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Dossier législatif : proposition de loi visant à adapter le droit de la responsabilité des propriétaires ou des gestionnaires de sites naturels ouverts au public
Discussion générale (suite)

Responsabilité des propriétaires ou des gestionnaires de sites naturels ouverts au public

Adoption d’une proposition de loi dans le texte de la commission

Discussion générale (début)
Dossier législatif : proposition de loi visant à adapter le droit de la responsabilité des propriétaires ou des gestionnaires de sites naturels ouverts au public
Article additionnel avant l'article 1er - Amendement n° 3

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe Les Républicains, de la proposition de loi visant à adapter le droit de la responsabilité des propriétaires ou des gestionnaires de sites naturels ouverts au public, présentée par MM. Bruno Retailleau et Michel Savin et plusieurs de leurs collègues (proposition n° 439 [2016-2017], texte de la commission n° 246, rapport n° 245).

Dans la discussion générale, la parole est à M. Bruno Retailleau, auteur de la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Bruno Retailleau, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, je voudrais tout d’abord saluer l’excellent travail accompli sur ce texte par M. le rapporteur.

Permettez-moi d’exposer très rapidement les problèmes qui sont à l’origine de l’élaboration de cette proposition de loi et les solutions que nous avons envisagées pour y remédier.

Le régime de responsabilité actuel pour les propriétaires et gestionnaires de sites naturels ouverts au public où sont pratiqués des sports et loisirs de nature est celui de la responsabilité sans faute. Cela résulte de l’article 1242 du code civil, aux termes duquel « on est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde ».

La jurisprudence récente a ajouté une force supplémentaire à l’interprétation rigoureuse de la responsabilité du fait des choses : dans une décision de 2010 concernant une piste de karting, la Cour de cassation a réaffirmé que l’acceptation, par la victime d’un accident, des risques liés à cette activité n’exonérait en rien l’exploitant de la structure de sa responsabilité sans faute.

Ce raisonnement a été transposé, plus récemment encore, à une affaire où deux grimpeurs ont été blessés en escaladant une falaise dans les Pyrénées-Orientales. Cela a abouti à la condamnation de la Fédération française de la montagne et de l’escalade, qui était gestionnaire du site.

Ce régime de responsabilité se révèle donc manifestement inadapté à la pratique actuelle de nombreuses activités de plein air : escalade, trail, rafting, jeux de piste, etc. Ces activités se déroulent souvent sans supervision directe, voire sans connaissance du propriétaire ou du gestionnaire des sites. Il y a donc là un contentieux potentiel d’une ampleur assez considérable.

Surtout, il y a une réelle asymétrie de la responsabilité, les propriétaires et gestionnaires supportant une responsabilité disproportionnée par rapport à leur capacité réelle à fournir les équipements ou l’encadrement de sécurité adaptés aux sites dont ils ont la garde.

Ainsi, dans de nombreux cas, il paraît difficilement justifiable d’engager cette responsabilité sans faute. En poussant le raisonnement, pourquoi le propriétaire serait-il responsable de la blessure d’un randonneur imprudent qui aurait pénétré à son insu sur un site naturel ?

Il existe une deuxième asymétrie, entre propriétaires privés et gestionnaires de sites, dont la responsabilité sans faute est engagée presque systématiquement en cas de dommages, et propriétaires publics de sites comparables, la responsabilité de ces derniers étant appréciée « au regard des risques inhérents à la circulation dans les espaces naturels », ce qui l’atténue significativement.

Il y a dès lors un effet désincitatif à la pratique authentique de ces activités en plein air. Soit les propriétaires et gestionnaires préfèrent ne prendre aucun risque et ferment les sites aux pratiquants de ces activités, soit les sites demeurent ouverts mais sont soumis à un certain nombre de contraintes, notamment un alourdissement de leurs aménagements de sécurité et de leur fonctionnement.

J’en viens à la teneur de cette proposition de loi et aux changements que nous souhaitons apporter.

Cette proposition de loi vise à remédier à l’asymétrie que j’évoquais à l’instant en procédant à un rééquilibrage de la responsabilité en faveur des propriétaires et gestionnaires des sites, afin de leur permettre d’offrir des conditions saines de pratique des sports et activités de pleine nature.

