M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux. Je n’y vois pas un hasard, mais plutôt un symbole, et une invitation !

Un symbole, parce que la lutte contre le terrorisme, la défense des libertés, l’efficacité de notre dispositif pénal, notre capacité d’anticipation et de prévention, ne sont pas des questions partisanes, mais des questions d’unité nationale. Or, pour moi, l’unité nationale ne constitue rien d’autre qu’une exigence !

Mais c’est un véritable plaisir, doublé d’un grand honneur, que de m’exprimer pour la première fois au Sénat en tant que garde des sceaux. En effet, si j’ai souvent fréquenté ces murs dans le cadre de diverses commissions mixtes paritaires, pour y retrouver notamment MM. Philippe Bas ou Jean-Pierre Sueur, je n’avais jamais eu le privilège jusqu’ici de m’adresser à vous depuis cette tribune.

Je vois ensuite dans cette première une forme d’invitation : une invitation au dialogue, à la recherche, sinon du consensus, au moins du compromis. En tout état de cause, c’est une invitation permanente à la disponibilité, à l’ouverture, à la capacité d’élaborer ensemble des mesures auxquelles chacun d’entre nous aura longuement réfléchi après en avoir mesuré l’efficacité et évalué l’utilité.

Je salue donc naturellement tous ceux que j’ai déjà croisés dans mes nouvelles fonctions et me fais déjà un plaisir de rencontrer tous ceux que je ne connais pas encore.

La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui traite de la lutte antiterroriste. Ici, tous autant que nous sommes, nous connaissons, hélas, assez bien le sujet. Oui, hélas, nos assemblées, le Sénat en particulier, réfléchissent depuis longtemps aux modalités de cette lutte, s’attachent à renforcer les dispositifs en vigueur, et cherchent en permanence à les adapter aux situations nouvelles et à les perfectionner.

Depuis 2012, le gouvernement actuel, comme son prédécesseur, a proposé de nombreuses mesures dans ce domaine. Ces mesures, mesdames, messieurs les sénateurs, vous en avez souvent discuté, vous les avez adoptées et avez parfois souhaité les améliorer.

Il est assez logique que nous soyons perpétuellement en train d’adapter notre droit, et cela ne date pas de la présente législature. Que ce soit durant la dernière législature, celle qui l’a précédée, etc., les gouvernements n’ont eu de cesse de rechercher cette adaptation, car le droit évolue toujours moins vite que l’imagination de ceux que nous combattons. Voilà pourquoi il faut sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier.

Ainsi, mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez, en 2012, discuté de mesures présentées par Jean-Marc Ayrault. En avril 2014, Bernard Cazeneuve a proposé un plan de lutte contre la menace liée, notamment, au conflit syrien. Puis, la loi du 13 novembre 2014 est venue ajuster notre arsenal.

Enfin, je citerai la loi relative au renseignement : préparée dès juillet 2014, elle revêt un sens particulier à mes yeux. Elle n’avait pas comme vocation première la lutte contre le terrorisme, même si cette lutte constituait bien l’un de ses objets, et visait plutôt à encadrer, légaliser des pratiques trop souvent obscures, à « mettre de l’État de droit », en quelque sorte, dans ces pratiques. Pour autant, elle a également permis une amélioration du dispositif.

À ces textes, sont venus s’ajouter des efforts budgétaires, que je veux rappeler ici.

En janvier 2015, le Gouvernement a annoncé un plan de recrutement de 2 680 emplois sur trois années – dont 950 emplois au sein du ministère que j’ai, aujourd’hui, le privilège de représenter, d’animer et de diriger –, 1 400 emplois au sein du ministère de l’intérieur, 250 emplois au sein du ministère de la défense, 80 emplois au sein du ministère des finances.

En outre, des moyens de fonctionnement ont été octroyés à hauteur de 425 millions d’euros, dont 181 millions d’euros pour le ministère de la justice et 233 millions d’euros pour le ministère de l’intérieur.

