Mme Catherine Tasca. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, le texte dont nous sommes saisis aujourd’hui a pour objet premier de renforcer l’efficacité réparatrice de la sanction pénale pour la société. Mais, sous votre impulsion, madame la ministre, une visée symbolique lui a également été donnée : il tend à changer notre regard, à promouvoir une autre approche de la délinquance et de la prison, une autre ambition pour le triptyque sanction-réinsertion-prévention de la récidive. Il traduit la nouvelle orientation de la politique pénale voulue par notre majorité.

Ce projet de loi résulte d’un long travail de concertation associant tous les acteurs de la mise en œuvre de la politique pénale. Les travaux préparatoires ont commencé bien en amont, avec la conférence de consensus sur la prévention de la récidive, présidée par Mme Nicole Maestracci et qui a recommandé de repenser la politique pénale en l’orientant vers la limitation du recours à l’incarcération et le développement des mesures d’aménagement des peines.

Le projet de loi est à l’évidence fidèle à l’esprit des conclusions de la conférence de consensus. Face à la croissance constante du nombre de détenus, la politique pénale doit absolument évoluer. Les personnes que nous avons auditionnées ont été unanimes sur ce point.

M. Robert Badinter a insisté sur le fait que le taux d’incarcération traduit la réussite ou l’échec de la politique pénale. De 2002 à 2012, le nombre de détenus a augmenté de 35 %, ce qui révèle l’échec de la politique pénale du « tout carcéral » menée par la majorité précédente, exception faite de la loi de 2009, et défendue à l’instant par notre collègue Pierre Charon.

La peine de prison constitue la norme aujourd’hui, alors même qu’elle reste souvent inexécutée. Or force est de constater les effets néfastes de l’incarcération, en particulier sur les personnes condamnées à de courtes peines. Loin de leur permettre de s’amender, la prison leur ouvre trop souvent la voie de la récidive et de la criminalité. Quand le recours à la détention est nécessaire – et il l’est forcément dans bien des cas –, il faut absolument garantir, comme l’a souligné notre collègue Jacques Mézard, des conditions de détention respectueuses de la dignité des personnes détenues et préparer la sortie dès le début de l’incarcération, afin d’éviter les sorties « sèches ».

C’est avec ce souci du respect de la dignité des personnes condamnées que j’ai défendu la proposition de loi modifiant la loi du 30 octobre 2007 instituant un contrôleur général des lieux de privation de liberté, adoptée à l’unanimité par le Sénat le 15 mai dernier. Renforcer les pouvoirs du contrôleur général des lieux de privation de liberté, c’est veiller au respect de la dignité des personnes condamnées et aux bonnes conditions de travail des personnels pénitentiaires. C’est ainsi favoriser la réinsertion sociale et diminuer le risque de récidive. Les constats et les réflexions de M. Jean-Marie Delarue doivent maintenant nourrir nos nouvelles propositions.

Les peines d’emprisonnement prononcées arrivant toutes un jour à leur terme, la société a la responsabilité de prévenir efficacement la commission de nouvelles infractions. En ce sens, le présent projet de loi a le mérite d’aborder de front le problème de la récidive, en se focalisant sur les délits et sur les courtes peines.

Pour ces cas, force est de constater que la prison ne peut qu’aggraver le risque de récidive. Nul ne saurait, de bonne foi, taxer de laxisme ceux qui proposent de favoriser les peines alternatives à l’incarcération ou les aménagements de peines. Il est de la responsabilité de l’État de faire le nécessaire pour remplir son devoir de protection du citoyen, en dehors de toute considération démagogique. De ce point de vue, ce projet de loi est un texte courageux et responsable.

Je ne reviens pas sur l’architecture du texte ni sur l’analyse des articles, parfaitement présentés par Mme la garde des sceaux et M. le rapporteur. Je soulignerai plutôt les apports, qui me semblent essentiels, du travail parlementaire, tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat. Je salue particulièrement le travail très approfondi effectué par notre rapporteur, M. Jean-Pierre Michel.

Le texte met très justement l’accent sur l’indispensable individualisation des peines prononcées et sur le renforcement du contrôle et du suivi des personnes effectuant leur peine.

