C. LE RISQUE DE PERTE DE CONTRÔLE DE LA POLITIQUE DE L'EAU

1. Une gestion de l'eau territorialisée extrêmement complexe et fortement dépolitisée
a) Une décentralisation incomplète, complexe et instable

Jusqu'aux lois de 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (MAPTAM) et de 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), toutes les collectivités pouvaient intervenir dans la gestion de l'eau.

Dans une recherche de territorialisation et de rationalisation de l'action publique, la loi MAPTAM a confié aux EPCI la nouvelle compétence GEMAPI et la responsabilité de la mise en oeuvre d'une partie des actions de préservation du grand cycle de l'eau, et la loi NOTRe a supprimé la clause de compétence générale des départements et des régions, les départements se trouvant privés de fondement juridique pour intervenir en matière de gestion de l'eau.

Or, le territoire des EPCI, comme du reste celui des régions et des départements, ne correspond pas à celui des sous-bassins versants, échelle pourtant pertinente pour la gestion du grand cycle de l'eau. Des interventions législatives sont venues assouplir, autrement dit, complexifier, les dispositions de la loi MAPTAM concernant le transfert de la compétence GEMAPI. La situation actuelle est donc celle d'un « entre-deux » qui nuit à la lisibilité de l'action territoriale en la matière. Ce cadre instable est susceptible d'alimenter des tensions locales, comme l'a illustré la Cour des comptes dans son rapport public annuel 2023, citant l'exemple de l'EPTB Saône et Doubs sont les désaccords quant aux modalités de mise en place de la compétence GEMAPI ont paralysé l'établissement pendant deux années et entrainé le retrait de six départements et l'arrivée de 19 communes, conduisant finalement à une baisse des contributions des adhérents.

La complexité de cette construction juridique tient notamment au fait que la compétence GEMAPI ne recouvre d'une partie de la gestion de la ressource.

À ce titre, le Cercle français de l'eau (CFE) préconise une réelle clarification des compétences non rattachées à la compétence GEMAPI et qui, faute de définition juridique, ont pris le nom de compétences « hors-GEMAPI ». Elle permettrait également d'identifier celles que peuvent mener les EPTB, notamment dans le cadre de la gestion quantitative de la ressource en eau, de la gestion du soutien d'étiage. Le CFE résume ainsi l'objectif : « Il est actuellement nécessaire d'identifier qui fait quoi à quelle échelle avec quel plan de financement ».

Par ailleurs, si les EPTB disposent de la maîtrise d'ouvrage, ces derniers demeurent dépendants des financements des agences de l'eau et des EPCI. À ce titre, la mission regrette que les départements n'aient plus de base juridique pour intervenir en financement ou en appui technique. Certains départements ne souhaitent pas se désengager de la question du grand cycle et se trouvent dès lors en situation d'insécurité juridique. Le département de la Gironde est ainsi maître d'ouvrage du schéma stratégique départemental de l'eau potable et concourt, par ses financements, à la mise en oeuvre du SAGE des nappes profondes porté par l'EPTB SMEGREG. Par un jugement du 14 décembre 2021 du tribunal administratif de Dijon a en revanche annulé l'autorisation de programme de 5,25 millions d'euros adoptée par le département de Côte-d'Or. La mission note d'ailleurs avec satisfaction que le Plan eau, en son point 35, ouvre la voie au retour de l'intervention financière et technique des départements, ce qui devra nécessaire passer par une modification législative.

Répartition des missions du grand cycle de l'eau prévue
par l'article L. 211-7 du code de l'environnement

Compétences GEMAPI

Compétences hors GEMAPI

1. L'aménagement d'un bassin ou d'une fraction de bassin hydrographique

 

2. L'entretien et l'aménagement d'un cours d'eau, canal, lac ou plan d'eau, y compris les accès à ce cours d'eau, à ce canal, à ce lac ou à ce plan d'eau

 
 

3. L'approvisionnement en eau potable

 

4. La maîtrise des eaux pluviales et de ruissellement ou la lutte contre l'érosion des sols

5. La défense contre les inondations et contre la mer

 
 

6. La lutte contre la pollution

 

7. La protection et la conservation des eaux superficielles et souterraines

8. La protection et la restauration des sites, des écosystèmes aquatiques et des zones humides, ainsi que des formations boisées riveraines

