2. LA MAÎTRISE RADIOLOGIQUE DES SITES RÉAMÉNAGÉS PARAIT POUVOIR ÊTRE RAISONNABLEMENT ASSURÉE À MOYEN TERME

Les polémiques évoquées dans les paragraphes antérieurs concernent tout autant les sites en activité que les sites en cours de réaménagement. Elles concernent également les prévisions que l'on peut tenter, relatives à l'impact sanitaire futur des sites de stockages de résidus réaménagés. Elles nécessitent pour le moins une détermination non ambiguë de la référence radiologique à prendre en compte pour concevoir les travaux de réaménagement.

2.1 Les travaux de réaménagement doivent prendre en compte dès aujourd'hui les recommandations de la CIPR 60

21.1 Les limites de dose au public recommandées par la CIPR 60 s'imposent aujourd'hui comme la référence naturelle des réaménagements

La question avait pu sembler ouverte pendant quelque temps... elle ne l'est manifestement plus. Lors de l'audition du 16 novembre 1995, M. HENRY, directeur-adjoint de la Direction de la Prévention de la Pollution et des Risques (Ministère de l'Environnement) a clairement pris position. Dans les dossiers dont il aura à connaître, le Ministère de l'Environnement, responsable de l'application de la loi de 1976 sur les Installations classées pour la protection de l'environnement, demandera aux services extérieurs placés sous son autorité (DRIRE) d'appliquer les recommandations de la CIPR 60 en matière de limite de dose pour le public.

Je ne peux qu'approuver cette démarche. Elle est à la fois politiquement incontournable et tactiquement indispensable : les quelques mois (ou éventuellement années) qui nous séparent de l'introduction en droit français de la CIPR 60 sont peu de choses au regard de l'horizon temporel des stockages. COGEMA n'est d'ailleurs pas opposée à ce mouvement- ou n'y est-elle que résignée ?

La première conséquence concrète doit être la modification du mode de calcul du TAETA, qui ne se résume pas à une simple division par 5 de toutes les limites inscrites aux dénominateurs du TEATA. Les publications déclinant les recommandations de la CIPR 60 (ses décrets d'application, en quelque sorte) ont modifié divers paramètres intéressant les expositions internes. Les valeurs guides opérationnelles évoquées dans les paragraphes précédents sont également à modifier, tout en notant que la valeur guide pour le radium reste inopérante du fait de la limite fixée par ailleurs à 0,37 Bq.l -1 . En revanche, la valeur guide pour l'uranium (1,2 mg.l -1 ) devient opératoire sous le régime de la CIPR 60 et de ses textes dérivés.

Limites futures pour les expositions ajoutées

Limite

Mode d'exposition

1 mSv

exposition externe

40 Bq

émetteurs á à vie longue de la chaîne de l'U 238 présents dans les poussières en suspension dans l'air et inhalés

0,56 mJ

énergie á potentielle pour les descendants à vie courte du radon 222 inhalés

1,68 mJ

énergie á potentielle pour les descendants à vie courte du radon 220 inhalés

4,5 kBq

radium 226 ingéré

1 g

uranium incorporé

Dans son Étude radioécologique sur la division minière de La Crouzille, la CRII-RAD soulève une question intéressante. Étudiant les modes de contamination par voie atmosphérique, l'association critique la fixation de la limite réglementaire concernant les « émetteurs a à vie longue de la chaîne de l'U 238 présents dans les poussières suspension dans l'air » (106 ( * )) . Pour la CRII-RAD l'utilisation des valeurs retenues par la CIPR dans ses publications consacrées à la contamination atmosphérique n'est pas valable dans le cas de la manipulation des résidus. En effet elles ont été définies pour la radioprotection dans les mines, donc fondées sur certaines hypothèses relatives, entre autres, à la forme physico-chimique des radionucléides contenus dans les poussières, à leur granulométrie, à l'équilibre de la chaîne radioactive.