Cette idée n’est pas entièrement nouvelle. En effet, l’article L. 365-1 du code de l’environnement marque déjà un infléchissement en faveur des propriétaires et gestionnaires publics de certains terrains de pleine nature, tels que les parcs naturels ou les sentiers de promenade et de randonnée.

Aujourd’hui, l’important développement des activités de pleine nature doit inciter le législateur à prévenir plutôt qu’à guérir. Notre intervention dans ce domaine est donc parfaitement légitime et utile.

Qui plus est, il y a ici une possibilité pour le Sénat d’agir comme force de proposition et d’entamer une réflexion qui s’inscrira dans la préparation de la prochaine réforme du droit de la responsabilité civile. Mais de cette réforme, j’entends parler depuis une dizaine d’années, et c’est d’ailleurs parce qu’elle devait intervenir que l’on ne souhaitait pas modifier le code civil à la suite de la jurisprudence de l’Erika. Heureusement, madame la secrétaire d’État, le préjudice écologique est désormais entré dans le code civil, le Sénat ayant défriché le terrain.

Cette proposition de loi crée, par son article 1er, un régime dérogatoire du droit commun de la responsabilité sans faute au bénéfice de tous les propriétaires et gestionnaires de sites naturels. Ce faisant, elle remet à jour la théorie de l’acceptation des risques – c’est en fait une théorie de la responsabilisation –, suivant laquelle celui qui accepte de participer à une activité à risques accepte aussi d’en supporter les conséquences. Cela me paraît tout naturel.

M. Michel Savin. Bien sûr !

M. Bruno Retailleau. Le dispositif que nous proposons est équilibré. Il permettra de mieux protéger les propriétaires contre la mise en cause de leur responsabilité pour des dommages sur lesquels ils n’ont que peu ou pas du tout de prise.

Cette dérogation ne concerne que les dommages nés de la pratique d’un sport de nature ou d’une activité de loisirs, et n’affecte donc pas de manière générale et absolue leur responsabilité sans faute ni leur responsabilité pour faute, qui pourront toujours être engagées. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, du groupe Union Centriste et du groupe Les Indépendants – République et Territoires.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. André Reichardt, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et dadministration générale. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, chers collègues, selon le baromètre des sports et loisirs de nature en France paru en 2016, trois Français sur quatre de plus de 15 ans, soit plus de 34,5 millions de personnes au total, déclarent pratiquer régulièrement un sport ou une activité de loisirs de nature.

Toujours selon cette enquête, ces activités ont un impact socio-économique non négligeable, puisque les sports et loisirs de nature généreraient près de 6 milliards d’euros de dépenses par an.

La proposition de loi que nous examinons vise à favoriser le développement de ces activités qui s’exercent dans des sites peu aménagés, propriétés de personnes privées ou relevant du domaine privé des personnes publiques, car elles constituent un atout touristique important pour de nombreuses collectivités territoriales.

Or ce développement serait entravé par une application stricte du droit commun de la responsabilité civile. En effet, ces espaces sont soumis au régime de la responsabilité du fait des choses, régi par le premier alinéa de l’article 1242 du code civil, ancien article 1384, comme le savent les très vieux juristes comme moi…

M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et dadministration générale. N’exagérons rien ! (Sourires.)

M. André Reichardt, rapporteur. J’avais appris cela en première année de droit ; cela remonte à très loin !

En application de ce principe très général, le propriétaire d’un site naturel – ou son gestionnaire s’il avait transféré à celui-ci sa garde juridique par convention – peut voir sa responsabilité civile engagée pour des branches qui tombent ou des pierres qui roulent, dès lors que la victime démontre que la chose est intervenue dans la réalisation du dommage, alors même que le gardien n’a commis aucune faute. Il ne pourra pas s’exonérer de sa responsabilité, sauf à prouver l’existence d’un cas de force majeure – notion appréciée très strictement par les juges – ou d’une faute de la victime.

