Jean-Paul BRUNET - Professeur émérite des universités et biographe de Gaston MONNERVILLE

On m'a demandé d'intervenir au sein de ce colloque car, outre la publication d'un ouvrage sur Gaston MONNERVILLE, j'ai fait partie de son cabinet pendant trois ans.

En 1962, Gaston MONNERVILLE est Président du Sénat depuis 1947 et jouit d'une autorité considérable. Dès 1958, Gaston MONNERVILLE est favorable au retour du Général de GAULLE aux affaires. À la demande du Président de la République René COTY, il rencontre nuitamment le Général de GAULLE, le 28 mai 1958, dans le parc du Château de Marly, en compagnie du Président de l'Assemblée nationale, André LE TROQUER. À l'encontre de ce dernier, qui pose des conditions irréalisables au retour du Général de GAULLE, Gaston MONNERVILLE fait montre de beaucoup de souplesse à l'égard de ce retour.

À noter qu'en 1939, en dépit du fait qu'il n'était plus susceptible être appelé sous les drapeaux, en raison de ses fonctions de parlementaire et de son âge, il avait, avec certains de ses collègues, fait le siège d'Édouard DALADIER, ministre de la Guerre et président du Conseil, pour que des dérogations leur soient accordées. Gaston MONNERVILLE a ainsi participé à la Seconde Guerre mondiale comme lieutenant de vaisseau sur le cuirassé Provence. Plus tard, Gaston MONNERVILLE s'est retrouvé, de 1942 à 1944, à crapahuter dans le Cantal afin d'unifier la résistance autour du mouvement Combat, alors que dans la région personne ou presque n'avait jamais vu un homme de couleur. C'était aller au-devant du danger, car n'importe quel dénonciateur aurait pu le faire arrêter.

Le poids croissant du pouvoir exécutif depuis 1958

La Constitution prévoyait un compromis entre un régime parlementaire et un exécutif fort. Dès le début, Gaston MONNERVILLE s'opposa à certaines décisions du Conseil constitutionnel en défaveur des libertés parlementaires, et en particulier du règlement intérieur des assemblées qui donnaient plus de latitude à ces dernières par rapport à l'action du Gouvernement. Une vive polémique à cet égard survint entre Gaston MONNERVILLE et le président du Conseil constitutionnel d'alors, Léon NOËL, qui s'activait dans le gaullisme pour faire oublier son pétainisme de 1940. Gaston MONNERVILLE s'éleva également contre le pouvoir excessif que s'octroyait le Gouvernement dans la fixation de l'ordre du jour des assemblées.

Gaston MONNERVILLE fut très vite confronté à des interprétations de la Constitution faites par le Général de GAULLE qui lui semblaient fallacieuses. Ce dernier refusa, par exemple, en mars 1960, de convoquer l'Assemblée nationale en session extraordinaire pour traiter des problèmes agricoles, comme le demandait la majorité des députés. Face à l'argumentation simple de Gaston MONNERVILLE, selon laquelle la Constitution prévoyait cette procédure, le Général de GAULLE lui répondit avec humeur : « La Constitution n'a pas fait de moi un porte-plume devant signer n'importe quel texte ».

À noter que les référendums sur l'affaire algérienne se sont inscrits en dehors de la Constitution car les circonstances étaient exceptionnelles. D'autres points d'achoppement sont survenus quant aux libertés que prenait le Général de GAULLE sur l'interprétation de la Constitution. À cet égard, rappelons que lors du putsch des généraux d'Alger en avril 1961, le Général de GAULLE mit en application l'article 16 et le conserva durant plus de cinq mois, jusqu'à la fin de septembre 1961, provoquant le désaccord de Gaston MONNERVILLE qui avait pourtant soutenu cette initiative.

Dans la pratique, les procédures de démocratie directe se multipliaient (voyages dans les départements avec bains de foule organisés, allocutions télévisées et conférences de presse au cérémonial soigneusement mis en scène, etc.). Gaston MONNERVILLE ne disait rien en public mais n'en pensait pas moins, notamment sur le comportement hautain et désinvolte du Général de GAULLE à l'égard de René COTY.