L’innovation principale de ce projet de loi réside dans la création d’une nouvelle peine de contrainte pénale, alternative nécessaire à l’incarcération, qui permettra un suivi renforcé des personnes condamnées. À cet égard, je salue l’initiative de l’Assemblée nationale, qui a étendu à tous les délits l’application de cette nouvelle peine à compter de 2017.

Sur l’initiative du rapporteur, la commission des lois du Sénat a fait un pas supplémentaire dans cette direction en adoptant un amendement visant à faire de la contrainte pénale la peine principale encourue pour une liste restreinte de délits, excluant les atteintes à l’intégrité physique des personnes. Dans ces cas, la peine d’emprisonnement n’a pas véritablement de sens.

L’instauration d’une procédure d’examen obligatoire de la situation des condamnés aux deux tiers de la peine est une autre mesure forte de ce texte. Cet examen permettra d’apprécier s’il y a lieu ou non de faire bénéficier les détenus d’une mesure de sortie encadrée. À tous les niveaux, les services pénitentiaires d’insertion et de probation, dont je tiens à saluer l’action au cœur de notre système pénal, seront les pivots de la réforme, eu égard à leur rôle en matière de suivi et d’accompagnement des condamnés.

Par ailleurs, le texte renforce les pouvoirs de police et de gendarmerie en matière de contrôle des personnes placées sous main de justice. Il s’attache également à renforcer les droits des victimes.

Le travail de la commission des lois du Sénat a permis de nombreuses avancées. Elle a supprimé les dispositions autorisant la police et la gendarmerie à recourir à la géolocalisation et à des interceptions de communications en dehors de tout cadre d’enquête portant une atteinte disproportionnée aux libertés individuelles, que notre assemblée a le souci constant de défendre.

Lors des auditions menées par la commission, la quasi-totalité des experts que nous avons entendus ont insisté pour que la rétention de sûreté soit supprimée : c’est ce que nous proposons. La surveillance de sûreté, quant à elle, est heureusement maintenue.

Notre rapporteur propose également la suppression des tribunaux correctionnels pour mineurs, instaurés par la loi du 10 août 2011 et dont le fonctionnement n’a donné satisfaction à personne.

Enfin, la commission donne suite à la proposition de loi adoptée à l’unanimité par le Sénat le 25 janvier 2011, issue des travaux de la mission d’information sur la prise en charge des personnes atteintes de troubles mentaux ayant commis des infractions. Il s’agit de reconnaître explicitement l’altération du discernement comme facteur d’atténuation de la responsabilité, et donc de la peine, tout en renforçant les garanties relatives au respect de l’obligation de soins pendant et après la détention.

Je souhaite insister sur les aménagements de peines. La commission des lois a choisi, contrairement à ce qui était prévu dans le texte initial, de s’en tenir au droit actuel, issu de la loi pénitentiaire de 2009, en accord avec l’esprit du projet de loi, qui vise à favoriser les aménagements de peines, plutôt que d’en restreindre la possibilité. Cependant, il est nécessaire à mon avis de conserver les améliorations apportées par l’Assemblée nationale visant à réduire les différences entre les régimes applicables respectivement aux récidivistes et aux primo-délinquants, les premiers étant, en tout état de cause, condamnés à des peines plus lourdes que les seconds. J’y reviendrai en défendant un amendement.

Enfin, je présenterai un amendement tendant à renforcer le dispositif des travaux d’intérêt général, qui est l’un des pivots de la nouvelle peine de contrainte pénale et dont il faut donc assurer le développement.

Dans toutes ces dispositions, le texte respecte totalement la liberté du juge, tant pour le prononcé d’une sanction individualisée que pour l’exécution de celle-ci. Bien sûr, il conviendra de veiller tout particulièrement à ce que les moyens de la justice soient à la hauteur de cette volonté de réorientation de la politique pénale.

Les objectifs de ce texte sont donc justes. Il prolonge le travail accompli au travers de la loi pénitentiaire de 2009. Il permet en outre de dépasser l’opposition traditionnelle et caricaturale entre politique sécuritaire et politique dite « laxiste ». (M. Philippe Bas s’exclame.)

Après avoir apprécié et accompagné le travail que vous avez accompli, madame la garde des sceaux, nous serons à vos côtés pour faire en sorte que votre ambition ne reste pas lettre morte. Nous voterons donc ce texte avec conviction. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC, du groupe écologiste et du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Maurice Antiste.

