran lors de son audition devant votre commission d'enquête, j'estime qu'une meilleure régulation de la prescription - qui expose du reste les patients à des risques d'iatrogénie - permettrait de récupérer des marges de manoeuvre. C'est peut-être un voeu pieux, mais ce serait une bonne chose.

Mme Pascale Gruny. - Faut-il mettre en place une politique de stock ? Si oui, qui doit en supporter le coût ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Le décret du 30 mars 2021 relatif au stock de sécurité destiné au marché national prévoit des stocks de deux mois, voire de quatre mois pour certains types de préparation.

Plusieurs éléments sont à prendre en considération. Il est tout d'abord contre-intuitif de songer à constituer des stocks en période de pénurie.

Par ailleurs, les coûts de constitution de stocks sont considérables. Il s'agit d'une décision de nature, non pas technique, mais politique, qui emporte un effort financier devant être apprécié à l'aune de son impact sur l'attractivité de notre pays.

Lors des échanges que j'ai eus avec les industriels dans le cadre de mes fonctions passées, ces derniers ont exprimé leurs préoccupations au regard des coûts de constitution des stocks, mais aussi du stockage, car non seulement cela occupe de la place, mais il faut de plus s'assurer que les conditions de stockage soient sécurisées. De fait, cette question était vécue comme assez contraignante par les industriels.

Je sais que mon collègue François Braun mène actuellement des travaux sur ce sujet afin de formuler un certain nombre de propositions.

Je n'ai pas répondu à une précédente question sur le bilan des fermetures et des ouvertures de sites. Je ne dispose pas de données relatives au seul secteur de la santé. En revanche, nous savons que le secteur industriel a contribué à créer 90 000 emplois net au cours des dernières années, alors qu'entre 2000 et 2016 le bilan net était de - 1 million d'emplois. Cela peut paraître peu, mais c'est énorme car le nombre d'employés nécessaires au fonctionnement d'une usine diminue de manière structurelle.

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Il serait intéressant de disposer de données par secteur.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je vous renvoie vers mon collègue chargé de l'industrie.

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Dès que nous posons cette question, nos interlocuteurs semblent dans l'incapacité de nous répondre...

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Il faut de plus distinguer entre les différents niveaux de fonction, car dans le secteur de la santé, si les pôles chargés de la commercialisation ont fait l'objet de restructurations ces dernières années, ce n'est pas forcément le cas des pôles industriels.

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - C'est notamment le cas du secteur chimique, qui est le maillon très faible de la chaîne de production du médicament.

Mme Émilienne Poumirol. - De quels moyens la puissance publique dispose-t-elle pour réguler le marché du médicament et partant, éviter les pénuries que l'on déplore aujourd'hui ?

Vous avez bien remis en perspective la question du prix des médicaments matures, ainsi que celle de la clause de sauvegarde.

Vous avez également évoqué les injonctions contradictoires faites aux hôpitaux : ces derniers passent des commandes publiques pour obtenir les prix les plus bas mais ils ne peuvent pas inclure de clause de priorité dans ces commandes en raison de l'Ondam, qui est construit, non pas en fonction des besoins réels du pays, mais en fonction des dépenses de l'année passée, ce qui est tout à fait anormal.

Pourriez-vous revenir sur la transparence des prix ? Les « Big Pharma » ont abandonné la chimie au profit des thérapies géniques. Que peut faire l'État pour encadrer les demandes de prix exorbitants sur ces produits innovants ?

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - De nombreuses personnes que nous avons auditionnées ont déploré la multiplicité des acteurs de l'écosystème du médicament et son fonctionnement en silo, les objectifs économiques et budgétaires et les objectifs de santé publique étant souvent disjoints - nous en avons pris conscience brutalement pendant la pandémie de la covid-19.

La question du pilotage, notamment sanitaire, est très prégnante pour l'ensemble des acteurs. Avez-vous envisagé de mener une réflexion sur ce sujet lorsque vous étiez chargée de l'industrie ? Nous constatons que, pour remédier aux pénuries, si différentes structures, comités et task force sont constitués, le travail se focalise sur l'emploi et la politique industrielle, au détriment de l'objectif sanitaire, qui devrait être l'objectif principal.

En particulier, le financement public, parfois substantiel, n'est assorti d'aucune conditionnalité de production en France. Le CIR permet de financer des recherches, mais les demandes de brevet sont ensuite déposées dans d'autres pays, plus accueillants et plus propices au développement industriel.

La solution à ces difficultés ne passe-t-elle pas par un pilotage visant l'atteinte d'un objectif sanitaire conçu comme véritablement prépondérant ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Sur la question des prix des molécules innovantes et de la nature de la négociation, je vous rappelle que le gendarme budgétaire de la santé est la direction de la sécurité sociale (DSS). De notre côté, à Bercy, même si ce rôle ne relevait pas de la direction du budget, nous n'étions pas opposés à l'augmentation de la dépense, dans une logique de retour sur investissement : notre préconisation était d'anticiper les retombées attendues de certaines décisions en nombre d'emplois directs ou induits - un emploi industriel représente trois ou quatre emplois induits sur le territoire -, ou en matière de sécurisation de l'approvisionnement, qui permet d'éviter la volatilité des prix et les coûts liés à la rupture.

Nous essayions d'anticiper tout cela, en ayant une vision de la sécurisation des chaînes de valeur, sans d'ailleurs forcément impliquer une production en France. Je me rappelle ainsi avoir aidé ma collègue autrichienne pour sécuriser un des derniers sites européens de production d'antibiotiques.

En premier lieu, la sécurisation de la chaîne de valeur implique de savoir où on produit et à quelles conditions cette production peut disparaître, et de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier. La production peut être située en France, auquel cas, en situation normale ou en situation de crise, on a accès a priori à la production ; on peut même recourir, au besoin, à des outils « descendants » pour sécuriser la production réalisée sur son sol, comme la réquisition. La production peut également être située dans un autre pays de l'Union européenne, auquel cas des règles du jeu se mettent vite en place pour permettre des approvisionnements.

Ensuite, plus on s'éloigne, plus se pose la question de pose d'un double, triple ou quadruple approvisionnement, afin de faire face à des risques génériques - une usine qui brûle, une guerre, une fermeture de frontière - ou à une situation de pandémie et de tensions, qui entraîne un usage prioritairement domestique de la production. En effet, quand les quantités consommées explosent comme on l'a constaté pendant la pandémie de la covid-19 - on a alors multiplié par dix, je crois, la consommation de certains produits, et nous ne disposions pas de l'appareil de production permettant d'y faire face -, ce sont les pays où s'effectue la production qui sont servis en priorité.

Par conséquent, il faut sécuriser les chaînes de valeur, en examinant qui produit quoi et où, et en ayant au minimum deux sources d'approvisionnement pour les médicaments transversaux à un grand nombre de maladies.

En deuxième lieu, il faut avoir des capacités de production « appelables » : que met-on sous cocon, que sait-on déplacer dans une usine ? C'est une réflexion que nous avons eue avec Sanofi à propos d'un site de production de vaccins fonctionnant en mode normal, pour lequel nous avons défini un mode de fonctionnement en situation de crise, permettant de pousser la production de vaccins classiques et de produire autre chose : des vaccins contre des adénovirus, des vaccins à ARN messager, de la protéine désactivée, etc. Dans la production de médicaments, le point critique, ce sont les matériaux, mais aussi les ressources et les compétences, car il faut être capable de produire dans l'usine.

Il faut donc s'assurer de notre capacité à mettre en place des modes de fonctionnement en situation de crise ; je pense que c'est une réflexion intéressante.

En troisième lieu, du point de vue du pilotage, l'organisation en task force, en force opérationnelle, fonctionne bien. La task force vaccins a eu une véritable valeur ajoutée à l'échelon national et européen - elle a inspiré la task force européenne -, puisqu'elle a permis de surmonter bien des difficultés, en allant jusqu'à un niveau de détail très élevé.

Sans doute, si l'on met en place des task forces et que cela fonctionne mieux, cela signifie que l'organisation classique fonctionne trop en silos. C'est cette idée sous-jacente qui nous avait inspiré la création d'une agence de l'innovation en santé, afin de permettre la cohérence des décisions prises dans les différentes composantes de l'État au service d'une vision. Ainsi, si l'on décide d'avoir demain une bioproduction au service de telle ou telle thérapie, on est certain qu'il y a quelqu'un, dans le système étatique, qui en est spécifiquement chargé et qui peut discuter avec la direction générale des entreprises, avec les hôpitaux, avec la sécurité sociale, etc. Quelle que soit la forme retenue, agence ou non, la vision transversale est de nature à accélérer les choses et à donner une unité d'objectifs, à condition de ne pas vouloir produire toutes les molécules sur tout le territoire.

Sur la question des brevets, je répondrai de manière quelque peu provocatrice : pour avoir les brevets, il faut donner envie aux gens de produire en France. Il faut être conséquent dans notre politique. Si l'on obtient dans un autre pays une discussion plus rapide avec l'autorité de régulation, une autorisation de mise sur le marché trois fois plus courte, des financements plus importants pour le prototype et l'industrialisation et si les investisseurs privés sont aptes à conseiller et à prendre des risques, oui, il est plus facile d'investir dans ce pays que de rester dans un marché dans lequel, à chaque étape, on doit être champion du monde de la course de haies... C'est la réalité que nous renvoient certains chercheurs et c'est d'autant plus frustrant que nous avons une véritable capacité à produire de la recherche de qualité et à former des gens de très haut niveau. On le voit dans le domaine de l'intelligence artificielle, par exemple, qui compte de nombreuses personnes formées en France.

Par ailleurs, il faut que l'État tienne ses engagements. Nous sommes constamment dans une tension entre court terme et moyen terme. Le court terme, c'est la trajectoire budgétaire de l'année ; le moyen terme, ce sont les engagements sur des projets à cinq ou dix ans, par lesquels on accepte de prendre des risques. Nous l'avons fait lors de la pandémie de la covid-19, en achetant des vaccins sans savoir exactement de quelles quantités nous aurions besoin. Nous étions dans une situation de crise, dans laquelle les choix étaient réduits. Être capable de prendre des décisions qui engagent pour l'avenir, qui « crantent », et de tenir ces engagements me paraît essentiel.

Cela boucle avec le sujet de la clause de sauvegarde. Si l'on précise d'emblée les règles du jeu, ceux qui veulent jouer connaîtront les règles. Les Français ont tendance à changer rapidement les règles du jeu, c'est le reproche le plus récurrent que l'on nous adressait à l'international : « nous sommes prêts à jouer, mais arrêtez, vous, Français, de changer sans cesse les règles du jeu. »

De manière générale, sur les dépenses de santé, il y a, avec la prévention et la juste prescription, des moyens d'avoir des retours sur investissement sur des sujets qui font la différence. Nous avons un prisme : nous sommes concentrés sur la prise en charge de la pathologie et non sur le maintien en bonne santé de la population.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez indiqué avoir utilisé le levier de la réquisition ; pourriez-vous nous fournir la liste des réquisitions auxquelles vous avez procédé ?

Vous affirmez qu'il ne faut pas changer les règles du jeu en cours de match et qu'il faut accélérer certains processus, mais il ne faut pas désarmer l'État : les autorisations temporaires d'utilisation ont permis à de grands laboratoires d'imposer un prix exorbitant pour des médicaments innovants. Une fois ce prix imposé, cela ancrait la négociation à un niveau très élevé et le prix final restait inabordable pour la sécurité sociale. J'insiste donc sur les armes que se donne l'État pour que chacun assume ses responsabilités. L'industrie pharmaceutique a aussi des devoirs et l'État doit se donner les moyens de faire respecter les règles. On trouve des exemples : vous dites que ce que nous appelons délocalisations n'en sont pas véritablement, mais, pour citer un exemple dans le Val-de-Marne, TotalEnergies ferme des usines performantes. Les entreprises ne se focalisent plus sur la recherche de long terme, elles achètent des start-up.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - S'agissant des prix exorbitants, je veux préciser que le modèle pharmaceutique n'est pas une industrie classique. D'abord, les coûts de développement sont eux-mêmes exorbitants. Ensuite, le marché peut être très restreint, c'est le problème des maladies orphelines : quand la recherche coûte 500 millions d'euros et concerne 100 personnes porteuses de la maladie, le coût du traitement est forcément très élevé, ce qui soulève d'ailleurs des réflexions éthiques complexes.

Si l'on veut faire baisser le prix du médicament, quelle part est-on prêt à prendre dans le financement de la recherche et dans le risque de ne rien trouver ? C'est peut-être une façon de découpler le coût de revient d'une production, qui peut être modeste, de tous les échecs et du coût de la recherche ayant abouti.

On peut en outre améliorer les choses sur les essais cliniques, et cela ne coûte d'ailleurs rien. À cet égard, je vous invite à étudier le cas de l'hôpital du Texas, l'un des plus grands du monde, qui permet, avec l'intelligence artificielle, de générer en quelques jours une base de patients pouvant participer à un essai clinique, alors que, à la main, il faut étudier chaque dossier individuellement, ce qui prend des mois. On gagnerait à examiner ce genre de projets pour abaisser les coûts : on ne perd pas de temps et on ne fait pas de cadeau à l'industrie pharmaceutique, mais on se met au niveau de l'état de l'art en matière de santé et de recherche clinique. Nous avons des gains à faire de ce côté.

En matière de prix, le président du CEPS peut prendre une décision unilatérale, vous le savez. C'est une arme ultime, qui peut fonctionner, même si l'on privilégie toujours la négociation. Lors d'une négociation, on joue en permanence de la carotte et du bâton. Il est plutôt reconnu à l'international que les négociateurs français sont qualifiés et arrivent à des résultats satisfaisants du point de vue de l'utilisation des deniers publics.

La complexité réside dans le prix que l'on accorde à l'empreinte industrielle, à la politique de moyen terme, à la création d'un partenariat avec tel ou tel industriel. C'est compliqué...

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie de vos réponses, madame la ministre.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Audrey Derlevoy,
présidente de Sanofi France

(mercredi 31 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons cet après-midi les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de Mme Audrey Derveloy, présidente de Sanofi France. Je vous remercie d'autant plus de vous être mobilisée, madame la présidente, que c'est la deuxième fois que nous vous entendons. Vous êtes accompagnée par M. Philippe Charreau, vice-président chargé des affaires industrielles pour la France, et par M. Jean-Yves Moreau.

C'est en effet à la politique industrielle de votre groupe que sera consacrée cette audition après celle du 12 avril dernier, au cours de laquelle vous nous aviez détaillé votre stratégie globale.

Sanofi constitue un fleuron de l'industrie française. C'est même le premier groupe national du point de vue de la dépense en recherche et développement (R&D), et le premier du secteur pharmaceutique européen, Suisse exceptée.

L'actualité récente a d'ailleurs apporté plusieurs exemples de réussite de cet investissement. Je pense notamment à l'annonce, le 12 mai dernier, de résultats prometteurs concernant un anticorps monoclonal que vous développez avec AstraZeneca et qui permet de réduire de 83 % les hospitalisations liées au virus respiratoire syncytial, responsable de la majorité des cas de bronchiolite et de 50 000 hospitalisations chaque année. Vous nous indiquerez si, comme je l'espère, ce « vaccin », bien que le terme soit impropre, sera disponible pour l'automne prochain et dans quelles conditions, notamment tarifaires.

De même, la Food and Drug Administration (FDA) vient de donner son feu vert à un nouveau traitement contre l'hémophilie, l'Altuviiio, dans une aire thérapeutique qui représente un marché de plus de 10 milliards d'euros. S'agissant là aussi d'un médicament innovant, il sera intéressant d'entendre comment vous avez établi vos revendications quant à son prix.

Enfin, le Dupixent, produit phare de votre gamme, a vu ses indications élargies.

Pourtant, si j'en crois la presse, les analystes économiques s'inquiètent des fragilités du groupe Sanofi. Sont notamment cités le retard pris sur la technologie ARN messager ainsi que l'insuffisance voire la dégradation de la R&D.

Dans le même temps, vous avez récemment annoncé la suppression de 135 postes à Aramon et à Sisteron. Vous avez expliqué que « les principes actifs impactés par cette décision sont soit des productions pour tiers dont la demande diminue au fil des ans, soit des principes actifs anciens qui ne répondent plus aux besoins des patients grâce à l'arrivée de nouveaux traitements ». Au-delà de son coût social, vous comprendrez que, dans le contexte de la lutte contre la dépendance à l'égard des pays asiatiques pour la fabrication de ces principes actifs, cette décision suscite des interrogations, surtout deux ans après la cession d'EuroAPI, entreprise désormais dédiée à la production de principes actifs pharmaceutiques pour des tiers.

Vous nous préciserez pourquoi cette nouvelle réorganisation intervient aujourd'hui et si vous avez examiné l'hypothèse de produire d'autres principes actifs, notamment pour des médicaments qui connaissent ou ont connu des tensions ou des ruptures d'approvisionnement même en bénéficiant d'un soutien financier de la part de l'État.

Sur l'ensemble de ces sujets, madame la présidente, je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Audrey Derveloy, M. Jean-Yves Moreau et M. Philippe Charreau prêtent serment.

Mme Audrey Derveloy, présidente de Sanofi France. - En introduction et en complément de ce que nous avons pu présenter au cours de l'audition du 12 avril dernier au sujet, d'une part, des leviers pour faire face aux tensions mondiales du médicament et, d'autre part, des nouvelles capacités de production en France et en Europe, je vous remercie de nous donner l'occasion de partager à nouveau avec vous les grandes lignes de notre stratégie industrielle, notamment pour nos activités de production.

Je vais exposer les cinq grands principes de la stratégie industrielle de Sanofi pour nos seize sites en France et nos trente sites en Europe, au sein d'un parc mondial de cinquante-neuf sites, et certaines spécificités de branche qui couvrent certains sujets que vous évoquiez.

Le premier principe est l'adaptation permanente à la dynamique des produits, au regard des besoins médicaux des patients, qui évoluent sans cesse, entre des produits nouveaux, innovants, et d'autres plus anciens mais nécessaires aux patients. Nous cherchons toujours à anticiper au maximum ces besoins.

Le deuxième principe est la recherche continue d'excellence sur nos sites industriels, pour disposer sans cesse du meilleur dans nos usines en matière de technologie et de digitalisation.

Le troisième principe est une spécificité de Sanofi : nous développons des produits pharmaceutiques et des vaccins. Nous cherchons à avoir un réseau plus intégré, ce qui fait partie de notre transformation industrielle.

Le quatrième principe est l'accélération de la décarbonation. Nous nous engageons pleinement vers un plan d'industrie plus verte.

Le cinquième principe est la pédagogie. Nous en faisons davantage, notamment au travers du dialogue social, pour expliquer ces évolutions.

Ces principes ne sont pas déconnectés de l'environnement mondial et des grands défis liés aux crises récentes. Ces défis ne se substituent pas les uns aux autres ; malheureusement, ils s'empilent comme un millefeuille. Aussi, à l'heure actuelle, le groupe Sanofi en France fait face à une vraie complexité industrielle. Je citerai six grands défis.

Le premier a trait aux conséquences de l'inflation sur la compétitivité de nos sites, surtout en matière de composants. Toutes les zones géographiques ne subissent pas l'inflation de la même façon.

Le deuxième est l'exposition très importante de Sanofi à la volatilité des volumes dans certaines aires thérapeutiques et en Chine, qui est notre deuxième marché mondial. Ce pays est également le premier marché pour certains de nos sites industriels, ce qui les expose. Ainsi, la médecine générale, pour laquelle notre portefeuille est important, y est en retrait de 4,2 %. Nous avons choisi la France - nous en sommes fiers - pour produire les médicaments que nous exportons dans le monde, mais nous sommes touchés par ces tendances mondiales, que nous subissons.

Le troisième est la montée en puissance, après les génériques dans les années 2000, des biosimilaires sur le marché mondial. Nous en voyons les effets, comme avec la Lévofloxacine, antibiotique princeps, ou le Lovenox, pour le traitement des thromboses. Trois sites sont en France, dont l'un exporte plus de 70 % de ses produits malgré des volumes en baisse de 15 %. Je tiens à souligner que nous avons dû fermer notre site de Ridgefield aux États-Unis puisque nous avons perdu le marché américain.

Le quatrième est le ralentissement des volumes de vaccins sur certains marchés étrangers, alors que nos sites français exportent une grande partie de leur production. Nous avons de nouveaux concurrents dans l'écosystème, notamment sur l'ARN messager. J'y reviendrai.

Le cinquième est la complexité opérationnelle accrue des dernières années : petites séries, présentations particulières de médicaments... Nous devons là aussi nous adapter.

Le sixième est l'évolution des compétences : il existe de nouveaux métiers et de nouveaux besoins. Certaines compétences feront l'objet de formation continue avec la mise en place de parcours professionnels. Nous nous adaptons à ces nouveaux besoins : 300 recrutements sont prévus en 2023 pour y répondre.

Autour de ces cinq principes et de ces défis mondiaux, notre stratégie industrielle répond aux besoins médicaux avec trois branches.

D'abord, dans la branche « Vaccins », nous ambitionnons de maintenir notre souveraineté avec les technologies existantes, comme pour la grippe, sur laquelle nous sommes le leader mondial, ou pour les vaccins de combinaison pédiatriques. Nous voulons rester en tête dans ces domaines, mais, en même temps, nous voulons innover, grâce à une nouvelle approche par ARN messager. Nous adaptons nos ressources de façon cohérente à cette stratégie.

Je me permets de donner quelques exemples d'investissements actuels dans cette branche. Quelque 935 millions d'euros seront dirigés vers la région lyonnaise entre 2022 et 2026 pour disposer d'une chaîne d'ARN messager à Marcy-l'Étoile ; 490 millions d'euros seront consacrés à la construction d'une nouvelle usine évolutive à Neuville-sur-Saône et 120 millions d'euros pour un nouveau bâtiment de recherche et développement à Marcy-l'Étoile. À l'inverse, du fait d'une demande en baisse des patients mais aussi des professionnels de santé, les besoins sur les formes lyophilisées sont moindres : nous devons nous adapter pour aller vers des formes liquides, prêtes à l'emploi. Nous optimisons en ce sens nos activités sur nos sites européens.

Ensuite, la branche « Bioproduction » concerne les « grosses molécules » comme les anticorps monoclonaux, sur notre site à Vitry-sur-Seine. Là aussi, nous devons améliorer notre rendement, réduire les coûts de production, réfléchir à une approche plus globale et saisir des opportunités de recherche avec l'écosystème français. À ce titre, nous travaillons pour nos produits prioritaires avec six centres hospitaliers universitaires (CHU).

Enfin, la branche « Chimie » a besoin d'être unifiée. Trois tendances se dégagent.

Premièrement, il faut anticiper les nouveaux besoins liés à notre portefeuille. Nous devons nous préparer au lancement industriel des futures molécules de synthèse du groupe, notamment en neurologie, pour la sclérose en plaques, ou pour des maladies du type Fabry, Gaucher ou thrombocytopénie immune. Nous espérons mettre dans le pipeline une nouvelle molécule qui pourra être produite en France. Pour cela, nous investissons : il nous faut être prêts en avance pour lancer la production.

Je reviens sur un exemple que je citais dans la précédente audition : une unité de lancement de petits volumes (ULPV) est développée à Sisteron, pour laquelle nous avons investi 60 millions d'euros afin d'être prêts en matière de petites molécules.

Deuxièmement, il faut nous recentrer sur les produits de médecine générale à forte valeur ajoutée et sécuriser ainsi l'avenir des usines françaises. Nous nous focalisons sur les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) et sur ceux classés comme essentiels par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Nous tâchons aussi de répondre à des appels d'offres internationaux puisque nous avons fait le choix de la France pour produire les médicaments du groupe.

Troisièmement, il faut rationaliser parce que cela fait partie de notre stratégie industrielle. Il faut pouvoir faire des transferts hautement qualitatifs avec des groupes - j'y insiste - uniquement français et européens, que nous accompagnons : nous avons une activité d'assistance des repreneurs et nous assurons au minimum trois ans de la production. Le but est de disposer d'une pertinence respective de portefeuille, nous avons besoin de tous les acteurs, petits et grands. Pour les plus petits laboratoires, le fait de récupérer ces portefeuilles, porteurs dans les domaines de la douleur ou de la santé de la femme, est aussi une source de croissance, et cela pérennise la disposition des produits pour les patients.

Vous évoquiez les sujets d'Aramon et de Sisteron. Actuellement, certains bâtiments de production sont sous-occupés, avec un taux d'utilisation parfois inférieur à 30 %, et certaines unités sont obsolètes. En parallèle, il existe des tensions importantes sur d'autres bâtiments. Nous avons donc besoin d'avoir une branche « Chimie » unifiée, recentrée, et qui réponde aux besoins de demain des patients.

Je conclus en disant que les adaptations permanentes de notre outil industriel sont absolument nécessaires : il y va de notre responsabilité, pour garantir notre souveraineté sanitaire d'aujourd'hui et de demain. Nous voulons réaliser les investissements qui répondent de façon cohérente à cette stratégie : nous l'avons indiqué plusieurs fois, ces investissements sont massifs, puisqu'ils s'élèvent tous les ans entre 300 millions et 400 millions d'euros sur nos sites, afin de positionner Sanofi en France au service des patients.

Je rappelle les efforts de nos collaborateurs français, que vous avez pu découvrir lors de votre visite à Lisieux. En particulier, les efforts accomplis pour le Doliprane en France sont exceptionnels : Sanofi n'en a jamais fourni de volumes aussi importants. Nous avons pu fournir aux patients français 424 millions de boîtes - je parle bien de boîtes et non de comprimés - pour répondre à la triple épidémie de l'hiver dernier.

C'était une mobilisation incroyable et la France a été priorisée ; d'ailleurs, nos usines situées en Allemagne et en Italie ont permis aux patients français de bénéficier de capacités supérieures l'hiver dernier.

Sanofi est une entreprise européenne et mondiale, mais avant tout française : avec seulement 4 % de son chiffre d'affaires en France, elle y emploie 20 % de ses effectifs, un chiffre stable dans le temps, et y détient 40 % de son appareil industriel et 35 % de sa recherche.

Notre ancien président soulignait cette semaine en assemblée générale qu'en cinquante ans Sanofi a été une succession de plus 300 acquisitions, dont les plus connues ont été Synthélabo, Genzyme et Aventis. Pourtant, la taille n'est pas un atout en soi si on n'est qu'une addition d'entités. C'est pourquoi la responsabilité est de poursuivre ce travail d'efficience et d'harmonisation sur l'ensemble des activités du groupe, afin de préparer les cinquante prochaines années au service des patients en France et dans le monde.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - La commission d'enquête attend des réponses précises, d'où notre volonté de vous faire revenir. Je vous avais interrogée lors de votre précédente audition, le 12 avril dernier, sur l'avenir du site de production de Sisteron en vous demandant : « le site de Sisteron est emblématique de la chimie pharmaceutique de demain [...]. Toutefois, [...] le bâtiment où Sanofi a investi n'a pas l'activité escomptée par manque de molécules. Cela correspond-il à la réalité ? ».

Entendue avec vous, Mme Clotilde Jolivet m'avait répondu : « nous devons vérifier l'information. Il se peut qu'un bâtiment ait une activité moindre que d'autres, mais je ne dispose pas d'informations actuellement. En revanche, nous avons investi dans ce site, notamment pour une nouvelle unité de lancement de petits volumes, à hauteur de 60 millions d'euros sur plusieurs années. Ce site a bénéficié de tels investissements parce que nous sommes convaincus qu'il est possible d'y faire de belles choses en raison des compétences qu'on y trouve. Ces produits chimiques sont issus de notre recherche et développement ou de nos collaborations, et il y a vraiment un potentiel. ».

Vous-même, madame Derveloy, aviez ajouté : « Je dispose d'informations sur le site de Sisteron : nous avons 600 collaborateurs sur ce site, 120 employés en R&D, 480 en affaires industrielles. Sur ce site est aujourd'hui produit le Tolébrutinib, un médicament en développement pour traiter la sclérose en plaques. En 2021, 25 millions d'euros ont été investis et les principaux projets concernent effectivement des lancements de petits volumes, mais nous développons également un procédé chimique continu par microfluidique. »

Or, le lendemain, le jeudi 13 avril 2023, lors d'un comité social et économique extraordinaire, les salariés ont appris la suppression de 135 postes d'ici à 2025 sur les sites d'Aramon, de Mourenx et de Sisteron, qui s'accompagnerait de la démolition éventuelle d'un atelier de production de principes actifs représentant, d'après la CGT, une perte de capacité de production de plus de cinquante tonnes. La presse quotidienne régionale en a fait état : le journal La Provence indiquait le 17 avril dernier que Mme Deweerdt, directrice du site de Sisteron, avait prévenu la mairie le 7 avril 2023, soit cinq jours avant votre audition.

J'ai quatre questions.

Premièrement, comment est-il possible qu'au moment de l'audition vous n'ayez pas eu connaissance des suppressions de postes sur ces sites ?

Deuxièmement, quelle est la définition pour Sanofi d'un « potentiel », où il y a « la capacité et les compétences » pour « faire de belles choses » ? Il s'agit pourtant de réduire le personnel et donc les capacités de production, ce qui nous intéresse du fait du risque de médicaments en tension.

Troisièmement, j'avais conclu le 12 avril dernier en indiquant que j'attendais des réponses précises, aussi, je vous pose cette question : derrière les investissements financiers, y avait-il volonté de valoriser l'outil industriel pour la revente ou pour véritablement améliorer les capacités de production de médicaments dans notre pays ?

Quatrièmement, vous justifiiez cette diminution d'effectifs par le fait que les principes actifs en question étaient soit une production destinée à des tiers dont la demande diminue, soit des principes actifs anciens ne répondant plus aux besoins des patients grâce à l'arrivée de nouveaux traitements. Quels sont ces principes, dont vous abandonnez la production ? Est-il vrai que l'amoxicilline est concernée, alors que sa pénurie a marqué les esprits au cours de l'hiver dernier et que les pédiatres de cinq pays, dont la France, ont déjà tiré la sonnette d'alarme pour l'automne prochain ? Cela serait paradoxal : puisque le Gouvernement cherche à grand renfort d'aides publiques à relocaliser des activités de chimie destinées à la production pharmaceutique, nous aurions peine à comprendre, car nous nous priverions ainsi de capacités de productions qui existent.

