EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 12 juillet 2023, sous la présidence de M. Christian Cambon, président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport d'information de M. Olivier Cigolotti, Mme Hélène Conway-Mouret, M. Bernard Fournier et Mme Michelle Gréaume, sur « L'action de la France et de l'Union européenne face à la déstabilisation des Balkans occidentaux dans le contexte de la guerre en Ukraine ».

M. Olivier Cigolotti, rapporteur. - M. le président, mes chers collègues, avec ma co-rapporteure Hélène Conway-Mouret et avec les collègues qui nous ont accompagnés pour notre déplacement dans cette région, je vais vous présenter les grands axes de conclusion de notre rapport d'information sur les Balkans occidentaux.

Avant d'en venir d'ici quelques minutes aux pistes de réforme pour renforcer l'action de la France et de l'Union européenne dans les Balkans, je vous propose de nous attarder quelques instants sur le diagnostic de la situation géopolitique. Pour dresser ce diagnostic, nous nous sommes appuyés sur le cycle d'auditions organisé avant notre départ et sur le déplacement d'une semaine que nous avons effectué au mois d'avril dernier à Sarajevo, à Belgrade puis à Pristina.

Nous avons choisi de décomposer ce diagnostic en quatre parties : je vais d'abord revenir sur l'inertie du processus d'intégration européenne avant que mes collègues ne reviennent respectivement sur le risque croissant d'influences extérieures, sur les fragilités institutionnelles de la Bosnie-Herzégovine et de la Serbie et enfin sur le processus de dialogue Belgrade-Pristina et les risques d'affrontements à la frontière entre la Serbie et le Kosovo.

En premier lieu, je vais donc évoquer la lenteur du processus d'intégration européenne des Balkans occidentaux et les conséquences directes de cette intégration inaboutie dans les pays de la région.

À la fin des années 1990, après une décennie d'affrontements violents pendant laquelle les guerres de sécession yougoslaves ont provoqué 150 000 à 200 000 morts, dont 40% de victimes civiles, les États membres de l'Union européenne ont décidé à l'unanimité d'ouvrir la voie à l'entrée dans l'Union de l'ensemble des pays de la péninsule balkanique.

Lors du sommet de Thessalonique organisé en juin 2003, le Conseil européen s'est engagé dans ce sens en consacrant expressément la « perspective européenne » des Balkans occidentaux, c'est-à-dire désormais des six pays suivants : Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine du Nord, Monténégro et Serbie.

Cette promesse, qui résonne directement avec l'actualité, n'a pas été tenue plus de vingt ans après l'organisation de ce sommet.

Depuis le début des années 2000, seules la Slovénie et la Croatie ont intégré l'Union européenne parmi les entités de l'ex-Yougoslavie.

Les délais observés dans les autres pays des Balkans occidentaux pour faire avancer le processus d'intégration européenne témoignent d'un manque d'engagement politique qui remet en cause la crédibilité de l'Union européenne pour intégrer ces pays situés dans son voisinage immédiat.

Sur ce sujet, la Macédoine du Nord est un exemple éclairant. Après avoir obtenu le statut de candidat à l'Union européenne en 2005, le processus d'intégration de la Macédoine du Nord a été bloqué pendant treize ans par un différend bilatéral avec la Grèce sur la dénomination du pays. Alors que ce différend a été réglé par un accord entre les gouvernements grecs et nord-macédonien en 2018, la Macédoine du Nord a été bloquée de nouveau pendant quatre ans par la Bulgarie pour un différend relatif à la présence d'une minorité bulgare en Macédoine du Nord. La Macédoine du Nord aura par conséquent attendu dix-huit ans entre sa demande d'adhésion et l'ouverture de ses négociations d'adhésion.

Ce seul exemple explique une forme de frustration voire de découragement des populations de la péninsule balkanique vis-à-vis du processus d'élargissement de l'Union européenne. Ce découragement se vérifie d'ailleurs dans les sondages et une étude récente estimait à 37% la proportion des citoyens des pays des Balkans occidentaux qui pensent que l'intégration européenne des Balkans n'aboutira jamais.

