E. EXAMEN DU RAPPORT D'INFORMATION DE M. JAMES BORDAS SUR " LA REFORME DES INSTITUTIONS EUROPEENNES : CHAMP DES DECISIONS A LA MAJORITE QUALIFIEE ET PONDERATION DES VOTES "

Le mercredi 28 mai 1997, la délégation a examiné le projet de rapport d'information de M. James Bordas sur " la réforme des institutions européennes : champ des décisions à la majorité qualifiée et pondération des votes. "

M. James Bordas rappelle que le champ du vote à la majorité qualifiée était en théorie déjà important dans le traité de Rome : après une période transitoire où les décisions devaient être prises à l'unanimité, la décision à la majorité qualifiée devait devenir la règle et l'unanimité l'exception. Dans la pratique, après la fin de la période transitoire, le Conseil a continué, pour l'essentiel, à prendre ses décisions par consensus pendant les années 1960 et 1970. Mais une telle pratique du consensus ne pouvait se poursuivre dès lors que la Communauté s'élargissait : avec le passage de six à neuf, puis à douze membres, il fallait que les dispositions sur le vote à la majorité qualifiée puissent véritablement jouer. L'Acte unique européen a été une évolution importante dans ce sens : non seulement il a élargi sur le plan juridique le champ des décisions à la majorité qualifiée, mais encore il a signifié que le vote à la majorité qualifiée serait effectivement mis en oeuvre. L'évolution qu'avait marquée l'Acte unique s'est poursuivie avec le traité de Maastricht, qui a élargi à son tour le champ du vote à la majorité qualifiée.

Puis M. James Bordas souligne qu'un nouvel élargissement de ce champ parait aujourd'hui nécessaire. En effet, l'Union est passée de douze à quinze membres et doit encore s'élargir : elle va passer à 18 ou 19 membres dans quelques années et, à échéance d'une dizaine d'années, elle pourrait compter vingt-cinq voire trente membres ; or, plus le nombre de membres est élevé, et plus l'unanimité est difficile à obtenir. Par ailleurs, l'unanimité s'est avérée un facteur de paralysie dans certains domaines où il paraît indispensable de faire preuve de plus d'efficacité, en particulier les deuxième et troisième piliers de l'Union.

Le rapporteur indique que le Gouvernement a, depuis le début des négociations de la CIG, établi un lien entre l'extension du vote à la majorité qualifiée et une nouvelle pondération des votes, en faisant valoir que la pondération actuelle conduisait à une " sur-représentation " excessive des " petits " Etats, ceux-ci étant devenus de plus en plus nombreux parmi les Etats membres au fur et à mesure des élargissements de l'Union, et que ce problème irait en s'aggravant, la plupart des Etats appelés à adhérer à l'Union étant de " petits Etats ". En conséquence, on ne pouvait pas demander aux " grands " Etats d'étendre le champ d'application d'un mode de décision qui les pénalisait : il fallait préalablement, retrouver un équilibre raisonnable entre " grands " et " petits " Etats par une pondération plus juste.

M. James Bordas apporte sur les déséquilibres actuels ou potentiels les précisions suivantes :

- dans l'Union actuelle à quinze, les " grands " Etats représentent 80 % de la population mais n'ont que 55 % des droits de vote ;

- si les règles actuelles sont conservées, lorsque l'Union sera élargie à l'Est, les " grands " Etats représenteront 70 % de la population, mais n'auront que 42 % des droits de vote ; au contraire, une coalition de douze " petits " Etats pourra constituer une minorité de blocage tout en ne regroupant que 11,5 % de la population de l'Union ;

- si l'on fait entrer en ligne de compte les efforts financiers respectifs des différents Etats, les inconvénients des règles actuelles deviennent encore plus manifestes. Dans l'Union élargie à l'Est, les pays de l'Est, qui regrouperaient 106 millions d'habitants et apporteraient une contribution très faible au budget communautaire, auraient, avec les règles actuelles, 46 voix ; pendant ce temps, les quatre plus grands Etats -Allemagne, France, Italie et Royaume-Uni- qui regroupent 255 millions d'habitants et assurent les 3/4 des recettes du budget communautaire, n'auraient que 40 voix.

Le rapporteur estime que la cause du maintien d'un tel système est difficile à plaider. Il indique que, parmi les solutions examinées par la Conférence pour aboutir à un résultat plus équilibré, la plus intéressante est celle consistant à augmenter le nombre de voix de tous les Etats, mais en augmentant davantage le nombre de voix des " grands " Etats. Cette formule, présentée dans un document officieux de la présidence néerlandaise, permettrait, tout en ménageant la susceptibilité de tous les Etats membres, de sauvegarder à peu près les équilibres actuels malgré l'élargissement : les voix nécessaires pour constituer la majorité qualifiée représenteraient en pratique au minimum 58 % de la population de l'Union, même après le passage à 26 membres. Ainsi, on éviterait une nouvelle dégradation de la représentativité du Conseil, puisque, dans l'Union actuelle, la majorité qualifiée représente en pratique toujours au moins 58 % de la population.