La CRII-RAD rappelle que : 1/ suite au traitement du minerai, l'uranium a été extrait donc le matériau n'est plus en équilibre séculaire ; 2/ les formes physico-chimiques retenues par la CIPR ne sont pas celles que l'on rencontre dans les résidus, pour certains radioéléments dont l'impact devient dominant du fait de l'extraction de l'uranium. Par ailleurs la CRII-RAD critique le fait que l'on ne prenne pas en compte les émetteurs a de la chaîne de l'U 235 , dont certains, dit-elle, ont un impact radiologique plus fort que ne le laisse supposer leur activité. En revanche la CRII-RAD ne s'étend pas sur la granulométrie des poussières ; or la CIPR retient une valeur de 1 ì m. Cette valeur est-elle plus faible ou plus forte dans le cas des poussières de résidus ? Quel pourrait en être l'impact radiologique ? Il est dommage que la CRII-RAD n'ait pas répondu à ces questions complémentaires.

En tout état de cause, et sans que soient pris en compte les effets dus à la granulométrie, la CRII-RAD estime que "dans les cas les plus pénalisants, les limites fixées par le décret 90-222 peuvent conduire à des doses près de 5 fois supérieures aux limites fondamentales fixées par le décret 66-450 modifié. Une fois encore les choix de radioprotection sont fondés sur des hypothèses optimistes qui sont loin de garantir la protection des populations exposées."

Sans prendre position sur le fond, il me semble que l'ensemble de cette question pourrait être utilement étudié par nos autorités sanitaires à l'occasion de l'introduction prochaine de la CIPR 60 et de sa traduction dans le mode de calcul du TAETA. Je remarque cependant que, si la logique de la CRII-RAD devait être poussée jusqu'au bout, on devrait déterminer des limites d'incorporation pour chacune des étapes du traitement du minerai, puisque à chacune de ces étapes les granulométries, les formes physico-chimiques et les équilibres radiologiques sont susceptibles d'être différents...

2.1.2 Les possibilités de souplesse offertes par la CIPR 60 devront être utilisées à bon escient

La CIPR 60 conjugue rigueur et souplesse. D'aucuns trouvent que la souplesse est trop importante et nuit à l'objectif de protection affiché par la Commission ; d'autres estiment au contraire que cette souplesse est insuffisante et qu'une application « intégriste » de la CIPR 60 causerait à l'industrie nucléaire des difficultés injustifiées. Hors de ces débats qui ressemblent parfois à des procès d'intention, il est légitime de considérer tous les aspects de la CIPR 60, allant dans un sens comme dans l'autre.

L'audition du 16 novembre 1995 a été l'occasion de débattre de la « philosophie » qu'il conviendrait d'adopter en matière de rigueur d'analyse et de décision. J'avais été frappé, au cours d'une mission en Allemagne en 1994, de voir que les évaluations des impacts radiologiques étaient effectuées d'une façon que l'on pourrait qualifier de « maximaliste ». Un scénario fréquemment retenu pour les effluents gazeux est que la personne la plus exposée inhale directement le rejet pendant toute l'année. Or il est clair que la situation où un individu moyen du public vit 365 jours par an en haut de la cheminée de rejet doit être assez rarement rencontrée... En France également certaines pratiques relèvent du maximalisme plus que du réalisme : le SCPRI par exemple considérait que les autorisations de rejet d'effluents liquides devaient conduire à une qualité des eaux telles qu'elles puissent être considérées comme potables. Or les rejets sont effectués dans les eaux de surface, et chacun sait que personne ne boit jamais d'eau de surface : les seules ressources d'eau potable sont les nappes phréatiques (sauf peut-être quelques rares exceptions).

Le débat s'articule souvent autour de la question : faut-il être réaliste ou maximaliste ?

