2. L'archétype de la mondialisation ?

L'industrie aéronautique est souvent présentée comme un archétype de la mondialisation. Ce jugement s'appuie sur des tendances nettement affirmées à la mondialisation de l'activité aéronautique et à la « privatisation » du secteur, faite d'une domination de plus en plus aigüe de la finance sur une activité qui était jusqu'alors surtout l'affaire des ingénieurs.

Cette présentation des choses recouvre des aspects essentiels des évolutions récentes de l'industrie aéronautique qui recèlent, on le verra, des contraintes préoccupantes.

Toutefois, elle masque des réalités qui sont autant de traditions de l'industrie aéronautique encore très vivaces :

. La mondialisation n'y est pas telle que le « nationalisme aéronautique » soit réellement affaibli.

La « privatisation »sait, quant à elle, composer avec l'appel récurrent aux soutiens publics.

Certes, la plupart des marchés du secteur sont mondiaux comme en témoigne la part importante des exportations dans le chiffre d'affaires des industriels.

Cette part s'élève à 38,8 % pour les Etats-Unis et, en Europe, elle est sensiblement plus élevée : de 58,7 % en France, elle passe à 65,5 % en Allemagne et même 84,4 % en Grande-Bretagne. Ainsi, l'industrie aéronautique apparaît fortement dépendante des marchés étrangers

Chiffre d'affaires aéronautique et spatial 1997 (1)

 

Grands systémiers

Motoristes

Equipementiers

Total

CA réalisé avec l'Etat français

12.943

3.888

5.562

22.383

CA réalisé avec les constructeurs aérospatiaux français

4.728

2.188

14.261

21.177

CA réalisé avec les autres utilisateurs français*

7.619

2.170

901

10.691

CA réalisé à l'exportation (directe)

47.544

14.394

15.713

77.651

Total

72.834

22.640

36.427

131.902

* Dans le CA métropole, on distingue l'Etat et les constructeurs du secteur aérospatial des autres utilisateurs français. Ces derniers sont les compagnies aériennes, aéro-clubs, privés...

(1) Non consolidé.


Du fait de l'importance des marchés étrangers et de la nécessité d'optimiser les coûts de production, des pratiques commerciales et industrielles particulières se sont en outre répandues qui ont accentué la globalisation du secteur.

Il s'agit, bien sûr, des compensations industrielles qui font du partage des taches industrielles avec les pays clients une condition fréquente de succès commercial. On retiendra incidemment que ces compensations qui résultent d'un jeu complexe entre industriels et pouvoirs publics suscitent, semble-t-il, chez les autorités politiques des pays de la source quelques réserves venant, en particulier, de soucis de non-dissémination de technologies sensibles. Mais, globalisation oblige, la capacité de maîtrise de ces autorités reste en question.

Associée à cet impératif commercial, la sous-traitance internationale se développe avec pour autre but la réduction des coûts de production. Cette tendance n'est sans doute pas exempte d'inflexions, comme l'a démontré en particulier l'échec de la coopération entre l'Europe et la Chine pour le développement d'un avion de 100 places, ou encore de rapatriements de sous-traitance mais elle est étayée par les faits et les stratégies des industriels. Ainsi, selon une étude récente, 60 % des industriels américains et 90 % des européens du secteur considèrent que la mondialisation est devenue leur priorité numéro 1.

En outre, les constructeurs font assaut de chiffres pour démontrer le caractère de plus en plus global de leurs activités.

Ainsi, Boeing prétend que, hors moteurs, le « contenu étranger » du 727, lancé en 1959, s'élevait à 2 % au plus contre 10 à 26 % 6( * ) pour le 767 lancé en 1978 et entre 15 et 29 % 1 pour le 777 lancé en 1990.

De son côté, Airbus indique que le « contenu étranger », principalement américain, de l'A310-300 s'élève à 30 % ; à 17 % pour l'A320 et 30 % pour l'A330-300.