Les racines de la révision constitutionnelle

Le Général de GAULLE avait évoqué la monarchie populaire dont avaient besoin le Président et la France. Il en parle à son fils, ainsi que dans plusieurs passages de ses Mémoires d'espoir : « Depuis toujours, je crois que le seul moyen est l'élection par le peuple du Président de la République ».

Aux yeux de nombreux historiens et politologues, c'est dans l'exercice du pouvoir présidentiel que le Général de GAULLE s'est convaincu que l'élection du président au suffrage universel direct donnerait à son titulaire une légitimité plus éclatante, dont pourraient bénéficier ses successeurs. Les rumeurs se sont rapidement propagées concernant une révision de la Constitution.

Gaston MONNERVILLE multiplie les avertissements, modérés mais fermes, et toujours élevés sous l'angle juridique. En avril 1961, il publie un article dans la Revue politique et parlementaire , où il insiste sur le fait qu'il est nécessaire de mieux appliquer la Constitution plutôt que de la réviser. Selon lui, une révision de la Constitution exigerait en outre de se référer à son Titre 14, article unique 89.

En février 1962, Gaston MONNERVILLE fait circuler une note largement diffusée, qui rappelle les procédures indispensables pour instituer l'élection du Président de la République au suffrage universel direct et éventuellement pour transformer le Sénat. En effet, des bruits circulaient sur l'irritation du Général de GAULLE quant au « non-conformisme du Sénat » et sur son désir de le fusionner avec le Conseil économique et social. L'article 11 ne permet aucune révision constitutionnelle, souligne Monnerville, puisqu'il prévoit que « sur proposition du Gouvernement ou des deux assemblées, le Président de la République peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics ».

L'affrontement

L'attentat du Petit-Clamart le 22 août 1962 déclenche la décision du Général de GAULLE, ce dernier prenant conscience que sa disparition aurait débouché sur l'élection d'un Antoine PINAY et que le régime aurait risqué de revenir à la domination de ces partis qu'il honnissait.

La décision de soumettre au peuple un référendum sur l'élection du Président de la République au suffrage universel direct, adoptée en Conseil des ministres le 12 septembre, provoque un tollé considérable et une réprobation unanime, chez les juristes et dans tous les partis politiques, excepté l'UNR.

Léon NOËL raconte dans ses souvenirs que Georges POMPIDOU, Premier ministre, Jacques CHABAN-DELMAS, président de l'Assemblée nationale, Michel DEBRÉ et bien d'autres proches du Général de GAULLE étaient hostiles au recours à l'article 11. Le Général de GAULLE les convainquit l'un après l'autre au nom de la raison d'État.

[Une minute de silence est observée en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre.]

Dans cette enceinte du Sénat, Gaston MONNERVILLE intervient avec beaucoup de modération et n'attaque pratiquement jamais directement le Général de GAULLE. Il porte une seule attaque directe contre lui. Dans son grand discours du 9 octobre, prononcé du haut de la tribune présidentielle, il souligne que le Président de la République a déclaré « J'ai le droit » ; Gaston MONNERVILLE réplique : « Non, Monsieur le Président de la République, vous n'avez pas le droit, vous le prenez ».

L'histoire a cependant retenu le terme de « forfaiture » prononcé au Congrès radical de Vichy, le 29 septembre 1962. Rappelons que François GOGUEL, Secrétaire général du Sénat, s'entretenant avec Gaston MONNERVILLE quelques heures avant son départ pour Vichy, l'avait entendu affirmer qu'il n'y ferait pas de discours, car disait-il, ses fonctions devaient le cantonner dans une certaine réserve. À Vichy, le matin du 29 septembre 1962, l'ancien ministre Émile HUGUES prononça le terme de « forfaiture »en mettant en cause le Président de la République et son Premier ministre. Assiégé par les notables du Parti radical dès son arrivée, Gaston MONNERVILLE reprit l'expression dans son discours de l'après-midi, et s'il demeura modéré quant au Président, il attaqua nettement le Premier ministre, affirmant notamment : « La motion de censure » ( que doit voter l'Assemblée nationale après qu'elle aura été déposée) « m'apparaît comme la réplique directe, légale, constitutionnelle à ce que j'appelle une forfaiture ». Bien que cette déclaration eut été plutôt modérée, loin de l'affrontement direct qui a souvent été décrit, le mot de « forfaiture » fit mouche et l'ovation qui accueillit Gaston MONNERVILLE fut considérable. Quelques jours plus tard, le 2 octobre, ce dernier se fit réélire Président du Sénat, par 212 voix sur 244 votants et 215 suffrages exprimés.

