EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mardi 11 juillet 2023 sous la présidence de M. Claude Raynal, président, la commission a entendu une communication de MM. Vincent Éblé et Didier Rambaud, rapporteurs spéciaux, sur le pass Culture.

M. Claude Raynal, président. - Nous examinons à présent le rapport de MM. Vincent Éblé et Didier Rambaud, rapporteurs spéciaux de la mission « Culture », faisant suite au contrôle budgétaire qu'ils ont réalisé sur le pass Culture.

M. Didier Rambaud, rapporteur spécial. - Le pass Culture, expérimenté depuis juin 2019 puis généralisé et élargi en 2021, consiste en une application gratuite, qui relaie les offres culturelles et artistiques accessibles à proximité pour les jeunes âgés de 15 à 18 ans. Ces derniers disposent pour y répondre d'une somme comprise entre 20 et 300 euros, variant en fonction de l'âge. S'éloignant des dispositifs mis en place par les collectivités territoriales, le pass a repris les contours de l'application « 18app », lancée en 2016 en Italie par le gouvernement de Matteo Renzi, qui permettait à tout jeune de 18 ans de disposer d'une somme de 500 euros, baptisée « Bonus Cultura », consacrée à l'acquisition de biens culturels.

Au 1er mai 2023, soit près de deux ans après sa généralisation et son élargissement, 3,04 millions de jeunes, âgés de 15 à 18 ans, disposent d'un compte sur l'application. Le nombre d'inscriptions répond pour partie aux cibles fixées à l'échelle nationale dans le contrat d'objectifs et de performance signé entre la société par actions simplifiée (SAS) Pass Culture et l'État.

Le montant total des réservations depuis le lancement de l'application atteignait 313 millions d'euros au 31 décembre 2022. Les premiers jeunes de 18 ans inscrits lors de la généralisation du dispositif en mai 2021 ont dépensé en moyenne 244 euros sur les 300 euros accordés.

46,5 % des achats des jeunes de 18 ans effectués via le pass en 2022 ont été orientés vers le livre. Le taux est encore plus élevé pour les moins de 18 ans, puisqu'il s'élève à 63,5 %. Le cinéma, l'achat d'instruments de musique, les spectacles musicaux et la musique enregistrée constituent, à des degrés moindres, les autres priorités d'utilisation du pass. Nous avons relevé une meilleure appréhension du dispositif par les jeunes, marquée par une disparition des achats massifs et une approche moins impulsive. La baisse de la part du manga - 70 % des acquisitions de livres en 2021 contre 38,5 % aujourd'hui - en témoigne, tout comme l'évolution des pratiques en matières cinématographiques : trois films d'art et d'essai font ainsi partie des 20 premiers films vus au moyen du pass.

La loi de finances pour 2022 a permis de faire évoluer le dispositif en l'ouvrant aux élèves à partir de la classe de quatrième. Ces derniers bénéficient, sous la responsabilité des enseignants, d'un crédit : 25 euros par élève en quatrième et en troisième, 30 euros en seconde et 20 euros en première et en terminale à dépenser dans un cadre collectif : sortie culturelle ou accueil d'un professionnel. Le dispositif sera étendu aux élèves de sixième et de cinquième à compter de la rentrée scolaire 2023.

Les premiers résultats sur l'année scolaire 2022-2023 sont encourageants. Au 20 mai 2023, 86 % des collèges et lycées et 92 % des établissements du secteur public avaient utilisé ce mécanisme. Au total, 2 millions d'élèves ont d'ores et déjà bénéficié du dispositif, dont 1,6 million dans le secteur public, soit la moitié du public ciblé. L'éloignement des offres culturelles dans certains territoires peut expliquer ce déploiement limité.

Au 1er mai 2023, la dépense moyenne pour l'année scolaire 2022-2023 s'établissait à 450 euros et 154 101 offres collectives, présentées par 8 000 acteurs, étaient disponibles.

La loi de finances pour 2023 prévoit une dotation de 208,5 millions d'euros pour le financement du volet individuel. Le pass Culture représente 25 % des crédits du programme 361 « Transmission des savoirs et démocratisation de la culture » de la mission « Culture ». La SAS Pass Culture, chargée de son déploiement, est également le deuxième opérateur du ministère de la culture, derrière la Bibliothèque nationale de France. Par ailleurs, 51 millions d'euros sont prévus pour le volet collectif du dispositif, principalement financé par le programme 230, « Vie de l'élève », de la mission « Enseignement scolaire ».

Les frais de fonctionnement de la SAS Pass Culture sont estimés à 29,2 millions d'euros en 2023. Ils représentent 11,2 % des dotations versées à la structure. Les dépenses de personnel ont atteint 7,77 millions d'euros en 2022, soit une progression de 58,8 % par rapport à 2021. L'élargissement du pass peut justifier pour partie une telle croissance.