Mme Audrey Derveloy. - Au sujet du calendrier, je laisserai M. Charreau expliquer le processus de dialogue avec les représentants des instances, qui travaillent dans un mode « projet ».

Notre stratégie industrielle répond à des besoins et s'inscrit dans un système d'adaptation de notre outil industriel, afin que celui-ci reste performant et dispose des meilleures technologies de pointe.

M. Philippe Charreau, vice-président de Sanofi France, affaires industrielles France. - Pour Sanofi, la chimie de synthèse, pharmaceutique, est une plateforme technologique clé. D'une part, elle permet de soutenir de grands produits historiques de la maison - Plavix, Aprovel, Multaq, Depakine... -, d'autre part, elle permet de maîtriser les futurs lancements.

Au regard du pipeline connu de R&D - certaines molécules n'y entrent qu'au travers d'acquisitions - de Sanofi, la capacité de l'ULPV est bonne pour les années à venir : je n'ai pas d'inquiétude à ce sujet. La vocation de ce bâtiment est d'être un bâtiment de lancement industriel : si les produits se développent correctement, ils n'y resteront pas très longtemps, tout au plus quelques années, car, lorsque les volumes seront suffisants, ils seront transférés dans une autre unité sur le site de Sisteron ou d'Aramon, de façon à libérer de la place.

Toutefois, au gré du cycle de vie de nos produits, notre portefeuille évolue. Le taux d'occupation de nos ateliers sur les sites d'Aramon et de Sisteron est donc très variable : certains sont très chargés, d'autres peu. Si l'on se projette dans l'avenir, on prévoit une diminution de leur utilisation. Cela peut entraîner un problème de compétitivité, raison pour laquelle nous devons redéployer nos capacités et surtout les moderniser.

Je reviens aux bâtiments dont l'exploitation va être arrêtée : ces derniers sont largement sous-utilisés à l'heure actuelle et ils le seront encore plus à l'avenir, mais surtout ils sont complètement obsolètes. Le bâtiment que nous allons démolir à Sisteron a plus de cent ans, c'est le plus ancien du site. Celui qui sera arrêté à Aramon - la décision de démolition n'est pas encore prise et n'interviendra pas avant 2026 ou 2027 - a plus de cinquante ans. Ces bâtiments - ils ne sont que deux sur les quatorze de la plateforme « Chimie » - sont donc très manuels et obsolètes.

Arrêter ces bâtiments répond à une logique d'adaptation de notre outil industriel parce que, dans le même temps, nous investissons dans de nouvelles installations, pour les rendre plus automatisées et digitalisées. En effet, le continuum de données entre notre R&D, nos lancements industriels et notre production commerciale devient de plus en plus important. Cela permettra aussi à l'avenir d'accueillir de nouvelles technologies : analyse en ligne, chimie en continu... Enfin, elles seront plus respectueuses de l'environnement.

L'investissement dans l'ULPV représente 60 millions d'euros. Il y aura également des extensions de capacités pour un certain nombre de produits, par exemple l'irbésartan à Aramon, pour 12 millions d'euros, ou le clopidogrel, pour 10 millions d'euros, conformément à notre feuille de route. Nous développons également une ferme solaire à Aramon pour réduire notre empreinte environnementale, à hauteur de 11 millions d'euros. Nous prévoyons enfin 20 millions d'euros d'investissements dans les nouvelles technologies de production de chimie en continu.

Notre évolution est donc à la fois capacitaire et technologique, qui induit l'arrêt d'un certain nombre de bâtiments anciens et obsolètes et l'investissement dans de nouveaux bâtiments et de nouvelles technologies. Nous ne valorisons pas du tout l'outil pour le revendre, au contraire : nous ancrons la production chimique de demain dans Sanofi.

Mme Audrey Derveloy. - Pour être vraiment moderne, la plateforme sera unifiée autour des sites de Sisteron, d'Aramon et de Mourenx. Nous voulons rajeunir le parc et nous adapter aux besoins des patients.

- Présidence de M. Bruno Belin, vice-président -

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vos réponses paraissent logiques, mais, la veille de l'annonce de licenciements, je vous ai interrogée de manière précise, madame, sur un site et sur ses bâtiments et vous m'avez répondu qu'il y avait un investissement de 60 millions d'euros. Je ne peux pas croire que Sanofi n'ait fait preuve d'aucune anticipation et que vous découvriez par voie de presse ce qu'il se passe dans vos sites. Je ne comprends pas davantage pourquoi vous investissez une somme non négligeable dans un bâtiment pour ensuite y renoncer au nom de l'adaptation aux nouveaux besoins.

Par ailleurs, derrière la fermeture des bâtiments, il y a des licenciements. Or il y a un vrai savoir-faire à Sanofi.

M. Bruno Belin, président. - En résumé, ce qui a été assuré le 12 avril dernier devant la commission d'enquête parlementaire était-il juste et avéré ? Y'a-t-il eu un événement dans la nuit du 12 au 13 avril qui a pu justifier ces annonces ?

Mme Audrey Derveloy. - Je vous le rappelle, le jour de l'audition du 12 avril, je recherchais des informations dans mes notes, je vous avais indiqué que je n'étais pas une experte de l'outil industriel, ayant rejoint le groupe il y a quelques mois. Les images vidéo doivent pouvoir le montrer, j'ai sorti une fiche et j'ai lu en toute transparence les éléments que j'avais à ma disposition ce jour-là. Je le répète, je ne suis pas une experte, c'est aussi pour cela que M. Charreau m'accompagne aujourd'hui.

Je vous ai également précisé qu'un de nos principes en matière de stratégie industrielle est d'essayer d'anticiper les besoins. Les projets connaissent des phases différentes : certains sont approfondis et on dispose de toutes les data pour appuyer les décisions, d'autres moins. Sanofi France est un grand groupe : nous comptons 20 000 personnes, seize sites en France. Je ne connais donc pas tous les éléments dans le détail et je vous l'ai dit le 12 avril.

Nous avons besoin de transformer ces sites. Nous avons besoin de l'investissement de 60 millions d'euros dont nous vous avions parlé lors de la précédente audition. Nous croyons en la chimie de demain, mais celle-ci n'est absolument pas celle d'hier. Je sais que c'est difficile, mais c'est évidemment une remise en question de nos façons de travailler et de nos outils.

J'en viens à votre deuxième question, qui me tient à coeur. Je fais le tour des sites depuis que j'ai rejoint le groupe et je vois des collaborateurs engagés, qui fournissent des efforts pour améliorer l'efficience de nos outils industriels, je l'ai souligné en introduction.

Je me permets de préciser un point : nous ne parlons pas de licenciements ni de départs contraints : nous travaillons avec nos collaborateurs à un accompagnement, en fonction des nouveaux besoins, dans le cadre d'une gestion des emplois et parcours professionnels (GEPP). Ce ne sont d'ailleurs pas toujours des départs, cela peut être de la mobilité interne : nous examinons les métiers sensibles, ceux qui sont en tension et nous accompagnons les collaborateurs. Sur les deux sites en question, nous avons identifié 135 postes qui pourraient être concernés : ce ne sont absolument pas des départs contraints, il y a zéro départ contraint. Nous avons le temps : ces projets nous amènent jusqu'à 2025 ou 2026. Nous allons accompagner les collaborateurs, via un dialogue au niveau des équipes industrielles, avec les managers et les équipes sur place.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous nous avez tout de même indiqué dans les informations que vous nous avez données lors de la précédente audition que « cette unité de lancement » recevait « 60 millions d'euros sur plusieurs années. Ce site a bénéficié de tels investissements. » Vous avez bien dit « a bénéficié » : si tel est le cas, l'installation ne peut pas être obsolète, même s'il peut y avoir des améliorations.

Il ne s'agit pas vraiment de licenciements, soit ; mais cela signifie tout de même qu'il y aura cinquante tonnes de principes actifs produits en moins : est-ce avéré ? Ce n'est pas anodin : nous sommes au coeur de l'enjeu de cette commission d'enquête.

M. Philippe Charreau. - Peut-être n'ai-je pas été clair.

Sur la plateforme « Chimie » - les sites d'Aramon, de Sisteron et de Mourenx -, il y a quatorze bâtiments de production, dans lesquels est inclus le bâtiment ULPV qui a fait l'objet des 60 millions d'euros d'investissements. Ce bâtiment est donc neuf et nous allons l'utiliser dans la décennie qui vient et encore après. Les deux bâtiments qui seront arrêtés, l'un à Sisteron et l'autre à Aramon, sont très anciens, obsolètes et entièrement manuels ; ils ne sont plus du tout adaptés à la chimie de demain.

Avec la chimie de demain, les molécules à fabriquer sont d'une structure chimique beaucoup plus complexe et nécessitent donc un nombre d'étapes de synthèse bien plus grand que par le passé : nous commençons par des volumes relativement importants puis, au fur et à mesure, ils diminuent, ce qui explique le design de l'ULPV.

De plus, la chimie de demain est partiellement en continu. Les méthodes de synthèse actuelles relèvent soit du batch - c'est proche de la cuisine, on mélange les produits et on isole le principe actif -, soit de la chimie en continu, déjà utilisée en pétrochimie avec de grands volumes et désormais utilisée dans la chimie fine pharmaceutique. Cette chimie représente un changement de technologie, même s'il ne concernera pas tous les produits : au-delà des 60 millions d'euros dont nous parlons, nous avons prévu d'investir significativement dans cette technologie. Ainsi, 20 millions d'euros d'investissements sont prévus. L'ULPV a d'ailleurs été conçue de telle sorte qu'elle puisse être étendue pour y installer ces nouvelles technologies.

J'espère donc être clair. Il y a basculement entre un bâtiment obsolète et manuel et une unité flambant neuve, dédiée à des technologies nouvelles de chimie et à de nouveaux produits.

M. Bruno Belin, président. - Madame la rapporteure, êtes-vous satisfaite de ces réponses ? Mme Derveloy n'était pas au courant le 12 avril de ce qui a été annoncé le 13 non plus que la personne qui avait rédigé sa fiche.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Sur les 50 tonnes de principes actifs ?

M. Bruno Belin, président. - J'entends qu'il n'y a pas eu à ce sujet d'information erronée fournie devant la commission d'enquête.

Mme Audrey Derveloy. - Je vous ai répondu le 12 avril avec mon niveau de connaissance du moment. Si l'on visionne les images vidéo, on m'y verra chercher les informations dans mes documents. Je ne peux rien dire de plus.

Je ne suis pas sûre en revanche que l'on ait répondu sur les principes actifs.

M. Philippe Charreau. - Raisonner en tonnes de produits actifs ne signifie pas grand-chose, cela dépend du type de produit dont on parle. Il est plus intéressant de regarder le nombre de produits concernés. Sur la plateforme « Chimie », sur les trois sites que je citais, nous produisons à peu près quarante-cinq principes actifs. Pour vous donner un ordre de grandeur, sept principes actifs sont vendus, dans leur présentation finale - la boîte -, à plus d'un million d'unités en France et trois sont vendus à plus de 100 millions d'unités dans le monde.

Mme Derveloy l'a indiqué avec ce projet, nous recentrons nos activités sur les principes actifs qui sont soit des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur soit des essential medicines de la classification de l'OMS. Nous investissons pour soutenir à la fois la croissance de certains produits majeurs à grand volume déjà existants et le lancement des nouveaux produits.

Dans le même temps, parmi les quarante-cinq principes actifs cités, nous en arrêterons treize, dont sept sont à l'heure actuelle commercialisés en France. Cela a motivé l'arrêt des deux bâtiments à Sisteron et à Aramon. Les sept commercialisés en France seront transférés à un tiers français ou européen. Nous n'arrêterons donc pas la production : nous transférons le produit fini.

Lorsque ce mécanisme de cession a lieu, Sanofi s'engage contractuellement à produire pour le tiers en question durant trois à cinq ans, car un travail de mise à jour réglementaire est à faire. Du reste, la plupart de ces produits, sinon tous, sont déjà disponibles sur le marché. C'est pourquoi l'activité ne s'arrête pas tout de suite, d'où l'horizon 2026 ou 2027, car il faut prendre en compte le temps que ces transferts aient lieu.

Mme Audrey Derveloy. - En outre, il faut tenir compte de l'ancienneté des autorisations de mise sur le marché (AMM) relatives à ces API (active pharmaceutical ingredients), qui ont en moyenne cinquante ans. Le premier principe de notre transformation industrielle étant de s'adapter aux besoins, l'innovation en sciences fait que nous avons besoin de certaines molécules tandis que d'autres sont moins demandées.

Mme Corinne Imbert. - Quelle est la part du marché européen dans le chiffre d'affaires total de Sanofi ? Y a-t-il des freins empêchant le marché français de prendre une part plus importante ? Il est souvent dit dans cette commission d'enquête qu'il faut réindustrialiser le pays pour atteindre une certaine souveraineté sanitaire. Or vous êtes déjà présents sur le territoire, vous êtes un acteur important du monde de la pharmacie et 96 % de votre chiffre d'affaires se fait à l'extérieur de notre marché. S'agit-il d'un choix délibéré, d'un seuil ?

Pouvez-vous nous donner la liste des sept principes actifs commercialisés sur le marché français que vous arrêterez de produire ?

Fabriquez-vous la prednisone ? Sinon, à qui l'achetez-vous ? Pourra-t-on en retrouver un jour dans les pharmacies de France et de Navarre ?

Le marché hospitalier est fourni en Sabril, médicament antiépileptique pour lequel une procédure a été mise en place afin d'éviter une rupture de traitement, et les pharmaciens peuvent en recevoir des boîtes pour leurs patients, mais aucun nouveau traitement n'est initié. Quel est votre stock de réserve ? Votre laboratoire ne se prononce pas sur un retour à la normale concernant cette molécule : pouvez-vous nous en dire davantage ?

Je comprends le besoin de mettre en place de nouvelles technologies. Pour autant, si j'ai bien compris, vous allez délibérément arrêter certains médicaments matures. Pourquoi n'arrivez-vous pas à faire les deux : fabriquer des médicaments matures et faire de l'innovation ?

- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -

Mme Audrey Derveloy. - Je suis maman aussi : je comprends franchement la situation difficile concernant le Sabril. Il nous faut sûrement revoir le processus. Cela ne concerne pas que le laboratoire : le contingentement est fait avec l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), ce n'est pas nous qui prenons la décision. Nous avons un niveau de stock et, quand il diminue, nous discutons avec l'ANSM ; ce processus avait été expliqué par M. Jean-Marc Lacroix lors de la dernière audition, je n'y reviens pas dans le détail.

Une fois le processus mis en place, nous nous sommes rendu compte qu'il ne fonctionnait pas très bien, et je ne jette la pierre à personne. C'est un problème d'information des pharmaciens. Nous avons actuellement du stock de Sabril, les hôpitaux y ont accès, mais aussi les officines de ville : si elles contactent le laboratoire, celui-ci fournit le produit sous quarante-huit heures. Nous avons ainsi été en mesure de satisfaire 100 % des demandes des pharmaciens. En revanche, nous pouvons améliorer la communication avec ces derniers - je serais ravie d'aller plus loin avec les syndicats de la profession - afin de les aider à produire de l'information pour les patients, car il y a une défaillance à ce sujet.

Mme Corinne Imbert. - Avez-vous de la visibilité sur un retour à la normale ?

Mme Audrey Derveloy. - Le problème date de plusieurs mois et n'est pas lié seulement à nous. Dans la chaîne de production, un de nos partenaires est en difficulté. Le temps de résoudre cela, plusieurs choses peuvent être faites, notamment chercher un autre partenaire afin de remettre le médicament sur le marché. C'est ce que nous avons fait, mais, nous vous avons expliqué tout le processus industriel, cela ne se fait pas en quelques semaines : je n'ai pas de date exacte, mais nous estimons que ce processus de remplacement prendra quelques mois. D'ici là, nous continuons le contingentement et nous discutons avec l'ANSM.

M. Philippe Charreau. - Les produits qui seront transférés à un tiers dans les trois ans qui viennent sont le clorazépate, qui est le principe actif du Tranxene, le loflazépate, qui est celui du Victan, la ticlopidine, qui est celui du Ticlid, la chlorpromazine, qui est celui du Largactil, et la trimipramine, qui est celui du Surmontil. Je ne peux pas mentionner le dernier pour des raisons de confidentialité parce que la transaction n'est pas terminée.

Ces produits ne disparaîtront pas du marché : ils seront transférés à un laboratoire français ou européen pour lequel nous continuerons à produire pendant trois à cinq ans. La durée de trois ans est un minimum ferme, car il s'agit du temps de mise à jour des dossiers réglementaires et des changements liés à la supply chain, mais ces contrats ont tous une clause d'extension d'un an ou deux. Si le laboratoire à qui nous cédons ces produits avait un problème de fourniture, nous continuerions ainsi à fournir le médicament.

Mme Audrey Derveloy. - Le chiffre d'affaires européen de Sanofi est environ quatre fois le chiffre d'affaires français. Le chiffre d'affaires dépend de deux grandeurs : le volume et la valeur. Vous avez beaucoup entendu parler de la question des prix ; en France, les prix sont quasi les plus bas d'Europe, ce qui explique que la valeur soit chez nous inférieure à celle des autres pays européens alors que le volume est supérieur. Nous sommes l'équipe France donc nous agissons pour que la France soit la plus forte à l'échelle européenne, mais nous ne sommes pas les seuls décisionnaires en matière de valeur pour déterminer le chiffre d'affaires.

M. Philippe Charreau. - Le principe actif de la prednisone n'est pas fabriqué par Sanofi : il est acheté à un tiers. Je ne sais pas si nous en achetons encore, il faut que je me renseigne.

Mme Mélanie Vogel. - J'entends bien que la masse ne soit pas l'unité de mesure la plus pertinente en matière d'accessibilité et de disponibilité des médicaments. Pouvez-vous néanmoins nous garantir que les décisions que vous avez prises ne peuvent entraîner de pénurie de médicaments ?

La difficulté d'accès aux médicaments provient de leur disponibilité mais aussi de leur prix. Quel poids ont en moyenne, dans le prix du médicament, les dépenses de communication, de marketing ou en relations publiques ?

Pouvez-vous nous parler de la pratique consistant à faire monter artificiellement le coût de production d'un médicament en achetant un principe actif à une autre branche de la même entreprise ?

Peut-on donner accès au Sabril à tous les enfants qui en ont besoin, étant donné les stocks actuels, le temps que le nouveau processus soit opérant ?

Mme Émilienne Poumirol. - Vous parliez d'accompagnement des salariés et non de licenciements secs : quelles sont les mesures prises ? Les personnes concernées peuvent-elles être réaffectées sur une autre production du même site ou à proximité ?

Je suis étonnée qu'on ne puisse faire à la fois de la chimie « ancienne » et de la chimie « moderne ». Un ancien directeur France de Sanofi nous avait clairement affirmé au cours d'une audition que la R&D en chimie n'était plus intéressante pour l'entreprise et allait cesser. Sanofi continuera-t-elle cette activité dans cette branche ou la stratégie oriente-t-elle uniquement l'entreprise vers les biothérapies et les thérapies géniques, pourvoyeuses de gains bien plus importants ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Les MITM comme ceux que vous venez de nous citer sont importants pour la société, donc un laboratoire, même s'il est une structure privée, a une mission d'intérêt public, un devoir de tout proposer.

Mme Audrey Derveloy. - Nous nous efforçons tous les jours d'agir dans ce sens. C'est pour cela que nous faisons tous ces investissements.

M. Bruno Belin. - Je suis pharmacien d'officine. Nous venons de recevoir un courriel au sujet du Sabril indiquant que nous pouvons continuer à pleurer les stocks et que nous ne devons pas initier de nouveaux traitements. Que répond-on aux familles ?

Mme Audrey Derveloy. - En tant que laboratoire, nous ne sommes pas prescripteurs. Ce n'est pas notre métier de donner des consignes. S'il y a besoin de Sabril, il suffit que le pharmacien nous contacte. S'il existe un substitut thérapeutique, il est toujours recommandé de le prendre. Mais, je le répète, si le pharmacien a besoin de ce produit, il contacte le laboratoire, qui le fournira sous quarante-huit heures. À ce jour, 100 % des demandes ont été honorées. C'est un message important pour l'information des patients. Nous pouvons d'ailleurs collectivement nous améliorer dans ce domaine. Ce n'est pas parfait, j'en suis consciente, et nous essayons de nous améliorer.

M. Philippe Charreau. - Je suis chimiste de formation. La chimie fait partie de la boîte à outils pour développer de nouveaux médicaments, au même titre que la culture cellulaire ou la fermentation microbienne. La chimie est donc l'un de nos outils, raison pour laquelle Sanofi veut continuer de maîtriser cette technologie, tant pour les produits matures que pour les nouveaux. Quand on cherche un nouveau médicament, on ne part pas d'une technologie : on vise une cible thérapeutique et la molécule adaptée.

Si vous examinez le pipeline de notre R&D, vous constaterez que les produits qui seront lancés à partir de 2024 sont pour beaucoup des molécules de synthèse, par exemple le tolébrutinib. Dans le portefeuille de la pharmacie mondiale, le ratio est de 40-60 : 40 % de molécules de synthèse et 60 % de produits biologiques. Les molécules de synthèse perdureront donc chez Sanofi.

Nous faisons tout pour que les cessions à un laboratoire tiers n'entraînent pas de rupture. Je ne peux pas garantir aujourd'hui à 100 % qu'il n'y en aura pas, mais, comme pour nos propres produits, tout est mis en oeuvre pour l'éviter. D'ailleurs, les produits que j'ai cités ne sont pas en tension d'approvisionnement. Il n'y a donc aucun lien entre les ruptures d'approvisionnement que l'on peut subir et le plan de transformation de la plateforme « Chimie ».

L'accompagnement des collaborateurs me tient à coeur. Nous avons signé avec les partenaires sociaux le dispositif de GEPP, qui sera utilisé à plein. D'une part, tout se fait sur la base du volontariat ; d'autre part, des mesures de départ à la retraite anticipée sont prévues. En effet, si l'on regarde la pyramide des âges, le nombre de collaborateurs concernés étant de soixante-dix sur un site et de soixante-cinq sur l'autre, on constate qu'une grande partie d'entre eux sont éligibles à des mesures d'âge. Pour ceux qui ne le sont pas, nous redéploierons des ressources au sein d'un même site : il n'y aura pas de mobilité contrainte en dehors. Nous avons assez de postes et d'activités sur place pour proposer un parcours et une évolution professionnels. Certains nous ont sollicités pour évoluer, par exemple en passant de la production à la qualité. D'un point de vue social, la transformation sera « facile ».

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Les sept principes actifs que vous abandonnez sont-ils des MITM ? Avec les fermetures que vous envisagez, ne vous concentrez-vous pas sur les seules molécules innovantes, beaucoup plus lucratives ? Les pénuries ne touchent pas principalement ces produits ; elles concernent largement les médicaments matures.

M. Philippe Charreau. - Dans le cadre spécifique de la plateforme « Chimie », je m'inscris en faux contre ce que vous avancez : lorsqu'on considère l'activité actuelle et à venir des sites, elle se concentre toujours en très grande partie sur des produits matures. Sur les quarante-cinq principes actifs élaborés sur place, la très grande majorité va y demeurer. Le ratio d'activité des produits matures par rapport aux produits innovants est de 80-20. Nos sites de chimie restent liés à un portefeuille de produits matures.

Le problème de pénurie est imputable à Sanofi dans environ 30 % des cas, mais, dans les 70 % qui restent, il provient de nos fournisseurs, du transport ou de la fiabilité des prévisions, avec des surventes ou des sous-ventes. L'année dernière a été très difficile pour l'ensemble de l'industrie, en particulier pharmaceutique, mais pas seulement : pendant la pandémie, nous avons consommé une partie des stocks mondiaux, puis il y a eu la guerre en Ukraine et une demande forte de transport. Je ne cherche pas des excuses, mais le contexte de 2022 était très particulier.

Pour lutter contre les pénuries, nous avons une stratégie pour rendre plus robuste notre chaîne d'approvisionnement. Par exemple, nous essayons de développer pour nos produits majeurs un système de lignes back-up sur un site ou plusieurs, en interne ou en externe. Le back-up concerne seulement une partie de la production, car il ne peut jamais atteindre les 100 % : on ne peut pas dupliquer les capacités. Nous pouvons également gérer la pénurie par le stock ou par le multisourcing auprès de nos fournisseurs. En effet, l'industrie pharmaceutique, en raison de contraintes réglementaires, est très monosourcée. Or, pour faire un médicament, il faut plusieurs centaines d'ingrédients, dont certains sont des commodités, qui subissent également des difficultés d'approvisionnement. Il nous faut également nous intégrer mieux avec nos fournisseurs. Bref, il y a toute une batterie de dispositifs pour consolider notre chaîne d'approvisionnement.

Plusieurs produits ont été relocalisés dans nos usines françaises : le Zenon, qui sera rapatrié de Turquie vers notre site de Tours, le Mucosolvan, déjà rapatrié de Cologne à Amilly et représentant 10 millions d'euros d'investissements, et le Renvela, rapatrié de Waterford à Ambarès pour 15 millions d'euros. Nous maintenons l'attractivité et la compétitivité de nos sites mais nous savons également réinternaliser ou relocaliser de la production dans notre pays.

Mme Mélanie Vogel. - Et la structure du prix ?

Mme Audrey Derveloy. - Nous vous enverrons les éléments par écrit.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La partie chimie semble être la part la plus faible du coût du médicament.

M. Philippe Charreau. - Cela dépend des produits.

Mme Audrey Derveloy. - J'espère que nous avons su montrer l'engagement des collaborateurs et du groupe sur le sol français.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Ce n'était pas mis en cause. L'occasion qui vous a été donnée d'expliciter des propos qui n'étaient pas exacts a rendu les choses plus claires pour tout le monde. C'était important pour nous comme pour vous.

Mme Audrey Derveloy. - Je vous remercie de nous avoir donné l'occasion de revenir pour expliquer notre stratégie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition du professeur Alain Fischer,
président de l'académie des sciences

(mercredi 31 mai 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition du professeur Alain Fischer que je remercie de s'être mobilisé aujourd'hui.

Monsieur Fischer, si nous vous connaissons tous en tant que président du Conseil d'orientation de la stratégie vaccinale au plus fort de la pandémie de la covid-19, c'est le président de l'Académie des sciences et professeur honoraire au Collège de France, spécialiste en immunologie et pédiatrie, que nous entendons aujourd'hui. J'ajoute que vous êtes l'auteur, au nom de la Fondation Terra Nova, d'un rapport rendu public le 18 janvier dernier sur la recherche médicale en France, et par ailleurs chroniqueur à L'Express.

Notre commission d'enquête se penche sur les pénuries de médicaments, mais également sur les choix de l'industrie pharmaceutique française. Ces deux enjeux nous ont naturellement conduits à examiner le modèle économique de l'industrie du médicament et, en particulier, la place qu'y occupent l'innovation, son financement et la prise en charge des thérapies, de plus en plus coûteuses, qui en sont issues.

C'est à ce titre, Monsieur le président, que nous souhaitons disposer de votre expertise. En effet, vous aviez alerté sur le caractère exorbitant du prix demandé par les laboratoires pour les médicaments relevant des thérapies tissulaire, cellulaire et génétique avant la prise de conscience générale de cette problématique. Dès 2020, vous aviez démontré que l'argument mis en avant par les laboratoires des vies transformées par les traitements administrés en une seule fois au prix sans commune mesure avec ceux pratiqués jusque-là ne tenait pas, ne serait-ce que compte tenu du manque de recul sur l'efficacité de ces traitements, qui ne dépasse pas trois à cinq ans. Vous appeliez alors à « une vision plus équilibrée de l'intérêt général et d'un retour raisonnable sur investissement qui permette la poursuite de l'innovation ». Vous pourrez nous préciser ce que vous entendez par cette déclaration, que les dernières années n'ont fait que confirmer.

En matière d'innovation, vous avez également alerté sur l'état préoccupant de la recherche française. Nous serons attentifs à vos préconisations pour remédier à cette situation, d'autant plus préjudiciable que, comme vous avez eu l'occasion de le dire, « l'innovation nécessite en amont une recherche active et efficace », faute de quoi la France risque d'encourager la production de biomédicaments sans disposer de la capacité à inventer les médicaments de demain.

Enfin, pour en revenir aux pénuries de médicaments proprement dites, dès septembre 2022, vous alertiez sur le risque d'une épidémie de grippe en France, concomitante avec un rebond de l'épidémie de covid. L'histoire vous a malheureusement donné raison et l'épidémie de bronchiolite n'a fait qu'accentuer l'impact sanitaire de cette situation, à l'origine de pénuries qui ont d'autant plus inquiété l'ensemble des Français qu'elles touchaient des produits d'usage courant, comme l'amoxicilline ou le paracétamol.

Nous serons par conséquent attentifs à ce que vous pourrez nous dire sur la promotion de la politique de santé publique que vous appelez de vos voeux, notamment s'agissant de la prévention.

Sur l'ensemble de ces sujets, Monsieur le président, je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ». Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alain Fischer prête serment.

Pr Alain Fischer, président de l'académie des sciences. - Je vous remercie de votre invitation. Je tiens à préciser que je suis aujourd'hui président de l'Académie des sciences, mais que je m'exprime devant vous à titre personnel. Concernant mes liens d'intérêts, j'ai pris part à la création d'une start-up, mais sans intérêt personnel. Cette start-up a émergé dans le cadre de mon travail pour l'institut Imagine, sur le site de l'hôpital Necker-Enfants Malades.

Je suis peu compétent dans le domaine de la pénurie des médicaments et je n'interviendrai donc pas sur ce sujet. Je suis davantage compétent pour évoquer avec vous le sujet de l'accessibilité des médicaments innovants. Nous pourrons ensuite discuter ensemble des aspects induits dans le domaine de la santé publique.

