COMPTE RENDU INTÉGRAL

PRÉSIDENCE DE M. ADRIEN GOUTEYRON

vice-président

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.)

1

PROCÈS-VERBAL

M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n'y a pas d'observation ?...

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d'usage.

2

FORMATION PROFESSIONNELLE

ET DIALOGUE SOCIAL

Suite de la discussion

d'un projet de loi déclaré d'urgence

M. le président. L'ordre du jour appelle la suite de la discussion du projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après déclaration d'urgence, relatif à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social.

Dans la discussion des articles, nous en sommes parvenus à l'article 36.

Art. 35 (interruption de la discussion)
Dossier législatif : projet de loi relatif à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social
Art. 37

Article 36

L'article L. 132-13 du code du travail est ainsi modifié :

1° Le premier alinéa est complété par les mots : « , à la condition que les signataires de cette convention ou de cet accord aient expressément stipulé qu'il ne pourrait y être dérogé en tout ou en partie » ;

2° Le second alinéa est complété par les mots : « si une disposition de la convention ou de l'accord de niveau supérieur le prévoit expressément ».

M. le président. La parole est à M. Gilbert Chabroux, sur l'article.

M. Gilbert Chabroux. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l'article 36 est, comme l'article 34 dont nous avons déjà débattu, un article très important du titre II. Il appelle de ma part un certain nombre d'observations.

C'est avec beaucoup d'intérêt que nous avons retrouvé dans nos archives récentes un feuillet de Liaisons sociales, publication unanimement saluée pour son sérieux et son objectivité, en date du 19 décembre 2000.

Ce texte s'intitule : « Négociation : le projet du MEDEF ». Le MEDEF y propose de régler les relations sociales selon quelques principes simples, dont je vais vous donner rapidement lecture. Je précise qu'il s'agit bien de citations, reprises par l'éditeur.

« Il reviendra au législateur de fixer les règles d'ordre public garantissant le respect des traités internationaux ou relevant de l'intérêt général de la nation. » Mes chers collègues, nous allons bientôt pouvoir bénéficier d'un repos bien mérité ! Mais cela n'est rien à côté de ce qui suit :

« La mise en oeuvre de ces dispositions sera partagée entre le législateur et les partenaires sociaux, la loi n'ayant vocation à intervenir qu'en l'absence d'accord. En pratique, préalablement à toute initiative législative dans le domaine social, les partenaires sociaux seront saisis d'une demande d'avis sur son opportunité. L'accord éventuel devra être avalisé ou rejeté en l'état « - j'ai bien dit en l'état - » par le législateur.

« Les accords conclus verront leur conformité garantie par le Conseil constitutionnel ou un organisme placé sous sa tutelle. De même, l'autorité chargée d'étendre ou d'agréer les accords devra procéder au contrôle de conformité et s'assurer du respect des règles de négociations » - on peut se demander lesquelles - « et des modes de conclusions des accords, sans cependant avoir à en apprécier l'opportunité.

« En cas de contentieux, les tribunaux de l'ordre judiciaire devront saisir préalablement une commission paritaire, obligatoirement mise en place par l'accord lorsque le conflit serait lié à une difficulté d'interprétation. »

Le projet du MEDEF s'attaque ensuite au principe de faveur. Il suggère « de consacrer le principe de l'autonomie de chaque niveau de négociation - interprofession, branche et entreprise - de sorte que les dispositions négociées à un niveau centralisé ne s'imposent aux niveaux décentralisés qu'en l'absence d'accord portant sur le même objet et qui ne serait pas jugé plus adapté et globalement aussi positif que les dispositions de l'accord centralisé ».

Il propose enfin le « renforcement de la légitimité des accords conclus et la création d'un droit à l'expérimentation négociée en matière de représentation élue du personnel dans les PME ». Il suggère que « les branches puissent fixer les modalités de conclusion des accords collectifs avec les représentants du personnel dans toutes les entreprises dépourvues de délégués syndicaux. Ces représentants pourraient être les élus du personnel ou à défaut un ou plusieurs salariés mandatés par une organisation syndicale représentative ».

Je dois avouer au Sénat qu'une lecture attentive de la Constitution ne m'a pas permis d'y trouver la mention du MEDEF ou de quelque autre organisme du même genre. A fortiori, le MEDEF ne semble pas faire partie des institutions auxquelles la nation accorde un droit d'initiative législative, en tout cas jusqu'à maintenant. On peut donc trouver normal que ce ne soit pas M. Seillière qui siège directement au banc du Gouvernement ! (Rires sur les travées du groupe CRC.)

M. Roland Muzeau. Il y a des clones !

M. Gilbert Chabroux. Oui, c'est une forme de clonage mais qui n'est sans doute pas thérapeutique. (Sourires.)

On nous a souvent dit - le patronat lui-même, comme je viens de le citer - que nous devons avoir le respect scrupuleux du résultat des négociations des partenaires sociaux. Nous devrions à leur endroit aller jusqu'à abandonner notre rôle de législateur.

C'est là déjà une conception inacceptable. Mais que devons-nous faire lorsque, comme dans le cas présent, le MEDEF n'est pas parvenu à imposer ses vues aux organisations syndicales, lorsqu'il n'y a eu ni négociation ni accord ? Que devons-nous faire lorsque les volontés exclusives du MEDEF nous parviennent sous forme de projet de loi, car cela y ressemble beaucoup ? Quel est notre rôle ?

Attend-on de nous que nous votions les yeux fermés ? Ce qui se passe sur ce texte atteint des proportions que nous n'avons jamais connues.

Ce n'est pas ainsi que l'on va redonner quelque respect à nos concitoyens pour le Parlement et la chose publique. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)

M. Guy Fischer. Très bien !

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.

M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, cet article 36 entraîne la remise en cause d'un des principes fondamentaux du droit du travail : le principe de faveur.

Vous le savez, ce principe interdit à un accord d'entreprise de déroger à un accord de branche dans un sens défavorable au salarié, sauf cas limitativement énumérés.

Aux termes du 1° de l'article 36 du projet de loi, le principe de faveur ne s'applique que si l'accord interprofessionnel l'a expressément prévu. Donc, si les partenaires sociaux veulent donner un caractère impératif à un accord interprofessionnel sur une convention de branche, ils devront le mentionner expressément. Autrement dit, la dérogation devient la norme.

