C. DES LIENS AVEC LA CHINE QUI PERSISTENT MALGRÉ LA VOLONTÉ DE PRÉSENTER TIKTOK COMME UNE ENTREPRISE NON CHINOISE

Face aux allégations concernant les liens persistants de TikTok avec la Chine, une double ligne de défense est suivie par les représentants de l'entreprise.

D'une part, ceux-ci affirment que la maison mère de TikTok, ByteDance, est une entreprise internationale, immatriculée aux îles Caïmans et dont le capital est pour l'essentiel détenu par de grands investisseurs institutionnels, dont plusieurs sont Américains. En caricaturant, ByteDance serait une entreprise américaine et non une entreprise chinoise, et TikTok, elle-même relativement autonome par rapport à ByteDance selon ses représentants, serait donc une entreprise totalement internationale et nullement chinoise. Ainsi, devant le Congrès américain, le PDG de TikTok a insisté sur cet actionnariat international et sur le caractère international, et non chinois, de sa société.

D'autre part, les représentants de TikTok et de ByteDance soutiennent que la branche chinoise de ByteDance, qui perdure malgré un changement de nom (cf. ci-dessous, comment les filiales de ByteDance en Chine ont été rebaptisées Douyin) est totalement séparée des autres branches de l'entreprise, et que par conséquent ni données, ni contrôle, ni influence ne peuvent circuler « transversalement » entre cette branche chinoise et les autres entités de ByteDance partout ailleurs dans le monde.

Ainsi, selon les représentants de TikTok : au sommet se trouve ByteDance Ltd, immatriculée aux îles Caïmans, sous laquelle plusieurs chaînes complètement séparées les unes des autres « descendent » jusqu'aux entités nationales. L'une de ses chaînes passe par TikTok Ltd (également immatriculée aux îles Caïmans) et se ramifie notamment en TikTok US et TikTok UK, dont TikTok SAS en France est une filiale à 100%. Une autre chaîne, présentée comme séparée de la précédente, passe par Douyin group Ltd (HK) puis les diverses entités de Douyin en Chine. Ainsi, comme l'a défendu M. Éric Garandeau lors de son audition devant la commission : « la chaine capitalistique et juridique qui descend de ByteDance à TikTok doit permettre de faire en sorte qu'il n'y ait pas de pressions qui soient exercées à l'encontre de la plateforme TikTok ».

L'organigramme public de ByteDance, ou comment l'entreprise souhaite que l'on se représente sa structure

Cette partie du rapport entend démontrer que cette présentation de la structure de l'entreprise comme assurant l'étanchéité des activités internationales de TikTok par rapport aux activités en Chine ne résiste pas à l'examen.

1. Des liens avec la Chine par le biais des dirigeants de l'entreprise
a) En France : une SASU dont la présidente est Mme Zhao Tian, cadre dirigeante de ByteDance qui n'apparaît pas sur l'organigramme fourni par TikTok

L'entité française de TikTok est une société par actions simplifiée à actionnaire unique (SASU), détenue à 100% par TikTok UK. En examinant les documents relatifs à cette entreprise déposés au greffe du tribunal judiciaire de Paris, le rapporteur a été surpris de constater que la présidente de cette société est Mme Zhao Tian, née en Chine, ayant acquis la nationalité canadienne et qui résiderait actuellement à Singapour. En effet, interrogés oralement puis à l'écrit sur l'organigramme de la société TikTok SAS, les représentants de l'entreprise n'ont pas fait la moindre allusion à cette personne, ni aux fonctions qu'elle exerce dans l'entreprise.

Pourtant, Mme Zhao Tian est non seulement présidente de TikTok SAS (la branche française) mais également présidente de TikTok UK, et membre du « board » de TikTok en Australie. Elle a en outre occupé des hautes fonctions eu sein du groupe ByteDance, ayant été vice-présidente de Toutiao, proche de M. Zhang Yiming, le fondateur de l'entreprise (cf. ci-dessous). Les responsables de TikTok SAS, interrogés expressément sur cette personne, ont par ailleurs indiqué qu'elle dirigerait l'équipe « Global Ethics » (éthique globale) de TikTok et serait basée à Singapour. Sur LinkedIn, Mme Zhao Tian dispose d'un profil très discret et communique rarement. On peut néanmoins y constater qu'elle a fait des études à l'académie diplomatique de Pékin.

Lors de leur audition, les responsables de TikTok France ont indiqué que Mme Zhao Tian n'avait « aucune responsabilité opérationnelle » au sein de TikTok SAS et expliqué sa nomination à la tête de la société par la pratique qui consiste, pour un groupe en pleine croissance au niveau mondial et qui en conséquence multiplie les filiales, à nommer la même personne à la tête d'un grand nombre de ces filiales. M. Garandeau et Mme Masure ont aussi indiqué n'avoir jamais rencontré Mme Zhao Tian. Interrogés sur les pouvoirs de Mme Zhao Tian en tant que présidente de TikTok SAS, les deux responsables ont systématiquement répondu au sujet de son absence de rôle opérationnel, éludant ainsi la question de ses prérogatives juridiques. En tant que présidente de la SAS, Mme Zhao Tian a pourtant tout pouvoir pour prendre les décisions relatives à la société dans son ensemble, comme la signature des contrats conclus avec la société, sa représentation vis-à-vis des tiers, la prise des actes engageant le patrimoine de la société, la détermination de la politique d'investissement ou encore sa stratégie financière.

Dans ce contexte, le fait que Mme Zhao Tian soit présidente de TikTok SAS a une importance qui ne relève pas de l'opérationnel au sein de l'entreprise mais bien du contrôle potentiel exercé sur son action par le pouvoir chinois : pendant toute sa période d'activité en Chine, notamment au sein de Toutiao, elle était en effet soumise à l'autorité de celui-ci, à la fois de fait et de droit. Le cas échéant, elle devait donc obtempérer à toute demande en provenance de cette autorité, qu'elle implique ou non des entités de ByteDance ainsi que des employés ou des utilisateurs de l'application situés en Chine ou de nationalité chinoise. Ce contrôle continue probablement à s'exercer quand bien même Mme Tian a acquis la nationalité canadienne.

Cette soumission des dirigeants du numérique chinois aux autorités est d'ailleurs démontrée par les faits : plusieurs d'entre eux, dont M. Zhang Yiming lui-même, fondateur de ByteDance, ont eu à subir des pressions très fortes, les forçant à publier leur autocritique voire, pour certains, à renoncer à tout ou partie de leurs fonctions (cf. ci-dessous).

