3. Audition de M. Hervé CASSAN, Professeur à l'Université de Paris V-René DescartesConseiller spécial auprès du Secrétaire général de l'Organisation internationale de la francophonie (le 10 février 1999).

J'ai rejoint M. Boutros Boutros Ghali à l'Organisation internationale de la francophonie parce que j'ai été son collaborateur lorsqu'il était Secrétaire général des Nations-Unies. Je tiens à vous le préciser car dans le sujet que vous m'avez demandé de traiter, c'est-à-dire les rapports entre la Cour pénale internationale et le Conseil de sécurité de l'ONU, je me placerai davantage dans l'optique dont j'ai été le témoin, c'est-à-dire la manière dont le Conseil de sécurité pourrait voir arriver l'avènement d'une cour internationale chargée de régler les problèmes de maintien de la paix.

La Cour pénale internationale, contrairement aux deux tribunaux pénaux internationaux, résulte d'une convention internationale signée à Rome le 17 juillet dernier. Cette Cour pénale internationale, quoique que ces travaux aient eu lieu au sein de l'ONU, n'est pas, contrairement à la Cour internationale de justice, un organe de l'ONU. Les difficultés principales qui se sont posées alors ont été, en premier lieu, la question de l'articulation de cette cour avec les organes permanents des Nations-Unies, et, singulièrement, avec le Conseil de sécurité et, en second lieu, le problème du procureur sur lequel nous reviendrons.

Les partisans de la Cour pénale internationale craignent que l'immixtion, l'ingérence du Conseil de sécurité dans les procédures de la Cour puissent nuire à l'indépendance de cet organe juridictionnel. Pour ceux qui sont davantage enclins à préserver les pouvoirs et compétences du Conseil de sécurité, le raisonnement inverse prévaut. Il est alors souligné combien la désarticulation sur un même problème entre une logique judiciaire et une logique politique risque d'aboutir à des contradictions et à des incohérences. C'est la raison pour laquelle les Etats, après beaucoup de difficultés, sont arrivés à un certain nombre de compromis dont je vais très simplement vous rendre compte.

La distinction, la dichotomie ou l'antagonisme que je viens de souligner est en réalité politiquement très compliqué car selon les périodes, selon les procédures, selon les situations, ce clivage entre les partisans d'une cour indépendante et les partisans d'un conseil de sécurité contrôlant la situation a changé de nature. C'est un clivage qui a opposé les pays développés et les pays en voie de développement, parfois les membres permanents et les membres non-permanents, les membres permanents entre eux, notamment les Etats-Unis et la Chine d'un côté et les autres Etats, de l'autre... C'est un clivage qui, au sein de la conférence, a opposé les Etats, d'une part, et les Organisations non gouvernementales, d'autre part. L'une des grandes nouveautés de l'élaboration de cette CPI a été d'ailleurs la forte implication des ONG durant toute la phase de négociation, de préparation, de rédaction, qui seront même parfois associées aux enquêtes du procureur.

De ce compromis est sorti un certain nombre de procédures juridiques, d'une part, et un certain nombre d'éléments que l'on pourrait qualifier de politique juridique, d'autre part.

I. - En ce qui concerne les procédures juridiques, tout d'abord, dans la mesure où l'articulation entre la cour et le conseil est née d'un compromis, il en résulte deux procédures parfaitement contradictoires en apparence. Le Conseil de sécurité est doté par le traité de deux pouvoirs : un pouvoir d'action et un pouvoir de blocage.

- S'agissant du pouvoir d'action, l'article 13, alinéa B du traité dit : " si une situation dans laquelle un ou plusieurs de ces crimes paraît avoir été commis est déférée au procureur par le Conseil de sécurité agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations-Unies ". Le Conseil de sécurité, et c'est une victoire de ses partisans, peut directement saisir la Cour pénale internationale, à côté des Etats parties et du procureur.

Ce pouvoir d'action est tout à fait nouveau. Jusqu'à présent, le Conseil de sécurité n'a jamais eu directement le pouvoir de saisine d'un organe juridictionnel. Il pouvait jusqu'à présent demander des avis consultatifs mais pas être partie à des arrêts.

Cette procédure nouvelle présente un certain nombre d'avantages et un certain nombre d'inconvénients.

