projet de loi organique relatif aux magistrats

 
 
 

M. le président. Nous passons à la discussion des articles du projet de loi organique relatif au recrutement, à la formation et à la responsabilité des magistrats.

CHAPITRE IER

Dispositions relatives à la formation et au recrutement des magistrats

 
Dossier législatif : projet de loi organique relatif au recrutement, à la formation et à la responsabilité des magistrats
Articles additionnels après l'article 1er A

Article 1er A

La première phrase du deuxième alinéa de l'article 14 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature est ainsi rédigée :

« Les magistrats sont soumis à une obligation de formation continue. » 

M. le président. Je mets aux voix l'article 1er A.

(L'article 1er A est adopté.)

Article 1er A
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Article 1er B

Articles additionnels après l'article 1er A

M. le président. L'amendement n° 51, présenté par M. Fauchon, est ainsi libellé :

  Après l'article 1er A, insérer un article additionnel ainsi rédigé :

Après l'article 14 de la même ordonnance, il est inséré un article 14-1 ainsi rédigé :

« Art. 14-1. - Nul ne peut être recruté dans la magistrature s'il ne justifie de dix années au moins d'activité dans des fonctions impliquant des responsabilités effectives dans le domaine juridique, administratif, économique, social ou culturel. »

La parole est à M. Pierre Fauchon.

M. Pierre Fauchon. Comme je l'ai souligné à l'occasion de la discussion générale, cet amendement vise à attirer l'attention sur un problème qui me paraît essentiel : la formation des magistrats.

Pour ma part, si j'accueille les mesures proposées avec l'espoir qu'elles apporteront certaines améliorations, je suis convaincu qu'elles ne remédieront pas fondamentalement aux problèmes de notre justice. À cet égard, nous avons assisté aux projections des auditions d'une célèbre affaire judiciaire à laquelle il a souvent été fait référence dans cet hémicycle. À cette occasion, nous avons pu dresser plusieurs constats. Nombre de magistrats vivent enfermés dans un monde clos et leur formation est toute théorique ; ils n'ont donc peut-être pas toutes les qualités requises pour faire preuve du discernement qui s'impose.

D'ailleurs, les plus hautes autorités judiciaires, que l'on peut difficilement suspecter d'être hostiles aux magistrats, ont également souligné le problème de la formation, qu'elles estiment essentiel.

À cet égard, permettez-moi de mentionner les propos de M. Canivet, Premier président de la Cour de cassation, qui, lors de la séance solennelle de rentrée voilà un an, déclarait ceci : « La formation du juge conditionne l'authenticité de la justice. Elle lui apprend non seulement à rendre des décisions conformes au droit ; bien plus, elle l'incite à réfléchir à son rôle, à sa place dans les institutions [...], à ses présupposés, à la vérité, à l'équité... ».

Un an plus tard - c'était il y a quelques semaines -, M. Nadal, le procureur général près la Cour de cassation, reprenait pratiquement le même discours : « Ne nous y trompons pas, c'est une crise majeure. Elle implique de reconsidérer les fondations avant même de modifier telle ou telle disposition de procédure civile ou pénale. Je ne crois pas que quelques ajustements de procédure nous sortiront de l'ornière. C'est, je le répète, aux fondations qu'il faut s'attaquer. Par là, j'entends principalement la formation des magistrats [...]. »

Je ne suis pas de ceux qui croient que savoir rédiger de bonnes compositions ou réussir de brillants exposés oraux rendent, à eux seuls, capable de comprendre les réalités de la vie. Parce que ces réalités ne se comprennent qu'à condition de les avoir vécues, je propose de poser en principe général que seules des personnes ayant exercé des activités professionnelles puissent accéder à la magistrature ; il ne s'agit pas nécessairement d'activités judiciaires, mais d'activités exercées dans des entreprises, des associations, des administrations, pourvu que ce soit dans des postes de responsabilités.

C'est ainsi que les juges pourraient acquérir davantage de réalisme - bien entendu, il n'y a jamais de miracle -, de sensibilité au réel et de discernement, toutes choses qui sont si importantes et que l'on n'apprend pas avec l'art de passer des concours.