Cette frustration croissante vis-à-vis d'un processus d'intégration trop lent et trop bureaucratique est un premier élément central du diagnostic de la situation.

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure. - Pour poursuivre le diagnostic des fragilités des pays des Balkans occidentaux dressé par Olivier Cigolotti, je vais insister sur la présence croissante d'acteurs extérieurs dans les Balkans occidentaux à laquelle nous nous devons d'être très attentifs pour éviter tout risque de remise en cause de l'intégration euroatlantique des pays des Balkans par une puissance étrangère hostile à nos intérêts.

Pour illustrer ce risque, je tiens à rappeler ici que dans la capitale de la Serbie, des partis d'extrême droite ont organisé en mars 2022 des manifestations de soutien à l'agression de l'Ukraine par la Russie, quelques semaines après le début de guerre d'invasion. Quatre jours seulement avant l'offensive russe, le journal serbe Informer avait publié un article ayant pour titre « L'Ukraine attaque la Russie ».

Ces témoignages de la capacité d'influence de la Russie vis-à-vis de l'opinion publique serbe illustrent le risque qui pèse sur les pays des Balkans qui sont devenus des cibles pour les organes de désinformation au centre d'une guerre informationnelle de plus en plus intense entre l'Union européenne et ses compétiteurs stratégiques.

En premier lieu, il faut donc souligner la persistance des liens culturels, économiques, diplomatiques et stratégiques entre la Russie et les pays des Balkans.

Cette présence est particulièrement importante dans les pays et région à majorité orthodoxe au premier rang desquels la Serbie et l'entité de Bosnie-Herzégovine appelée Republika Srpska. Elle s'appuie sur une politique d'influence et de désinformation structurée et efficace qui s'appuie notamment sur la présence de l'agence de presse Spoutnik et d'un canal dédié du média Russia Today, « RT Balkan ».

Au-delà de cette influence sur les opinions publiques, la Russie conserve également des liens économiques importants avec certains pays des Balkans y compris après le déclenchement de la guerre en Ukraine. À ce titre, alors qu'elle dépend à 80% de la Russie pour son approvisionnement en gaz, la Serbie a négocié avec Gazprom un nouveau contrat de fourniture pluriannuel en mai 2022, postérieurement au déclenchement de la guerre.

La conséquence directe de ces liens économiques et culturels entre la Russie et la Serbie est le refus de la Serbie d'appliquer les sanctions économiques décidées par l'Union européenne contre la Russie, alors même que l'alignement de la politique étrangère est une condition à l'intégration et que la Serbie est en négociations d'adhésion avec l'Union européenne depuis près de dix ans.

Il faut également souligner que lors de l'entretien que nous avons eu avec le président Vucic, il a insisté sur le fait que la Serbie avait toujours condamné l'atteinte à l'intégrité territoriale de l'Ukraine et sur son attachement au principe d'intangibilité des frontières, en référence au Kosovo. Cette condamnation illustre la volonté de la Serbie de tenir une position d'équilibre entre la Russie et l'Union européenne.

En second lieu, parallèlement à cette présence historique de la Russie, les Balkans font également l'objet d'un réinvestissement important de plusieurs autres puissances extérieures dont les objectifs ne convergent pas avec ceux de l'Union européenne.

Sans revenir en détail sur la présence économique et culturelle de la Turquie, qui s'appuie notamment sur la réhabilitation du patrimoine hérité de la période ottomane de la péninsule, je veux insister sur l'importance de la présence économique de la Chine qui est désormais le deuxième partenaire commercial des Balkans occidentaux.

Tous les pays de la région, à l'exception du Kosovo dont l'indépendance n'est pas reconnue par la Chine, ont rejoint le programme des nouvelles routes de la soie et ont bénéficié des financements chinois dans le secteur des infrastructures.

Il faut souligner ici que l'ampleur des programmes d'investissement risque de créer un phénomène de dépendance. À cet égard, les financements chinois sont non seulement un instrument de diplomatie économique mais également de politique étrangère.