Récemment, lors de cette séance du Congrès à laquelle nous avons tous participé, le Président de la République, François Hollande, a annoncé la création de nouveaux emplois : 2 500 dans les services de justice, 5 000 dans la police et dans la gendarmerie, 1 000 dans les services des douanes.

Et c’est sans compter les décisions prises pour suspendre les suppressions de postes qui étaient envisagées au sein de nos armées – 9 218 postes devaient être supprimés.

Les chiffres, mesdames, messieurs les sénateurs, parlent d’eux-mêmes : ils témoignent de la détermination du Gouvernement et illustrent une volonté de protection. Il s’agit là d’objectifs partagés sur toutes les travées de cette assemblée. Tous ici, nous manifestons la même volonté de rassemblement contre cette menace protéiforme, éperdument folle et déterminée.

Évidemment, certaines frustrations peuvent être ressenties, les décisions de créations d’emplois que je viens d’évoquer ne trouvant pas forcément une concrétisation immédiate – il existe toujours un laps de temps entre le dire et le faire. On pourrait déplorer ce temps nécessaire au recrutement et à la formation, mais l’universitaire que je suis ne peut s’empêcher d’observer qu’au regard de la complexité de la menace, ce n’est pas prendre du retard que de former.

Surtout, je me réjouis que ces créations de postes massives viennent soutenir ceux des fonctionnaires du service public qui sont déjà engagés dans la lutte contre le terrorisme : les magistrats, évidemment, mais aussi l’ensemble des personnels des juridictions, les policiers, les gendarmes, les douaniers, je l’ai dit, et les fonctionnaires du ministère de l’économie et des finances.

Vous avez, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, évoqué la dernière décision prise par le Président de la République et approuvée par votre assemblée : l’instauration de l’état d’urgence.

En parallèle, de nouveaux ajustements du dispositif de prévention et de répression du terrorisme ont été annoncés et font l’objet d’un projet de loi que j’aurai l’honneur – ce sera ma première intervention dans ce cadre – de présenter, demain, au conseil des ministres. Je veux espérer, et à la lecture de vos débats en commission des lois, je ne doute pas d’une issue favorable, que ses orientations susciteront votre approbation, mesdames, messieurs les sénateurs. Toutes ces mesures, au moins l’essentiel d’entre elles, sont animées du même esprit que celui que l’on retrouve, cher Philippe Bas, dans votre proposition de loi.

La discussion de ce jour est donc, pour moi, l’occasion de saluer l’ampleur du travail accompli par le Sénat dans la lutte contre le terrorisme. Je ne le découvre évidemment pas ! Comme je l’ai déjà expliqué, j’ai eu l’occasion d’être rapporteur de la loi relative au renseignement et de travailler au quotidien, depuis maintenant plusieurs mois – deux ans –, avec Philippe Bas. Je ne veux pas parler en son nom ni le placer dans une situation désagréable, mais il me semble qu’ensemble, nous avons utilement œuvré au service de l’intérêt général. C’est une collaboration que je juge exemplaire, animée par la même préoccupation, celle du juste compromis au service d’un unique objectif, l’intérêt général.

Eh bien, mesdames, messieurs les sénateurs, j’en appelle maintenant à nos relations futures. Je les souhaite empreintes des mêmes intentions ! Le ministre que fut Michel Mercier le sait mieux que moi : la justice est un bien commun, mais aussi, avant tout, une œuvre commune. Je souhaite donc que nous puissions construire un compromis à toutes les étapes de notre dialogue.

Bien sûr, y compris s’agissant du présent texte, nos approches divergeront parfois, mais je suis convaincu que, sur ces sujets, il existe bien plus d’éléments qui nous rapprochent que d’aspérités qui nous séparent.