Je ne veux pas me référer au système anglo-saxon, qui est probablement le meilleur, où seuls des avocats confirmés accèdent à la fonction de magistrat. Sans aller jusque là, je pense qu'il serait tout à fait souhaitable qu'on ne devienne pas magistrat sans avoir une expérience professionnelle de cinq ou dix ans.

Je mesure naturellement la difficulté d'improviser la mise en oeuvre d'une telle disposition dans le cadre limité du projet de loi dont nous sommes saisis. Je souhaite surtout qu'elle nous aide à tourner notre attention vers ces problèmes de formation, qu'elle nous encourage à aller plus loin dans la direction ainsi ouverte et à développer une réflexion approfondie et comparée, car nous vivons dans un espace judiciaire européen. Il est très instructif de savoir ce que font les grandes démocraties voisines et amies.

Je souhaite que nous engagions une action d'information : je crois savoir que le président de la commission des lois y pense et je le remercie par avance de ce qu'il pourra me dire à ce sujet. Cela me permettra de voir jusqu'à quel point je dois pousser ma proposition.

M. le président. Quel est l'avis de la commission ?

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, rapporteur du projet de loi organique. Les propositions de M. Fauchon sont toujours intéressantes et souvent originales. Dans le cas présent, il s'inspire du système britannique.

Monsieur Fauchon, je rappelle tout d'abord que l'article 1er A que nous venons d'adopter impose une obligation de formation continue. C'était auparavant un droit, c'est maintenant une obligation.

M. le garde des sceaux nous présentera un certain nombre de propositions complémentaires pour ouvrir la magistrature à d'autres que les jeunes diplômés, répondant ainsi au voeu de la commission. Recruter des personnes ayant fait d'autres expériences, cela va tout à fait dans votre sens. Beaucoup de ces personnes auront dix ans d'expérience : d'ailleurs, certaines seront recrutées à l'âge minimal de trente-cinq ans et d'autres à l'âge de cinquante ans. Le corps judiciaire s'ouvre donc à d'autres que ceux qui sont formés par l'École nationale de la magistrature.

De plus, la mesure que vous proposez paraît difficile à mettre en oeuvre rapidement. Il faudrait revoir l'ensemble du déroulement de carrière des magistrats, le seuil de rémunération - qui ne pourrait plus être le même si on recrutait des gens d'expérience - et rénover en profondeur le système de formation initiale. Il paraît donc délicat de transposer brutalement un système dans une autre. Le système britannique a ses vertus ; globalement, le nôtre n'est pas non plus dépourvu d'intérêt.

Monsieur Fauchon, la commission souhaiterait que vous retiriez votre amendement, qui a eu le mérite de nous permettre de réfléchir sur l'ensemble de la formation.

M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?

M. Pascal Clément, garde des sceaux. L'intérêt de l'amendement de M. Fauchon est d'insister sur l'expérience qui peut être exigée de nos magistrats. Proposer de manière un peu radicale la suppression de l'École nationale de la magistrature et ne recruter que des gens ayant dix ans d'expérience professionnelle ne revient même pas à copier le système britannique !

Si vous me permettez de préciser ce que j'ai compris du système anglo-saxon, il me semble que ne sont recrutés parmi les avocats qui ont le plus d'expérience - et c'est généralement beaucoup plus de dix ans - que les très hauts magistrats, les judges, qui correspondraient chez nous aux magistrats de la Cour de cassation ou des cours d'appel. Les magistrates, quant à eux, sont plus proches de nos juges de proximité que de nos magistrats !

D'ailleurs, les Anglais ont une vision assez négative de leurs magistrates, alors que l'image de leurs judges est nettement plus positive. Ce système est finalement assez déséquilibré et ne représente sûrement pas la voie à suivre. De plus, il ne correspond ni à la tradition française ni à la tradition républicaine.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Gardons la tradition républicaine !

M. Pascal Clément, garde des sceaux. La tradition républicaine est représentée par les grandes écoles. La scolarité à l'ENM dure trente et un mois et comprend des stages qui seront probatoires. Que l'on puisse augmenter quelques recrutements parallèles, pourquoi pas ?