 
 

9. Les aménagements hydrauliques concourant à la sécurité civile

 

10. L'exploitation, l'entretien et l'aménagement d'ouvrages hydrauliques existants

 

11. La mise en place et l'exploitation de dispositifs de surveillance de la ressource en eau et des milieux aquatiques

 

12. L'animation et la concertation dans les domaines de la prévention du risque d'inondation ainsi que de la gestion et de la protection de la ressource en eau et des milieux aquatiques dans un sous-bassin ou un groupement de sous-bassins, ou dans un système aquifère

Source : d'après la Cour des comptes, Rapport public annuel 2023

b) Une démocratie de l'eau limitée par la technicité de la matière

Les comités de bassin, décrits à juste titre comme des « parlements de l'eau », au regard de la composition en quatre collèges de leurs représentants, ont pu être décrits abruptement comme de simples « chambres d'enregistrement » de décisions élaborées au sein des instances techniques des agences de l'eau. Le programme d'intervention de l'agence de l'eau, formellement validé par le comité de bassin, est, au regard de la multiplicité et de la technicité des enjeux, largement élaboré par des experts. Finalement, l'élu local est trop souvent dépossédé des termes du débat, et de nombreuses collectivités demeurent en retrait relatif des instances de concertation et de gouvernance de l'eau. Dans sa contribution écrite, le Cercle français de l'eau évoque une « quasi-communautarisation de l'eau » ainsi qu'une « connaissance non partagée et non débattue ».

Si les élus peinent à s'approprier les termes du débat, les citoyens en sont encore plus éloignés et ignorent, pour la plupart, l'étendue de la construction technico-administrative entourant la gestion du petit et du grand cycle de l'eau. Le « miracle de l'eau du robinet » reste à bien des égards difficile à percer, tout comme la facture d'eau difficile à déchiffrer.

À ce titre, au regard des tensions croissantes que la France sera amenée à connaitre autour de la disponibilité de la ressource, des actions de communication et de pédagogie semblent absolument indispensables. Elles existent déjà par endroit, mais gagneraient à être massifiées à l'échelle nationale. C'est l'objet du point 7 du Plan eau, qui a notamment débouché en juin 2023 à la campagne de communication « Chaque geste compte, préservons nos ressources », visant à informer les citoyens sur les gestes simples permettant de réduire la consommation d'eau, à savoir :

• installer un mousseur sur les robinets et un pommeau de douche économe ;

• vérifier et réparer les fuites ;

• prendre une douche plutôt qu'un bain ;

• installer un récupérateur d'eau de pluie ;

• installer un goutte-à-goutte pour ses plantes de jardin ;

• planter des plantes peu gourmandes en eau.

Une page dédiée du site Gouvernement.fr détaille ces mesures et offre la possibilité aux citoyens de calculer leur consommation annuelle d'eau. Comme l'indiquait le ministre Christophe Béchu lors de son audition devant la mission d'information, le 28 juin « Imaginez si l'on dépose chez vous chaque matin les 100 bouteilles d'eau d'un litre et demi correspondant à votre consommation journalière, chacune indiquant l'usage à laquelle elle est destinée. Sur ces bouteilles, une destinée être bue, quatre à préparer la nourriture, vingt pour la chasse d'eau etc. » Par cette image parlante, on comprend l'effort de communication à réaliser auprès du public.

Cette campagne s'accompagne du lancement, fin juin, d'une nouvelle fonctionnalité du site internet PROPLUVIA, permettant à chaque citoyen, en renseignant son adresse, de connaitre la situation de l'eau dans son secteur, et notamment l'état des restrictions en été.

Ces plans et outils de communication sont bienvenus, mais ils gagneraient aussi à s'accompagner d'un volet permettant au citoyen au comprendre les fondamentaux de gestion de l'eau, ou, à tout le moins, celle du petit cycle.

Concernant la lisibilité de la facture d'eau, un effort de pédagogie est ici aussi nécessaire. La mise en ligne récente de la page internet « En avoir pour mes impôts », sur le site du ministère de l'économie et des finances279(*), pourrait inspirer le ministère de l'écologie et, pourquoi pas, le conduire à créer une page internet « En avoir pour ma redevance ».