Pour ne prendre qu'un exemple, le Monténégro a contracté en 2014 auprès de créanciers chinois un prêt pour construire une autoroute de 1 milliards d'euros ce qui représente un quart du PIB pays.

L'intervention croissante des puissances extérieures dans les Balkans occidentaux, sur les plans économique et diplomatique, constitue dès lors un autre facteur de déstabilisation à prendre en compte pour accélérer l'intégration euroatlantique de ces pays.

M. Bernard Fournier. - Pour compléter les éléments transversaux que viennent d'évoquer les deux rapporteurs, je vais évoquer avec notre collègue Michelle Gréaume des éléments plus spécifiques de diagnostic en lien direct avec le déplacement que nous avons effectué au début du mois d'avril. J'évoquerai dans un premier temps les deux premières étapes de notre déplacement à Sarajevo et à Belgrade avant de laisser Michelle Gréaume évoquer notre étape à Pristina et les tensions actuelles à la frontière entre la Serbie et le Nord du Kosovo.

En premier lieu, notre déplacement de trois jours effectué dans la capitale de la Bosnie-Herzégovine nous a convaincu de la profondeur des blocages politiques et institutionnels locaux qui entravent la progression du processus d'intégration à l'Union européenne.

La constitution de la Bosnie-Herzégovine est directement issue des accords de Dayton négociés en 1995 pour mettre fin à la guerre. Elle a été imaginée dans l'objectif d'un arrêt durable des combats, et elle n'est pas adaptée à l'organisation de pouvoirs publics efficaces à long terme.

Par suite, elle organise un système fédéral d'une très grande complexité au sein duquel les différends entre les « communautés nationales » sont fréquemment instrumentalisés et bloquent toute tentative de réforme du système politique.

Le pouvoir est ainsi réparti entre quatorze parlements qui contrôlent quatorze gouvernements au sein desquels les partis les plus influents sont des partis ethno-nationalistes qui défendent les intérêts de chacune des trois communautés nationales reconnues par la constitution : les Bosniaques, les Croates et les Serbes.

Dans la période récente, le blocage institutionnel bosnien a été aggravé par deux facteurs.

En premier lieu, l'entité fédérée composée à majorité de Serbes, la Republika Srpska, est actuellement dirigée par un parti ethno-nationaliste proche de la Russie. En réaffirmant publiquement l'hypothèse d'une sécession de la Republika Srpska en mars dernier, son président Milorad Dodik a contribué à fragiliser l'équilibre institutionnel de la Bosnie-Herzégovine dans le contexte de la guerre en Ukraine.

En second lieu, la légitimité du poste de Haut Représentant de la communauté internationale, qui dispose de pouvoirs lui permettant de suspendre des lois adoptés par les pouvoirs bosniens, est remise en cause par une partie de la population.

À cet égard, le choix fait par le Haut Représentant, que nous avons rencontré à l'occasion de notre déplacement, de modifier le droit électoral par une décision unilatérale prise le jour du scrutin le 2 octobre 2022 constitue un élément de fragilisation de la confiance de la population bosnienne dans le processus électoral.

Pour ces différentes raisons, il nous est clairement apparu que la décision prise par l'Union européenne en décembre 2022 d'octroyer officiellement le statut de candidat à la Bosnie-Herzégovine est un signal ambigu.

Il constitue un point de départ plutôt qu'un point d'arrivée pour les autorités bosniennes et il est impératif que des réformes soient rapidement mises en oeuvre pour respecter les 14 priorités essentielles identifiées par la Commission dès 2019 pour réformer le système politique fondé par les accords de Dayton à commencer par le droit électoral dont le caractère discriminatoire a été expressément condamné par la Cour européenne des droits de l'Homme.

En second lieu, la délégation a poursuivi son déplacement par un programme de travail de deux jours à Belgrade qui nous a permis de rencontrer l'actuel président de la république serbe, M. Aleksandar Vucic, ainsi que plusieurs représentants de l'opposition démocratique et de la société civile.

