Un engagement au service du Conseil de l'Europe

M. Miguel Angel MARTINEZ
Ancien Président de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe
Député au Parlement européen

C'est avec beaucoup d'émotion, avec beaucoup de joie, que je participe à cette rencontre, certes importante. J'en profite d'ailleurs pour féliciter les organisateurs -et en particulier mon amie Josette Durrieu-, pour les remercier aussi de m'avoir invité, en me donnant ainsi la chance de revoir tant de vieux et d'excellents amis ; l'occasion aussi de porter témoignage -fût-il télégraphique- de moments vécus au tout premier rang dans l'Histoire du Conseil de l'Europe...

Télégraphique donc, mon intervention pour vous dire que mon expérience personnelle au sein du Conseil de l'Europe est une longue histoire. Quand j'ai quitté la Présidence de l'Assemblée Parlementaire, j'ai même dit qu'il s'agissait d'une longue histoire d'amour : sans doute, c'était là une formule quelque peu lyrique car je me demande s'il y a bien des histoires d'amour qui durent autant. En tout cas, et comme pour les vraies histoires d'amour, la mienne auprès du Conseil de l'Europe fut surtout celle d'un long apprentissage. Une histoire que l'on peut raconter en quatre chapitres parfaitement liés et cohérents, se déroulant le long de quatre décennies.

Aux années 60, militant résistant antifasciste espagnol, responsable des organisations clandestines de jeunesse, socialiste et syndicale, emprisonnée et puis exilé, nous avons trouvé auprès du Conseil de l'Europe l'oreille attentive, le soutien nécessaire, l'encouragement indispensable pour aller de l'avant. C'est de ce temps là que vient mon amitié avec Bruno Haller, avec qui on s'est battu pour instituer le Centre Européen de la Jeunesse. Laissez-moi ajouter que l'oreille attentive dont je vous parle était aussi parfois une oreille embarrassée, car tout cela se passait bien avant que l'Espagne ne devienne membre du Conseil de l'Europe, et notre présence gênait parfois tel ou tel Ambassadeur plus soucieux de " la raison d'État " que des valeurs représentées par le Conseil de l'Europe.

Plus tard, aux années 70, député élu aux premières élections libres qui s'étaient tenues dans mon pays depuis 1936, et confrontés à la tâche de la restauration démocratique, nous fûmes de ceux qui négocièrent l'adhésion de l'Espagne au Conseil de l'Europe. Nous y aurons trouvé surtout des amis qui nous ont fait confiance, et beaucoup d'inspiration pour raccourcir notre transition et pour consolider notre démocratie et l'état de droit, irréversiblement, en Espagne.

Aux années 80, nous sommes venus participer pleinement aux travaux de l'Assemblée Parlementaire. Encore une fois ce fut l'occasion d'apprendre, ce coup-ci, la pratique de la tolérance, du respect de l'adversaire politique pouvant devenir l'ami. Je pense par exemple à des gens comme Louis Jung, Jaques Baumel ou Philippe Séguin, des gens venant d'autres bords, d'autres familles politiques que la mienne, moi qui venais d'un contexte où l'on ne parlait - où l'on n'écoutait surtout -qu'à l'intérieur de sa famille. C'est donc là que j'ai appris l'importance du dialogue, du consensus... Ce fut d'ailleurs aussi l'occasion d'assumer l'Europe comme un ensemble de réalités et non plus seulement comme un ensemble de rêves ; et cela fut d'autant plus utile qu'à ce moment-là, nous négociions justement l'entrée de l'Espagne dans les Communautés Européennes.

Et puis il y eut un quatrième chapitre dans mon expérience du Conseil de l'Europe : celui des années 90 ; la Présidence de l'Assemblée Parlementaire, la complicité avec Catherine Lalumière qui était le Secrétaire Général ; l'élargissement.

La chance que j'avais connue pour l'Espagne, pour les citoyens et pour les citoyennes d'Espagne, de devenir cela même : des citoyens en même temps que l'on devenait des européens pour de bon, j'allais pouvoir contribuer à la rendre, cette chance, à des millions et des millions d'autres hommes et femmes d'Europe, mais qui pourtant, jusqu'à ce jour n'avaient pas pu vivre comme vivaient les européens à part entière. Ainsi j'ai pris la Présidence de l'Assemblée Parlementaire d'un Conseil de l'Europe à 26 États membres et je l'ai quitté à 39, avec un enfant posthume - et quel enfant, la Russie, qui a adhéré formellement la semaine même de mon départ.

A l'heure qu'il est, je voudrais partager avec vous à peine trois réflexions.

La première, c'est que l'élargissement a constitué un pari, un défi extraordinaire de courage, de générosité - voire de solidarité - et de cohérence de la part du Conseil de l'Europe : un pari dont nous devons être fiers. Ce fut probablement l'action la plus remarquable, la plus " historique " de son Histoire ; celle par laquelle l'Institution a le plus influencé le cours de l'Histoire, le plus contribué à ce que ce cours aille dans le sens de la liberté, du respect des droits de l'homme, de l'état de droit, du progrès, en somme, de tout ce qui est la raison d'être du Conseil de l'Europe.

J'affirme d'ailleurs ma conviction de ce que ce fut là un pari gagné, malgré certains puristes qui pensent qu'on y a laissé trop de plumes, trop de concessions, trop de valeurs sacrifiées à je ne sais plus quelle spéculation. Un pari gagné, vous dis-je, sans exception et sans marche arrière, même si beaucoup reste à faire, dans ce que l'on continue d'appeler - jusqu'à quand ? je me le demande - les " nouveaux états membres ", et chez les vétérans aussi.