Deux motivations peuvent alors être à l'oeuvre pour les autorités chinoises. D'une part, l'entreprise concernée peut sembler être une menace pour l'ordre social en Chine lorsqu'elle ne se conforme pas suffisamment aux souhaits des autorités, par exemple lorsqu'elle permet ou encourage l'expression d'opinions qui ne vont pas dans un sens favorable pour ces autorités et ses dirigeants : ainsi de Toutiao lorsqu'elle fut interdite temporairement en 2018, obligeant M. Zhang Yiming à faire son autocritique. D'autre part, comme déjà indiqué, le secteur du numérique est au centre d'une stratégie très élaborée et d'une grande cohérence de la part des autorités chinoises, déclinée en de multiples aspects, visant à en faire un instrument de pouvoir et d'influence au niveau international : or cette stratégie implique notamment un contrôle sur les dirigeants des entreprises du numérique (comme, par exemple, le PDG d'Alibaba, M. Jack Ma l'a appris à ses dépens).

Après l'audition de M. Garandeau, celui-ci a fait savoir aux membres de la commission d'enquête qu'un nouveau président, européen, allait remplacer Mme Zhao Tian à la tête de TikTok France, en raison des inquiétudes manifestées lors de son audition.

b) M. Zhang Yiming, fondateur de ByteDance et « bénéficiaire effectif » de TikTok France

Liée ainsi étroitement sur le plan juridique à une ressortissante chinoise, la société l'est également sur le plan capitalistique. En effet, dans ses statuts déposés au greffe du Tribunal de grande instance, il est indiqué que M. Zhang Yiming, fondateur de ByteDance, est bénéficiaire effectif de la société.

La notion de « bénéficiaire effectif » a été introduite dans le code monétaire et financier par la loi Sapin II du 9 décembre 2016, qui oblige les créateurs d'entreprise à fournir un document relatif à ce bénéficiaire effectif lors des formalités de création ou de modification d'entreprise. Le bénéficiaire effectif est défini par l'article R561-1 du code monétaire et financier comme la personne physique associée (SAS, SARL, etc.) ou l'actionnaire (SA) qui remplit une des conditions suivantes :

- elle détient, directement ou indirectement, plus de 25 % des droits de vote ou du capital de la société ;

- elle dispose d'un pouvoir de contrôle sur celle-ci par tout autre moyen (par exemple, elle peut nommer ou révoquer la majorité des membres des organes de direction).

En l'occurrence, le document du greffe indique que M. Zhang Yiming détient indirectement 26 % de la TikTok SAS. Ainsi qu'il a été indiqué au rapporteur par les responsables de TikTok France, cette société est détenue à 100 % par la filiale TikTok UK. Selon l'organigramme officiel de ByteDance, TikTok UK est elle-même détenue à 100 % par TikTok Ltd, à son tour détenue à 100 % par ByteDance Ltd (îles Caïmans). Comme l'ont confirmé les représentants de TikTok France, le contrôle de 26 % du capital de TikTok SAS par M. Zhang Yiming résulte ainsi des parts qu'il détient dans la maison mère, ByteDance Ltd, immatriculée aux îles Caïmans.

Ainsi, le fondateur de ByteDance est-il considéré par la loi française comme le bénéficiaire effectif de TikTok France.

c) Le rappel à l'ordre du fondateur de TikTok, son autocritique et son remplacement à la tête de l'entreprise

L'histoire personnelle de M. Zhang Yiming montre qu'il a dû se conformer étroitement au contrôle des autorités chinoises.

En 2009, M. Zhang Yiming, après un passage chez Microsoft, rejoignit la startup Fanfou, un clone de Twitter. L'application fut brutalement interdite pendant les émeutes d'Urumqi dans le Xinjiang en raison de messages ayant déplu au Gouvernement ; elle ne réapparut qu'un an plus tard. M. Zhang Yiming fut ainsi confronté une première fois à la rigueur des autorités.

En 2012, M. Zhang Yiming fonda ByteDance, la future maison mère de TikTok, avec son ancien camarade d'université M. Liang Rubo. ByteDance créa plusieurs applications, dont Toutiao (ou « Today's headlines »), un agrégateur de nouvelles qui connut rapidement un grand succès (et dont Mme Zhao Tian, la présidente de TikTok France, fut vice-présidente). ByteDance créa ensuite Douyin en 2016, un clone de Musical.ly, puis TikTok, version mondiale de Douyin, avant de racheter le concurrent Musical.ly et de le fusionner avec TikTok en août 2018.

Dès 2014, ByteDance eut à souffrir de la pression exercée par les autorités chinoises, qui lancèrent une enquête à l'encontre de Toutiao, accusée de promouvoir du contenu « vulgaire » et d'enfreindre les droits d'auteur. Cependant, l'entreprise semble avoir été protégée pour un temps grâce aux liens entretenus par ses fondateurs avec M. Lu Wei, directeur de l'administration du Cyberspace de Chine de 2013 à 2016, membre du Comité central du PCC et directeur adjoint du département de la propagande jusqu'en 2017, avant d'être arrêté, expulsé du Parti communiste chinois puis condamné à 14 ans de prison en 2019. Toutefois, les pressions continuèrent à s'exercer, M. Zhang Yiming ayant estimé et exprimé publiquement que Toutiao devait être considéré davantage comme un simple hébergeur, à l'image des plateformes américaines, que comme éditeur, c'est-à-dire soumis à une certaine responsabilité sociale33(*).

En 2018, Toutiao fut interdite trois semaines, peut-être en raison de sa popularité qui en faisait de fait une concurrente pour les médias officiels. Les autorités ont en outre affirmé qu'elle « violait la morale sociale ».