Le choix d'une société par actions simplifiée semble, avec le recul, le plus adapté. La SAS paraît plus agile qu'un établissement public classique et a pu accompagner la mutation du pass au cours des deux dernières années. Cependant, malgré son poids budgétaire, la SAS ne figure pas dans la liste des opérateurs de l'État. Il paraît pourtant indispensable, afin d'évaluer la conduite de cet important volet de la politique culturelle, que de telles informations soient à la disposition du Parlement. C'est d'ailleurs l'une de nos préconisations.

M. Vincent Éblé, rapporteur spécial. - La situation financière constitue un angle important pour appréhender la question de l'inégalité culturelle chez les plus jeunes. Elle ne saurait pour autant résumer le sujet de l'accès à la culture. La notion de proximité est également essentielle. En effet, le pass Culture perd de sa pertinence quand il est déployé dans des « zones blanches », marquées par l'absence d'infrastructures culturelles ou par des difficultés d'accès au numérique, vecteur aujourd'hui essentiel dans l'accès à la culture. Un travail sur l'accès aux infrastructures culturelles lointaines doit ainsi être accompli, notamment en milieu rural. La question sociale doit également être cernée, sans être réduite à la seule question de la solvabilité des jeunes. Le ressort tarifaire peut, en tout état de cause, casser une dernière barrière, mais il suppose que les autres obstacles soient franchis.

La logique prescriptive du pass Culture demeure, en outre, relativement faible. Celui-ci risque donc de confirmer les habitudes culturelles et s'avérer être un simple effet d'aubaine pour ceux qui ont déjà une pratique culturelle. Il est, plus largement, regrettable qu'aucun objectif n'ait été assigné à cette politique publique en matière de médiation culturelle, de diversification culturelle ou d'affirmation des droits culturels. Ainsi, le ministère de la culture prend le risque de résumer le volet individuel du pass Culture à une simple plateforme d'achat de biens et de services.

Il est indispensable que le pass soit plus « éditorialisé » afin de participer à la mise en place d'un véritable parcours culturel, qui permette notamment de mieux orienter les réservations vers deux grands absents : le spectacle vivant et les musées. Au-delà de la question de la médiation culturelle, l'accent doit également être mis sur l'accès des jeunes non scolarisés au pass Culture. Pour l'heure, on observe une réelle surpondération des lycéens et des étudiants parmi les jeunes ayant ouvert un compte. Seuls 7,3 % des jeunes de 18 ans inscrits sur l'application ont ainsi déclaré ne pas être scolarisés. Ce ratio est plus faible que le nombre de jeunes non scolarisés rapporté à l'ensemble de la population cible.

En ce qui concerne le volet collectif, le recul donné par deux années scolaires souligne néanmoins les écueils auxquels sont confrontés les établissements dans sa mise en oeuvre, notamment : l'absence de moyens de transport pour les établissements et territoires enclavés, la concurrence d'autres dispositifs publics mis en oeuvre dans le cadre des politiques des collectivités territoriales ou des cités éducatives, les difficultés des intervenants en éducation artistique et culturelle (EAC) à être référencés sur la plateforme créée à cet effet, Adage (Application dédiée à la généralisation de l'éducation artistique et culturelle), et sur celle du pass Culture, et enfin l'absence de désignation dans un trop grand nombre d'établissements d'un professeur référent pour la culture au sein des classes.

Nous relevons par ailleurs que le volet collectif semble plus enclin à atteindre l'objectif de diversification des pratiques culturelles assigné au pass Culture que le volet individuel et que l'articulation entre les deux parts semble, de notre point de vue, insuffisante.

Il conviendra également de contribuer à faire du pass Culture une véritable plateforme en faveur de l'éveil artistique et culturel, accessible aux jeunes qui ne seraient plus éligibles, pour des motifs d'âge notamment, si l'on entend que ce dispositif ne se résume pas à une offre limitée dans le temps. Il s'agit de contribuer à faire de cet outil un élément clé en vue de concourir aux objectifs ambitieux que le ministère de la culture s'assigne par ailleurs en matière d'éducation artistique et culturelle, et de participation à la vie culturelle. Cette évolution permettrait de renforcer l'efficience de la dépense publique en la matière.

Le pass Culture ne semble pas avoir vampirisé les crédits consacrés à l'éducation artistique et culturelle de la mission « Culture », soulignant ainsi que le dispositif ne tend pas à s'y substituer, mais plutôt à la renforcer, puisqu'une augmentation de 22,5 % a été enregistrée depuis 2019.