1er avantage : Le traité dit que le Conseil de sécurité saisit la cour sur la base du chapitre VII de la charte de l'Onu qui permet l'instauration de mesures coercitives. Cela signifie que, la cour étant saisie sur cette base, tous les Etats ont l'obligation juridique de coopérer à la procédure, ce qui n'est pas le cas quand c'est un Etat partie ou le procureur qui saisit.

2ème avantage : Dans la mesure où les Etats ont l'obligation de coopérer, le Conseil de sécurité n'a pas à s'impliquer trop directement dans la recherche des preuves et des prétendus coupables, voire dans leur arrestation. L'une des grandes préoccupations des Etats fournisseurs de contingents de casques bleus a toujours été que la création de cette Cour pénale internationale, en les obligeant à rechercher, poursuivre, arrêter les personnes poursuivies par la Cour, change le mandat des casques bleus, qui n'apparaîtraient plus comme une forme indépendante mais partisane de tel ou tel camp avec les conséquences politiques, militaires et de sécurité que cela peut entraîner.

Cette première procédure a soulevé d'énormes difficultés : la saisine par le Conseil de sécurité était-elle une question de forme ou une question de fond ? Selon sa forme cela implique ou n'implique pas l'usage du droit de veto par les membres permanents du Conseil de sécurité. Ce n'est pas un problème neutre puisque c'est le problème des grandes puissances qui était évoqué.

- La deuxième procédure est une procédure de blocage prévue par l'article 16 du traité qui s'intitule : Sursis à enquêter ou à poursuivre : " Aucune enquête, aucune poursuite ne pouvant être engagée ni menée en vertu du présent statut pendant les douze mois qui suivent la date à laquelle le Conseil de sécurité a fait la demande à la cour dans une résolution adoptée en vertu du chapitre VII de la charte des Nations-Unies. La demande peut être renouvelée par le conseil dans les mêmes conditions " .

Cela veut dire que le Conseil de sécurité, à tout moment, que ce soit au moment de la saisine ou à n'importe quel moment du déroulement de la procédure, a la possibilité de bloquer l'action de la CPI, de l'obliger à surseoir à délibérer ou à statuer. Cela pour une durée de 12 mois renouvelable.

L'amendement qui figure dans le texte définitif est un amendement présenté par Singapour et que la France a soutenu. Plusieurs autres possibilités avaient été évoquées :

- la 1 ère possibilité, qui avait la faveur des pays en développement, était de ne pas permettre au Conseil de sécurité de s'immiscer dans la procédure une fois déclenchée.

- la 2 ème possibilité était que le Conseil de sécurité puisse émettre un voeu de la Cour de se dessaisir elle-même. Il y a une multitude de procédures mais c'est à cette situation très radicale et très nouvelle à laquelle nous sommes arrivés. Radicale parce que le Conseil de sécurité a effectivement la possibilité de bloquer une action judiciaire, et très nouvelle parce que, jusqu'à présent, de nombreux cas dans la pratique internationale ont montré comment articuler une action juridictionnelle et une action politique. Mais jamais ce type de solution juridique n'avait été choisi.

Lorsqu'il y a une action conjointe de la Cour internationale de justice et du Conseil de sécurité, les deux actions peuvent être menées de front à condition que le Conseil de sécurité s'occupe de la situation en général et la Cour internationale de justice des problèmes particuliers. C'est une tout autre logique beaucoup plus juridique. C'est, au contraire, une solution politique qui a été adoptée par la Cour pénale internationale.

II. - Si l'on veut élargir le problème et évoquer les questions de politique juridique, elles sont très nombreuses et très souvent, à l'heure actuelle, sans réponse. La première question qui a été posée par beaucoup d'Etats et qui a été posée par les militaires français et les Etats-Unis d'une autre manière est une question liée à la nature des actes, à la nature des crimes susceptibles d'être poursuivis par la cour. Dans l'énonciation, ces crimes sont simples. Ce sont les crimes de génocide, les crimes contre l'humanité, les crimes de guerre et les crimes d'agression. Dans la formulation même, ce sont trois qualifications qui ne posent pas énormément de difficultés et un certain nombre d'Etats se sont encombrés de précautions, d'où des listes infinies de qualifications, d'exemples, d'illustrations, d'éléments constitutifs pour justement que chacun des Etats acceptant la compétence de la Cour sache à quoi il s'engage.