Le corollaire de cette information du citoyen est son implication, notamment par l'intermédiaire des associations d'usagers ou encore de protection de l'environnement. À ce titre, il a souvent été mentionné la trop faible représentation des acteurs non économiques au sein des instances de l'eau. Si un décret de 2020 a permis un rééquilibrage au sein des comités de bassin, il n'en va pas de même pour les commissions locales de l'eau. Ces dernières se composent pour au moins 50 % de représentants des collectivités territoriales, pour 25 % des représentants des usagers de l'eau, le reste étant les représentants de l'État. Au sein de ces 25 %, la représentation des usagers ou des associations demeure trop faible.

Par ailleurs, la mission note que le développement des CLE sur l'essentiel du territoire demeure lent et hétérogène selon les endroits. Pourtant, la CLE reste l'instance la plus pertinente de concertation à l'échelle des bassins versants, permettant de mettre tous les acteurs autour de la table et de définir un socle d'objectifs partagés. Sans aller jusqu'à la production systématique et l'obligation d'un SAGE, qui pourrait aboutir, dans certains territoires, à la constitution de « SAGE-papier », la généralisation des CLE, pouvant, le cas échéant, passer par l'étape intermédiaire que constitue le PTGE280(*), est amenée à devenir une nécessité au regard des enjeux à venir dans la gestion quantitative et qualitative de l'eau. Le scénario idéal pourrait être le continuum PTGE - SAGE - EPTB, pour la mise en oeuvre.

Les principaux freins à une meilleure couverture du territoire par les SAGE demeurent, d'une part, leur lourdeur excessive, avec des délais de mise en place de huit à dix ans, alors même que les SDAGE doivent être actualisés tous les six ans et que donc, un SAGE pourrait s'avérer périmé avant même son adoption. D'autre part, et en lien avec le premier point, c'est également la dépolitisation de l'enjeu qui peut amener à ne pas s'engager dans une démarche longue et complexe qui, le cas échéant, pourrait au contraire finir par devenir très politique, les visions quant à la gestion de la ressource étant très souvent divergentes. Aussi, la simplification des SAGE souhaitée par le Gouvernement dans son point 34 du Plan eau semble aller dans le bon sens, tout comme la généralisation des CLE figurant au point 33.

2. Des conflits d'usage insolubles ?
a) Les enseignements tirés du retour d'expérience sur la gestion de l'eau lors de la sécheresse 2022 : une gestion globalement positive mais perfectible

En mars 2023, un rapport commun IGEDD, IGA et CGAAER tire les leçons de l'épisode historique de sécheresse de 2022. Ce rapport fait suite à un rapport du CGEDD de décembre 2019, suite à l'importante sécheresse de 2019. Ce dernier avait tiré un constat assez sévère de la gestion par les services de l'État de cet épisode de sécheresse : hétérogénéité et déclenchement tardif des mesures prises, manque de coordination entre départements, critique des dérogations accordées, peu transparentes, trop faible association des parties prenantes, manque de moyens de contrôle, etc.

Suite à ce retour d'expérience, un nouveau guide national sécheresse a été publié en 2021, clarifiant les étapes de vigilance et d'alerte, invitant à une meilleure coordination interdépartementale, précisant le régime des dérogations, incitant à une meilleure communication et transparence entre les acteurs. L'épisode historique de sécheresse de l'été 2022 constitua le premier test pour la mise en oeuvre de ce guide, et des évolutions règlementaires l'accompagnant.

Le constat général est celui d'une architecture de gestion de crise qui a fonctionné, notamment au regard de l'intensité de la sécheresse.

Ce dispositif s'articule autour de trois outils à trois niveaux :

· un arrêté d'orientation de bassin (AOB) qui définit les principaux généraux de la gestion de la sécheresse ;

· un arrêté-cadre départemental ou interdépartemental mentionnant les mesures de restriction graduées et temporaires à prendre selon quatre niveaux de gravité sur la ou les zones d'alerte considérées ;

· des arrêtés de restriction temporaire des usages pris par les préfets de département au niveau des zones d'alerte. La concertation des acteurs autour de ces arrêtés est assurée par un comité ressource en eau (CRE).