Quelques jours après cette interdiction, M. Zhang Yiming faisait une longue autocritique sur son compte WeChat, dans laquelle il déclarait notamment que « Notre produit a pris une mauvaise direction et le contenu publié n'était pas conforme aux valeurs fondamentales du socialisme ». Il déclare également « J'exprime mes plus sincères excuses aux autorités à nos usagers et à mes collègues. Depuis que j'ai reçu hier la note des autorités de régulation, je suis plein de remords et de culpabilité, qui m'ont empêché de dormir (...) Nous n'avons pas été assez attentifs et n'avons pas assez mis l'accent sur la responsabilité sociale de l'entreprise dans la promotion d'une énergie positive, et la compréhension des principes corrects qui doivent guider l'opinion publique. En tant que Start-Up en développement rapide dans le sillage du 18ème congrès national du parti communiste chinois, nous sommes pleinement conscients que ce développement a été permis par cette ère glorieuse (...) j'exprime ma gratitude pour cette occasion historique de réformes économiques et d'ouverture et ma gratitude envers ce gouvernement qui a permis le développement de l'industrie technologique ». Il s'engage ensuite à renforcer le travail de construction du parti au sein de l'entreprise ainsi que l'éducation de l'équipe aux «valeurs de base du socialisme ». Il indique également qu'il faut « approfondir la coopération avec les médias officiels, augmenter la diffusion des contenus officiels et s'assurer que la voix des média officiel soit relayée avec force, renforcer le système de responsabilité de la rédaction en chef, corriger entièrement les déficiences dans le contrôle des algorithmes et des ordinateurs, renforcer les opérations et les contrôles humain ».

En novembre 2021, M. Zhang Yiming abandonne finalement son siège de PDG de ByteDance au profit de son ami M. Liang Rubo - au moment, où, parallèlement, M. Jack Ma, qui a démissionné de ses fonctions de PDG d'Alibaba et a disparu pendant plusieurs mois après avoir critiqué les autorités, quitte toute responsabilité dans les affaires en Chine. Zhang Yiming garde néanmoins des responsabilités et des parts dans l'entreprise. Lors de son audition, M. Éric Garandeau, directeur des relations publiques de TikTok France, a expliqué que M. Zhang Yiming avait envoyé une lettre à tous les employés de ByteDance pour expliquer qu'il n'occuperait plus de fonctions exécutives au sein du groupe, désirant « prendre de la hauteur » et « se consacrer à la réflexion stratégique ».

Ainsi, le bénéficiaire effectif de TikTok France, M. Zhang Yiming, a-t-il dû publiquement manifester sa pleine et entière obéissance aux autorités chinoises. Toutefois, plus que son rôle de bénéficiaire effectif de la société française, c'est son rôle actuel dans la maison mère ByteDance Ltd qui pose question.

Soumis de fait au contrôle des autorités chinoises, M. Zhang Yiming l'est aussi de droit, même lorsqu'il ne se trouve pas en Chine. En effet, outre le contrôle ordinaire exercé sur les citoyens chinois et décrit dans la partie précédente, le droit chinois tend de plus en plus à l'extraterritorialité. En 2019, à l'issue de la deuxième session de la commission pour la gouvernance globale fondée sur le droit du PCC, ce dernier affirmait son ambition d'établir un système juridique d'application extraterritoriale (« [le pays] devrait s'efforcer d'accélérer la construction d'un système juridique d'application extraterritoriale de notre droit national »). Depuis, cette ambition a été réaffirmée à plusieurs reprises, notamment en 2022, lors d'une conférence sur « les réalisations de la Chine en matière de promotion de l'État de droit dans la nouvelle ère », organisée par le comité central du PCC. (cf. en annexe la note du service de droit comparé du Sénat sur l'extraterritorialité du droit chinois).

2. La volonté de faire apparaître la maison-mère de TikTok, ByteDance, comme une entreprise internationale et non chinoise
a) Une domiciliation de la maison mère ByteDance aux îles Caïmans qui permet de maintenir l'opacité et qui ménage la possibilité d'un contrôle par les fondateurs chinois

Soucieux de minimiser le contrôle exercé par les fondateurs de l'entreprise, les dirigeants de TikTok, notamment le PDG M. Shou Zi Chew, insistent régulièrement sur le fait que TikTok est ultimement détenue par la société ByteDance Ltd, immatriculée aux îles Caïmans et dont le capital est détenu par de grands investisseurs institutionnels majoritairement américains. La stratégie sous-jacente est de présenter TikTok comme une société essentiellement internationale, voire américaine, et non chinoise.

Ainsi, interrogé sur ce point, M. Éric Garandeau a corroboré les informations publiquement accessibles sur les membres du Conseil d'administration de ByteDance Ltd. Il s'agit :

- des représentants de trois fonds institutionnels américains :

- M. William Ford, représentant de General Atlantic ;

- M. Arthur Dantchik, représentant de Susquehanna International Group ;

- M. Philippe Laffont, représentant du fonds Coatue Management,

- de M. Neil Shen, représentant du fonds d'investissement chinois Sequoia China ;

- de M. Rubo Liang, PDG de ByteDance Ltd et successeur de son ami M. Zhang Yiming à la tête de l'entreprise.

M. Garandeau a ainsi affirmé lors de son audition que « c'est là qu'est le pouvoir de ByteDance, qui (...) descend jusqu'en bas, jusqu'à TikTok SAS ».

Mettre en avant une transparence exemplaire tout en établissant son siège aux îles Caïmans, paradis des sociétés écrans, relève de l'oxymore

Or, d'une part, les îles Caïmans sont classées deuxième au classement 2021 des paradis fiscaux du réseau international pour la justice. Les îles Caïmans abritent ainsi de nombreuses sociétés offshore en tant que sociétés écrans, non seulement parce que cela permet de bénéficier de conditions fiscales avantageuses, mais aussi et surtout par ce que cela garantit anonymat et opacité. Ainsi, même s'il n'y a là rien de spécifique à TikTok, on peut observer que mettre en avant une transparence exemplaire comme s'y plaisent les représentants de ByteDance, tout en établissant son siège dans le paradis des sociétés écrans (et son siège américain dans le Delaware) relève du paradoxe.

Surtout, il est très probable que comme la plupart des entreprises du secteur du numérique créées en Chine, ByteDance ait un statut de VIE (variable interest entity). Ce statut permet en effet à ces géants du numérique d'accueillir des investissements étrangers tout en garantissant le contrôle des autorités chinoises, qui craignent toujours que ces investisseurs, notamment américains, n'acquièrent un contrôle sur des actifs immatériels chinois. Ce statut permettrait ainsi aux fondateurs, en l'occurrence M. Zhang Yiming et M. Liang Rubo, de contrôler la société malgré le caractère minoritaire de la participation qu'ils détiennent au sein du capital de celle-ci. Or, comme il a été rappelé ci-dessus, non seulement M. Zhang Yiming a fait son autocritique et réaffirmé son intention d'oeuvrer en faveur des autorités chinoises, mais il est également soumis à l'extraterritorialité du droit chinois déjà décrit à propos de Mme Zhao Tian. Il en va de même de M. Liang Rubo, le PDG.