Monsieur le ministre, cet article 36 bat en brèche le principe de faveur, qui est un principe général du droit reconnu par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 89-257 du 25 juillet 1989, par le Conseil d'Etat le 22 décembre 1973 et par la Cour de cassation dans ses arrêts du 8 juillet 1994, du 17 juillet 1996 et du 26 octobre 1999.

Il faudra, si ce texte est adopté, que les syndicats obtiennent qu'une règle qui s'appliquait d'elle-même auparavant soit désormais expressément prévue pour les accords de niveau inférieur.

Vous voyez bien, c'est d'ailleurs l'objet de votre texte, que cela affaiblit la situation des organisations syndicales lors des négociations.

On voit mal, en effet, comment les représentants du patronat accepteraient d'insérer dans un accord interprofessionnel une disposition impérative à l'égard des accords de branche, alors qu'ils ont tout intérêt à maintenir le silence et, par conséquent, l'interrogation générale.

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce qui est en jeu ce matin, au Sénat, est très grave.

Les articles 36, 37 et 38, s'ils étaient adoptés en l'état, aboutiraient à une désintégration du code du travail.

M. Guy Fischer. A un démantèlement !

M. Jean-Pierre Sueur. Oui, à un démantèlement, à une remise en cause de toute la démarche qui a présidé à l'élaboration du droit du travail. Ce dernier, en effet, a été construit par les actions qui ont été menées, par des décennies de lutte, par les accords, par les conventions, par la loi. On a toujours considéré qu'il fallait des cadres généraux - accords interprofessionnels, accords de branche - et que les accords d'entreprise devaient se situer dans ces cadres, hors dérogations très limitées dans leur objet.

En remettant en cause ce principe, monsieur le ministre, vous permettez que soient créés autant de codes du travail qu'il existe d'entreprises. Pour chaque situation particulière, qu'il s'agisse d'une entreprise grande, moyenne ou, surtout, petite, on décidera que tel aspect du code du travail pose problème. Eh bien, on le supprimera et on fabriquera un code du travail local ! Ce « localisme » est contraire au droit, contraire au principe d'égalité, et contraire aux fondements de notre République dont la constitution dit qu'elle est une République sociale parce qu'elle protège le droit, qui est le même partout.

C'est ce principe que vous remettez en cause, ce qui, selon nous, constitue une véritable atteinte au droit, atteinte qui, d'ailleurs, justifie amplement l'exception d'irrecevabilité que nous avons présentée. Les dispositions que vous proposez sont contraires à la Constitution.

Monsieur le ministre, nous n'avons toujours pas compris - mais peut-être allez-vous nous l'expliquer - pourquoi il vous paraît nécessaire de voter cela. Qu'est-ce que cela va apporter ? Quels sont les impératifs qui vous guident ? Pourquoi le faites-vous ? Nous aimerions comprendre. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. Jean Chérioux, rapporteur.

M. Jean Chérioux, rapporteur de la commission des affaires sociales. Je me suis demandé si j'allais répondre à MM. Chabroux et Sueur, tant les propos qu'ils ont tenus sont outranciers. (Protestations sur les travées du groupe socialiste.)

Cela étant, je ne peux pas ne rien dire ! Le cours de droit tout à fait particulier que vous nous avez fait, monsieur Sueur, est absolument extravagant : vous confondez les principes constitutionnels et les principes législatifs, vous mettez en avant des arguments qui sont faux (M. Jean-Pierre Sueur s'exclame) car, en définitive, ce qui compte, c'est que le Conseil constitutionnel a lui-même estimé, que le principe de faveur n'étant pas un principe constitutionnel, il ne s'imposait pas au législateur.

Vous pouvez dire des balivernes - excusez-moi d'employer ce mot - mais, indiscutablement, vos propos ne tiennent pas la route sur le plan législatif.

Il est une autre chose qui me choque : il ressort de vos interventions une grande méfiance à l'égard des syndicats et des négociateurs. C'est quand même assez attristant ! (Exclamations sur les travées du groupe socialiste.) Mais cela ne nous apprend rien ! En effet, au vu de la façon dont le gouvernement précédent a traité les syndicats et dont il a pratiqué la concertation, cela n'a rien d'étonnant ! En réalité, vous n'arrivez pas à comprendre que, pour notre part, nous nous efforçons de vivifier la négociation collective et de donner aux partenaires sociaux le rôle qui doit être le leur dans le domaine de la législation sociale. (Très bien ! sur les travées de l'UMP.)

M. le président. Je suis saisi de cinq amendements faisant l'objet d'une discussion commune.

Les deux premiers sont identiques.

L'amendement n° 134 est présenté par M. Chabroux, Mme Printz, MM. Sueur, Weber et Plancade,Mme Blandin et les membres du groupe socialiste et apparenté.

L'amendement n° 171 est présenté par M. Muzeau, Mme Demessine, M. Fischer et les membres du groupe communiste républicain et citoyen.

Ces deux amendements sont ainsi libellés :

« Supprimer cet article. »

L'amendement n° 205, présenté par MM. Mercier, Vanlerenberghe et les membres du groupe de l'Union centriste, est ainsi libellé :

« Rédiger ainsi les 1° et 2° de cet article :

« 1° Le premier alinéa est complété par les mots : ", sauf si les signataires de cette convention ou de cet accord ont expressément stipulé qu'il pourrait y être dérogé".

« 2° Le second alinéa est complété par les mots : "sauf stipulation contraire expresse de la convention ou de l'accord de niveau supérieur". »

L'amendement n° 135, présenté par M. Chabroux, Mme Printz, MM. Sueur, Weber et Plancade, Mme Blandin et les membres du groupe socialiste et apparenté, est ainsi libellé :

« Supprimer le deuxième alinéa (1°) de cet article. »

L'amendement n° 136, présenté par M. Chabroux, Mme Printz, MM. Sueur, Weber et Plancade, Mme Blandin et les membres du groupe socialiste et apparenté, est ainsi libellé :

« Supprimer le dernier alinéa (2°) de cet article. »

La parole est à M. Gilbert Chabroux, pour présenter l'amendement n° 134.