M. Maurice Antiste. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, il convient de redonner un sens à notre politique pénale, car l’inflation législative sécuritaire de ces dernières années s’est révélée inopérante, pour ne pas dire contre-productive. En effet, cette politique n’a pas permis de réduire la délinquance, et encore moins la récidive. Elle a de fait contribué à l’engorgement des établissements pénitentiaires et à la situation explosive que l’on connaît aujourd’hui.

Ne nous y trompons pas : ce texte représente un tournant dans la réponse pénale de notre État démocratique et de droit. Il constitue un choix de société, car il s’agit ici de renforcer l’efficacité des sanctions pénales, comme l’indique le nouvel intitulé du projet de loi, et non d’instaurer le laxisme.

Chers collègues, les visions peuvent être différentes, et les méthodes aussi, mais avons-nous gagné la guerre contre les violences ? Avons-nous enrayé le cancer de la surpopulation carcérale ? Avons-nous réduit à néant la récidive ?

Au 1er avril 2014, la capacité d’accueil des prisons françaises était de 57 680 places. Or 68 859 détenus étaient incarcérés au total, dont 2 209 femmes. À titre de comparaison, au 1er octobre 2012, les prisons françaises comptaient 76 407 personnes condamnées, dont 66 704 incarcérées et 9 703 non hébergées. Au 1er octobre 2013, on dénombrait 78 363 personnes condamnées, dont 67 310 incarcérées et 11 053 non hébergées.

Selon le rapport du groupe de travail relatif aux problématiques pénitentiaires d’outre-mer, en mars 2014, parmi les huit établissements pénitentiaires français dont le taux d’occupation est supérieur à 200 %, trois sont situés en outre-mer. Il s’agit du centre pénitentiaire de Ducos, en Martinique, qui détient le triste record de 1 042 détenus pour 570 places, du centre de Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, la palme de la densité carcérale revenant au quartier de la maison d’arrêt de Faa’a Nuutania, en Polynésie, où le taux d’occupation atteint 279,6 %.

De manière générale, et selon le bulletin cartographique publié pour l’année 2011 par l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice, l’INHESJ, deux départements, la Guadeloupe et la Guyane, se situent très souvent au-dessus du taux national de délinquance, voire se classent au premier rang selon ce critère. C’est le cas notamment pour les vols violents avec arme, pour les cambriolages, pour les atteintes volontaires à l’intégrité physique. Alors que le taux national est de 7,6 %, il s’établit à 15,5 % en Guadeloupe et à 15,1 % en Guyane. La gravité des actes de délinquance commis entraîne nécessairement un nombre important d’incarcérations dans ces deux départements. La surpopulation carcérale y est une réalité très prégnante, ayant pu conduire certaines juridictions, tels les tribunaux de grande instance de Basse-Terre, de Pointe-à-Pitre et de Fort-de-France, à différer la mise à exécution de certaines peines privatives de liberté.

Oui, je l’affirme : les traitements des délinquances et de la surpopulation carcérale ont été inefficaces sur l’ensemble du territoire, et particulièrement en outre-mer.

Dans un contexte économique difficile, caractérisé notamment par un taux de chômage, en particulier des jeunes, extraordinaire – il atteint 62 % pour la tranche d’âge 18-25 ans en Martinique –, beaucoup de détenus non accompagnés pendant leur parcours d’insertion sont amenés à récidiver. Avant leur incarcération, 70 % des détenus étaient sans emploi.

On a construit de nouvelles prisons, puis on a multiplié les réformes, pour aboutir aujourd’hui à une réflexion sur une politique plus forte d’aménagement des peines. À cet égard, qu’avons-nous fait jusqu’à présent de si extraordinaire qu’il faille rejeter cette nouvelle voie ? L’idée est dérangeante, et digne de la grandeur d’esprit de notre garde des sceaux actuelle, mais certains continuent à se battre inexorablement pour des idées qui nous poussent depuis des décennies à l’échec.