À ce titre, je veux saluer Jean-Pierre Sueur, avec qui j’ai également beaucoup travaillé sur ces questions et continue de le faire. Je sais l’intention qui l’anime, le travail qu’il a fourni, l’imagination dont il sait faire preuve, la détermination dont il ne se départit jamais… (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.) Je sais aussi que la voix qu’il porte dans cette assemblée servira les intérêts défendus par le Gouvernement, c’est-à-dire la protection du pays et de ses habitants.

Je veux donc vous dire, mesdames, messieurs les sénateurs, ma disponibilité pour un travail bâti sur le respect mutuel et sur la compréhension. Vous trouverez toujours chez moi une oreille attentive pour ce qui peut nous faire progresser vers plus d’efficacité, de justice et de libertés.

Le pays traverse une épreuve, nous en sommes tous convaincus, et deux demandes sont formulées : fermeté dans la réponse pénale et solidité dans nos institutions. Ensemble, nous allons nous efforcer d’y répondre.

Évidemment, la considération dont je vous fais part ici ne relève pas de la captatio benevolentiae et ne me détournera pas de certaines convictions et orientations politiques. Aussi, par souci de clarté, je voudrais vous signaler les points sur lesquels, s’agissant de cette proposition de loi, nous divergeons.

Il en est ainsi de votre volonté d’exclure de la contrainte pénale toutes les infractions terroristes. Je connais votre cohérence, sur un thème sur lequel vous avez manifesté une opposition sans faille, mais vous connaissez aussi la détermination du Gouvernement et la cohérence qui le caractérise dans ce domaine. En l’espèce, il semble que le parquet de Paris ait déjà manifesté son intérêt pour la conservation de cet instrument dont il mesure les potentialités, y compris dans le traitement des cas terroristes. Je serai donc conduit à défendre un amendement de suppression de cette proposition.

Dans le même esprit, la question de l’allongement de la détention provisoire des mineurs soulève des points de principe, que je ne souhaite pas aborder ainsi, de manière parcellaire et par le biais du terrorisme,…

M. Hubert Falco. Les choses se gâtent !

M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux. … d’autant que les bénéfices opérationnels, à dire vrai, seront extrêmement restreints. Voilà pourquoi, là aussi, il me semble logique de défendre un amendement de suppression.

Ces points exceptés, nous partageons le même souci d’amélioration de la procédure pénale, là encore au service de l’efficacité.

Des divergences d’écriture, constatées à ce stade, ne nous empêcheront pas de bâtir un consensus, que vous pourrez d’ailleurs retrouver dans le texte présenté, demain, en conseil des ministres. En effet, de nombreuses dispositions proposées par vos soins figurent dans ce projet de loi.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. Adoptons-les dès maintenant !

M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux. Le débat pourra donc se poursuivre, sans nécessairement être définitivement tranché aujourd’hui. C’est aussi de la sorte que s’écrivent les bonnes lois !

Enfin, vous le constaterez, certaines dispositions emportent notre adhésion, à l’image du suivi socio-judiciaire ou de la prise en charge sanitaire, sociale ou psychologique.

En définitive, dussé-je me répéter, votre initiative ouvre et nourrit un débat dont nous trouverons un premier aboutissement avec l’examen du projet de loi de procédure pénale à venir, qui donnera lieu à discussion.

Je voudrais vous dire, à nouveau, que nous partageons un même objectif : offrir à notre État de droit un cadre pérenne, soucieux des libertés individuelles et des équilibres institutionnels, accordant au juge une place déterminante, notamment dans la prévention et la répression du terrorisme.

Voilà d’ailleurs un modèle propre à la France, dont j’ai eu l’occasion, hier encore, également pour la première fois, de m’entretenir avec le ministre de la justice belge, dans le cadre d’un déplacement effectué avec le Premier ministre, Manuel Valls, et le ministre de l’intérieur.