M. Gilbert Chabroux. Cet amendement tend à supprimer l'article 36, qui remet en cause le principe de faveur prévu par les dispositions de l'article L. 132-13 du code du travail.

Je tiens à préciser une fois de plus quel est le rôle et quelle est l'importance du principe de faveur. Ce principe n'est pas une innovation juridique récente. Comme vient de le rappeler Jean-Pierre Sueur, il s'agit d'un élément important de notre droit du travail et de nos relations sociales.

C'est aussi, selon le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 25 juillet 1989, un principe fondamental du droit du travail placé dans le domaine de la loi. Quant au Conseil d'Etat, dans son avis du 22 mars 1973, il le qualifie de principe général du droit. Il est rejoint en cela par la Cour de cassation, dans ses arrêts du 8 juillet 1994, du 17 juillet 1996 et du 26 octobre 1999. Curieusement, c'est à un renversement de la seule jurisprudence du Conseil constitutionnel que l'on a assisté le 12 janvier 2003, sur l'unique fondement que le principe de faveur ne résulte d'aucune disposition antérieure à la Constitution de 1946.

Il n'en demeure pas moins, comme l'indique notre rapporteur à la page 13 de son rapport, que le principe de faveur trouve son origine dans la loi de 1936 et qu'il a été placé au niveau des principes généraux en 1946. Il faudra éclaircir ce point avec le Conseil constitutionnel.

Vous voulez donc jeter à bas un élément fondateur du droit du travail.

L'article 36 est rédigé de telle sorte qu'il ne vise pas, de manière expresse, à assouplir tel ou tel aspect des relations du travail : il pose un nouveau principe visant à remplacer le précédent. Dès lors, quand vous confierez aux partenaires sociaux le soin de négocier dans un domaine, ces négociations ne seront plus encadrées par le principe de faveur.

M. Denis Gautier-Sauvagnac, lors de son audition devant la commission des affaires sociales, nous a dit : « Le principe de faveur, c'est fini ! » C'est clair !

Pour les syndicats, il s'agit d'un véritable recul, puisqu'il faudra, parmi les éléments de négociation, qu'ils obtiennent qu'une règle qui s'appliquait d'elle-même soit désormais prévue explicitement pour les niveaux inférieurs. Cela affaiblit leur position dans les négociations.

Par ailleurs, on voit mal comment les négociateurs des organisations patronales accepteraient de grand coeur de placer dans un accord de niveau supérieur une disposition impérative à l'égard des niveaux inférieurs alors qu'ils ont tout intérêt à ne pas le faire. C'est ce que vient d'expliquer Jean-Pierre Sueur. Après cette victoire législative - on peut penser que vous parviendrez à vos fins -, le silence et la dérogation généralisée seront la loi.

C'est une véritable révolution sur le plan du droit. Elle suscite non seulement l'opposition des organisations de salariés, mais aussi l'inquiétude des représentants des entreprises artisanales, qui y voient un élément d'insécurité juridique.

On peut constater qu'il aura fallu du temps pour le faire disparaître, mais la persévérance des organisations patronales aura fini par avoir gain de cause. Mais peut-être - nous l'espérons en tout cas - n'est-ce que provisoire.

Votre objectif sera donc bientôt atteint. Lorsque l'on combine les effets des articles 34 à 42 de ce projet de loi, on arrive clairement, même si vous avancez masqués, à ce que la relation entre l'employeur et le salarié ne soit plus réellement encadrée que par la loi, à laquelle on ne peut pas encore déroger, et le contrat. Entre les deux, tout devient possible ! Les salariés, au surplus dans un contexte de chômage qui s'aggrave, sont promis au chantage à l'emploi et sont entièrement abandonnés par les pouvoirs publics entre les mains du patronat. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Roland Muzeau, pour présenter l'amendement n° 171.

M. Roland Muzeau. Avant de défendre cet amendement, je souhaite faire remarquer à M. Chérioux que la sensibilité politique qu'il représente n'est tout de même pas la mieux placée s'agissant de la défense des organisations syndicales. Le dernier exemple en date n'est pas très vieux : le 29 janvier dernier, au conseil régional d'Ile-de-France, la droite UMP et UDF associée à l'extrême droite, Front national et MNR, a décidé de s'unir pour couper les vivres aux structures régionales des organisations syndicales et annuler les subventions globales de plus de 1 million d'euros qui étaient prévues dans le budget pour 2004. Telle est la réalité ! Tel est le soutien de la droite aux organisations syndicales ! Le texte que nous examinons va dans le même sens, à savoir affaiblir les organisations syndicales de salariés au profit des intérêts du patronat défendus par le MEDEF.

J'en viens à la défense de l'amendement n° 171. Si la présente loi était adoptée en l'état, la négociation sociale en pâtirait, les règles de validation des accords collectifs incitant peu au dynamisme syndical, l'absence de mesures touchant à la représentativité et au droit de saisine des organisations syndicales ajoutant à cette difficulté.

Nous allons prendre la mesure de la gravité de votre texte, monsieur le ministre, en examinant le présent article et les suivants, qui interprètent en faveur du MEDEF les ambiguïtés initiales de la Position commune relatives à l'articulation des normes du droit du travail.

Quelles que soient les précautions de langage qui ont été prises, quelles que soient vos dénégations, monsieur le ministre, vous autorisez les parties aux accords interprofessionnels et professionnels à déroger au principe de faveur. Cette possibilité est inacceptable, car ce principe est d'ordre public, et elle est porteuse de risques considérables pour les salariés, comme l'ont unanimement dénoncé l'ensemble des organisations syndicales.

Même au sein de votre majorité, ce dynamitage du principe de faveur par la loi, signant la mort de l'ordre public social et ouvrant la porte au déverrouillage de toutes les protections que le droit commun - la loi, complétée par l'accord collectif dans un sens toujours plus favorable aux salariés - garantissait à l'ensemble des salariés, n'est pas sans soulever des questions. J'en veux pour preuve les amendements qui ont été déposés par Michel Mercier et les membres du groupe de l'Union centriste tendant non pas à revenir sur la faculté désormais laissée aux partenaires sociaux de s'affranchir de la hiérarchie des normes, mais à inverser la proposition en considérant que la dérogation ne saurait être de droit et qu'elle devait faire l'objet d'une habilitation conventionnelle expresse.