Nous notons cependant une sous-exécution des crédits affectés à la participation de tous à la vie culturelle, notamment ceux qui sont fléchés vers la politique territoriale et la cohésion sociale. Or le déploiement pour l'ensemble des jeunes du pass Culture ou de l'EAC ne sera rendu possible que par le développement d'infrastructures ou par la tenue d'évènements dans la totalité des territoires, notamment au sein des territoires prioritaires.

Les douze recommandations que nous vous proposons tentent de répondre à ces constats en ciblant particulièrement la nature de l'offre, par la mise en place de parcours de réservation et de sous-plafonds, la création d'une offre « duo » ou l'intégration d'un volet transport. Notre rapport propose également des pistes d'amélioration du volet collectif : accompagnement des petits offreurs, articulation avec le volet individuel et formation du personnel scolaire, qui nous paraît insuffisante aujourd'hui.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je remercie les deux rapporteurs spéciaux pour leur mission, qui a le mérite de nous apporter de nouveaux éclaircissements, car les discussions sur le pass Culture à l'occasion de l'examen des projets de loi de finances (PLF) charrient parfois quelques raccourcis. En fin de compte, ce dispositif trouve son public, malgré quelques fragilités.

Pour améliorer le fonctionnement du dispositif, il me paraît important de comprendre quels sont les facteurs limitants pour certains publics. Les habitants de zones rurales, par exemple, sont forcément plus éloignés des offres culturelles. Pourquoi ne pas développer une offre culturelle intéressante près de chez eux, plutôt que d'attendre d'eux qu'ils se déplacent ? Un déplacement suppose d'ailleurs un surcoût, d'où votre proposition d'inclure le prix du transport dans la prise en charge du pass Culture. Cette solution participe à la recherche d'équité, d'une offre d'accès diversifié, de telle sorte que ne soient pas consolidées certaines inégalités observables dans le parcours éducatif, et peut-être aussi dans la réussite aux examens.

Avez-vous identifié des leviers pour préciser notre connaissance des facteurs limitants ?

M. Vincent Éblé, rapporteur spécial. - Le dispositif, qui se fixe comme objectif de solvabiliser les jeunes, soulève une question centrale : cette solvabilisation est-elle suffisante pour aider certains jeunes à surmonter leurs difficultés d'accès à des offres culturelles ? Bien entendu, elle est essentielle, parfois déterminante, mais elle n'est pas le seul levier à actionner. En somme, le pass Culture est un outil qui ne contient pas, en lui-même, toutes les solutions pour surmonter les difficultés d'accès à la culture. Les inégalités entre territoires, les inégalités sociales, qui ne se résument pas aux inégalités de revenu, constituent bien entendu des questions essentielles.

Le regard des consommateurs sur l'offre culturelle qui est faite est également déterminant. Des blocages existent encore, qui sont de l'ordre de la représentation mentale. Certains jeunes estiment ainsi qu'ils ne sont pas la cible du spectacle vivant ou des musées, ou que tous les livres ne leur sont pas accessibles. Il faut donc agir sur ces blocages, afin que la politique publique soit efficace. Si le dispositif ne visait qu'à rendre possible l'acquisition d'ouvrages à faible contenu culturel ou n'exigeant pas d'effort intellectuel particulier, son intérêt public serait très marginal. Il ne constituerait qu'une aide en direction des éditeurs et des libraires, qui lui sont bien entendu très favorables, puisque l'utilisation du pass Culture exige un achat dans un point de vente physique. C'est une bonne chose, bien sûr, mais l'État a-t-il vocation à apporter des financements relativement élevés uniquement pour soutenir le monde de l'édition ? D'ailleurs, l'édition nationale n'est pas la seule à profiter du pass Culture, puisque de nombreux éditeurs de mangas sont étrangers.

Nous avons pointé ces exigences dans nos recommandations. Il nous paraît important de préciser que l'observation du fonctionnement du pass Culture, au cours des années d'expérimentation comme de généralisation, montre que des améliorations sont possibles. En effet, les constats ne sont pas immuables sur la période. Par exemple, sur la question très identifiée et longuement débattue de la grande consommation de mangas, l'évolution fut sensible et plutôt satisfaisante. La situation peut donc s'améliorer, à condition que les acteurs aient conscience des blocages et des enjeux, et qu'ils agissent pour améliorer les processus les plus vertueux, ceux qui changent la donne et qui modifient les comportements de ces jeunes acteurs, sans se contenter de les accompagner dans une logique d'effet d'aubaine.

M. Didier Rambaud, rapporteur spécial. - Les jeunes situés dans des territoires enclavés sont confrontés à un double problème : celui des transports et celui de l'isolement. Même s'il disposait d'une offre de transport, le jeune dans son hameau sera peu enclin à se rendre seul à une manifestation culturelle. D'où notre recommandation de développer les offres « duo », afin d'offrir à ce jeune la possibilité d'être accompagné.