Puis M. James Bordas aborde le problème de l'extension du vote à la majorité qualifiée. Ce problème, indique-t-il, se pose de manière spécifique pour chacun des trois piliers de l'Union :

- dans le premier pilier, la plupart des décisions sont déjà prises à la majorité qualifiée : toutefois, cette règle subit des exceptions, relativement peu nombreuses, mais importantes. Un large accord existe pour maintenir certaines de ces exceptions ; la plupart des Etats membres sont en principe favorables à la suppression des autres, mais il est difficile d'obtenir un accord unanime dès lors que l'on passe à un examen au cas par cas ;

- dans le deuxième pilier, des propositions sont avancées pour que soient prises à la majorité qualifiée les mesures d'application des décisions politiques arrêtées d'un commun accord par les Etats membres ;

- dans le troisième pilier, un accord paraît se dessiner pour introduire le vote à la majorité qualifiée pour une partie des décisions, celles concernant la libre circulation des personnes et certaines mesures corrélatives, mais un accord unanime sur ce point ne pourra manifestement être obtenu qu'en accordant des clauses d'" opting out " à certains Etats qui souhaitent rester en dehors du dispositif communautaire dans ce domaine.

Le rapporteur précise que la présidence néerlandaise a présenté un document sur l'extension du vote à la majorité qualifiée dans le premier pilier. Afin de faciliter les négociations, ce texte présente tout d'abord une liste négative de domaines qui resteraient régis par l'unanimité, à savoir les dispositions concernant le fonctionnement des institutions de l'Union, les dispositions constituant des dérogations aux règles du marché intérieur, et enfin les dispositions ayant un impact direct sur le budget des Etats membres. Le document de la présidence néerlandaise énumère ensuite les dispositions actuellement régies par l'unanimité pour lesquelles le vote à la majorité qualifiée pourrait être introduit. Il s'agit principalement des mesures concernant la culture, l'industrie, la recherche, certains aspects de la politique de l'environnement et enfin certains aspects de la politique sociale.

M. James Bordas reconnaît que cette liste peut paraître limitée, mais que la plupart des décisions, dans le premier pilier, sont déjà prises à la majorité qualifiée, et que dans les domaines encore régis par l'unanimité, des intérêts importants sont généralement en jeu.

Au sujet du deuxième pilier, le rapporteur indique que la présidence néerlandaise a présenté, au début du mois de mai, un document proposant d'introduire le vote à la majorité qualifiée pour certaines des décisions prises dans le cadre du deuxième pilier, les décisions ayant des implications en matière de défense étant en tout état de cause prises à l'unanimité. La proposition de la présidence néerlandaise, précise-t-il, distingue deux cas de figure. Le premier cas est celui où le Conseil européen (qui statue toujours par consensus) a adopté une " stratégie commune ", c'est-à-dire, dans un domaine où les Etats membres ont des intérêts communs importants, un ensemble d'objectifs assortis de l'indication des moyens nécessaires pour les mettre en oeuvre. Dans ce cas, le Conseil peut adopter à la majorité qualifiée, pour appliquer cette " stratégie commune ", d'une part des " actions communes " définissant " les objectifs de l'Union et les moyens à mettre à sa disposition dans certaines situations où une action opérationnelle est jugée nécessaire ", d'autre part des " positions communes ", définissant " la position globale de l'Union sur une question particulière de nature géographique ou thématique ". Le deuxième cas de figure est celui où le Conseil européen n'a pas adopté de " stratégie commune " pour le domaine considéré. Dans ce cas, le Conseil ne peut adopter des " actions communes " ou des " positions communes " qu'à l'unanimité. Des abstentions n'empêchent pas la décision, sauf si des pays représentant plus du tiers des voix assortissent leur abstention d'une déclaration formelle. Enfin, dans tous les cas, les décisions prises pour la mise en oeuvre d'une action commune ou d'une position commune sont adoptées à la majorité qualifiée.

M. James Bordas souligne que dans un tel schéma, l'unanimité -qu'elle se dégage au départ au sein du Conseil européen ou à l'échelon du Conseil- était toujours à la base de l'action de l'Union, le vote à la majorité qualifiée intervenant pour l'application des choix politiques arrêtés en commun. Il observe que, ainsi encadrée, une introduction limitée de la majorité qualifiée dans le deuxième pilier semblait acceptée par bon nombre de délégations, mais que le principe même de la majorité qualifiée dans un tel domaine a suscité des réserves chez certains Etats membres depuis le lancement de la CIG.