La mission commune note que tous les AOB ont été pris avant l'été 2022 et que les trois quarts des arrêtés cadres ont été mis à jour, même si certains départements ne disposaient toujours pas, au moment de la sécheresse, d'arrêté cadre, conduisant les préfets à élaborer dans l'urgence des critères de déclenchement des différentes phrases. Elle note également que « Le guide national sécheresse lui-même s'est avéré, de l'avis de la grande majorité des interlocuteurs de la mission, un outil utile et pertinent qui a servi de référence avant et pendant la gestion de la crise. »

Le comité d'anticipation et de suivi hydrologique (CASH)

Émanation du Comité national de l'eau, instance placée auprès du ministre chargé de l'environnement, le CASH est chargé :

• d'échanger et d'informer sur la situation hydrologique à court et long termes afin d'accompagner les territoires dans l'anticipation du risque de sécheresse, la gestion des crises et la résorption de façon structurelle des phénomènes répétés de sécheresse ;

• de proposer au Comité national de l'eau, dans le contexte du changement climatique, des recommandations et des actions préventives ou compensatrices rendues nécessaires par la situation hydrologique ainsi que des actions destinées à résorber de façon structurelle le déficit quantitatif.

Outre son président, le comité d'anticipation et de suivi hydrologique comprend 43 membres nommés par arrêté du ministre chargé de l'environnement, dont 14 représentants du collège de l'État et de ses établissements publics, 29 membres désignés par le Comité national de l'eau (14 représentants les collectivités territoriales, 15 représentant les usagers). D'autres représentants de l'État et de ses établissements publics, parmi lesquels des représentants des préfets coordonnateurs de bassin, de Météo-France et du BRGM peuvent être associés à ce comité pour contribuer à la caractérisation de la situation hydrologique dans les territoires et apporter leur expertise.

Depuis quelques années, le CASH se réunit au printemps pour étudier une carte du risque sécheresse, à l'échelle départementale, concernant l'été à venir. Cette carte est réalisée avec le concours de Météo-France, du BRGM, du SCHAPI et de la plateforme AQUI-FR, et a pour but une meilleure identification des risques dès la sortie de l'hiver. Elle prend en compte trois types de données : des scénarios de projections disponibles (comme la sécheresse des sols à trois mois produite par Météo-France), des observations de débits des cours d'eau et des données de déficits pluviométriques passés. Cette carte aboutit à classer les départements selon trois niveaux de probabilité de risque : sécheresse possible, probable ou très probable.

Pour 2022, elle a permis de mieux anticiper la crise à l'été dans certains départements, même si le retour d'expérience a pu considérer que débuter les projections en avril était trop tardif d'une part, et que d'autre part, la carte issue de ces travaux mériterait d'être communiquée à plus grande échelle, notamment aux acteurs économiques.

Sources : article D. 213-10-1 du code de l'environnement et Retour d'expérience sur la gestion de l'eau lors de la sécheresse 2022

En revanche, quelques lacunes et voies d'amélioration ont été pointées par la mission parmi lesquelles :

- « une hétérogénéité du calendrier de déclenchement des phases de vigilance, d'alerte ou de crise. Cela a conduit à ce que des secteurs soient soumis à des restrictions alors que d'autres, sur le même bassin versant, en amont ou en aval, ne l'étaient pas. Ces situations ont pu générer un vif sentiment d'iniquité entre acteurs de départements voisins, et sont difficiles à justifier ». L'élaboration d'arrêtés cadres interdépartementaux est ainsi encouragé, ce qui permettrait d'homogénéiser les différentes phases sur des mêmes bassins ;

- la transparence et la justification des dérogations accordées localement. La mission rapporte des incompréhensions face à une stratégie jugée excessivement sévère pour les uns et plus accommodante pour les autres. Les restrictions ont ainsi été considérées comme particulièrement fortes pour les stations de lavage de voitures, et au contraire, laxistes concernant les golfs. La mission suggère ainsi de renforcer les lignes directrices nationales concernant les mesures de restrictions et les contours des dérogations pouvant s'appliquer. Cet aspect est en effet fondamental car les conflits d'usage en période de tension, voire de crise sont nécessairement appelés à s'accroître ;

- dans la même perspective d'anticipation des conflits d'usage, le retour d'expérience invite à clarifier les obligations de lâchers d'eau pour le soutien d'étiage concernant les retenues les plus importantes, multi-usages ;

- enfin, une marche demeure à franchir dans le recueil efficace des données pertinentes, leur compilation claire, concise et non équivoque, en vue d'être portées à la connaissance du préfet, puis transmises au niveau national, pour alimenter le suivi interministériel.

