B. LES LIMITES LIÉES AUX SPÉCIFICITÉS DE L'INTERNET

La mise en uvre des dispositions législatives et réglementaires en vigueur permettant de réprimer les infractions commises, en particulier celles résultant de la diffusion de messages au contenu illicite, se heurte parfois aux spécificités de l'Internet.

Ces difficultés résultent à la fois de la dimension internationale du réseau des réseaux et des caractéristiques techniques de son organisation et de son fonctionnement. Il s'agit en outre de déterminer quels acteurs sont susceptibles d'endosser la responsabilité des faits délictueux constatés.

1. Les limites liées à la disparité des législations nationales

La circulation des données sur l'Internet ignore les frontières. Or, selon le lieu de commission de l'infraction, la norme applicable est susceptible de varier : un contenu, considéré comme licite dans le pays où son producteur le met en consultation, peut être illicite dans d'autres pays où les utilisateurs peuvent y avoir accès.

La dimension planétaire du réseau pose ainsi le problème de la concurrence des législations nationales. Si cette question se pose évidemment au sujet de la liberté d'information, entre pays à tradition démocratique et pays régis par des systèmes politiques autoritaires, elle est également susceptible de se poser entre différents pays relevant d'une même culture.

Les législations des principaux États occidentaux développés connaissent en effet un certain nombre de disparités. Le droit des États-Unis en matière de pornographie est par exemple plus sévère que les droits français et européen : rappelons que notre code pénal ne prohibe la pornographie que lorsqu'elle implique des mineurs, comme participants ou destinataires (articles 227-23 et 227-24).

En revanche, si l'apologie des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité sont sanctionnés pénalement par l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881, les activités néo-nazies ou négationnistes sont tolérées aux États-Unis ou au Canada, au nom de la liberté d'expression.

La liberté d'expression, principe à valeur constitutionnelle, bénéficie en effet aux États-Unis d'une interprétation extensive : le Communication Decency Act (CDA), adopté le 14 juin 1995 par le Sénat et le 8 février 1996 par le Congrès à une large majorité a été annulé par la Cour suprême le 26 juin 1997 comme étant contraire au premier amendement de la Constitution des États-Unis aux termes duquel " le Congrès ne devra adopter aucune loi... restreignant la liberté de parole ". Le CDA interdisait notamment " l'utilisation d'un service interactif en ligne pour diffuser à l'intention des mineurs des obscénités ou des propos indécents constituant une atteinte évidente aux normes de la société contemporaine ". Les sanctions prévues étaient une peine d'emprisonnement de deux ans.

La conséquence prévisible de telles disparités entre les législations nationales est la délocalisation des services diffuseurs de contenus litigieux dans des pays à la réglementation complaisante. En outre, l'impossibilité d'instaurer des frontières virtuelles permettant de filtrer les messages en fonction de la nature de leur contenu rend difficiles à la fois la prévention et la répression des infractions. La bonne volonté manifestée par un État pour accéder à la demande d'un autre État se heurte ainsi à la loi du marché, qui se révèle in fine la plus forte.

Ainsi, au mois de novembre 1995, le serveur américain Compuserve a-t-il fermé l'accès à 200 forums de discussion ou newsgroups à caractère sexuel à la demande de la police allemande. Ce blocage des accès sur l'ensemble du réseau mondial ayant suscité de vives protestations des utilisateurs, Compuserve a dû opérer leur réouverture en février 1996, seuls cinq serveurs à caractère pédophile restant interdits.

Toutefois, le droit pénal français permet de pallier partiellement les inconvénients résultant de la concurrence que se livrent les législations nationales. En effet, les règles de compétence fixées par le code pénal définissent largement le champ d'application de la loi pénale française. Celle-ci est applicable non seulement aux infractions commises sur le territoire de la République mais aussi à celles qui y sont réputées commises dès lors qu'un de ses faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire (article 113-2). Aux termes de l'article 113-6, la loi française est en outre applicable à tout crime commis par un Français hors du territoire de la République ainsi qu'aux délits commis dans ces mêmes conditions si les faits sont constitutifs d'une infraction dans le pays où ils se sont réalisés. Enfin, l'article 113-7 prévoit qu'elle est également applicable à tout crime et à tout délit puni d'emprisonnement, commis par un Français ou un étranger hors du territoire de la République, lorsque la victime est de nationalité française.

