VI. LES PARLEMENTS NATIONAUX ET LE PROCESSUS DÉCISIONNEL EUROPÉEN PENDANT L'ÉPIDÉMIE DE COVID-19
Mme Christine Neuhold, professeure à l'Université de Maastricht

Les parlements remplissent des fonctions essentielles dans les démocraties. Celles-ci vont du contrôle du travail du gouvernement au débat sur des questions d'actualité. Depuis le début de l'année 2020, la maladie du coronavirus a entraîné des fermetures dans le monde entier, et ce non seulement une fois, mais à plusieurs reprises. Les mesures prises par les États membres ont eu un impact sans précédent sur la vie publique (Neuhold 2020).

C'est dans ce cadre que s'inscrit la présente contribution, qui examinera tout d'abord la question de savoir comment la pandémie de covid (ou crise de Corona) a effectivement affecté les parlements nationaux des États membres de l'Union européenne (UE). Ce (bref) tour de force nous permettra ensuite de planter le décor de la question principale de cette contribution : Comment les parlements nationaux se sont-ils engagés dans le processus décisionnel de l'UE depuis l'apparition de la pandémie ? Nous répondrons notamment à cette question en examinant le rôle des parlements nationaux dans la mise en place de la facilité de reprise et de résilience (FRR).

1. La polycrise de l'UE et son impact sur les parlements nationaux des États membres

La pandémie de Covid-19 n'est que la dernière d'une série de crises auxquelles l'UE a été confrontée presque sans relâche au cours des deux dernières décennies. L'ancien président de la Commission, Jean-Claude Juncker, a qualifié cette situation de « polycrise », soulignant que « nos différents défis - des menaces pour la sécurité dans notre voisinage et à l'intérieur de nos frontières à la crise des réfugiés et au référendum britannique - ne sont pas seulement arrivés en même temps. Ils se nourrissent les uns les autres, créant un sentiment de doute et d'incertitude dans l'esprit de nos concitoyens » (Juncker 2016).

Les crises sont perçues comme des menaces sérieuses pour les valeurs fondamentales d'un système social, souvent d'une manière sans précédent et même inconcevable (Rosenthal et.al. 2001:6). Il n'est donc pas surprenant que, dans de telles circonstances, la légitimité d'output (performance politique) soit largement privilégiée, au détriment de la légitimité d'input (représentation des citoyens, consultation des parties prenantes et des parlementaires) ainsi que d'aspects importants de la légitimité d'throughput (transparence, ouverture, inclusion et responsabilité) (Schmidt 2021). La lutte permanente de l'UE contre les crises soulève d'importantes questions de légitimité démocratique.

Comment la pandémie a-t-elle affecté les acteurs clés des systèmes démocratiques, en l'occurrence les parlements nationaux des États membres de l'UE ? Au sein de l'UE en particulier, les parlements sont considérés comme ayant fait preuve de leur « résilience et de leur capacité d'adaptation à l'époque du coronavirus ». C'est ce qu'a établi une équipe franco-israélienne de chercheurs qui a analysé 160 pays dans le monde. Le coronavirus n'a donc pas « tué les parlements dans les pays où ces institutions étaient présentes, anciennes et fonctionnelles » (Rozenberg 2020:3). Il existe encore quelques exceptions à cette règle. L'un des exemples les plus notables est celui de la Hongrie, où le gouvernement a annoncé qu'il gouvernerait par décret pour une période indéfinie. En vertu d'une loi adoptée par le parlement hongrois le 30 mars 2020, le gouvernement peut prolonger l'état d'urgence pour une durée indéterminée. Le projet de loi a également introduit des peines de prison allant jusqu'à cinq ans pour la diffusion de fausses informations, entravant ainsi la réponse gouvernementale à la pandémie. Le président de la commission des libertés civiles du Parlement européen a exprimé son inquiétude à ce sujet. Si les États membres ont la responsabilité de prendre des mesures de protection en ces temps difficiles, les droits fondamentaux, l'État de droit et les principes démocratiques doivent être respectés (Neuhold 2020). Comme le souligne Rozenberg, ces régimes souffraient déjà du phénomène de « contrecoup démocratique ». Les dirigeants autoritaires étaient déjà là, et ils ont simplement saisi la fenêtre d'opportunité ouverte par la pandémie pour renforcer leur rôle (Rozenberg 2020).

Une étude comparative approfondie des relations entre l'exécutif et le législatif, également menée au début de la pandémie, montre également que les parlements ont réagi de manière « hétérogène » à la crise. Après les premiers blocages « durs » - et, dans certains États membres, les fermetures de parlements (comme en Belgique) - certaines des pratiques de contrôle « normales/usuelles » ont été progressivement rétablies. Dans d'autres parlements, le contrôle du gouvernement a pris le devant de la scène afin de limiter la domination de l'exécutif. Les parlements ont alors proposé des solutions pragmatiques et innovantes telles que la vidéoconférence, etc. Cela a été particulièrement le cas dans les pays qui peuvent compter sur une longue tradition parlementaire, comme les parlements français et britannique (Griglio 2020). Cela confirme une fois de plus l'hypothèse selon laquelle les parlements qui sont fermement ancrés dans les processus de gouvernance ont été en mesure de faire face à la crise de manière plus robuste.

Nous allons maintenant passer du niveau national à l'arène européenne pour voir comment les parlements nationaux se sont engagés avec l'UE face à cette crise aux multiples facettes. Nous nous concentrerons ici sur la création du fonds de relance pour l'Europe, le mécanisme de relance et de résilience (RRF). Ce FRR est considéré comme étant au coeur de la réponse de l'UE à la crise.