Mais là où la question reste sans réponse c'est dans quelques mots qui figurent dès les premières lignes de la convention et qui sont dans le préambule même. Le 3è alinéa du préambule dit " reconnaissant que des crimes d'une telle gravité menacent la paix, la sécurité et le bien-être du monde ". Cela veut dire donc qu'il y a dans le texte même de la cour une présomption de liaison entre l'une de ces quatre qualifications et la menace contre la paix. Ce qui veut donc dire que lorsqu'un Etat partie saisit la cour pénale internationale, que la cour pénale déclare la demande recevable et se déclare compétente, elle qualifie par là même une situation de menace contre la paix et la sécurité internationale. Or, par là même, elle empiète naturellement sur les compétences du Conseil de sécurité et cela est d'autant plus grave et préoccupant que la logique de la cour pénale internationale et la logique du Conseil de sécurité ne sont pas de même nature.

La logique du Conseil de sécurité, de par sa composition et sa procédure même, est une logique politique. L'idée de menace contre la paix n'est pas une notion légale, c'est une notion d'ordre public, donc liée à l'appréciation que les cinq grandes puissances se font de l'idée de menace. Par conséquent confier cette appréciation de l'ordre public international et de la menace de l'ordre public international à un organe juridictionnel est incontestablement une possibilité de dessaisissement des compétences politiques du Conseil de sécurité. C'est une préoccupation qui est au centre des extrêmes réticences des Etats-Unis vis à vis de ce texte.

La deuxième question de politique juridique que l'on peut se poser concerne la compétence ratione temporis . La Cour pénale internationale  ne peut juger que des crimes pour l'avenir. C'est-à-dire que certes les crimes dont elle aura à faire sont des crimes imprescriptibles, mais le caractère imprescriptible de ces crimes ne lui donne pas pour autant une compétence rétroactive.

Donc, elle ne peut intervenir que pour l'avenir, ce qui sur le plan politique est extrêmement angoissant, dans la mesure où ce texte institutionnalise d'une certaine manière l'idée que demain peuvent se produire de nouveaux génocides et de nouveaux crimes contre l'humanité puisque la Cour pénale internationale est faite pour juger les génocides à venir.

Outre cet aspect anxiogène du texte, il y a plus grave sur le plan politique. Si demain un génocide se produit et des crimes contre l'humanité ont lieu, cela veut dire que le Conseil de sécurité a failli puisque son rôle est précisément d'empêcher que des crimes de telle nature ne se produisent. Il y a, et c'est une préoccupation des grandes puissances, de la part d'un certain nombre d'Etats, la peur que la saisine par un Etat ou par le procureur de la cour sur des crimes de génocide ne se traduise naturellement par une remise en cause implicite ou même explicite de l'action du Conseil de sécurité ou de l'action d'un certain nombre de grandes puissances, d'Etats fournisseurs de troupes dans l'avènement ou le non avènement de tel crime contre l'humanité ou de tel génocide.

Il y a une poussée de l'opinion publique internationale qui est très forte et qui va dans ce sens. Vous avez vu sans doute les réactions politiques belges à la visite du secrétaire général des Nations-Unies, Kofi Annan, auquel on a demandé des comptes pour son action ou inaction au Rwanda et la volonté de lui demander une commission d'enquête. On demande également à un certain nombre de généraux commandant les casques bleus pourquoi ils ne sont pas intervenus avec l'idée de les traduire devant des commissions.

C'est cette idée que pourrait porter en elle la Cour pénale internationale  et qui inquiète naturellement un certain nombre d'Etats.

Voilà, Monsieur le Président, les quelques remarques générales que je pouvais vous faire sur ce texte.

M. le Président - Je vous remercie beaucoup de cet exposé très clair. Peut-être pourrait-on regrouper les questions qui sur une sujet comme celui-là se recoupent.

M. André Dulait - Merci, Monsieur le Professeur, de l'approche que vous avez, très pragmatique, de la constitution de la CPI. J'aurai deux questions directement liées à votre propos et une question plus indirecte liée à vos fonctions précédentes.

1° Nous avons, pour le Rwanda et la Yougoslavie, créé deux tribunaux ad hoc . Ces tribunaux, dont la compétence est plus large que pour la Cour pénale internationale  ne sont-ils pas de nature à ralentir la mise en place de celle-ci et ont-ils une réelle efficacité dans la sanction des crimes particulièrement graves ?

2° Comment estimez-vous la viabilité d'une institution à laquelle n'adhéreraient pas les grands pays tels que les Etats-Unis ou la Chine ?