Si la stabilité institutionnelle et politique de la Serbie contraste avec la situation observée à Sarajevo, deux éléments nous apparaissent comme étant de nature à ralentir le processus en cours d'intégration européenne du pays.

En premier lieu, en matière de politique étrangère, la Serbie revendique une position de réserve, voire de non-alignement dans le contexte de la guerre en Ukraine. À ce titre, et bien qu'elle ait voté la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies condamnant l'agression russe, la Serbie refuse d'aligner sa politique étrangère sur celle de l'Union européenne en appliquant les sanctions européennes contre l'économie russe.

En second lieu, en matière d'État de droit, de nombreux interlocuteurs ont attiré notre attention sur la dégradation de la situation des libertés civiles et politiques en Serbie, au premier rang desquelles la liberté de la presse dont le recul profite en premier lieu aux médias de propagande qui diffusent un récit au service des intérêts de la Russie.

Par suite, nous soulignons l'importance pour l'Union européenne de se servir des négociations d'adhésion comme d'un levier pour engager la convergence de la Serbie vers les standards des États membres de l'Union européenne en matière de positionnement diplomatique et d'État de droit.

Mme Michelle Gréaume. - Pour terminer ce diagnostic approfondi de la situation stratégique dans les Balkans, je vais évoquer la dernière étape de notre déplacement, au Kosovo, ainsi que les tensions qui existent actuellement dans le Nord à la frontière avec la Serbie.

En premier lieu, notre programme de travail au Kosovo nous a notamment permis de nous entretenir avec le chef du gouvernement, le premier ministre Albin Kurti, qui a engagé depuis son élection en février 2021 un vaste programme de réforme et de modernisation du pays, dont les objectifs principaux sont le développement socio-économique du Kosovo et le progrès dans la lutte contre la corruption.

Les progrès effectués par les institutions kosovares en matière de garantie de l'État de droit sont un témoignage de la capacité des pays des Balkans occidentaux à engager les réformes exigées par l'Union européenne lorsque ces réformes sont mises en oeuvre avec une volonté politique soutenue et durable.

Nos échanges avec la représentante spéciale du secrétaire générale des Nations unies au Kosovo et avec la mission civile de l'Union européenne pour le renforcement de l'État de droit (EULEX Kosovo) ont néanmoins témoigné du fait que les réformes en cours doivent être approfondies pour permettre à terme l'intégration du Kosovo dans l'Union européenne comme le prévoit la perspective européenne de l'ensemble des pays de la zone.

Dans le cas particulier du Kosovo, il convient par surcroît de rappeler que la perspective d'intégration au sein de l'Union européenne est ralentie par le fait que Chypre, l'Espagne, la Grèce, la Roumanie et la Slovaquie n'ont toujours pas reconnu la déclaration d'indépendance du Kosovo en date de février 2008. La position de ces cinq États membres ne reconnaissant pas le Kosovo explique le fait que le pays n'ait déposé officiellement sa candidature à l'Union européenne que le 15 décembre 2022.

En parallèle de cette volonté de réforme en matière de politique intérieure, j'aimerai pour finir évoquer les vives tensions qui existent actuellement dans le Nord du Kosovo, à proximité de la frontière avec la Serbie.

Dès la fin de l'année 2022, la démission collective des policiers serbes en poste dans le Nord du Kosovo avait donné lieu à un premier épisode de blocage dans cette partie du territoire qui est peuplée en majorité de Serbes.

Notre déplacement, au cours duquel nous avons pu échanger directement avec des représentants de la société civile serbe du Nord du Kosovo à Mitrovica, est intervenu quelques semaines après la conclusion de l'accord d'Ohrid du 18 mars 2023 qui constitue une feuille de route pour la normalisation des relations entre la Serbie et le Kosovo.

Cet accord, signé avec la médiation de l'Union européenne qui organise régulièrement des rencontres entre les dirigeants serbes et kosovars depuis 2011 dans le cadre du « dialogue Belgrade-Pristina », prévoit plusieurs étapes de normalisation des relations entre les deux pays dont notamment la mise en place d'une Association des municipalités à majorité serbe au Nord du Kosovo.

