B. LE CONTRÔLE EXERCÉ PAR LE PARTI COMMUNISTE CHINOIS SUR LES GRANDES ENTREPRISES

1. Un succès improbable sans le soutien affirmé des autorités

Les entreprises sont aujourd'hui des acteurs de premier plan des stratégies d'influence menées par la Chine sur la scène internationale, en particulier les entreprises des nouvelles technologies de l'information et de la communication dont TikTok est le dernier fleuron.

Les critiques et les craintes de l'opinion publique, des services de renseignement et des dirigeants politiques concernent surtout les entreprises mondialisées d'origine chinoise car, en l'état actuel du fonctionnement du régime chinois, le succès international de l'entreprise ne peut être assuré sans un soutien manifeste du Parti communiste chinois (PCC). À cet égard, les travaux précités de l'Irsem relèvent un renforcement du contrôle exercé par le PCC sur le secteur privé et sur les grandes entreprises : « On peut ainsi dire qu'aucune compagnie importante en Chine ne peut prospérer sans être sur la ligne du Parti. Sous le mandat de M. Xi Jinping, cette tendance s'est même renforcée avec le programme Made in China 2025, la Belt and Road Initiative et les plans de développement en matière d'intelligence artificielle ou d'informatisation »21(*).

Ce constat a été confirmé et expliqué à des nombreuses reprises lors des auditions menées par la commission d'enquête. Ainsi, M. Marc Faddoul, chercheur en intelligence artificielle et directeur de l'association AI Forensics, a rappelé que « le régime de M. Xi Jinping a démontré à plusieurs reprises qu'il contrôlait l'écosystème technologique d'une main de fer »22(*).

Le député européen M. Raphaël Glucksmann, qui préside la commission du Parlement européen sur les ingérences étrangères, a insisté sur les différences culturelles et politiques qui existent avec le régime chinois : « ByteDance n'est pas une entreprise privée comme on l'entend en France. Bien sûr, sur le papier, elle en est une. Mais en Chine comme en Russie, il est impossible pour une entreprise dépassant une taille critique d'échapper au contrôle du régime politique »23(*).

Le contrôle exercé par le PCC sur les grandes entreprises chinoises peut se matérialiser de différentes façons, mais notamment par :

- la présence de cellules du PCC au sein de l'entreprise, comme cela a été par exemple mis en évidence pour Huawei, le PCC disposant de 300 cellules et de 12 000 membres parmi les salariés de l'entreprise24(*). Selon Mme Alice Ekman, sinologue et analyste responsable de l'Asie à l'Institut des études de sécurité de l'Union européenne (EUISS), il y aurait aujourd'hui plus de 1,5 million de cellules du PCC implantées dans des entreprises, avec une présence plus ou moins marquée selon les secteurs25(*) ;

- l'exigence d'avoir un nombre minimum de salariés inscrits au PCC au sein de l'entreprise, en particulier s'il s'agit de joint ventures entre des entreprises chinoises et des entreprises étrangères. Il est ainsi estimé que le PCC compte 92 millions de membres en Chine, avec une tendance croissante estimée à 2 millions d'adhésions supplémentaires par an26(*) ;

- l'accès facilité à des financements bancaires, en particulier de la part de la China Bank et de la China Export-Import Bank ;

- les prises de participation minoritaire au capital des grandes entreprises (Alibaba ; Tencent ; ByteDance, maison mère de TikTok ; etc.) par l'intermédiaire des « golden shares » détenues par l'Administration du cyberespace de Chine, permettant au PCC de siéger à leur conseil d'administration et de veiller, en conséquence, au bon respect de la ligne du Parti.

Par divers procédés de surveillance et de contrôle, la Chine d'aujourd'hui renforce progressivement son implication dans le développement et la gouvernance des grandes entreprises chinoises qui se développent internationalement. Cette situation témoigne d'un changement de stratégie d'influence plus globale, comme le soulignent de récents travaux parlementaires à ce sujet : « la Chine de M. Xi Jinping se caractérise par une projection sur la scène internationale qui se distingue des préceptes mis en avant sous l'ère de M. Deng Xiaoping, à savoir « faire profil bas » et « attendre son heure »». Si la Chine d'hier était concentrée sur son développement intérieur, la Chine d'aujourd'hui - et de demain - lie stabilité intérieure et affirmation extérieure »27(*).