En effet, il y a là un point de divergence avec nos amis belges. Nous avons, nous, placé le juge judiciaire au cœur du dispositif de prévention et de répression. On peut toujours parfaire le mécanisme, et vos idées à cet égard sont tout à fait intéressantes, mais on ne doit pas abandonner l’objectif. De ce point de vue, il faut rassurer, eu égard à ce qui peut être entendu, ici ou là, à l’occasion des audiences solennelles, de la part des procureurs ou des présidents. Non, l’article 66 de la Constitution ne sera pas modifié ! Oui, c’est évidemment l’autorité judiciaire qui demeure garante des libertés individuelles !

Par sa nature même, le terrorisme soulève des questions essentielles pour nos démocraties. Nous avons su y répondre et nous allons continuer sur cette voie !

Tout en vous remerciant de la qualité de votre accueil, monsieur le président, permettez-moi, en conclusion de cette première intervention et avant l’ouverture d’un débat qui va prospérer, de former le vœu que nous puissions progresser, ensemble, sur ces chemins escarpés qui témoignent de la beauté et de la noblesse de notre tâche au service de nos libertés. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)

M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi.

Mme Éliane Assassi. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, après les nombreux textes de ces dernières années sur le sujet, et avant le projet gouvernemental de réforme de la procédure pénale, voici donc la proposition de loi sénatoriale tendant à renforcer l’efficacité de la lutte antiterroriste.

Comme M. le garde des sceaux – que je salue au nom de mon groupe pour sa nomination à cette haute fonction – l’a précédemment signalé, nous sommes toutes et tous, ici et ailleurs, déterminés à lutter contre le terrorisme.

Cependant, pour notre part, nous nous interrogeons, notamment sur l’opportunité de cette proposition de loi, d’autant qu’elle comporte des articles similaires, voire identiques, au projet de loi à venir sur la procédure pénale.

M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Nous ne pouvions pas le savoir, à l’époque !

Mme Éliane Assassi. Bien sûr, monsieur le président !

Les attaques lâches et brutales ayant frappé Paris et la Seine-Saint-Denis le 13 novembre 2015 imposent une réponse déterminée et sans faille de la puissance publique.

Les craintes de nos concitoyens sont bien légitimes, d’autant plus que la menace n’a pas baissé d’intensité, comme a pu le vérifier le comité de suivi de l’état d’urgence de notre commission des lois, présidé par M. Michel Mercier.

Rappelons que le terrorisme consiste à employer la violence la plus inouïe à des fins politiques, pour déstabiliser et frapper massivement l’opinion publique et les États concernés. « Les terroristes nous tendent un piège politique », pour reprendre la formule de l’ancien garde des sceaux, Robert Badinter, qui soulignait par ailleurs que « ce n’est pas par des lois d’exception et des juridictions d’exception qu’on défend la liberté contre ses ennemis. »

En s’articulant autour des trois grandes phases du processus judiciaire – l’enquête ou l’instruction, la phase de jugement et l’exécution de la peine –, cette proposition de loi s’attelle à modifier le cadre des enquêtes préliminaires et de flagrance en matière de terrorisme.

Il est ainsi question, par exemple, d’aligner la procédure de perquisition dans les locaux d’habitation sur celle de l’enquête de flagrance afin, nous dit-on, de permettre la réalisation de la perquisition sans l’accord et en l’absence de l’occupant. Plusieurs articles tendent également à élargir la gamme des technologies auxquelles les enquêteurs pourraient avoir recours en matière de terrorisme. En clair, il s’agit d’étendre les dispositifs qu’utilisent les services de renseignement aux services judiciaires – mais avec un encadrement moindre, et sans aucun retour d’expérience !

Il est par ailleurs prévu que le juge des libertés et de la détention puisse autoriser, par courrier électronique, la réalisation d’une perquisition en dehors des horaires de droit commun, soit avant six heures et après vingt et une heures. Il s’agit donc d’aller vite, très vite – je dirais même : trop vite !