Le problème, vous le savez, tient aux difficultés budgétaires. Tout le monde est favorable au recrutement de personnes ayant une grande expérience professionnelle, mais nous n'avons pas les moyens de les payer ! Il vaudrait mieux donner au ministère de la justice des capacités budgétaires permettant de recruter à haut niveau.

La Cour de cassation le fait car elle a réussi à budgéter quelques postes : le président de la chambre commerciale est un professeur de droit et, assez fréquemment, des personnes de haut niveau bénéficient de détachements. Une excellente idée du Premier président Canivet consisterait à recruter des directeurs de ressources humaines de très grandes entreprises, âgés de cinquante à cinquante-cinq ans, pour siéger à la chambre sociale. Je rêve que cette idée soit réalisée le plus vite possible ! Parce qu'il est difficile de faire du droit social sans savoir comment fonctionne une entreprise. Il est vrai que, jusqu'à présent, on ne s'est pas posé cette question.

Nous allons donc pouvoir vous donner satisfaction grâce à des recrutements de haut niveau, peut-être pas extrêmement nombreux, mais sur des postes qui contribuent à la formation de la jurisprudence. La jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation joue un rôle ô combien important dans la formation de notre droit social, tout le monde le sait. C'est en suivant cette voie que nous trouverons le moyen d'illustrer votre intuition, plutôt qu'en supprimant l'ENM !

Sous le bénéfice de ces explications, je vous serais reconnaissant, monsieur le sénateur, si vous vouliez bien retirer votre amendement.

M. le président. La parole est à M. Michel Dreyfus-Schmidt, pour explication de vote.

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Beaucoup de gens sont nommés au tour extérieur au Conseil d'État sans avoir jamais fait de droit.

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Certains de ses membres, qui ont réussi le concours de l'École nationale d'administration sans avoir fait d'études de droit, s'adaptent même très bien. C'est une déformation caractéristique de Sciences-Po que de toujours regarder vers la Grande-Bretagne ! Je me demande si vous n'en êtes pas la victime, mon cher collègue...

M. Michel Dreyfus-Schmidt. En tout état de cause, M. le garde des sceaux vous a donné les chiffres des diplômés de Sciences-Po qui sont magistrats et vous dites qu'ils n'ont jamais fait de droit ! Mais ils ont passé des concours ! On ne demande pas aux candidats à un concours comment ils sont formés : si le règlement du concours est bien fait, il n'y a aucune raison de demander d'autres précisions à ceux qui le passent avec succès.

Je ne verrais en revanche pas d'inconvénient à ce que l'on ne nomme au tour extérieur au Conseil d'État que des gens qui ont un bagage juridique suffisant. En l'état actuel des choses, ce n'est absolument pas le cas !

M. le rapporteur vous a dit que nous avions adopté - rapidement d'ailleurs - un article 1er A aux termes duquel « les magistrats sont soumis à une obligation de formation continue ». Auparavant, on ne leur reconnaissait qu'un droit à la formation. Je dois dire que, sur le terrain, j'ai toujours vu les magistrats user de ce droit à la formation. (M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur, manifeste son désaccord.) C'était parfois même un peu gênant car les tribunaux se trouvaient quelque peu dégarnis. On n'a pas inventé la lune en changeant cette disposition !

S'il est maintenu, je voterai contre l'amendement de notre collègue Fauchon.

M. le président. La parole est à M. Patrice Gélard, pour explication de vote.

M. Patrice Gélard. Je souhaiterais apporter un peu d'eau au moulin de M. le garde des sceaux.

En Afrique du Sud, avant l'abolition de l'apartheid, le système de la magistrature était calqué sur celui du Royaume-Uni. L'application des règles de ce système aurait abouti à ce qu'aucun magistrat noir ne soit nommé avant un délai de trente-cinq ans ! C'est la raison pour laquelle ce système à l'anglaise a été abandonné au profit du système à la française.

L'Afrique du Sud recrute désormais ses magistrats par concours et a une école de la magistrature. C'est un bon exemple à donner en réponse à la proposition de M. Fauchon.