M. Christian Bilhac. - Vous avez évoqué un effet d'aubaine. Avons-nous une idée de ce que celui-ci représente ? Est-il très majoritaire ?

J'ai longtemps exercé dans le secteur de l'animation, qui a également constitué un axe fort de mes mandats d'élu local. C'est pourquoi je sais qu'entre 15 et 18 ans il est trop tard pour découvrir une activité culturelle. Plus on plante tard, moins on récolte. C'est en sensibilisant les jeunes publics que l'on permet à ces derniers de poser un regard différent sur les musées, la musique classique ou l'opéra. S'ils découvrent ces derniers avant 10 ans, peut-être y retourneront-ils plus tard. Leur demander d'y prendre goût à 17 ans se solderait sans doute par un échec. N'aurait-il pas fallu octroyer un pass Culture à des publics beaucoup plus jeunes, avant la préadolescence ? Il est très difficile d'emmener au musée un jeune de 18 ans qui n'y a jamais été.

M. Vincent Éblé, rapporteur spécial. - La question de l'effet aubaine est importante et nécessite des études approfondies, comparant les pratiques actuelles, découlant du pass Culture, aux pratiques antérieures. À ce sujet, la SAS Pass Culture a engagé un travail de diagnostic, avec l'aide d'un laboratoire de recherche de l'École normale supérieure. Nous attendrons les résultats de cette étude pour vous en dire plus, mais nous ne sommes pas les seuls à nous poser cette question, puisque les opérateurs du pass Culture se la posent également. Les différents acteurs du dispositif ont cette préoccupation et réfléchissent aux moyens de provoquer des pratiques nouvelles. Si le pass Culture ne permet que d'apporter des fonds supplémentaires à des pratiques déjà existantes et, ainsi, de les conforter, son objectif d'intérêt public ne sera pas atteint.

Monsieur Bilhac, vous estimez que c'est avant l'adolescence que les pratiques culturelles se forment. Pour être honnête, nous avons faiblement étudié cette question. Le pass Culture est avant tout un dispositif de solvabilisation ; l'appliquer à des enfants d'âge primaire ou maternel ne serait donc pas facile, puisqu'ils n'ont pas d'autonomie de décision. L'utilisation du pass Culture devrait alors transiter par la famille, ce qui n'est cependant pas impossible. La question est importante, car on peut spontanément penser, comme vous, que les habitudes sont essentielles et que les appétits pour certains types de pratiques culturelles se développent à un jeune âge. De ce point de vue, si l'objectif est de compenser une faiblesse des initiatives intrafamiliales, une tendance de certaines cellules familiales de ne pas s'intéresser à la culture, ce n'est pas en versant un peu d'argent à ces parents que l'on va déclencher le dispositif. Sans doute, les vrais éléments déclencheurs ne sont pas dans un dispositif similaire au pass Culture, qui accompagne individuellement les jeunes consommateurs, ils sont peut-être plutôt dans le cadre scolaire, grâce à l'action éducative et culturelle. Avec la médiation des professeurs de l'éducation nationale, on peut en effet emmener toute une classe assister à un spectacle, rencontrer des artistes... On a tous connu des expériences d'approche de la culture qui nous ont marqués et ont sans doute fait évoluer nos propres pratiques. C'est ce qu'il faut viser, mais je ne suis pas certain que le pass Culture soit le meilleur outil pour des publics très jeunes.

M. Didier Rambaud, rapporteur spécial. - La question de l'âge a déjà donné lieu à des changements. Si le pass culture était initialement réservé aux jeunes de 18 ans, il devrait concerner, à partir de la prochaine rentrée scolaire, les élèves de sixième. La SAS Pass Culture nous a, par ailleurs, confirmé qu'elle ferait un effort particulier en direction des apprentis et des non-scolarisés.

M. Vincent Éblé, rapporteur spécial. - Comme l'outil est non seulement une enveloppe financière mais également une application permettant de consulter les offres en matière culturelle, nous avons considéré que cet accès devrait être garanti aux jeunes adultes, même sans contribution financière de la part de l'État. Il s'agit ainsi de faire perdurer le dispositif au-delà du seuil de 18 ans. Il n'est pas inimaginable que, en apportant la totalité du financement par eux-mêmes, de jeunes adultes puissent continuer d'accéder à la plateforme, afin de consulter les offres, d'échanger leurs impressions sur ces offres via des forums. Je le répète, tout ne se résout pas à l'enveloppe financière accordée aux jeunes : l'enjeu important est celui des comportements de ce public dans le domaine culturel et la manière de les faire perdurer après la sortie du dispositif.

La commission a adopté les recommandations des rapporteurs spéciaux et autorisé la publication de leur communication sous la forme d'un rapport d'information.

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