III. L'INDONÉSIE APRÈS SOEHARTO : DE LOURDES HYPOTHÈQUES SUR L'ÉVOLUTION POLITIQUE ET ÉCONOMIQUE

La démission du général Soeharto sur fond de crise politique aiguë ouvre pour l'Indonésie une période d'incertitude, à la fois quant à la nature de la transition qui semble s'amorcer et quant aux perspectives d'une éventuelle alternance. Au plan économique, l'Indonésie paraît durablement affaiblie dans un environnement régional très dégradé.

A. UNE TRANSITION POLITIQUE CHARGÉE D'INCERTITUDES

La démission du général Soeharto, le 21 mai dernier, ne met en rien un point final à la crise qui secoue l'Indonésie depuis 9 mois. L'Indonésie entre dans une transition dont il est aujourd'hui difficile de mesurer l'ampleur et le rythme et qui appelle plusieurs questions :

- quelle est la marge de manoeuvre du nouveau président ?

- quelle peut être l'alternative au régime actuel ?

- va-t-on assister à une montée de l'islam, en tant que force politique ?

- quel rôle peut jouer l'armée dans les mois à venir ?

1. Quelle sera la marge de manoeuvre du nouveau pouvoir ?

Dès la démission du général Soeharto, le vice-président Habibie s'est vu transmettre, conformément à la Constitution, les pouvoirs présidentiels.

Ingénieur aéronautique de formation, ayant longtemps séjourné en Allemagne, le Dr Bacharuddin Jusuf Habibie, ministre de la recherche et de la technologie depuis 1988, apparaît comme le collaborateur le plus proche et le plus fidèle du général Soeharto. Musulman pratiquant, il a fondé avec l'appui de ce dernier, l'association des intellectuels musulmans (ICMI) en 1990, qui se veut le tenant d'un islam moderniste et réformiste. Sur le plan politique, il symbolise les projets ambitieux visant à doter l'Indonésie d'une industrie nationale de haute technologie, ce qui lui a valu de sévères critiques sur les dérives financières de tels projets.

Le nouveau gouvernement mis en place le 21 mai a repris l'ossature du cabinet précédent, en écartant toutefois les personnalités les plus proches du général Soeharto, tels sa fille Tutut ou l'homme d'affaires Bob Hasan, et en favorisant l'arrivée de ministres n'appartenant pas au parti officiel et issus du parti musulman (PPP) ou du parti démocratique indonésien (PDI). Ce nouveau gouvernement se caractérise également par le recours à un nombre important de "technocrates".

Le nouveau Chef de l'Etat, dans ses premières déclarations, s'est engagé sur la mise en chantier de réformes politiques, juridiques et économiques dont le contour reste cependant imprécis.

La question principale tient à l'organisation d'élections législatives anticipées , éventuellement suivies d'une nouvelle élection présidentielle. Il s'agit là d'une échéance déterminante pour l'évolution du pays dans la mesure où elle permettrait de trancher l'alternative suivante : une reconduction du parti au pouvoir qui pourrait faciliter le maintien du Président Habibie ou du moins de ceux qui l'entourent, ou un succès des forces d'opposition qui déboucherait sur la mise en place d'une nouvelle équipe dirigeante.

Pour l'heure, aucune de ces deux éventualités ne paraît s'imposer. Les conditions d'organisation d'une consultation électorale en 1999 font toujours l'objet de débats.

Il faut rappeler que les élections de 1997 s'étaient déroulées sous l'empire d'une législation limitant sévèrement l'expression du suffrage, seuls trois partis étaient autorisés, dont deux ne pouvaient en pratique mener campagne sur l'ensemble du territoire national.

Si l'organisation d'élections législatives, annoncée pour la fin de l'année 1999, peut satisfaire les aspirations d'une opinion publique avide de changement, encore faudra-t-il d'ici là, pour que ces élections aient un sens, modifier profondément la législation sur les partis politiques et la propagande électorale.

D'une manière plus générale, la marge de manoeuvre du nouveau Chef de l'Etat paraît étroite , limitée par la montée des oppositions et la gravité de la crise économique. Très lié au général Soeharto, il incarne la continuité et aucune des personnalités qui ont pris part à la contestation politique ou l'ont soutenue ne se sont ralliées à son gouvernement. Aussi devra-t-il satisfaire rapidement, par des actes concrets, les aspirations aux réformes d'une large partie de la population, faute de quoi l'instabilité politique pourrait à nouveau gagner le pays. Mais par ailleurs, l'Indonésie, aujourd'hui plus dépendante que jamais de la solidarité internationale, ne peut se permettre de nouveaux désordres politiques ou un vide du pouvoir, ce qui pourrait plaider en faveur d'une transition mesurée.