Dans le détail de la gestion opérationnelle, la mission pose le constat de situations parfois perfectibles et formule des recommandations pour les sécheresses à venir et notamment :

- une meilleure anticipation de la période estivale par la réunion des comités ressource en eau en sortie d'hiver, pour faire le bilan de la recharge hivernale et anticiper les mois à venir ;

- une réduction des délais à quatre jours entre le dépassement de seuil et la prise de mesures ;

- rendre obligatoires à moyen terme les compteurs télérelevés sur les différents usages et notamment agricoles et poursuivre la recherche et la régularisation des forages non déclarés ;

- modifier le guide national sécheresse pour harmoniser progressivement les conditions de déclenchement des différentes phases de gestion des sécheresses, en incluant systématiquement les relevés ONDE et piézométrique ;

mieux contrôler l'efficacité des mesures de gestion prises, tout en veillant à ce qu'elles soient claires et contrôlables. Réfléchir sur les sanctions applicables en cas de non-respect des mesures ;

améliorer la communication à l'égard du public et des acteurs du territoire ;

- mettre l'échelon interministériel en ordre de marche en permettant la bonne remontée des données et en concevant un plan de résilience « sécheresse et rupture d'alimentation en eau potable à grande échelle ».

Enfin, la mission propose des perspectives pour réduire la vulnérabilité du territoire aux sécheresses, parmi lesquelles :

- à terme, réserver le bénéfice des dérogations aux restrictions des usages de l'eau aux acteurs engagés dans une réduction des prélèvements telle que posée par les Assises de l'eau de juillet 2019 ;

- encourager la démarche PTGE ;

- encourager la politique de réutilisation des eaux usées ;

-  réaliser des diagnostics de vulnérabilité de l'alimentation en eau potable et encourager au regroupement du service à des échelles supérieures.

Le ministère de la transition écologique indique que ces recommandations, 18 au total, sont d'ores et déjà en cours de mise en oeuvre avec notamment la réunion des comités ressource en eau en sortie de l'hiver 2023 pour faire le bilan de la recharge hivernale, globalement mauvaise, et anticiper les difficultés estivales. Une stratégie nationale de contrôle a également été mise en place et les campagnes de communication sont en train de monter en puissance. En outre, l'outil PROPLUVIA sera modernisé dans les prochaines semaines.

b) Anticiper une augmentation inévitable des conflits d'usage

En creux du rapport du retour d'expérience concernant la sécheresse 2023, il y a bien la montée en puissance des inévitables conflits d'usage. Ces conflits, déjà bien présents sur de nombreux territoires, pourraient faire courir le risque à la France de voir se développer, en été, une véritable « guerre de l'eau » entre différents acteurs aux préoccupations très souvent légitimes.

À ce titre, le guide sécheresse propose un tableau des mesures générales de restriction des usages de l'eau, illustrant la volonté de prise en compte des différents usages de l'eau dans différents secteurs pour répondre à différent besoins. Cette gestion différenciée est indispensable, mais nécessite la plus grande transparence au niveau local pour être comprise, tout comme l'exigence de contreparties.

Extrait du tableau des mesures minimales de restriction des usages de l'eau
Légende des usages : P= Particulier, E= Entreprise, C = Collectivité,
A= Exploitant agricole

Source : Guide national sécheresse

Il faut noter que les principaux utilisateurs de l'eau touchés par les mesures de restrictions en cas de sécheresse sont les agriculteurs, qui sont aussi les principaux consommateurs d'eau en été, à des niveaux atteignant parfois les 90 % du total de la consommation de certains territoires.

Les risques sont grands de voir émerger des conflits entre le secteur agricole et d'autres secteurs de la vie économique, voire de citoyens, qui pourraient s'estimer lésés au regard de l'ampleur des consommations agricoles, des possibilités de stockage autorisées et des dérogations permises pour certaines cultures stratégiques ou à forte valeur ajoutée.