Nous n'acceptons ni l'autorisation donnée aux parties de déroger au principe de faveur dans le silence de la norme supérieure ni le fait que l'on permette aux signataires de l'accord supérieur de définir librement sa portée. C'est pourquoi nous demandons la suppression de cet article 36, dont nous mesurons les effets. Nous souhaitons, par ailleurs, que le Sénat se prononce par scrutin public sur cet amendement.

M. le président. La parole est à Jean Boyer, pour présenter l'amendement n° 205.

M. Jean Boyer. Comme nous avons déjà eu l'occasion de le souligner, le présent projet de loi s'écarte de la Position commune définie en 2001 par les partenaires sociaux sur deux points fondamentaux : les règles de l'accord majoritaire et la nouvelle hiérarchie des normes mise en place.

L'amendement n° 205 porte sur le second point. Il vise à inverser le principe posé par le projet de loi : contrairement aux dispositions de l'accord conclu entre les partenaires sociaux, les accords de niveau supérieur seront par principe subsidiaires par rapport aux accords de niveau inférieur. C'est dire que, par principe, une convention interprofessionnelle devra s'effacer devant les accords de branche, sauf disposition contraire expresse.

De même, les accords de branche seront par principe subsidiaires par rapport aux accords d'entreprise. Des accords et des conventions de niveau inférieur pourront comporter des mesures moins favorables.

Une telle hiérarchie des normes est dangereuse pour le dialogue social et les droits des salariés. L'objet du projet de loi est de revaloriser la branche. Or il pourrait bien la vider un peu de sa substance.

Tout ne doit pas être régi au niveau de l'entreprise. Les partenaires sociaux ont besoin des organisations interprofessionnelles et des branches. C'est pourquoi nous vous demandons, par cet amendement, d'inverser le principe posé : les accords interprofessionnels et de branche seront réputés normatifs, à moins qu'ils ne disposent expressément du contraire.

M. le président. La parole est à M. Gilbert Chabroux, pour défendre les amendements n°s 135 et 136.

M. Gilbert Chabroux. L'amendement n° 135 tend à supprimer le deuxième alinéa de l'article 36 qui a pour objet de supprimer le principe de la hiérarchie des normes sociales selon les champs géographiques et professionnels couverts, ce qui garantissait jusqu'à présent que, plus le champ couvert était restreint, plus il devait comporter des normes protectrices pour les salariés. De fait, il met fin à toute l'architecture des accords collectifs. Le « mieux-disant social » d'un accord est désormais subordonné au fait que l'accord de niveau supérieur le prévoit explicitement.

Je ferai observer que les accords de niveau supérieur ne sont pas nécessairement conclus selon le principe de majorité d'engagement ; nous avons insisté sur ce point. Mais leur validité peut résulter d'une absence d'opposition, qui devra être exprimée dans les huit jours ou dans les quinze jours pour les accords interprofessionnels. Dès lors, on peut se demander si les salariés n'auront pas intérêt à voir se multiplier les procédures d'opposition pour préserver au final leurs acquis.

Que va-t-il se passer si un employeur parvient à obtenir, sous la pression, un accord remettant en cause le paiement du treizième mois ? Si aucune disposition imposant le « mieux-disant social » n'est incluse dans l'accord de branche, cet accord sera valide et l'ensemble des entreprises du secteur devront appliquer cette baisse des salaires ; le patronat parlerait de baisse des coûts.

Alors que le principe de faveur permettait une diffusion du progrès social, vous allez mettre en place un instrument par lequel c'est le dumping social qui va se diffuser : c'est le nivellement par le bas. Comme toujours dans l'histoire, l'affaiblissement de notre édifice juridique traduit la volonté de domination d'un groupe sur un autre et le déséquilibre grandissant de nos sociétés. C'est le mouvement historique et humaniste, concrétisé par les grandes lois sociales qui ont marqué le xxe siècle. Mais les acquis du xxe siècle vont certainement se trouver abolis par l'action résolue que vous menez au travers de cette oeuvre de « déconstruction » sociale, que vous poursuivez sans relâche.

L'amendement n° 136 porte sur le deuxième alinéa de l'article 36, dont nous demandons également la suppression. Ce deuxième alinéa vise à supprimer le principe de l'automaticité de la « crémaillère sociale ». C'est ainsi que l'on nomme communément le principe de faveur.

La « crémaillère sociale » fonctionne depuis la Libération : lorsqu'un avenant survient dans une convention collective ou un accord professionnel, les parties adaptent les clauses des accords collectifs de niveau inférieur qui seraient moins favorables aux salariés.

Vous voulez supprimer ce principe dit de la « crémaillère sociale », qui fonctionne, je le répète, automatiquement depuis plus de soixante ans sans jamais avoir été remis en cause.

C'est un univers impitoyable que vous nous proposez, puisque toute espérance est en quelque sorte inutile. A cet égard, je rejoins le discours que tenait hier soir Jack Ralite. Faut-il se laisser aller à la désespérance ? Je ne le pense pas, mais nous nous interrogeons et, pour le moment, nous sommes écrasés par l'ampleur des mesures que vous voulez instaurer.

Si une disposition plus favorable est mise en oeuvre dans un accord supérieur, les salariés des entreprises de la branche n'en profiteront pas nécessairement. L'immense majorité des salariés travaille dans des PME et n'ont jamais eu de représentants syndicaux. Or des accords d'entreprise dérogeront bientôt totalement aux accords de branche. Quel intérêt y aura-t-il alors pour les syndicats à négocier des accords qui ne s'appliqueront pas, même s'ils sont plus favorables ? Ce n'est pas ainsi que l'on va développer le dialogue social, même si l'on prétend le contraire.

Le syndicalisme de propositions, cher à certains, va trouver son champ d'action singulièrement réduit. En fait, près de 80 % des salariés vont se trouver abandonnés, à la merci des rapports de forces issus du chômage et de la mondialisation. Nous appelons donc votre attention sur les conséquences très lourdes qui peuvent découler de l'article 36.