M. le président. La parole est à M. Robert Badinter, pour explication de vote.

M. Robert Badinter. Je ferai quelques observations à propos de cette question essentielle.

Toute formation doit évidemment s'inscrire dans une culture judiciaire déterminée. Le système britannique a ses propres mérites. On sait pour quelles raisons : il repose finalement sur une cooptation entre membres du barreau mais, dans les procès, les juges jouent un rôle très différent de chez nous. Une autre culture judicaire repose sur l'élection des magistrats : nous n'en sommes pas partisans !

La caractéristique de notre système consiste en l'existence d'un corps de magistrats formé, pour une très grande partie, dans une grande école, l'École nationale de la magistrature. Je tiens à le dire ici, je considère pour ma part que la formation donnée par l'ENM aux auditeurs de justice est très bonne, même si elle n'est pas parfaite.

J'ajoute qu'il m'est souvent arrivé de m'entretenir avec différentes autorités européennes du processus de formation des magistrats : croyez-moi, l'École nationale de la magistrature reste un exemple ! Très souvent, si nous avons pu emporter des appels d'offre dans l'Union européenne, notamment pour aider les nouveaux États membres à former leurs magistrats, c'est grâce à l'ENM ! Qu'il faille l'améliorer, la chose est sûre ; qu'elle demeure une excellente école, j'en suis convaincu !

Demeure la question de l'amélioration de l'expérience des auditeurs de justice. Sur ce point, bien que je n'aie pas l'intention de voter en faveur de l'amendement de M. Fauchon, je rejoindrai sa suggestion la plus importante, à laquelle je souhaiterais que le président Hyest réponde positivement : créer une mission sénatoriale pour examiner comment les magistrats sont formés aujourd'hui dans des pays européens proches - car il faut une proximité de culture judiciaire -, de façon à en tirer le meilleur parti pour la formation de nos magistrats, à l'école mais également dans le cadre des autres recrutements. Monsieur le président, si vous pouviez, à cet égard, nous donner quelques assurances, nous aurons une soirée plus heureuse !

M. le président. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, pour explication de vote.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Rappelons-nous que les concours sont un acquis démocratique par rapport à la cooptation. Je suis donc tout à fait favorable au maintien du concours.

Cependant, je crois que notre réflexion, qui n'a pas besoin de s'inspirer du système anglo-saxon, devrait inclure une dimension qui me paraît indispensable - M. Fauchon a d'ailleurs parlé de « l'expérience de la vie » --, à savoir la démocratisation de l'accès aux concours des grandes écoles, en général, et à l'ENM, en particulier.

C'est une question très importante car, hélas ! les concours de la haute fonction publique ne se sont pas beaucoup démocratisés, d'une manière générale. Des tentatives ont été esquissées et des résultats obtenus, mais nous observons aujourd'hui un reflux : force est de constater que cette démocratisation n'est pas en progrès !

Or il est bien évident que recruter les candidats aux grandes écoles dans des couches plus larges de la population fait partie des moyens d'assurer une meilleure appréhension des conditions de vie de nos concitoyens par les hauts fonctionnaires.

S'agissant ensuite de la question de l'expérience, on pourrait peut-être, en effet, réfléchir à des modalités de recrutement de personnes justifiant d'une certaine pratique. Cela ne manquerait pas de vous intéresser, chers collègues, vous qui ne cessez de prôner la formation en alternance pour les jeunes issus des milieux populaires ! Toutefois, allier ainsi formation théorique et pratique professionnelle exige que l'on conduise une réflexion sur l'organisation et la sanction des études en vue de l'exercice de responsabilités.

Enfin - et ces propos ne sont nullement inspirés par l'esprit de corps des anciens élèves de Sciences-Po ! -, les anciens élèves des instituts d'études politiques qui passent le concours de l'ENM ont en général également fait du droit. Ne donnez pas à croire que les étudiants de Sciences-Po passent les concours de la haute fonction publique, y compris celui de l'ENM, sans avoir étudié le droit.

M. le président. La parole est à M. Pierre Fauchon.

M. Pierre Fauchon. Je n'ai pas de chance, parce que mon idée n'est pas très bien comprise et a été caricaturée par un certain nombre d'intervenants !