Nous nous dirigeons vers un mur dont les briques sont le manque de moyens financiers et humains, l’absence de changement de culture des acteurs judiciaires et pénitentiaires, et, enfin, la sédimentation des dispositifs pour lutter contre la récidive. La multiplication de ces derniers aboutit à des réponses de moins en moins efficaces. Nous sommes au bout d’un système et, dans notre société française du XXIe siècle, les esprits ne peuvent plus se satisfaire d’une situation aux effets pernicieux.

Nous, élus martiniquais, l’avons bien compris. C’est pourquoi le conseil régional de la Martinique et le centre pénitentiaire de Ducos ont signé en mai 2013, dans le cadre de la lutte contre la récidive, une convention de partenariat prévoyant treize actions de formation, comme la remise à niveau, la découverte des métiers, l’aide à l’orientation, ou encore la lutte contre l’illettrisme. Ce plan, d’un coût total de 563 024 euros, s’adresse à 224 détenus, hommes et femmes, jeunes et adultes, placés sous main de justice.

Parallèlement, un programme d’amélioration et de rénovation des équipements et des outils pédagogiques du centre pénitentiaire fait aussi l’objet d’un conventionnement avec la région, pour un coût de 131 400 euros.

De plus, le conseil régional participe à hauteur de 242 802 euros à la prise en charge des frais pédagogiques des actions de formation, et a accordé une subvention d’investissement de 98 550 euros.

Ce projet de loi ouvre, à mes yeux, des pistes intéressantes pour une nouvelle politique publique de prévention de la récidive, comme je l’avais fortement conseillé ici même lors de mon intervention du 25 avril 2013 sur la loi pénitentiaire.

Ainsi, je considère, madame la garde des sceaux, que votre projet de loi manifeste une ambition forte de lutter contre la délinquance et constitue une réforme pénale au service des citoyens.

En effet, trois grands axes orientent le dispositif : permettre au juge de prononcer une peine adaptée et juste ; créer une nouvelle peine, la contrainte pénale ; instaurer un nouveau dispositif pour éviter les sorties de prison dites « sèches », c'est-à-dire sans contrôle ni suivi. Pour la mise en œuvre de toutes ces nouvelles dispositions normatives, des moyens pertinents sont annoncés.

En résumé, si ces dispositions témoignent d’une volonté forte du Gouvernement d’avancer sur les questions épineuses de l’incarcération et de la récidive, il n’en demeure pas moins qu’elles viennent s’inscrire dans un environnement difficile et sans concession.

Les avancées dues aux règles pénitentiaires européennes et à la loi pénitentiaire sont indéniables, mais, encore une fois, on ne peut gagner sur le terrain de la lutte contre la délinquance qu’en instaurant une union sacrée. Nous ne devons ignorer aucune solution pour avancer sur le chemin de la réussite. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC, du groupe écologiste et du RDSE.)

M. le président. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice. Je veux remercier les oratrices et les orateurs de cette discussion générale, dont les interventions ont permis de clarifier la teneur de certaines dispositions du projet de loi et, surtout, d’ouvrir des pistes de réflexion en vue de l’examen des articles.

Plus particulièrement, je tiens à remercier les sénatrices et les sénateurs de la majorité d’avoir rappelé posément – avec équanimité, allais-je dire, car il y a tout de même un certain mérite à rester pondéré sur ces questions –, en se fondant sur des éléments précis, tangibles, mesurables et vérifiables, l’état des lieux, la réalité sur laquelle nous essayons d’agir, la situation que nous avons la responsabilité de traiter.

On nous adresse constamment le reproche de faire des choix dogmatiques, fondés sur l’idéologie… Ce sont là des mises en cause, et non des démonstrations étayées.

Je répondrai à quelques questions précises que vous avez posées et, d’une façon transversale, à une préoccupation qui a été formulée par plusieurs d’entre vous, appartenant tant à la majorité qu’à l’opposition.

Madame Klès, vous avez évoqué, à partir d’un cas précis, un vrai sujet. Par une circulaire d’octobre 2012, j’ai demandé que les personnels des établissements pénitentiaires procèdent à la détection des détenus dépourvus de pièce d’identité. Ce travail d’évaluation de la situation est en cours.