M. le président. Quel est l'avis de la commission ?

M. Jean Chérioux, rapporteur. Tout d'abord, il ne faut pas, comme toujours, tenir des propos exagérés. Vous prétendez que le principe de faveur est complètement détruit. C'est totalement inexact ! Des verrous sont prévus. Nous le verrons d'ailleurs lorsque nous étudierons (M. Roland Muzeau s'exclame)...

Puis-je m'exprimer ? Tout à l'heure, je ne vous ai pas interrompu ! Mais vous craignez peut-être d'être gêné par ce que je vais dire...

M. Roland Muzeau. Cela ne me gêne pas !

M. Jean Chérioux, rapporteur. Simplement, il ne faut pas être aussi affirmatifs que vous l'êtes ! Le principe de faveur est maintenu. Il est simplement aménagé dans la mesure où l'on maintient un domaine dans lequel les décisions des branches ont un caractère impératif. Nous le verrons lors de l'examen de l'article 37. Cela montre la limite de vos propos !

M. Gilbert Chabroux. C'est ce que dit M. Gautier-Sauvagnac !

M. Jean Chérioux, rapporteur. Voilà ce que je voulais indiquer d'entrée de jeu.

J'en arrive à l'avis de la commission sur les amendements.

Les amendements identiques n°s 134 et 171 tendent à supprimer l'article 36. Ils assimilent la nouvelle articulation des accords collectifs à un recul social.

M. Claude Estier. C'est la vérité !

M. Jean Chérioux, rapporteur. D'ailleurs, vous n'avez que ces mots à la bouche, ce qui montre à l'évidence qu'ils ne correspondent pas à grand-chose !

Concrètement, de quoi s'agit-il ? Aujourd'hui, c'est la loi qui organise l'articulation entre les différents accords en se fondant sur le principe de faveur. Or les articles 36 et 37 du projet de loi renvoient aux partenaires sociaux le soin de statuer eux-mêmes sur cette articulation.

C'est au niveau supérieur qu'ils décideront du caractère impératif ou non des clauses dérogatoires conclues au niveau inférieur, étant de nouveau précisé que dans quatre domaines l'accord de niveau supérieur - en général l'accord de branche - aura obligatoirement un caractère impératif.

Certes, la voie est ouverte aux dérogations. Mais, je vous l'ai déjà dit, c'est un gouvernement de votre tendance qui a autorisé les dérogations...

M. Gilbert Chabroux. C'était en 1982 et dans un cadre très limité !

M. Jean Chérioux, rapporteur. Mais il s'agissait de dérogations à la loi !

M. François Fillon, ministre. Ce qui est plus grave !

M. Jean Chérioux, rapporteur. Et même beaucoup plus grave, mais, bien entendu, dans la mesure où un gouvernement que vous souteniez en est responsable, cela ne peut qu'être valable. En revanche, tout ce que fait un gouvernement comme le nôtre ne peut qu'être mauvais.

M. Gilbert Chabroux. Oui, quand c'est systématique !

M. Jean Chérioux, rapporteur. Votre argument est tout de même un peu manichéen et n'a dès lors pas grande valeur !

J'estime que les dérogations sont nécessaires et qu'elles sont encadrées.

Elles sont nécessaires, car il faut laisser une latitude suffisante aux partenaires sociaux pour adapter au niveau le plus pertinent les stipulations nécessairement générales des accords supérieurs.

J'observe d'ailleurs que cela se pratique déjà. Ainsi, les accords interprofessionnels renvoient très largement aux accords de branche le soin d'adapter les dispositifs aux spécificités de la profession tout en fixant les clauses impératives, ce qui est le bon sens même, mais il me semble parfois que le bon sens n'est pas votre vertu principale ! (M. le président de la commission des affaires sociales sourit.)

Les dérogations sont par ailleurs encadrées : il reviendra a fortiori aux partenaires sociaux de définir leur champ sur un mode majoritaire, car, en application de l'article 39 du projet de loi, elles ne vaudront que pour l'avenir.

Vous parlez d'un écroulement, de la destruction de ce monument qu'est le droit du travail, mais vous oubliez cet article 39...

M. Jean-Pierre Sueur. On va en parler !

M. Jean Chérioux, rapporteur. ... qui assure la sécurité juridique et empêche la remise en cause des accords existants.

La commission émet donc un avis défavorable sur l'ensemble des amendements.

M. Laurent Béteille. Très bien !

M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?

M. François Fillon, ministre. Le Gouvernement est défavorable à l'ensemble de ces amendements.

Pourquoi ces nouvelles dispositions ? Mais pour développer le droit conventionnel, monsieur Sueur !

Si le Préambule de la Constitution de 1946, comme l'a d'ailleurs reconnu le Conseil constitutionnel dans la décision du 25 juillet 1989 que vous avez vous-même citée, met en évidence le dualisme des sources - à savoir la loi et le droit conventionnel - du droit du travail, c'est en réalité au profit de la loi que l'évolution se fait depuis de nombreuses années.

Il y a à cela plusieurs raisons : la faiblesse des partenaires sociaux, déjà évoquée à plusieurs reprises au cours de ce débat, mais aussi une certaine dérive du législateur dans l'interprétation de la Constitution, en particulier de son article 34.

Malgré cette évolution, les représentants de l'école de pensée qui, de Jacques Delors à André Bergeron, ont toujours défendu la politique contractuelle n'ont cessé d'inspirer la réflexion sur le développement du droit conventionnel.

