III. VERS UNE DÉCISION DE DÉPLOIEMENT DE LA NMD ?

Sans chercher à établir de prédictions dans un domaine où bien des événements, internes aux Etats-Unis ou internationaux, peuvent intervenir et modifier les échéances voire le contenu du programme, votre rapporteur souhaiterait ici résumer, à la lumière de l'actualité récente et des contacts qu'il a pu établir, notamment à Washington, les termes du débat américain sur la National Missile Defense .

Il faut ici distinguer le court et le moyen terme.

Dans l'immédiat, de multiples interrogations traversent les cercles politiques ou spécialisés américains et conduisent fortement à douter qu'une décision définitive sur le lancement de la première phase puisse intervenir, comme cela avait été envisagé, avant la fin du mandat du Président Clinton.

Mais, plus fondamentalement, de nombreux facteurs psychologiques, politiques et économiques entretiennent une dynamique en faveur d'une défense antimissiles du territoire américain qui ne semble pas pouvoir être inversée.

A. UNE DÉCISION SUSPENDUE A DE MULTIPLES INTERROGATIONS

La décision de déployer le premier échelon de la NMD, c'est-à-dire l'installation en Alaska de 20 intercepteurs et la mise en place des moyens d'alerte et de surveillance, devait être prise au cours de l'été ou à l'automne 2 000 par le président des Etats-Unis. Plusieurs éléments rendent aujourd'hui improbable le respect de cette échéance, même si cela ne signifie pas qu'aucune décision ne sera prise, certaines mesures ponctuelles pouvant être détachées de la décision d'ensemble.

Tout d'abord, le débat sur l'opportunité de la NMD, son degré de fiabilité et ses implications internationales prend aux Etats-Unis une ampleur nouvelle.

Ensuite, une grande incertitude règne sur l'issue des négociations américano-russes relatives au traité ABM.

Enfin, la campagne électorale interfère sur le calendrier et met en lumière les divergences entre l'administration et le parti républicain.

1. L'amplification du débat intérieur américain

Votre rapporteur a pu constater aux Etas-Unis la vivacité d'un débat qui semble s'amplifier au fur et à mesure que se rapproche l'échéance fixée pour la décision présidentielle.

Ce débat, fortement animé par les " think tanks " , se développe dans la presse, mais s'appuie également sur les évaluations établies par les agences officielles.

Une première série d'interrogations porte sur le degré de fiabilité de la NMD.

Dans un rapport établi pour le compte de compte du Congrès le 31 mai dernier, le General Accounting Office (GAO) soulignait la difficulté de réaliser l'interception d'un missile assaillant par collision directe (hit to kill). Le GAO indique que sur 14 interceptions tentées depuis 1983 dans le cadre des différents programmes de défense antimissiles, seules 4 interceptions avaient réussi, soit un taux inférieur à 30 %. Or, poursuit le GAO, la NMD ne se justifie qu'assortie d'un très haut degré de fiabilité, afin de protéger réellement les 50 Etats américains des armes de destruction massive.

Le GAO mettait également en cause le calendrier extrêmement serré imposé aux essais et relevait que 3 essais d'interception seulement auraient été réalisés avant que la décision de déploiement de la première tranche ne soit prise. Encore ces essais auront-ils été conduits, selon le GAO, dans des conditions éloignées de la réalité, notamment parce que le véhicule d'impact, lancé par un missile différent de celui envisagé dans la version finale, n'aura pas été soumis aux très fortes accélérations et aux vibrations qu'il connaîtra en conditions réelles.

Cette appréciation du GAO rejoint celle de plusieurs experts qui estiment que l'interception par impact direct pourrait être déjouée par des contre-mesures telles que des leurres ou la dispersion de sous-munitions, que les pays détenteurs de capacités balistiques pourraient en outre perfectionner toujours plus en fonction des performances des intercepteurs américains.

Ces interrogations techniques pourraient mettre en cause l'architecture actuelle de la NMD et renforcer la position de ceux qui souhaitent le développement de systèmes basés en mer ou dans l'espace, capables de détruire le missile assaillant dès sa phase de propulsion.

Une deuxième série de critiques, reflétant une opinion minoritaire mais néanmoins exprimée de manière ferme, porte sur l' appréciation de la menace et son évolution d'un part, et sur les inplications internationales , d'autre part. Ces thèmes sont essentiellement évoqués par les partisans du contrôle des armements, soucieux de l'avenir des relations stratégiques américano-russes et des incidences que pourraient avoir les programmes de défense antimissiles -NMD ou TMD- sur l'effort d'armement des pays tiers, notamment en Asie.