Quelques semaines après notre déplacement, les élections locales organisées au Nord du Kosovo n'ont pas permis de résoudre la crise politique car elles ont été boycottées par la majorité serbe et que des maires albanais ont été élus avec une participation de seulement 3,5%.

L'installation de ces maires élus avec moins de 5% des voix exprimées en mai 2023 a provoqué un nouvel épisode d'affrontements violents au Nord du Kosovo qui a provoqué une trentaine de blessés au sein de la KFOR, qui est la force de maintien de la paix de l'Alliance atlantique de 3 700 militaires présente sur le territoire kosovar depuis 1999.

La persistance de ce différend bilatéral entre la Serbie et le Kosovo et la difficulté des parties en présence à faire progresser la normalisation de leur relation en dépit de la médiation assurée par l'Union européenne est un autre élément central de ralentissement de l'intégration européenne des Balkans occidentaux.

Alors que l'Union européenne a fait de la pacification des relations bilatérales au sein de la péninsule un objectif stratégique, la stagnation du dialogue Belgrade-Pristina est une illustration de la nécessité de renforcer l'investissement diplomatique de la France et de l'Union dans les Balkans pour accélérer l'aboutissement de leur intégration européenne.

M. Olivier Cigolotti, rapporteur. - Pour terminer, je vais vous exposer avec ma co-rapporteure les principaux axes de recommandations qui sont détaillés dans le rapport. Je me concentrerai sur ce qui concerne l'action de la France et laisserai Hélène Conway-Mouret évoquer les priorités de réforme pour l'Union européenne.

La France est un acteur historique dans les Balkans occidentaux. Le voyage du président Macron en Serbie en 2019 a permis de réaffirmer l'ambition de la France d'influer directement sur l'évolution de la situation dans cette région. À cet égard, nous saluons l'adoption en avril 2019 d'une stratégie interministérielle dans les Balkans occidentaux.

Cependant, notre déplacement nous a permis de constater que sur le plan économique et commercial la présence des entreprises françaises dans les pays des Balkans occidentaux n'est pas encore à la hauteur de nos ambitions.

Par conséquent, notre premier axe de recommandation consiste à renforcer la présence économique de la France dans les pays des Balkans. Au-delà de la présence de nos grands groupes dont la société Vinci qui gère l'aéroport de Belgrade, notre diplomatie économique doit nous permettre d'insérer dans la péninsule balkanique nos petites et moyennes entreprises qui sont encore trop nombreuses à renoncer aux marchés de ces pays pourtant voisins et en voie d'intégration à l'Union européenne.

Ce renforcement de notre présence économique doit s'appuyer sur le déploiement de l'action de l'Agence française de développement qui a ouvert en 2019 une agence régionale à Belgrade qui a déjà permis le financement de projets à hauteur de 840 millions d'euros.

En deuxième lieu, il est essentiel de valoriser à sa juste mesure l'initiative française de création d'une Communauté politique européenne (CPE) proposée par le Président de la République le 9 mai 2022. Les réactions de nos différents interlocuteurs sur place nous ont montré que le scepticisme initial des pays candidats avait été dépassé. Ce format, qui présente le double avantage de réunir l'ensemble des pays d'Europe sur un pied d'égalité et de permettre d'aborder tous les secteurs de coopération potentielle, doit devenir un vecteur de l'intégration européenne des Balkans occidentaux, en complément de la poursuite de la politique d'élargissement.

Enfin en troisième lieu, nous estimons que la France doit accompagner son réinvestissement économique et diplomatique d'un réinvestissement stratégique.

Pour ce faire, la France doit continuer à coopérer avec les armées des pays des Balkans. Nous estimons également qu'il serait utile que la France soit représentée au sein des deux opérations militaires internationales dans la région. Si nos armées sont représentées par un détachement en Bosnie-Herzégovine auprès de la mission EUFOR-Althea, la présence de militaires français au sein de la KFOR au Kosovo serait également un signal bienvenu de notre réinvestissement stratégique dans la région.