Aujourd'hui, la Position commune opère une synthèse admirable entre les deux tendances, et c'est d'ailleurs pourquoi je demande au groupe de l'Union centriste de retirer l'amendement n° 205. Il n'est en effet pas conforme à la Position commune. Je vous relis à ce propos la phrase que j'ai déjà citée dans le cours des débats : « Chaque niveau doit respecter les dispositions d'ordre public social définies par la loi et les dispositions des accords interprofessionnels ou de branche auxquels leurs signataires ont entendu conférer un caractère normatif et impératif qui peuvent être constitutives de garanties minimales. »

M. Jean-Pierre Sueur. Nous allons vous citer la phrase précédente !

M. François Fillon, ministre. Nous respectons donc bien à la lettre l'équilibre trouvé par les partenaires sociaux.

La Position commune et le texte que présente aujourd'hui le Gouvernement sont évidemment parfaitement conformes à la Constitution. Je cite, après M. le rapporteur, la décision du Conseil constitutionnel du 13 janvier 2003 : « Considérant que le principe ainsi invoqué « - le principe de faveur - « ne résulte d'aucune disposition législative antérieure à la Constitution de 1946, et notamment pas de la loi du 24 juin 1936 susvisée, que dès lors il ne saurait être regardé comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République au sens du Préambule de la Constitution de 1946, que par suite le grief n'est pas fondé. »

En réalité, tout le monde voit bien que, pour développer le droit conventionnel, il faut créer des espaces de liberté. Un dispositif dans lequel les partenaires sociaux ne peuvent en aucun cas sortir d'un cadre qui a été fixé au niveau interprofessionnel ou au niveau de la branche n'est pas favorable au développement du dialogue social. Si l'on entend confier aux partenaires sociaux de véritables responsabilités, il faut leur laisser celle de prendre pour un niveau donné - ici, nous parlons des branches et de l'interprofessionnel, plus loin nous parlerons des entreprises et des branches - des décisions éventuellement moins favorables sous certains aspects que des décisions prises au niveau supérieur.

Les représentants des organisations syndicales vous ont d'ailleurs dit, lors des entretiens que vous avez eus avec eux, qu'il était fréquent qu'un accord soit moins favorable sur un point mais plus favorable sur un autre. Dans notre droit actuel, un tel accord sera globalement jugé comme moins favorable et il ne pourra donc pas s'appliquer.

La garantie en contrepartie de cette nouvelle liberté accordée aux partenaires sociaux, c'est évidemment le principe de l'accord majoritaire. Même si vous regrettez que nous n'ayons pas choisi - parce que nous respectons la Position commune - d'aller jusqu'au bout dans l'application de ce principe, vous ne pouvez contester que c'est un vrai progrès par rapport à la situation actuelle...

M. Nicolas About, président de la commission des affaires sociales. C'est certain !

M. François Fillon, ministre. A ce propos, l'exemple choisi par M. Chabroux est parfaitement farfelu.

M. Gilbert Chabroux. On va en parler !

M. François Fillon, ministre. Comment imaginer qu'à la majorité des organisations syndicales une branche décide la suppression du treizième mois ? On mesure à quel point il est vraisemblable qu'un tel risque pèse sur la tête des salariés ! (Sourires sur les travées de l'UMP. - Protestations sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)

M. Guy Fischer. Cela s'est produit à la Caisse d'épargne !

M. François Fillon, ministre. L'outrance du discours de la gauche est d'autant plus visible que l'on sort d'années d'immobilisme dans ce domaine.

Je demande donc au Sénat de repousser l'ensemble de ces amendements. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste. - Nouvelles protestations sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Jean Chérioux, rapporteur. S'agissant de l'amendement n° 205 que j'ai omis, m'étant concentré sur les autres amendements dont il diffère en effet, j'en demande, comme le Gouvernement, le retrait.

M. le président. Monsieur Boyer, l'amendement est-il maintenu ?

M. Jean Boyer. Je le retire, monsieur le président.

M. le président. L'amendement n° 205 est retiré.

La parole est à M. Roland Muzeau, pour explication de vote sur les amendements identiques n°s 134 et 171.

M. Roland Muzeau. Vos dénégations, n'y changeront rien, monsieur le ministre. Tant la doctrine que la jurisprudence indiquent l'inverse de ce que vous affirmez. Peut-être le faites-vous avec force mais, en tout état de cause, vous ne pourrez pas convaincre les militants syndicaux, qui, eux, sont confrontés à des réalités autrement plus compliquées que celles que vous décrivez.

La commission des affaires sociales a auditionné Me Barthélemy. Permettez-moi de citer aussi Michèle Bonnechère, qui rappelle que « l'ordre public social a vocation à faire des dispositions légales et réglementaires impératives un minimum ». Or, « supprimer l'impérativité des articles L. 132-13 et L. 132-23 favoriserait obligatoirement la révision à la baisse des accords locaux - d'entreprise - dans le cadre d'une négociation "donnant-donnant" qui ne buterait plus sur le respect des normes conventionnelles supérieures, en particulier les accords de branche ».

Telle est aussi l'appréciation de Mme Hélène Tissandier. Dans la revue Droit social de décembre 1997, elle fait l'observation suivante, qui n'est pas dépourvue d'intérêt : « La combinaison de l'éventuelle supplétivité de l'accord de branche et de son rôle d'encadrement de la négociation d'entreprise porte atteinte tant à l'effet impératif des conventions collectives qu'au principe de faveur. »

Enfin, M. Georges Borenfreund indique, dans la revue Droit social de juillet 1990, que « l'accord d'entreprise a simplement la faculté soit d'adapter les dispositions de l'accord de niveau supérieur, soit de contenir des dispositions nouvelles et des clauses plus favorables » ; dès lors, « si l'accord dérogatoire est signé dans le cadre de l'entreprise, et déroge du même coup indirectement à une convention de niveau supérieur, il est permis de soutenir que cette dernière prévaut, sauf lorsqu'on se trouve dans un domaine où la dérogation est autorisée à la fois sur le terrain conventionnel et légal ».

Vous ne pouvez donc pas, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, soutenir que cet article 36 apportera un progrès social dans le dialogue. C'est au contraire une régression extrêmement grave et le prétendu « donnant-donnant » se traduira par une diminution des droits des salariés.

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, pour explication de vote.

M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le ministre, vous avez utilisé quatre arguments.

Premièrement, vous avez invoqué la faiblesse des partenaires sociaux.

Nous considérons, nous, qu'adopter en l'état ce texte ne renforce pas les partenaires sociaux. La raison est très simple : la force des organisations syndicales tient à ce qu'elles assurent un degré de protection considéré comme important par les salariés au-delà de l'entreprise et qui procède d'une cohérence générale. Désintégrer le système pour renvoyer la négociation au niveau de l'entreprise, c'est porter un coup aux organisations syndicales.