En effet beaucoup reste à faire dans la construction d'une Europe de la liberté, mais aussi -et que cela fait plaisir de le dire ici - dans la construction d'une Europe de la fraternité et de l'égalité. En particulier de l'égalité du droit de tous les européens à vivre en européens, et à faire partie de l'Europe, sans que certains - du fait d'être arrivés les premiers - puissent se permettre d'exclure d'autres, puissent se permettre de leur refuser la chance de participer au projet qui nous appartient à tous.

Ma deuxième réflexion sera pour souligner le rôle de certains responsables politiques qui ont compris, qui ont poussé, qui ont cru au Conseil de l'Europe comme instrument de libération et de solidarité ; comme l'instrument capable d'intégrer des pays et des peuples en ayant le droit, dans le projet de l'Europe moderne. Une Europe définie autant par la carte que par une série de valeurs, universelles au demeurant, et pour autant pouvant nous lier à d'autres peuples, à d'autres continents, pour bâtir ensemble un monde meilleur.

Je n'en citerai que trois ou quatre de ces hommes : Mitterrand, Khol, Gonzàlez et Gorbatchev. Bien sûr, il y a là des omissions - pas des oublis - injustes, mais je pense sincèrement que ceux-là furent les principaux artisans de ce Conseil de l'Europe qui a pu beaucoup contribuer à ce que s'écroule le mur de Berlin qui n'est certainement pas tombé du fait du hasard ou du miracle. Mais qui ont aussi beaucoup contribué à ce que le mur ne tombe pas pour rien, mais bien pour que ce projet européen reprenne sa dimension naturelle, celle dont nous parlaient nos vieux livres d'Histoire et de Géographie. Laissez-moi tout de suite ajouter qu'à mon avis ce mur ne peut pas être non plus tombé pour qu'on en bâtisse d'autres en Europe, comme le voudraient certains, entre ceux qui font déjà partie du projet de l'Union et ceux qui n'en sont encore qu'à réclamer la place qui leur y est due.

Une deuxième remarque, un peu en guise de conclusion ; pour affirmer que le Conseil de l'Europe reste indispensable, aujourd'hui comme hier, pour que l'Europe se fasse, et en tout cas, comme l'a dit, je crois, Jacques Delors, pour que l'Europe puisse avoir un coeur, pour qu'on puisse l'aimer ; pour que les jeunes puissent y croire et se battre pour, à leur tour, comme ce fut le cas de la génération de Louis Jung et de la mienne.

Car c'est bien le Conseil de l'Europe qui continuera à définir, à mettre à jour les valeurs qui restent pour moi le signe d'identité de l'Europe et non pas un accessoire du marché que d'autres situent au tout premier plan de leur projet. Mais surtout c'est le Conseil de l'Europe qui peut mettre en avant l'évidence de ce que l'Europe ne peut pas exclure de sa construction des européens qui veulent en faire partie et qui s'engagent à jouer le jeu et à payer le péage, tout comme les autres : ni moins, ni plus ; ni plus, ni moins.

Très chers amis : je vous dis tout cela à l'heure où j'entame un nouveau chapitre de ma vie en tant que membre du Parlement Européen, où je me sens d'ailleurs bien réconforté par la compagnie de collègues comme Catherine Lalumière et d'autres, provenant comme moi même de la mouvance du Conseil de l'Europe.

Or, je m'aperçois que tout ce qui parait absolument clair pour nous, est loin d'être évident pour tout le monde. Que sont nombreux ceux qui se situent dans une autre perspective -les uns ignorants, oublieux les autres, ou tout simplement mécréants de l'Europe, de notre Europe, encore quelques-uns-. Nombreux en effet sont ceux qui, une fois bien installés dans le train, trouvent qu'on est déjà assez nombreux, sans doute même trop nombreux, à leur goût.

Face à ceux-là, il faudra continuer à se battre pour que reste en action le Conseil de l'Europe et ce que l'ose appeler " l'esprit, la dynamique Conseil de l'Europe ". Car sans le Conseil de l'Europe, sans que le Conseil de l'Europe y joue tout le rôle qui lui revient il n'y aura pas d'Europe qui vaille. Ou en tout cas, pas d'Europe qui vaille la peine. A nous de nous y prendre avec toutes nos forces.

Un jour, je discutais de cela même avec Helmut Khol dans son bureau de la Chancellerie à Bonn, devant la baie laissant voir le Rhin superbe à quelques dizaines de mètres. Je lui ai dit que le bateau " Conseil de l'Europe ", prévu pour une dizaine de passagers au départ, ne pouvait plus naviguer à quarante. Il m'a répondu " changeons de bateau, on y mettra les moyens, mais ne changeons pas de fleuve... ". Hélas, non, cette promesse ne fut pas tenue et ce fut là un espoir déçu : les moyens nécessaires, on ne les a pas trouvés. Je ne m'en plaindrai pas. Je dirai tout simplement que c'est une partie remise. Une partie qui reste essentielle et où il nous faut réussir.

Je finirai en disant ici ce que j'ai dit à François Mitterrand le jour où nous l'avons reçu dans notre Assemblée. Comme lui, j'ai voué toute ma vie à lutter contre les privilèges et à en chercher l'abolition. Pourtant, il est un privilège auquel je ne renoncerai pas : c'est celui de proclamer ma reconnaissance au Conseil de l'Europe et à la France, pour ce que je leur dois ; et c'est celui de réitérer mon engagement pour qu'aille de l'avant ce que la France et le Conseil de l'Europe nous ont appris.

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