Ainsi, vous avez évoqué le Conseil d'État, monsieur Dreyfus-Schmidt, or ce n'est pas cette instance qui est en cause. En outre, vous avez parlé de la formation juridique des magistrats, qui fera l'objet de l'amendement n° 50, que je n'ai pas encore présenté. L'amendement qui nous occupe porte sur l'exigence d'une expérience antérieure à l'entrée à l'École nationale de la magistrature.

Monsieur le garde des sceaux, vous avez cru devoir pourfendre le système britannique, en nous expliquant que, finalement, celui-ci, qui comporte des magistrats de haut niveau et des magistrates' courts, n'était pas très satisfaisant.

Permettez-moi de vous répondre d'abord que, précisément, je ne me suis pas référé à l'exemple britannique : je l'ai simplement cité, en indiquant qu'il fallait imaginer autre chose pour la France. Par conséquent, je suis tout à fait libre pour en parler ! Je n'imagine pas que l'on puisse décider demain que ne pourront devenir magistrats que des avocats confirmés, justifiant de vingt ans d'expérience, et que nous allons instaurer des magistrates' courts en grand nombre.

Cela étant, j'estime qu'il s'agit d'un assez bon système. Il est adapté à la culture anglaise et il ne faut pas transposer les choses d'une culture dans une autre, certes, mais les magistrates' courts, que je suis allé voir fonctionner sur place et dont je suis l'évolution, sont à l'origine des magistrats à titre temporaire ou des juges de proximité : là est l'élément de comparaison avec notre pays. Ce système perdure depuis l'époque d'Henri II, fort habile homme qui a régné sur la moitié de la France en même temps que sur l'Angleterre et qui a créé la Common Law, et il donne satisfaction.

Quoi qu'il en soit, je ne m'inspire pas de cet exemple, mes chers collègues, donc n'en parlons pas davantage.

Je n'ai pas non plus imaginé de supprimer le concours d'entrée à l'ENM ! Pourquoi prétend-on que telle serait mon intention ? J'approuve tout à fait l'existence de ce concours. Je souhaite simplement, rejoignant en cela Mme Borvo, qui va d'ailleurs en être bien surprise, que les candidats à l'ENM puissent justifier d'une expérience d'une dizaine d'années, prise en considération lors du concours, outre les connaissances théoriques, au travers d'un dossier et méritant d'être valorisée. Sur ce point, votre intervention, ma chère collègue, s'inscrit tout à fait dans l'esprit de ma démarche.

J'y reviens encore une fois, on ne peut pas juger des affaires de ce monde si l'on n'en a pas l'expérience. Or celle-ci ne s'acquiert pas dans les écoles, qui d'ailleurs ne sont pas faites pour cela : elles sont faites pour dispenser des connaissances théoriques. Les stages, qui vont certainement être développés, sont certes utiles, mais un stage de quelques mois n'équivaut nullement à des années de pratique professionnelle, avec ce que cela comporte de piétinement, peut-être, mais aussi d'assimilation.

Voilà ce que je souhaitais. Cela étant, je suis conscient du fait que nous n'allons pas apporter un tel bouleversement à notre système. Nous avions souhaité que la réflexion de la commission des lois s'approfondisse : je m'associe à M. Badinter pour vous demander, monsieur Hyest, non pas de prendre un engagement, qui suppose une délibération de la commission, mais de vous prononcer sur cette suggestion. Cela me suffirait. Vous paraît-elle intéressante ou la jugez-vous absurde ?

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Apparemment, il est question à la fois des amendements nos 51 et 50. L'expérience préalable et la formation des candidats à l'ENM sont deux choses différentes, or je comptais vous répondre sur le second aspect, monsieur Fauchon, à l'occasion de l'examen de l'amendement n° 50. Dans ces conditions, je vous invite à retirer l'amendement n° 51.

M. le président. Monsieur Fauchon, l'amendement n° 51 est-il maintenu ?

M. Pierre Fauchon. Je le retire, monsieur le président, en observant qu'un certain nombre des intervenants m'ayant précédé ont évoqué la question de la formation juridique des candidats à l'ENM.