2. Existe-t-il des alternatives au régime actuel ?

Le contrôle étroit imposé par le général Soeharto sur la vie politique durant trente ans a étouffé toute velléité d'opposition et contrecarré l'émergence de mouvements organisés.

Les deux partis dits "d'opposition", c'est-à-dire le parti musulman (PPP) et le parti démocratique indonésien (PDI) ont été contenus dans des limites très strictes et ne se sont guère émancipés de la tutelle qu'exerçait le pouvoir à leur endroit. A aucun moment ces deux formations ne sont apparues en mesure de se poser en alternative crédible en cas de changement politique.

S'agissant de l' opposition extra-parlementaire , la délégation, lors de son séjour à Jakarta, a constaté qu'elle tardait à prendre le relais de la contestation estudiantine.

Mme Megawati Soekarnoputri, fille de l'ancien président Soekarno, a dû mener son combat en dehors de toute organisation politique depuis son éviction forcée, à l'instigation du pouvoir, de la présidence du parti démocratique indonésien. La délégation de votre commission a rencontré Mme Megawati et a constaté qu'elle jouissait d'une popularité réelle, et disposait de collaborateurs déterminés. Pour autant, ses moyens d'action demeurent limités.

La délégation a également rencontré les représentants de la Muhammadiyah , puissante organisation qui regroupe 28 millions de musulmans, dirigée par Amien Rais . Ce dernier a pris une part très active dans les événements, en multipliant les réunions au contact des étudiants. La délégation a pu constater que cette organisation s'était consacrée à l'élaboration d'un programme détaillé, en vue d'une éventuelle transition : les réformes politiques, la lutte contre la corruption et le népotisme, le démantèlement des monopoles ainsi que diverses propositions rejoignant celle du FMI en sont les principaux éléments.

Tout en annonçant son intention d'être candidat à la prochaine élection présidentielle, Amien Rais a adopté depuis le 21 mai une attitude temporisatrice , soucieuse de ne pas brusquer les étapes de la transition. Son organisation est apparue à la délégation comme l'une des seules forces constituées de nature à proposer, d'une manière relativement précise bien qu'embryonnaire, une alternative politique.

Il n'en demeure pas moins qu'au stade actuel, les forces d'opposition semblaient souffrir de plusieurs handicaps :

- leur dispersion, qui pourrait s'accroître encore si les partis politiques étaient désormais librement autorisés,

- et leur inexpérience du pouvoir à un moment où le relèvement du pays passe par la restauration de la confiance internationale.

3. Va-t-on vers l'émergence d'un islam politique ?

En se dotant en 1945 d'une idéologie nationale, le Pancasila, qui professe le monothéisme sans privilégier l'islam et garantit le respect des religions minoritaires, la République indonésienne dans ses fondements même, semble indissolublement liée à la neutralité religieuse.

Durant la première partie de sa présidence, le général Soeharto s'est appliqué à "dépolitiser" l'islam.

De fait, les puissantes organisations musulmanes se sont cantonnées à des fonctions sociales et éducatives, sans interférence avec la sphère politique.

La plus importante d'entre elles, le Nahdlatul Ulama , regroupe 35 millions de membres, surtout dans les zones rurales. Dirigé par un intellectuel modéré, Abdurrahman Wahid , il incarne un islam traditionaliste. Il intervient dans le secteur éducatif, avec notamment plusieurs milliers d'écoles coraniques, dans le secteur social, en matière de prévention nationale et infantile, ou encore dans le secteur économique, avec des coopératives et des banques de crédit rural.

La Muhammadiyah , dirigée par Amien Rais , a pour sa part été fondée en 1912, dans un objectif réformiste et moderniste. Elle s'apparente à un islam plus urbain, proche des classes moyennes, et se consacre elle aussi à des tâches caritatives et éducatives. Elle regrouperait 28 millions de membres.

Depuis le début des années 1980, on assiste à un renforcement progressif de l'influence politique de ces organisations et parallèlement, le régime Soeharto a cherché dans l'islam un nouvel appui pour consolider son assise, avec la création en 1990 par le Dr Habibie de l'association des intellectuels musulmans d'Indonésie (ICMI).

Cette montée de l'islam se manifeste à un double niveau.