Monsieur Antiste, vous savez, pour suivre de très près ces questions, que le rapport du groupe de travail parlementaire sur les prisons outre-mer sera rendu très prochainement. La situation dans les outre-mer est très inquiétante : le taux de suroccupation carcérale y atteint 328 %. Le Gouvernement a décidé de préserver les constructions prévues. Concernant Mayotte, monsieur Mohamed Soilihi, le nouveau centre de détention sera livré très prochainement, et la maison d’arrêt dans quelques mois.

Monsieur Lecerf, vous avez rappelé le contenu du rapport que vous aviez rédigé avec Mme Borvo Cohen-Seat et souligné à juste titre qu’il faut renforcer les services pénitentiaires d’insertion et de probation. L’étude d’impact de la loi pénitentiaire avait estimé à un millier les besoins en termes de personnels supplémentaires : nous entendons précisément créer 1 000 postes en trois ans. Si la période avait été plus facile en matière de finances publiques, nous aurions fait davantage encore, mais je puis en tout cas affirmer que l’engagement pris sera tenu : d’ores et déjà, 63 conseillers d’insertion et de probation ont été recrutés en 2013 et 400 le seront en 2014, leur formation étant assurée par l’École nationale de l’administration pénitentiaire. C’est un effort considérable : je rappelle que ce corps est composé de 4 000 fonctionnaires ; aussi, lorsque nous créons 1 000 emplois nouveaux en trois ans, nous augmentons son effectif de 25 %. C’est sans précédent dans la fonction publique ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe écologiste.)

Voilà qui est de nature à répondre à vos interrogations sur la mise en place des effectifs et des moyens nécessaires, monsieur Lecerf, d’autant que nous avons aussi créé 120 postes de juge de l’application des peines ou de greffier en 2013 et que nous en créerons encore 50 en 2014. Nous veillons à ne pas renouveler l’erreur, parfois commise dans le passé, de créer des postes de magistrat sans les accompagner des postes de greffier correspondants.

Cependant, renforcer les effectifs ne suffit pas. Vous le savez, monsieur Lecerf, vous qui travaillez depuis longtemps sur ces questions pénitentiaires. J’ai donc institué en octobre 2012 un groupe de travail sur les profils de recrutement des conseillers d’insertion et de probation, car il nous faut mêler les métiers et les cultures professionnelles. Nous travaillons également sur les méthodes de prise en charge et les outils d’évaluation. Par conséquent, notre action ne porte pas seulement sur l’aspect quantitatif, elle comporte aussi une dimension qualitative. En effet, il est important que ce métier de conseiller d’insertion et de probation qui s’est en quelque sorte construit en marchant ait une identité cohérente sur l’ensemble du territoire, issue de la pratique professionnelle.

Pardonnez-moi de m’exprimer de façon un peu désordonnée, mais il faut dire que j’ai entendu des arguments eux-mêmes assez désordonnés…

Je ne répondrai pas à votre mise en cause générale, monsieur Charon, car elle ne le mérite pas. Vous avez bien sûr parfaitement le droit de vous exprimer en ces termes, mais vos accusations ne sont absolument pas fondées.

Vous affirmez savoir ce que veulent les Français. Or la situation que nous avons trouvée en arrivant aux responsabilités est la résultante de dix années de politiques pénale et carcérale menées par la précédente majorité ! Vous dites que nous avons abandonné le plan de construction de 24 000 places de prison, mais pas un seul euro, monsieur le sénateur, n’avait été inscrit au budget pour financer sa réalisation, dont le coût était de 3,5 milliards d’euros. On ne peut pas abandonner ce qui n’existe pas ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe écologiste.)

Nous préférons dire la vérité aux Français. Pour notre part, nous nous sommes engagés à créer 6 300 places de prison. Leur livraison a déjà commencé et nous tiendrons les délais prévus, sachant que nous sommes de surcroît parfois obligés de fermer des établissements vétustes et de les remplacer.

Vous nous reprochez, avec d’autres intervenants, d’avoir engagé la procédure accélérée. Je vais devoir rafraîchir certaines mémoires…

M. Philippe Bas. Ce n’est pas parce que nous avons mal fait que vous devez en faire autant !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Monsieur Bas, je vois que vous prenez les devants !

Je me vois obligée de vous rappeler que la loi pénitentiaire de 2009 a été examinée selon la procédure accélérée. Ce n’en est pas moins une belle loi, grâce notamment à l’excellent travail accompli par son rapporteur au Sénat. (Marques d’approbation sur les travées de l'UMP.)