M. le président. L'amendement n° 51 est retiré.

L'amendement n° 50, présenté par M. Fauchon, est ainsi libellé :

Après l'article 1er A, insérer un article additionnel ainsi rédigé :

La première phrase du 1° de l'article 16 de la même ordonnance est ainsi rédigée :

« Être titulaire d'un diplôme sanctionnant  une formation juridique d'une durée au moins égale à quatre années d'études après le baccalauréat, que ce diplôme soit national, reconnu par l'État ou délivré par un État membre de l'Union européenne et considéré comme équivalent par le ministre de la justice après avis d'une commission dans les conditions prévues par un décret en Conseil d'État. »

La parole est à M. Pierre Fauchon.

M. Pierre Fauchon. Cet amendement est presque amusant, car il tend à prévoir que tout candidat à l'ENM devra posséder une certaine connaissance du droit, alors que le précédent prévoyait, à l'opposé, que l'on ne pourrait devenir magistrat sans justifier d'une bonne expérience de la vie !

J'ai découvert, un peu par hasard, qu'un certain nombre de magistrats n'ont pas réellement fait d'études de droit. Vous disiez tout à l'heure, madame Borvo, que dès lors qu'ils ont fait Sciences-Po, ils ont passé des épreuves juridiques et possèdent une certaine connaissance du droit. Ce n'est pas la réalité, je puis en attester pour l'avoir vérifié d'assez près. M. Gélard interviendra, je l'espère, pour appuyer mon propos sur ce point. Ceux qui, comme nous, ont fait des études de droit savent ce qu'il en est : on peut toujours passer une épreuve de droit portant sur une ou deux matières après avoir bachoté pendant quelques mois. C'est presque un métier ! On obtient une bonne note, puis l'été et les vacances arrivent et, au mois de septembre, on a pratiquement tout oublié.

C'est une chose que de passer quelques épreuves de droit et d'acquérir un certain vernis juridique, c'en est une autre que de fréquenter pendant trois, quatre ou cinq ans les bancs de la faculté : participer à des travaux pratiques, à des exercices, à des groupes de travail, suivre des cours dans une forme de continuité, voilà ce qui fait que la culture juridique s'ancre dans l'esprit.

Je signale d'ailleurs que, pour être avocat, il faut avoir une maîtrise de droit. Il est curieux qu'une telle exigence ne soit pas posée pour les magistrats ! Avoir suivi de telles études est nécessaire pour connaître le langage particulier du droit et comprendre de quoi il s'agit quand il est question d'action réelle, d'action personnelle, de cause dans les contrats.

Je crois donc important et normal de prévoir que tout magistrat devra avoir fait des études de droit. À cet égard, monsieur le garde des sceaux, grâce aux chiffres que vous nous avez communiqués, nous savons désormais combien d'auditeurs de la promotion actuelle de l'École nationale de la magistrature n'ont pas suivi d'études de droit : dix-huit, soit tout de même près de 10 % de l'effectif. Ce n'est pas marginal !

Cela étant, j'aimerais connaître le nombre total de magistrats se trouvant dans cette situation, les choses pouvant d'ailleurs évoluer. Une certaine dérive se fait jour, qui fait que l'on peut devenir magistrat en ayant sans doute acquis un vernis de culture juridique, mais sans posséder de diplôme sanctionnant plusieurs années d'études dans cette discipline.

Pour ma part, je ne vois pas pourquoi la détention d'un tel diplôme, qui s'impose aux avocats, ne serait pas requise pour exercer les fonctions de magistrat. Le fait que très peu de magistrats n'aient pas suivi d'études de droit signifie seulement que la situation n'est pas encore très grave, mais elle risque d'aller en se dégradant. Je pense que M. Gélard en parlera. J'entends dire que l'on s'engage sans cesse plus avant dans cette voie, mais je ne voudrais pas que cela aboutisse à la nomination de présidents de chambre, de présidents de cour d'appel ou de membres de la Cour de cassation n'ayant pas accompli de réelles études de droit.

M. le président. Quel est l'avis de la commission ?

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Cet amendement soulève bien sûr une vraie question, mais il est sans doute trop...

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Trop Fauchon ! (Sourires.)