2. Une coopération inévitable avec les services de renseignement

Les craintes exprimées à l'encontre de TikTok et d'autres entreprises chinoises internationales sont intrinsèquement liées à la nature du régime politique chinois, à son régime juridique et à l'extraterritorialité de son droit. En particulier, la coopération inévitable avec les services de renseignement a été mise en avant à de très nombreuses reprises lors des auditions menées par la commission d'enquête, comme l'illustrent les témoignages suivants :

- pour M. Marc Faddoul, « le fait que TikTok, parce qu'elle est une entreprise chinoise, doive répondre aux demandes d'un gouvernement autoritaire, constitue une distinction importante »28(*) ;

- pour M. Benoît Loutrel, membre du collège de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) « la loi chinoise oblige toutes les sociétés à coopérer avec les services de renseignement chinois » 29(*;

- pour M. Paul Charon : « aucune société chinoise ne peut tenir tête au parti. C'est juste impossible. Le système ne le permet pas, d'abord parce qu'une loi sur le renseignement et une loi sur le contre-espionnage autorisent, depuis 2014 et 2017, les services de renseignement chinois à demander à toute entreprise chinoise de leur transmettre les données dont elle dispose sur des individus ou des personnes morales »30(*) ;

- pour M. Raphaël Glucksmann, « une grande entreprise comme ByteDance est soumise non seulement à la loi de 2017 qui soumet tous les acteurs institutionnels, privés y compris, aux exigences de sécurité nationale émises par le parti communiste chinois mais également aux diktats politiques fixés par le pouvoir »31(*).

Cette « loi chinoise de 2017 » à laquelle il est souvent fait référence désigne la loi sur le renseignement national de la République populaire de Chine adoptée le 27 juin 2017 qui codifie la pratique existante en matière de renseignement, établit une distinction entre les fonctions du renseignement civil et du renseignement militaire et des principes juridiques pour le fonctionnement des agences de sécurité de l'État, sans précisément les nommer ni définir la notion de « renseignement ».

En particulier, les articles 7, 9 et 10, dont la traduction figure ci-dessous, suscite des inquiétudes légitimes de la part de nombreux experts et dirigeants politiques. La portée extraterritoriale de cette loi, applicable en dehors du territoire de la République populaire de Chine pour y autoriser, sous certaines conditions, l'activité des services de renseignement chinois, est ainsi explicitement mentionnée.

Extraits de la loi sur le renseignement national de la République populaire de Chine

Article 7

Toute organisation et tout citoyen doit soutenir, aider et coopérer avec les services de renseignement de l'État conformément à la loi et ne pas divulguer les secrets des services de renseignement de l'État. L'État protège les personnes et les organisations qui soutiennent, assistent et coopèrent aux activités de renseignement de l'État.

Article 9

L'État félicite et récompense les personnes et les organisations qui ont contribué de manière significative à l'activité de renseignement de l'État.

Article 10

Les services de renseignement de l'État utilisent, en fonction des besoins de leur activité, les moyens, méthodes et canaux nécessaires pour mener à bien les activités de renseignement à l'intérieur et à l'extérieur de l'État, conformément à la loi.

Ainsi, la combinaison du contrôle ordinaire du PCC sur l'économie et les grandes entreprises internationales et de la portée extraterritoriale du droit chinois conduit à ce que « tout citoyen, toute entreprise peuvent être contraints de devenir des agents du PCC, c'est-à-dire à tout le moins des informateurs, parfois des espions »32(*).

Il y a ainsi aujourd'hui un contexte, une stratégie d'influence, un régime politique et juridique et des contraintes dont on ne saurait faire abstraction s'agissant de TikTok et de ByteDance, entreprises dont les pages suivantes démontrent les liens étroits et persistants avec la Chine. Bien au contraire, le succès mondial de l'application la rend plus vulnérable aux pressions qui découlent nécessairement de ce contexte.


* 21 Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « Les opérations d'influence chinoises : un moment machiavélien », Rapport, Institut de recherche stratégique de l'école militaire, 2021.

* 22 Audition du 13 mars 2023.

* 23 Audition du 13 avril 2023.

* 24 Institut Montaigne, « L'Europe et la 5G : le cas Huawei », Note, Mai 2019.

* 25 Rapport d'information n° 5027 (2020-2021) de Mme Bérangère Poletti et de M. Buon Tan, fait au nom de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, sur la stratégie de la France et de l'Union européenne à l'égard de la Chine.

* 26 Ibid.

* 27 Ibid.

* 28 Audition du 13 mars 2023.

* 29 Audition du 16 mars 2023.

* 30 Audition du 20 mars 2023.

* 31 Audition du 13 mars 2023.

* 32 Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « Les opérations d'influence chinoises : un moment machiavélien », Rapport, Institut de recherche stratégique de l'école militaire, 2021.

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