Cette question a une acuité particulière dans le cas des stockages de déchets, et plus particulièrement des résidus miniers. Il s'agit en effet de la seule situation où les expositions procurées au public sont susceptibles d'atteindre la valeur fatidique de 1 mSv par an , en ordre de grandeur. De plus, par définition, ces expositions sont prolongées : elles pourront être délivrées pendant une portion significative de la vie des individus, sinon leur vie entière.

Il y a donc, en matière de stockage de résidus miniers, une possible interférence entre le principe d'optimisation et le principe de limitation. Pour les activités nucléaires traditionnelles (amont du cycle, exploitation des réacteurs, retraitement), les impacts sanitaires sont si faibles que d'une part le principe de limitation n'a pas à intervenir d'autre part le choix d'hypothèses maximalistes n'aura pas pour conséquence vraisemblable un trop grand gaspillage des ressources disponibles dans la société (107 ( * )) . Dans le cas des résidus miniers, la contrainte viendrait plutôt du principe de limitation. Le risque est alors que le choix d'hypothèses et de scénarios maximalistes (ou « pessimistes ») ne conduise à s'éloigner trop de la solution véritablement optimale et n'implique un gaspillage des ressources.

La CIPR 60 indique très clairement (§ 264) que l'évaluation des doses reçues par le public doit être effectuée de façon réaliste : "Ni la dose équivalente à un organe, ni la dose efficace ne peuvent être mesurées directement. Les valeurs de ces quantités doivent être calculées à l'aide de modèles, impliquant généralement des données d'ambiance et des paramètres métaboliques et dosimétriques. Dans l'idéal, ces modèles et les valeurs choisies pour ces paramètres devraient être réalistes afin que les résultats qu'ils donnent puissent être considérés comme les « meilleures estimations » [...] ." Elle reconnaît cependant dans le paragraphe suivant que "les modèles réalistes sont rarement disponibles. " Elle établit alors une distinction entre deux situations :

- "si les objectifs du modèle incluent l'établissement de limites ou la vérification ultérieure de conformité aux limites et si des modèles réalistes ne sont pas disponibles, il est indiqué d'utiliser des modèles dont les résultats ne sont pas susceptibles de sous-estimer les conséquences de l'exposition, sans toutefois surestimer ces conséquences de façon excessive ;"

- "pour la justification d'une pratique, pour l'optimisation de la protection ou pour décider d'appliquer l'intervention après un accident, toute erreur d'estimation est susceptible de provoquer une mauvaise utilisation des ressources. Si les modèles doivent être utilisés uniquement à ces fins, ils devraient être choisis en donnant priorité au réalisme."

Dans le langage « lissé » qui caractérise souvent les organisations à caractère consensuel, la CIPR demande ainsi que l'approche réaliste soit restreinte à des domaines qui ne concernent pas la gestion des résidus miniers. Ceux-ci relèvent de la première situation, où le principe contraignant est le principe de limitation : la CIPR souhaite que, aux fins de garantir une bonne protection des individus du public, on retienne une approche raisonnablement pessimiste. Le message de ce paragraphe 265 me paraît bien être que, pour ce genre de situation, on ne doit pas être exagérément pessimiste mais que l'on doit cependant conserver une marge de sécurité.

Il me semble ainsi que certains participants à l'audition du 16 novembre ont pu présenter une vision un peu idyllique du passage prochain à la CIPR 60. J. PELISSIER-TANON, au nom de COGEMA, évoquait par exemple le "luxe" offert par les pratiques maximalistes antérieures, qui doivent aujourd'hui devenir réalistes. Pour respecter une limite de 5 mSv, mais utilisant des hypothèses pessimistes, les exploitants ont été amenés à concevoir des solutions rigoureuses. Il est possible que ces solutions soient suffisamment rigoureuses pour conduire à respecter la valeur limite de 1 mSv dès lors que l'impact sera évalué de façon réaliste. J. PELISSIER-TANON laissait cependant ouverte la question de savoir si effectivement les pratiques antérieures pourraient satisfaire à la nouvelle limite : "à ce moment nous verrons bien si nous devons faire face à de vrais problèmes ou si au contraire nous avons suffisamment bien travaillé pour passer sous la barrière du millisievert sans problème. "

Plus surprenant était le commentaire formulé par le Pr. JAMMET, pourtant fin connaisseur de la CIPR... "Ce que dit la C1PR est très sévère (108 ( * ) ) , mais il faut des scénarios réalistes." La CIPR établit au contraire une distinction entre l'idéal du réalisme et le pessimisme raisonnable, seul applicable dans la plupart des cas, dont les résidus miniers...