Quel est le sens de l'affrontement ? Gaston MONNERVILLE, les radicaux et une grande partie de la gauche entendaient se situer dans la ligne de leurs devanciers du XIX e siècle. C'est ce qui explique que les gaullistes aient souvent parlé d'« archaïsme politique ». En effet, de nombreux opposants à de GAULLE se recrutaient dans des régions comme le Sud-ouest ou le Centre, moins impliquées que d'autres dans les mutations économiques. Cette observation, pertinente, ne change néanmoins rien au fond puisque le droit ne dépend pas de qui l'appuie. En outre, les gaullistes ironisaient sur le rassemblement hétéroclite de leurs opposants, qui tiraient à hue et à dia ; un député gaulliste évoquait « une cour des miracles où se rassemblent les éclopés de l'histoire contemporaine ».

La dérive du régime vers une « monocratie plébiscitaire » (Marcel PRÉLOT)

Les souvenirs de Jean-François REVEL Le voleur dans la maison vide , évoquent la « République bananière » qu'était devenue la France à cette époque. Pendant plusieurs années, le régime a en effet été beaucoup moins respectueux de la Constitution qu'il ne l'avait été auparavant. Le 31 janvier 1964, lors d'une conférence de presse, le Général de Gaulle déclarait : « L'autorité indivisible de l'État est conférée tout entière au Président par le peuple qui l'a élu. Il n'en existe aucune autre, ni administrative ni militaire ni judiciaire qui ne soit conférée et maintenue par lui ». Qu'en était-il alors de la séparation des pouvoirs ?

Gaston MONNERVILLE pensait que l'excès même des positions de Général de GAULLE les déconsidérait. Il ne pouvait plus guère intervenir directement et subissait sa « traversée du désert ». Il ne se représenta pas à la présidence du Sénat et, le 27 septembre 1968, il contribua à faire élire Alain POHER. Outre qu'il avait des chances limitées de se faire réélire, il aurait risqué, s'il l'avait été, d'entraîner le Sénat dans une lutte directe contre le Général de GAULLE, ce qui ne lui semblait pas envisageable.

Conclusion

Sur le long terme, l'évolution de la pratique constitutionnelle s'est chargée de rectifier les excès de la période gaullienne.

Quinze plus tard, le 8 novembre 1977, le Président de la République Valéry GISCARD d'ESTAING développa dans son discours devant le Conseil constitutionnel, de manière inattendue, un argument sur la révision qui rejoignait celui de Gaston MONNERVILLE en 1962. Jacques CHIRAC, au début de son septennat en juillet 1995, devait étendre l'initiative référendaire du Président de la République « à des réformes relatives à la politique économique et sociale de la nation et au service public qui y concourent », et ce, selon la procédure de l'article 89. Cet affrontement constitutionnel, marqué par l'opposition entre le respect scrupuleux de la loi que Gaston MONNERVILLE avait voulu faire appliquer en 1962 et l'invocation de la raison d'État à laquelle de GAULLE n'avait cessé de faire référence, se trouvait donc relégué dans le champ de l'histoire.

Les débats passionnés des années 1960 étaient biaisés par le legs de l'histoire. Gaston MONNERVILLE et les radicaux croyaient poursuivre leur combat dans la lignée de leurs grands devanciers de la deuxième moitié du XIX e siècle, mais ils semblaient oublier les défauts dirimants et l'impuissance du système, pourtant très proche, de la IV e République.

Cette restriction ne nous empêche pas de soutenir qu'en 1962, Gaston MONNERVILLE a été une conscience de la République et a incarné la défense du droit.
III) Le rôle d'Alain POHER

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