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure. - Pour finir, j'aimerais insister sur deux axes de recommandation relatifs à l'action de l'Union européenne dans les Balkans occidentaux.

En effet, la question du rythme de l'élargissement de l'Union et du caractère trop bureaucratique des relations entre la Commission européenne et les autorités nationales des pays des Balkans est un point central de la situation géostratégique dans la péninsule balkanique.

À ce titre, nous estimons en premier lieu qu'un axe de réforme consiste à mieux cibler notre accompagnement des pays des Balkans.

Comme nous l'avons évoqué, la fragilité du système médiatique et des institutions publiques de ces pays les rend particulièrement vulnérables aux tentatives d'ingérence de puissances extérieures.

Dans un état de « guerre hybride mondialisée », selon la formule de la Revue nationale stratégique, l'accompagnement des pays des Balkans doit se concentrer en priorité sur la lutte contre les stratégies hybrides susceptibles d'affecter les pays des Balkans.

L'Union européenne doit par conséquent fournir sans attendre aux pays des Balkans une aide et une assistance pour lutter contre les attaques qui interviennent dans le champ cyber et dans le champ informationnel.

Au-delà de la force opérationnelle de communication stratégique du Service européenne pour l'action extérieure (SEAE), qui doit être mieux coordonnée avec les initiatives nationales, l'Union européenne doit également mieux soutenir les administrations locales face au risque cyber. L'initiative franco-slovène d'installation d'un centre de développement cyber dans la capitale du Monténégro est un modèle à dupliquer pour renforcer le soutien aux pays des Balkans sans attendre leur pleine intégration à l'Union européenne.

En second lieu, la politique d'élargissement de l'Union européenne doit être aménagée pour renforcer sa progressivité et sa crédibilité.

Le système actuel, qui repose essentiellement sur un dialogue technique et administratif entre la Commission et les États candidats, doit être réformé pour que le processus d'intégration européenne devienne un levier efficace de réforme institutionnelle dans les pays des Balkans.

Seul un suivi politique attentif du processus d'élargissement permettra aux États membres de l'Union d'enclencher le processus de réforme abouti dans les Balkans occidentaux qui permettra l'intégration de ces pays à l'Union européenne.

Comme le rappelait récemment le Président de la République dans son discours de Bratislava, la question n'est plus de savoir si nous allons intégrer ces pays, ni quand.

La question est de savoir comment les intégrer et il est urgent à ce titre d'adopter une approche plus pragmatique du processus d'adhésion pour accélérer l'intégration européenne des Balkans occidentaux.

J'ajoute pour finir que bien que nous ayons parfois tendance à considérer les Balkans comme un bloc, notre déplacement nous a permis de constater que chaque pays de cette région répond à une logique propre à laquelle il faut être attentif. Nous devons être particulièrement attentifs à la tension entre la Serbie et le Kosovo qui pourrait être une étincelle qui entraine la déstabilisation globale de la région.

M. Olivier Cadic. - Merci pour ce rapport qui est passionnant. J'ai été régulièrement dans les Balkans occidentaux. Sur la question du renforcement de notre présence économique, je pense que nous devons nous comparer avec l'Allemagne. Nos entreprises sont en concurrence avec les entreprises allemandes dans cette région. Le renforcement de notre présence est positif pour ces pays car cela réduit leur dépendance à l'Allemagne.

Je suis également heureux du fait que vous saluez la Communauté politique européenne qui est un vrai succès pour la France obtenu grâce à l'initiative du Président de la République, et ce en incluant même le Royaume-Uni.

Je veux toutefois insister sur le fait que dans le cadre de l'adhésion de la Serbie à l'Union européenne, l'Union européenne veut accélérer le processus depuis longtemps. J'ai le sentiment que ce sont plutôt les États membres qui ralentissent le processus, pour des raisons de politique intérieure.