Un nouveau rapport portant sur l'évaluation de la menace et les implications internationales de la NMD doit prochainement être remis au Président Clinton par les agences de renseignement. Selon des informations de presse, cette analyse de renseignement mettrait en évidence la diminution de la menace balistique nord-coréenne, Pyongyang ayant gelé son programme d'essai en contrepartie de l'assouplissement des sanctions américaines. Elle soulignerait également la probabilité d'un renforcement de l'arsenal nucléaire chinois en réponse à la NMD, qui entraînerait celui de l'Inde et du Pakistan, ainsi qu'un risque d'accélération de la prolifération des technologies balistiques, particulièrement dans le domaine des contre-mesures.

2. L'issue des discussions américano-russes

L'issue des discussions américano-russes sur la révision du traité ABM constitue également une interrogation majeure pour la poursuite du programme NMD.

Deux questions principales se posent :

- la Russie sera-t-elle disposée à accepter une révision du traité ABM et, dans l'affirmative, à quelles conditions ?

- les Etats-Unis sont-ils prêts à déployer unilatéralement la NMD
, sans révision préalable du traité ou après s'en être retirés ?

La rencontre entre MM. Clinton et Poutine à Moscou au début du mois de juin a confirmé la situation de blocage.

Du côté américain, l'actuelle administration privilégie un accord avec la Russie sans exclure toutefois l'éventualité d'un retrait des Etas-Unis du traité ABM. L'intransigeance affichée par Moscou rend désormais peu plausible la conclusion d'un accord d'ici l'élection présidentielle de novembre , d'autant qu'au Sénat, où une majorité des deux-tiers est requise pour l'approbation des traités, une importante fraction du parti républicain a d'ores et déjà fait savoir qu'elle s'opposerait à un accord avec la Russie sur la révision du traité ABM.

Dans une lettre adressée au Président Clinton, 25 sénateurs républicains , dont le chef de la majorité au Sénat, M. Lott, jugent inacceptable un accord qui tendrait à obliger les Etats-Unis à réaffirmer la validité d'un traité ABM très astreignant et juridiquement contraignant. Ils contestent également un accord qui ne laisserait place qu'à un système limité, réduit à un seul site et excluant le recours à une composante navale ou à un laser aéroporté.

Du côté russe, l'approbation parlementaire de l'accord Start II et du traité d'interdiction complète des essais nucléaires permet d'aborder la négociation en position avantageuse. Au-delà de l'opposition de principe à la NMD, la Russie ne peut toutefois prendre le risque d'un déploiement américain unilatéral qui rendrait caduc le traité ABM sans lui fournir la moindre contrepartie. Son intérêt objectif à conclure un accord est donc réel mais peut être pas avec une administration présidentielle américaine sur le départ qui serait de surcroît incapable de faire avaliser cet accord par un Sénat hostile.

La contre-proposition lancée , peu après le sommet de Moscou, par le Président Poutine , et consistant à instaurer une coopération entre la Russie, les Etats-Unis et l'Europe , pour adopter un système de défense actif dès la phase de décollage des missiles assaillants, semble reconnaître la réalité d'une montée des menaces et l'intérêt des défenses antimissiles, tout en renvoyant à une date ultérieure la conclusion d'un éventuel accord.

Il est probable qu'en tout état de cause, la Russie cherchera à faire prendre en compte son souhait de réduction supplémentaire du nombre de missiles stratégiques dans le cadre de l'accord START II et que, dans ces conditions, elle pourrait oeuvrer pour l'établissement d'un lien entre ces négociations START III et celles sur le traité ABM.

Au vu de ces différents éléments, on voit mal un accord se conclure d'ici le mois de novembre prochain, ou au contraire le Président Clinton prendre acte du blocage russe et décider unilatéralement le déploiement de la NMD. Il pourrait en revanche décider des mesures conservatoires, par exemple le lancement l'an prochain de travaux de génie civil à Shemya en vue de la construction du radar " en bande X ", ne préjugeant pas du lancement de la construction des composantes de la NMD aujourd'hui proscrites par le traité ABM.

Dans cette hypothèse, les discussions américano-russes reprendraient sous l'égide de la prochaine administration américaine, dans des conditions nécessairement différentes.

3. Les échéances politiques de novembre 2000

Les échéances politiques de novembre prochain pèsent bien évidemment très fortement sur la date et le contenu d'une éventuelle décision de déploiement.