En matière de répression, trois nouvelles infractions sont créées, dont le délit de consultation habituelle de sites terroristes – mais la question se pose : à partir de quel seuil glisserons-nous de la visite accidentelle à la visite habituelle ? – ou encore le délit de séjour intentionnel sur un théâtre étranger d’opérations terroristes. Pour cette dernière infraction, il convient de préciser que le seul séjour suffit à caractériser le délit sans qu’il soit nécessaire de démontrer la réalisation ou la préparation d’une entreprise terroriste.

M. Roger Karoutchi. Quand on va à Raqqa…

Mme Éliane Assassi. M. le rapporteur, qui en est cosignataire, n’a évidemment pas douté de l’utilité de ce texte, tout en soulignant paradoxalement que « l’arsenal législatif antiterroriste avait été assez régulièrement complété au cours des dix dernières années » ! Nous y reviendrons dans le débat.

Cette proposition de loi, d’affichage et de surenchère, à mon sens (Oh ! sur les travées du groupe Les Républicains.), présente, sous couvert de renforcer les pouvoirs de la justice – contre ceux de la police, que veut renforcer le Gouvernement –, des mesures très préoccupantes en matière de droit pénal. Ses auteurs nous proposent, en intégrant cette proposition de loi dans l’ensemble des lois antiterroristes déjà en vigueur et de celles à venir, un projet de société aussi déplorable que voué à l’échec.

Bien évidemment, face aux atrocités commises en 2015, il est nécessaire d’agir, mais d’agir réellement, en cessant de répondre aux craintes légitimes de l’opinion publique à coups de lois antiterroristes inefficaces.

Nous devrions, au contraire, nous employer à réfléchir par exemple à une action internationale efficace – on n’en parle pas –, la seule à même de s’attaquer aux racines mondiales du terrorisme.

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. D’accord !

Mme Éliane Assassi. Nous regrettons d’ailleurs que la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées ne trouve pas opportun de s’emparer de cette question.

L’aspect géopolitique est primordial. D’ailleurs, pourquoi le sujet du financement de Daech est-il si peu soulevé ?

M. Roger Karoutchi. Ça, c’est vrai !

Mme Éliane Assassi. Cessons cette hypocrisie : la porosité d’un tel texte face à l’ampleur du problème international et déterritorialisé est indéniable. Seule la paix, mes chers collègues, pourra garantir la sérénité des peuples ici et là-bas !

L’arsenal législatif, les murs, les barbelés n’empêcheront pas la violence de prospérer. Il faut désarmer les fous de Dieu, les djihadistes. Cessons, par exemple, de faire preuve de complaisance envers les pays du Golfe qui soufflent encore sur les braises.

Mme Éliane Assassi. Cessons de faire preuve de complaisance à l’égard de la Turquie, si complaisante elle-même avec Daech, au nom de la lutte contre les Kurdes.

M. François Grosdidier. On ne peut pas faire la guerre à tout le monde !

Mme Éliane Assassi. D’un point de vue national, attelons-nous à l’urgence sociale, la seule qui vaille comme réponse au désœuvrement de beaucoup, et notamment de nos jeunes, à l’égard desquels les auteurs de cette proposition de loi ne réfléchissent qu’en termes de durée d’emprisonnement possible !

Les sénateurs et sénatrices communistes, républicains et citoyens sont convaincus de la suprématie des mesures sociales, préventives, éducatives, face au tout-répressif, à la surenchère carcérale, qui conduit d’ailleurs l’administration pénitentiaire à des pratiques indignes de notre République, comme l’a révélé un hebdomadaire au sujet de la prison de Nanterre, il y a quelques jours.

Internet est souvent évoqué, mais l’essentiel n’est-il pas d’éduquer, d’instruire, de cultiver, pour que la tentation de l’extrémisme ne gagne pas des jeunes exclus en quête d’idéal, même mortifère ? Oui, il y a un terreau, n’en déplaise à M. Valls, et il faut semer aujourd’hui des graines d’espoir et de paix.