Il faut également souligner que M. Neil Shen, membre du Conseil d'administration de ByteDance Ltd en sa qualité de représentant du fonds d'investissement Sequoïa, fut membre du 13ème comité national de la conférence consultative politique du peuple chinois, un forum qui mêle des officiels du parti et des membres des élites. Il est également vice-président du comité des fonds de capital-risque de l'association de gestion d'actifs de Chine, et directeur du forum d'entrepreneurs « Yabuli China », qui relève de la Fédération chinoise de l'industrie et du commerce.

Ainsi, les liens avec la Chine sont loin d'être coupés au sommet de ByteDance, la maison-mère de TikTok.

b) D'autres mesures prises pour faire apparaître ByteDance comme une entreprise essentiellement internationale

Sans doute en raison de la pression américaine contre l'entreprise, TikTok a nommé une succession de trois PDG extérieurs à la Chine : M. Kevin Mayer, un ancien de Disney, est ainsi devenu PDG en mai 2020 pour 4 mois, puis Mme Vanessa Pappas a fait l'intérim jusqu'à la nomination du singapourien M. Shou Zi Chew. Par ailleurs, l'entreprise se présente comme davantage singapourienne que chinoise, compte-tenu de la nationalité du PDG actuel et de la présence à Singapour des fondateurs M. Zhang Yiming et M. Liang Rubo. Lors de son audition par la commission, M. Éric Garandeau a ainsi souligné que M. Liang Rubo était basé à Singapour.

3. Une séparation fictive entre TikTok et Douyin

Le deuxième axe de la stratégie de TikTok pour se distancer de la Chine, après la présentation de ByteDance comme une entreprise internationale, est de nier tout lien entre TikTok et la branche chinoise de ByteDance. De nombreux éléments montrent au contraire que ces liens restent nombreux.

a) Un changement de nom pour afficher une séparation entre TikTok et Douyin

Avant 2022, il était évident aux yeux de tous les observateurs, et affirmé par les responsables de ByteDance eux-mêmes, que ByteDance Ltd était une entreprise immatriculée aux îles Caïmans mais ayant son siège en Chine, donc essentiellement chinoise. Les multiples filiales de l'entreprise en Chine concentraient ainsi manifestement les actifs les plus précieux de l'entreprise.

Toutefois, en mai 2022 est intervenu un changement important au sein des entreprises du groupe ByteDance : toutes les entités localisées en Chine ont abandonné le nom « ByteDance » pour adopter des noms incluant le terme « Douyin » (le nom de l'application-soeur de TikTok en Chine). Dans une lettre au congrès américain du 30 juin 2022, le PDG de TikTok, M. Shou Zi Chew, a justifié ce changement de nom par la nécessité « d'assurer une meilleure cohérence entre le nom et l'activité de ces entités au sein d'un groupe mondial qui en comporte de nombreuses ». Ce changement de nom des entités localisées en Chine appuie dorénavant le discours des dirigeants de TikTok, qui consiste à mettre en avant une séparation totale des entités de ByteDance en Chine avec les entités du groupe dans le reste du monde, dont TikTok.

Ainsi, lors de son audition par la commission d'enquête, M. Éric Garandeau a déclaré : « en matière d'organisation juridique du groupe, il y a bien une séparation totale entre TikTok et d'autres entités opérant en Chine ». De même, dans les réponses au questionnaire envoyé par la commission d'enquête, les représentants de TikTok ont indiqué que « TikTok n'est pas disponible en Chine continentale, tandis que Douyin n'est pas disponible en dehors de la Chine continentale. Aucune donnée personnelle n'est partagée entre ces deux entités ». Ainsi, les évolutions intervenues récemment en Chine et décrites ci-dessus n'auraient pas d'effet sur TikTok.

Ce raisonnement opère en réalité un glissement sémantique, rendu justement possible par le fait que les entités de ByteDance en Chine ont été rebaptisées Douyin en 2022 : il consiste à dire que, les applications TikTok et Douyin étant séparées (puisque l'application TikTok est interdite en Chine et que l'application Douyin n'existe au contraire qu'en Chine), les entreprises TikTok et Douyin sont également totalement séparées.

Il convient au préalable de relever que si les applications TikTok et Douyin sont effectivement séparées, cette séparation existe pour des raisons qui, en soi, sont regrettables. TikTok, comme les autres grandes plateformes numériques (Facebook, YouTube, Google...) est interdite en Chine car les autorités ne souhaitent pas que la population chinoise ait accès à de l'information libre, et, inversement, Douyin est un média qui n'existe qu'en Chine et qui est totalement censuré par les autorités chinoises. Ce rappel est néanmoins important car il faut observer que les représentants de TikTok, à la différence de ceux des autres plateformes elles aussi interdites en Chine, ne critiquent jamais cet état de fait, ce qu'ils ne manqueraient pas de faire si leur entreprise était réellement totalement indépendante du pouvoir chinois comme ils l'affirment.

Interrogée sur ce point lors de son audition, Mme Marlène Masure, directrice générale opérationnelle de TikTok France, a même refusé, niant l'évidence, de dire si elle savait que TikTok était interdit en Chine et que Douyin était une plateforme censurée. Sur l'interdiction de TikTok en Chine, Mme Marlène Masure a notamment répondu : « je suis pas un expert de la Chine. Donc j'ai beaucoup de mal à répondre à votre question. TikTok interdit dans certains pays, je trouve ça très injuste aussi [il s'agit sans doute d'une allusion à l'interdiction par l'Inde et par le Montana]. Donc oui dans l'absolu, philosophiquement, je suis pour la liberté, pour qu'on offre à tous les utilisateurs du monde entier les mêmes choix. Après il y a probablement des raisons qui me dépassent ». De même, interrogée sur le fait que Douyin soit censurée, Mme Masure a déclaré « j'adore me prononcer sur les sujets que je maîtrise et que je connais. Celui-là je ne le connais pas donc permettez-moi de ne pas émettre un avis (...) Je n'ai jamais ouvert l'application Douyin en fait. Je suis une bonne Française, je suis comme Saint Thomas je crois que ce que je vois, et en l'occurrence l'application je ne l'ai jamais ouverte. Donc je ne sais pas s'il y a de la censure. Franchement je n'ai pas le contexte sur cette interdiction ».

b) L'acquisition d'une « golden share34(*) » par l'État chinois et la revente des parts du fondateur à des investisseurs fantômes

Au cours des années 2021-2022 s'est également déroulée une succession de changements de propriété du capital au sein de la branche chinoise de ByteDance (désormais baptisée Douyin).