2. Les limites liées aux caractéristiques techniques de l'Internet

La rapidité des transactions et la volatilité des contenus se combinent à la dimension transnationale pour faciliter la commission de certaines infractions et freiner leur détection.

Ces caractéristiques du fonctionnement de l'Internet rendent parfois délicates la localisation des faits constitutifs de l'infraction et la saisie des éléments de preuve.

L'extrême décentralisation du réseau, chaque utilisateur pouvant être à la fois récepteur et émetteur de contenus et l'instantanéité des transferts à l'échelle planétaire favorisent un certain anonymat : cette conversation mondiale multidirectionnelle ne peut être mise sous surveillance.

Bien que, techniquement, chaque machine connectée au réseau soit identifiable par son e-mail (adresse électronique), la localisation de l'origine de l'infraction est souvent complexe. La difficulté varie selon le type de service concerné.

Sur le World Wide Web, les informations sont mises à disposition du public sur une multitude de sites constitués par autant d'ordinateurs serveurs connectés au réseau Internet.

Ces informations sont consultables et téléchargeables par les utilisateurs individuels du monde entier. Les serveurs sont reliés entre eux par des liens hypertextes permettant à l'utilisateur de " naviguer " aisément d'une page Web à l'autre en " cliquant " simplement sur un mot ou une image. Cette souplesse offerte par les outils logiciels de navigation et par les liens hypertextes compliquent techniquement l'opération de localisation des données litigieuses.

Cependant, ce ne sont pas les serveurs Web qui sont les plus pourvoyeurs d'atteintes à l'ordre public. En effet, leurs exploitants maîtrisent l'ensemble des informations qu'ils mettent à la disposition du public et assument donc une responsabilité éditoriale.

Au contraire, les forums de discussion thématique sont alimentés par chaque intervenant qui y accède. L'accès est libre et ne nécessite aucune inscription préalable. A la différence du Web, les données ne sont pas stockées sur un serveur central : Internet obéit à un mode de fonctionnement réparti, les différents serveurs du groupe de discussion procédant à des échanges d'informations de façon automatique et selon une périodicité régulière. Ainsi les contenus illicites peuvent-ils se propager très rapidement, les modalités de fonctionnement des newsgroups favorisant l'effet de contagion. Les risques sont en outre accrus par le succès de la formule : en mai 1996, le président de l'Association française des professionnels de l'Internet (AFPI) évaluait à environ 18.000 le nombre de newsgroups ouverts chaque jour.

Bien que le fonctionnement de ces forums de discussion soit libre de toute contrainte, certains exploitants prennent la précaution d'aviser les utilisateurs qu'ils se réservent la possibilité de restreindre les accès s'ils venaient à constater l'existence de messages au contenu illicite. Ce repérage peut être effectué grâce à l'appellation dont est doté chaque forum, qui indique clairement son objet.

Si de telles démarches favorisent la prévention des infractions, leur répression reste délicate : la volatilité des informations accessibles sur l'Internet rend difficile la localisation des faits délictueux et, partant, l'établissement de la preuve. Le mode de transmission par paquets, susceptibles d'emprunter divers chemins en fonction de l'encombrement du réseau, le message étant reconstitué lors de son arrivée à destination, ainsi que l'absence de différenciation relative à la nature du message (correspondance privée par courrier électronique, conversation dans le cadre d'un groupe de discussion, consultation d'un serveur Web) s'opposent à l'établissement de la preuve par captage des flux d'informations.

En effet, l'article 100 du code de procédure pénale prévoit qu' " en matière criminelle et en matière correctionnelle, si la peine encourue est égale ou supérieure à deux ans d'emprisonnement, le juge d'instruction peut, lorsque les nécessités de l'information l'exigent, prescrire l'interception, l'enregistrement et la transcription de correspondances émises par la voie des télécommunications ". Or, la notion de " correspondances émises par la voie des télécommunications " ne peut concerner que le courrier électronique. En outre, l'article 100-1 du même code exige que la décision prise par le juge d'instruction comporte " tous les éléments d'identification de la liaison à intercepter ". Cette exigence paraît inapplicable dès lors que les liaisons ne peuvent être individualisées.