2. L'interaction des parlements nationaux avec l'échelon européen pendant la crise : l'exemple de la facilité de reprise et de résilience (FRR)

Une préoccupation majeure concernant le rôle des parlements nationaux dans le domaine des affaires fiscales et économiques est que leur marge de manoeuvre serait réduite par les règles et réglementations européennes. Dans la crise Covid-19, les parlements nationaux se sont vus marginalisés par leurs propres gouvernements : Les décisions importantes étaient prises par les chefs d'État ou de gouvernement au sein du Conseil européen (Kreilinger 2020). Les parlements nationaux ne peuvent donc pas être considérés comme ayant été au centre des débats sur la facilité de reprise et de résilience (FRR) (Kreilinger 2020:12). Les principales décisions ont été prises par le Conseil européen, qui est considéré comme plus performant en temps de crise. La première avancée a eu lieu lors de la réunion du Conseil européen du 23 avril 2020, au cours de laquelle la Commission a été invitée à mettre en place un fonds de relance. Elle a ensuite présenté sa proposition le 28 mai 2020. Cet outil a été couplé au prochain cadre financier pluriannuel (CFP). Ensemble, ces mécanismes représentent un montant total de 1,8 trillion d'euros.

Le RRF est lié au Semestre européen. Il convient de noter que pour avoir accès aux fonds du RRF, les États membres doivent soumettre des plans nationaux de relance et de résilience (PNRR). Ils doivent alors présenter des propositions convaincantes qui abordent la réforme économique et proposent des projets d'investissement public. Les principaux choix concernant l'affectation des fonds sont donc faits au niveau de l'État membre. Il existe un potentiel évident pour un meilleur contrôle parlementaire des plans nationaux de relance et de résilience (PNRR), comparé aux précédents programmes nationaux de réforme du Semestre européen, simplement parce que les enjeux sont plus importants (Kreilinger 2020). Selon l'Institut syndical européen, il serait judicieux d'élargir la responsabilité de la gestion du FRR devant le Parlement européen et les partenaires sociaux au niveau national ou européen. Cela donnerait un élan durable à l'intégration européenne (Creel et.al. 2021).

Les parlements nationaux devaient également ratifier la décision relative aux ressources propres (ORD), qui définit le mode de financement du budget de l'UE. Il s'agissait d'une condition préalable au lancement de l'instrument de relance « Next Generation EU » (NGEU). L'UE de nouvelle génération est un instrument de relance temporaire qui peut lever jusqu'à 750 milliards d'euros aux prix de 2018 ou quelque 800 milliards d'euros par le biais d'obligations émises sur le site90(*). L'entrée en vigueur de l'ORD nécessite l'approbation de tous les États membres de l'UE conformément à leurs exigences constitutionnelles. Dans une majorité d'États membres, c'est le parlement national qui est responsable de la ratification de la décision. Dans les autres, le gouvernement décide seul de l'approbation91(*). Ici, c'est le gouvernement qui décide de ratifier la décision, puis le parlement est informé et peut tenir un vote qui n'est pas contraignant.

Il y avait un grand sentiment d'urgence à ratifier l'ORD, faute de quoi l'instrument de recouvrement du NGEU n'entrerait pas en vigueur. L'objectif était d'achever la procédure de ratification avant l'été 2021, afin d'assurer le lancement du NGEU dans les délais impartis. À noter que sur les 20 parlements nationaux qui devaient ratifier l'ORD, tous l'ont fait et rapidement. Tous les États membres ont désormais ratifié la directive et l'ont notifiée au Conseil avant la fin du mois de mai 2021. Par conséquent, le 1er juin 2021, la nouvelle ORD est entrée en vigueur, permettant à la Commission de commencer à emprunter des ressources pour l'instrument de recouvrement (Creel et.al. 2021).

Quant à la question de savoir comment les parlements nationaux ont interagi avec l'UE de manière plus générale, il faut dire que les parlements nationaux se sont principalement concentrés sur leur réorganisation à la lumière de la pandémie et se sont attachés à demander des comptes à leur gouvernement. Nous constatons que les parlements nationaux n'ont pas eu beaucoup recours aux outils dits de Lisbonne. Ils ne se sont pas engagés dans le système d'alerte précoce, qui permet aux parlements nationaux de signaler collectivement à la Commission européenne une violation du principe de subsidiarité dans les projets législatifs de l'UE (Auel et Neuhold 2017). Aucun carton jaune n'a donc été émis depuis le début de la pandémie (le dernier ayant été émis en 2016).

3. Quelles issues possibles ?

La pandémie a eu un impact considérable sur le fonctionnement des parlements nationaux, mais en général, ils ont résisté. Ce n'est que dans les États membres où les traditions démocratiques et parlementaires étaient moins bien établies que l'exécutif a pris le dessus et mis fin au contrôle parlementaire. Dans la majorité des parlements de l'UE, les députés ont trouvé des moyens de débattre - au moins des mesures de crise les plus importantes - et se sont réunis en ligne, une fois que la pandémie a frappé au printemps 2020.

Nous constatons cependant que le contrôle parlementaire s'est concentré sur le niveau national plutôt que sur l'arène européenne. Les parlements nationaux semblent avoir été actifs lorsqu'ils le devaient vraiment, par exemple lors de la ratification de la décision relative aux ressources propres, mais ils ont été tenus à l'écart des débats sur la facilité de récupération et de résilience (RRF).

Ils ont peu utilisé les mécanismes de contrôle parlementaire prévus par le traité de Lisbonne et n'ont pas distribué de cartons jaunes, par exemple.


* 90 https://ec.europa.eu/info/strategy/eu-budget/eu-borrower-investor-relations/nextgenerationeu_en

* 91 Dans sept cas, il s'agissait des gouvernements de Solvénie, de Slovaquie, de Malte, de Chypre et de Lettonie. Irlande et République tchèque

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