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Disons qu'il devrait être plus nuancé.

M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est ce que je voulais dire !

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Monsieur Dreyfus-Schmidt, s'agissant de la nuance, M. Fauchon vous ressemble assez.

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Un problème se pose, quoi qu'il en soit : le nombre des candidats à l'École nationale de la magistrature n'augmente pas. Dans ces conditions, il n'est certainement pas souhaitable de réduire le vivier.

Heureusement, beaucoup d'anciens élèves des instituts d'études politiques sont tout de même de fins juristes.

M. Pierre Fauchon. De fins politiques !

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Non, de fins juristes, mon cher collègue !

Pour ma part, la question des diplômes me paraît moins déterminante que celle de la nature des épreuves du concours, lesquelles doivent permettre de vérifier, indépendamment des études accomplies par le candidat, la solidité de sa culture juridique.

Si le concours de l'ENM s'apparente à celui de l'École nationale d'administration, il est vrai que nous irons au devant de difficultés croissantes ; si, en revanche, on exige des candidats qu'ils soient issus d'un institut d'études politiques ou qu'ils possèdent un diplôme du deuxième cycle de l'enseignement supérieur, on sera assuré qu'ils auront acquis la culture juridique permettant d'être magistrat. L'École nationale de la magistrature est une école d'application, une école spécialisée, ce n'est pas une école généraliste. Si l'on n'admet pas cela, on se trompe complètement. Peut-être a-t-on trop voulu s'inspirer de l'École nationale d'administration.

Monsieur le garde des sceaux, à l'instar de M. Badinter, je pense que l'École nationale de la magistrature est reconnue, y compris sur le plan international, comme une excellente école de formation des magistrats.

M. Robert Badinter. Absolument !

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Néanmoins, sans doute faudrait-il réformer quelque peu l'organisation du concours et de l'enseignement. D'ailleurs, mes chers collègues, il n'y a pas si longtemps, une mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice a déjà établi un rapport comportant un certain nombre de propositions à cet égard. Nous nous étions déplacés à l'École nationale de la magistrature, M. Christian Cointat étant le rapporteur de cette mission d'information. Plus anciennement, en 1995, - j'ose à peine le dire - j'avais rédigé, avant de devenir sénateur, un rapport à la demande du Premier ministre de l'époque, M. Balladur, sur la formation des magistrats et des avocats. Certaines pistes avaient alors aussi été suggérées.

En conclusion, monsieur Fauchon, je proposerai au bureau de la commission des lois d'approfondir notre réflexion, qui est déjà bien aboutie, sur ce sujet. Dans cette attente, je vous demande de retirer votre amendement.

M. Pierre Fauchon. Je l'avais compris !

M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?

M. Pascal Clément, garde des sceaux. Je serais bref, car M. Hyest a été très convaincant.

J'ai donné tout à l'heure à M. Fauchon quelques chiffres qui ont pu le rassurer : 92 % des élèves de l'École nationale de la magistrature, soit la quasi-totalité d'entre eux, sont des juristes diplômés de la faculté de droit. Par ailleurs, les 8 % d'élèves ayant fait Sciences-Po accaparent quelque peu les premières places au classement de sortie de l'école. Ils sont peut-être mauvais en droit, mais ils sont bons dans toutes les autres matières ! (Sourires.)

M. Pierre Fauchon. C'est plutôt inquiétant !

M. le président. La parole est à M. Michel Dreyfus-Schmidt, pour explication de vote.

M. Michel Dreyfus-Schmidt. J'aimerais être parfois d'accord avec M. Fauchon, mais, en l'occurrence, je suis renversé !

Je relis le texte de son amendement : « Nul ne peut être recruté dans la magistrature s'il ne justifie de dix années au moins d'activité dans des fonctions impliquant des responsabilités effectives dans le domaine juridique, administratif, économique, social ou culturel. »

M. Pascal Clément, garde des sceaux. Il s'agit de l'amendement n° 51, qui a été retiré ! On ne va pas y passer la nuit !

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Je tenais à m'exprimer néanmoins sur cet amendement.