Reste donc, en vue de la constitution de la preuve, la nécessité de pouvoir saisir les données pendant leur stockage, c'est-à-dire la mémoire de masse du micro-ordinateur. Mais là encore, le régime juridique applicable en matière de perquisitions paraît peu adapté : la lourdeur des procédures, justifiée par la nécessité de préserver les droits de la défense, risque de faciliter la destruction des éléments de preuve.

3. La détermination des acteurs dont la responsabilité est susceptible d'être engagée

L'imputation de la responsabilité résultant de la mise à la disposition du public, sur l'Internet, de messages au contenu illicite, constitue également une question délicate.

Si différentes catégories d'acteurs peuvent être individualisées, un même acteur exerce parfois plusieurs fonctions simultanément sur le réseau.

On distingue : l'opérateur de télécommunications, qui se contente de louer le support permettant d'acheminer les informations ; le fournisseur d'accès, transitaire facilitant l'accès au réseau ; les prestataires d'hébergement, qui gèrent sur un micro-ordinateur serveur divers services tels que des pages Web ou des forums de discussions et qui sont souvent eux-mêmes éditeurs de contenus ; et enfin le simple utilisateur susceptible à la fois d'expédier des messages par courrier électronique, de consulter des serveurs Web ou de participer à une conversation sur un newsgroup.

Cette confusion des rôles, chaque acteur pouvant être consommateur et producteur d'informations, et l'impossibilité technique d'exercer un contrôle rigoureux et systématique sur les messages mis en circulation sur le réseau, rendent parfois délicate la désignation des responsables.

On peut ainsi s'interroger sur l'application à l'Internet du régime de responsabilité éditoriale résultant, pour la presse, de la loi du 29 juillet 1881, transposé aux services de communication audiovisuelle par la loi du 29 juillet 1982. Ce régime semble a priori transposable à l'ensemble des services disponibles sur ce réseau, à l'exception toutefois du courrier électronique assimilable à une correspondance privée : l'article 2 de la loi du 30 septembre 1986 définit en effet la communication audiovisuelle comme " toute mise à disposition du public ou de catégories de public, par un procédé de télécommunication, de signes, de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature qui n'ont pas le caractère d'une correspondance privée ".

Alors que les articles 42 et suivants de la loi de 1881 définissent un système de responsabilités en cascade désignant comme premier titulaire le directeur de publication ou l'éditeur, à défaut l'auteur, à défaut l'imprimeur, à défaut enfin le vendeur, le distributeur ou l'afficheur, l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 inséré par la loi du 13 décembre 1985 fait du directeur de la publication l'auteur principal de l'infraction " lorsque le message incriminé a fait l'objet d'une fixation préalable à sa communication au public ". Si cette condition n'est pas satisfaite, la responsabilité incombe à l'auteur et subsidiairement au producteur. En outre, lorsque le directeur de la publication est mis en cause comme auteur principal, l'auteur peut être poursuivi pour complicité.

Ces dispositions, qui définissent le régime d'imputation de la responsabilité pénale en matière de communication audiovisuelle, visent les intervenants d'une production audiovisuelle dans son acception classique, les rôles étant clairement distribués.

Sur l'Internet, la chaîne des intervenants peut être plus élaborée et la confusion des rôles est fréquente ce qui rend délicate la transposition du régime d'imputation des responsabilités défini précédemment. Il pourrait sembler ainsi nécessaire d'écarter la responsabilité du fournisseur d'accès qui se contente d'assurer à ses clients le bon fonctionnement des procédures d'accès à l'Internet : son rôle, purement technique, s'apparente à celui d'un opérateur de communication ; il est totalement neutre en ce qui concerne la nature des messages introduits sur le réseau. D'ailleurs, si la loi de 1881 précitée envisage, en matière de presse, la possibilité d'engager la responsabilité du distributeur, la loi de 1982 ne prévoit pas une telle faculté en ce qui concerne le transporteur des messages audiovisuels.