L’article unique de la proposition de loi prévoyait donc de compléter l’article L. 365-1 du code de l’environnement, pour basculer d’un régime de responsabilité du fait des choses vers un régime de responsabilité pour faute du gestionnaire ou du propriétaire du site naturel.

Bien que partageant l’objectif des auteurs de la proposition de loi, la commission a estimé que ce texte suscitait certaines interrogations, auxquelles il était nécessaire d’apporter des réponses précises.

Une première interrogation porte sur l’opportunité même d’une intervention du législateur.

Le contentieux de la responsabilité civile des gestionnaires et des propriétaires du fait de dommages causés sur des sites naturels est peu abondant, voire inexistant, ces dernières années pour les personnes publiques. Le dépôt de la proposition de loi fait suite à un jugement isolé de première instance rendu à Toulouse, contre lequel un appel a été interjeté. Dès lors, fallait-il légiférer ?

C’est la première question que j’ai posée en ma qualité de rapporteur. La commission a estimé que la quasi-absence de contentieux en matière de responsabilité civile des gestionnaires et propriétaires de sites naturels n’est pas un argument en faveur du statu quo. Elle est surtout révélatrice de la très grande attention portée, nous dit-on, par les fédérations, en particulier à la sécurité des pratiquants de sports de nature.

La commission a donc considéré que l’important développement de ces pratiques de plein air justifiait pleinement d’anticiper les difficultés à venir et les éventuels tâtonnements jurisprudentiels par la fixation de règles précises.

Fallait-il ensuite s’opposer à la création d’un nouveau régime spécial, alors même qu’une grande réforme de la responsabilité civile est annoncée par la Chancellerie ?

Le président Retailleau l’a dit, les réticences qui ont été exprimées sont parfaitement compréhensibles. Cependant, il me semble utile de rappeler que, faute d’évolutions législatives depuis 1804, la responsabilité du fait des choses est devenue une construction jurisprudentielle, engagée à la fin du XIXe siècle pour prendre en considération des problématiques qui n’existaient pas lors de l’élaboration du code civil.

Comme il l’a déjà fait pour certaines situations spécifiques, le législateur est donc, à notre avis, tout à fait légitime à intervenir pour créer un régime adapté aux contraintes particulières inhérentes à ces sites naturels. Fallait-il alors attendre le grand projet de réforme de la responsabilité civile annoncé par le ministère de la justice pour intervenir ?

La commission des lois a estimé, au contraire, que la proposition de loi constituait une belle occasion pour le Sénat d’engager la réflexion sur ce sujet, voire d’être à l’initiative de dispositions utiles et attendues, comme ce fut le cas pour la consécration de la réparation du préjudice écologique.

S’agissant du dispositif de la proposition de loi lui-même, la commission a considéré qu’il soulevait des difficultés d’articulation avec le reste de l’article L. 365-1 du code de l’environnement, d’une part, et des difficultés d’application en raison de l’imprécision des notions utilisées, d’autre part.

À titre d’exemple, l’utilisation de la notion de « responsabilité civile » posait question. Si elle couvrait, certes, la responsabilité délictuelle, elle englobait également la responsabilité contractuelle du propriétaire ou du gestionnaire, ce qui n’était pas, je pense, l’objectif des auteurs du texte. Le dispositif aurait permis une exonération totale de responsabilité de ces personnes, hors les cas où elles ont commis une faute.

Ainsi, un manquement non fautif à l’obligation de sécurité mise par la jurisprudence à la charge de l’exploitant d’un site payant n’aurait plus permis d’engager la responsabilité de cet exploitant à l’égard de la victime du dommage. Il en aurait résulté un transfert du risque pesant actuellement sur l’exploitant, d’une station de ski par exemple, souvent professionnel et bien assuré, vers son client, seulement couvert – et encore, ce n’est pas toujours le cas – par une assurance de dommages personnels.

Autant dire qu’il n’était pas possible d’en rester à la notion de responsabilité civile simple. Il fallait scinder très clairement les notions de responsabilité délictuelle et de responsabilité contractuelle.

Quant au champ des personnes bénéficiaires de cette exonération, la référence aux « propriétaires et gestionnaires de sites » ne permettait pas de couvrir l’ensemble des gardiens potentiels de la chose. Quid du locataire si l’on ne vise dans la loi que le propriétaire ou le gestionnaire du site ?