Beijing ByteDance Technology Co, une filiale essentielle de ByteDance en Chine créée en mars 2012, donc dès l'origine de ByteDance, devenue Beijing Douyin Information Service Limited, a ainsi vendu une participation de 1 % lors d'une transaction réalisée fin avril (selon Tianyancha, un service de données sur le registre des entreprises chinoises). Les principaux bénéficiaires effectifs de cette participation de 1 % sont l'organisme de contrôle des participations de l'État, China Media Group et la Cyberspace Administration of China (l'autorité de régulation de l'internet en Chine et versant public de la Commission centrale du PCC pour la cybersécurité et l'informatisation). Le PDG de TikTok, M. Shou Zi Chew, dans une lettre adressée aux sénateurs américains, a indiqué que « Beijing Douyin Information Service Limited est une filiale distincte de ByteDance Ltd. Beijing Douyin Information Service Limited, n'a pas de participation directe ou indirecte ni de contrôle dans une entité de TikTok. L'acquisition par l'entreprise d'État chinoise de 1 % de Beijing Douyin Information Service Limited était nécessaire pour obtenir une licence d'information en Chine pour plusieurs contenus basés en Chine, tels que Douyin et Today's Headlines (Toutiao) ».

Consécutivement, un fonctionnaire chinois, M. Wu Shugang, membre de la Cyberspace Administration of China, est devenu membre du conseil d'administration de cette filiale chinoise de ByteDance. M. Wu Shugang est notamment connu pour avoir déclaré dans un tweet publié sur son compte Weibo personnel: « Je n'ai qu'un souhait, celui de pouvoir un jour couper la tête de chien des Chinois libéraux qui défendent les valeurs occidentales. » ainsi que « Que les traîtres chinois qui prêchent les soi-disant « droits de l'homme et la liberté » aillent en enfer ». Selon le Financial Times35(*), en tant que membre du conseil d'administration, M. Wu Shugang a son mot à dire sur la stratégie commerciale et les plans d'investissement, sur les fusions ou acquisitions, l'affectation des bénéfices et sur le vote des trois principaux dirigeants du groupe ainsi que sur leurs rémunérations, comme l'indique la charte de l'entreprise. Il a également le pouvoir de contrôler le contenu des plates-formes médiatiques de ByteDance en Chine, Toutiao et Douyin, et le droit de nommer le « rédacteur en chef » du groupe, qui exerce la censure sur les contenus.

À noter que depuis cette acquisition de ce qui apparaît comme une « golden share» dans ByteDance, les autorités chinoises ont acquis une participation semblable dans les deux autres grandes sociétés chinoises du numérique, Alibaba et Tencent.

Deuxième grand mouvement intervenu au sein de ByteDance, le 18 janvier 2023, quelques mois après avoir démissionné de son poste de PDG de ByteDance, M. Zhang Yiming a vendu toutes ses parts, soit 98,81 %, dans une filiale chinoise de ByteDance, Douyin Co Ltd, à une entreprise, Xiamen Xingchen Qidian Technology (XXQT), créée vingt jours auparavant, le 30 décembre 2022, et dont les deux actionnaires sont totalement inconnus hormis leurs noms qui n'apparaît nulle part ailleurs, ce qui constitue une singularité dans le monde du numérique36(*). La société Douyin Co Ltd possède 99 % de Beijing Douyin Information Service Limited, (les 1 % restant étant désormais, comme on l'a vu ci-dessus, détenus par les autorités chinoises), la filiale essentielle déjà évoquée. Enfin, il apparaît qu'XXQT a immédiatement cédé la totalité de ses parts en nantissement à une filiale de ByteDance, Douyin Vision Co, elle-même détenue à 100 % par une filiale à Hongkong de la maison-mère ByteDance37(*).

Les détails de cette opération, ayant permis à une petite entreprise récemment créée de lever les fonds nécessaires au rachat d'une des principales entités de ByteDance, ne sont pas connus. On sait seulement que XXQT a été fondée à Xiamen, ville dont le jeune Xi Jinping fut vice-maire de 1985 à 1988 avant de commencer son ascension depuis la province du Fujiang, dans laquelle se trouve Xiamen jusqu'au sommet de l'État et du Parti communiste chinois.

c) Des liens évidents entre Douyin et TikTok
(1) Des liens au niveau des technologies et de la propriété intellectuelle

Les deux opérations décrites ci-dessus, intervenues dans la structure de ByteDance, constituent pour les autorités, d'une part, un moyen de mieux superviser les contenus diffusés auprès de la population chinoise, mais aussi et surtout, d'autre part, une nouvelle manière de s'assurer un contrôle accru sur certains actifs dont elles estiment qu'ils ont une importance essentielle.

(a) Des brevets détenus par l'entité pékinoise de ByteDance

Il apparaît en effet que Beijing Douyin Information Service Limited, installée à Pékin, reste le coeur de l'entreprise, toujours détentrice des brevets et des technologies essentielles, ceux-ci étant partagés avec toutes les entités du groupe, dont TikTok.

En effet, la société dans laquelle les autorités ont pris une « golden share » est bien Beijing Douyin Information Service Limited, qui était auparavant appelée Beijing ByteDance Technology Co.

Or, c'est bien cette société, située à Pékin, qui détient des centaines de brevets technologiques inscrits à l'Office européen des brevets38(*), plus de 1000 brevets inscrits à l'Office des brevets des États-Unis39(*), des milliers à l'organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI)40(*), produits essentiellement par des ingénieurs chinois. En revanche, TikTok semble n'avoir déposé aucun brevet déposé auprès de l'office européen, seulement 6 brevets auprès de l'office américain et 6 auprès de l'OMPI. Il semble donc que TikTok ne génère quasiment pas de brevets, tandis que Beijing Douyin Information Service Limited en produit des milliers.