Je vous propose de commencer par les bonnes nouvelles. Nous observons des avancées significatives en matière de thérapeutique, avec à la fois des médicaments chimiques, des biothérapies - qui représentent aujourd'hui 40 % des médicaments mis sur le marché -, des thérapies cellulaires et surtout géniques. Pour les médicaments chimiques, prenons l'exemple de la mucoviscidose et ses quelque 6 000 malades en France : une trithérapie médicamenteuse très intéressante existe à l'heure actuelle et est efficace chez la majorité des patients. Du côté des biothérapies, de réelles avancées sont observées pour un certain nombre de cancers. Des progrès très significatifs existent dans le traitement des hémophilies. C'est également le cas pour des maladies inflammatoires, auto-immunes. Nous pouvons aussi noter des avancées pour les anticorps monoclonaux. Concernant les thérapies géniques, les CAR-T cells ont déjà été administrées à 20 000 patients dans le monde. Nous assistons donc à de vraies avancées médicales concernant ce volet des médicaments transformants, sur lesquels je reviendrai.

Nous observons également des perspectives importantes dans ce domaine de recherche. Les prédictions ne sont évidemment pas possibles, mais la recherche se poursuivra dans les années à venir et de nombreux nouveaux médicaments seront mis au point. Des domaines restent à explorer, telles les maladies du cerveau, la psychiatrie, etc.

J'aborde maintenant avec vous les mauvaises nouvelles et parmi elles, le prix des médicaments. Pour reprendre les exemples ci-dessus, et même si les prix des médicaments ne sont pas connus publiquement en France, nous pouvons estimer que la trithérapie contre la mucoviscidose a un coût de 200 000 euros par an, et ceci à vie. Le coût des anticorps monoclonaux administrés dans les traitements du cancer s'élève à 50 000 à 100 000 euros par cure et par malade. Pour les maladies auto-immunes, le coût est de 10 000 à 20 000 euros, pour l'hémophilie à 100 000 euros par malade, pour les CAR-T cells à 400 000 euros, en plus des autres traitements nécessaires. Les nouveaux traitements de l'hémophilie ont été commercialisés aux États-Unis au prix de trois millions de dollars. En France, le traitement contre l'amyotrophie spinale s'élève à 1,9 million d'euros. De nombreux autres exemples pourraient être donnés.

Ces médicaments sont donc les plus chers actuellement. Cependant, leurs prix sont totalement déconnectés des coûts de recherche-développement, de production et de marketing. Du côté des laboratoires, ces prix sont justifiés par de coûts de recherche plus élevés. Mais ils sont surtout justifiés, car les médicaments one shot permettraient de passer d'une maladie chronique à, idéalement, une maladie guérie. Cette valeur « transformative » est ainsi mise en avant, ajoutée au fait que ces médicaments concernent surtout des maladies rares, donc « à petit marché ».

Si nous regardons l'aspect annoncé comme plus sophistiqué du développement de ces médicaments, il est important de savoir que ce développement résulte en premier lieu de la recherche académique, et que les produits ont été rachetés par les laboratoires à un coût sans commune mesure avec les prix pratiqués ensuite. Il n'existe pas non plus de corrélation entre la taille du marché et le prix du médicament.

Le point essentiel réside dans l'aspect transformatif ou non de ces traitements. Certains d'entre eux sont transformatifs, mais à prendre à vie (par exemple pour la mucoviscidose ou l'hémophilie). Pour les autres, sur lesquels nous bénéficions de sept à dix ans de recul, des manifestations cliniques peuvent persister, par exemple des maladies neuro-musculaires, donc ils ne sont jamais complètement transformatifs. Des incertitudes sur le long terme persistent également pour tous ces patients.

Ainsi, même si l'argument des laboratoires sur l'amélioration de la vie du patient était totalement juste, il me semble essentiel que chacun d'entre nous se demande si le gain doit aller uniquement aux industriels ou bénéficier également à l'ensemble de la société. Je pense, pour ma part, que le partage du gain doit être équilibré et il ne l'est pas à ce jour.

Nous pouvons noter qu'en Europe, les prix fixés le sont au plus haut possible accepté par les autorités réglementaires, mais qu'aux États-Unis, le prix est libre, point qui pèse très lourd et sur lequel je reviendrai.

En conséquence, dans certains cas, des produits ne sont pas mis à disposition, car ils ont été refusés par les autorités réglementaires à cause de leur prix trop élevé ou parce que les industriels se retirent, car leur prix n'est pas accepté en Europe. En conséquence, dans certains domaines, il n'existe malheureusement que peu de médicaments.

Pour vous donner un exemple, une étude d'un institut de recherche américain datant de cinq à six ans montrait que pour les seules thérapies géniques et pour 1 % seulement des maladies génétiques, le prix d'un million de dollars reviendrait à augmenter le budget médicaments de deux tiers, situation qui s'avérerait intenable à terme.

À partir de ce constat, mes propositions peuvent être rassemblées autour de deux objectifs : rendre ces médicaments accessibles dans nos pays - sans évoquer la situation des pays du tiers-monde, largement insatisfaisante même pour des maladies fréquentes comme la drépanocytose ; maintenir le savoir-faire et l'incitation au développement de médicaments dont nous avons besoin.

Il convient de trouver un équilibre, alors qu'à mon sens, le curseur est en ce moment trop à l'avantage de l'industrie pharmaceutique. Mais cet objectif est difficile à atteindre, car le marché du médicament revêt un caractère mondial et aux États-Unis, la régulation des prix est quasi inexistante. Cette situation américaine évolue, mais très légèrement. Nous observons d'ailleurs de nombreux articles aux États-Unis qui présentent la situation en Europe comme « idyllique », car les prix des médicaments y sont deux à trois fois moins chers qu'aux États-Unis. Cette situation constitue un levier pour certains industriels qui préfèrent ne pas être présents sur le marché européen, arguant que le marché américain leur rapportera davantage. Cela tend aussi à tirer les prix vers le haut, même du côté européen, sans que nous ayons de moyen de pression vis-à-vis du marché américain. Il existe néanmoins une certaine volonté d'avancer aux États-Unis, tant dans la communauté scientifique que du côté du Parti démocrate, par exemple.

La négociation des prix reste très opaque et relève de la volonté du Comité économique des produits de santé (CEPS). La résolution de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) de mai 2019 sur la transparence de la fixation des prix ne s'impose d'ailleurs pas aux États. L'opacité entraîne les négociateurs publics dans une situation de déséquilibre, face à des industriels connaissant les prix dans tous les pays. Les critères de fixation des prix doivent donc être débattus. Une solution consisterait à réunir les industriels et les « payeurs » à l'échelle internationale et à disposer de paramètres selon les types de médicaments : recherche-développement, marketing, marge bénéficiare, tout en tenant compte de la valeur ajoutée du produit, sans en faire l'élément central.

Par ailleurs, l'apport académique au sens large, qui ne touche pas assez de bénéfices par rapport à ses apports de base, doit être davantage pris en compte. Par exemple, s'agissant de l'amyotrophie spinale, l'AFM-Téléthon ne touche que 15 millions d'euros par an de royalties pour un médicament vendu 1,9 million d'euros par malade et qui rapporte d'énormes bénéfices à son laboratoire, Novartis. On peut estimer dans ce cas que le citoyen paie deux fois : la recherche, puis le médicament.

Enfin, des négociations des prix doivent être envisagées, non pas au niveau mondial, mais au moins au niveau de l'Union européenne. Actuellement, la France négocie seule, alors que certains pays européens se sont regroupés. Nous pourrions imaginer une extension du rôle de l'Agence européenne du médicament dans la négociation des prix. L'exemple des vaccins anti-SARS-CoV-2 nous a montré que ce type de négociations peut fonctionner. Cet exemple serait à suivre pour les médicaments innovants onéreux.

Pour les maladies rares, nous pouvons réfléchir à la mise en place de structures non lucratives, avec un investissement initial public, appuyé par des fondations et le milieu caritatif.

Pour conclure, l'évolution du système actuel est indispensable. En France, l'enveloppe des prix est en effet contenue, mais de manière artificielle, par l'ajout d'une nouvelle enveloppe. Le risque est que, sans évolution de négociation, nous nous dirigions vers une situation américaine, où les patients bénéficient des meilleurs médicaments s'ils disposent de l'argent pour les payer.

Enfin, dans un dernier point, nous pouvons nous demander si mon propos ne relève pas d'une utopie par rapport à des industries qui ne pourraient pas baisser leur prix. Mais des publications montrent que les bénéfices de l'industrie pharmaceutique sont supérieurs à ceux de toutes les autres industries. Par ailleurs, une étude récente montre que les dépenses marketing des quinze « Big Pharma » les plus importantes sont très supérieures à leurs dépenses de recherche-développement. Le même constat est fait concernant le versement des dividendes et le rachat d'actions. Il me semble donc qu'une marge de manoeuvre existe. À ce propos, je vous suggère la lecture d'un article d'Aris Angelis, paru récemment dans le British Medical Journal, auteur très explicite sur tous ces aspects économiques.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie et donne immédiatement la parole à notre rapporteure, Laurence Cohen.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Plusieurs points évoqués corroborent nos précédentes auditions.

La question du prix des médicaments revient beaucoup, même si les médicaments innovants ne sont pas concernés. Les industriels se plaignent en effet des prix trop bas des médicaments matures. Ils souhaitent ainsi une réévaluation des prix de ces médicaments et bénéficient du soutien du Leem sur ce sujet. Mais nous avons constaté durant nos auditions que l'Allemagne et la Suisse, pays dans lesquels les médicaments sont plus chers, ont eux aussi souffert de pénuries. Le prix n'est donc pas le seul facteur expliquant ces pénuries, qui sont multifactorielles.

Nous devons donc savoir comment arrêter la course dans l'évolution des prix et l'envolée des prix des médicaments innovants et ce, sans service rendu en retour, quelles que soient les facilités mises en place par les gouvernements.

Je prends ici l'exemple du crédit d'impôt recherche (CIR). Nos précédentes auditions ont montré qu'il était un facteur d'attractivité et le ministère des Finances nous a confirmé qu'il représentait pour l'État un investissement de 7 milliards d'euros. Mais des entreprises « optimisent » ce crédit pour augmenter leur rentabilité sur le marché français. Selon vous, poser un certain nombre de critères pour l'obtention du CIR peut-il être pertinent ? Nous pourrions imaginer, par exemple, de demander une production française pendant un temps déterminé.

Pour la transparence du marché pharmaceutique et de ces prix, nous nous heurtons au « secret des affaires ». Nous pourrions souhaiter voir apparaître le respect des normes environnementales et sociales, avec un label de souveraineté pour les industriels qui les respectent au niveau européen.

Vous avez évoqué l'idée de l'émergence de structures à but non lucratif pour des thérapies rares, soutenues par l'État et de grandes fondations privées comme la Ligue contre le cancer. Nous sommes amenés, à travers nos auditions, à réfléchir à une liste de médicaments courte pour lesquels avoir une production publique (par la pharmacie centrale de l'AP-HP, de l'AP-HM, etc.), avec des moyens financiers et humains dédiés. La sous-traitance pourrait aider à cette production.

Par ailleurs, en termes de pilotage, il nous a semblé qu'il existait un grand vide. Beaucoup d'agences sont présentes et remplissent leur fonction, mais le donneur d'ordre doit rester le gouvernement, le politique.

Enfin, sur le volet de la recherche, nous notons une grande part de financements publics, mais sans apports privés, ce qui crée un déséquilibre. Est-ce aussi votre ressenti ? Il nous semble important qu'en cas de financements publics, un retour soit attendu.

Mme Sonia de La Provôté, présidente - Monsieur Fischer, vous avez également évoqué des thérapies arrêtées par un laboratoire alors qu'elles avaient un service rendu médical majeur. Pouvez-vous nous confirmer que cet arrêt pose un problème de santé publique, même si des alternatives existent ? Et que pensez-vous d'une obligation à remettre le brevet quand le risque sanitaire est avéré ?

Pr Alain Fischer - Pour vous répondre sur le CIR, les dépenses de recherche, en France, représentent 2,2 % du PIB (0,8 % pour la recherche publique et 1,4 % pour la recherche privée). Ces chiffres sont stables par rapport à 2008. Leur part n'a donc pas progressé et nous sommes loin de l'objectif de 3 % fixé par la stratégie de Lisbonne dans les années 1990. Par comparaison, en Allemagne, en 2008, la recherche représentait la même part du PIB avec le même pourcentage entre le public et le privé. Mais elle a aujourd'hui dépassé l'objectif des 3 %, avec la même croissance pour le public et le privé. Une augmentation des crédits de recherche s'accompagnant des programmes bien développés a ainsi pu être observée et, aujourd'hui, la recherche allemande est supérieure à la recherche française. En France, sans le CIR, nous constaterions peut-être une décroissance, mais quoi qu'il en soit, il n'a pas permis d'accroissement de la part du PIB consacrée à la recherche.

Pour compléter votre proposition de poser des critères, les entreprises petites et moyennes, qui pourraient bénéficier de manière optimale du CIR, devraient être privilégiées. Je proposerai par ailleurs de renforcer l'emploi des thésards en science, dont les compétences ne sont pas assez exploitées. Instaurer des clauses de prix raisonnable ou d'accord satisfaisant entre le monde académique et les entreprises privées en cas de transfert de technologie est également intéressant. Enfin, parvenir à une part de production française, mais surtout européenne, me semble important.

S'agissant des normes sociales et environnementales, le statut d'entreprise à mission, incluant des objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux pourrait s'avérer intéressant, même s'il est difficile à mettre en place. L'ancien PDG de Danone, Emmanuel Faber, s'y est essayé. J'ai évoqué précédemment la question de la transparence.

La production de médicaments dans un contexte non lucratif existe. Aux États-Unis, des hôpitaux se sont associés pour produire des médicaments courants en pénurie. L'hôpital de Barcelone, de son côté, fabrique ses propres CAR-T cells. Il convient donc de distinguer deux axes : celui des médicaments courants en pénurie et celui des médicaments innovants. Il me semble pertinent d'explorer chacun de ces axes. En France, la Ligue contre le cancer, mais aussi l'AFM-Téléthon, pourraient permettre de résoudre certains problèmes. Nous pouvons même imaginer des mises en compétition avec des industries. Pour ce point, une discussion à l'échelle européenne s'avère primordiale.

Dans le pilotage de la politique du médicament, si nous parlons bien ici de la stratégie de production, les pouvoirs publics devraient pouvoir intervenir, mais les industriels garderont la mainmise sur la production en elle-même. Une politique du médicament s'imposerait, mais je ne connais pas assez ce domaine pour m'exprimer davantage sur ce sujet.

En matière de recherche, nous ne notons pas un déséquilibre entre le public et le privé. Le problème réside dans le fait qu'il manque des crédits de recherche des deux côtés en France par rapport à de nombreux autres pays européens. Ces manques concernent le financement, mais reposent aussi sur des choix stratégiques. Nous mettons à mon sens trop de moyens vers le soutien à l'innovation, ce qui est une bonne chose, mais au détriment de la recherche. Pour innover, il faut d'abord trouver. Ce problème est à la fois public et privé et nous manquons en France de vrais liens entre les domaines public et privé. En effet, les dirigeants d'entreprise viennent principalement des grandes écoles, alors que les scientifiques viennent du monde universitaire, sans que ces deux mondes se côtoient. Pour prendre un exemple, en Allemagne, les ingénieurs titulaires d'une thèse de science sont quatre fois plus nombreux qu'en France.

Enfin, je termine avec le problème délicat de l'arrêt de production de produits innovants, qui s'avère moins grave qu'une dizaine d'années auparavant du fait de l'avancée d'autres traitements. Mais dans ces situations, nous pouvons en effet imaginer une intervention de structures non lucratives, dans certains cas.

Mme Sonia de La Provôté, présidente - La question des brevets des médicaments matures nous semble être un vrai sujet. Nous constatons que les laboratoires choisissent dans ce cas soit de trouver un autre laboratoire pour produire, soit d'arrêter la production. En cas de pénurie, cette responsabilité prend toute son importance.

Pr Alain Fischer - Il est important de distinguer dans ce cas les médicaments courants et les médicaments innovants, car les situations se révèlent très différentes.

Mme Sonia de La Provôté, présidente - Nous avons en effet abordé les deux sujets, car des stratégies industrielles existent en arrière-plan.

Pr Alain Fischer - Je profite de ce propos pour réaffirmer la priorité de la dimension européenne. Nous représentons un marché important, mais aussi une force de recherche économique et politique.

Mme Sonia de La Provôté, présidente - Aux États-Unis, nous constatons que des pénuries apparaissent également malgré les prix des médicaments. L'insuline a d'ailleurs vu son prix faire l'objet d'une tentative de régulation lors d'une pénurie.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Nous avons pu constater, lors d'audition récente d'un membre de la Fiocruz (Fondation Oswaldo Cruz) au Brésil, la capacité de cette structure à faire de la recherche, produire des médicaments et les distribuer. En France, nous devrions également en être capables. Les pharmacies centrales hospitalières devraient pouvoir constituer une base à cet effet.

Pr Alain Fischer - Le Brésil et l'Inde disposent en effet de capacités de production importantes et bénéficient ainsi d'un accès à des prix raisonnables (pour les antirétroviraux notamment), mais le problème reste très présent pour les médicaments innovants, sur lesquels ces pays ne sont pas présents.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Nous notons que ces pays ont par ailleurs l'intelligence de développer de partenariats (avec l'institut Pasteur, par exemple).

Pr Alain Fischer - Mais, malheureusement, il faut ajouter qu'ils ne disposent pas aujourd'hui de la technologie pour innover, même s'ils disposent de capacités de production importantes ; le transfert de la technologie de l'ARN messager en fournit un exemple.

Mme Sonia de La Provôté, présidente - Nous vous remercions pour cet échange.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Philippe Bouyoux, président,
et Jean-Patrick Sales, vice-président pour le médicament,
du Comité économique des produits de santé

(mardi 6 juin 2023)

Mme Laurence Harribey, présidente. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française en auditionnant à nouveau M. Philippe Bouyoux, président du Comité économique des produits de santé (CEPS), et M. Jean-Patrick Sales, vice-président chargé du médicament.

Votre première audition par la commission d'enquête, Messieurs, nous avait permis d'aborder de nombreux sujets relatifs à la fixation du prix et, plus largement, à la régulation des dépenses de médicaments.

Les industriels que nous avons auditionnés ayant mis en avant l'incidence du prix du médicament et, plus largement, de la rentabilité de certaines spécialités sur les difficultés d'approvisionnement constatées, nous avons souhaité vous réentendre aujourd'hui pour approfondir certaines des questions que nous avions abordées.

Dans le contexte d'inflation que nous connaissons, et alors que le Gouvernement a annoncé un « moratoire sur les baisses de prix », nous souhaiterions d'abord que cette audition permette d'approfondir la question du prix des médicaments matures et, surtout, de sa rigidité.

Auditionnée par notre commission d'enquête, l'organisation professionnelle des entreprises du médicament opérant en France, le Leem, a affirmé que l'article 28 de l'accord-cadre, permettant au CEPS d'accorder des hausses de prix lorsqu'il existe un risque important pesant sur la production ou la commercialisation d'un médicament, était « extrêmement peu » utilisé. Nous souhaitons que vous puissiez nous indiquer ce qu'il en est.

Par ailleurs, et alors qu'un nouveau critère de fixation du prix, tenant à la sécurité d'approvisionnement du marché français que garantit l'implantation des sites de production, a été ajouté par le législateur, nous souhaiterions que vous puissiez nous préciser dans quelle mesure les médicaments matures, d'ores et déjà inscrits au remboursement, peuvent en bénéficier. C'est une question qui m'a été posée lorsque j'ai visité l'unité de production d'Upsa à Agen.

Enfin, le produit de la clause de sauvegarde pour 2021 et 2022, récemment révélé, s'avère très supérieur aux années précédentes. De nombreux industriels que nous avons auditionnés ont souligné les difficultés soulevées par ce dispositif. Celui-ci ne tient compte ni de l'intérêt thérapeutique des médicaments qu'il frappe ni de leur criticité industrielle.

Vous nous direz comment vous appréhendez la place prise par la clause de sauvegarde dans la régulation du médicament, et s'il faut rechercher un moyen d'en exonérer les médicaments les plus indispensables à la prise en charge des patients.

Sur l'ensemble de ces sujets cruciaux, je vais vous céder la parole pour un bref propos introductif. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à activer votre micro et prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Philippe Bouyoux et Jean-Patrick Sales prêtent serment.

M. Philippe Bouyoux, président, et Jean-Patrick Sales, vice-président pour le médicament, du Comité économique des produits de santé. - Nous avions déjà été auditionnés par votre commission il y a trois mois. Depuis, vous avez procédé à d'autres auditions, qui ont suscité d'autres interrogations. Il est donc tout à fait naturel de revenir devant vous à ce stade de vos travaux. Nous nous efforcerons évidemment de vous apporter toutes les informations utiles.

Vous avez évoqué trois sujets. Les deux premiers, relatifs à l'application de l'article 28 de l'accord-cadre de 2021 entre le CEPS et le Leem sur les hausses de prix, d'une part, et de l'article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2022, qui autorise un différentiel de prix au titre de la sécurité d'approvisionnement que garantit la localisation des sites de production, d'autre part, sont de notre ressort. En revanche nous ne sommes pas directement compétents en ce qui concerne la clause de sauvegarde.

L'article 28 de l'accord-cadre permet au CEPS, à la demande d'une entreprise, de procéder à des hausses de prix.

Il y a eu plusieurs phases dans sa mise en oeuvre. Je serai quelque peu imprécis sur la datation, car, en fait, nous avons commencé à appliquer cet article un peu avant la signature de l'accord. Nous étions en effet parvenus à une entente sur ce point avec le Leem, avant sa signature formelle. Nous avons donc pu procéder, un peu avant ou un peu après la signature de cet accord-cadre, à des hausses de prix dont l'impact était significatif, car elles concernaient des classes thérapeutiques entières.

L'article 28 vise des hausses de prix au cas par cas, il n'a pas une portée macroéconomique : son objet n'est pas de permettre des hausses de prix globales pour répondre à l'inflation. Il est toutefois précisé que le CEPS peut procéder à une hausse de prix pour tout ou partie d'une classe thérapeutique si plusieurs produits sont confrontés au même choc de coût. C'est ce que nous avons fait pour les immunoglobulines, à cause des tensions mondiales sur l'offre, pour les héparines à bas poids moléculaire (HBPM), en raison de la hausse des prix des produits dérivés du porc consécutive à l'épidémie de fièvre porcine africaine en Chine, et enfin pour les vaccins antigrippaux.

La procédure est la suivante : lorsqu'un laboratoire est confronté à des difficultés qui lui font envisager le retrait d'un produit du marché, il nous informe et dépose un dossier de demande de hausse de prix - en 2021, nous avons ainsi reçu une quinzaine de demandes. Nous examinons alors la situation, pour apprécier l'état du marché, le risque en cas de retrait du produit. On regarde notamment s'il existe des produits concurrents, des « comparateurs » : si un produit est unique, son retrait peut entraîner des risques ou une perte de chance pour les patients ; inversement, si des produits comparables existent, le risque sera moindre. On demande une documentation précise à l'entreprise pour qu'elle explique pourquoi la commercialisation du produit en France risque de ne plus être possible. On adresse à l'entreprise un template, une fiche de renseignements, pour détailler le choc de coût subi. Il s'agit en général d'un choc de coût.

Au début, nous avions une lecture stricte de l'article. Si des produits comparables existaient et que les entreprises qui les fabriquaient ne nous avaient pas sollicités, on estimait que le marché pouvait absorber un retrait éventuel du marché. Ensuite, on déterminait la hausse de prix que nous pouvions accorder : on demandait quel était le poste de coût qui avait augmenté ; on analysait en particulier le coût des matières premières et, éventuellement, d'autres coûts. Ainsi, on déterminait d'abord l'éligibilité, en fonction de l'existence ou non de produits comparables, avant de déterminer le surcoût, notamment des matières premières. La hausse de prix que nous accordions visait simplement à compenser l'impact du choc de coût. C'était une lecture simple de l'article, mais assez stricte. Nous avions cependant indiqué publiquement que, outre le surcoût des matières premières, nous pouvions aussi tenir compte du surcoût associé à une relocalisation.

Telle était la lecture stricte de l'accord. Toutefois, dès le début, nous avions introduit une clause à l'alinéa 5 pour pouvoir traiter de manière plus fine certaines situations. Cet alinéa prévoit que le CEPS peut prononcer une hausse de prix, même en présence de comparateurs, « pour un motif de santé publique ». Cette notion n'est pas précisée et demeure soumise à l'appréciation du comité : concrètement, dans ce cas, nous passons d'abord la parole en premier aux représentants de la direction générale de la santé, qui sont les plus à même d'apprécier les besoins et l'intérêt pour les patients de ces soins. Cet alinéa 5 permet d'augmenter les prix de toute une classe thérapeutique, et nous nous sommes appuyés sur lui pour augmenter le prix des immunoglobulines et des vaccins antigrippaux, ainsi que pour accorder plusieurs hausses en 2021 et 2022.

Puis le contexte macroéconomique a changé. L'inflation a entraîné la hausse d'un certain nombre de coûts. Les entreprises se sont alors tournées vers nous ; mais l'inflation est un phénomène macroéconomique et l'article 28 ne vise qu'à traiter des situations d'ordre microéconomique au cas par cas. Il fallait lever l'ambiguïté : c'est ce que nous avons fait et cet article ne sert qu'à traiter des situations microéconomiques.

L'application de cet article a suscité des frustrations, voire des critiques, de la part des entreprises : d'une part, parce que certaines demandes étaient déclarées inéligibles et, d'autre part, parce que les hausses de prix que nous accordions étaient inférieures à celles réclamées. Il fallait donc clarifier l'usage de cet article.

Les ministres ont alors annoncé publiquement des orientations en février pour demander formellement au CEPS de faire preuve de plus de flexibilité dans la mise en oeuvre de l'accord, notamment en faisant jouer l'alinéa 5 de l'article 28, qui permet de mettre en avant un motif de santé publique. Depuis, nous appliquons l'article avec plus de flexibilité pour déterminer l'éligibilité et en prenant en compte un ensemble plus large de coûts, c'est-à-dire tous les coûts liés à la production, sous réserve qu'ils soient bien documentés. Le nombre de demandes a fortement augmenté. Les frustrations perdurent, mais notre application de l'article est plus volontariste.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je note que nos auditions sont suivies d'effet puisqu'on observe que l'alinéa 5 de l'article 28 est appliqué avec plus de flexibilité depuis votre précédente audition !

Votre mission est complexe et le personnel du comité n'est pas très nombreux. Quel temps faut-il au CEPS pour apprécier si un produit est éligible ou non au dispositif prévu par l'article 28 ? L'examen des demandes doit être à la fois minutieux et rapide, car il s'agit d'éviter la disparition d'un médicament. Je note d'ailleurs que vous avez indiqué que vous étiez sensible à ce dernier point : une des personnes que nous avons auditionnées s'était montrée sceptique sur ce point.

Les entreprises semblent faire peu de demandes sur la base de cet article : est-il bien connu ? Le dispositif est-il trop complexe ?

Que pensez-vous de l'introduction d'un nouveau critère relatif à la forme galénique du médicament dans cet article ?

M. Philippe Bouyoux - Le temps qu'il nous faut pour évaluer une demande est variable. Si le dossier est bien documenté, avec une indication précise de l'évolution des postes de coûts durant les dernières années, nous pouvons aller vite. Il arrive qu'une entreprise tarde à nous fournir ces informations, faute de disposer du personnel nécessaire pour répondre à nos demandes. Mais le CEPS ne peut accorder une hausse des prix s'il ne dispose pas de toutes les informations nécessaires... Nous n'avons pas d'autre choix, nous attendons que l'entreprise nous donne l'information.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Il y a donc une discrimination entre les grands laboratoires, qui ont les moyens de vous fournir cette information très vite, et les PME, qui ne les ont pas.

Mme Laurence Harribey, présidente. - C'est d'autant plus regrettable que les médicaments matures sont le plus souvent exploités par des PME.

M. Philippe Bouyoux. - Nous avons conscience de ce problème. Quand certains laboratoires sont capables de déposer simultanément des dizaines de dossiers, de petites entreprises ne déposent pas plus de deux dossiers, en demandant du temps pour les documenter. Mais - j'imagine que l'on vous a communiqué nos documents - les questions que nous posons sont très classiques. Nous cherchons, par exemple, à savoir sur quels postes de coûts l'entreprise a subi un choc et, à cela, la plupart des entreprises répondent.

Là où nous rencontrons des difficultés, c'est que de nombreux acteurs nous demandent en réalité autre chose, comme de les aider à surmonter une érosion de leur marge sur plusieurs décennies, due à de multiples facteurs, ou encore de leur permettre de rétablir un niveau de profitabilité en compensant le surcoût lié à l'application de la clause de sauvegarde pour les médicaments génériques - autrement dit, les conséquences d'une décision politique. Or l'article 28 n'a pas été écrit pour cela. Nous avons donc conscience de susciter certaines frustrations, mais nous ne donnons pas satisfaction à de telles demandes.

Dans certains cas, les entreprises nous disent aussi avoir du mal à documenter la hausse de coûts, mais nous préviennent que, de toute façon, la compensation de cette hausse ne suffira pas. Traiter ce type de revendications est évidemment complexe.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Combien d'entreprises ont eu recours à vous ?

M. Philippe Bouyoux. - Je ne sais pas répondre en nombre d'entreprises. Mais je peux vous dire que nous avons enregistré 45 dossiers depuis le mois de février, alors que nous avions comptabilisé 15 ou 17 demandes l'année dernière. Nous avons encore une douzaine de dossiers en cours d'examen - nous avons notamment le temps d'échange avec les entreprises pour préciser les demandes ; une vingtaine d'entre eux ont été déclarés non éligibles et dix à douze éligibles.

Mme Corinne Imbert. - Que représentent, en volume et en dépense pour l'assurance maladie, les augmentations de prix accordées en 2021 ? Plus largement, quelle influence est la vôtre, quelles sont vos relations avec le ministère et la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) au moment de l'élaboration du PLFSS ? On demande de continuels efforts de prix sur les dispositifs médicaux ou sur les médicaments au secteur du médicament... Alertez-vous, à un moment ou à un autre, sur le fait que cela n'est plus tenable ?  Y a-t-il une enveloppe financière maximale établie pour l'activation de l'article 28 ?