Il existe aussi des risques de conflits entre des agriculteurs irrigants et des agriculteurs non irrigants, les uns pouvant sécuriser leur production quand les autres doivent composer avec les aléas du climat. Le risque est aussi celui, à mesure que les volumes prélevables vont diminuer, d'exclure les nouveaux entrants de l'irrigation. En effet, un agriculteur se situant en ZRE ne peut devenir irrigant, adhérer à un OUGC, et se voir attribuer des quotas de prélèvements que dans la mesure où des quotas sont encore attribuables. Or, rien n'est moins sûr au regard des conséquences attendues du changement climatique sur le niveau des nappes et des cours d'eau, entrainant nécessairement une réduction, déjà observable, des volumes prélevables, à tout le moins en été.

En outre, on peut souligner les risques de conflits entre les agriculteurs irrigants eux-mêmes, entre ceux qui, connectés à une réserve, peuvent sécuriser leurs productions malgré les restrictions, et ceux qui, irrigants non connectés, se voient restreindre, voire interdire toute irrigation. À ce titre, il n'est pas étonnant que des projets de réserves, essentiellement de substitution, soient en cours en France, les agriculteurs irrigants identifiant bien le risque qu'une multiplication des arrêtés de restriction des usages de l'eau, année après année, ferait peser sur leur exploitation281(*). Or, si un rapport du CGAAER, cité supra, estime que les besoins de l'agriculture en eau devraient passer de trois à six milliards de m3 par an en retenant trois milliards de m3 supplémentaires par du stockage hivernal, force est de constater que les contraintes financières, de disponibilité de la ressource, d'emprise foncière ou encore d'acceptabilité sociale ne seront pas réunies pour mener à bien une telle entreprise de doublement des consommations, et que si la profession agricole ne mise que sur le stockage de l'eau comme outil de résilience face au changement climatique, d'âpres conflits d'usage sont à attendre. Autrement dit, tous les irrigants ne pourront pas avoir leur réserve, sauf à emprunter la voie tracée par l'agriculture espagnole.

Par ailleurs, le risque de conflit entre les usages et entre les territoires, notamment pour les grands ouvrages, est à prendre au sérieux et à anticiper dès aujourd'hui, conformément aux recommandations du retour d'expérience. Ce retour d'expérience souligne qu' « outre le fait que le multi-usage ne doit pas empêcher de sécuriser des usages prioritaires pour certaines retenues (refroidissement de centrales nucléaires par exemple comme à Cattenom ou Golfech), il ne peut ou ne devrait pas pouvoir servir les intérêts d'une seule partie du territoire (amont) au détriment des besoins de l'aval. », citant notamment la gestion de l'axe Aveyron, qui aurait privilégié l'usage touristique. Le rapport poursuit en indiquant que dans ces situations de crise, « le préfet représentant de l'État conserve la responsabilité de la sécurité de la population à l'échelle de son territoire de compétence et peur donc prendre des mesures restrictives des libertés publiques, dès lors qu'elles sont proportionnées au risque contre lequel elles doivent lutter. En ce sens, il peut ordonner des lâchers d'eau s'il juge que les besoins prioritaires de l'aval de la retenue concernée sont mis en danger sans ces lâchers ». La mission partage ce souci d'assurer la couverture des usages les plus prioritaires en cas de crise aigüe et souscrit à la recommandation visant à réexaminer les conventions et la gouvernance de la gestion des retenues les plus importantes pour clarifier les obligations de lâcher d'eau pour le soutien d'étiage.

Enfin, le risque de la « bataille des dérogations » est bien réel, chaque acteur économique faisant valoir sa spécificité et son faible impact sur le milieu. Nombre d'acteurs économiques ont fait part à la mission des enjeux autour de l'eau s'attachant à leur secteur et des efforts de sobriété déjà effectués :

• la Fédération des professionnels de la piscine et du spa (FPP), indique, dans sa contribution écrite, « que les piscines ne représentent que 0,15 % de l'eau utilisée en France et la FPP travaille activement afin de réduire encore cette utilisation. En 25 ans, l'utilisation de l'eau d'une piscine a ainsi été réduite de 45 % » ;