Je me rappelle qu'au moment de l'indépendance du Kosovo, le ministre russe Lavrov avait affirmé que la reconnaissance du Kosovo était une erreur des pays de l'Union dont la Russie saurait se servir. Lors d'un de mes déplacements, il m'avait été expliqué que la Serbie et le Kosovo souhaitaient négocier pour déplacer la frontière d'un commun accord. Or ce projet n'a pas pu être mis en oeuvre du fait de l'opposition de l'Allemagne.

Sur la question de la Bosnie-Herzégovine, que vous avez bien analysée, il faut souligner que les positions défendues par Milorad Dodik ont beaucoup évolué. Il adopte aujourd'hui une position en faveur de la sécession mais il faut se demander si cela n'est pas lié au fait que la Russie adopte la même position et remet en cause les accords de Dayton.

Si nous n'intégrons pas rapidement les pays des Balkans, nous les condamnons à se tourner vers la Russie, vers la Chine, vers la Turquie, qui veulent se servir des Balkans comme d'un porte-avion au coeur de l'Union européenne. Il faut également souligner le rôle de la Croatie qui continue d'exercer une influence très importante dans la région, notamment en Bosnie-Herzégovine.

Nous devons souligner que la France doit être plus investie politiquement pour soutenir l'élargissement de l'Union aux pays des Balkans. Sur la question de la Serbie en particulier, je peux vous assurer pour l'avoir rencontré que la volonté profonde du président Vucic est que la Serbie rejoigne l'Union européenne, même s'il avance politiquement sur une ligne de crête.

M. Christian Cambon, président. - Je partage cette lecture de la situation en Serbie, où je me suis moi-même rendu récemment. Le président Vucic souhaite que la Serbie rejoigne l'Union européenne mais il attend des pays européens des signaux politiques clairs en faveur de cette intégration.

Sur la question de la Bosnie-Herzégovine, il faut constater que les accords de Dayton ont permis d'arrêter les combats mais ils ne sont pas efficaces pour organiser les pouvoirs publics sur le long terme. Il faut également souligner que les moyens de notre ambassade en Bosnie-Herzégovine sont très réduits ce qui ne permet pas de soutenir notre capacité d'influence.

Si nous n'accélérons pas l'intégration européenne de ces pays, ils vont nécessairement chercher d'autres partenaires. Il faut par conséquent réviser notre politique d'élargissement et ses 35 chapitres de négociation qui ne permettent pas d'intégrer rapidement les pays candidats. Un système d'intégration progressif serait plus adapté pour nourrir l'espoir de la jeunesse de ces pays. À cet égard je ne comprends toujours pas le fait que l'Union européenne n'ait pas plus rapidement intégré la Roumanie à l'espace Schengen malgré les efforts très importants consentis par ce pays pour contrôler ses frontières. Il faudrait envisager un élargissement progressif en raisonnant secteur par secteur. En tout état de cause, cette réforme doit être menée parallèlement à la réforme du mode de prise de décision au sein de l'Union européenne.

Les tensions actuelles au Nord du Kosovo et les heurts qui ont suivi le conflit qui a émergé sur les plaques minéralogiques illustrent le niveau de tension dans la région, qui n'est pas toujours suivi avec une grande attention par les pays occidentaux.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Nous nous sommes concentrés dans notre rapport sur les pays des Balkans occidentaux dans le rapport, et en particulier les trois pays que nous avons visités.

Nous ne pouvons pas effacer le passé de ces pays et nous devons nous efforcer de comprendre comment plusieurs populations cohabitent dans cet espace balkanique.

Je veux insister sur le niveau de blocage en Bosnie-Herzégovine. Les accords de Dayton ont été écrits pour assurer la stabilité entre les trois blocs nationaux mais ils n'ont pas été écrits pour servir durablement de constitution. Ce pays est aujourd'hui impossible à gérer.

Le Haut Représentant de la communauté internationale ne joue pas toujours un rôle constructif. La modification de la loi électorale pendant le déroulement des élections est un élément qui nuit à la crédibilité de l'action de la communauté internationale.