M. Jean-Patrick Sales, vice-président pour le médicament du Comité économique des produits de santé. - Les montants accordés au titre de 2021 ne dépassent pas quelques millions d'euros. L'augmentation liée aux immunoglobulines représente 120 millions d'euros et celle qui est liée aux vaccins antigrippaux doit atteindre, pour une campagne, une quarantaine de millions d'euros.

M. Philippe Bouyoux. - Nous sommes sur des montants beaucoup plus modestes pour les 45 dossiers étudiés depuis février. Par ailleurs, nous ne sommes pas tenus par une enveloppe maximale pour ces hausses.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Venons-en à la clause de sauvegarde. À plusieurs reprises au cours des auditions, il nous a été dit que ce mécanisme était complexe et qu'il ne permettait pas de prévoir à l'avance combien il faudrait débourser. Par ailleurs, là encore, aucune différence n'est faite entre les entreprises, PME ou grands laboratoires étant traités à l'identique alors qu'ils n'ont pas les mêmes moyens. Peut-être faut-il réfléchir sur ce point...

Notre rapport dressera un constat, mais avancera aussi des recommandations pour essayer d'améliorer le système et limiter les pénuries, d'où un certain nombre de questions que je souhaite vous poser. Face à certaines « menaces » d'arrêts de production de médicaments matures du fait de la faiblesse des prix, peut-on envisager une révision de la tarification pour les médicaments essentiels chaque fois que le prix de vente est inférieur au prix de revient industriel ? Plus radicalement, peut-on envisager d'exclure les médicaments matures de la clause de sauvegarde, ceux-ci, si je ne m'abuse, n'ayant pas été initialement inclus dans le mécanisme ?

M. Philippe Bouyoux. - Le CEPS n'est pas directement à la manoeuvre sur la clause de sauvegarde, et l'on peut remarquer que vos questions conduisent très vite à deux sujets principaux : la régulation globale et la clause de sauvegarde. La logique du système est celle d'une régulation par baisses de prix, avec application éventuelle de la clause de sauvegarde : celle-ci n'intervient donc que si, pour une raison ou une autre, les baisses de prix ont été insuffisantes pour permettre un retour à la trajectoire fixée.

Pour le coup, c'est bien le CEPS qui est en charge des baisses de prix, une démarche qu'il conduit au cas par cas. Nous sommes donc en situation de faire des choix sur les baisses de prix que nous demandons aux entreprises. Mais nous sommes confrontés, depuis quelques années, à des déclenchements de la clause de sauvegarde en dehors de toute hypothèse de baisses de prix insuffisantes, et ce dans des proportions de plus en plus importantes et, toujours, avec la dimension imprévisible de cette clause. Cette imprévisibilité, je le rappelle, est liée au fait que les données nécessaires pour déclencher le mécanisme ne sont décidées que tardivement. Tout le monde le reconnaît, c'est un problème pour les entreprises.

Il faut donc distinguer ces deux leviers et les logiques qui les sous-tendent : les baisses de prix, que nous décidons au cas par cas, et la clause de sauvegarde, qui relève de l'application de règles.

S'agissant de notre intervention dans les arbitrages du PLFSS, nous ne sommes pas en charge du calcul de ce que l'on appelle le « tendanciel », ni impliqués dans la discussion sur la trajectoire cible. Ces données, qui sont toutes prises en compte dans l'exercice de régulation, nous viennent du Parlement, à l'issue de la discussion du PLFSS.

Comment sommes-nous sollicités ? En juillet, en amont des arbitrages, nous commençons à travailler sur le plan de baisses de prix - nous savons qu'il y aura toujours des baisses de prix et il me semble normal qu'une fois un produit mis sur le marché, son prix puisse évoluer. Nous essayons, pour cela, d'identifier les classes thérapeutiques qui pourraient être concernées, en prenant en compte des critères légaux, notamment l'ancienneté, les baisses opérées l'année précédente ou l'évolution de la dépense dans un secteur donné. Nous communiquons alors la liste des classes identifiées au Leem et aux entreprises et, dès le mois d'août, entamons des échanges avec elles sur les pourcentages de baisse envisagés.

Simultanément, des discussions ont lieu au niveau interministériel. En général, on nous demande dans ce cadre un avis sur ce qui paraît faisable, au regard de l'ordre de grandeur établi en matière de baisses de prix et de l'exercice bottom-up - classe par classe et produit par produit - que nous sommes en train d'effectuer.

Mais, je le répète, depuis un an ou deux, nous sommes en difficulté, car l'annonce d'un montant de 800 millions d'euros atteignable par la voie conventionnelle - c'est un simple exemple - n'a pas la même portée si ce montant correspond à la régulation globale ou s'il faut s'attendre, derrière, à l'application d'une clause de sauvegarde. L'existence de ce risque affaiblit la motivation des entreprises à négocier avec nous.

Par ailleurs, dans l'exercice que nous faisons en matière de baisses de prix, suivant les instructions et orientations politiques qui nous sont données, nous pouvons décider d'épargner une classe donnée de produits.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous indiquez que l'ancienneté du médicament est un critère. Cela nous interroge, car, pour nous, c'est le service médical rendu qui est pertinent, indépendamment de l'ancienneté. Pourquoi un médicament efficace devrait-il subir une baisse de prix au titre, justement, de ce critère d'ancienneté ? La direction générale de la santé (DGS) intervient-elle dans le processus, par exemple pour vous signifier un enjeu de santé publique ?

M. Philippe Bouyoux. - La DGS siège au sein du comité, elle y exprime ses priorités en matière de santé publique et, en général, nous l'écoutons.

S'agissant des critères pris en compte, l'article L162-16-4 du code de la sécurité sociale définit les critères légaux de fixation du prix, puis de baisse du prix. Le premier des sept critères établis est « l'ancienneté de l'inscription de la spécialité concernée ou des médicaments à même visée thérapeutique sur la liste [...] ».

Mme Laurence Harribey, présidente. - Le raisonnement est donc de supposer que l'ancienneté du médicament permet de faire des économies d'échelle ou implique, de fait, un amortissement. Peut-être le modèle économique que l'on prend comme point de départ est-il problématique...

Mme Corinne Imbert. - Je souhaiterais une précision : pour les baisses de prix, travaillez-vous au cas par cas ou classe thérapeutique par classe thérapeutique ?

M. Philippe Bouyoux. - Lors de la construction du plan de baisses de prix, nous commençons par identifier les classes thérapeutiques que nous allons viser cette année-là. Puis nous entrons dans le détail et discutons entreprise par entreprise.

Mme Corinne Imbert. - Vous avez dit qu'il y aurait toujours un plan de baisses de prix. Cette affirmation est-elle immuable ? N'est-on pas en train d'entretenir les phénomènes de pénurie ? Cela explique mes questions, notamment sur vos échanges avec le ministère ou la Cnam. Le CEPS est l'expert en termes de prix et le prix est au coeur du sujet : faites-vous remonter la nécessité d'une pause dans les efforts demandés au secteur du médicament ?

Enfin, on a vu par le passé des déremboursements au cas par cas, mais aussi par classe thérapeutique. On en observe moins aujourd'hui. Qu'en est-il de la politique de déremboursement des médicaments ?

M. Philippe Bouyoux. - S'agissant de l'ancienneté, nous appliquons la loi et celle-ci dispose, non pas que le prix de vente « doit » être baissé, mais qu'il « peut » l'être, dès lors que certains critères sont remplis. C'est pourquoi, je vous l'ai indiqué, nous pouvons faire preuve de discernement lors des discussions avec les entreprises, lesquels peuvent arguer, par exemple, de problèmes de non-viabilité ou d'une part trop importante de leur portefeuille affectée par nos choix en termes de classes thérapeutiques. À nouveau, nous travaillons au cas par cas.

Cela étant, le premier critère qui nous est donné est bien celui de l'ancienneté. Mais cela signifie simplement qu'il y a une régulation, que l'État ne fixe pas un prix pour toujours : on peut procéder à des hausses de prix ; on doit pouvoir procéder à des baisses. Je rappelle que, sur un marché qui n'est pas administré, l'arrivée de nouveaux concurrents a de très fortes chances de perturber le modèle existant et d'entraîner une évolution à la baisse des prix. C'est ainsi que les choses se passent ! Nous comprenons donc qu'il faille préserver des marges sur les produits anciens, mais cela ne remet pas en cause une régulation prenant en compte un critère d'ancienneté.

Votre priorité est la lutte contre les pénuries et le soutien de certains produits ou classes thérapeutiques au titre des politiques de santé publique. J'y insiste, si des priorités gouvernementales sont exprimées, nous pouvons clairement en tenir compte dans la conception de nos plans de baisses de prix et il n'est pas interdit de les prendre également en considération au niveau de la clause de sauvegarde. Comme le montre le débat actuel sur l'intégration, ou pas, des produits génériques dans cette clause de sauvegarde, les évolutions peuvent passer tout autant par ce biais que par les discussions conventionnelles à l'occasion des comités de suivi des génériques. Plusieurs modalités sont envisageables.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Certes, si l'entreprise a déjà engrangé des marges importantes sur un médicament ancien, il peut paraître normal, tel que le marché est conçu, de voir le prix baisser. Mais le médicament, pour moi, n'est pas une marchandise et il faut tout de même prendre en compte le service médical rendu au titre des préoccupations de santé publique. Comme l'indique ma collègue Corinne Imbert, nous sommes pris en étau, avec une enveloppe fermée de l'Ondam et la clause de sauvegarde. Celle-ci est importante, mais ne faut-il pas l'aménager ? Ne faut-il pas en exclure les médicaments matures ?

M. Philippe Bouyoux. - Je ne connais pas l'historique de la clause de sauvegarde ni la définition d'un produit mature. C'est pourquoi j'emploie le terme « ancienneté ».

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je repose donc ma question : ne faut-il pas exclure les médicaments génériques ?

M. Philippe Bouyoux. - Les baisses que nous prononçons sur les produits génériques sont décidées dans un cadre conventionnel, en lien avec les règles établies dans l'accord-cadre. Le récent moratoire et les hausses ciblées annoncées sont liés au choix des représentants des entreprises de boycotter ces discussions, ce qu'ils ont dû, j'imagine, revendiquer devant votre commission. Je regrette ce boycott. Notre cadre conventionnel fonctionne et je souhaite que nous puissions reprendre nos travaux à l'avenir. J'ai d'ailleurs été frappé par des propos que j'ai jugés excessifs, en tout cas tels qu'ils ont été reportés par une agence de presse : nous travaillons dans une véritable logique de négociations, avec un point d'entrée et un point de sortie ; il semble qu'un représentant de l'association Générique même médicament (Gemme) ait utilisé des mots très durs à notre égard, au cours d'une audition que vous avez conduite, en faisant mine de considérer que ce que nous avions mis sur la table comme point d'entrée était un point de sortie que nous cherchions à imposer. Les choses ne fonctionnent pas ainsi : notre but est de négocier !

Le retrait des produits génériques de la clause de sauvegarde relève d'un choix politique. Le CEPS ne fait que prendre en considération les objectifs fixés et trouver des solutions en agissant sur une assiette de produits : si celle-ci se réduit, l'exercice se complexifiera, car il faudra envisager une plus forte sollicitation des produits concernés.

Mme Corinne Imbert. - Les règles de majoration de prix fixées dans le cadre de l'article 65 de la LFSS pour 2022 pour les médicaments produits en Europe ou sur le territoire national ne concernent que les nouveaux médicaments. Envisagez-vous une application sur des médicaments anciens ? Si oui, dans quel délai ?

M. Philippe Bouyoux. - Aucune distinction n'est établie dans la loi, mais il y en a une dans le mode opératoire qui a été retenu après de longues discussions au sein du comité : l'article 65 est appliqué sur des produits en primo-inscription ; nous n'avons pas d'équivalent sur des produits déjà existants, que ce soit pour prononcer des hausses de prix ou ne pas prononcer de baisses dans le cadre d'un plan de baisses de prix.

Comment procédons-nous ? Pour les produits existants, l'article 28 de l'accord-cadre fournit une base opérationnelle lorsque l'entreprise qui les produit fait état d'un risque important qui menace la sécurité de l'approvisionnement - l'expression « capacités d'approvisionnement » figure d'ailleurs dans cet article, tandis que l'article 65 de la LFSS pour 2022 mentionne la « sécurité de l'approvisionnement ». La hausse de prix à laquelle il sera possible de procéder en application de l'article 28 ne sera pas forcément celle de 15 % permise par l'article 65 de la LFSS : elle dépend de la hausse des coûts. C'est pourquoi je ne sais pas quel article est le plus avantageux. Quand nous instruisons les demandes en application de l'article 65, nous tenons compte de la « sécurité d'approvisionnement du marché français que garantit l'implantation des sites de production ». Le comité apprécie d'abord s'il y a un enjeu de sécurité d'approvisionnement, si le médicament est essentiel, puis on procède à une analyse - largement conduite par la direction générale des entreprises - de la chaîne de valeur, pour identifier où le principe actif est produit, où le médicament est fabriqué et où il est conditionné. Dans ce cadre, les hausses qui peuvent être octroyées peuvent aller jusqu'à 15  % : si le principe actif est fabriqué en Chine, que le médicament est produit au Maroc et que le conditionnement a lieu en France, la hausse de prix ne sera pas de 15 %. Nous avons une grille de calcul. Selon les cas, le mode de calcul de l'article 28 peut donc se révéler plus avantageux pour l'entreprise que celui de l'article 65, et inversement. Tout dépend des cas. Dans le cadre de l'article 28, on demande aux entreprises de documenter la hausse des coûts, car si ceux-ci n'augmentent pas, l'urgence est peut-être moindre.

- Présidence de Mme Annick Jacquemet, vice-présidente -

Mme Corinne Imbert. - Ce n'est pas l'esprit de l'article 65 de la LFSS, qui vise à éviter les ruptures d'approvisionnement, à faciliter la relocalisation de la production, etc. La loi ne fait pas de distinction entre les médicaments nouveaux et anciens. Vous n'avez conçu votre doctrine d'application de la loi que pour les médicaments nouveaux : pour les anciens, il ne reste que l'article 28 de l'accord-cadre. Il y a donc une inégalité de traitement entre les deux catégories.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Il y a une contradiction en effet. On milite tous pour la relocalisation, mais les entreprises qui relocalisent ne bénéficient pas d'un traitement plus favorable.

M. Philippe Bouyoux. - Si. L'article 28 de l'accord-cadre vise avant tout à prévenir les ruptures d'approvisionnement. L'article 65 de la LFSS prévoit qu'il est tenu compte de « la sécurité d'approvisionnement du marché français que garantit l'implantation des sites de production ». Dès lors, si une entreprise nous sollicite au titre de l'article 28 en invoquant la sécurité d'approvisionnement et en mettant en avant sa chaîne de valeur, avec une production ou une relocalisation en France, nous prenons cette dimension en compte. Dès le début, avant la rédaction de l'article 65 de la LFSS et alors même que ce n'était pas inscrit explicitement à l'article 28, nous avons communiqué sur le fait que les coûts de relocalisation pouvaient être prise en compte. La lettre d'orientation du Gouvernement au CEPS de 2021 nous demandait en effet d'avoir à l'esprit l'enjeu de la sécurité d'approvisionnement dans chacune de nos décisions. Il existe sans doute un besoin de clarification sur la manière dont nous pouvons mobiliser l'article 65 pour des produits existants. Nous devons travailler sur cette question.

Les membres du CEPS, notamment la direction générale des entreprises, ont ce sujet en tête et réfléchissent à la façon de l'écrire dans la doctrine du CEPS.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je voudrais vous interroger sur le pilotage de la politique du médicament. Nous avons eu le sentiment, lors de nos auditions, qu'il était un petit peu confus. Ne serait-il pas pertinent de créer un secrétariat général dédié au médicament pour animer cette politique de manière centralisée, sous l'égide du Premier ministre ou du ministre de la santé ? Beaucoup d'acteurs interviennent dans le secteur du médicament et on a parfois l'impression que les décisions tardent...

M. Philippe Bouyoux. - Vous me demandez de m'élever au-dessus de ma condition. Je n'ai pas la légitimité pour répondre à cette question. Oui, il y a beaucoup d'acteurs, mais nous devons tenir compte de nombreuses dimensions. Les injonctions sont contradictoires : la politique du médicament doit garantir à la fois l'accès des patients aux soins dans les meilleures conditions, la pérennité des produits matures, la juste reconnaissance de l'innovation, tout en tenant compte de la dimension industrielle et en respectant le cadre budgétaire fixé par l'Ondam ! Autant d'objectifs différents qui réclament des niveaux d'expertise différents.

Le comité n'a pas l'expertise scientifique, qui est le champ de la Haute Autorité de santé, mais il est capable de s'exprimer sur différents registres, comprenant en son sein des représentants de la direction générale de la santé, de la direction générale des entreprises, de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, de la direction de la sécurité sociale, etc. Nous couvrons donc un champ très large et, si des progrès sont possibles, rassembler autant de dimensions dans le cadre d'un système complexe, avec des enjeux importants et portant sur des registres très différents, est un exercice délicat. À nouveau, je n'ai pas de recommandation à formuler sur la gouvernance.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition des membres de la mission sur la régulation
et le financement des produits de santé

(mercredi 7 juin 2023)

Mme Laurence Harribey, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française en auditionnant des représentants de la mission interministérielle « sur les mécanismes de régulation et de financement des produits de santé », dont l'installation fut annoncée par la Première ministre Élisabeth Borne le 25 janvier 2023, soit quelques jours avant la constitution de notre propre commission d'enquête, le 1er février.

Les calendriers de nos travaux respectifs coïncident donc presque exactement : alors que vous devez rendre votre rapport à la fin du mois de juillet, quelques semaines après le nôtre, il était naturel que nous vous entendions, d'autant que vous étiez chargés de formuler des « premières pistes » « sous trois mois », donc fin avril.

La question de la régulation économique du médicament est apparue, au fil des nombreuses auditions que nous avons conduites ces derniers mois, comme un volet essentiel de toute réflexion sur les voies et moyens d'une lutte efficace et victorieuse contre les tensions d'approvisionnement et les pénuries, phénomène devenu endémique dans notre pays depuis près d'une décennie.

Installée alors que la « feuille de route 2019-2022 » avait vécu, sa mise en oeuvre ayant été ralentie, pour ne pas dire compromise, par la crise sanitaire de la covid-19, votre mission a précisément pour tâche de faire ce que la feuille de route ne faisait pas, à savoir s'attaquer aux racines du problème de l'indisponibilité chronique, en France, de certains médicaments essentiels : si, en effet, les grands axes de la feuille de route étaient exclusivement d'ordre organisationnel et informationnel, il s'agit désormais non plus simplement de gérer les pénuries lorsqu'elles surviennent, mais, en amont, d'en prévenir purement et simplement l'apparition.

À cette fin, vous avez été explicitement chargés de travailler aux modalités concrètes d'activation de ces leviers de nature économique et industrielle que sont la relocalisation de la production des médicaments les plus critiques, le renforcement de notre tissu productif, la reconquête de notre souveraineté sanitaire. Vous avez été chargés de réfléchir, corrélativement, à une éventuelle refonte de la politique de prix administrés qui fait la spécificité du médicament, ce bien proprement hors du commun.

Sa tarification fait en effet, depuis longtemps l'objet de vifs débats, qu'il s'agisse de déplorer le prix exorbitant de certains produits innovants ou de critiquer les effets délétères des économies demandées aux exploitants de spécialités qui, bien qu'anciennes, restent essentielles dans l'arsenal thérapeutique de nos médecins.

Sur toutes ces questions, nous souhaitons recueillir vos premières conclusions et les confronter aux pistes que nous ont permis de dégager, de notre côté, quatre mois d'enquête durant lesquels nous avons tâché d'oeuvrer à un décloisonnement de la réflexion et des politiques publiques du médicament, trop souvent menées en silos.

Nous recevons donc cet après-midi deux des six personnalités auxquelles la Première ministre a confié cette mission :

- Mme Magali Léo, désignée en tant que « responsable du plaidoyer au sein d'une association de patients », en l'occurrence des patients atteints de maladies rénales chroniques, l'association Renaloo, dont nous avons par ailleurs auditionné la fondatrice et présidente le 1er mars dernier : vous êtes également membre du comité d'information sur les produits de santé de l'ANSM et du conseil de la CNAM, mais aussi, quoiqu'en réserve durant le temps de la mission, membre du board de Nextep, cabinet de conseil en affaires publiques spécialisé dans le domaine de la santé ;

- M. Frédéric Collet, désigné en tant qu'« ambassadeur France 2030 » : vous avez surtout été, de 2017 à 2022, président de Novartis France et, de mars 2019 à juin 2022, président du Leem, l'organisation professionnelle représentative des entreprises pharmaceutiques opérant en France que nous avons auditionnée.

Je vous remercie, madame, monsieur, de vous être mobilisés. Il importait évidemment que je précise « d'où » exactement vous parlez, des critiques s'étant régulièrement exprimées, depuis l'installation de la mission, sur sa composition et, notamment, sur l'absence en son sein de représentants des professionnels de santé.

Je vais donc vous céder la parole pour un bref propos introductif. Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera ensuite une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Magali Léo et M. Frédéric Collet prêtent serment.

Mme Magali Léo, responsable du plaidoyer au sein d'une association de patients. - Je vous remercie de cette audition et ce temps de partage sur les travaux à date de la mission. Je commencerai par un propos introductif autour du cadre très large de la mission. La lettre de mission qui nous a été adressée comporte une série de volets qui portent sur des sujets variés, mais tous liés, autour de l'accès aux médicaments et aux dispositifs médicaux : la mission porte à la fois sur la régulation et le financement des médicaments et des dispositifs médicaux et est à l'initiative de la Première ministre. Nous avons reçu cette lettre de mission en janvier 2023. Les pénuries sont un thème, mais ne sont pas l'objet exclusif de notre mission.

Nos travaux interviennent dans un contexte critique, marqué par de fortes contraintes sanitaires, sociales, environnementales et géopolitiques. Dans ce champ de contraintes, nous devons formuler des propositions cohérentes, s'appuyant sur un bilan et un diagnostic partagé, étayés par des données, qui requièrent un important travail de suivi et d'analyse, afin d'assurer d'une part les conditions d'accès aux soins et d'autre part l'attractivité et l'autonomie industrielles de notre pays, ainsi que la comptabilité budgétaire de ces mesures, dans le contexte perturbé par la crise sanitaire.

À la demande de la Première ministre, nous travaillons sur un bilan général de la situation, en particulier sur l'impact des leviers de régulation. Nous formulerons des propositions sur l'évolution de ces dispositifs de régulation en abordant notamment les questions de la contribution à l'efficience des soins des solutions innovantes, de leur tarification, de la juste prescription et de la pertinence des soins.

Nous envisageons également de faire le point sur la gouvernance, avec notamment la question de la gestion pluriannuelle des dépenses d'assurance-maladie, et aborderons la question du soutien à l'innovation, de son accès, de sa contribution et de son financement, sans oublier la contribution européenne à ces travaux, considérée dans le cadre d'une comparaison internationale.

La question des ruptures et des tensions d'approvisionnement n'est pas au coeur de notre mission, mais nous l'expertisons toutefois puisqu'elle est citée dans la lettre de mission.

Concernant la composition de la mission, des critiques ont effectivement été formulées lors de la mise en place de notre mission. Nous constituons un comité d'experts qualifiés dans des domaines complémentaires : nous sommes tous fortement engagés, depuis de nombreuses années, sur les sujets liés à la santé.

Nous avons tous un même engagement personnel dans nos parcours pour défendre l'accès de tous les patients aux traitements qui leur sont indiqués, dans le respect du contrat social. La nature et la qualité de nos débats confirment cette diversité et cette complémentarité de nos expertises et de nos parcours.

Pour ma part, je précise que je ne fais plus partie ni du comité d'information et de produits de santé de l'ANSM ni du conseil de la Caisse nationale d'assurance-maladie. Je suis déportée de mon mandat du board de Nextep pendant la mission.

Sur le fonctionnement, ce travail est très exigeant et nous occupe beaucoup. Nous effectuons de nombreuses recherches et avons mené plus de 110 auditions, et d'autres sont encore prévues. Nous engageons des réflexions de manière collégiale, sans lead d'une personne qualifiée sur les autres. Les travaux sont collégiaux, avec beaucoup de coconstruction et de réflexion collective.

Nos travaux sont en cours et nous ne pourrons vous présenter nos pistes, raison pour laquelle nous n'avons pas souhaité remettre de rapport intermédiaire au mois d'avril. Le travail est long, lent et compliqué : il requiert de prendre en compte les avis de nombreuses parties prenantes que nous avons sollicitées ou qui se rapprochent spontanément de notre mission pour être auditionnées. Nous avons besoin d'entendre l'ensemble des parties prenantes et ne pourrons vous présenter ce jour les pistes sur lesquelles nous travaillons. Nous pouvons toutefois vous présenter des éléments de cadrage et de grandes orientations.

Au titre des personnes et organisations auditionnées, se trouvent évidemment les administrations, dont le CEPS, les organisations représentant les patients et usagers du système de santé, le Président de la conférence nationale de santé, les acteurs industriels et économiques de la chaîne du produit de santé, des acteurs du soin, particulièrement les professionnels de santé (médecins et pharmaciens), des économistes, des experts des données, de la prospective et de l'environnement de la santé.

Nous consacrons beaucoup de temps à analyser les données produites par les parties prenantes (administration, industriels et associations de patients). Les débats de ce comité sont réguliers. Nos recommandations seront adressées au nom de la mission et rédigées de manière coconstruites. Elles ne sont toutefois pas finalisées. Nous remettrons notre rapport définitif fin juillet.

M. Frédéric Collet, « ambassadeur France 2030 ». - Je n'avais pas mesuré à quel point nos travaux étaient parallèles. J'imagine que vous avez également réalisé beaucoup d'auditions. Comme notre lecture de mission est extrêmement large, il est difficile, après plus de 110 auditions et 200 heures d'entretiens, de faire cette synthèse.

Je ferais deux constats.

Nous sommes frappés par l'attention extrêmement forte que suscite notre travail de la part de tous les acteurs que nous rencontrons : nous sommes beaucoup sollicités et sentons que l'attente est extrêmement forte, tant des acteurs de l'administration que des décideurs, des spécialistes, des acteurs de santé et des représentants des patients. Nous espérons ne pas décevoir ces attentes. Nous sommes également frappés de la volonté de bien faire de tous les acteurs que nous rencontrons. Tant l'administration que les professionnels de santé et l'industrie comprennent des personnes très engagées, avec une réelle volonté de bien faire, parfois en gérant des injonctions contradictoires.

Nous dressons un constat convergent sur le fait que le système se trouve un peu à bout de souffle. Si les solutions, suggestions, initiatives et préconisations divergent selon les acteurs, le constat est similaire et établit que le système tel qu'il est ne fonctionne plus.

Nous observons une rupture extrêmement forte et inédite, depuis une date difficile à définir dans le temps, mais sans doute depuis deux ans. Elle n'est pas uniquement liée à la crise de la covid qui a toutefois fonctionné comme un révélateur et un accélérateur. Cette rupture s'explique par un phénomène démographique, lié au vieillissement de la population, avec des maladies chroniques, mais aussi par une vague d'innovations sans précédent, avec une fertilité de la recherche, notamment dans le domaine du cancer, visible au congrès international de l'American society of clinical oncology (ASCO), qui fonde de grands espoirs pour les patients et pour les professionnels de santé. Nous observons également un phénomène d'internationalisation : la santé est véritablement internationale, tout au long de sa chaîne (recherche, développement clinique, industrialisation, accès, prix, fourniture). La tension sur les prix a toujours existé, mais elle a été accentuée avec les effets de l'inflation. L'inflation, jusque-là contenue, ne jouait pas sur la rentabilité de certains produits ou entreprises. L'inflation touche maintenant le secteur, avec la question du prix régulé qui lui est spécifique. Nous observons parallèlement un fort resserrement de la contrainte budgétaire, avec un impact post-crise particulièrement important en France, mais aussi une crise de l'attractivité industrielle.

En conséquence, une tension sans précédent existe sur le plan sanitaire et budgétaire, avec des outils qui nous semblent véritablement inadaptés au contexte. Ainsi, le rythme de croissance de la dépense réelle et tendancielle n'est ni soutenable ni connecté avec celle de l'Ondam. L'équation s'avère donc extrêmement complexe, pour préserver l'accès aux patients français aux traitements dont ils ont besoin en toutes circonstances.

Les tensions sont internationales et tous les pays sont confrontés aux mêmes difficultés.

Par ailleurs, nous constatons, avec cette internationalisation, un changement des conditions d'accès et des rapports entre les acteurs, avec une très forte évolution du volume de soin consommé dans le monde - moins en France qui a contenu la dépense de santé par patient et en volume.

Mme Laurence Harribey, présidente. - Je vous propose de privilégier l'échange au constat que nous établissons également.

M. Frédéric Collet. - Je souhaite souligner un autre point : si de nombreux éléments sont partagés entre les différents pays, nous sommes confrontés à un héritage de choix stratégiques et politiques distincts. En France, la régulation est principalement intervenue sur les prix et sur la valeur, de manière historique dans les budgets. Avec succès, l'Ondam a été contenu depuis des années. A contrario, les deux autres leviers sur les volumes ont été moins activés que dans d'autres pays. L'encadrement de la prescription médicale est un levier moins activé que dans d'autres pays, ainsi que l'effet de structure, notamment dans l'optimisation du générique et du biosimilaire. Des réserves d'économies peuvent donc être mieux utilisées et mieux exploitées.

La question environnementale nous préoccupe et fait partie de notre lettre de mission puisque 10 % de l'empreinte carbone en France provient du secteur de la santé.

Le système est aujourd'hui soumis à une tension extrême qui requiert des choix politiques et collectifs forts pour préserver l'accès aux traitements et optimiser la contribution de ces traitements, ce qui passe par une meilleure maîtrise médicalisée, par une meilleure exploitation des réserves d'économies, par une meilleure identification et un meilleur suivi de l'apport des traitements innovants pour le système de santé et par un système général dans lequel la croissance du secteur doit être envisagée.