3° Quelles seraient les modifications que seraient à même de demander les Etats-Unis ou la Chine pour adhérer au principe de la Cour pénale internationale ?

4° Il est dans l'air du temps une réforme de la composition des membres permanents du Conseil de sécurité. Qu'en est-il de cette réforme : augmentation du nombre de ses membres et à quelle échéance ?

M. Del Picchia - Le veto est-il applicable ou pas dans certaines conditions par certains Etats ? Pourquoi à ce moment-là un pays qui a le droit de veto s'exclut-il de tout jugement de la Cour pénale ?

Vous avez parlé de douze mois renouvelables. Si le Conseil de sécurité demande de surseoir à la Cour, est-ce 12 mois renouvelables indéfiniment ou seulement une fois ?

En cas d'agression, c'est à la Cour de juger si une plainte est recevable ou non. Si elle juge qu'elle ne l'est pas, le pays considéré comme agresseur ne se sentira-t-il pas libre de continuer son agression ?

Ne risque-t-on pas de tomber dans le " gouvernement mondial des juges " un jour ou l'autre ?

M. Christian de la Malène - Il y a une contradiction entre la fameuse phrase du préambule et la disposition qui donne le droit de saisine au Conseil de sécurité. Pour quelle raison y a-t-il cette introduction dans le préambule ? Est-ce un marchandage entre le rôle du conseil et celui de la Cour et qui s'est prêté à ce marchandage ?

Vous nous avez annoncé quelques mots sur le problème du procureur, central dans cette affaire, son mode de désignation et ses pouvoirs. Pourriez-vous nous en dire plus le concernant ?

Mme Bidard-Reydet - Vous serait-il possible de m'éclairer sur les définitions précises en matière de crimes, génocides, crimes de guerre, agression... qui nous permettraient de ne pas confondre ces différents termes ?

M. Xavier de Villepin, Président - Le premier point que je voudrais aborder concerne les ONG qui, il est vrai, dans le problème de la Cour pénale, ont un rôle très important d'information, je dirais même de groupe de pression. Dans vos anciennes fonctions, comment faisiez-vous le tri dans ce monde complexe. Certains ONG sont admirables de dévouement et de courage mais, pour d'autres, je m'interroge.

Le deuxième point : vous avez dit dans votre conclusion que nous étions dans monde où les opinions publiques devenaient très sensibles aux problèmes de droits de l'homme. C'est bien heureux, mais n'y a-t-il pas des oubliés ? Je pense à l'Afrique aujourd'hui dont nous n'avons plus d'image et dont tout indique que, dans certaines zones, notamment celle des grands lacs, il se produit beaucoup d'abominations - je ne sais plus de quel terme les qualifier-. Je me demande si nous ne sommes pas plutôt en face d'un monde où les médias interviennent et ont un rôle important et un monde qui est oublié.

M. Hervé Cassan - Je vous remercie infiniment, Monsieur le Président. Je commence par la fin et vais vous répondre sur l'Afrique oubliée et sur le rôle des médias en vous racontant une histoire.

Lorsque le Président Bush a perdu les élections présidentielles américaines et qu'il a été remplacé par le Président Clinton, il s'est passé deux mois, traditionnels aux Etats-Unis, durant lesquels le président sortant conserve le pouvoir avant de le remettre au moment de l'investiture à son successeur.

M. Bush s'était rendu célèbre, pendant son mandat, sur le plan international durant la guerre du Golfe. Il a réuni un certain nombre de ses conseillers pour leur dire que, dans les deux mois restant, il ne pourrait mettre en oeuvre une action contrebalançant l'action offensive de la guerre du Golfe. Les conseillers présidentiels lui ont suggéré une action humanitaire en Afrique, lieu le plus symbolique, au Soudan ou en Somalie. Le Soudan a été écarté pour deux raisons : la guerre, à connotation religieuse très puissante entre le nord islamique et les chrétiens, et ses côtes trop abruptes pour expérimenter de nouvelles barges de débarquement. C'est donc la Somalie qui a été choisie pour des raisons de pure rationalité politique. C'est la raison pour laquelle CNN a été envoyé en Somalie et a rapporté les images que chacun sait d'enfants trébuchant, le ventre gonflé et les yeux pleins de mouches. A la suite de quoi, l'armée américaine a décidé d'intervenir en Somalie avec les difficultés que l'on connaît, d'où le relais par l'ONU.