La défense nationale antimissiles constitue une préoccupation privilégiée du parti républicain à laquelle l'administration démocrate s'est progressivement ralliée, sous la pression du Congrès et de l'écho rencontré, à partir de 1998, par la question de la menace balistique. Aussi le Président Clinton veut-il éviter d'apparaître en recul sur ce projet que le Vice-Président Gore a également incorporé dans son programme électoral. Plusieurs responsables républicains ont toutefois plaidé pour que la décision de déploiement soit renvoyée à la prochaine administration, ce qui pourrait faciliter un report des échéances justifié par des motifs soit techniques, éclairés par les essais d'interception et la " revue " de déploiement, soit politiques, liés au contexte international.

Du côté républicain, le gouverneur Bush a présenté le 23 mai dernier ses propositions en matière stratégique. Il s'est tout d'abord prononcé en faveur du déploiement, dans les meilleurs délais, de défense antimissiles efficaces, s'appuyant sur les meilleures options possibles, ouvrant ainsi la voie à un système plus ambitieux intégrant une composante navale, voire spatiale. Cette défense devra protéger l'ensemble du territoire des Etats-Unis et serait ouverte aux alliés des Etats-Unis, en particulier en Europe et en Asie.

Le gouverneur Bush a également plaidé pour un report de la décision de déploiement de la NMD, estimant que le Président actuel ne devait pas lier les mains de l'administration future.

Enfin, il s'est déclaré en faveur d'un réexamen de la posture nucléaire américaine afin de réduire unilatéralement au plus bas niveau possible l'arsenal nucléaire dans des proportions compatibles avec la sécurité des Etats-Unis. Un nouveau concept stratégique, fondé sur une combinaison d'armes nucléaires réduites au strict nécessaire et de systèmes défensifs, pourrait ainsi émerger.

Ces propositions, tout comme la pression de nombreux parlementaires républicains pour l'abandon d'un traité ABM jugé obsolète et en faveur du déploiement d'une NMD ambitieuse, reposant sur des composantes terrestres, navales et spatiales et ne s'imposant aucune limite, laissent à penser qu'en cas de succès de M. Bush à la prochaine élection présidentielle, le débat sur la NMD se poserait en des termes nouveaux. L'architecture imaginée par l'actuelle administration, tout comme le calendrier, pourraient être remis en cause et le dialogue avec la Russie s'établirait sur de nouvelles bases.

B. DES TENDANCES DE FOND EN FAVEUR DE LA DÉFENSE ANTIMISSILES DU TERRITOIRE AMÉRICAIN

Les incertitudes pesant sur la décision relative à la NMD ne doivent pas occulter l'existence de tendances de fond agissant en faveur de l'idée d'une défense antimissiles du territoire américain.

Ces tendances reposent sur des facteurs bien plus psychologiques et politiques que militaires. Elles résultent également des enjeux industriels et technologiques considérables de ces programmes.

1. Les facteurs politiques et psychologiques : une quête " d'invulnérabilité et d'insularité "

Votre rapporteur estime que la défense antimissiles du territoire des Etats-Unis, incarnée aujourd'hui par la NMD après l'avoir été dans le passé par bien d'autres programmes, et avant, peut-être, d'être elle-même reléguée par des projets plus ambitieux, répond à des sentiments profondément ancrés dans l'esprit américain.

En premier lieu, l'histoire de la nation américaine témoigne d'un attachement très vif à la protection et à l'intégrité du territoire des Etats-Unis , érigé au rang de sanctuaire. L'invulnérabilité de ce territoire-continent constitue donc un objectif primordial, sans doute le premier de tous en matière de sécurité et de défense.

Ce facteur explique la sensibilité particulière à la menace balistique et à la prolifération d'armes de destruction massive. Alors que d'autres pays, notamment en Europe, partagent l'analyse américaine en matière de prolifération, même s'il peut y avoir divergence sur le rythme des progrès réalisés par les proliférants ou l'état des programmes dans tel ou tel pays, ils n'en déduisent pas pour autant une probabilité de concrétisation du risque, elle même dépendante de multiples facteurs.

Votre rapporteur a ainsi pu constater auprès de ses interlocuteurs, notamment au Congrès, que l'évolution du dialogue inter-coréen ou les contrôles établis sur la Corée du Nord en matière nucléaire, de même que les évolutions politiques en Iran, ne suffisaient pas à les convaincre que la menace balistique pouvait être contenue ou réduite, à partir du moment où la garantie absolue qu'elle ne se concrétiserait pas ne pouvait être apportée.