Enfin, le système de régulation et de financement est extrêmement complexe, très mal compris, et il suscite des critiques violentes de différents acteurs, tout en étant incompréhensible pour les patients et pour les professionnels de santé. La tension ne concerne plus seulement les experts, mais touche plus généralement les acteurs et requiert de revoir le partage de l'information et la symétrie de l'information, mais aussi la représentation des patients dans cet environnement, afin de mieux les intégrer.

Mme Laurence Harribey, présidente. - Nous partageons les éléments du constat et souhaitons donc approfondir les échanges. Je vous remercie et donne immédiatement la parole à notre rapporteure, Laurence Cohen.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - La composition de votre collectif interroge effectivement quant à votre indépendance vis-à-vis du secteur pharmaceutique puisque vous avez tous les six, ou avez eu, des liens d'intérêt importants avec ce secteur. Ce point n'est pas anodin dans le contexte de la mission.

À aucun moment, dans vos remarques, vous ne semblez interroger le modèle économique. Parler d'une meilleure maîtrise médicalisée constitue un élément parmi d'autres, mais ne paraît pas essentiel. Les pénuries de médicaments touchent actuellement l'ensemble des pays, avec plus ou moins de vivacité, et la France est particulièrement touchée, pour des médicaments de plus en plus nombreux. Des médicaments d'usage plus courant, notamment pédiatriques, sont en pénurie, ce qui a suscité un fort émoi dans la population. Toutes les classes thérapeutiques sont concernées et il convient donc d'interroger le système économique : depuis trente ans, l'industrie a été délocalisée, pour des raisons de rentabilité financière, avec le souhait de s'implanter dans des pays à moindre coût au niveau social et environnemental. Les exigences diffèrent aujourd'hui et la France appelle à relocaliser certaines industries, notamment pharmaceutiques, en coordination au niveau européen. Quelles réflexions avez-vous sur ce questionnement précis ?

Les industriels nous indiquent que les prix des produits matures sont particulièrement bas, ce qui expliquerait les pénuries. Or, dans d'autres pays, où les médicaments ont un prix plus élevé, comme en Suisse, des pénuries sont également observées. Les causes sont donc plurifactorielles. Nous rendrons notre rapport début juillet et voulons disposer d'éléments plus précis sur la régulation au niveau des prix. Vous avez évoqué les mécanismes de régulation financière : le dispositif de la clause de sauvegarde est problématique puisqu'il n'est pas prévisible pour les industriels qui ne savent qu'après coup, la somme qu'ils doivent débourser. Nous établissons sur ce point une différence entre les grands laboratoires qui dégagent des milliards d'euros et les PME qui se retrouvent en difficulté. Avez-vous une réflexion sur cette clause de sauvegarde ? Avez-vous étudié la possibilité de sortir les produits matures de son assiette ? Cette idée pourrait-elle aider à lutter contre les pénuries ? Le législateur a ajouté un critère de fixation du prix des médicaments qui tient à la sécurité d'approvisionnement du marché français que garantit l'implantation des sites de production, avec le critère industriel. Ce bonus doit-il, selon vous, s'appliquer aux médicaments innovants comme aux médicaments matures ? Enfin, le CEPS a élaboré une doctrine qui ne prévoit l'application du critère industriel qu'aux produits nouvellement inscrits. Pensez-vous que la doctrine est bonne ou qu'elle rate la cible du législateur en excluant les produits matures qui concentrent l'essentiel des difficultés d'approvisionnement ? La majorité des pénuries touche plutôt les produits matures. Nous avons tous été choqués par l'envolée du prix de traitements dits innovants : cette course à des prix pharaoniques ne pourra perdurer.

Mme Magali Léo. - Je vous remercie pour vos questions. Les membres de notre mission ont effectué des carrières dans le privé, mais ont eu précédemment de grandes carrières dans le public et ont mené des missions importantes au niveau des différentes directions ministérielles.

Notre engagement et notre expertise nous rassemblent. Les questions relatives au choix de la composition de la mission devraient être adressées au cabinet de la Première ministre qui a choisi les personnalités qualifiées. J'ai accepté rapidement, avec beaucoup d'enthousiasme, de faire partie de cette mission, aux côtés de mes collègues, considérant l'enjeu social extrêmement fort et le niveau d'engagement des associations de patients sur les différents thèmes de la mission. Il me semblait donc très important, à titre personnel, de faire partie de cette mission et de porter la voix des patients.

Vous adressez un sujet majeur autour du modèle économique : c'est un des attendus de la mission et nous l'interrogeons évidemment puisqu'il est au coeur des mesures que nous expertisons et des propositions que nous analysons. Le modèle économique repose sur la régulation des volumes, sur de nouveaux mécanismes autour du prix et sur l'évolution de ces outils de régulation qui sont datés, voire dépassés, et montrent que notre système est à bout de souffle, avec un niveau de dépenses de santé qui ne sera probablement bientôt plus soutenable, en poursuivant sur ce tendanciel, et avec une vague d'innovations qui arrivent et seront sans doute associées à des prix élevés.

Notre système de santé est nettement fragilisé par les éléments cités, dans un contexte inflationniste qui ne facilite rien. La mission nous a été confiée pour que nous réfléchissions sans dogmatisme et sans limites. Nous nous autorisons ainsi à aller assez loin et à être assez disruptifs dans les propositions formulées. La maîtrise médicalisée constitue, pour nous, un élément assez central dans la régulation et dans le nouveau modèle économique, avec un véritable sujet autour des volumes de prescriptions et de médicaments consommés. Ces volumes sont variables selon les classes thérapeutiques, mais la France se trouve parmi les consommateurs de médicaments les plus importants en Europe. Un sujet se pose donc autour de la sobriété des prescriptions : en France, seules 23 % des ordonnances se font sans médicament, contre 70 % en Suède. Cet exemple montre qu'il existe un sujet autour de la culture du médicament en France. Il nous paraît donc essentiel de travailler sur les volumes, même si cela n'occulte pas les sujets très épineux, sensibles et complexes autour du prix. Nous avons réalisé une analyse assez approfondie sur le montant M et la clause de sauvegarde dont les effets sont dénoncés par leur manque de prévisibilité. Ce dispositif était prévu comme un rattrapage, ou une solution de dernier recours, et non comme un mécanisme de régulation a priori, ce qu'il est en train de devenir. Nous réfléchissons à une refonte du système, afin qu'il soit plus vertueux, qu'il ne décourage pas l'accès aux innovations et l'accès précoce des patients aux innovations. L'équilibre est compliqué à trouver.

M. Frédéric Collet. - La question européenne constitue effectivement un enjeu. 45 % du marché de la santé est construit aux États-Unis : le poids des États-Unis est donc très important et les décisions qui s'y appliquent sont uniformes.

À l'inverse, l'Europe est encore assez morcelée : l'Europe a enregistré un certain nombre de succès, en particulier avec l'AMM. L'Europe progresse également dans le domaine de l'évaluation des technologies de santé (HTA), en commençant par le cancer, avec la volonté d'harmoniser cette évaluation. La crise de la covid a démontré la capacité de l'Europe à se mobiliser sur des causes communes, notamment dans le cadre de l'achat commun de vaccins. Nous devons regarder les possibilités de mieux coordonner l'action européenne, en particulier pour assurer l'approvisionnement et l'accès à certains traitements.

Vous évoquez ensuite la clause de sauvegarde. Le mécanisme a perdu son esprit originel : compte tenu de l'écart entre la croissance naturelle et la croissance régulée, la clause de sauvegarde prend une dimension nouvelle. Cette clause est confrontée à un certain nombre de difficultés, dont une forte iniquité, puisque l'ensemble du secteur y contribue de manière uniforme. Nous recherchons des solutions pour que la clause de sauvegarde retrouve son esprit originel tout en conservant une régulation puisque les dépenses de santé doivent être contrôlées et en activant d'autres leviers, afin de l'ajuster pour la rendre moins inéquitable.

Concernant la sécurité des approvisionnements et le critère industriel qui s'applique de manière différente aux médicaments matures et innovants, nous n'avons pas tranché. Le tissu français comprend des entreprises très différentes : d'une part des entreprises, souvent françaises, avec une empreinte industrielle forte en France, qui sont positionnées sur des produits matures, dont il faut préserver les conditions d'équilibre, et d'autre part des entreprises plus innovantes, souvent internationales, avec des empreintes industrielles moins fortes. La question des pénuries n'est pas nouvelle : elle se pose depuis au moins une dizaine d'années, même si elle prend aujourd'hui une nouvelle amplitude puisqu'elle est internationale et a des causes différentes. De nombreuses actions ont déjà été menées : la reconnaissance industrielle est un des sujets, mais ne sera pas le seul.

Mme Laurence Harribey, présidente. - Nous sommes un peu interpellés par nos échanges : nous comprenons que vous ne voulez pas aller plus loin dans la présentation de futures préconisations ; vous restez donc sur des généralités et notre échange s'avère donc assez frustrant.

Lorsque la rapporteure indique qu'il existe un problème de composition dans votre mission, elle ne remet pas en cause la conviction personnelle de chacun de ces membres. Mais nous sommes toujours le produit culturel de notre propre parcours et le fait que vos parcours soient similaires, au sein de la commission, conduit à augmenter le risque que vos réponses soient biaisées. Nous ne remettons absolument pas en cause l'engagement de chacun.

Vous indiquez que vous vous orientez vers des recommandations relatives à la maîtrise médicale, la meilleure exploitation des gisements d'économies et le meilleur suivi des traitements : je ne vois rien de disruptif dans vos propos, alors que vous affirmez que vous vous permettez de l'être. Si vos propositions se structurent autour de ces trois éléments, j'émets des doutes sur leur caractère disruptif.

Vous voulez travailler sur les volumes, sans vous interdire une réflexion sur les prix, ce qui me semble très réducteur par rapport au constat que vous établissez sur la complexité du système. Votre lettre de mission comprend le renforcement de notre tissu productif, l'attractivité des territoires, pour les industriels et la relocalisation de produits de santé stratégiques, et l'équilibre et l'équité dans la répartition des efforts. Comment conjuguez-vous ces éléments ? Si vous ne pouvez pas aller plus loin, nous le comprendrons et arrêterons nos échanges. Vous pourrez nous transmettre un complément écrit. Nous ne pouvons continuer ainsi puisque nous avons également conduit plus de 50 entretiens et nous sommes déplacés sur le terrain : nous connaissons les tenants et aboutissants et sommes surtout intéressés par les propositions puisque nous ne réalisons pas un exercice universitaire.

Je trouve que ce que vous dites est très révélateur de la composition de la mission, puisque cinq personnes sur six proviennent du monde du business, sans donner un sens péjoratif au terme. Je ne vois pas en quoi vous pouvez être disruptifs, mais vous pouvez nous contredire. J'aimerais que vous nous disiez un mot sur les éléments que j'ai cités.

M. Frédéric Collet. - Nous ne sommes pas là pour débattre de la composition de la mission dont nous ne sommes pas responsables. Parmi nous, deux personnes ont une formation en santé. Je suis le seul à avoir un parcours exclusivement dans le domaine de l'entreprise. Quatre personnes ont un parcours dans la haute administration et dans la santé. Nos débats ne sont en aucun cas dirigés par l'un d'entre nous : la discussion est collégiale.

Il nous reste une vingtaine d'entretiens à conduire et nous avons encore besoin de temps pour réaliser le travail de synthèse des 200 heures d'auditions et rédiger la dizaine de chapitres qui couvriront les différents champs, au-delà de ceux que j'ai évoqués.

Notre mission portait sur les mécanismes de régulation et de financement des produits de santé, incluant l'accès, les aspects industriels et l'équilibre budgétaire, et la question de la régulation et de l'activation des leviers est essentielle. Nous devons nous pencher sur les trois leviers que sont la régulation par les prix - très utilisée -, la régulation relative par les volumes et la maîtrise médicalisée, bien moins utilisée, et le levier de structure, moins employé, afin d'assurer l'accès aux traitements matures et aux traitements innovants.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Pour la maîtrise médicalisée, proposerez-vous un accroissement du reste à charge des patients, qui est actuellement en France le plus faible des pays de l'OCDE ?

Vous parlez par ailleurs de la réduction des volumes alors que seulement 46 % des hommes français sont en bonne santé à 65 ans contre 77 % en Suède. Je me réfère ici au rapport d'information de notre collègue ici présente, Mélanie Vogel, sur la sécurité sociale écologique.

Êtes-vous favorables à l'idée, appliquée au Royaume-Uni, qui veut qu'un patient n'est plus éligible à certaines thérapies, au-delà d'un certain âge ?

Nous sommes dans une commission d'enquête et vous pouvez avoir des réserves sur la transmission directe de l'audition : vous pourrez répondre par écrit par la suite.

Mme Magali Léo. - Nous ne nous orientons pas vers l'augmentation d'un reste à charge des patients. Concernant les solutions disruptives que j'évoquais, nous avons un intérêt poussé pour les pratiques professionnelles, le respect par les professionnels des recommandations de bonnes pratiques, les consommations de soins élevées, la polymédication des personnes âgées, l'ampleur des accidents iatrogènes en France. Nous avons donc effectivement un sujet autour des prescriptions et autour de la consommation de médicaments qui pose des problèmes de santé publique. L'approche repose plus sur la santé publique que sur les économies, même si les enjeux sont liés. Nous souhaitons rechercher des gains d'efficience en qualité comme en dépenses sur les pratiques professionnelles. Notre sujet porte donc plus sur les pratiques professionnelles que sur le reste à charge des patients : nous devons documenter les écarts de pratiques et trouver des solutions dans différentes sphères qui relèvent des sciences sociales, de la formation des professionnels de santé, de l'acculturation à un certain nombre de sujets et d'une meilleure information et appréhension des recommandations publiques ou scientifiques, rendues par exemple par les sociétés savantes.

L'état de santé d'une population ne tient pas au nombre de boîtes de médicaments consommés, voire inversement. Les déterminants de la santé sont bien plus larges que l'accès aux médicaments et aux soins et tiennent à des causes environnementales et sociétales. Notre système de santé et notre dispositif de prise en charge, avec le régime des affections de longue durée (ALD), couvrent des besoins de santé importants, mais d'autres facteurs entrent en ligne de compte.

M. Frédéric Collet. - Le budget global par Français en matière de consommation de produits de santé a baissé et la France se trouve aujourd'hui dans la moyenne européenne, par les effets de la régulation, des prix, des génériques, tandis que le volume d'unités consommées par Français reste parmi les plus élevés d'Europe, derrière l'Allemagne. Ce phénomène doit probablement être mieux encadré.

Deux systèmes existent, avec les systèmes nordiques et allemand qui fonctionnent par la contrainte et l'encadrement tandis que le système français fonctionne par le financement. Ainsi, le générique s'est beaucoup développé en France, parce que les pharmaciens s'y sont mis et qu'ils y avaient un intérêt - et la question se posera prochainement sur les biosimilaires. Un médecin allemand dispose d'un budget annuel et doit rendre des comptes s'il le dépasse. Notre système fonctionne plus par soutien financier que par la contrainte. Nous pouvons nous demander si le soutien financier doit s'inscrire dans le temps, une fois le geste pris, ou s'il pourrait se transformer en un autre geste, voire disparaître. Ce point constitue une spécificité.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - J'entends que des chapitres de votre mission restent à compléter. S'il est nécessaire d'avoir une consommation de médicaments qui corresponde aux besoins de santé de chaque patient et qui doit être encadrée, il me semble que notre échange montre qu'il est plus facile d'explorer cette piste, qui n'engagerait pas financièrement l'État, que de remettre en cause le système économique dont vous avez pourtant tous les deux indiqué qu'il était à bout de souffle. Dans la restitution présentée, je vous invite à veiller à éviter un déséquilibre, puisqu'un système à bout de souffle devrait être revisité.

Mme Magali Léo. - Je souhaite ajouter un point relatif à la maîtrise médicalisée des dépenses et des prix : nous sommes dans un contexte particulier puisqu'une réforme de la tarification des soins est annoncée, ainsi qu'une réforme des parcours, avec des travaux au long cours qui pourraient produire des résultats intéressants sur l'amélioration du parcours de soin des patients. Nous sommes attentifs au déroulement de ces travaux puisque nous pourrions imaginer des dispositifs de prise en charge complètement rénovés, qui incluraient des prises en charge hospitalières, ambulatoires, médicamenteuses, pour améliorer les parcours des patients.

Nous n'avons pas mentionné un élément qui se trouve pourtant au coeur de nos préoccupations. Vous avez évoqué le critère industriel dans la fixation des prix, mais un critère nous semble capital sur les données de vie réelle. Nous pensons qu'il est très important de réfléchir à une meilleure prise en compte des données de vie réelle, que ce soit des données de qualité de vie ou des données médico-économiques pour l'évaluation ex post des produits de santé.

Nous analysons les dispositifs existants, les limites des agences pour en tenir compte et les exigences méthodologiques qui doivent accompagner l'amplification de ces données et de leur prise en compte dans les mécanismes futurs de régulation.

Mme Laurence Harribey, présidente. - Vous pouvez nous communiquer des documents complémentaires pour éclairer nos travaux, en dehors de cette audition diffusée en direct sur notre site. Je vous invite à entendre nos remarques et vous remercie de votre participation.

Mes chers collègues, je vous indique que l'audition du ministre de la santé et de la prévention se tiendra le jeudi 15 juin à 9 heures. Nous devrons ensuite rédiger des préconisations afin de présenter nos travaux au début du mois de juillet.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. François Braun, ministre de la santé et de la prévention

(jeudi 15 juin 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française en entendant M. François Braun, ministre de la santé et de la prévention.

Je vous remercie, monsieur le ministre, de vous être mobilisé aujourd'hui. Votre audition, traditionnelle à la fin des travaux des commissions d'enquête et des missions parlementaires d'information, intervient deux jours à peine après l'annonce d'une liste de 450 médicaments essentiels. Deux jours avant l'audition de votre collègue du Gouvernement Roland Lescure, ministre délégué chargé de l'industrie, une première liste de 280 médicaments avait été publiée. Avec un peu de malice, nous pourrions croire que nos travaux servent d'aiguillon au Gouvernement, mais je n'oserais aller plus loin dans l'interprétation de la situation...

La publication de la liste de ces quelque 450 médicaments essentiels marque une nouvelle étape de la « feuille de route pénuries ». Vous pourrez nous préciser selon quel processus cette liste a été établie, entre consultation des sociétés savantes, retour d'expérience de la Société française d'anesthésie-réanimation, intervention de la Société française de pharmacie clinique et discussion avec le comité d'organisation. Nous avions déjà eu un échange avec la direction générale des entreprises (DGE) sur la première liste et nous aimerions savoir, depuis la liste des 58 médicaments originellement validés, comment l'évolution a été réalisée.

Le Président de la République a par ailleurs annoncé la constitution d'une « liste coeur d'une cinquantaine de médicaments essentiels pour lesquels notre dépendance aux importations extra-européennes est avérée [...] ou dont la production française est insuffisante par rapport à la demande et qu'il faut donc relocaliser ». Sans nous révéler le contenu de cette liste, vous pourrez, je l'espère, nous indiquer dans quel délai elle sera finalisée et selon quelle méthode. Est-ce que cela sous-entend que les 400 autres médicaments ne sont pas concernés par des problèmes de production ?

En outre, je souhaite que vous puissiez nous dire comment le calendrier des relocalisations annoncées mardi a été établi, car nous n'oublions pas qu'il y a trois ans quasiment jour pour jour le Président de la République avait annoncé que la France serait en mesure trois ans plus tard de « reproduire, conditionner et distribuer » du paracétamol. Mais l'usine Seqens de Roussillon, dont nous avons visité le chantier, devrait entrer en production d'ici à 2025 seulement. Pourquoi ce délai, même si nous imaginons qu'il est justifié par des raisons essentielles ?

Les mesures de relocalisation de la production s'inscrivent donc d'évidence dans la durée, mais pendant ce temps les pénuries continuent. Ainsi, j'ai été alertée il y a deux jours sur la pénurie de betahistine, un anti-vertigineux qui n'est certes pas un médicament d'intérêt thérapeutique majeur (MITM), mais que l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) considère comme d'usage très élevé, puisqu'il concerne plus de 40 000 patients chaque année. Cela pose par ailleurs la question de l'approvisionnement de médicaments essentiels pour la qualité de vie des malades, mais qui ne sont pas réglementairement considérés comme tels. Vous nous direz comment vous entendez dialoguer avec les associations de patients concernés par ce type de difficultés ; je pourrais également citer certains traitements contre la maladie de Parkinson. Compte tenu de la liste des quelques 3 500 signalements de pénurie, de nombreux problèmes spécifiques se posent, par exemple pour des médicaments permettant de lutter contre des cancers hématologiques, ou pour des antiépileptiques.

Enfin, il y a quelques semaines, les pédiatres de cinq pays européens, dont la France, ont déjà alerté sur les risques de pénuries à l'automne prochain. Quelles assurances pouvez-vous nous donner sur les moyens mis en oeuvre pour faire en sorte que les difficultés graves rencontrées l'hiver dernier ne se reproduisent pas ? Au-delà de l'intitulé du « plan blanc », c'est sur son contenu que nous vous interrogeons : comment les choses doivent-elles se dérouler ? Nous sommes suffisamment en amont de cette période pour voir clair dans les stocks et la disponibilité des médicaments, avant la crise épidémique hivernale et la rentrée de septembre.

Sur tous ces sujets, je vais maintenant vous céder la parole pour un bref propos introductif. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. François Braun prête serment.

M. François Braun, ministre de la santé et de la prévention. - Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je sais l'avancement de vos travaux. Je vais reprendre des éléments généraux, et je reste bien sûr à votre entière disposition pour préciser certains points dans la suite des débats.

La question de la pénurie de médicaments n'est pas récente : elle existe quasiment depuis toujours, oserais-je dire, et je l'ai connue en tant que médecin hospitalier, pas uniquement durant l'hiver d'ailleurs. Depuis un an, la situation est particulièrement suivie, non seulement en raison d'un meilleur signalement des risques de rupture et de pénurie par l'ANSM, qui s'est équipée des outils nécessaires, mais également en raison des chocs exogènes ayant frappé l'industrie du médicament, comme la guerre en Ukraine, qui a entraîné des difficultés pour les outils de conditionnement, et la période ayant suivi la crise du covid, qui a totalement modifié notre perception de la consommation de médicaments, en étant très dense pour certains médicaments comme le paracétamol, et moins dense pour les antibiotiques, des mesures de protection ayant permis une diminution des prescriptions.

Cet hiver, nous avons rencontré des difficultés importantes pour deux de ces produits, le paracétamol et l'amoxicilline, principalement sous leurs formes pédiatriques. Si vous le souhaitez, nous pourrons revenir sur ces difficultés très particulières.

Quelle réaction ai-je voulu mettre en place face à ces pénuries ? Comme vous l'avez indiqué, madame la présidente, une « feuille de route pénuries » a été élaborée. Le principe était d'établir cette fameuse liste des médicaments essentiels, qui a été publiée il y a deux jours, pour mieux les identifier, les surveiller, les contrôler, et réaliser pour chacun d'entre eux une cartographie des risques, depuis la production des principes actifs jusqu'à la distribution des boîtes en pharmacie. Il est important de préciser l'étendue et le caractère complet de ce dispositif. Concernant l'amoxicilline, j'ai constaté cet hiver une différence entre les industriels, selon qui les stocks existaient et qui affirmaient pouvoir produire, et les pharmaciens qui indiquaient ne pas parvenir à se procurer des boîtes. Il faut donc prendre en compte non seulement la production, mais également la chaîne de distribution.

En dehors des mesures conjoncturelles prises cet hiver, comme la possibilité laissée aux pharmaciens de ne distribuer que le nombre de comprimés strictement nécessaires, la possibilité de déconditionner les médicaments ou les mesures de fabrication dans certaines pharmacies de préparations magistrales, une stratégie de relocalisation de la production des principes actifs a été annoncée il y a deux jours par le Président de la République, dans la continuité des plans France Relance et France 2030. Dans cette feuille de route, il y a surtout une volonté d'information, de transparence et de clarté non seulement envers nos concitoyens, mais aussi envers les professionnels de santé, invitant ces derniers, en cas de difficultés ou de tensions, à aligner leurs prescriptions sur des molécules plus facilement disponibles.

Parallèlement à cette stratégie française, une autre stratégie a été mise en place à l'échelon européen. J'ai eu l'occasion d'échanger à plusieurs reprises avec mes homologues européens. Notre dernière réunion, à Stockholm, avait pour unique sujet les pénuries de médicaments en Europe, car cette problématique dépasse largement nos frontières. La France s'est associée avec dix-huit autres pays à une proposition de la Belgique, le Critical Medicines Act, qui vise à adapter à ces médicaments essentiels la stratégie adoptée pour les métaux rares, considérés comme indispensables. Les mesures prévues sont très proches de celles qui ont été prises par la France : établissement d'une liste de médicaments dits essentiels, principe de solidarité européenne, exigence de transparence des productions des industriels, stratégie de relocalisation de la production de ces principes actifs et de ces médicaments en Europe. Le plan que nous avons déployé à la suite des difficultés de cet hiver est parallèle au plan européen, et s'articulera avec lui pour que nous puissions aboutir à la souveraineté pour l'ensemble des médicaments dits essentiels.

Concernant la réalisation et l'évolution de la liste, la première liste de 58 médicaments que vous mentionniez était issue des travaux de la Société française d'anesthésie-réanimation, que nous avons souhaité reproduire pour l'ensemble des spécialités. Nous suivons la méthode Delphi, bien connue dans le monde médical : un comité identifie l'ensemble des molécules utilisées par chaque spécialité, puis confie cette liste à un groupe d'experts composé d'une vingtaine de membres, qui attribue une note à chaque médicament en fonction de sa criticité pour les patients et de sa fréquence d'utilisation. À l'issue de cette consultation ressort une liste de médicaments considérés comme essentiels pour chaque spécialité. Nous avons donc reproduit cette méthode pour l'ensemble des spécialités, ce qui aboutit à cette liste finale de 450 médicaments, composée, pour être précis, de 400 médicaments critiques et de 50 médicaments de santé publique, c'est-à-dire qui répondent à des objectifs de santé publique comme les vaccins ou la pilule abortive.

Cette stratégie n'est que médicale ; elle est faite par les professionnels de santé et elle se combine avec une stratégie industrielle, qui aboutit à cette liste coeur dont parlait le Président de la République, avec la volonté de relocaliser la production d'une cinquantaine de médicaments, dont les 25 premiers ont été annoncés il y a deux jours.

Les associations de patients vont bien sûr être associées à l'élaboration finale de cette liste, qui n'est pas gravée dans le marbre et reste vivante : chaque interpellation sera évaluée selon la même méthode par les spécialistes concernés, qui établiront s'il y a lieu ou non d'y rajouter des médicaments, et elle sera mise à jour tous les ans pour suivre les évolutions thérapeutiques et l'arrivée éventuelle de nouveaux médicaments sur le marché.

Concernant la betahistine, cet anti vertigineux rend un service médical modéré et il ne fait pas partie de la liste des 6 000 MITM, dont 400 médicaments ont été identifiés pour des raisons de stocks, tout à fait différentes. Selon la Haute Autorité de Santé (HAS), il existe des alternatives thérapeutiques à la betahistine, comme le Tanganil : si des médicaments peuvent en remplacer d'autres de manière tout à fait transparente, la problématique de pénurie est moindre.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - À la suite du propos liminaire de la présidente, vous avez apporté certains éléments concernant votre travail sur la liste des 450 médicaments dits essentiels. Le dossier de presse indique que 40 % de ces médicaments ont connu des ruptures d'approvisionnement au cours des deux dernières années. Mardi dernier, dans le journal Le Parisien, vous avez annoncé qu'il faudra disposer de stocks de quatre mois pour ces médicaments essentiels, peut-être même davantage pour certains, notamment ceux qui sont fabriqués dans quelques usines seulement. Doit-on comprendre que l'ensemble des médicaments essentiels feront l'objet d'une obligation de stocks renforcée, portée à quatre mois, comme c'est déjà le cas, me semble-t-il, pour 422 MITM à fort risque de rupture ?

Parmi ces 450 médicaments, 50 font l'objet de mesures de relocalisation, dont la moitié à court terme, d'après les annonces du Président de la République. Pour 25 médicaments, la production augmentera donc significativement sur le territoire national. Par l'intermédiaire de France 2030, l'État soutient huit projets de relocalisation, pour un investissement total de 160 millions d'euros ; parmi les médicaments concernés, on trouve le midazolam, l'amoxicilline, et six anticancéreux. Parmi les bénéficiaires de ces investissements se trouve le laboratoire GSK, que nous connaissons bien, dont les bénéfices s'élevaient à 17 milliards d'euros en 2022.

Quelle aide allez-vous apporter à ce laboratoire ? Pensez-vous qu'une telle aide soit indispensable pour rompre avec les pénuries, d'autant qu'en 2020, par l'intermédiaire de France Relance, 200 millions d'euros ont déjà été attribués à l'industrie pharmaceutique ? Cette politique sans contrepartie vous semble-t-elle réellement efficace, compte tenu des pénuries ? Envisagez-vous de poser des conditions à ces aides ? Depuis trente ans, les grands laboratoires pharmaceutiques ont délocalisé ; aujourd'hui, nous appuyons la volonté de relocalisation de la production en France et en Europe, mais sans conditionnalité rien ne garantit que dans quelque temps la production ne sera pas à nouveau délocalisée. Il faut surtout des garanties par rapport à l'emploi. Nous avons entendu à deux reprises le laboratoire Sanofi, et nous avons hélas eu la confirmation de la suppression de 135 postes d'ici à 2025 sur les sites d'Aramon, Mourenx et Sisteron, qui s'accompagnerait, selon les syndicats, d'une perte de production de plus de 50 tonnes de produits actifs.

L'État prend effectivement ses responsabilités ; mais quelles garanties avez-vous que les laboratoires prennent les leurs, afin que nous ne nous retrouvions pas à nouveau dans une situation de pénurie telle que celle que nous connaissons aujourd'hui ?