Il y a naturellement des " conflits orphelins " comme les appelait M. Boutros Ghali ou des conflits oubliés qui n'intéressent personne. Au moment même où, à Sarajevo, avait lieu l'attentat sur un marché -qui a favorisé l'entrée de l'Otan dans le conflit- des incidents infiniment plus importants et plus sévères se déroulaient à Kaboul dans l'indifférence générale. Les progrès du droit international que traduit cette Cour pénale internationale  et dont on ne peut que se féliciter ne sont pas pour autant une manière de faire avancer les progrès de la conscience humaine à égalité sur la planète.

Il y a une grande différence entre le tribunal pour la Yougoslavie, le tribunal pour le Rwanda, d'une part, et la Cour pénale internationale, d'autre part.

1° Les tribunaux pénaux jugent des faits rétroactifs tandis que la Cour pénale internationale ne juge que pour l'avenir.

2° Les TPI sont des créations du Conseil de sécurité par voie de résolution. Le Conseil de sécurité a donc la maîtrise de la gestion et de l'utilisation de ces tribunaux. La logique de l'articulation dans les deux cas est tout à fait différente. L'action des TPI est considérée comme le prolongement judiciaire d'une action politique. Le conseil de sécurité gère des situations qui font apparaître des cas individuels de violation manifeste des droits de l'homme qui sont pris en charge par les tribunaux. Il y a une logique naturelle entre l'un et l'autre qui n'existe pas entre la cour permanente et le Conseil de sécurité.

Que va devenir cette cour permanente sans les Etats-Unis ? C'est la question que tout le monde se pose. Certainement pas grand chose sur le plan de son efficacité. Il existe un exemple très net, dans un tout autre domaine, celui du droit de la mer. Lorsque la convention de Montego Bay, après vingt ans de négociations, a enfin été adoptée, qu'elle est entrée en vigueur sans les Etats-Unis, elle a perdu toute substance. Elle n'a véritablement pour effet, dans le droit positif, que les procédures individuellement acceptées par les Etats-Unis souvent après une modification du texte de Montego Bay qui n'a rien à voir avec la logique juridique.

Cela rejoint la question de l'usage du droit de veto par les Etats-Unis d'Amérique ou par la Chine qui rend aléatoires les poursuites à tous les niveaux. D'autant que les douze mois sont indéfiniment renouvelables, ce qui permet au Conseil de sécurité de bloquer éternellement les procédures.

En ce qui concerne la qualification des crimes contre l'humanité, crime de guerre, crime d'agression, crime de génocide, je serais bien en peine de vous donner une définition pour la simple raison que les Etats eux-mêmes ne sont pas d'accord sur chacune de ces notions, d'autant qu'elles ne sont pas à égalité de niveau dans la mesure où un génocide est aussi un crime contre l'humanité. Cette distinction n'apparaît pas comme une partition de la qualification au sens où le droit pénal l'entend. C'est la raison pour laquelle, faute d'adopter une définition commune, les Etats, à l'intérieur du texte, ont donné une suite d'exemples et de possibilités. Par exemple, le paragraphe consacré aux crimes contre l'humanité énonce une trentaine de possibilités rentrant dans cette définition et, qui plus est, sont très détaillées : par torture, on entend le fait d'infliger intentionnellement une douleur insupportable, par douleur insupportable, on entend une souffrance aiguë, par souffrance aiguë, on inclut également l'idée de grossesse forcée, grossesse forcée étant la détention illégale d'une femme mise enceinte de force, ce qui implique l'idée de persécution, par persécution, on entend... Voilà la manière dont l'article est rédigé.

Il a d'ailleurs été décidé que les Etats parties réuniraient une commission d'amendement destinée à définir a posteriori la notion d'agression, ce qui n'avait pas été fait dans le texte de la convention faute d'accord. D'autant que l'Assemblée des Nations Unies avait mis trente ans à définir la notion d'agression comme étant l'usage de la force contre un Etat mettant en cause son intégrité territoriale et son indépendance politique. Trente ans pour arriver à une évidence, cela prouve que l'on n'a pas trouvé de solution.

A ce problème sémantique s'en ajoute un autre, plus politique, qui est la question de savoir si c'est véritablement au statut d'une cour permanente de définir l'agression. N'est-ce pas précisément le pouvoir même du Conseil de sécurité que de qualifier un acte d'agression ou non ?