Le fait que Beijing Douyin Information Service Limited soit la société détentrice de ces nombreux brevets met ainsi à mal le discours sur une prétendue séparation étanche entre TikTok et Douyin. On voit mal en effet comment TikTok pourrait fonctionner de manière autonome par rapport à l'entité chinoise dans ces conditions.

Aux questions écrites et orales posées par la commission d'enquête sur la propriété intellectuelle, les réponses de TikTok ont d'ailleurs été particulièrement évasives. TikTok a refusé systématiquement, que ce soit par écrit ou par oral, de répondre à la question du détenteur de la propriété intellectuelle de l'algorithme du fil « Pour Toi » de TikTok, alors qu'il aurait été aisé de prouver que cet algorithme est développé par TikTok elle-même ou par une entité non chinoise de ByteDance, si cela avait été le cas. La réponse écrite de TikTok, particulièrement évasive, a ainsi été la suivante : « Les algorithmes sont de vastes concepts, largement utilisés dans l'industrie des nouvelles technologies. Ils comprennent une multitude d'éléments protégés par la propriété intellectuelle (logiciels, brevets, droits d'auteur, etc.).

Il n'y a donc pas de titulaire unique des droits de propriété intellectuelle des algorithmes. ByteDance a conçu un système de détention des droits de propriété intellectuelle sophistiqué et complexe, hautement sensible et confidentiel pour l'entreprise ».

(b) Des technologies développées en commun, un algorithme partagé

D'autres éléments vont dans le même sens. À ce sujet, le discours des représentants de l'entreprise est contradictoire. D'un côté, comme précédemment indiqué, ils affirment que TikTok et Douyin sont « totalement séparées ». De l'autre, ils indiquent par écrit, en réponse aux questions du rapporteur, que « TikTok a été lancée en Europe en 2018. Les équipes « produit » et « ingénierie » situées dans le monde entier - notamment aux États-Unis, en Europe, à Singapour et en Chine - travaillent en continu à son développement et son évolution. » Ceci ne peut manquer de susciter la question suivante : dans quelles sociétés travaillent ces ingénieurs s'il n'y a aucun lien entre TikTok et la Chine, et s'il n'y a plus aucune entité « ByteDance » en Chine ? Est-ce que ces ingénieurs sont employés dans des entités « Douyin » ?

Aucune réponse n'a été apportée à cette question essentielle lors des auditions des représentants de TikTok, M. Éric Garandeau indiquant lors de son audition souhaiter « revenir par écrit » alors même que ces questions avaient été posées par écrit un mois auparavant.

De même, aucune réponse n'a été apportée aux questions écrites portant sur les liens technologiques entre les deux entités. Il est ainsi indiqué par TikTok que « Les produits et les algorithmes [de TikTok et Douyin] sont développés par deux équipes distinctes. Comme tous les algorithmes de recommandation au monde, il peut exister des similitudes, mais aucune donnée personnelle n'est partagée ».

Cette dernière phrase est trompeuse en ce qu'elle suggère qu'il n'y aurait pas davantage de similitude entre les algorithmes de TikTok et de Douyin qu'entre ceux, par exemple, de TikTok et celui des « shorts » de YouTube, alors même que tous les spécialistes affirment le contraire41(*).

Le PDG de TikTok, M. Shou Zi Chew, a pourtant reconnu dans ses échanges avec le Sénat américain que ByteDance avait développé les algorithmes à la fois pour Douyin et TikTok. Et que par conséquent « some of the underlying basic building blocks » (quelques-unes des briques de base sous-jacentes) sont utilisés par les deux produits42(*).

L'algorithme de recommandation TikTok a probablement ainsi été développé par le laboratoire d'intelligence artificielle de ByteDance en Chine, ainsi que le rapporte un article de la Technology review43(*) cité par le rapport indépendant de quatre chercheurs au Sénat australien44(*). En 2017, Li Lei, alors responsable du laboratoire, avait déclaré : « Beaucoup des leçons que nous avons apprises peuvent être partagées pour nos produits internationaux. Nous avons construit la plus grande plate-forme d'apprentissage automatique pour le contenu. C'est notre arme ».

Or il est peu probable que les deux algorithmes aient été ensuite été séparés comme l'affirme pourtant TikTok dans ses réponses au questionnaire envoyé par le rapporteur.

D'abord, leur imbrication a déjà été révélée par un article du NewYork Times écrit à partir d'un document interne fuité45(*) par un ex-employé (le rapporteur a pu consulter le document original). Ce document décrit de manière assez précise le fonctionnement de l'algorithme à destination des équipes commerciales de TikTok. En particulier, il renvoie à un responsable de l'ingénierie dont la biographie LinkedIn indique, selon l'article du NYT, qu'il travaille à la fois sur TikTok et sur Douyin46(*). Les liens qu'il contient renvoient à des url de ByteDance en Chine (.cn) Plus globalement, selon le document, le processus de développement de TikTok est étroitement lié à celui de Douyin. À un moment donné, le document renvoie ainsi les employés de TikTok au « Processus de lancement de la stratégie de recommandation de Douyin » et à un document interne de l'entreprise est le « même document pour TikTok et Douyin »47(*).

Ensuite, on comprend mal pourquoi ByteDance investirait en double dans les algorithmes de TikTok et Douyin, alors qu'elle peut faire passer les solutions technologiques de l'un à l'autre. Comme indiqué ci-dessus, les dépôts constatés de brevets montrent que l'entité chinoise de ByteDance reste le coeur de la production technologique de l'entreprise.

À cet égard, le rôle des data scientists recrutés en Chine par TikTok n'a pas été éclairci, malgré les nombreuses questions des sénateurs. Interrogée sur cette question, Mme Marlène Masure a déclaré ne pas avoir connaissance d'entreprises externes qui travailleraient sur l'algorithme ; seuls des employés de TikTok travailleraient dessus. A la question du rapporteur : « Confirmez-vous qu'une partie importante du fonctionnement, de la gestion et de l'amélioration de l'algorithme se fait en Chine ? », elle a répondu être incapable de répondre : « Les personnes qui travaillent sur l'algorithme et avec lesquelles je collabore sont aux États-Unis et à Singapour ».