M. Philippe Bas. Excellent rapporteur !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Absolument ! M. Lecerf sait que je lui porte grande estime : nous nous sommes retrouvés depuis deux ans sur de nombreux sujets.

Je vous rappelle aussi que la loi de 2007 qui a instauré les peines planchers a également été débattue après engagement de la procédure accélérée. Ce n’était peut-être pas, en l’occurrence, le meilleur choix…

M. André Reichardt. Ah, vous voyez !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Parfois, le recours à la procédure accélérée se justifie moins.

M. André Reichardt. C’est le cas avec ce projet de loi !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Non, car il y a une très grande différence, monsieur le sénateur, par rapport à la loi de 2007 : je vous mets au défi de me citer un texte comparable ayant fait l’objet d’un processus d’élaboration et de maturation aussi poussé !

Mme Catherine Tasca. Eh oui, cela change tout !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Tous les éléments sont à votre disposition depuis plusieurs mois. D’ailleurs, la commission des lois du Sénat a pris l’initiative de procéder à des auditions avant même que l’examen du projet de loi ait commencé à l’Assemblée nationale.

En tout état de cause, le Parlement sait travailler bien et vite,…

M. André Reichardt. Pas toujours…

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. … et je le dis sans ironie aucune.

M. Philippe Bas. Ce qui nous gêne, c’est l’absence de navette.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Monsieur Bas, je suis sûre que, dans votre vie de ministre puis de sénateur, d’autres choses vous ont infiniment plus gêné…

M. Roger Karoutchi. Il en parle tous les jours ! (Sourires sur les travées de l'UMP.)

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je vous crois volontiers, monsieur Karoutchi !

Monsieur Hyest, vous savez tout le respect que j’ai pour vous.

M. Philippe Bas. À juste titre !

M. Jean-Jacques Hyest. C’est réciproque !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je vais prendre le temps de vous répondre, car l’une des formules que vous avez utilisées à la tribune m’a étonnée. Compte tenu de la conception de la pénalité que vous défendiez lorsque vous présidiez la commission des lois,…

M. Jean-Jacques Hyest. Je n’ai pas changé d’avis !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. … je regrette que vous n’ayez pas reconnu l’existence d’une continuité, dans l’esprit, entre le présent projet de loi et la loi pénitentiaire de 2009 : celle-ci reposait en effet sur une conception moderne de la pénalité.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. La loi pénitentiaire affirmait la nécessité de punir, de sanctionner, mais aussi celle de travailler à l’insertion des détenus. Nous nous inscrivons aujourd'hui dans la même logique ; je n’aurais aucune peine à le démontrer.

Je respecte votre position, mais je regrette que vous ayez dit que, dans ce projet de loi, il n’y avait qu’un « zeste » pour les victimes.

M. Jean-Jacques Hyest. Dans la définition.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Cela fait deux ans que, à l’Assemblée nationale, on me cherche querelle en permanence sur ce sujet. Ce n’est pas le cas ici, aussi n’avais-je pas encore pris le temps d’expliquer ce que nous faisons pour les victimes, mais je vais m’y atteler maintenant, car je ne peux laisser certains propos sans réponse.

Je vais répondre posément, n’ayant pas le sentiment d’être ici en terrain hostile.

Comme je l’ai dit lors de mon intervention liminaire, deux préoccupations ont présidé à l’élaboration du présent projet de loi : remplir le devoir de solidarité de l’État à l’égard des victimes, en le rendant effectif, et travailler à la réinsertion, car toute peine, y compris d’incarcération, n’a qu’un temps et la personne sanctionnée est appelée à revenir ensuite dans la société. Nous voulons que ce soit dans de bonnes conditions.

Qu’avons-nous fait depuis deux ans pour les victimes ? Nous ne nous en vantons pas, parce que, par respect pour les victimes, je me suis interdit, comme je l’ai interdit à mes collaborateurs, de les instrumentaliser. Nous veillons à être exemplaires dans notre attitude à l’égard des victimes. Ne pas proclamer ce que nous faisons pour elles me dessert depuis deux ans. Aujourd'hui, devant la représentation nationale, je vais prendre le temps d’exposer notre action.