Vous aviez proposé une mesure analogue, monsieur Fauchon, s'agissant des juges de proximité, qui avait été rejetée par le Conseil constitutionnel, celui-ci ayant estimé que les candidats à la fonction devaient avoir exercé des responsabilités dans le domaine juridique. Par conséquent, je ne comprends absolument pas que vous puissiez présenter aujourd'hui un amendement ne prévoyant pas que l'expérience acquise par les candidats devra impérativement concerner le champ juridique. Vous pouviez employer, au terme de la disposition dont j'ai donné lecture, la conjonction « et », mais pas la conjonction « ou ». C'est tout à fait renversant !

Je ne comprends pas plus l'amendement n° 50 que l'amendement n° 51

M. le président. La parole est à M. Patrice Gélard, pour explication de vote.

M. Patrice Gélard. Notre collègue Fauchon pose un vrai problème, non pas tellement celui de l'École nationale de la magistrature, mais celui de la formation juridique préparant au concours de cette école.

À l'heure actuelle, la situation dans les facultés de droit est mauvaise. Les instituts d'études judiciaires fonctionnent mal, et le récent rapport qui a été élaboré par un certain nombre d'universitaires et de doyens de faculté de droit le démontre.

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Tout à fait !

M. Patrice Gélard. Les facultés de droit sont malades, par manque de moyens, d'encadrement et d'objectifs. À l'heure actuelle, la préparation au concours de l'ENM qu'offre Sciences-Po est excellente - on ne peut pas dire la même chose de la préparation des IEJ -, parce que ses étudiants apprennent à débattre et à faire des exposés, et acquièrent une culture générale que malheureusement un trop grand nombre d'étudiants en droit n'ont plus.

M. Fauchon a soulevé une vraie question, celle de la formation juridique. Ce problème concerne non seulement la magistrature, mais aussi d'autres secteurs des professions juridiques et judiciaires.

Notre collègue Fauchon l'a très bien expliqué, les avocats et les magistrats devraient, à un moment donné, suivre une formation commune, comme en Allemagne ou au Japon. Ce n'est plus le cas et le résultat est que, à l'heure actuelle, les deux professions se séparent l'une de l'autre, ce qui est particulièrement dommage.

Le phénomène décrit par M. Fauchon se retrouve ailleurs, notamment quant au manque de juristes. Je vous renvoie au rapport de Guy Braibant, qui remonte déjà à un certain nombre d'années : nous manquons de juristes dans la haute administration française, dans nos ministères, et dans les grands corps de l'État. Ce point interpelle naturellement les facultés de droit.

M. le président. Monsieur Fauchon, l'amendement est-il maintenu ?

M. Pierre Fauchon. Je me le demande, monsieur le président, mais je vais surmonter cette hésitation ! (Sourires.) Je remercie chacun des orateurs de son intervention. Je ne réponds pas à mon collègue Michel Dreyfus-Schmidt : il paraît que nous ne nous comprenons pas. Pour autant, qu'il ne soit pas renversé, qu'il conserve son équilibre, car cela n'est pas très grave ! Finalement, nous nous comprenons tout de même assez bien...

Je remercie M. Gélard avec qui les échanges ont été fructueux. Il est en quelque sorte mon complice dans cette démarche, car il m'a apporté des informations qui m'échappaient.

Là encore, loin de moi l'idée de dire que l'École nationale de la magistrature n'est pas une bonne école, même s'il faudrait peut-être revoir certaines choses, comme l'a souligné le président Hyest.

Si j'ai soulevé un vrai problème, il faut lui apporter une vraie réponse, même si ce n'est pas ce soir. Le président Hyest envisage de proposer à la commission des lois la mise en place d'une mission d'information pour mener une recherche approfondie. Je m'en réjouis, car les missions d'information, qui constituent une des évolutions positives du travail parlementaire, se révèlent de plus en plus utiles et fécondes.

Les commissions d'enquête sur la situation dans les prisons ont porté des fruits tout à fait intéressants. J'espère qu'il en ira de même pour cette mission d'information - si elle est créée - et qu'elle nous permettra d'y voir plus clair dans tous ces problèmes.

Cela étant dit, je retire bien entendu mon amendement.

M. le président. L'amendement n° 50 est retiré.