Si le sentiment de vulnérabilité face à une agression balistique ne semble pas répandu dans la population américaine, l'ensemble des parlementaires rencontrés par votre rapporteur ont insisté sur le fait qu'ils ne pouvaient justifier devant les citoyens des Etats-Unis que, disposant d'un éventuel moyen de protéger le territoire national d'une telle attaque, le pouvoir politique renonce à le développer et à le mettre en oeuvre.

Enfin, la défense antimissiles fait appel à des moyens de protection et représente, dans l'esprit de ses avocats, une solution beaucoup plus satisfaisante que les moyens offensifs qui, dans le cadre de la dissuasion nucléaire, entrent dans une logique de " destruction mutuelle assurée " inquiétante pour l'intégrité du territoire et de la population.

Votre rapporteur a été frappé de constater la relative discrétion des militaires américains sur un projet très fortement soutenu par de nombreux parlementaires et qui apparaît dès lors essentiellement comme une réponse politique à une menace potentielle.

Une seconde tendance est également à l'oeuvre en faveur de la défense nationale antimissile : celle de l' unilatéralisme.

Cette tentation se manifeste dans bien des domaines, et en particulier dans l'attitude face aux organisations internationales ou aux traités et engagements multilatéraux. Elle repose, en matière de défense, sur l'idée que les Etats-Unis ne doivent compter que sur eux mêmes pour garantir leurs intérêts de sécurité, qui ne sauraient dépendre de la plus ou moins bonne volonté des autres pays à adhérer à des instruments internationaux ou à les respecter.

Point n'est besoin ici de rappeler le refus du Sénat américain de ratifier le traité d'interdiction complète des essais nucléaires ou la non adhésion des Etats-Unis à la convention d'Ottawa sur l'interdiction des mines antipersonnel ou à la convention de Rome créant la Cour pénale internationale.

Pour ses défenseurs, la défense nationale antimissiles est susceptible de renforcer les intérêts de sécurité des Etats-Unis, au demeurant en se limitant à des moyens exclusivement défensifs. Elle ne saurait être entravée par des instruments juridiques contraignants, ressentis comme une restriction injustifiée, imposée par d'autres pays, à la liberté d'action des Etats-Unis. On ne saurait davantage lui imputer le comportement d'autres Etats qui, tirant prétexte d'un système purement défensif ne les menaçant nullement, développeraient pour leur part des capacités offensives et contribueraient à la course aux armements.

Rappelons en outre que pour nombre de commentateurs, l'initiative de défense stratégique aurait, par le défi qu'elle représentait, contribué à précipiter la chute de l'Union soviétique. La défense nationale antimissiles ne pourrait-elle pas avoir les mêmes vertus à l'encontre d'Etats potentiellement agressifs mais généralement économiquement faibles ?

Tous ces éléments créent un contexte favorable à l'édification d'une défense nationale antimissiles sans pour autant assigner de limites à cette dernière, que ce soit dans l'étendue de la protection ou dans le type de moyens utilisés.

2. Les enjeux industriels et technologiques

Toutes les grandes entreprises de l'industrie de défense américaine sont concernées par la NMD : Boeing pour l'intégration de l'ensemble des éléments du système, Lockheed Martin pour le développement du véhicule de lancement, Northrop Grumman pour le lanceur et le SBIRS Low et Raytheon pour le véhicule d'impact, les radars d'alerte rapide SBIRS-High , le système de commandement et de gestion de l'engagement. Le programme NMD assure à ces industriels des financements très importants, en particulier en recherche et développement, et contribue donc à leur compétitivité globale, en particulier sur les marchés à l'exportation.

Sur le plan technologique , la NMD suppose des développements nouveaux dans de très nombreux domaines comme les missiles, les satellites ou les radars ou pour des capacités spécifiques (communications, guidage, infrarouge). Ces développements produiront des retombées considérables dans tous les secteurs des technologies de défense, tout comme dans le secteur civil. Ils contribueront à creuser un écart déjà très important entre les Etats-Unis et les pays européens.

Les décennies passées ont été marquées par de nombreux projets de défense antimissiles abandonnés en cours de développement. Ceux-ci ont néanmoins bénéficié de financements très conséquents -plus de 120 milliards de dollars en 40 ans- qui n'ont pas été investis en pure perte et se sont révélés profitables à l'élévation globale des capacités technologiques américaines.

Dans un contexte budgétaire excédentaire, l'investissement de défense américain s'accroît et contribue pleinement à maintenir et sans doute accentuer l'avance technologique. Quel que soit l'avenir du programme NMD, il participe assurément de cette logique.

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