M. François Braun, ministre. - Si l'élaboration de la liste de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur est issue de la loi Santé de 2016, le décret portant sur les stocks date de 2021. L'ensemble des médicaments de cette liste doivent respecter des stocks de deux mois ; en cas de difficultés ou de tensions d'approvisionnements lors des deux années précédentes, les médicaments intègrent une liste plus restreinte, composée aujourd'hui d'environ 400 médicaments, dont les stocks doivent atteindre quatre mois. Je ne peux pas aujourd'hui vous répondre pour l'ensemble des 450 médicaments dits essentiels. La constitution de stocks est l'une des réponses apportées à la suite de l'analyse de la cartographie des risques, qui prend en compte nos capacités de production, notre éventuelle dépendance à une ou plusieurs usines, et les capacités de montée en puissance de la production, et qui sera réalisée pour chaque médicament de cette liste.

Bien sûr, une majorité des médicaments de cette liste sont déjà concernés par l'obligation de stocks de quatre mois qui s'impose à certains médicaments d'intérêt thérapeutique majeur. Il n'y a ni décision, ni choix, ni volonté de ma part de rapporter cette obligation de stocks de quatre mois à l'ensemble de la liste, mais c'est une possibilité, en fonction de l'analyse de la cartographie des risques.

Concernant les mesures de relocalisation, vous m'interpellez sur GSK. Cet industriel a déjà investi 22 millions d'euros. Pour ces entreprises, des conditions sont posées à l'attribution de financements par l'État et un contrôle des engagements pris par ces entreprises sera effectué. Je ne peux pas entrer dans le détail des contrats encore discutés entreprise par entreprise, mais ce contrôle comprend deux grands axes. D'une part, l'industriel s'engage sur des volumes à mettre à disposition du marché français à l'horizon 2026 ; d'autre part, ces investissements sont assortis de pénalités possibles en cas de non-respect des engagements industriels, tant pour les délais de mise en oeuvre que pour les volumes à produire. Oui, ces contrats comportent des conditions, mais je ne peux pas davantage rentrer dans leurs détails, car ils sont encore, pour certains, en cours de discussion.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Effectivement, certaines choses relèvent de ce qu'on appelle le « secret des affaires » ; mais vous êtes face à une commission d'enquête : vous pouvez nous indiquer par écrit certains éléments, sans qu'ils soient diffusés.

J'aimerais davantage de précisions. Vous indiquez que les stocks de quatre mois ne concernent pas tous les médicaments, mais le Sénat avait voté la nécessité de porter les stocks de tous les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur à quatre mois, et le Gouvernement avait ramené ce délai à deux mois. Il y a une contradiction apparente. Il s'agit de bien mesurer les tenants, les aboutissants et les conséquences de cette décision. La constitution de stocks de quatre mois demande la disponibilité d'un grand volume de stockage, qu'il faut anticiper.

Je suis ravie que vous posiez des conditions, mais je reste dubitative, et cette conditionnalité me semble un peu vague. Vous n'avez pas répondu au sujet des emplois ; or ces savoir-faire sont bradés lorsque ces entreprises se séparent de personnels. Il faut être plus attentif à cette question.

Des pénalités sont déjà prévues par la loi, mais elles sont trop peu exigeantes. L'ANSM fait ce qu'elle peut, compte tenu de ses moyens humains, mais très peu de sanctions tombent : en 2022, il n'y en a eu que trois. De plus, la publicité concernant les pénalités infligées ne reste affichée qu'un mois sur le site de l'ANSM. Il faut donc savoir que le laboratoire a été sanctionné, à quel moment la sanction est tombée, et il faut consulter le site. Si l'on pense que ces mesures sont dissuasives, il faut être plus exigeant.

Concernant les prix, notre commission d'enquête a reçu de nombreuses alertes au sujet de prix trop bas pour les médicaments anciens. Il y a une vraie contradiction : on nous dit que les prix seraient une cause des pénuries touchant les médicaments anciens, tandis que les produits innovants atteignent des prix exorbitants, pour ne pas dire scandaleux. Mais en même temps, les Suisses ont aussi connu des pénuries malgré des prix des médicaments bien plus élevés : ces derniers ne peuvent donc pas être les seules causes des pénuries.

Il y a eu un moratoire sur les prix ; vous aviez prévu une hausse des prix, en contrepartie d'engagements des industriels en faveur d'une sécurisation de l'approvisionnement du marché français. Pouvez-vous nous préciser quels sont ces engagements ? Comment vous assurerez-vous que les industriels respectent ce que vous leur demandez ?

Beaucoup de nos interlocuteurs ont parlé de la clause de sauvegarde, qui ne devait au départ s'appliquer qu'aux produits innovants, mais dont le champ est aujourd'hui beaucoup plus large. On a mis en avant le caractère imprévisible du marché, portant un coup à un certain nombre d'entreprises mises en difficulté. Ne faut-il pas réformer cette clause de sauvegarde ? Comment faire en sorte que cette clause de sauvegarde s'applique vraiment différemment pour les entreprises du « Big Pharma » et les PME ?

Par ailleurs, lors de la crise de la covid-19, les pharmacies à usage intérieur (PUI) et l'Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps) se sont mobilisés pour faire face à l'explosion de la demande, notamment pour les curares, dont le cisatracurium.

Grâce à ces structures publiques, le système de santé a pu faire face aux besoins des malades de la covid-19, notamment dans les services de réanimation. Il y a là un vrai savoir-faire, dont il serait dommageable de se priver. Monsieur le ministre, quand le décret nécessaire à l'application de l'article 61 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2022 sur les préparations hospitalières spéciales sera t-il publié ? Pourquoi tarde-t-il tant ?

Il faut modifier notre système économique du médicament, pour que l'État dispose de contre-pouvoirs importants, afin peut-être de réinvestir une production publique pour certains médicaments, par exemple pour les 50 médicaments que vous avez mis en exergue. On pourrait s'appuyer sur le savoir-faire de l'Ageps, mais aujourd'hui, au lieu de s'appuyer sur cette agence, on lui retire des moyens et elle se trouve dans l'incapacité de fabriquer. Nous en avons eu la confirmation lors de notre audition de l'Ageps : alors que l'agence compte actuellement 120 équivalents temps plein (ETP), ce qui n'est pas beaucoup, elle va connaître une suppression de 40 à 50 ETP. Que pensez-vous faire pour endiguer ce phénomène ? Comme elle l'a prouvé lors de la crise de la covid-19, cette agence constitue un moyen intéressant pour permettre à l'État de lancer tout de suite la production de médicaments extrêmement critiques.

M. François Braun, ministre. - La constitution de stocks est placée sous la responsabilité de l'industriel, à l'exception des stocks stratégiques, bien entendu. Nous travaillons sur la constitution des stocks, mais également sur l'augmentation des capacités de production. L'obligation de stocks de quatre mois est liée à une pénurie ou à une tension lors des deux années précédentes, et donc à un facteur dynamique dans le temps ; elle peut donc évoluer. Nous travaillons main dans la main avec l'Europe : des travaux sont en cours pour développer les capacités de stockage européennes, notamment avec l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire (Hera), pour voir comment compléter les stocks nationaux par des stocks européens ; le meilleur exemple de ce travail mené avec Hera est bien sûr celui des stocks de vaccins contre le SARS-CoV-2 pendant la pandémie.

Concernant la publicité des sanctions de l'ANSM, j'entends votre remarque. Je me permets de vous suggérer de poser la question de la possibilité de maintenir plus longtemps l'information sur leur site aux membres de l'ANSM que vous recevrez tout à l'heure. Je ne pense pas qu'il s'agisse d'un problème majeur, si la commission juge que cela est nécessaire.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - C'est un décret qui fixe ce délai !

M. François Braun, ministre. - Nous étudierons la question, et je vous enverrai une réponse écrite : il n'y a pas de problème sur ce sujet.

Le sujet des prix, particulièrement complexe, revient très régulièrement. Même en Suisse, où le prix facial des médicaments est plus élevé qu'en France, des difficultés ont été observées. En réalité, ces difficultés concernent tous les pays, notamment l'Allemagne, que l'on compare souvent avec la France. Le sujet est complexe, car le prix facial n'est pas le prix réel payé par un pays, pour lequel plusieurs éléments entrent en ligne de compte, notamment l'équilibre entre les prix et les volumes : des produits très innovants touchant moins de patients ont des prix qui peuvent paraître très élevés.

La clause de sauvegarde se déclenche au-delà d'un certain bénéfice, défini par le Président de la République dans le cadre du Conseil stratégique des industries de santé (Csis), établi à 2,4 %. Il y a donc déjà une garantie de bénéfice pour les laboratoires pharmaceutiques, au-delà duquel la clause de sauvegarde se déclenche. Des réflexions ont été menées sur cette clause, et les importantes critiques opposées à son mode de calcul ont conduit la Première ministre à mettre en place une mission sur la régulation des produits de santé. Ses conclusions, qui seront rendues à la fin de ce mois-ci ou au début du mois de juillet, proposeront des pistes afin de revoir cette politique d'attribution des prix du médicament dans notre pays.

Je dois maintenir un équilibre entre la mise à disposition de ces médicaments pour nos concitoyens et le prix auquel nous sommes prêts à les payer, dans le cadre de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), qui doit prendre en compte l'ensemble de ces éléments.

Concernant le moratoire dont vous avez parlé sur les prix des produits les plus matures, et notamment sur les produits génériques, devant les remarques faites cette année à l'encontre de la clause de sauvegarde, nous avons décidé de bloquer les prix des médicaments génériques, ou en tout cas de ne plus les diminuer. Il y avait effectivement un équilibre à trouver, entre des médicaments innovants très chers et des médicaments plus anciens dont les prix pouvaient être diminués. Mon collègue Roland Lescure et moi-même interpellons les industriels et leur demandons de nous fournir des éléments de transparence pour connaître le coût réel de production de ces médicaments matures ou génériques, et déterminer leur juste prix. Si les coûts de production sont supérieurs aux prix de vente, nous sommes prêts à envisager une hausse de ces derniers pour maintenir ces médicaments sur le marché français. Aujourd'hui, je relance cet appel aux industriels et j'attends que les dossiers remontent pour réaliser cet équilibre. Des demandes de réévaluation des prix sont très régulièrement étudiées par le Comité économique des produits de santé (CEPS), mais pour l'instant nous n'avons pas de réponse permettant de faire évoluer les prix dans un sens ou dans l'autre.

Concernant le décret permettant la réalisation des préparations hospitalières spéciales dans les PUI, la concertation au ministère s'achèvera à la fin du mois. Ensuite, le décret devra être notifié à la Commission européenne, qui a un délai de trois mois pour nous donner son avis et l'approuver. Normalement, si le planning est tenu, le décret sera donc publié en octobre. En ce qui concerne mon ministère, le sujet est réglé.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Et concernant l'Ageps ?

M. François Braun, ministre. - Il est bien sûr essentiel de maintenir le savoir-faire de l'Ageps, comme nous l'avons vu pour le cisatracurium, mais aussi pour des principes actifs comme l'amoxicilline, dont nous avons demandé la remise en place à l'Ageps. Je ne peux pas vous apporter de réponse immédiate sur le nombre d'emplois, mais je vous transmettrai une réponse écrite sur ce point également.

Mme Émilienne Poumirol. - Je souhaite revenir sur des questions posées par Laurence Cohen, notamment sur les relocalisations et l'aide apportée à des « Big Pharma », qui ont été les premières à délocaliser pour faire baisser leurs coûts et réaliser des bénéfices plus importants, en ne tenant pas compte des conditions de responsabilité sociale des entreprises (RSE). Je trouve choquant que l'on aide des laboratoires comme GSK ou Sanofi, que nous avons entendue à deux reprises ; alors que la directrice générale de Sanofi semblait ne rien savoir, le licenciement de 200 personnes a été annoncé dans la presse le lendemain !

La transparence vis-à-vis des « Big Pharma » est importante, mais le Gouvernement et l'État ont-ils la force nécessaire pour imposer à ces entreprises des conditionnalités importantes - si tant est qu'on doive les aider ? Il me semblerait plus logique d'aider des PME françaises, qui pourraient réaliser ces productions. Les normes RSE me paraissent fondamentales, tant sur le plan social qu'environnemental.

Je voudrais également revenir sur la production publique. Laurence Cohen vous a parlé de l'Ageps. Je suis allée voir la pharmacie centrale de mon centre hospitalo-universitaire (CHU), où du curare a été produit au moment de la pandémie de covid-19. J'ai discuté avec le pharmacien en chef de la PUI : nous ne remplacerons jamais toute la production pharmaceutique - ce serait une folie que de le penser -, mais nous disposons pour certains produits de capacités de production dans les pharmacies centrales. Lors de la crise de la covid-19, le curare a été produit sur quatre sites. Ne pouvons-nous pas envisager une production publique plus importante pour certaines molécules ?

Il y a quelques années, nous avions entendu l'Institut national du cancer (INCa), qui nous indiquait qu'un produit utilisé en cancérohématologie, qui était fabriqué par les PUI, avait été repris par un laboratoire privé, et coûtait vingt fois plus cher qu'avant. Selon moi, il y a là un bon levier d'action non seulement sur la production, mais également sur les prix. Les hôpitaux sont tenus dans une contradiction : compte tenu de la faiblesse de l'Ondam, ils recherchent les prix les plus bas dans les marchés publics pour tenir leurs budgets, ce qui fausse la donne et ne favorise pas la production française.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Les laboratoires accompagnés dans le cadre de la relocalisation ont été repérés, car ils produisent des médicaments en pénurie ou connaissent une situation industrielle fragile. Nos nombreuses auditions ont montré que, en situation de pénurie, les arbitrages concernant la répartition des stocks n'étaient pas toujours réalisés au bénéfice de la France. Or ces mêmes laboratoires vont être accompagnés pour produire à nouveau en France. D'ici à 2026, dans les conditions posées, est-il précisé que des stocks particuliers doivent être destinés à la France ?

M. François Braun, ministre. - Pour répondre d'abord à cette dernière question, les arbitrages n'ont pas toujours été faits au bénéfice de la France, ce qui m'a amené à prendre des décisions cet hiver pour interdire aux grossistes comme aux laboratoires produisant en France d'exporter les produits dont nous manquions. L'interdiction des exportations constitue l'un des volets du plan blanc ; c'est une décision que l'on peut prendre de manière immédiate.

Je ne saurai répondre à toutes vos questions sur l'industrie, notamment au sujet des clauses environnementales et des productions vertes, qui peuvent jouer sur les prix, mais qui concernent davantage mon collègue Roland Lescure, ministre de l'industrie - je ne cherche pas systématiquement à lui passer le ballon. La transparence est l'élément clé, que nous demandons systématiquement en cas de tension sur les approvisionnements ou pour les relocalisations.

Vous parlez des « Big Pharma ». Il y a trois jours, nous étions en Ardèche au laboratoire Aguettant. C'est un petit laboratoire, certes, mais Roland Lescure et moi-même avons pu travailler pour lui permettre de reprendre l'usine Carelide, dans le nord de la France, qui fabrique des poches à perfusion. Dans ce secteur, l'industrie française est très dynamique, et dans cette usine, à Champagne, en Ardèche, les capacités de production sont démultipliées. C'est aussi cela, la relocalisation : il faut augmenter les capacités de production d'entreprises sur place. Ces entreprises sont extrêmement agiles et peuvent en quelques heures changer le produit de leur chaîne de production dès que le principe actif est disponible.

Concernant les marchés publics et les hôpitaux, ces derniers peuvent avoir une propension à chercher les prix les moins élevés. Les coûts de production par les hôpitaux sont souvent supérieurs à ceux de l'industrie, si l'on prend en compte l'ensemble de la chaîne et non seulement la fabrication des gélules après production du principe actif. Je le sais : pour la petite histoire, ma mère était pharmacienne, et j'ai participé à la fabrication des gélules dans l'officine... Les coûts de production dans les PUI et les pharmacies d'officine restent supérieurs, en général, à ceux de l'industrie. Il s'agit plutôt de solutions supplémentaires, possibles dans le cadre du plan blanc.

Au sujet de la production publique, l'Ageps a certes un rôle de production, mais l'agence doit aussi avancer vers un rôle de coordonnateur pour l'ensemble des productions possibles, au niveau des pharmacies d'officine, des PUI, voire de certains sous-traitants, afin d'adapter notre marché de production. Je souhaite que la réflexion sur les productions publiques soit orientée vers des molécules très matures, abandonnées par certains laboratoires pharmaceutiques pour des raisons de rentabilité. C'est surtout pour ces molécules, il me semble, que la puissance publique a un rôle à jouer.

C'est toujours la question de l'équilibre entre la mise à disposition des médicaments et le prix à payer, qui doit être le plus juste possible, même s'il est toujours difficile de déterminer ce qu'est un juste prix.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Dans mon propos introductif, je vous posais la question du contenu du plan blanc. Quelles mesures ont-elles déjà été arbitrées ?

Concernant le délai de quatre mois de stocks obligatoires, qui contrôle ces stocks ? Se fondera-t-on uniquement sur du déclaratif ? Les laboratoires ont été régulièrement mis en défaut sur ce sujet. Faute de contrôles, on ne peut pas vérifier l'exactitude des stocks indiqués. Passer de deux à quatre mois représente certes une grande avancée, mais si les stocks ne sont pas vérifiés, on n'avancera pas pour les médicaments en situation de pénurie, notamment parce que laboratoires et grossistes répartiteurs se renvoient la balle, et qu'il y a une sorte de flou autour de la responsabilité. Les stocks des grossistes-répartiteurs seront-ils également contrôlés, des exigences leur seront-elles imposées ?

Quelles sont les mesures à mettre en place en amont pour se préparer à un contexte de tensions et de pénuries ; et quel serait le délai raisonnable ?

Ma quatrième question porte sur le coût des pénuries. Si l'on parle beaucoup du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et de l'Ondam, le coût des pénuries reste une réalité non définie. Par exemple, les pénuries amènent les hôpitaux à renégocier avec les laboratoires et les prix augmentent, le médicament de remplacement étant souvent plus coûteux que le médicament d'origine. Il y a aussi les coûts indirects en matière de santé et de prise en charge sanitaire : le retard de la prise en charge, plus coûteux du point de vue thérapeutique - en cancérologie notamment -, les renoncements aux traitements, qui ont un coût financier pour la santé. En somme, le coût - tant sanitaire que financier - des pénuries n'est jamais mis en avant. Cet élément doit pourtant entrer en ligne de compte dans l'arbitrage. Il faudrait, à tout le moins, une estimation.

Enfin, concernant les appels d'offres hospitaliers, on dit qu'on favoriserait davantage les fabrications françaises ou au moins européennes. Si on ne commande pas en France, soit par la voie hospitalière, soit par la voie de commandes groupées des cliniques privées, les produits iront ailleurs et les industriels pourraient vouloir aller produire ailleurs également.

M. François Braun, ministre. - Concernant le plan blanc - cela fait référence au plan blanc hospitalier, l'expression est parlante pour les professionnels -, le principe n'est pas celui d'une liste de choses à faire dans l'ordre. Un plan blanc est déclenché soit lorsque toutes les mesures antérieures n'ont pas été efficaces, soit lorsque la situation est par nature imprévisible - l'incendie d'une usine ou d'une chaîne de production - ou liée à un choc exogène, comme la guerre en Ukraine et son principe est d'offrir une liste d'actions dans laquelle piocher.

La liste d'actions peut être vaste. Nous pouvons agir, avec le pharmacien, sur le déconditionnement des boîtes de médicaments afin de ne délivrer que le strict nécessaire. Nous pouvons également agir, avec nos concitoyens, sur la récupération. Enfin, nous pouvons agir, avec les professionnels, sur la consommation de produits équivalents. Il existe, par exemple, des classes thérapeutiques équivalentes à l'amoxicilline.

Pour résumer, le plan blanc est un paquet de solutions et d'outils à adapter à chaque situation. La feuille de route « pénuries » sera disponible au mois de juillet.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je parle du plan blanc hivernal parce que c'est en ces termes qu'il a été annoncé.

M. François Braun, ministre. - Il y a un plan blanc global, à travers lequel nous nous concentrerons sur les médicaments essentiels. Il existe, par ailleurs, un « plan hivernal » dans la mesure où nous retrouvons, chaque hiver, les mêmes pathologies et les mêmes besoins : en paracétamol, en antibiotiques, en corticoïdes, etc.

De façon précise, il faut évaluer la capacité des industriels à fournir le volume de médicaments nécessaires, fondé sur non pas uniquement la consommation de l'année passée mais sur l'ensemble des années antérieures.

Le bon usage est une réponse à la question des tensions que vous avez soulevée. Dans cette perspective et dans un souci de transparence, l'action doit être menée le plus en amont possible et l'information doit faire l'objet de la diffusion la plus large possible. Par exemple, nous pouvons signaler une tension sur un antibiotique à un professionnel de santé afin qu'il réoriente ses prescriptions. C'est d'autant plus pertinent que l'on prescrit en moyenne plus d'antibiotiques en France que dans les autres pays européens. Le bon usage, enfin, passe par des tests rapides d'orientation diagnostique (Trod), pour des angines par exemple, pour prescrire ou non des antibiotiques.

Je vous rejoins sur la nécessité d'un contrôle renforcé des stocks, des industriels, d'une part, des grossistes répartiteurs, d'autre part. Un système d'information est en cours de déploiement pour répondre à cet enjeu.

Il n'existe pas encore de vade-mecum, comme vous le demandez, mais nous allons nous rapprocher du ministre délégué chargé de l'industrie pour en créer un sans contredire le secret des affaires.

Le coût des pénuries mérite notre attention. Si le coût des renégociations est identifiable - je pourrai vous fournir des chiffres -, le reste des coûts est, en revanche, très difficile à évaluer car ils sont complexes et multifactoriels. Par exemple, le coût d'un traitement ou d'une intervention retardée est très difficile à estimer

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Difficile mais possible !

M. François Braun, ministre. - Bien sûr, mais l'objectif est de ne pas arriver à ces situations, en anticipant. Dans cette perspective, la politique de prévention, en faveur de la vaccination notamment, joue aussi un rôle essentiel. En effet, la meilleure façon de ne pas avoir besoin de médicaments, c'est d'être en bonne santé.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Concernant les appels d'offres et les commandes publiques, les industriels nous ont signalé qu'ils disposaient de capacités de production mais ne recevaient pas de commandes. En période de pénuries de corticoïdes, l'un des fabricants, EuroAPI, à qui nous avons rendu visite, nous a expliqué qu'il n'était pas en charge pleine de production faute de commandes. Des commandes par les systèmes hospitaliers publics et privés permettraient de sécuriser la production et la consommation de médicaments sur notre territoire.

Mme Patricia Schillinger. - J'aimerais évoquer la pénurie de médicaments dans le secteur pédiatrique, qui a beaucoup ému la France l'hiver dernier et à laquelle les médias ont accordé un traitement anxiogène.

Comment allez-vous anticiper, notamment au niveau de la gestion des stocks et de la communication ? Comment diminuer les prescriptions d'antibiotiques, via un effort de pédagogie ?

M. François Braun, ministre. - Le Made in France, c'est le sujet...

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Ou in Europe ...

M. François Braun, ministre. - Il faut soutenir ce modèle économique. Une circulaire sur les achats hospitaliers permet de flécher des fonds spécifiques pour acheter français. Cette préoccupation est réelle et il serait peu efficace d'avoir une politique de relocalisation tout en continuant d'acheter à l'étranger.

Je vous rejoins, madame la sénatrice, sur le traitement médiatique anxiogène de ces pénuries. Pour le paracétamol et l'amoxicilline, il y a eu, non pas des ruptures complètes, mais des tensions importantes, surtout sur les formes pédiatriques, tandis que des formes adultes demeuraient disponibles. Mais les médias ont parlé de rupture pour des molécules qui n'étaient pas concernées, d'où une différence entre les manques réels et les manques ressentis.

Les pharmaciens d'officine ont joué un rôle majeur en recherchant des formules équivalentes. Je précise que la presse a beaucoup parlé de l'antiépileptique Sabril en évoquant une rupture alors qu'il était plutôt question de tensions ; il faisait simplement l'objet d'une procédure de commande modifiée et 100 % des demandes étaient satisfaites en quarante-huit heures. Par ailleurs, hormis des difficultés sur les conditionnements à un seul comprimé dans les officines, en ce qui concerne la pilule abortive, il n'y avait pas de phénomène de rupture.

Pour toutes ces raisons, communiquer est essentiel, à la fois auprès des professionnels de santé et des patients.

Pour l'hiver à venir, la cartographie des médicaments les plus essentiels est faite. Nous discutons avec les laboratoires pour savoir s'ils garantissent une capacité d'augmentation de la production ou s'il faut faire des stocks.

Mme Laurence Muller-Bronn. - Monsieur le ministre, vous avez parlé dans les médias de traitements innovants en les présentant comme des solutions aux pénuries de vieux médicaments. Quels sont-ils ? Pour quelles maladies ? Que faut-il comprendre par « innovants » ?

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez parlé de transparence. Le CEPS fait un travail important et difficile, avec peu de moyens. La transparence à tous les niveaux, y compris des prix, ne serait-elle pas un outil efficace contre l'inflation du prix des médicaments ?

En matière d'aides accordées aux entreprises, j'ai parlé de conditions : elles sont encore timides et il est peut-être nécessaire d'aller plus loin quand le service attendu n'est pas au rendez-vous. Vous ne m'avez d'ailleurs pas répondu sur les suppressions d'emplois chez Sanofi, qui auront des conséquences sur la production de certains principes actifs sur notre territoire. Aussi, à défaut de conditions fermes en amont, ne faut-il pas des exigences fermes de remboursement des financements ?

Vous avez évoqué l'idée d'un financement public d'une partie de la fabrication d'une cinquantaine de médicaments, y compris des médicaments abandonnés. Cela fait écho aux difficultés exprimées dans ce domaine par les laboratoires Delbert en l'absence de « secret de fabrication » mis à disposition par le laboratoire ayant cessé de fabriquer la molécule. Comment y remédier ?

Enfin, je veux revenir à l'Ageps. J'ai évoqué la suppression annoncée de 30 à 40 ETP, qui aura nécessairement des conséquences sur la production de médicaments. Le ministre que vous êtes ne pourrait-il pas intervenir de manière forte et déterminée ?

L'article R. 5124-69 du code de la santé publique dispose que les établissements pharmaceutiques gérés par les établissements publics de santé ne peuvent entrer en concurrence avec le privé. Serait-il possible de modifier cet article pour permettre à l'Ageps ou aux pharmacies centrales d'intervenir lorsqu'un laboratoire rencontre des défaillances pour produire un médicament ?

M. François Braun, ministre. - En ce qui concerne les traitements innovants, qui apportent un bénéfice médical avéré, ils peuvent faire leur apparition dès la phase 2 des essais cliniques. Nous avons recours à différentes procédures pour ces traitements, qu'on ne met pas sur le marché sans les avoir analysés.

La procédure de l'accès précoce permet de mettre plus rapidement les médicaments sur le marché, en général un an avant que la majorité des autres pays européens ne le fassent. Cette procédure accélérée respecte l'ensemble de notre circuit de validation et la HAS comme l'ANSM doivent rendre des avis, qui s'appuient sur des données scientifiques.

Par ailleurs, nous avons désormais la possibilité d'utiliser des mises sur le marché conditionnelles sur la base d'un avis de l'Agence européenne des médicaments, ce qui permet de mettre ces produits très innovants à disposition de nos concitoyens de façon plus rapide. La mise sur le marché du Trodelvy, médicament aux résultats intéressants dans le traitement du cancer du sein triple négatif, a récemment suivi cette procédure.

Ces traitements très innovants peuvent être à amélioration du service médical rendu (ASMR) 1, 2, 3 ou 4. Une interrogation demeure sur l'ASMR 5, qui regroupe deux classes de produits que nous envisageons de distinguer.

D'une part, il y aurait les produits qui ne font pas mieux que les autres pour soigner les patients et qu'il n'y aurait pas intérêt à mettre rapidement sur le marché. D'autre part, il y aurait les produits pour lesquels il n'existe pas de comparateur. Quand le produit est tellement innovant qu'on ne peut le comparer, il faudrait qu'on puisse le mettre sur le marché.

Dans le cas des thérapies considérées comme innovantes, la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 permet d'étaler le paiement des produits. Il s'agit d'ajuster le prix initial en fonction des résultats observés dans la vie réelle. Ce suivi individualisé se fait patient par patient, pour évaluer l'efficacité du médicament et ajuster son prix.

Enfin, la procédure d'accès direct constitue un accélérateur de mise sur le marché pour des produits à l'ASMR comprise entre 1 et 4. Avant même que les discussions sur le remboursement n'aient lieu et pendant la période de négociation du prix, nous pouvons ainsi mettre le produit sur le marché à un prix temporairement fixé. Cet accès direct est très positif pour nos concitoyens. Une fois le prix défini avec le CEPS, le laboratoire peut être amené à rembourser la différence si le prix définitif est inférieur au prix initial.

Toutes ces procédures se fondent sur l'analyse scientifique que réalise la HAS pour évaluer la pertinence de l'utilisation de ces produits et leur efficacité.

J'en viens aux questions de transparence, sur lesquelles nous nous rejoignons : la transparence est essentielle à tous les niveaux et particulièrement quand il s'agit du prix. Malheureusement, nous sommes presque systématiquement confrontés au secret des affaires et il est très compliqué d'obtenir une transparence totale sur la fixation des prix. Il serait difficile d'afficher les vrais prix parce qu'il n'est pas aisé d'y avoir accès et que ce serait compliqué pour les laboratoires, qui ne voudraient plus commercialiser en France s'ils devaient afficher un prix plus bas que dans les autres pays européens. Maintenir les médicaments sur le marché constitue aussi un enjeu.

Pour autant, le prix défini en France reste un prix de référence pour de nombreux pays, y compris en Europe.

Par ailleurs, les prix ne sont ni fixes ni définitifs. Ils connaissent une dynamique qu'il faut prendre en compte.