Lorsque nous sommes arrivés aux responsabilités, j’ai constaté que le budget de l’aide aux victimes n’avait pas cessé de baisser au cours des quatre dernières années du précédent quinquennat. Sans le claironner sur les toits, j’ai pris la décision d’augmenter de 25,8 % ce budget dès ma première année au ministère de la justice.

Durant le précédent quinquennat, il avait été décidé d’ouvrir des bureaux d’aide aux victimes : cinquante l’ont été en trois ans. J’ai trouvé que l’idée était belle et qu’elle méritait d’être mise en œuvre de façon plus large. J’ai donc décidé d’ouvrir un bureau d’aide aux victimes dans chaque tribunal de grande instance. Cent bureaux d’aide aux victimes ont ainsi été créés au cours de la seule année 2013 ; nous sommes en train d’ouvrir les derniers.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Cela étant, je me suis dit qu’ouvrir cent structures en une seule année pouvait conduire à des malfaçons. C'est pourquoi, dès le mois de juin 2013, j’ai demandé à l’Inspection générale des services judiciaires de procéder à un audit des bureaux d’aide aux victimes, afin de m’assurer que nous étions en train de bâtir du solide. Nous avons dû faire quelques ajustements pour consolider le dispositif. Nous allons maintenant inscrire ces structures dans la loi : leur existence sera ainsi pérennisée.

Par ailleurs, nous avons remobilisé le conseil national d’aide aux victimes. Après avoir beaucoup entendu parler des victimes pendant le précédent quinquennat, j’ai découvert, à mon arrivée au ministère, outre que le budget de l’aide aux victimes baissait depuis quatre ans, que le conseil national d’aide aux victimes n’avait pas été réuni depuis 2010. Sans aller non plus le clamer sur les toits, j’ai modernisé cette instance et modifié sa composition. Je reçois deux fois par an à la Chancellerie ce conseil dont vous êtes membre, monsieur Détraigne.

M. Yves Détraigne. Absolument !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je salue d'ailleurs votre assiduité.

M. Yves Détraigne. Il s’est réuni régulièrement auparavant, mais pas sous la présidence du garde des sceaux.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Le conseil national d’aide aux victimes est placé sous la responsabilité du garde des sceaux, qui a le devoir d’organiser ses réunions à la Chancellerie. Ses membres avaient pris l’initiative de se réunir entre eux, mais il n’avait pas été réuni officiellement depuis 2010. Là encore, je ne suis pas allée le clamer sur les toits.

Nous avons pris l’initiative de créer une journée en faveur des droits des victimes, sous la responsabilité de la Chancellerie. La première s’est tenue en novembre 2013 ; la prochaine aura lieu en novembre 2014.

Nous avons également pris un certain nombre d’autres initiatives. Par exemple, nous appliquons par anticipation, sans attendre leur transposition dans notre droit – le délai court jusqu’en novembre 2015 –, les dispositions de la directive européenne sur les droits des victimes de la criminalité qui permettent un suivi individualisé des victimes. J’ai décidé de lancer une expérimentation dans huit tribunaux de grande instance. Cette expérimentation a commencé en janvier.

En plus d’avoir réécrit l’article 707 du code de procédure pénale, en plus d’avoir rassemblé les droits des victimes, qui étaient jusque-là dispersés dans le code, en plus d’avoir renforcé ces droits, notamment pour garantir la tranquillité et la sûreté des victimes pendant la période d’exécution de la peine, nous avons introduit dans le projet de loi un article relatif à la justice restaurative, parce que nous pensons qu’il faut aider la victime à se rétablir. Pour cela, il existe des méthodes qui ont fait leurs preuves dans d’autres pays. Nous les introduisons avec précaution ; nous en sommes déjà à la deuxième expérimentation, très encadrée.

Je rappelle que, en France, le droit pénal s’est construit contre la victime. Celle-ci avait bien entendu droit à des dédommagements civils, mais elle n’a fait son entrée dans le procès pénal qu’avec la loi Badinter de 1983, visant à protéger les victimes d’infractions. Cette loi a été consolidée en 2000 par Élisabeth Guigou, qui a renforcé la protection des victimes.