Tout d'abord, les références à la religion se font de plus en plus fréquentes et nombreuses dans la vie politique et sociale. On observe un renouveau de la pratique religieuse , alors que le gouvernement a encouragé la construction de mosquées. L'observation des rites se fait plus rigoureuse, le port du foulard se généralise, y compris chez les jeunes, le pèlerinage à La Mecque attire chaque année un nombre grandissant de fidèles. Lors des échanges informels qu'elle a pu tenir avec de jeunes étudiants, la délégation de votre commission a ressenti l'importance du facteur religieux, d'autant que dans des universités où toute activité politique et syndicale était proscrite, les associations musulmanes s'avéraient les seuls lieux de réunion et d'échange pour les étudiants.

Cette tendance de fond se traduit également par une réapparition de l'islam sur la scène politique. On le voit par l'intérêt porté par le régime Soeharto à l'islam, potentiel allié politique, et le rôle de l'ICMI. On le voit également avec l'émergence d'Amien Rais et la participation active de la Muhammadiyah à la campagne de contestation du régime. Le Nahdlatul Ulama, souvent jugé plus proche du pouvoir, n'est pas resté à l'écart des événements et a lui aussi lancé des appels en faveur des réformes, contre la corruption et le népotisme. Ainsi l'islam semble-t-il s'affirmer comme un nouvel enjeu de la politique indonésienne, entraînant les acteurs de la vie politique dans une sorte de surenchère.

Cette évolution appelle deux questions complémentaires.

Tout d'abord , l'Indonésie peut-elle s'orienter vers le modèle d'une république islamique , qu'elle avait rejeté lors de l'indépendance ? Un tel scénario suscite des réserves au sein de l'armée et bien sûr dans les religions minoritaires. Elle pourrait également mettre en cause l'unité du pays, compte tenu de la forte proportion de non musulmans dans des îles de l'est de l'archipel. Pour autant, le facteur religieux parait appelé à jouer un rôle plus important dans la vie politique indonésienne .

Ensuite, existe-t-il un risque de développement du fondamentalisme intégriste ? Pour le moment, l'islamisme radical semble extrêmement minoritaire et réprouvé par les principaux dirigeants. Il est peu conforme aux traditions indonésiennes, qui ont façonné un islam tolérant et modéré. L'extrémisme s'est cependant manifesté à l'occasion d'attentats par le passé et dans une certaine mesure, les violences qui ont accompagné la campagne électorale de 1997 ont pu avoir un caractère religieux. Les organisations musulmanes sont toutefois traversées de tendances diverses, qui ne se retrouvent pas toujours dans les positions modérées des dirigeants principaux. Bien qu'aujourd'hui très minoritaire, l'extrémisme islamiste pourrait trouver un terreau favorable dans la crise économique, l'appauvrissement des masses et le désordre politique, en tirant argument de l'échec du modèle de développement à l'occidentale mis en oeuvre dans les trente dernières années.

4. Quel sera le rôle de l'armée dans l'évolution politique ?

Comme on l'a déjà souligné, l'armée joue un rôle politique de premier plan en Indonésie depuis 1945, et ce rôle s'est bien entendu accru avec l'arrivée au pouvoir du général Soeharto.

De tous les piliers du régime, l'armée est apparue comme le plus solide.

L'armée n'a pu enrayer la contestation politique, mais elle a conservé un certain contrôle de la situation. Elle a dans un premier temps contenu l'agitation étudiante au sein des campus, et lorsque celle-ci a gagné l'ensemble du territoire, elle a observé une certaine retenue, de manière à ne jamais totalement se couper des contestataires.

Lors de son séjour, la délégation a constaté que plusieurs chefs militaires avaient tenu à rappeler que l'armée constituait une émanation du peuple, dont elle était le protecteur naturel.

L'évacuation sans violence des étudiants qui occupaient le Parlement ou son souci du respect des formes constitutionnelles pour le départ du chef de l'Etat semblent montrer qu'elle se considère plus que jamais comme la garante de la République et de l'unité du pays.

Les déclarations du général Wiranto, ministre de la Défense et commandant en chef des forces armées, à propos du maintien de l'ordre et du nécessaire respect de la constitution, illustrent la volonté de l'armée de ne pas laisser dériver la transition politique en cours.

Certes, les événements récents ont également révélé les clivages qui traversent l'armée. On l'a vu avec le rôle controversé du général Prabowo, gendre de Soeharto et chef des réserves stratégiques. Mais on peut présumer que l'ordre public, l'intégrité et l'unité du pays constitueront pour l'armée des motifs d'intervention dans le cours des événements politiques.

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