Puis le rapporteur aborde le troisième pilier de l'Union. Il indique que les travaux des présidences irlandaise, puis néerlandaise, ont permis que se dégage un schéma d'évolution du troisième pilier. Le premier aspect en serait l'intégration au traité sur l'Union européenne des accords de Schengen, sous la forme d'un protocole annexé qui constituerait une " coopération renforcée " entre treize Etats membres sur quinze, le Royaume-Uni et l'Irlande restant en dehors de ce processus. Le deuxième aspect du schéma d'évolution serait le transfert au premier pilier d'une partie des matières relevant actuellement du troisième pilier, à savoir les mesures relatives à la mise en oeuvre de la libre circulation des personnes (règles pour le franchissement des frontières intérieures et extérieures de l'Union, politique en matière de visas, d'asile et d'immigration). Ce transfert entraînerait pour ces matières l'application, à terme, des règles de fonctionnement ordinaires du premier pilier, y compris le vote à la majorité qualifiée. Enfin, le troisième aspect du dispositif serait un renforcement du troisième pilier, de manière à donner plus d'efficacité à la coopération judiciaire et policière. Ce renforcement passerait en partie par des assouplissements à la règle de l'unanimité. Tout d'abord, les Etats membres pourraient établir des conventions qui s'appliqueraient dès lors qu'elles auraient été ratifiées par une majorité des Etats membres, pour les Etats ayant procédé à cette ratification. Ensuite, il pourrait être dérogé à la règle de l'unanimité pour certaines mesures tendant à l'harmonisation des incriminations et des sanctions dans le domaine de la criminalité organisée transnationale, du terrorisme, de la consommation et du trafic de drogue.

Le rapporteur précise que la France demande que la levée de tout contrôle des personnes aux frontières intérieures soit décidée à l'unanimité, le Conseil ayant préalablement constaté la réalisation des mesures d'accompagnement nécessaires en matière de sécurité.

Concluant son propos, M. James Bordas estime que le Gouvernement a eu raison d'établir un lien entre un recours accru au vote à la majorité qualifiée et une repondération des votes destinée à mieux garantir la légitimité des décisions du Conseil, car cette attitude avait permis de placer chacun devant ses responsabilités. Il exprime l'espoir qu'une pondération plus juste soit décidée par la Conférence : un traité qui n'assurerait pas un progrès dans ce domaine, précise-t-il, ne pourrait être considéré comme satisfaisant, même si, compte tenu de la " sensibilité " d'un tel sujet, on ne peut s'attendre qu'à un rééquilibrage mesuré. Au sujet de l'extension du vote à la majorité qualifiée, il souligne que la France a adopté une attitude très ouverte, mais que, compte tenu des réticences de certains Etats membres, les avancées risquaient de rester relativement limitées dans le cas des premier et deuxième piliers ; dans le cas du troisième pilier, poursuit-il, les avancées seront sans doute importantes, mais au prix de clauses d'" opting out " pour certains Etats. Dans ces conditions, estime-t-il, il ne paraît pas acquis, aujourd'hui, que la CIG parviendra à donner au fonctionnement de l'Union tout le surcroît d'efficacité qui serait souhaitable dans l'optique de l'élargissement.

M. Christian de La  Malène déclare partager les interrogations figurant dans la conclusion du rapport. L'objectif de la Conférence intergouvernementale, poursuit-il, est d'améliorer l'efficacité des institutions pour que l'élargissement à l'Est s'effectue dans de bonnes conditions. Une pondération plus juste, mieux équilibrée, est une des conditions de cette meilleure efficacité. Or, il paraît vraisemblable que la CIG parviendra tout au plus à limiter la dégradation de la représentativité du Conseil. Dès lors, conclut-il, le nouveau traité va étendre le champ du vote à la majorité qualifiée sans revoir suffisamment la pondération des votes, ce qui montre une fois de plus que le souci d'efficacité n'est pas suffisamment au centre des préoccupations.

M. Robert Badinter souligne que, dans le cas précis du troisième pilier, l'élargissement à l'Est parait particulièrement difficile à concilier avec l'amélioration de l'efficacité, sauf à maintenir une certaine fragmentation de l'espace européen.

M. Pierre Fauchon plaide pour que le vote à la majorité qualifiée s'applique à l'ensemble des décisions du troisième pilier. Alors que la délinquance s'est en quelque sorte " communautarisée ", la réponse à la délinquance est restée fondée sur des procédures intergouvernementales peu efficaces. D'une certaine manière, on peut dire que les méthodes et les difficultés du deuxième pilier ont déteint sur le troisième pilier.

M. Jacques Genton souhaite que les préoccupations de la délégation soient portées en temps utile à la connaissance du Gouvernement par voie de lettre. Il souligne que le Sénat assure présentement la continuité du contrôle parlementaire.

M. James Bordas déclare que, sans sombrer dans le pessimisme, on peut s'interroger sur la possibilité de réunir l'unanimité pour réaliser l'ensemble des avancées qui seraient nécessaires pour disposer d'institutions restant efficaces malgré l'élargissement. Il estime probable que la Conférence fasse seulement une partie du chemin.

Puis, après un large échange de vues, la délégation a autorisé à l'unanimité la publication du présent rapport .

Le rapport de M. James Bordas :

" Union européenne : vers une réforme des modes de décision "

a été publié sous le n° 348 (1996-1997)

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