Pour toutes ces raisons, je ne crois pas que, décemment, l'on puisse attendre une réponse bouleversante de cette commission dans un avenir proche.

Monsieur de la Malène, très simplement, c'est une évidente contradiction qui est le fruit d'un non-compromis. De plus le texte français et le texte anglais ne disent pas exactement la même chose pour que les Américains et les Français puissent être d'accord, ce qui est assez fréquent au sein de l'ONU.

Concernant le rôle du procureur, la question a été largement débattue et a opposé les tenants de la tradition du droit romain et les tenants de la tradition anglo-saxonne dans laquelle le procureur est un enquêteur indépendant, tandis que dans la tradition romaine il est soumis à des règles strictes des codes de procédure civile ou pénale selon la nature de l'action. C'est la logique anglo-saxonne qui l'a emporté et le procureur a d'énormes pouvoirs dans ce domaine, mais il a une limite. C'est la raison pour laquelle notre pays a laissé le procureur avoir ces pouvoirs. C'est un procureur international qui n'a aucun appareil d'Etat à sa disposition. Un procureur qui a besoin des Etats pour l'enquête, pour la réunion des preuves... a en fait très peu de pouvoirs.

Un certain nombre d'Etats réticents au pouvoir du procureur, et singulièrement notre pays, se sont efforcés de faire en sorte que l'obligation de coopérer au travail du procureur de la part des Etats ne soit assortie d'aucune obligation très contraignante, ni d'obligation de sanction. Si un Etat n'a pas, pour une raison ou une autre, envie de favoriser l'action du procureur, il a très largement les moyens de le faire.

En ce qui concerne le Conseil de sécurité, je ne pense pas qu'à brève échéance il change de nature, pour une raison simple, et tous les cas de figure ont été évoqués : augmenter le nombre de membres permanents, de membres non permanents, supprimer le veto, doter certains Etats de demi-vetos, créer des membres semi-permanents... Au delà de cette diversité d'imagination, il y a des problème simples qui empêchent politiquement d'avancer.

Tout le monde est d'accord pour que le tiers-monde soit mieux représenté au sein des membres non permanents. Il suffirait qu'il y ait un représentant de l'Afrique, un représentant de l'Amérique latine et un représentant de l'Asie. A partir de là les ennuis commencent. Vous imaginez la réaction des pays hispanologues si c'est le Brésil, vous imaginez la réaction de l'Argentine si c'est le Mexique...

En ce qui concerne les pays africains, on peut très facilement penser à l'un des plus importants d'entre eux qui est soit l'Afrique du sud, soit le Nigéria. Ce sont deux pays qui, pour des raisons différentes, ne sont pas dans une situation ni de stabilité ni de bonne réputation internationale.

Quant à l'Asie, c'est encore plus complexe du fait de l'affrontement entre l'Inde et le Pakistan qui rend impossible le choix d'un Asiatique. Cela est irréalisable.

De la même façon, du côté des grandes puissances, l'idée simple est de dire qu'il faudrait que le Japon et l'Allemagne en fassent partie. Nos meilleurs amis vont nous répondre qu'au moment où l'on veut créer une politique européenne commune, trois Etats européens vont être membres du Conseil de sécurité : le Royaume Uni, la France et l'Allemagne. Il vaudrait mieux faire une rotation et une position de l'Union européenne. Le débat s'arrête rapidement sur cette question.

De la même façon, faire entrer le Japon, outre les problèmes internes que cela pose, même si constitutionnellement ils sont résolus, politiquement, ils ne le sont pas. Cela pose le problème de la distinction entre une grande puissance politique et une grande puissance économique qu'est le Japon. Même après la crise, il n'est pas avéré qu'une grande puissance économique est aussi une grande puissance politique puisque sa vocation est de se sentir concernée par tous les problèmes du monde quel que soit l'endroit ou ils se produisent, ce qui n'est pas la logique de la diplomatie japonaise.

Lorsque l'Allemagne a posé officiellement sa candidature pour être membre permanent, l'ambassadeur italien a aussitôt levé le doigt en disant que l'Italie voulait également être membre permanent. Devant la stupeur générale, l'ambassadeur avait regardé tout le monde en disant : "oui, nous aussi on a perdu la guerre " (sourires).

M. le Président - Je vous remercie, Monsieur le Professeur, pour cette contribution aux travaux de notre commission.

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