La réaction de la Chine à la demande américaine faite à ByteDance de vendre TikTok à un concurrent ne fait que renforcer ces analyses. En effet, la porte-parole du ministère du commerce chinois a déclaré lors d'une conférence de presse que, si la vente forcée de TikTok était avérée, la Chine ne donnerait en aucun cas son accord car « la vente ou cession de TikTok implique l'exportation de technologies. Et les procédures administratives d'octroi de licences doivent être effectuées conformément aux lois et réglementations chinoises ». S'il la vente de TikTok a pour conséquence un transfert de technologies, c'est bien que TikTok fonctionne actuellement avec des technologies, notamment algorithmiques, chinoises.

(2) Des liens par le biais des transferts de données

Il existe par ailleurs également une nécessité structurelle de transférer des données, y compris personnelles, entre les TikTok et les entités chinoises de ByteDance.48(*)

Les réponses écrites transmises par les représentants de TikTok en France aux membres de la commission d'enquête confirment le « narratif officiel » de l'entreprise sur ce sujet : « Comme indiqué dans la politique de confidentialité, les données des utilisateurs européens sont stockées aux États-Unis, en Malaisie et à Singapour. En outre, cette même politique précise que TikTok autorise certains employés du groupe situés au Brésil, au Canada, en Chine, en Israël, au Japon, en Malaisie, aux Philippines, à Singapour, en Corée du Sud et aux États-Unis à accéder à distance à certaines données d'utilisateurs européens de TikTok ».

Par une telle réponse, TikTok nie indirectement l'existence d'un système organisé de transferts de données vers la Chine, reconnaissant seulement la possibilité pour certains employés, dont ni le nombre ni les fonctions ne sont connus, à accéder, au cas par cas, à des données d'utilisateurs européens, et en mettant sur le même plan les transferts vers la Chine et ceux vers le Brésil ou les Philippines.

Lors des auditions des dirigeants de TikTok en France, ce sujet a même été soigneusement éludé, afin d'éviter toute déclaration visant à reconnaître publiquement l'existence de tels transferts de données vers la Chine.

Selon M. Éric Garandeau, « TikTok est une plateforme de communication donc les données doivent circuler ». Écartant les questions du rapporteur et du président de la commission d'enquête à ce sujet, le directeur des affaires publiques a déclaré que « la notion de données personnelles est elle-même une notion complexe », sous-entendant ainsi que des données à caractère non personnel pouvaient être transférées vers la Chine, en donnant l'exemple suivant : « pour savoir combien de fois un filtre a été téléchargé, il s'agit d'une donnée qui n'est pas une donnée personnelle. Il se peut qu'il soit utile de faire circuler cette information pour pouvoir améliorer le produit ».

Cet exemple est à mettre en perspective avec les explications fournies et les craintes exprimées par M. Marc Faddoul lors de son audition, ce dernier jugeant improbable que des données ne soient pas transférées vers la Chine afin d'entraîner et d'améliorer l'algorithme de recommandation de TikTok : « Même si les données des utilisateurs américains sont stockées aux États-Unis, il y a toujours un backup en Chine, notamment à Shanghai, et j'imagine mal une imperméabilité, ne serait-ce que parce que TikTok aura besoin des données d'utilisateurs pour continuer à entraîner son algorithme qui est développé en Chine, elle aura donc besoin de faire des requêtes à ces données ; et même si les données sont anonymisées, elles sont si précises et si spécifiques, qu'il devient possible de retrouver l'identité de l'utilisateur, via son profil d'intérêt, de comportement et son adresse IP. En un mot, je vois mal comment TikTok se passerait complètement d'un accès à ces données ».

Quant à Mme Marlène Masure, elle a confirmé, lors de son audition, que TikTok travaillait avec des collaborateurs partout dans le monde, y compris en Chine et avec des ingénieurs d'origine chinoise, alors même que TikTok est interdit en Chine et que tout le « narratif officiel » de l'entreprise repose sur une prétendue séparation stricte entre les activités de TikTok développées à l'international et les activités de Douyin développées en Chine.

Le discours de l'entreprise consiste également à dire que TikTok n'aurait jamais obéi à une demande de transmission de données d'utilisateurs à l'étranger. D'une part, pour les raisons évoquées précédemment, il serait impossible de refuser une telle demande aux autorités chinoises. D'autre part, comme l'a justement résumé M. Paul Charon lors de son audition : « peut-être qu'ils n'ont jamais transmis d'informations, mais ils ont autorisé au personnel de ByteDance d'accéder à leurs informations. Ce n'est pas tout à fait la même chose, mais on joue sur les mots, puisque le résultat est identique : la possibilité, pour ByteDance, d'avoir accès aux informations des utilisateurs de TikTok ».

(3) Des liens qui passent aussi par les employés de ByteDance en Chine

Le rapport australien précité relève également qu'en novembre 2022, TikTok a publié une offre d'emploi pour trouver des experts des données basés à Shanghai. Une semaine plus tard, la maison mère ByteDance a publié la même annonce intitulée cette fois « Data Scientist - International Short Videos - Shanghai », l'équipe de recrutement étant identifiée par l'email « Acquisition de talents @ TikTok ». Le rapport indique qu'il existe d'autres exemples, y compris pour des ingénieurs recherche et développement et pour des ingénieurs en algorithme.

Par ailleurs, s'il est impossible d'avoir à ce sujet des certitudes en l'absence de réponse des représentants de TikTok, de nombreux articles de presse ont fait état de témoignages d'anciens employés de TikTok qui ont décrit un contrôle étroit exercé par les cadres de ByteDance basés en Chine sur le fonctionnement de TikTok, jusque dans les moindres détails, par exemple à travers l'obligation pour certains employés à l'autre bout du monde de travailler pendant les horaires des employés de ByteDance en Chine49(*).

L'ensemble de ces éléments corrobore le fait qu'il n'y a pas de séparation réelle entre TikTok et Douyin du côté des entreprises et des technologies, même si une telle séparation existe du point de vue des utilisateurs.

(4) Une messagerie Lark partagée par tous les employés

Dans un article du 24 mai 2023, le New York Times a révélé que des données personnelles d'utilisateurs étaient partagées par des employés du groupe ByteDance dans des groupes de contacts sur la messagerie Lark, une application de messagerie interne appartenant à l'entreprise. Selon l'article, ces données personnelles (permis de conduire, adresses, photos) étaient ainsi accessibles à des employés du groupe situés à Pékin, ce qui contredit le témoignage du PDG de TikTok devant le Congrès américain, à telle enseigne qu'un sénateur républicain et un sénateur démocrate ont fait savoir en juin 2023 au PDG de TikTok, M. Shou Zi Chew, qu'ils étaient « troublés par les réponses trompeuses ou inexactes de TikTok » sur ce sujet.

