M. Patrick Kanner, ministre. Ce dernier amendement de suppression déposé par le Gouvernement porte sur des dispositions introduites par la commission spéciale visant à fixer le point de départ de la prescription, en cas de délit de presse commis sur internet, au moment où cesse la diffusion en ligne du message.

De telles dispositions sont contraires à la Constitution. En effet, le Conseil constitutionnel a jugé, à propos d’une disposition similaire de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, que « la différence de régime instaurée […] par les dispositions critiquées dépasse manifestement ce qui serait nécessaire pour prendre en compte la situation particulière des messages exclusivement disponibles sur un support informatique ». Il n’y a pas lieu de penser, madame la rapporteur, que le Conseil constitutionnel adopterait une autre position en l’espèce.

Du reste, une telle différence de régime serait d’autant moins justifiée que le délai de prescription des délits de presse à caractère raciste ou discriminatoire est non pas de trois mois, mais d’un an.

Si, comme le propose la commission spéciale, le délai de prescription, pour une publication en ligne, ne commençait à courir qu’au retrait du contenu en cause, un fait délictueux commis au 1er janvier 2017 pourrait encore être poursuivi, en l’absence de retrait, en 2027, en 2037, en 2047… De fait, serait instaurée une imprescriptibilité quasiment générale en matière de publication en ligne !

La prescription permet de mettre fin au litige, comme le rappellent avec force les auteurs de la proposition de loi portant réforme de la prescription en matière pénale, que le Sénat examinera cet après-midi. Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous exhorte à reconnaître que la prescription est un facteur de paix sociale : sans elle, les litiges, même mineurs, ne prendraient jamais fin !

M. le président. L’amendement n° 749, présenté par Mme Gatel, au nom de la commission, est ainsi libellé :

Alinéa 26

Rédiger ainsi cet alinéa :

« Lorsque les infractions auront été commises par l'intermédiaire d'un service de communication au public en ligne, sauf en cas de reproduction du contenu d'une publication diffusée sur support papier, l'action publique et l'action civile se prescriront par une année révolue, selon les mêmes modalités. » ;

La parole est à Mme Françoise Gatel, rapporteur, pour le présenter et pour donner l’avis de la commission sur l’amendement n° 678.

Mme Françoise Gatel, rapporteur. L’amendement de la commission spéciale vise à porter de trois mois à un an le délai de prescription des délits de presse, lorsqu’ils sont commis sur internet.

Si la commission spéciale a déposé tardivement certains de ses amendements, c’est qu’elle a voulu peaufiner sa copie, avec le souci d’améliorer le dispositif. Celui-ci, dans la rédaction issue de l’adoption de deux amendements identiques de MM. Pillet et Mohamed Soilihi, assimile les infractions de presse commises sur internet à des infractions continues : le point de départ du délai de prescription est donc reporté tant que les faits perdurent. Après réflexion, il nous est apparu préférable de porter le délai de prescription de trois mois à un an pour les faits commis sur internet : les victimes disposeront ainsi d’un délai raisonnable pour porter plainte, sans que le point de départ du délai de prescription soit modifié, celui-ci restant fixé au jour de la commission de l’infraction. Le Conseil constitutionnel a déjà jugé, en juin 2004, une telle mesure conforme aux principes constitutionnels. Elle s’inscrit en outre dans la logique que le Gouvernement a lui-même suivie en proposant l’allongement à un an du délai de prescription des contraventions de presse telles que les injures et diffamations non publiques. Il serait incohérent que des contraventions, par exemple un courriel privé à caractère raciste, soient prescrites par une année, quand certains délits tout aussi graves, comme les injures publiques, le seraient par trois mois.

Pourquoi est-il nécessaire d’allonger le délai de prescription ? Parce que les technologies de l’internet accroissent la persistance des contenus dans l’espace public et, surtout, renforcent leur accessibilité. La commission spéciale est donc défavorable à l’amendement n° 678.

Enfin, on se demandera peut-être pourquoi le délai de prescription de trois mois est maintenu lorsque le message diffusé sur internet reproduit le contenu d’un support papier : c’est que seule la date de la première publication peut être retenue comme point de départ du délai de prescription.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement sur l’amendement n° 749 ?

M. Patrick Kanner, ministre. Madame la rapporteur, nous voilà engagés dans un duel juridique !

La commission spéciale a voulu aller vite, trop vite… Ayant pris conscience des difficultés, elle a déposé un amendement pour modifier son dispositif initial. Si je ne m’abuse, la nouvelle rédaction qu’elle propose reprend la proposition de loi tendant à allonger le délai de prescription de l’action publique pour les diffamations, injures ou provocations commises par l’intermédiaire d’internet, déposée au Sénat en 2008 par M. Cléach.

Mme Françoise Gatel, rapporteur. C’est exact.

M. Patrick Kanner, ministre. Cette proposition de loi faisait suite à la décision du Conseil constitutionnel du 10 juin 2004, que j’ai précédemment citée.