En tout état de cause, il convient de recentrer les analyses et évaluations d'impact sir des scénarios moins pessimistes qu'auparavant. En particulier la notion de « groupe critique » - ou plutôt « groupe de référence », qui semble être l'expression politiquement correcte aujourd'hui - devra être précisée. Un groupe de travail, sous l'égide du Bureau de Radioprotection constitué au sein de la Direction générale de la Santé, a entrepris cette tâche difficile. Je suis particulièrement satisfait de voir que, à peine né, le Bureau de Radioprotection s'attache à une question essentielle, non seulement pour les résidus miniers mais pour l'ensemble du système de protection radiologique. Il sait pouvoir compter sur mon soutien pour affirmer progressivement sa présence et son autorité.

Un exemple de question que l'on peut se poser en matière de groupe de référence consiste à s'interroger sur le choix du lieu de résidence de ce groupe : faut-il considérer les lieux de résidence actuels qui conduisent aux expositions les plus élevées ? faut-il au contraire (ou en sus ?) considérer qu'il est possible que certains individus puissent s'installer à l'avenir dans un lieu encore plus exposé ? faut-il considérer de façon systématique la limite de propriété du site ?

Faut-il également considérer l'exposition résultant de l'emplacement du lieu de résidence uniquement ou celle résultant d'une vie passée « en moyenne » dans l'environnement du site, qui conduirait l'individu à circuler de temps à autre sur des zones plus ou moins « exposantes » ? Il est clair de toute façon que l'on ne pourra pas retenir les calculs sommaires présentés par la CRII-RAD dans plusieurs de ses rapports. On y voit fréquemment, après la présentation d'une mesure effectuée à tel ou tel endroit (généralement un « point chaud »), par exemple un débit de dose, une multiplication de ce débit par 8760 (nombre d'heures dans l'année) qui donne une valeur de l'exposition annuelle totale due à ce point chaud. La valeur mathématique du calcul ne peut pas être remise en cause ; sa pertinence au plan radiologique est beaucoup moins nette : le calcul suppose en effet qu'une personne passe 365 jours par an, 24 heures sur 24, auprès de ce point chaud. Il s'agit à l'évidence d'une situation purement hypothétique. Ce genre de calcul ne relève pas de la politique de protection radiologique.

Relèvent en revanche de la protection radiologique les questions soulevées par la CRII-RAD sur l'impact sanitaire des poussières occasionnées par les manipulations de résidus entre les zones d'entreposage, près des usines, et les sites d' « entreposage de longue durée » selon la DSIN, de « stockage » selon COGEMA. Il ne faut pas s'intéresser qu'aux matières et aux sites mais aussi à l'ensemble des activités humaines concernées.

Les zones d'ombre conceptuelles en matière de protection radiologique signifient-elles que l'on doit se défier de tous les travaux entrepris dès aujourd'hui par les exploitants ? Je ne pense pas, même s'il n'est pas impossible que des ajustements puissent être imposés ultérieurement par les autorités de radioprotection. L'universalité des solutions retenues incite à leur accorder quelque crédit.

* 106 Voir dans le deuxième volume du rapport CRII-RAD. p. 98 et suivantes.

* 107 Un tel choix restera cependant contraire au principe d'optimisation.

* 108 Remarque formulée à propos de la valeur de la limite de dose pour le public. Voir le chapitre sur la révision des normes de radioprotection pour mon interprétation personnelle de la CIPR 60 sur cette question.

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