Cette affaire récente pose deux types de problèmes. D'une part, il est inacceptable que les employés d'une plateforme numérique, quelle qu'elle soit, partagent des données sur les utilisateurs aussi largement, dans des groupes de discussion de la messagerie d'entreprise. Ceci dénote au minimum une absence de procédure de sécurité ou de respect de ces procédures, qui contraste avec l'exemplarité affichée dans les documents publics de l'entreprise, comme dans la politique de confidentialité : « La sécurité de vos informations est importante pour nous. Nous maintenons des mesures de sécurité techniques, administratives et physiques appropriées qui sont conçues pour protéger vos informations contre tout(e) accès non autorisé, vol, divulgation, modification ou perte. Nous révisons régulièrement nos mesures de sécurité afin de prendre en compte les nouvelles technologies et méthodes disponibles ».

Cette pratique jette aussi un doute sur les engagements de l'entreprise pour aller vers davantage d'exemplarité, engagements pris dans de précédentes affaires de transferts illicites de données, comme lors de la révélation par Buzzfeed News de l'accès par des employés chinois aux données privées d'utilisateurs américains de TikTok entre septembre 2021 et janvier 2022.

D'autre part, cette circulation d'informations dément une fois de plus les allégations de l'entreprise sur l'absence de transfert de données personnelles vers des employés situés en Chine.

L'ensemble des analyses qui précèdent permettent de dessiner un nouvel organigramme, celui des liens réels qui unissent les différentes entités du groupe.

La réalité des relations entre les différentes entités
du groupe ByteDance

4. La présence de membres du Parti communiste chinois au sein de ByteDance

Interrogé au Congrès américain sur la présence de membres du Parti communiste chinois, le PDG de TikTok avait en substance répondu qu'il n'interrogeait pas ses employés sur leurs opinions politiques. De même, lors d'une audition en 2022, le sénateur américain M. Josh Hawley avait interrogé sur ce point la directrice opérationnelle de TikTok, Mme Vanessa Pappas. Celle-ci avait répondu qu'elle n'était pas en mesure de connaître l'affiliation politique de ses employés mais que les dirigeants de TikTok aux États-Unis et à Singapour ne comptaient aucun membre du PCC, ajoutant que ceux qui prenaient les décisions stratégiques n'étaient pas membre du PCC.

Toutefois, le rapport australien précité identifie plusieurs membres de ByteDance et de Douyin qui jouent un rôle important au sein du PCC : M. Zhang Fuping, vice-président et éditeur en chef du groupe Douyin et par ailleurs secrétaire de la cellule du Parti au sein de ByteDance ; M. Feng Kaixu, vice-président des affaires publiques de ByteDance et secrétaire adjoint de la cellule du parti au sein de ByteDance ; M. Chen Zhifeng, vice-président des relations avec le Gouvernement et membre du front unifié du Parti.

En tout état de cause, qu'ils soient membres ou non du PCC, les ingénieurs travaillant en Chine sont forcés de se conformer aux ordres éventuels des autorités. Par ailleurs, la séparation étanche entre la branche chinoise de ByteDance et TikTok n'existe que dans le discours des dirigeants de l'entreprise. Ceci suffit donc à démontrer l'existence des risques qui sont à l'origine des récentes décisions de restriction de l'utilisation de l'application prises par plusieurs pays (cf. ci-dessous partie I,E).


* 33https://web.archive.org/web/20220708100249/http:/tech.sina.com.cn/i/2016-12-14/doc-ifxypipt1331463.shtml

* 34 Une participation minoritaire mais qui permet de contrôler une entreprise.

* 35 https://archive.md/PmxYE#selection-1995.1-1999.402

* 36https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/04/14/derriere-TikTok-se-profile-l-ombre-du-parti-communiste-chinois_6169514_3232.html

* 37 La création d'une entité à Hong Kong constitue souvent l'une des étapes de la mise en place d'une « VIE » dans un paradis fiscal, avec des sociétés écran situées aux îles Vierges britanniques et aux îles Caïman.

* 38 https://register.epo.org/application?number=EP22885610

* 39 https://ppubs.uspto.gov/pubwebapp/static/pages/ppubsbasic.html

* 40 https://patentscope2.wipo.int/search/fr/result.jsf?_vid=JP2-LJ2PTB-43067

* 41 Cette réponse écrite de TikTok est également trompeuse en ce qu'elle entretient une confusion entre algorithme et données : qu'il y ait ou non transfert de données entre TikTok et Douyin, le fait que les deux algorithmes soient développés par les mêmes ingénieurs en Chine peut faire craindre, par exemple, que les deux algorithmes soient ponctuellement ou systématiquement biaisés en faveur des intérêts de la Chine.

* 42 Voir la réponse écrite qu'il a adressée le 30 juin 2022 aux sénateurss Blackburn, Wicker, Thune, Blunt, Cruz, Moran, Capito, Lummis, et Daines.

* 43 « The Insanely Popular Chinese News App That You've Never Heard Of », Will Knight, MIT Technology Review, 26 janvier 2017.

* 44 « TikTok, ByteDance, and their ties to the Chinese Communist Party », rapport à la commission spéciale sur l'ingérence étrangères au travers des réseaux sociaux, Rachel Lee, Prudence Luttrell, Matthew Johnson, John Garnaut, 14 March 2023.

* 45 https://www.nytimes.com/2021/12/05/business/media/TikTok-algorithm.html

* 46 Selon LinkedIn, le responsable de l'ingénierie a fréquenté l'université de Pékin, a obtenu une maîtrise en informatique à l'université de Columbia et a travaillé pour Facebook pendant deux ans avant de rejoindre ByteDance à Pékin en 2017.

* 47 Selon l'enquête menée par les rédacteurs du rapport remis au Parlement australien, un employé de ByteDance aurait en outre déclaré en 2022 au média technologique chinois LatePost que TikTok n'est pas assez développé pour être une unité commerciale autonome. TikTok s'appuierait bien sur le personnel, l'expérience et les méthodes de l'application Douyin, le logiciel et le modèle commercial de ByteDance.

* 48 La question de la conformité de ces accès à distance au RGPD est étudiée dans la partie III.

* 49 Océane Herrero, « Le système TikTok », 2023, page 153.

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