Finalement, ce texte, doublé de la réforme pénale, permettra au Gouvernement de ne plus avoir recours à l’état d’urgence, celui-ci s’instaurant de fait dans le droit commun. C’est d’ailleurs ce que vous soulignez dans votre rapport, monsieur Mercier : « Notre objectif est que les procédures de droit commun, hors état d’urgence, soient efficaces. »

Mais notre droit commun est déjà suffisamment en pointe en matière de répression du terrorisme. Nous aurons l’occasion d’y revenir dès la semaine prochaine. En attendant, vous l’aurez compris, les sénatrices et sénateurs communistes ne voteront pas ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – Exclamations ironiques sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. François Zocchetto. Quel dommage !

M. le président. La parole est à M. Alain Richard.

M. Alain Richard. Monsieur le président, monsieur le ministre, cher Jean-Jacques Urvoas, mes chers collègues, la France, ces dernières semaines, ces derniers mois, se sentait en état de choc. L’adoption quasi unanime de la loi prorogeant l’état d’urgence a été au fond la traduction de ce choc. Mais nous devons nous garder de ressentir cette situation comme celle d’un moment ; il faut, en portant un regard plus large, nous persuader que la menace terroriste sur notre nation est installée.

Je ne développerai pas de longue théorie. Le terreau existe dans notre société pour des gens qui basculent vers le fanatisme, mais l’impulsion, nous le savons tous, nous est extérieure, elle est le produit d’une série de tensions – et même de convulsions, irai-je jusqu’à dire – politiques qui traversent depuis longtemps le Moyen-Orient et dont nous ressentirons encore longtemps les répercussions – pas seulement nous d’ailleurs, d’autres régions du monde aussi.

La paix dans notre République est devant un défi durable. Cela crée des devoirs pour l’État ; c’est de cela que nous parlons cet après-midi.

J’ajoute une observation à ce tableau d’ensemble. Nous le constatons à bien des égards, la France est plus exposée à ce risque que nombre de ses amis et alliés. D’où la difficulté pour le chef de l’État et le Gouvernement à convaincre nos partenaires de l’Union européenne qui n’ont pas encore été frappés que leur intérêt est d’être aussi vigilants et proactifs que nous. C’est un effort permanent qui doit être malheureusement poursuivi.

Quelles que soient les familles de pensée qui partagent cet hémicycle, nous avons voté ensemble la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, qui doit beaucoup à M. le garde des sceaux, ainsi que, comme je le rappelais à l’instant, la loi prorogeant l’état d’urgence, et ce massivement.

Nous nous retrouvons maintenant face à nos responsabilités : améliorer, consolider et renforcer les outils de l’État, et d’abord ceux de l’autorité judiciaire, pour prévenir les menées terroristes sur notre sol et y réagir plus efficacement encore.

Le projet de loi tendant à renforcer l’action pénale, qui sera présenté demain en même temps que celui qui est destiné à proroger l’état d’urgence, sera le véritable outil marquant cette nouvelle étape. Tant Philippe Bas que Michel Mercier ont bien résumé ce qu’est l’objectif premier de ce texte – et sur ce point, nous sommes en accord – : renforcer les moyens d’enquête et d’information approfondie sur les préparatifs terroristes, avec la capacité de surprendre. C’est ce qui fait la différence avec les procédures de droit commun que nous connaissons aujourd’hui.

Le cœur du dispositif prévu aussi bien dans la présente proposition de loi que dans le projet de loi évoqué à l’instant, c’est le renforcement des pouvoirs d’enquête immédiats confiés au procureur de la République, sous le contrôle et avec l’assentiment d’un magistrat du siège.

Sur ce point, nous avons la même approche. Dans cet état de danger permanent auquel nous devons nous habituer, je souligne que c’est l’outil nécessaire pour atteindre l’objectif visant à prévenir et à empêcher, même à la dernière minute, le passage à l’acte meurtrier.