Enfin, l’utilisation de la notion de « circulation du public » était également problématique, car elle pouvait renvoyer à la circulation d’engins motorisés relevant du régime spécial de la loi du 5 juillet 1985.

Dès lors, la commission a adopté une nouvelle rédaction complète de l’article unique du texte, mais exclusivement afin d’apporter les précisions indispensables à la sécurité juridique du dispositif. Les auditions d’hommes de loi que nous avons menées sur le sujet ont achevé d’éclairer le rapporteur que je suis.

La rédaction retenue écarte explicitement le jeu de la responsabilité du fait des choses des gardiens des sites dans lesquels s’exercent les sports de nature ou les activités de loisirs, en cas de dommages subis par les pratiquants de ces sports et activités. Puisque le régime de responsabilité de plein droit ne pourrait plus s’appliquer, la responsabilité du gardien du site dans lequel a eu lieu le dommage devrait être recherchée sur le fondement de la faute, comme le souhaitent les auteurs du texte.

Cette solution repose sur la théorie de l’acceptation des risques, bien connue dans le domaine sportif, en vertu de laquelle celui qui accepte de participer à une activité à risque en supporte les conséquences, ce qui revient à alléger ou supprimer la responsabilité de l’auteur ou du responsable du dommage.

Cette théorie a été progressivement délaissée par la jurisprudence pour faire bénéficier les victimes du régime plus favorable de la responsabilité de plein droit du fait des choses. Le développement des assurances dans le domaine du sport n’a sans doute pas été étranger à cette évolution.

En restaurant ladite théorie, la commission vous propose de revenir, dans le domaine des sports de nature et des activités de loisirs, à une conception plus limitée de la responsabilité sans faute, qui a seulement pour objet de protéger la victime contre des risques créés par autrui, et non contre des risques auxquels elle participe volontairement par son activité.

Il en résulte une solution équilibrée de partage de responsabilité entre le propriétaire ou le gestionnaire du terrain, qui doit mettre en œuvre tous les moyens dont il dispose pour assurer des conditions de sécurité optimales à l’exercice des sports et des activités de loisirs de nature, et les pratiquants, à la recherche d’une nature intacte, qui doivent prendre conscience que, malgré toutes les diligences entreprises par le propriétaire ou le gestionnaire du site – le gardien –, le « risque zéro » n’existe pas quand on pratique l’escalade, l’alpinisme, le vélo ou la randonnée dans des sites naturels peu ou pas aménagés.

La commission a ensuite choisi d’introduire ce dispositif dans le code du sport, au sein des dispositions relatives aux sports de nature, plutôt que dans le code de l’environnement, puisqu’il concerne la pratique de ces sports et les activités de loisirs de plein air qui s’en approchent.

La commission a estimé enfin que, puisque le jeu de la responsabilité du fait des choses était désormais écarté, les indications données au juge pour apprécier cette responsabilité, prévues à l’article L. 365-1 du code de l’environnement, n’avaient plus lieu d’être. Dès lors, elle a complété la proposition de loi par un article 2 qui a pour objet d’abroger cet article.

Mes chers collègues, la commission vous propose d’adopter la proposition de loi ainsi modifiée. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste.)

M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État auprès du ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire.

Mme Brune Poirson, secrétaire dÉtat auprès du ministre dÉtat, ministre de la transition écologique et solidaire. Monsieur le président, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, la proposition de loi qui vient aujourd’hui en discussion a pour objectif, en modifiant le régime de responsabilité auquel sont soumis les gardiens de sites naturels ouverts au public, d’encourager le développement des sports de nature, qui, comme cela a été rappelé, constituent un atout touristique important pour de nombreuses collectivités territoriales.

Le Gouvernement ne peut que souscrire à un tel objectif, auquel vous me permettrez d’ajouter, plus largement, celui de favoriser la plus large ouverture au public, y compris aux simples promeneurs, des espaces naturels de notre pays, dans des conditions compatibles avec les nécessités de leur conservation. Les préoccupations des propriétaires et gestionnaires d’espaces naturels, qui ne doivent pas être dissuadés d’ouvrir ces espaces au public en raison d’un risque excessif de mise en cause de leur responsabilité, sont à cet égard légitimes.