La présence allemande dans ces pays est bien supérieure à la présence française : une grande partie de la jeunesse formée dans ces pays quitte la région pour travailler en Allemagne, en s'appuyant sur un réseau très développé d'enseignement de la langue allemande dans les Balkans. La France ne tire pas assez parti de sa très bonne image dans les Balkans.

Quant à l'action de la France, nous estimons que les moyens de nos ambassades dans les Balkans devraient être renforcés. Il faut combler notre manque d'ambition dans cette région d'une très grande importance.

M. Christian Cambon, président. - Je rappelle ici que lors de la reconnaissance de l'indépendance du Kosovo, le président russe Vladimir Poutine avait affirmé que les pays occidentaux le paieraient cher. La Russie utilise aujourd'hui cet argument pour parler du Donbass dans sa propagande.

M. Pascal Allizard. - Sur la question de l'action du Haut Représentant de la communauté internationale en Bosnie-Herzégovine, j'étais présent dans ce pays pour l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour les élections d'octobre 2022, et je confirme que l'intervention du Haut Représentant a été mal vécue par l'ensemble des parties prenantes. Cette intervention constitue un contre-exemple par rapport aux règles de l'État de droit que nous promouvons dans les pays candidats à l'Union européenne.

La légitimité de ce Haut Représentant est remise en cause par ce type de décision qui n'est pas compatible avec le modèle que nous défendons en matière de respect de l'État de droit. Je veux également insister sur un point positif : le retour en Bosnie-Herzégovine de jeunes Bosniens après avoir réussi à l'étranger. Ces jeunes permettent également de renouveler la classe politique bosnienne en se présentant aux élections, ils représentent un espoir pour ce pays.

Sur la Serbie, je voudrais souligner qu'au moment de la crise migratoire, les financements allemands en Serbie ont transité par l'Église, et nous devons être attentifs à ce point. Je rejoins vos recommandations notamment en ce qui concerne le processus d'adhésion : nous devons avoir une approche politique de cette question.

Sur la Bulgarie, nous constatons que le niveau de corruption reste élevé. Cependant, nous avons besoin de ce pays comme rempart vis-à-vis de la Turquie. Il faut abandonner l'idée d'avoir des « pays amortisseurs » entre l'Union européenne et la Russie.

M. André Vallini. - Au regard de la complexité de cette région, je voulais simplement vous rappeler que bientôt nous aurons comme diplomate dans ces pays des sous-préfets ou des directeurs d'hôpital à cause de la réforme récente du corps diplomatique.

M. Olivier Cigolotti. - Sur la Communauté politique européenne, je pense en effet que cette initiative redonne de l'espoir aux pays des Balkans. Les universitaires que nous avons auditionnés avant notre départ nous ont tous confirmé que le processus actuel n'était pas conforme aux attentes des pays des Balkans. Il est nécessaire d'envisager un processus progressif.

Sur les accords de Dayton, ces accords ont permis le retour de la paix mais ils ne permettent pas l'intégration de la Bosnie-Herzégovine à l'Union européenne. Dans l'état actuel du pays, la jeunesse bosnienne n'envisage souvent pas de construire sa vie en Bosnie-Herzégovine et aspire à partir vers l'Allemagne ou l'Autriche.

Les tensions au Kosovo qui ont émergé autour de la question des plaques minéralogiques démontrent le niveau de tension dans les pays des Balkans.

Sur la Serbie, nous avons évoqué cette tentative d'adopter une position d'équilibre entre la Russie et l'Union européenne. J'en profite pour évoquer le projet actuellement en discussions d'acquisition par la Serbie de 12 avions Rafale. Cela témoigne de la volonté de la Serbie de se rapprocher de la France ; mais cela pourrait également être mal perçu par le Kosovo.

Mme Michelle Gréaume. - Je souhaite également évoquer le fait que plusieurs interlocuteurs nous ont indiqué qu'ils ressentaient un sentiment d'injustice vis-à-vis de l'octroi très rapide du statut de candidat à l'Ukraine. Ces pays craignent que l'Ukraine dispose d'une procédure d'intégration accélérée à leur détriment.