Au-delà des mécanismes appartenant à la sphère économique, la globalisation qui touche le secteur se manifeste aussi par d'autres évolutions : la privatisation et une financiarisation de plus en plus importante.

La « privatisation » c'est d'abord le transfert au secteur privé de la totalité des grandes entreprises occidentales du secteur avec, pour prolongement en France la privatisation d'Aérospatiale.

Mais, c'est surtout la prise en compte de plus en plus grande des actionnaires dans l'élaboration des stratégies des entreprises. Le secteur aéronautique, pourtant industriel par excellence, n'échappe pas en effet à la financiarisation ambiante synonyme d'un renforcement des contraintes financières sur les ingénieurs.

Ce processus qui s'accompagne d'une pression à la baisse systématique des coûts et d'une augmentation de l'aversion face aux risques est lourd de difficultés pour une industrie exigeante en innovations . Il suppose des arbitrages avisés sans lesquels les entreprises risquent leur existence. Les déboires rencontrés récemment par Boeing ne sont-ils pas, pour les observateurs, le fruit d'une insuffisance passée d'investissements ? La chute de Mc Donnell-Douglas n'a-t-elle pas été unanimement considérée comme l'aboutissement logique d'une stratégie excessivement timide ?.

Les effets de la globalisation sur les entreprises du secteur sont ainsi susceptibles de créer des conflits appelant des arbitrages délicats.

Il faut ici insister sur l'importance particulière de ces contraintes pour l'industrie européenne
.

Elle vient d'une part de la nécessité pour ses entreprises d'assumer les coûts fixes élevés nécessaires pour combler leur retard sur leurs concurrentes américaines, d'autre part, d'un niveau de soutien public moins favorable, et enfin d'une situation d'échelle plus modeste.

A ce stade, il faut souligner les paradoxes et les limites de la globalisation. La « privatisation » du secteur n'empêche pas sa très grande dépendance aux décisions publiques.

Les relations entre pouvoirs publics et industriels sont naturellement étroites s'agissant d'une industrie :

. dont une part importante du chiffre d'affaires provient de ventes de produits militaires ;

. dont le contenu en technologies est tel sur les plans civil et militaire qu'il appelle l'intervention publique sous forme de financements 7( * ) mais aussi de contrôle ;

- qui, confrontée à des conditions commerciales sévères, est naturellement encline à souhaiter le soutien des pouvoirs publics.

Cette interdépendance suscite partout une immixtion des autorités publiques. Elles ont certes eu tendance à se retirer de la gestion même des actifs aéronautiques mais, elles conservent des leviers d'actions puissants dont elles usent plus ou moins. Sur ce point, ce n'est pas le moindre des paradoxes que de constater qu'en la matière l'abstention atteint son paroxysme en Europe où elle confine à l'abstinence.

Autre nuance importante au mythe de l'industrie « mondialisée », l'ouverture des marchés est loin d'être entière comme le démontre assez le tableau mentionné ci-dessus où l'on rendait compte des sources du chiffre d'affaires des industriels français.

Une part variable mais substantielle du secteur repose sur des positions nationales plus ou moins solides et plus ou moins inexpugnables.

Sous cet angle, l'existence d'un vaste marché intérieur importe encore beaucoup. Mais, il y a plus.

Une fraction très importante de l'activité des industriels provient de sources qui, elles, échappent totalement à la concurrence internationale qui est l'une des facettes de la globalisation. Il s'agit bien sûr des commandes militaires nationales. En effet, si les marchés militaires des pays sans capacités industrielles propres sont ouverts, une part importante de la commande militaire est effectivement réservée à des industriels locaux même si des industriels de pays tiers peuvent parfois y être associés.

Enfin, l'abri dont peuvent disposer les industriels du fait des caractéristiques de la demande adressée à l'industrie aéronautique est, en particulier, susceptible de se doubler d'une protection tirée d'une situation plus favorable que celle des concurrents qu'il s'agisse des caractéristiques structurelles de l'entreprise, comme la dualité de ses métiers, ou de ses produits, le monopole pouvant dérègler les conditions de la concurrence

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