Si la proposition de loi suscite des réserves, c’est donc non pas en raison des objectifs qu’elle poursuit et des préoccupations auxquelles elle entend répondre, mais plutôt des moyens qu’elle emploie.

En l’état actuel du droit, une adaptation du régime de responsabilité des propriétaires et gestionnaires d’espaces naturels est déjà prévue à l’article L. 365-1 du code de l’environnement.

Cette disposition a été introduite en 2006 à l’occasion du vote d’une loi relative aux parcs nationaux et parcs naturels. Elle ne modifie pas le régime de responsabilité applicable, mais, en cas d’accident, elle invite le juge à apprécier la responsabilité des propriétaires et gestionnaires de certains espaces naturels, en tenant compte des caractéristiques particulières de ces espaces, qui, pour des raisons de conservation des milieux, ne peuvent faire l’objet que d’aménagements limités.

La présente proposition de loi va plus loin : dans sa version issue des débats en commission, elle prévoit, au nom de la théorie de l’acceptation des risques, de substituer au régime de responsabilité actuellement applicable devant le juge civil, qui est le régime de responsabilité objective du fait des choses, un régime de responsabilité pour faute, inscrit désormais non plus dans le code de l’environnement, mais dans le code du sport.

Or une telle évolution nous paraît prématurée, et ce pour plusieurs raisons.

En premier lieu, il serait excessif de décrire l’état du droit actuel comme permettant l’engagement automatique de la responsabilité des propriétaires ou gestionnaires d’espaces naturels en cas d’accident.

Certes, le régime de « responsabilité du fait des choses » que les juridictions civiles appliquent aux propriétaires et gestionnaires d’espaces naturels est un régime de responsabilité sans faute. Toutefois, les juridictions, lorsqu’elles sont saisies d’actions en responsabilité, procèdent à une appréciation circonstanciée des faits de l’espèce. Elles recherchent notamment la réalité du rôle causal de la chose et tiennent compte du comportement de la victime pour, le cas échéant, exonérer le gardien de sa responsabilité ou atténuer celle-ci.

À cet égard, comme cela a été rappelé lors des travaux en commission, il faut relativiser la portée du jugement du tribunal de grande instance de Toulouse de 2016 – M. le président de la commission des lois et M. le rapporteur y ont fait référence –, mentionné dans l’exposé des motifs de la proposition de loi, qui a condamné la Fédération française de la montagne et de l’escalade, en sa qualité de gestionnaire d’une falaise, à indemniser les victimes d’un accident d’escalade.

Il convient tout d’abord de rappeler qu’il a été fait appel de cette décision, qui n’est donc pas définitive. En outre, elle apparaît assez isolée, dans un paysage jurisprudentiel d’ailleurs marqué par un contentieux très faible, alors que, pour ne citer que les parcs nationaux, les réserves naturelles ou les sites du Conservatoire du littoral, la fréquentation cumulée est de 54 millions de visiteurs par an.

De ce point de vue, la nécessité d’une intervention du législateur n’apparaît donc pas avec évidence.

Par ailleurs, je rappelle que, comme votre commission en est parfaitement consciente, le ministère de la justice travaille actuellement à un vaste projet de réforme de la responsabilité civile. Je sais, monsieur le président de la commission, que l’on en entend parler depuis longtemps, mais vous savez aussi que ce gouvernement a pour habitude de faire ce qu’il dit. (Exclamations amusées sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Vraiment ?

Mme Brune Poirson, secrétaire dÉtat. C’est en tout cas ce qu’il a fait jusqu’à présent !

Ce projet sera l’occasion de faire évoluer certains régimes de responsabilité particuliers – je suis certaine que vous y travaillerez de concert avec nous, puisque ce sujet vous tient à cœur –, dans un cadre permettant de s’assurer de la pertinence de ces évolutions au regard du droit commun de la responsabilité civile.