La faiblesse supposée des organisations syndicales n'est donc pas un argument recevable pour défendre votre position.

Deuxièmement, vous nous avez rappelé que le droit du travail avait deux sources, la loi et le droit conventionnel. Mais ces deux sources vont dans le même sens. La loi évolue dans le sens de la cohérence sur le plan national, la pratique contractuelle dans celui d'une cohérence générale.

L'existence de deux sources ne fournit donc en aucun cas un argument pour justifier la place faite aux accords d'entreprise, tout au contraire.

Troisièmement, vous avez invoqué la Position commune. J'ai bien entendu hier soir l'indignation de M. Chérioux, qui m'a reproché de ne pas citer complètement son oeuvre.

M. Jean Chérioux. C'était exact, et c'était une faute grave ! (Sourires.)

M. Jean-Pierre Sueur. J'espère que vous me la pardonnerez ! Cependant, si c'est une faute grave, M. le ministre doit se sentir très coupable ! En effet, monsieur le ministre, vous avez cité intégralement la sixième phrase du point 1 du I de la Position commune du 16 juillet 2001, mais vous avez omis les cinq phrases précédentes qu'avec votre permission je vais maintenant vous lire, car elles sont très importantes.

« Chaque niveau de négociation, national interprofessionnel, de branche et d'entreprise, assure des fonctions différentes dans le cadre d'un système organisé, destiné à conférer une pertinence optimale à la norme négociée tant dans ses effets que dans sa capacité à couvrir l'ensemble des salariés et des entreprises.

« Garant du système, le niveau national interprofessionnel doit assurer une cohérence d'ensemble.

« La branche joue un rôle structurant de solidarité, d'encadrement et d'impulsion de la négociation d'entreprise à travers l'existence de règles communes à la profession.

« La négociation d'entreprise permet de trouver et de mettre en oeuvre des solutions prenant directement en compte les caractéristiques et les besoins de chaque entreprise et de ses salariés.

« Dans ce cadre, pour faciliter le développement de la négociation collective à tous les niveaux, chaque niveau de négociation, national interprofessionnel, de branche, et d'entreprise, doit pouvoir négocier de telle sorte que les dispositions conclues à un niveau plus ou moins centralisé - interprofessionnel ou de branche - s'imposent aux niveaux décentralisés - entreprise - en l'absence d'accord portant sur le même objet. »

M. François Fillon, ministre. C'est très cohérent !

M. Jean-Pierre Sueur. Vient ensuite la phrase que vous avez citée. Mais qu'à tous les niveaux on doive respecter la loi me paraît être la moindre des choses, monsieur le ministre !

M. François Fillon, ministre. Vous perdez votre temps, monsieur Sueur !

M. Jean-Pierre Sueur. Par conséquent, ce que vous avez dit de la Position commune n'est absolument pas conforme à l'esprit de celle-ci.

Vous donnez votre interprétation d'une phrase, mais vous omettez celles qui précèdent alors qu'elles font très clairement apparaître que c'est au niveau de la branche et au niveau interprofessionnel que s'établit la nécessaire cohérence d'ensemble qui s'impose ensuite au niveau de l'entreprise.

Vous faites donc dire à ce texte exactement le contraire de ce qu'il dit.

Enfin, monsieur le ministre, pour présenter votre quatrième argument, vous avez évoqué Jacques Delors. Nous ne l'acceptons pas : Jacques Delors fut d'abord un syndicaliste et, dans son action, tant dans notre pays que sur le plan européen, il a toujours - toujours ! - défendu la force des organisations syndicales et la cohérence du droit du travail.

Se référer à lui pour justifier une mise en pièces du droit du travail et de la cohérence de ce dernier est inacceptable ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste. - M. Jack Ralite applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. François Fillon, ministre. Ce n'est pas M. Sueur qui m'empêchera de me référer à qui j'en ai envie !

Si vous voulez que l'on revienne dans cet hémicyle sur l'ensemble des initiatives de M. Delors visant à favoriser le droit conventionnel,...

M. Jean-Pierre Sueur. Nous sommes d'accord !

M. François Fillon, ministre. ... cela risque de prendre beaucoup de temps, mais cela montrera au moins que vous faites de la politique très politicienne...

M. Jean-Pierre Sueur. Ce n'est pas vrai !

M. François Fillon, ministre. ... et que vous n'êtes absolument pas rigoureux dans votre analyse !

M. Jean-Pierre Sueur. Vous attribuez à Jacques Delors des phrases qui ne sont pas les siennes !

M. François Fillon, ministre. Revenons à la démonstration. M. Sueur continue de ne pas vouloir voir la réalité, mais, si la phrase que j'ai lue tout à l'heure figure dans la Position commune, c'est sans doute parce que les signataires lui donnent un sens, raison pour laquelle je la relis : « Chaque niveau doit respecter les dispositions interprofessionnelles définies par la loi... ».

Naturellement, vous vous arrêtez là, monsieur Sueur, mais continuons : « ... et les dispositions des accords interprofessionnels ou de branche auxquels leurs signataires ont entendu conférer un caractère normatif et impératif qui peuvent être constitutives de garanties minimales. »

C'est bien ce que nous proposons. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste.)

M. Jean-Pierre Sueur. Cette phrase ne se comprend qu'au regard des précédentes !

M. le président. Je mets aux voix les amendements identiques n°s 134 et 171.

Je suis saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe CRC.

Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.

(Le scrutin a lieu.)

M. le président. Personne ne demande plus à voter ?...

Le scrutin est clos.

(Il est procédé au comptage des votes.)


M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 143 :

Nombre de votants319
Nombre de suffrages exprimés318
Majorité absolue des suffrages160
Pour113
Contre205

La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, pour explication de vote sur l'amendement n° 135.

M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le ministre, je tiens à relever - très calmement, bien sûr - que vous n'avez pas justifié les arguments que vous venez de présenter de nouveau sur la Position commune.

Je reprends le texte, parce qu'il faut être extrêmement clair. Il comporte deux phrases.