Depuis 2004, le législateur a décidé, pour permettre la poursuite des infractions les plus graves commises sur internet, d’étendre le délai de prescription de celles-ci. Le choix a été fait de fixer des délais de prescription différents en fonction non pas du support de l’infraction, mais de la nature et de la gravité de cette dernière. Cette solution a été validée par le Conseil constitutionnel en 2013. Madame la rapporteur, revenir sur son principe en établissant une distinction selon les supports de diffusion entraînerait une rupture de l’égalité de traitement des auteurs d’infractions.

Par ailleurs, l’adoption de l’amendement n° 749 induirait une différence de traitement entre les sites d’information selon qu’ils sont ou non la déclinaison d’un titre de presse imprimé, ce qui serait totalement injustifié au regard du principe d’égalité.

Les services de presse opérant exclusivement en ligne, qui se développent de plus en plus, participent autant que la presse imprimée à l’information des citoyens et au pluralisme de celle-ci. Aujourd’hui, d’ailleurs, certains titres n’existent plus qu’en ligne.

Dans ces conditions, madame la rapporteur, je suis contraint d’émettre un avis défavorable sur votre amendement. Les délais de prescription représentent une sorte de totem ; y toucher serait très grave au regard de la liberté de la presse !

M. le président. La parole est à Mme Françoise Gatel, rapporteur.

Mme Françoise Gatel, rapporteur. Monsieur le ministre, le délit d’apologie du terrorisme est prescrit au bout de sept ans lorsqu’il est commis sur internet et de cinq ans lorsqu’il est commis sur un autre support. Des différences de traitement existent donc déjà.

M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly, pour explication de vote.

Mme Catherine Morin-Desailly. Concernant le cas de la reproduction sur internet d’un contenu d’une publication sur support papier, il faut bien mesurer qu’une entreprise de presse ne se contente pas de diffuser un même texte sur différents supports ; les contenus sont modifiés en cours de journée et, parfois, le texte numérique est publié avant le texte papier, qui paraît dans l’édition du soir. Surtout, les entreprises de presse publient de plus en plus sur internet des articles complémentaires qui ne sont pas forcément édités sous forme imprimée.

Introduire une différence de traitement selon le type de texte et le support de son édition serait, à mes yeux, nier la réalité de ce qu’est et sera de plus en plus à l’avenir une entreprise de presse du XXIe siècle.

Je tenais d’autant plus à vous faire part de cette préoccupation que le risque existe de voir les entreprises de presse pratiquer une forme d’autocensure sur internet, alors qu’il s’agit au contraire de les encourager à se numériser. Si le modèle papier n’a pas vécu, les entreprises de presse connaissent, comme toutes les autres, une mutation numérique. Alors qu’elles peinent déjà à atteindre un équilibre économique de leurs activités sur internet, veillons à ne pas adopter des mesures qui pourraient leur être préjudiciables !

M. le président. La parole est à M. David Assouline, pour explication de vote.

M. David Assouline. Nous avons déjà eu un tel débat à propos de culture, de musique, de cinéma, de droits d’auteur.

Sur ce sujet de l’internet et du numérique, il y a toujours deux tentations : celle de prévoir des mesures de répression et celle de promouvoir une liberté totale en supprimant le droit existant, que la révolution numérique aurait rendu obsolète. L’une et l’autre sont mortifères.

En réalité, nous devons maintenir le droit existant, parce qu’il est protecteur, en l’adaptant pour tenir compte de la révolution numérique, sans établir de distinctions, notamment fiscales, entre la presse numérique et la presse papier – c’est le principe d’indifférenciation des supports de presse. La même ligne de conduite doit être suivie en matière, par exemple, de musique ou de cinéma, pour protéger les droits d’auteur et la création.

S’agissant de la prescription, il n’y a absolument aucune raison de distinguer entre presse papier et presse numérique. À cet égard, je ne comprends pas pourquoi la commission spéciale propose de porter le délai à un an pour la seule presse numérique.

Au nom de la neutralité du support, principe important défendu par la commission de la culture, je voterai l’amendement du Gouvernement.

M. le président. La parole est à M. François Pillet, pour explication de vote.

M. François Pillet. Je rappelle que l’Assemblée nationale a porté le délai de prescription pour les contraventions de provocation, de diffamation et d’injure raciale ou discriminatoire non publique à un an, ce qui n’a d’ailleurs choqué personne. Pourquoi donc ce délai devrait-il rester limité à trois mois pour des délits ? Une telle incohérence est incompatible avec l’État de droit.

Mme Françoise Gatel, rapporteur. Absolument !

M. François Pillet. À cette incohérence s’en ajoute une seconde : ce matin, en commission des lois, dans le cadre de l’examen de la proposition de loi portant réforme de la prescription en matière pénale, M. le garde des sceaux a émis un avis favorable sur un amendement parfaitement identique à l’amendement n° 749 de Mme la rapporteur… Quelle est donc, en définitive, la position du Gouvernement sur cette question ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Jean-Claude Carle. Excellente question !