Cependant, le fournisseur d'accès est parfois simultanément exploitant de serveurs Web. S'il édite lui-même des pages Web, sa responsabilité éditoriale peut logiquement être engagée. En revanche, lorsqu'il se contente d'héberger sur son serveur des pages Web éditées par ses clients, on peut s'interroger sur la possibilité de lui faire endosser la responsabilité de la publication des informations illicites.

Il semble que la fiction instaurée par la loi en matière de presse ou de communication audiovisuelle, permettant de désigner le fournisseur de services, directeur de la publication, comme " coupable d'office ", ne soit pas transposable à l'Internet, même à titre subsidiaire. En effet, le fournisseur d'accès-hébergeur n'a pas la maîtrise de l'ensemble des informations délivrées par le serveur qu'il exploite : il ne peut matériellement exercer un contrôle fiable sur la nature des contenus mis en consultation, du fait de leur volume et surtout de leur volatilité, car ils peuvent à tout moment être modifiés. La condition d'une " fixation préalable à sa communication au public " du message incriminé, à laquelle est subordonnée toute poursuite exercée contre le directeur de publication en vertu de l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 révèle le souci du législateur de réserver cette possibilité aux cas où le fournisseur de services est réputé avoir eu connaissance du contenu du message. Or, les spécificités techniques de l'Internet s'opposent à la transposition d'une telle présomption : la fiction, perdant alors tout lien avec la réalité, entrerait en contradiction avec les principes fondamentaux du droit pénal ! Les premières décisions de jurisprudence corroborent d'ailleurs ce point de vue : dans une ordonnance de référé du 12 juin 1996, Union des Étudiants Juifs de France (UEJF) c/Calvacom et autres, le tribunal de grande instance de Paris, sans pouvoir statuer sur la constitution de l'infraction de révisionnisme, a reconnu l'absence de responsabilité éditoriale des fournisseurs d'accès tout en affirmant cependant le devoir de surveillance leur incombant, par la définition d'un cadre déontologique applicable aux sites gérés et la fermeture des accès, après avertissement, pour les contrevenants.

En outre, des dispositions exonérant les fournisseurs d'accès de leur responsabilité pénale avaient été introduites par voie d'amendement gouvernemental lors de l'examen du projet de loi de réglementation des télécommunications. Deux des trois articles ainsi insérés par l'article 15 de la loi du 26 juillet 1996 dans la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication ont cependant été déclarés contraires à la Constitution (décision du Conseil constitutionnel n° 96-378 DC du 23 juillet 1996), le pouvoir de recommandations conféré au Comité supérieur de la télématique (CST), créé auprès du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), n'étant pas assez précisément défini. L'exonération de responsabilité pénale au bénéfice des fournisseurs d'accès prévu par l'article 43-3 ne cédait que dans trois hypothèses : celle où n'aurait pas été proposé aux clients un système de sélection des informations accessibles (art. 43-1) ; celle où l'accès à un service ayant fait l'objet d'un avis défavorable du CST publié au Journal officiel (art. 43-2) aurait été maintenu ; celle où le fournisseur d'accès aurait " en connaissance de cause, personnellement commis l'infraction ou participé à sa commission ".

Traduisant la préoccupation de couper court à un débat agitant le monde des internautes en explicitant solennellement le régime juridique applicable, ce dispositif était néanmoins critiquable. En effet, les deux premières hypothèses visées à l'article 43-3, permettant d'engager la responsabilité pénale du fournisseur d'accès, auraient pu être interprétées comme consacrant une responsabilité pour fait d'autrui, ce qui ne saurait se concevoir en matière pénale (art. 121-1 : " nul n'est responsable pénalement que de son propre fait . "). Tout au plus la méconnaissance d'un avis négatif du CST aurait-elle pu permettre au juge d'admettre la culpabilité du fournisseur d'accès pour complicité, sur le fondement de l'article 121-7 du code pénal aux termes duquel " Est complice d'un crime ou d'un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation ". La troisième hypothèse évoquée était quant à elle inutile : en effet, le code pénal subordonne la mise en jeu de la responsabilité pénale d'une personne, à sa participation personnelle (art. 121-1) et à l'existence d'une intention frauduleuse (art. 121-3).

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