• la Fédération française du golf (FFG) souligne que « en cas de sécheresse, seules les surfaces de jeu appelées « greens » sont arrosées la nuit. Elles ne représentent qu'1 à 2 % de la surface totale de jeu ». Les greens bénéficient donc bien d'une dérogation, sauf en cas de pénurie d'eau potable, au regard du poids économique que représente le golf et des coûts que représenteraient la perte de cette surface de jeu. La FFG indique que même si le nombre de parcours est passé de 558 à 610 en France, la consommation totale de l'ensemble des parcours a légèrement décru, s'établissant à un peu moins de 29 millions de m;

l'Union française des semenciers (UFS) indique que la production de semences représente 400 000 hectares en France, dont 40 % sont irrigués et quasiment 100 % en période de sécheresse. Sur les 2,9 milliards de m3 consommés par l'agriculture, 200 millions sont destinés à la production de semences, avec un risque d'augmentation de ce volume compte tenu du changement climatique. Face à cela, la filière ne reste pas inactive et indique que « 38 % des axes de recherche portent sur la tolérance à la sécheresse, aux stress thermiques (gel, fortes températures), aux cycles de développement, aux irrégularités du climat, aux nouvelles maladies ». L'impact d'un moindre accès à l'eau touche la recherche comme la production :

- la recherche est touchée à travers une perte du matériel de recherche pour l'année suivante, une perte de matériel génétique sur les premières générations, des retards dans les programmes de recherches et des coûts induits en augmentation ;

- la production est naturellement impactée par de fortes baisses des rendements, comme l'été 2022 a pu l'illustrer : 10 à 50 % de pertes de rendement sur le maïs, 25 à 30 % pour les légumineuses à graines, 30 à 60 % pour les légumes secs, etc. D'où la nécessité pour la filière semencière d'obtenir des dérogations pour une culture particulièrement exigeante et stratégique pour l'ensemble des filières végétales françaises ;

l'interprofession française de l'horticulture, de la fleuristerie et du paysage (VALHOR), rencontrée par la mission à l'occasion de son déplacement au Salon international de l'agriculture (SIA) 2023, a souligné également l'importance de l'accès à l'eau, notamment au stade de la production (horticulteurs, pépiniéristes, semenciers), ce seul collège de l'interprofession comptant 2 900 entreprises employant 16 500 personnes et générant un chiffre d'affaire de 1,4 milliard d'euros par an. Dans sa contribution écrite, l'interprofession indique que, concernant les exploitations horticoles et les pépinières, qu' « une plante ne peut survivre sans eau au-delà de 48h ». Elle souligne par ailleurs, concernant l'arrosage des espaces verts qu' « avec l'augmentation du stress hydrique, il est aberrant de ne pas donner une seconde vie aux eaux usées, là où c'est possible ».

Finalement, même si la mission a conscience de l'importance de toutes les activités précédemment mentionnées, qui seraient nécessairement impactées en cas de restrictions totales sans possibilité d'aménagement, elle soutient que l'État devrait se préparer plus activement aux scénarios de crises sévères et expliciter sans tarder les usages absolument prioritaires en cas de crise généralisée. La mission identifie deux secteurs fondamentaux : la couverture en eau potable pour les besoins essentiels de la population et des services publics, et le refroidissement des centrales nucléaires.

À ce titre, la mission souscrit à la recommandation 15 du retour d'expérience précédemment mentionné, invitant à un travail interministériel d'élaboration d'un plan de résilience « sécheresse et rupture d'alimentation en eau potable à grande échelle ».

Enfin, au-delà de la préparation des crises aigües, un effort considérable de sobriété en eau, en partie débuté, doit être mis en place par l'ensemble des usagers de l'eau, en particulier les plus gros consommateurs.

Aussi, si l'agriculture souhaite assurer sa pérennité et sa résilience sur l'ensemble des territoires, les leviers à mobiliser seront nécessairement multiples et ne sauraient se résumer à une politique ambitieuse de stockage de l'eau en hiver. Dans ses contributions écrites, l'INRAE indique « Les exploitants agricoles, pour pouvoir préserver une capacité de production, devront combiner une série de mesures permettant d'adapter leurs systèmes de production à un climat modifié mais aussi de réduire la vulnérabilité de leurs productions. Ces leviers d'adaptation concernent l'ensemble de la filière et des territoires ».