Sur les éventuelles pénalités et la conditionnalité dont nous pourrions assortir certaines aides données aux entreprises, je vous rejoins : il faut sûrement aller plus loin dans les mesures que nous mettons en place. Nous pourrions les rendre visibles dans le cadre du vade-mecum que nous avons évoqué. Il s'agit d'un travail interministériel, puisqu'il faut répondre aux exigences des industriels mais aussi à celles que je nourris en matière de disponibilité du produit et de garantie pour éviter la rupture de stock.

En ce qui concerne les médicaments abandonnés, je souscris à votre remarque. Cette question relève de celle de la mise à disposition des brevets. Malheureusement, les règles concernées ne dépendent pas que de la santé.

J'en viens à l'information concernant les emplois de l'Ageps, que j'apprends ici. Nous étudierons la question pour savoir d'où viennent ces annonces et ce qu'elles recouvrent.

Quant à l'article R. 5124-69, il doit être considéré de très près dans la perspective de confier la production de médicaments à l'Agence non pas seulement lorsque ces derniers ne sont pas produits par ailleurs mais aussi lorsque les industriels sont défaillants. Il me semble que ce que nous avons fait cet hiver relève exactement de cette approche.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Il faut élargir.

M. François Braun, ministre. - Nous avons déjà eu recours à cette façon de procéder et, si le cas devait se reproduire, nous ferions de même.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - L'information concernant la suppression des postes provient du témoignage du directeur de l'Ageps lors de son audition.

Merci, monsieur le ministre, pour vos réponses. Nous rendrons nos propositions assez rapidement. Il y aura sûrement des convergences mais aussi des complémentarités. Le Sénat a déjà produit un rapport d'information sur ce sujet à l'été 2018 et il est temps d'accélérer les choses. À ce titre, toutes les contributions seront utiles. Vous pouvez compter sur le Sénat pour apporter une liste de propositions, qu'il faudra prendre en compte de façon plus ferme qu'en 2018.

M. François Braun, ministre. - Quand remettrez-vous ces propositions ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Début juillet.

M. François Braun, ministre. - Je pourrai donc intégrer certaines de vos remarques à ma feuille de route.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous maintiendrons l'échange, l'objectif de la commission d'enquête étant de faire avancer le sujet pour le bien public.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé

(jeudi 15 juin 2023)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, madame la rapporteure, après avoir entendu le ministre de la Santé, M. François Braun, nous poursuivons cette séquence finale des travaux de notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française en auditionnant de nouveau Mme Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé. Vous êtes accompagnée de Mme Carole Le Saulnier, directrice réglementation et déontologie, de M. Guillaume Renaud, directeur de l'inspection et de M. Pierre-Olivier Farenq, responsable du centre d'appui aux situations d'urgence, aux alertes sanitaires et à la gestion des risques.

Nous vous avions reçue, madame, le 15 février dernier, en préambule, ou presque, de nos travaux ; cette première audition nous avait permis de couvrir, dans toute sa diversité, le champ des politiques publiques liées au problème qui nous réunit, et dont nous souhaitons la résolution prochaine, à savoir celui du caractère désormais chronique (en particulier durant les épidémies hivernales), dans le quotidien des patients français, des pénuries de médicaments. Vous êtes en effet, je le rappelle, la directrice générale de l'agence qui est notamment chargée de recueillir les déclarations de rupture et de risques de rupture émises par les laboratoires pharmaceutiques et de contrôler le respect des obligations qui leur incombent en matière de prévention et de gestion de telles ruptures, en sanctionnant d'éventuels manquements.

Quatre mois et demi après le démarrage de nos travaux, nous vous auditionnons de nouveau, madame, alors qu'ils sont sur le point de s'achever. Au regard de la centralité de l'agence que vous dirigez dans le pilotage de la politique du médicament, et avec désormais le recul offert par dix-huit semaines d'auditions, de déplacements et d'enquête, il nous a paru nécessaire de vous réentendre à l'aune des témoignages que nous avons reçus dans cet intervalle. Nous vous remercions de vous être mobilisée de nouveau.

Étant donné l'ampleur et la criticité d'un phénomène qui est très loin de dater d'hier, et compte tenu, en retour, de l'ambition des annonces formulées hier par le Président de la République, la question se pose en particulier de savoir si vos moyens et votre « dimensionnement » sont appropriés à pareille tâche, celle-ci supposant notamment une capacité à bien cartographier les chaînes de production et de distribution du médicament et à traiter et analyser les nombreuses données et documents dont l'Agence est destinataire.

Je vais donc vous céder la parole, madame, pour un bref propos introductif. Ensuite, Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Christelle Ratignier-Carbonneil prête serment.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Madame la directrice générale, vous avez la parole.

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé. - Madame la présidente, madame la rapporteure, je vous remercie de donner à nouveau l'occasion à l'ANSM, que j'ai l'honneur de diriger, d'être auditionnée par votre commission d'enquête. Vous avez évoqué vos dix-huit semaines d'auditions. Le large panorama qu'elles ont permis de dresser témoigne de la complexité et du caractère extrêmement multifactoriel du sujet. Pour autant, il est nécessaire de trouver des mesures d'anticipation, de prévention et de gestion des situations de tension et de pénurie de médicaments.

Les annonces du Président de la République ont porté sur les questions de relocalisation et sur la publication d'une liste de médicaments « essentiels » - terme désormais consacré -, que le ministre de la santé et de la prévention vient d'évoquer devant vous. Cette liste est le fruit d'un travail mené avec les sociétés savantes pour définir le caractère particulièrement nécessaire, d'un point de vue médical et clinique, de certains médicaments. Ensuite, au sein de cette liste, seront identifiés des produits dits « critiques », qui présentent un certain nombre de vulnérabilités du point de vue de la production. Le Président de la République l'a annoncé ce mardi, la production de cinquante de ces médicaments fera l'objet d'une politique de relocalisation.

Je vais commencer par décrire la façon dont, de longue date, la puissance publique s'est mobilisée sur le sujet des pénuries de médicaments. Les premières dispositions en la matière ont été introduites dans la loi du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé. Le dispositif s'est ensuite progressivement affiné, notamment dans la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, puis dans la loi du 24 décembre 2019 de financement de la sécurité sociale pour 2020.

Aujourd'hui, environ 12 000 spécialités sont commercialisées sur le territoire national. La mobilisation de l'ensemble des acteurs se fait sous forme de « poupées gigognes ». Environ 6 000 de ces 12 000 spécialités répondent à la définition du médicament d'intérêt thérapeutique majeur (MITM). Concernant ces 6 000 médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, après des débats et des échanges, notamment au Parlement, sur les niveaux de stocks pertinents, la loi a fixé à deux mois le niveau du stock de sécurité. Ce seuil atteint quatre mois pour certains médicaments, la loi ayant consacré cette dérogation pour ceux qui ont fait l'objet de ruptures au cours des deux années civiles précédentes. Aujourd'hui, un peu plus de 400 spécialités sont déjà astreintes à quatre mois de stock de sécurité. Ces spécialités se retrouvent, pour partie, dans la liste des médicaments essentiels, qui rassemble 450 produits classés par dénomination commune internationale (DCI) - paracétamol, amoxicilline -, qui se déclinent en un nombre beaucoup plus important de présentations - formes orales, formes injectables, formes adultes, formes pédiatriques, etc.

Le travail des sociétés savantes a donc abouti à une liste de 450 médicaments essentiels, qui comprend aussi des produits essentiels du point de vue de la santé publique, substituts nicotiniques, vaccins obligatoires, pilules abortives et pilules du lendemain. En croisant ce travail de définition des besoins thérapeutiques majeurs avec un travail d'identification des vulnérabilités de production, on aboutit à une liste plus restreinte de 50 candidats à la relocalisation, qui ont fait l'objet des annonces du Président de la République. Un système d'entonnoir est ainsi mis en place afin de nous rendre attentifs aux situations les plus à risque.

Nous faisons face, par ailleurs, aux situations récurrentes, notamment de pathologies hivernales. Chaque année, nous savons que surviennent, à l'automne ou en hiver, des épidémies hivernales importantes et récurrentes. En résulte une saisonnalité de la consommation des produits de santé, donc de la consommation des médicaments. Il est par conséquent nécessaire d'anticiper et de mettre en place à cet effet un plan de gestion des tensions liées à ces situations hivernales. La commande nous a ainsi été passée par le ministre d'un plan de gestion de ces tensions. Il est en cours de coconstruction, sous l'égide de l'ANSM, avec l'ensemble des parties prenantes, professionnels de santé, médecins, pharmaciens et patients, et sera disponible dans les prochaines semaines.

Le plan de gestion prévoit plusieurs niveaux d'intervention, de la veille à l'anticipation et aux actions que nous mettrons en oeuvre lorsque surviennent des situations complexes. Les indicateurs pris en compte sont multiples. Il s'agit à la fois d'indicateurs épidémiologiques, d'indicateurs quantitatifs de suivi de l'approvisionnement et d'indicateurs obtenus via des remontées de terrain émanant de ces sentinelles que sont les pharmaciens et les médecins - vous avez en effet déjà souligné qu'il existe une hétérogénéité de l'approvisionnement sur le territoire. Le plan hivernal est mobilisé dans ce cadre. Il s'agit d'une étape avant le plan blanc, dont le ministre vous a parlé il y a un instant. L'objectif est, de septembre à avril, de mobiliser ce plan comme une boîte à outils permettant de disposer de l'ensemble des leviers susceptibles de limiter au maximum les situations de tension.

Je termine en abordant un autre sujet, qui n'est pas sans lien avec celui des approvisionnements et de la cartographie de la situation. Il est impossible d'agir en effet sur la garantie de la couverture des besoins sanitaires de nos concitoyens sans évoquer le sujet du bon usage. La France présente la particularité d'être très consommatrice de médicaments. Il existe par conséquent un sujet de bon usage, de juste utilisation du médicament - ni trop peu, ni trop, mais au bon niveau et selon le bon équilibre. Dans ce cadre, l'ANSM a lancé, la semaine dernière, une campagne de communication sur le bon usage du médicament. Elle repose sur le slogan suivant : « Les médicaments ne sont pas des produits ordinaires, ne les prenons pas à la légère ». L'objectif est d'interpeller chacun sur sa connaissance des médicaments et de lui rappeler la nécessité de recourir aux conseils d'un professionnel de santé avant de les utiliser. Il s'agit d'un point majeur. Les deux doivent aller de pair, la garantie de l'approvisionnement et de la couverture des besoins des patients d'une part, la juste utilisation, d'autre part - nous y reviendrons peut-être en évoquant l'exemple des antibiotiques.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci, Madame la directrice générale, pour votre propos introductif. Nous avons effectivement auditionné le ministre de la santé et de la prévention avant votre audition. Des déclarations ont eu lieu en outre, comme vous l'avez rappelé dans votre propos liminaire, sur 50 médicaments essentiels.

Au regard de votre connaissance du secteur et compte tenu des pratiques que vous observez chez les industriels, vous paraît-il pertinent d'exiger des entreprises, pour certains médicaments, des stocks supérieurs à quatre mois ? Le Sénat s'était prononcé en faveur de stocks de quatre mois. Le ministre Véran était aux commandes et les stocks avaient été rapportés à deux mois. Une nouvelle réflexion a, depuis lors, été menée compte tenu de l'aggravation des pénuries. Faut-il désormais imposer des stocks supérieurs à quatre mois ?

Ma deuxième question concerne les plans de gestion des pénuries. Le décret de mars 2021 prévoit de tenir compte des risques relatifs aux sites de fabrication et de distribution. Les PGP transmis à la commission d'enquête apparaissent cependant, pour certains d'entre eux, lacunaires. Comment l'ANSM contrôle-t-elle ces PGP ? Priorisez-vous les contrôles sur les médicaments essentiels ? Quand vous constatez qu'une partie du PGP est lacunaire ou contient des anomalies, comment réagissez-vous ? Avez-vous déjà infligé des sanctions financières à une entreprise qui n'avait pas établi un PGP complet ? Dans le cas contraire, de telles sanctions financières ne seraient-elles pas utiles ?

Une troisième question porte sur la possibilité de bénéficier de l'établissement de la liste des médicaments essentiels pour hiérarchiser davantage les attentes et les demandes adressées aux industriels d'enrichir ces PGP portant sur ces médicaments. Vous êtes au coeur de cette problématique. Comment l'envisagez-vous ?

Ma quatrième question porte sur les sanctions financières. Nous avions déjà eu l'occasion d'échanger sur le sujet lors de votre première audition. Nous commencions alors nos auditions et nous avons depuis nourri notre réflexion. Nous voyons que votre agence ne prononce que très peu de sanctions à l'encontre des industriels qui ne respectent pas leurs obligations en matière d'approvisionnement. Dans quelle mesure ces sanctions sont-elles efficaces ? Quels sont les manques pour prononcer davantage de sanctions, en ayant recours à cet outil prévu par la loi ? Je sais pertinemment qu'on demande de plus à plus à l'ANSM, sans parallèlement développer ses moyens humains. Mon objectif n'est donc pas de vous mettre en difficulté ; j'attends que vous détailliez les manques dont souffre l'ANSM pour aller plus loin. L'année dernière, par exemple, seulement trois sanctions ont été infligées.

Ma cinquième question porte sur l'alerte que nous ont transmise les professionnels de santé, notamment les médecins, sur le manque d'informations dont ils peuvent disposer à propos des tensions et des pénuries de médicaments. Il existe réellement un contraste entre l'information détenue par les pharmaciens et l'information à disposition des médecins. Nous ne comprenons pas ce décalage. D'ailleurs, Jérôme Martin, cofondateur de l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, a souligné que le grand public avait été informé de certaines pénuries avant même les professionnels de santé. Pourquoi ce hiatus ?

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Pour ce qui est des stocks de sécurité, comme je vous l'indiquais, l'obligation est de deux mois ou de quatre mois : les deux existent. Vous me posez la question d'en allonger la durée maximale au-delà de quatre mois. Quelle est la philosophie de ce dispositif ? Il s'agit de disposer de temps lorsqu'un industriel transmet un signalement de risque de tension ou de rupture, afin de prendre les mesures nécessaires en organisant par exemple l'importation ou l'orientation d'un patient vers un autre traitement. Étendre les stocks de sécurité au-delà de quatre mois est-il raisonnable ? Il faut poser la question tant du point de vue de la conservation des médicaments que de celui de l'attractivité de notre territoire, l'objectif n'étant pas d'être « répulsif » et d'inciter au désengagement des industriels - le risque, en effet, est que la France devienne encore moins prioritaire qu'elle ne l'est actuellement : il faut trouver le bon équilibre, en fonction de l'importance du médicament et des volumes qui sont en jeu. Il est important en effet d'éviter que la France ne soit plus considérée comme prioritaire.

Se pose par ailleurs la question de savoir où le stock est le plus indispensable et le plus facilement mobilisable : est-ce au niveau de l'industriel ? On l'a bien vu à l'occasion des pénuries qui ont affecté le paracétamol pédiatrique : à partir du moment où l'industriel est réapprovisionné, cela prend du temps pour que le médicament arrive dans l'une des 21 000 officines. En tout état de cause, il nous faut réfléchir en fonction des médicaments, en fonction des pathologies et en fonction des volumes, avec toujours cette même philosophie : se donner du temps pour trouver des solutions et garantir la couverture des besoins des patients.

Votre deuxième question concerne les plans de gestion des pénuries. Des règles ont été établies, notamment depuis 2021. Un cahier des charges a été défini par les équipes de l'ANSM, et le modèle type des éléments qui doivent être renseignés par les industriels est public. Ces travaux ont été réalisés dans le cadre du comité d'interface par lequel nous échangeons avec les industriels du médicament, dans le respect total de la déontologie.

Je l'indiquais précédemment, il y a 6 000 médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, donc 6 000 PGP. Certes, je peux compter sur un petit peu plus de 1 000 collaboratrices et collaborateurs, mais ils ne sont évidemment pas tous affectés au traitement des pénuries, loin s'en faut. Eu égard à nos moyens, nous n'avons pas la capacité de vérifier l'ensemble des PGP, il faut être très transparent sur ce point. Pour autant, lorsqu'une tension importante ou une rupture est signalée, nous pouvons mobiliser une vérification des plans de gestion des pénuries. Et dans le cadre des inspections globales - qui dépassent de loin le seul sujet des pénuries - auxquelles nous procédons très régulièrement, la vérification par échantillonnage des PGP de l'industriel fait partie des contrôles que nous effectuons »

Il y a donc un sujet de priorisation, comme vous l'avez indiqué. Sur les 450 médicaments essentiels, il faut avoir des attentes plus importantes, tant en matière de vérification des plans de gestion des pénuries que de contrôle des stocks de sécurité : il y va d'obligations déclaratives, mais l'important est de pouvoir vérifier. Nous sommes justement en cours de vérification de l'existence des stocks de sécurité concernant les 422 spécialités dont le stock doit être de quatre mois ; les résultats ne sont pas encore disponibles. Cette liste de médicaments essentiels va permettre de prioriser les contrôles et de porter une attention toute particulière à ces spécialités.

Vous avez abordé le sujet des sanctions financières. Le nombre des sanctions prononcées est resté limité jusqu'à la fin de l'année 2022. À compter du 1er octobre 2022, nous avons renforcé de manière manifeste les critères et le niveau des sanctions financières. Un certain nombre de sanctions sont d'ailleurs en cours d'instruction - la phase du contradictoire n'étant pas achevée, je ne peux vous donner les chiffres - concernant des spécialités, notamment des antibiotiques, dont l'approvisionnement a connu des tensions importantes pendant la période hivernale.

Je partage votre point de vue sur la publicité des sanctions. À l'heure actuelle, le décret nous impose de ne pas publier la décision pendant plus d'un mois : nous ne pouvons pas aller au-delà. Pour en prendre connaissance, il faut bien sélectionner son créneau... Certes, nous communiquons : les informations figurent sur notre site internet et chacun peut s'abonner à la newsletter de l'ANSM... Pour autant, un mois, du point de vue de la visibilité...

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Pardonnez-moi de vous interrompre, madame la directrice générale. N'existe-t-il pas une disposition précisant que le délai d'un mois peut être dépassé si la pénurie dure plus longtemps ?

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Non. Le décret encadre très précisément l'application des dispositions légales : une publicité plus longue pourrait être considérée comme une double peine.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - J'ai sous les yeux les termes exacts qui s'appliquent : « La décision de sanction financière prononcée peut être publiée sur le site internet de l'agence pendant une durée qui ne peut excéder un mois ou, le cas échéant, jusqu'à la régularisation de la situation si celle-ci n'est pas intervenue à l'issue de cette durée ».

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Compte tenu des délais d'instruction du dossier, les sanctions financières sont souvent prises bien après, alors que la rupture a été régularisée. Nous ne pouvons donc aller au-delà d'un mois, ce qui est en effet assez restrictif. Ce point, qui tient à la disponibilité de l'information, est peut-être à examiner.

La dynamique est donc à la hausse pour ce qui est des sanctions financières. En tant que directrice générale de l'ANSM, je serais extrêmement satisfaite si aucune sanction financière n'était prononcée. L'objectif est en effet que l'ensemble des acteurs se montrent diligents et respectent les obligations qui leur incombent. Pour autant, quand le respect des règles fait défaut, il est important qu'une sanction financière soit prise et qu'elle soit à la hauteur des enjeux, mais aussi, de surcroît, connue et publique, l'information étant peut-être, en la matière, plus importante encore que le montant, compte tenu de son impact sur l'image de l'entreprise concernée.

Au sujet des moyens humains de l'ANSM, vous avez indiqué que vous ne souhaitiez pas me placer dans une situation délicate, ce dont je vous remercie. Pour autant, l'enjeu est évidemment majeur, vu l'augmentation extrêmement importante du nombre de signalements enregistrés.

À cet égard, l'Agence doit mobiliser un large panel d'actions intégrant de multiples dimensions, comme on l'a vu pendant l'automne et l'hiver derniers ; mes équipes analysent notamment les centaines de milliers de données relatives aux niveaux des stocks et aux volumes et prévisions de vente qui lui sont transmises par les industriels pour chaque chaque spécialité, étant entendu que, par exemple, le paracétamol se décline en une trentaine de présentations : pour chacune, nous disposons de l'ensemble des données de stock semaine par semaine, puisque nous fonctionnons à la maille hebdomadaire.

L'enjeu est donc multiple : analyse des données, définition des actions à mener, information. Oui, il est très probablement nécessaire de renforcer les moyens de l'Agence, en effectifs et en compétences - data science, gestion des risques, gestion des flux. Précisons, au passage, qu'une tension sur un médicament indiqué dans le traitement d'une pathologie chronique ne concernant qu'un petit nombre de patients est tout aussi critique qu'une tension sur le paracétamol, avec ses 400 millions de boîtes dispensées par an... Et pourtant, les deux situations sont sans commune mesure. Il est donc nécessaire de nous renforcer, notamment pour que nous puissions continuer de mener à bien la tâche que nous avons accomplie en matière d'information de l'ensemble des parties prenantes, médecins, pharmaciens hospitaliers, pharmaciens d'officine, patients. Pendant l'apex de la crise, nous avons organisé avec eux des réunions tous les quinze jours pour partager les éléments d'information dont nous disposions, tâche chronophage mais indispensable.

J'en viens à votre cinquième question concernant la sensation de disparité d'information entre les pharmaciens, les médecins et le grand public. Lorsque survient une rupture d'approvisionnement, le médecin, pour prescrire de manière adéquate, doit obtenir le plus tôt possible l'information, afin d'orienter son patient vers une spécialité ou une classe thérapeutique disponible. Il peut alors s'orienter vers une spécialité ou une classe disponible. Toutes nos informations sont disponibles sur notre site internet. Pour autant, il est évidemment illusoire de demander à un médecin, dans le temps de la consultation et de la prescription, d'aller surfer sur le site de l'ANSM. En ligne, chacun peut accéder à nos informations relatives aux ruptures, qui sont actualisées chaque matin, en s'abonnant à notre newsletter. Mais l'idéal - nous échangeons à ce sujet avec les professionnels de santé - serait qu'au moment de la prescription, lorsque le médecin sélectionne une spécialité ou une molécule, l'information soit immédiatement disponible dans son logiciel métier, la très grande majorité des médecins étant informatisés. Nous sommes en train d'y travailler : c'est un sujet de connexion et d'interopérabilité entre différents systèmes d'information.

L'objectif n'est pas inatteignable : il s'agit de « pousser » les données de l'ANSM, qui sont publiques, afin qu'au moment de la situation de prescription ou de dispensation elles soient intégrées et même « digérées » par le logiciel métier, et que le médecin ou le pharmacien ait à sa disposition toutes les informations pertinentes, sous forme de pop-up par exemple. Ainsi gagnerait-on énormément en efficacité : le médecin pourrait instantanément réorienter sa prescription et le patient économiserait tout le temps perdu en allers-retours entre le prescripteur et le pharmacien. Un seul objectif doit de toute façon nous guider : faciliter le parcours du patient, ce qui requiert que le médecin ait accès à une information « digeste » et instantanée sans avoir à aller la chercher de manière proactive, car cela n'est pas possible dans la vraie vie. Une information éclairée étant ainsi transmise au patient, l'anxiété de chaque maillon de la chaîne diminuera et, de surcroît, on évitera les surstockages délétères et les mauvais comportements.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Quand pensez-vous mettre au point ce système, qui paraît une bonne idée, mais semble aussi, à première vue, un peu complexe à mettre en oeuvre ? Quel serait le délai avant d'obtenir un résultat opérationnel ?

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Nous n'avons pas de baguette magique : nous sommes ambitieux, mais réalistes. Nous souhaitons lancer une expérimentation avec certains éditeurs de logiciels à la fin du dernier trimestre 2023. Il ne sert à rien de se fixer des objectifs impossibles à atteindre, sinon à engendrer des frustrations. Il importe de préciser, à cet égard, que nos données sont déjà structurées et formatées, puisqu'elles sont disponibles sur notre site internet : reste à les rendre disponibles en construisant les « tuyaux » nécessaires, mais le prérequis est déjà là - cette étape est déjà franchie. Nous ne faisons jamais les choses seuls : nous travaillons en partenariat avec la direction générale de la santé et avec l'Agence du numérique en santé. Il s'agit bel et bien, en tout état de cause, d'un travail prioritaire.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Les données que vous fournissez sont souvent des données « macro ». Or, dans vos propos liminaires, vous avez parlé d'hétérogénéité des données. Je m'interroge sur l'iniquité territoriale qui affecte l'accès au médicament en fonction des circuits logistiques : une région, voire un département, peut se trouver en situation de pénurie quand la région voisine ou un département voisin ne connaît à cet égard aucun problème particulier. Il s'agit d'un vrai sujet, en particulier pour les patients. Quel regard portez-vous sur la question de la veille en matière de pénuries ? Le message national est-il suffisant ? Ne serait-il pas utile d'envisager également une information plus décentralisée ?

Je souhaite également réagir à propos des réseaux Sentinelles, pour rappeler qu'ils n'ont pas été particulièrement soutenus financièrement ces dernières années. Ils ont plutôt été une variable d'ajustement, alors qu'ils étaient extrêmement performants.

Ajoutez-y la disparition des directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS), et vous comprendrez comment s'est délité le réseau de veille sanitaire fine qui maillait le territoire il y a encore une quinzaine années.

Constatez-vous un besoin de remettre en place un système de veille territorialisée, y compris sur le plan sanitaire, au-delà de la seule question des pénuries de médicaments ?

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Je partage votre constat. Il s'agit d'un enjeu majeur : l'Agence a pour mission de garantir la couverture des besoins des patients en tout point du territoire. Si un pilotage national est nécessaire, le jacobinisme a ses limites : il y a un besoin de territorialité à satisfaire. Il y a là une dimension que nous souhaitons promouvoir ; nous le faisons déjà, d'ailleurs, sur le sujet du bon usage du médicament. L'Agence a mis en place, en collaboration avec le Collège de médecine générale et deux syndicats de pharmaciens d'officine, la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF) et l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (USPO), un réseau de sentinelles : cinquante binômes de médecins et de pharmaciens se sont choisis sur l'ensemble du territoire, y compris outremer, et peuvent être mobilisés sur différents sujets. Leur vocation première était d'intervenir sur celui du bon usage du médicament, mais ils doivent pouvoir être saisis également du sujet des ruptures de stock : dans les deux cas, il s'agit de bénéficier d'indispensables remontées de terrain.

Vous l'avez indiqué : il peut exister des tensions dans une région ou dans un département, mais non dans l'autre, pourtant voisin. Une vision territoriale est donc nécessaire, et je souhaite que nous développions d'importantes collaborations avec les agences régionales de santé pour qu'une veille ait lieu au niveau des territoires. L'outremer présente des caractéristiques spécifiques, en matière de circuits logistiques notamment ; elle doit donc faire l'objet d'un traitement spécifique. Nous devons également travailler en étroite collaboration avec l'assurance maladie. Derechef, nous n'agissons pas seuls - nous sommes d'ailleurs loin d'avoir la main sur tout.

Notre tâche consiste à examiner l'état des approvisionnements à chaque étape et à chaque maillon du cycle et de la chaîne du médicament, industriels, grossistes-répartiteurs, officines, pharmacies à usage intérieur (PUI). Nous demandons donc que les systèmes d'information nous donnent une vision territoriale, pour ce qui est du niveau des stocks dans les officines par exemple - des entités, notamment privées, recueillent déjà ce genre de données. Nous tâchons déjà de repérer d'éventuelles hétérogénéités dans la répartition des stocks entre régions, et je rappelle quel rôle indispensable jouent à cet égard les grossistes-répartiteurs, qui ont des obligations de service public et dont la mission est d'assurer l'approvisionnement le plus équitable et le plus homogène possible sur l'ensemble du territoire.

Les deux dimensions, nationale sous l'égide pleine et entière de l'ASNM, et territoriale, sur la base de collaborations, doivent par conséquent cohabiter, afin que les spécificités locales puissent être prises en compte - je pense aux typologies de patientèle, qui diffèrent selon les régions. Notre actuel contrat d'objectifs et de performance (COP) arrive à échéance, et cette dimension de territorialité est un enjeu majeur dans la perspective du prochain, qui couvrira les années 2024 à 2028.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci beaucoup, madame la directrice générale. Avez-vous des remarques complémentaires ?

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Je souhaite aborder trois points supplémentaires.

Premièrement - c'est une nouveauté : elle n'était pas encore disponible lorsque j'ai été auditionnée en février dernier -, nous avons créé une plateforme publique, data.ansm, qui fournit un historique exhaustif des données de l'Agence, et notamment de toutes les déclarations relatives aux ruptures de stock, à la pharmacovigilance et aux erreurs médicamenteuses, depuis 2014. Cette mise à disposition d'un historique des données tant quantitatives que qualitatives représente une avancée majeure, dont la valeur ajoutée est indéniable du point de vue de la bonne information du public.

Deuxièmement, nous sommes disposés à réaliser au bénéfice de la commission une démonstration du fonctionnement de la plateforme Trustmed, sur laquelle nous avons reçu près de 3 800 signalements l'année dernière : il est intéressant de se rendre compte comment concrètement les industriels alimentent la plateforme en informations.

Troisièmement, je souhaite conclure en évoquant de nouveau le sujet majeur du bon usage. Le médicament est précieux : le bon médicament doit être administré au bon patient, au bon moment, selon la bonne posologie et la bonne durée. Exemplairement, pour ce qui est des antibiotiques, nous savons que la France surconsomme largement par rapport à ses voisins européens. Le bon usage aurait permis de traverser l'hiver dernier, période de tension et de pénurie, de manière radicalement différente - et je ne parle même pas d'antibiorésistance. En la matière, la mobilisation ne peut passer que par l'indispensable triptyque médecin-pharmacien-patient : chacun a une part de la réponse, aux côtés des autorités publiques. Il y va d'une meilleure connaissance des médicaments, qui seule permet de s'écarter du réflexe du « tout-médicament ». C'est dans ce cadre que nous diffusons nos informations vers l'ensemble des publics concernés, patients et professionnels de santé, afin de repositionner le bon usage du médicament au coeur d'un engagement qui ne vise qu'à faciliter le parcours de soins du patient et le travail des médecins et des pharmaciens. L'objectif est qu'au moment où une décision est prise elle le soit toujours de la manière la plus éclairée possible.