Historiquement, je le redis, le système pénal français s’est construit non seulement sans la victime, mais même contre elle. Aujourd'hui encore, dans la plupart des pays anglo-saxons, la victime n’a aucune place dans le procès pénal. Pour notre part, nous suivons une logique complètement différente. Pas à pas, mais en faisant tout de même de belles enjambées, nous construisons un accompagnement des victimes, parce que nous estimons qu’elles ont besoin de réparation. Cela correspond d’ailleurs à l’esprit du rapport rédigé par Philippe Kaltenbach et Christophe Béchu.

Nous voulons aussi améliorer les procédures d’indemnisation, car nous savons bien que, à l’heure actuelle, elles ne donnent pas entière satisfaction. L’Institut national d’aide aux victimes et de médiation, l’INAVEM, nous a remis quarante propositions. Nous avons déjà repris certaines d’entre elles dans une circulaire qui sera adressée à tous les tribunaux de grande instance, afin d’homogénéiser les pratiques en matière d’aide aux victimes.

Excusez-moi de m’être exprimée un peu longuement sur l’aide aux victimes, mais cela me paraissait indispensable. On ne peut pas continuer à nous faire des procès sur ce sujet alors que nous avons tant fait en deux ans. J’ajoute que le projet de loi prévoit deux sources de financement de l’aide aux victimes, que vous souhaitez, me semble-t-il, améliorer.

Nous avons inscrit dans le texte une obligation d’évaluer les effets de son dispositif au bout de deux ans. Notre volonté est de prendre en compte la réalité telle qu’elle se présente et de la corriger. Nous voulons que nos dispositions soient efficaces, et nous ne craignons pas de prendre rendez-vous dans deux ans pour vous présenter les résultats de cette évaluation.

Accomplir ce travail d’évaluation nécessite bien entendu des outils. Nous avons déjà engagé la réforme de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, l’ONDRP, sur la base notamment du rapport de M. Le Bouillonnec et en lien avec le ministère de l’intérieur, qui a créé en janvier 2014 son propre système statistique. Celui de la Chancellerie existe depuis 1973. Dorénavant, l’ONDRP effectuera un travail transversal, à partir de sources multiples, pour étudier et analyser les phénomènes de délinquance sur l’ensemble du territoire.

Nous créons par ailleurs, sur le fondement de l’article 7 de la loi pénitentiaire, un observatoire de la récidive et de la désistance, qui échappera à l’emprise du ministère de la justice. Pour l’heure, en effet, les statistiques publiées font régulièrement l’objet de contestations. On accuse le ministère de l’intérieur ou – moins souvent – le ministère de la justice de manipuler les chiffres. C'est pourquoi il est important que les outils statistiques ne soient pas soumis à la tutelle des ministères. Le casier judiciaire national, parmi d’autres sources, alimentera cet observatoire, qui étudiera de façon transversale les trajectoires de délinquance et les facteurs de désistance. Nous avons besoin non seulement de mesurer le plus précisément possible l’évolution des diverses formes de délinquance, mais également de connaître les facteurs de désistance et l’effet des différents types de peines en matière de prévention de la récidive.

Tout à l'heure, lors de l’examen des articles, nous débattrons très probablement des catégories de peines. Il y a une logique, une cohérence à penser la peine en fonction du triptyque amende-contrainte pénale-incarcération. Cela apportera davantage de clarté et de lisibilité pour les magistrats, ainsi que pour tous les intervenants dans l’exécution des peines.

Il s’agit cependant d’un travail de fond. Dans le projet de loi, nous ne touchons pas à l’échelle des peines. Or un certain désordre a été introduit dans le code pénal.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je vois que vous en convenez.

M. André Reichardt. Bien entendu !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Il faut y remédier. Je suis sûre que nous parviendrons à nous entendre sur le principe que l’échelle des peines doit correspondre à l’échelle des valeurs de la démocratie et de la République. Aujourd'hui, du fait du désordre créé par des modifications successives sans lien les unes avec les autres, certaines atteintes aux biens sont punies plus sévèrement que des atteintes aux personnes. Je pense que personne ici n’est très à l’aise avec cet état de fait.

La révision de l’échelle des peines doit permettre de la faire correspondre à notre échelle de valeurs. Pour nous, les atteintes aux personnes sont plus graves que les atteintes aux biens.

M. André Reichardt. Pour nous aussi !