Les différentes formes d'adaptation au changement climatique
de l'agriculture

Source : Contributions écrites de l'INRAE

Vers une agriculture résiliente : le levier de l'agroécologie

Dès lors qu'il est acté que la politique de stockage l'eau n'est qu'un levier parmi d'autres de résilience des productions agricoles, il en va de l'intérêt même des agriculteurs d'interroger en profondeur leurs pratiques agricoles, leur utilisation d'intrants, leur travail du sol et leur gestion du paysage. Si le stockage de l'eau permet d'améliorer la résilience immédiate de l'agriculture, les principes de l'agroécologie constituent un autre levier, transformant, de la résilience de l'agriculture française.

Ces principes peuvent se résumer en plusieurs points :

• valoriser le recyclage de la biomasse, en vue d'optimiser la décomposition de la matière organique et le recyclage des nutriments ;

• renforcer les systèmes agricoles à travers l'amélioration de la biodiversité (en créant des habitats pour les ennemis naturels des ravageurs, par exemple) ;

• fournir les conditions de sol les plus favorables à la croissance des plantes ;

• minimiser les pertes d'énergie, d'eau, de nutriments et de ressources génétiques en améliorant la conservation et la régénération des ressources en sols et en eau et de l'agrobiodiversité ;

• diversifier les espèces et les ressources génétiques de l'agroécosystème dans le temps et dans l'espace, de la parcelle au paysage ;

• renforcer les interactions biologiques et les synergies entre les composantes de l'agrobiodiversité, favorisant ainsi les processus et services écologiques clés.

Une publication de 2022 de l'INRAE examine l'effet des pratiques agricoles et du paysage sur la biodiversité, les fonctions écologiques et les rendements agricoles sur un site d'étude à long terme du sud-ouest de la France. Celle-ci montre que les pratiques agricoles qui diminuent la biodiversité agricole limitent par ailleurs le potentiel de rendement des cultures. A contrario, il est démontré que la biodiversité agricole contribue autant aux rendements des cultures et que les pratiques agricoles. Elle souligne également qu'augmenter l'hétérogénéité des paysages agricoles est un levier d'action considérable pour maintenir la stabilité des rendements agricoles face à des évènements climatiques défavorables plus fréquents282(*).

Une note d'analyse de France Stratégie de 2020283(*) souligne par ailleurs que « les exploitations agroécologiques284(*) présentent en général des résultats économiques à moyen terme supérieurs à ceux d'exploitations conventionnelles. C'est particulièrement le cas des exploitations en agriculture biologique (AB) ». Elle souligne en outre que les aides de la PAC ne sont pas proportionnées au service environnement rendu par les exploitations. Par exemple, les montants d'aide à l'hectare en grande culture pour les référentiels MAEC systèmes sont supérieurs à ceux du référentiel bio, alors que c'est bien ce dernier qui est porteur de la plus grande exigence environnementale.


* 279 https://www.economie.gouv.fr/enavoirpourmesimpots

* 280 Qui n'a cependant, à la différence du SAGE, pas de valeur règlementaire.

* 281 Le double avantage de la substitution étant, pour l'irrigant connecté, la sécurisation de l'eau, et pour l'irrigant non connecté, la baisse globale de la pression sur la ressource, retardant la prise de mesures de restriction.

* 282 Duflot R., San-Cristobal M., Andrieu E., Choisis J-P., Esquerré D., Ladet S., Ouin A., Rivers-Moore J., Sheeren D., Sirami C., Fauvel M. & Vialatte A. 2022. Farming intensity indirectly reduces crop yield through negative effects on agrobiodiversity and key ecological functions. Agriculture, Ecosystems and Environment, 326:107810,  https://doi.org/10.1016/j.agee.2021.107810

* 283 Note d'analyse n°94, aout 2020.

* 284 Il est à noter que France stratégie donne la définition suivante de l'agroécologie pour son analyse : « L'agroécologie regroupe toutes les pratiques agricoles fondées sur une utilisation optimale des ressources naturelles pour réduire au minimum le recours aux intrants de synthèse -- engrais chimiques et produits phytosanitaires -- et accroître la résilience et l'autonomie des exploitations. De nombreux référentiels publics ou privés se rattachent à ces pratiques ou s'en réclament : agriculture biologique (AB), mesures agro-environnementales et climatiques systèmes (MAEC), haute valeur environnementale (HVE), fermes Dephy, etc ».