Le médicament est par définition une réalité mouvante : il y a un cycle de vie du médicament, qui n'est jamais figé - nouvelles indications, nouveaux effets indésirables, évolution du rapport bénéfice-risque. Il est par conséquent nécessaire d'apporter à tous et en permanence l'information adéquate, afin que les professionnels de santé puissent exercer leur activité, et les patients bénéficier de produits de santé, dans un environnement éclairé et sécurisé.

À propos du respect des indications de l'autorisation de mise sur le marché et des recommandations des sociétés savantes, je fais souvent l'analogie avec le ski. On peut tomber, mais les pistes sont balisées : y rester diminue de beaucoup les risques ; faire du hors-piste, c'est ne pas savoir à quoi l'on s'expose. C'est exactement la même chose pour le bon usage du médicament. C'est vraiment en traitant de pair ces deux enjeux, souveraineté sanitaire et bon usage, que l'on garantira la couverture sécurisée des besoins.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez raison d'insister sur la notion de bon usage, voire de mésusage, puisque il n'y va pas seulement de la responsabilité des médecins : les patients s'automédiquent. Nos auditions ont néanmoins montré la nécessité d'éviter une mauvaise traduction de cet enjeu au niveau de la décision politique. La culpabilisation des professionnels n'est certes pas à l'ordre du jour - vous n'avez d'ailleurs pas tenu de tels propos, qui sont néanmoins à la mode.

Le risque est que, le moment venu, l'on prétende s'autoriser du bon usage pour imposer aux médecins des quotas, sur la base de comparaisons entre prescripteurs. Or l'acte médical n'est pas une course de chevaux et le médicament est non pas une marchandise, mais un bien universel - on a tendance à l'oublier -, tout comme la santé. Il est malheureusement plus facile de demander aux médecins de moins prescrire que de s'attaquer réellement aux difficultés qui touchent à la production de médicaments et aux industriels qui ne tiennent pas leurs engagements.

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Je partage pleinement vos propos. Notre intention n'est absolument pas de culpabiliser les médecins : notre mission, au quotidien, est d'assurer la sécurité des patients exposés aux produits de santé et d'aider et d'accompagner les professionnels de santé, ce qui veut dire les « outiller » en sorte qu'ils aient accès à toute l'information - celle-ci étant, je l'ai dit, perpétuellement évolutive - dont ils ont besoin.

Oui, le médicament est un bien universel, extrêmement précieux, que l'on saurait galvauder. D'où notre slogan : les médicaments ne sont pas des produits ordinaires, ne les prenons pas à la légère. Les médicaments sont une chance ; pour bien les utiliser, il faut que tout le monde soit bien informé. Telle est précisément notre mission ; et nous devons, à cet égard, gagner en visibilité, tout en nous attaquant - je vous rejoins complètement - aux questions de production et de respect des obligations, ce qui suppose de contrôler et de sanctionner.

Quand une autorisation de mise sur le marché est émise, il est de la responsabilité de l'industriel de mettre le médicament à disposition de telle façon que les besoins de la population cible qui a été définie soient couverts.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci beaucoup pour ces réponses complètes, qui nous ont permis d'affiner l'appréhension d'un certain nombre d'enjeux, et notamment l'enjeu territorial

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mmes Clélia Delpech, sous-directrice du financement du système de soins, et Charlotte Masia, cheffe du bureau des produits de santé, et Delphine Champetier, cheffe de service auprès du directeur, à la direction de la sécurité sociale du ministère de la santé et de la prévention

(jeudi 15 juin 2023)

Mme Mélanie Vogel, présidente. - Je vous prie d'excuser la présidente de notre commission d'enquête, retenue en séance.

Nous procédons à la dernière de nos auditions de la journée en entendant trois représentantes de la direction de la sécurité sociale (DSS) : Mmes Clélia Delpech, sous-directrice du financement du système de soins, Charlotte Masia, cheffe du bureau des produits de santé, et Delphine Champetier, cheffe de service auprès du directeur, que je remercie de s'être mobilisées pour nous répondre.

En matière de pénuries de médicaments, il nous a semblé incontournable de vous entendre sur les sujets de l'accès au soin des Français et de la régulation par le prix des médicaments, car ils sont directement liés aux équilibres financiers de la sécurité sociale.

Votre administration a une double mission : garantir l'accès aux soins de tous les Français, mais aussi limiter au maximum le coût pour la sécurité sociale de cet accès. Au cours de nos travaux, nous nous sommes souvent interrogés pour savoir si l'équilibre entre ces deux finalités, tel qu'il a été trouvé jusqu'à aujourd'hui, était le bon. Vous nous donnerez votre point de vue.

La DSS est notamment chargée de la préparation de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS). Or les dernières LFSS ont apporté des changements parfois subtils, parfois importants au système de fixation des prix de remboursement des médicaments, via la prise en compte des coûts réels ou des enjeux de souveraineté de l'approvisionnement notamment. Une mission, lancée par la Première ministre, doit aussi formuler des pistes d'évolution de la régulation du médicament : nous avons entendu deux de ses membres la semaine dernière. J'imagine que vous avez été associées à ces travaux.

Vous pourrez donc nous dire si ces évolutions traduisent un changement dans le regard porté sur le médicament : alors qu'il était jusqu'à présent perçu principalement comme un coût pour le système de santé, devant être régulé par l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), il est aujourd'hui redevenu un pilier de notre souveraineté sanitaire, dont l'approvisionnement doit être garanti presque à tout prix...

Vous pourrez également nous éclairer sur les enjeux respectifs des médicaments matures et des médicaments innovants, au regard de leur poids relatif dans la dépense de santé : constatez-vous de fait un glissement de la dépense vers les médicaments innovants, et cela traduit-il une nouvelle stratégie commerciale des laboratoires pharmaceutiques ? Je rappelle que le médicament qui coûte le plus cher à notre système de santé représente une dépense annuelle de plus de 1,5 milliard d'euros.

Je vais maintenant vous céder la parole pour un bref propos introductif. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Clélia Delpech, Charlotte Masia et Delphine Champetier prêtent serment.

Mme Delphine Champetier, cheffe de service auprès du directeur. - Comme vous m'y avez invitée, madame la présidente, je commencerai par quelques mots de présentation rapide des missions qu'exerce la direction de la sécurité sociale en lien avec la politique du médicament. Vous avez rappelé l'essentiel dans votre introduction. J'évoquerai ensuite le rôle du prix et présenterai notre vision de l'impact de celui-ci sur les questions de pénurie qui occupent votre commission d'enquête. Nous répondrons ensuite à vos questions.

La DSS remplit essentiellement trois rôles en lien avec la politique du médicament.

Tout d'abord, nous participons avec d'autres directions et d'autres acteurs à la négociation des prix des produits de santé au sein du Comité économique des produits de santé (CEPS). Chacun des acteurs qui y siègent a ses propres filtre et grille d'analyse. Les nôtres sont doubles. D'une part, nous nous demandons dans quelle mesure le prix permet un accès à l'innovation et aux traitements pour les patients. D'autre part, nous nous demandons dans quelle mesure il est soutenable sans remettre en cause la pérennité du financement de la sécurité sociale.

Notre deuxième mission consiste, avec d'autres directions du ministère, à concevoir et à proposer différents dispositifs visant à faciliter l'accès au marché des médicaments, et notamment des médicaments innovants.

Dans le cadre du dernier projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), nous avons ainsi travaillé sur l'accès au marché des médicaments et thérapies innovantes via les systèmes d'accès direct, précoce ou compassionnel. En tout état de cause, nous réfléchissons régulièrement à l'amélioration des conditions d'accès au marché.

Nous participons, troisièmement, à l'élaboration des objectifs de progression de la dépense d'assurance maladie dans le champ des produits de santé, mais aussi dans celui des dépenses hospitalière et de ville. Dans ce cadre, nous préparons la trajectoire de la dépense, mais nous réfléchissons aussi aux voies et moyens de tenir cette trajectoire. En effet, l'argent public étant une ressource rare, contrainte et non infinie, il faut l'affecter là où il a le plus d'impact, publiques étant contraintes, et non infinies, ce qui implique des mécanismes de régulation.

Il y a deux manières de faire de la régulation : soit on agit sur les tarifs soit on agit sur les volumes - à défaut de dépenser de l'argent public, on peut aussi décider de transférer des dépenses vers d'autres financeurs du système de soins, patients ou organismes complémentaires, mais alors on sort du champ strict de l'Ondam.

La France présente la particularité de consommer beaucoup de médicaments. Une partie des pénuries que nous subissons actuellement serait moins sévère si la consommation de certaines molécules était plus raisonnable. L'action sur les volumes est donc particulièrement importante. Elle doit s'exercer à la fois à l'égard des professionnels de santé qui prescrivent et dispensent qu'à l'égard des patients qui consomment.

Deuxième levier : l'action sur les prix. Ce mode de régulation se fonde sur un double équilibre : la régulation « micro », d'une part, s'exerce au travers des objectifs de baisse de prix fixés chaque année dans le PLFSS ; la régulation « macro », d'autre part, passe par un outil qui se déclenche a posteriori, la clause de sauvegarde : il s'agit de garantir que le niveau prévu de progression de la dépense n'est pas dépassé. La régulation par les prix marche sur ces deux jambes ; l'équilibre entre ces deux jambes a évolué ces dernières années.

Concernant le rôle du prix dans les pénuries, je vais redire des choses que vous avez probablement déjà entendues : le prix n'est pas du tout l'alpha et l'oméga de la résolution du problème des pénuries ; c'est un élément parmi d'autres d'une équation assez complexe. Certains pays, comme la Suisse, connaissent des difficultés d'accès à certaines molécules - sans doute parce que les volumes n'y sont pas suffisamment importants - alors même que les prix y sont bien plus élevés que chez nous, pour ce qui est notamment des médicaments matures. D'autres pays, comme les États-Unis, connaissent eux aussi des difficultés d'accès alors que ni les prix ni les volumes ne sont en cause. Le problème est donc plus général : il ne se résume pas au prix.

Il importe néanmoins que la politique de prix ne vienne pas aggraver les pénuries ; tel est d'ailleurs l'objectif fixé par le Gouvernement aux négociateurs du CEPS.

Si vous le souhaitez, nous pourrons revenir plus longuement sur les évolutions de la politique de prix, et notamment sur la distinction entre les prix des produits matures et ceux des produits innovants. En effet, l'élaboration d'un système plus juste et plus protecteur pour les produits matures représente un enjeu pour les années à venir.

Enfin, certains leviers ont été récemment mis en place dans le cadre de la politique de prix afin de lutter contre la pénurie de médicaments : un moratoire sur les diminutions de prix des médicaments génériques a été décidé afin de les protéger de baisses de prix supplémentaires ; l'article 28 de l'accord-cadre entre le CEPS et le Leem permet de solliciter des augmentations de prix dans certaines conditions ; enfin, l'article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022 vise à mieux prendre en compte la sécurité d'approvisionnement que garantit l'implantation des sites de production sur le territoire français. L'élaboration de la doctrine du CEPS a pris du temps, mais cet article peut désormais pleinement entrer en vigueur.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Ma première question concerne l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam). Nous n'avons pas de visibilité sur la dépense de médicaments concernant spécifiquement l'hôpital. Nous comprenons qu'il existe une enveloppe fermée, au sein de laquelle, selon une logique de vases communicants, l'importante baisse du prix des médicaments matures compense l'envolée assez pharaonique de ceux des produits dits innovants. Pourriez-vous nous communiquer des éléments sur la répartition entre hôpital et ville ?

Ma deuxième interrogation se réfère au rapport du Sénat intitulé Pilotage de la dépense de santé : redonner du sens à l'Ondam. Ce rapport propose de « retracer de manière consolidée les dépenses de produits de santé dans l'Ondam ». Que pensez-vous de cette proposition ? Que penseriez-vous d'une distinction, au sein de l'Ondam, entre la dépense de médicaments génériques et la dépense de princeps ?

Ma troisième question concerne la « mission Borne » sur la régulation du médicament. La DSS a-t-elle été auditionnée ? Est-elle associée, d'une façon ou d'une autre, à cette régulation ?

En quatrième lieu, comment défendez-vous votre position en matière de prix au sein du CEPS? Quels éléments précis de chiffrage et d'évaluation apportez-vous à la table des négociations devant les industriels ?

À ce propos, il était prévu que les hausses de prix se fassent en contrepartie d'engagements précis des industriels sur une sécurisation du marché français. Pouvez-vous nous donner des précisions sur ces engagements et une assurance quant à leur respect ? Dans un autre domaine - la relocalisation -, des fonds sont en effet versés aux industriels sans que ces versements s'assortissent d'une conditionnalité très ferme.

Ma cinquième question porte sur le critère « industriel » prévu dans la LFSS pour 2022. Faut-il, comme le souhaitent les industriels, permettre l'application de ce critère de l'article 65 de la LFSS pour 2022 aux produits matures, d'ores et déjà inscrits au remboursement ? De plus, pensez-vous que ce nouveau critère permettra de mieux valoriser les produits matures fabriqués sur le sol français ou européen, et ainsi d'encourager la pérennité des relocalisations ?

Enfin, j'ai plusieurs questions sur la clause de sauvegarde, évaluée à environ un milliard d'euros : êtes-vous en mesure d'estimer la part de la clause de sauvegarde générée par le chiffre d'affaires sur les médicaments essentiels définis dans la liste publiée le 14 juin 2023 par le ministère de la santé et de la prévention ? Cette liste de 450 médicaments, dont 50 sont dits « critiques », avait suscité beaucoup d'attentes. Disposez-vous d'une évaluation à ce sujet ?

Selon vous, serait-il pertinent d'intégrer à la clause de sauvegarde un critère prenant en compte la criticité industrielle, mais surtout la criticité thérapeutique, des médicaments ? En effet, si les négociations entre le CEPS et les industriels prennent en compte tous les éléments déterminants dans l'appréciation de la criticité de chaque médicament, y compris son apport thérapeutique, tel n'est pas le cas de la clause de sauvegarde, qui a fait l'objet de nombreuses critiques au fil de nos auditions. Elle ne permet aucune anticipation de la part des industriels ni aucune distinction selon la taille de l'entreprise, entre « Big Pharma » et les PME.

Mme Delphine Champetier. - Je répondrai d'abord concernant la visibilité de la dépense de médicaments entre ville et hôpital dans l'Ondam. Je vous ferai ensuite part de nos réflexions visant à constituer un sous-objectif relatif aux produits de santé au sein de l'Ondam.

La dépense de médicaments est retracée en plusieurs endroits dans le budget de l'assurance maladie. Nous disposons d'une vision fine pour ce qui est de la médecine de ville : les systèmes d'information de l'assurance maladie permettent des analyses très poussées. Du côté de l'hôpital, les dépenses se retrouvent à deux endroits dans les circuits de financement : d'une part, dans une liste dite « en sus » réservée aux molécules et dispositifs médicaux les plus innovants et les plus onéreux, afin qu'ils ne pèsent pas sur les budgets des établissements ; d'autre part, dans le financement accordé à l'activité des établissements - avec cet argent, les établissements passent des marchés pour acquérir des médicaments par le biais de centrales d'achat.

Sur ce second circuit, la vision dont nous disposons est moins fine, quoique les centrales comme UniHA nous permettent de connaître certains éléments. Cependant, nous ne disposons pas d'une vision comptable et consolidée de la dépense hospitalière au sein de l'Ondam.

À la suite de la remise du rapport du Haut conseil pour l'avenir de l'assurance maladie (HCAAM), nous avons réfléchi, avec les industriels notamment, à la constitution d'un objectif spécifique consacré aux produits de santé. Ces réflexions ne sont pas complètement abouties à ce jour. Un tel indicateur permettrait d'identifier clairement la dépense de produits de santé et d'en suivre la progression. Actuellement, des retraitements de données sont nécessaires, ce qui peut susciter des incompréhensions entre les acteurs.

Cependant, un tel dispositif présenterait un inconvénient. En effet, les dépenses hospitalières de la liste en sus seraient portées dans un autre ensemble qui manquerait de cohérence. En tout état de cause, les réflexions à ce sujet se poursuivent, mais il n'existe pas de consensus, à ce stade, quant à l'opportunité d'une telle norme.

Par ailleurs, nos contacts avec les personnalités qualifiées de la mission Borne sont très réguliers - nous les rencontrons par exemple demain matin. Il se trouve que cette mission a été installée dans un contexte où se pose de nouveau la question d'une bonne régulation de l'enveloppe « médicaments » des projets de loi de financement de la sécurité sociale - par où l'on rejoint vos questions sur la clause de sauvegarde. Le montant de la clause de sauvegarde est extrêmement élevé ; il s'élève, pour 2022, à plus d'un milliard d'euros. Par conséquent, il convient sans doute de réfléchir à des moyens de régulation plus prévisibles, plus efficaces pour les industriels et moins « irritants » que ce qu'est devenue la clause de sauvegarde.

À cet égard, nous attendons beaucoup des conclusions de la mission. L'objectif est qu'après expertise et analyse ses propositions puissent se « métaboliser » dans le prochain PLFSS. Dans un univers de ressources publiques contraintes, il faudra de toute façon que la mission propose des pistes qui ne soient pas incompatibles avec le taux de progression attendu de la dépense de produits de santé : nous n'aurons pas les moyens d'aller très au-delà.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Ma question portait certes sur votre association à la mission Borne, dont nous ne doutions pas, mais surtout sur les propositions précises et « disruptives » que vous défendez, pour reprendre l'expression utilisée par deux de ses membres devant notre commission.

La clause de sauvegarde a un intérêt : elle permet de faire entrer de l'argent dans les caisses publiques. Et son seuil de déclenchement prend en considération le chiffre d'affaires d'entreprises qui, pour certaines, font des bénéfices considérables. Quelle est donc la position de la DSS à ce sujet ?

Mme Delphine Champetier. - Nous réfléchissons évidemment à des pistes concernant l'évolution de la clause de sauvegarde ; la mission, de son côté, doit proposer des évolutions et des adaptations de la régulation actuellement en vigueur. Au moment de sa création, voilà quinze ans, la clause de sauvegarde n'avait pas du tout vocation à dégager un tel rendement. L'esprit de cette mesure était de sécuriser un taux de progression de la dépense de médicaments après activation du levier des négociations tarifaires et réalisation des objectifs de baisses de prix déterminés chaque année par le CEPS. Or ces objectifs se révèlent de plus en plus difficiles à tenir. En outre, le niveau d'ambition de la régulation « micro », c'est-à-dire à l'entrée des produits de santé sur le marché puis au long de leur cycle de vie, a diminué. Dans un environnement de progression contrainte de la dépense, la conclusion mathématique d'une telle tendance est que le système de régulation a posteriori qu'est la clause de sauvegarde prend quant à lui de l'ampleur, jusqu'à atteindre des montants élevés. Or le calcul de ces montants ne s'effectue que rétrospectivement, n'offrant qu'une visibilité réduite aux industriels.

Chaque année, nous proposons des évolutions plus ou moins importantes concernant la clause de sauvegarde. Ainsi, dans la LFSS pour 2023, une distinction a-t-elle été établie, assortie d'une clé de répartition, entre l'assiette relative au chiffre d'affaires et l'assiette relative à la progression du chiffre d'affaires. Par ailleurs, nous réfléchissons à des mesures qui permettraient de diminuer le poids de la clause de sauvegarde sur les produits matures.

À cet égard, nous attendons, dans les semaines qui viennent, les propositions des personnalités qualifiées de la mission Borne ; nous espérons qu'elles trouveront une traduction dans le prochain PLFSS. Pour cette raison, je ne peux répondre plus précisément à ce stade.

Mme Charlotte Masia, cheffe du bureau des produits de santé. - Je reviens tout d'abord sur votre première question. Nous pouvons vous transmettre un historique des chiffres dont nous disposons concernant la dépense de médicaments en ville, en rétrocession et sur la liste en sus - nous ne manquerons pas de le faire. En revanche, nous ne disposons pas de données fines sur les médicaments financés par le biais des tarifs hospitaliers.

Nous émettons par ailleurs, au sein du CEPS, des propositions tarifaires qui respectent les dispositions légales et réglementaires inscrites dans le code de la sécurité sociale, les règles de politique conventionnelle définies par les différents accords-cadres ainsi que les lettres d'orientation ministérielle.

Lors de l'analyse de chaque dossier, nous examinons les données économiques présentées par l'industriel, l'état du marché existant, c'est-à-dire le coût et le volume des alternatives, mais aussi les prévisions de volume du médicament négocié. Nous tenons évidemment compte de l'impact budgétaire de chaque négociation, puisque toute nouvelle convention s'inscrit dans le cadre de l'Ondam : nous veillons au niveau de prix accordé à l'entrée sur le marché.

Le dernier accord-cadre conduit à accorder beaucoup de bénéfices conventionnels aux industriels - c'est normal : tel est l'objet d'une politique conventionnelle. L'équilibre entre la régulation relative aux produits matures et celle qui a trait aux produits innovants pose néanmoins question au regard des prix publics octroyés. Ainsi, le prix revendiqué du traitement le plus coûteux dépasse cette année trois millions d'euros, contre 600 000 euros en 2018. On peut s'interroger sur le fait que cette politique conventionnelle permet parfois d'accorder à l'industriel le bénéfice d'une fixation du tarif public à hauteur du prix qu'il revendique. Nous en tenons compte dans les négociations de prix, en cherchant à limiter au maximum ces déséquilibres.

Vous posiez également la question des contreparties sollicitées en cas de recours à l'article 28 de l'accord-cadre. Il est expressément prévu que le bénéfice des dispositions prévues à cet article, c'est-à-dire la hausse de prix consentie, « s'accompagne d'un engagement de l'entreprise à approvisionner le marché français. À défaut, s'il est démontré que la responsabilité de l'entreprise est en cause dans la rupture d'approvisionnement, le Comité peut aligner le prix facial hors taxe du médicament sur le prix net ». Pareille sanction financière est assez dissuasive pour l'industriel. Une contrepartie est donc attendue - c'est heureux - en matière d'approvisionnement du marché français. Reste que la question d'un éventuel durcissement de cet engagement pourrait se poser.

Les industriels sollicitent de plus en plus l'application de l'article 28. Au cours du dernier trimestre, près de trente demandes ont été émises, contre cinq les trimestres précédents : la demande augmente. Le CEPS est très attentif à la pertinence des demandes qui sont formulées par les industriels : il ne les satisfait que lorsque sont observées des hausses de coûts qui mettent en péril le maintien sur le marché d'un médicament dont la criticité thérapeutique est avérée et dont la disparition entraînerait la non-couverture d'un besoin important. Néanmoins, un effet d'aubaine majeur est constaté ces derniers mois : certaines demandes ne correspondent pas à l'esprit de l'article 28 ; elles sont d'ailleurs rejetées par le CEPS. Quelque 40 % des dossiers déposés se révèlent éligibles à une hausse de prix, au regard des documents produits et des justifications exposées.

Mme Delphine Champetier. - Je reviens sur votre question relative à l'application de la clause de sauvegarde à la liste des médicaments essentiels. Nous n'avons pas encore étudié ce point ; nous vous transmettrons notre réponse après examen.

Mme Charlotte Masia. - Il est assez difficile d'estimer la part de la contribution liée à une molécule en particulier, puisque la clause de sauvegarde s'entend par laboratoire et, plus précisément, par chiffre d'affaires de laboratoire. Nous avons donc cherché à « qualifier » un laboratoire en tant que « génériqueur » en fonction de la part de médicaments génériques dans son chiffre d'affaires. Selon cette approximation, la contribution de la clause de sauvegarde se répartit à 80 % sur les laboratoires non génériqueurs et à 20 % sur les laboratoires exploitant une part importante de médicaments génériques.

Mme Mélanie Vogel, présidente. - Je souhaiterais pour ma part poser trois questions.

Tout d'abord, je reviens sur vos propos relatifs à l'effet d'aubaine. J'en déduis que l'augmentation de prix n'est pas accordée dans 60 % des cas. Ces refus ont-ils un impact sur la disponibilité des médicaments ?

Par ailleurs, partagez-vous l'idée qu'une meilleure coordination des systèmes de sécurité sociale au niveau européen serait l'une des clés d'une meilleure maîtrise des prix ?

Ma dernière question est liée aux droits de propriété intellectuelle. Certains brevets sont accordés à des médicaments largement financés par la recherche publique. La structure des brevets accordés est-elle prise en compte dans le cadre des réflexions destinées à améliorer la situation en matière de prix des médicaments ? Par exemple, un droit de propriété plus faible est-il envisageable lorsque 50 % des investissements nécessaires à la création d'un médicament proviennent de la recherche publique ?

Mme Charlotte Masia. - Nous n'avons pas encore de retour sur les conséquences des refus opposés aux dossiers déposés dans le cadre de l'article 28. Lorsque cette analyse sera faite, nous vous la transmettrons.

Mme Delphine Champetier. - En réponse à votre deuxième question, il conviendrait en effet de construire une politique européenne en la matière. Les volumes concernés seraient plus importants et le poids des payeurs s'en trouverait accru dans les négociations. Par ailleurs, une telle politique permettrait de se prémunir contre les effets de concurrence entre pays. La DSS n'intervient pas sur ces sujets, mais ils font partie des objectifs du Gouvernement.

Concernant votre troisième question, la détermination du prix répond à plusieurs règles très codifiées et sédimentées. L'amélioration du service médical rendu constitue notre boussole. En outre, nous ne disposons pas d'une vision d'ensemble de l'accompagnement de l'entreprise par des crédits publics, tant en amont qu'en aval. En effet, les divers dispositifs d'aide aux entreprises ne rétroagissent pas sur le prix. Certaines dispositions des précédents projets de loi de financement de la sécurité sociale visent à améliorer la vision de cette réalité économique des entreprises. Il existe sans doute des progrès à réaliser en ce domaine.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci pour ces éléments. Cependant, les questions précises de notre commission d'enquête appellent des réponses très précises. La DSS est partie prenante aux décisions du CEPS. Par conséquent, vous avez bien dû porter et faire valoir certaines propositions, même si vous attendez les conclusions de la mission Borne.

Par ailleurs, vous ne semblez pas avoir répondu sur deux points.

Premièrement, que pensez-vous précisément du critère industriel ? L'évaluation précise des coûts de production paraît une idée de bon sens. Cependant, certaines auditions ont attiré notre attention sur les risques de gonflement de ces coûts par les industriels ; l'intégration d'un tel critère dans la fixation du prix appellerait un contrôle.

Deuxièmement, si la clause de sauvegarde n'a pas été conçue à cette fin, serait-il envisageable d'en faire évoluer les modalités de déclenchement afin que soit pris en compte le service médical rendu, c'est-à-dire les bénéfices de santé publique attendus de chaque médicament ?

Mme Delphine Champetier. - La participation de la DSS au CEPS prend la forme de discussions très régulières sur un ensemble de dossiers. Il est difficile de lister ici les positions que nous défendons et de citer les produits. Néanmoins, s'il faut compléter notre réponse, nous le ferons sans difficulté.

Je mentionnerai une proposition émise dans le cadre d'un précédent PLFSS : nous avions alors proposé de lier la négociation sur l'admission au remboursement d'un médicament à la sécurisation de l'approvisionnement concernant les produits matures du portefeuille de l'industriel concerné. À la faveur de diverses discussions et concertations, cette contrepartie n'a pas été retenue.

À ce stade de l'année, nos propositions pour le prochain PLFSS ne sont pas finalisées. D'une part, nous attendons les conclusions de la mission Borne. D'autre part, nous ne disposons pour le moment d'aucune instruction politique.

L'idée d'un critère industriel est parfaitement compréhensible : il s'agit d'assurer une forme de sécurité d'approvisionnement grâce à une localisation des entreprises sur le territoire. Ce critère a de la valeur. Cependant, nous n'avons pas encore élaboré notre doctrine quant aux modalités d'application de cette disposition et au niveau de rémunération qui est susceptible d'être accordé dans ce cadre. Nous prendrons position en examinant les dossiers qui nous parviendront.

L'intégration d'un critère supplémentaire - le service thérapeutique rendu - dans la clause de sauvegarde fait partie des réflexions à mener. La DSS est très attachée à la clause de sauvegarde. Cet outil très efficace nous permet d'atteindre l'un de nos objectifs : le respect des objectifs de dépense de produits de santé.

Toute proposition d'évolution de cet outil doit trouver l'équilibre entre visibilité pour les acteurs économiques et niveau de complexité. Nous devrons jouer sur ces leviers dans les prochains mois en cas d'évolution de la clause de sauvegarde.

Mme Charlotte Masia. - Les médicaments caractérisés par l'importance de leur niveau d'amélioration du service médical rendu sont déjà largement valorisés par le prix qui leur est accordé. Un allègement de leur participation poserait question alors qu'ils sont déjà majoritairement responsables du dépassement de la clause. L'ajout d'un critère serait intéressant, mais celui-ci n'est pas nécessairement le plus pertinent. Il conviendrait d'en mesurer l'impact.

Pour revenir sur le critère industriel, l'article 65 répond aux mêmes objectifs que l'article 28 : sécuriser l'approvisionnement par des investissements permettant de relocaliser une partie de la production en France ou en Europe. Ces critères sont intéressants. En revanche, il convient d'être attentif à ce que le changement opéré par l'industriel vienne réellement pallier une fragilité constatée sur la chaîne d'approvisionnement. À défaut, l'application de ces critères ne se justifie pas. Au sein du CEPS, les compétences pour en juger dépendent plutôt de la direction générale des entreprises.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Les délocalisations effectuées il y a vingt ou trente ans étaient destinées à tirer profit de critères environnementaux et sociaux moins exigeants. Ces considérations doivent être prises en compte en cas de relocalisation. Le critère industriel peut-il intégrer ces préoccupations ?

Mme Delphine Champetier. - Ces sujets relèvent moins de notre compétence directe que de celle de la direction générale des entreprises. Toutefois, le Gouvernement semble envisager d'intégrer certains critères de type RSE.

Mme Mélanie Vogel, présidente. - Merci beaucoup. Je vous invite à nous communiquer par écrit des réponses plus détaillées. Notre commission d'enquête a besoin des éléments les plus précis dont vous disposez pour pouvoir finaliser ses travaux comme il se doit.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

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