Dans cette situation politique, l’opposition a bien entendu tout son rôle. Le Gouvernement est certes à l’initiative, mais je me plaisais à rappeler que nous avions voté ensemble, majorité et opposition, un certain nombre de textes. Cette fois-ci, nos collègues constituant la majorité de cette assemblée – et représentant l’opposition nationale – ont voulu apporter leur contribution à cette législation. Ils le font sous la forme d’une proposition de loi, élaborée avec soin.

Pour notre part, nous pensions à d’autres formes de contribution au débat, à d’autres apports pour améliorer la loi pénale. D’ailleurs, et cela a été souligné, l’état d’esprit qui règne au sein du comité de suivi de l’état d’urgence nous permet de penser que c’est bien vers cette mise en commun des idées que nous irons. Simplement, cette proposition de loi telle qu’elle résulte des travaux de la commission traduit des différences d’approche –M. le garde des sceaux en a déjà cité deux. Nous le voyons bien, dans la diversité des sujets abordés par ce texte, nous ne pourrons pas rejoindre certaines des propositions qui y sont faites, très typées selon l’orientation politique de l’opposition.

En espérant avoir l’écoute de Philippe Bas et de Michel Mercier…

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Vous pouvez y compter !

M. Alain Richard. … je dirai que la volonté très claire, qui est au centre de cette proposition de loi, de renforcer les prérogatives du pouvoir judiciaire est accompagnée d’une série de dispositions qui traduisent une certaine méfiance vis-à-vis du juge en cherchant à encadrer, voire à contraindre sa marge de décision ; cette différence mérite d’être approfondie.

Nous en reparlerons lors de l’examen des articles et vous arriverez peut-être à nous convaincre que tous ces articles qui visent à restreindre le pouvoir d’appréciation des magistrats sont faits pour magnifier l’autorité judiciaire…

Le débat va s’engager, et le texte initial de la proposition de loi a déjà connu des adaptations à la suite de remarques formulées par des membres de la majorité de la commission et par le rapporteur.

Nous entendons, quant à nous, participer loyalement à cet échange d’idées. Simplement, vous comprendrez que nous voyions là une étape préparatoire dans la réflexion autour du projet de texte gouvernemental. Il nous paraît que celui-ci – et nous attendons d’en connaître la version définitive – est plus achevé et offre le maximum de garanties aux praticiens et aux magistrats qui aujourd’hui se confrontent au quotidien à la menace terroriste, et renforce le dialogue avec eux. Je suis convaincu que nous pourrons nous rassembler autour de ce texte.

Puisque nous avons comme objectif de renforcer singulièrement les prérogatives du parquet, je profite de ce moment du débat pour vérifier que, dans cette assemblée, prévaut toujours un sentiment largement majoritaire favorable à une réforme du Conseil supérieur de la magistrature, qu’a souvent recommandée Michel Mercier, en faveur de l’indépendance du parquet.

M. Alain Richard. Ce serait évidemment un élément de cohérence par rapport à ce dont nous débattons aujourd’hui. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – M. André Gattolin applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, dressons l’inventaire des différentes lois de lutte contre le terrorisme les plus récentes : celle de décembre 2012, puis celle de novembre 2014, la loi relative au renseignement et celle sur la surveillance des communications électroniques internationales, toutes les deux votées en 2015, et, toujours la même année, la loi prorogeant l’état d’urgence. Enfin, jeudi dernier, nous avons voté la proposition de loi relative à la sécurité dans les transports.

Aujourd’hui, c’est le tour de la proposition de loi tendant à renforcer l’efficacité de la lutte antiterroriste présentée par M. Philippe Bas et plusieurs de ses collègues, déposée à peine plus d’un mois après les attentats de Paris et de Saint-Denis du 13 novembre. C’est donc à la droite sénatoriale de se lancer dans la compétition législative en matière de lutte contre le terrorisme.

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Ironie facile !

Mme Esther Benbassa. Pense-t-on sérieusement que le terrorisme est soluble dans la surenchère législative ?

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Non !