Je relis la première : « Pour faciliter le développement de la négociation collective à tous les niveaux, chaque niveau de négociation, national interprofessionnel, de branche et d'entreprise, doit pouvoir négocier de telle sorte que les dispositions conclues à un niveau plus ou moins centralisé - interprofessionnel ou de branche - s'imposent aux niveaux décentralisés - entreprise - en l'absence d'accord portant sur le même objet. »

C'est tout de même très clair ! Cette phrase définit une hiérarchie des normes qui conforte le principe de faveur.

Je vois mal comment elle peut être comprise autrement, ou alors que l'on me l'explique ! S'il n'y a pas d'explication, j'en conclus que je l'ai bien comprise.

La seconde phrase, monsieur le ministre, commence par : « Mais ». Cela signifie que l'on ajoute quelque chose à la première phrase : « Mais chaque niveau doit respecter les dispositions d'ordre public social définies par la loi et les dispositions des accords interprofessionnels ou de branche auxquels leurs signataires ont entendu conférer un caractère normatif et impératif qui peuvent être constitutives de garanties minimales. »

Le fait que chaque niveau de négociation - national interprofessionnel, de branche et d'entreprise - doive respecter les dispositions d'ordre public social, qu'elles émanent de la loi, de conventions ou d'accords, est logique. C'est très bien de l'indiquer, mais cette mention n'annule en rien la première phrase.

Monsieur le ministre, si vous considérez que la seconde phrase amoindrit, affaiblit, limite la portée de la première, alors que j'estime, pour ma part, qu'elle la précise, expliquez-moi pourquoi.

Se fonder sur la Position commune pour justifier l'entreprise de désintégration du droit du travail que vous êtes en train de mettre en oeuvre constitue à l'évidence un détournement de ce texte.

M. Laurent Béteille. C'est vraiment n'importe quoi !

M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 135.

(L'amendement n'est pas adopté.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, pour explication de vote sur l'amendement n° 136. (Protestations sur les travées de l'UMP.)

M. Roland Muzeau. C'est pédagogique !

M. Jean-Pierre Sueur. Mes chers collègues, il est tout à fait normal que nous nous expliquions, même si cela vous fâche,...

M. Jean Chérioux, rapporteur. Cela ne nous fâche pas, cela nous attriste !

M. Jean-Pierre Sueur. ... même si cela attriste M. Chérioux. Ce sujet est au coeur du droit du travail ; il concerne des millions de Français.

Ce qui, moi, m'attriste, je l'ai dit hier soir, c'est le silence total,...

Mme Gisèle Printz. Assourdissant !

M. Jean-Pierre Sueur. ... assourdissant, comme le dit Mme Printz, que nous observons sur certaines travées, comme si l'on ne pouvait qu'approuver de manière passive cette mise en pièces du droit du travail. Nous nous exprimerons puisque nous en avons le droit. De plus, en la circonstance, nous considérons que nous en avons le devoir.

Il est un point qui ne nous a pas échappé, c'est la position de l'Union professionnelle artisanale, l'UPA, qui représente les artisans et les petites entreprises. M. Vidalies l'a longuement exposée à l'Assemblée nationale. Cette organisation a été la première à s'opposer à la suppression du principe de faveur, pour une raison extrêmement simple : le chef d'entreprise comme le salarié ont besoin d'une certaine sécurité juridique et économique. Or, dès lors que vous instaurez la loi de la jungle en matière de droit social, c'est perturbant pour les salariés, mais aussi pour un certain nombre de chefs d'entreprise.

Je reviens sur les propos de M. Chabroux, que vous avez considérés comme fantaisistes, ce que nous ne pensons pas. Si votre texte était voté, voici ce qu'il permettrait. Prenons le cas d'une entreprise dans un secteur économique en difficulté. Si, demain, pour faire face à ses difficultés, le chef d'entreprise parvient à convaincre les salariés de signer un accord remettant en cause, par exemple, le paiement du treizième mois, que feront alors ses concurrents directs qui partagent le même marché, qui connaissent les mêmes contraintes, les mêmes difficultés ? Ils se tourneront alors vers leurs salariés et leur expliqueront qu'il leur faut s'aligner, sous peine de ne plus être productifs !

Il est clair que, avec un tel dumping social, le droit du travail sera tiré vers le bas. On va « détricoter » le droit du travail qui, au lieu de procéder d'une cohérence globale, sera transformé en une série de droits locaux, de droits d'entreprises particulières. Bref, vous allez vers une atomisation du droit du travail ! Cela entraînera évidemment des distorsions de concurrence.

En fait, il y a là un vrai débat. Finalement, monsieur le ministre, vos conceptions libérales semblent se développer toujours davantage ! Certains ont pu penser que votre position sur le système libéral était quelque peu nuancée, et peut-être même plus que nuancée.

M. Roland Muzeau. C'était il y a longtemps !

M. Jean-Pierre Sueur. Or le système que vous nous proposez est véritablement ultralibéral. Dans ce système, en effet, on considère que le droit du travail à l'échelon national, que sa cohérence d'ensemble portent atteinte à l'économie, à l'initiative. Vous vous placez dans une certaine logique, mais celle-ci est contraire à ce que notre République sociale a construit pendant des décennies ! (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. François Fillon, ministre. Monsieur Sueur, votre référence à l'audition de M. Buguet par la commission des affaires sociales est intéressante. Permettez-moi toutefois de vous rappeler que M. Buguet a aussi déclaré, comme on peut le lire dans le rapport : « Les articles 36 et 37 du projet de loi, qui prévoient l'articulation entre les accords interprofessionnels, les conventions de branche et les accords d'entreprise, disposent qu'il est possible de déroger à une clause plus favorable prévue à un niveau supérieur de la hiérarchie des normes, sauf si l'accord stipule qu'il ne peut y être dérogé. Il suffira donc que nos accords de branche comportent cette interdiction de dérogation. »

M. Jean-Pierre Sueur. Il « suffira » !

M. Nicolas About, président de la commission des affaires sociales. Il faut faire confiance aux partenaires sociaux.

M. Gilbert Chabroux. Au MEDEF !

M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 136.

(L'amendement n'est pas adopté.)

M. le président. Je mets aux voix l'article 36.

(L'article 36 est adopté.)