M. le président. La parole est à M. André Gattolin, pour explication de vote.

M. André Gattolin. La cohérence du droit, c’est très bien ; mais il faut comprendre précisément ce qu’est internet.

Proposer que le délai de prescription commence à courir au moment du retrait du contenu en cause, c’est méconnaître la nature de ce média, où rien ne disparaît jamais totalement. Un texte peut bien être retiré ; s’il a été repris par le biais de réseaux sociaux, il continuera d’être diffusé ! C’est donc en réalité l’imprescriptibilité qu’on instaurerait en adoptant une telle disposition.

Avant de légiférer sur internet, il faut en comprendre la nature et ne pas s’en tenir à des logiques du passé. J’ai obtenu en justice le retrait de contenus diffamatoires : le site condamné a eu beau s’exécuter, le texte est réapparu ! En vérité, il est farfelu de prétendre fixer le point de départ du délai de prescription au moment du retrait du contenu incriminé, car celui-ci se diffuse indépendamment de la volonté de l’auteur ou de l’éditeur premier. Il faut savoir de quoi on parle, et adapter le droit aux particularités d’internet, au lieu de croire qu’il pourra changer la réalité d’une révolution technologique !

Nous voterons en faveur de l’adoption de l’amendement du Gouvernement et contre celui de la commission spéciale.

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Patrick Kanner, ministre. Monsieur Pillet, il n’y a pas d’incohérence : dans la législation relative à la presse, le délai de prescription est d’un an pour toutes les infractions à caractère raciste ou discriminatoire. Nous avons simplement procédé à un alignement.

Quant à la proposition de loi portant réforme de la prescription en matière pénale, elle concerne les prescriptions prévues par le code pénal, et non celles qui sont inscrites dans la loi de 1881.

M. le président. Je mets aux voix l’amendement n° 678.

J'ai été saisi d'une demande de scrutin public émanant de la commission spéciale.

Je rappelle que l’avis de la commission est défavorable.

Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.

Le scrutin est ouvert.

(Le scrutin a lieu.)

M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…

Le scrutin est clos.

J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.

(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)

M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 27 :

Nombre de votants 342
Nombre de suffrages exprimés 339
Pour l’adoption 149
Contre 190

Le Sénat n'a pas adopté.

Je mets aux voix l'amendement n° 749.

J'ai été saisi d'une demande de scrutin public émanant de la commission spéciale.

Je rappelle que l’avis du Gouvernement est défavorable.

Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.

Le scrutin est ouvert.

(Le scrutin a lieu.)

M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…

Le scrutin est clos.

J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.

(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)

M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 28 :

Nombre de votants 343
Nombre de suffrages exprimés 341
Pour l’adoption 198
Contre 143

Le Sénat a adopté.

M. le président. Je mets aux voix l’article 37, modifié.

J'ai été saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe Les Républicains.

Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.

Le scrutin est ouvert.

(Le scrutin a lieu.)

M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…

Le scrutin est clos.

J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.

(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)

M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 29 :

Nombre de votants 343
Nombre de suffrages exprimés 341
Pour l’adoption 198
Contre 143

Le Sénat a adopté.

Mes chers collègues, nous avons examiné 83 amendements au cours de la journée ; il en reste 110.

La suite de la discussion est renvoyée à la séance du vendredi 14 octobre.

Article 37 (début)
Dossier législatif : projet de loi relatif à l'égalité et à la citoyenneté
Discussion générale

7

Ordre du jour

M. le président. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée à aujourd’hui, jeudi 13 octobre 2016 :

À dix heures trente :

Deuxième lecture de la proposition de loi, adoptée avec modifications par l’Assemblée nationale en deuxième lecture, relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (n° 496, 2015-2016) ;

Rapport de M. Christophe-André Frassa, fait au nom de la commission des lois (n° 10, 2016-2017) ;

Texte de la commission (n° 11, 2016-2017).

À quinze heures : questions d’actualité au Gouvernement.

À seize heures quinze et le soir :

Suite éventuelle de la deuxième lecture de la proposition de loi, adoptée avec modifications par l’Assemblée nationale en deuxième lecture, relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (n° 496, 2015-2016) ;

Rapport de M. Christophe-André Frassa, fait au nom de la commission des lois (n° 10, 2016-2017) ;

Texte de la commission (n° 11, 2016-2017).

Proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale, portant réforme de la prescription en matière pénale (n° 461, 2015-2016) ;

Rapport de M. François-Noël Buffet, fait au nom de la commission des lois (n° 8, 2016-2017) ;

Texte de la commission (n° 9, 2016-2017).

Deuxième lecture de la proposition de loi, modifiée par l’Assemblée nationale, relative au renforcement de la sécurité de l’usage des drones civils (n° 851, 2015-2016) ;

Rapport de M. Cyril Pellevat, fait au nom de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable (n° 4, 2016-2017) ;

Texte de la commission (n° 5, 2016-2017).

Personne ne demande la parole ?…

La séance est levée.

(La séance est levée le jeudi 13 octobre 2016, à une heure cinq.)

Direction des comptes rendus

GISÈLE GODARD