Mme Esther Benbassa. Si vous faites également les réponses…

Aucune de ces lois n’a empêché et ne risque d’empêcher durablement le terrorisme ni d’endiguer la guerre civile que les assassins liés à Daech cherchent à faire éclater en France.

À Versailles, le Président de la République a qualifié les actes terroristes du 13 novembre d’« actes de guerre ». Depuis quand riposte-t-on à la guerre – à supposer qu’on fasse « la guerre » à des voyous meurtriers – avec des lois qui, chaque fois, se révèlent passablement inefficaces, à considérer les effroyables actes terroristes qui ont plongé notre pays dans la tragédie en 2015 ?

Ces lois sont à même, dans le meilleur des cas, de couvrir les politiques, qui, en cas de récidive, pourront dire qu’ils ont quand même beaucoup fait, et de donner à nos concitoyens l’impression illusoire qu’ils sont à l’abri. Tout cela me semble relever de la méthode Coué tant le phénomène terroriste est terriblement complexe.

Hélas, notre Premier ministre pense que comprendre, c’est déjà excuser,…

Mme Esther Benbassa. … ce qui revient en réalité simplement à faire injure à la pensée.

Mme Éliane Assassi et M. Jean-Pierre Bosino. Exactement !

Mme Esther Benbassa. Devrons-nous donc devenir aussi obscurantistes que nos ennemis les terroristes ? (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains et de l’UDI-UC.)

M. Alain Gournac. Caricature !

Mme Esther Benbassa. Le texte que nous allons examiner aujourd’hui, inspiré par une demande du procureur François Molins lors de son audition par le comité de suivi de l’état d’urgence – j’y étais –, donne l’occasion à la droite de montrer à ses électeurs, à l’approche des prochaines échéances électorales, qu’elle ne reste pas les bras croisés. (Exclamations sur les mêmes travées.)

Les réponses répressives et sécuritaires se suivent, dénotant notre impuissance, à nous les politiques, à changer de cap. Lorsqu’on refuse de comprendre, on se cache derrière des lois : elles n’effraieront pas les terroristes ; elles feront plutôt le bonheur du FN s’il arrive jamais au pouvoir. Nous lui préparons ainsi le terrain. Dans le même temps, lentement, nous sacrifions aux terroristes nos libertés publiques et individuelles.

Aujourd’hui, vouloir s’attaquer aux causes profondes de ce terrorisme qui nous touche en plein cœur suffit à vous faire traiter de dangereux naïf, peu soucieux de la sécurité de ses concitoyens. Les historiens de mon espèce ne sont pas impressionnés par ces vaines attaques, ils ont la longue mémoire tirée de l’histoire de ce genre de suivisme.

Non, mes chers collègues, ni mon groupe ni moi-même n’excusons rien, mais la lecture de cette proposition de loi éveille chez nous la crainte des dérives que certaines de ses dispositions sont susceptibles d’engendrer, tant elles sont attentatoires aux libertés individuelles.

L’article 2, par exemple, qui permet de réaliser une perquisition sans l’accord et en l’absence de l’occupant, nous paraît, malgré l’introduction du juge des libertés et de la détention, pour le moins problématique. Je citerai encore l’article 12, qui crée un nouveau délit de séjour intentionnel sur un théâtre étranger d’opérations terroristes. Certes, il est question des jeunes qui partent grossir les rangs de Daech, mais nous devons prendre de la hauteur et nous souvenir que les lois ne s’appliquent pas seulement dans certaines circonstances. Une jeune femme rejoignant les peshmergas pour défendre les femmes yézidies doit-elle risquer cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende ? Je vous le demande ! (Marques de satisfaction sur travées du groupe CRC.)

Nous avons déposé quelques amendements visant à supprimer les dispositions les plus problématiques ; de leur sort dépendra le vote du groupe écologiste. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, ainsi que sur les travées du groupe CRC.)

(Mme Françoise Cartron remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)