Je pense notamment à l’article L. 321-3-1 du code du sport, introduit en 2012, après l’abandon par la Cour de cassation de la théorie de l’acceptation des risques en matière sportive, pour écarter l’application du régime de responsabilité du fait des choses dans certains cas de dommages matériels causés par un pratiquant sportif à un autre pratiquant.

Dans ce contexte, introduire aujourd’hui dans le droit positif une nouvelle disposition dérogatoire au droit commun de la responsabilité civile paraît prématuré. J’ai d’ailleurs cru comprendre, au travers de vos débats en commission, que nombre d’entre vous n’étaient pas insensibles à la nécessité d’une réflexion élargie à l’ensemble du droit de la responsabilité civile.

J’en viens à la troisième raison qui motive notre avis : la rédaction de la proposition de loi issue des travaux en commission, si elle résout certaines difficultés soulevées par la rédaction initiale du texte, paraît problématique à d’autres égards.

Ainsi, cette rédaction ne fait pas référence à la responsabilité administrative, au contraire de l’actuel article L. 365-1 du code de l’environnement, qui invite également le juge administratif, lorsque le litige relève de sa compétence, à tenir compte des contraintes tenant aux nécessités de la préservation des espaces naturels. Cela pourrait conduire à des conditions d’indemnisation différentes selon le juge compétent, alors que, en l’état, dans des cadres théoriques certes distincts, le juge judiciaire et le juge administratif parviennent généralement à des résultats très similaires.

Par ailleurs, les notions d’« espace », de « site » ou d’« itinéraire » retenues par la commission pour définir le champ d’application du texte mériteraient d’être précisées. Il semble en effet nécessaire de limiter expressément ce champ d’application aux seuls espaces « naturels », dès lors que les activités de loisirs peuvent également être pratiquées en dehors de tels espaces, notamment en milieu urbain.

Enfin, et surtout, votre commission propose, en contrepartie de la création d’un nouvel article dans le code du sport, d’abroger purement et simplement l’article L. 365-1 du code de l’environnement. Or le nouveau dispositif ne couvre pas la totalité des champs traités par cet article : en particulier, il ne traite pas de la circulation des piétons. Ce faisant, la proposition de loi laisse sans réponse les préoccupations, à cet égard, des propriétaires et gestionnaires d’espaces naturels, lesquelles sont pourtant au cœur de votre travail.

Cette difficulté ne saurait d’ailleurs se régler par un simple élargissement du champ d’application du texte de la commission ; en effet, si l’on peut trouver légitime d’opposer l’acceptation du risque à un sportif qui pratique en toute connaissance de cause une activité risquée, il en va différemment en ce qui concerne le simple promeneur, et le Gouvernement ne saurait souscrire à un texte qui conduirait à un affaiblissement du droit des victimes.

À cet égard, l’équilibre trouvé par l’actuel article L. 365-1 du code de l’environnement paraît devoir être préservé, et l’abrogation de cette disposition n’est pas opportune.

Dans ces conditions, le Gouvernement pourrait souscrire à un texte qui, sans modifier le régime de responsabilité applicable, viendrait étendre le champ d’application, actuellement trop restrictif, de l’article L. 365-1 du code de l’environnement, initialement visé par la proposition de loi.

C’est pourquoi vous est soumise par voie d’amendement une proposition de réécriture de cet article, afin d’élargir son champ d’application à l’ensemble des personnes propriétaires ou gestionnaires, ainsi qu’à l’ensemble des « espaces naturels ».

La liste des personnes publiques dressée par l’actuel dispositif, qui ne mentionne que l’État et la commune, est en effet trop restrictive. Celle des espaces concernés l’est également, puisque seuls sont visés certains espaces particulièrement protégés.

C’est ainsi que, dans le cas jugé par le tribunal de grande instance de Toulouse, l’article L. 365-1 du code de l’environnement ne pouvait trouver à s’appliquer, le lieu de l’accident ne figurant pas sur cette liste. Or les enjeux de la conciliation entre ouverture au public et préservation du caractère naturel des lieux s’étendent au-delà des seuls espaces naturels protégés.

La réécriture qui vous est proposée en tire les conséquences. Elle ne préjuge pas de la nécessité éventuelle d’une évolution ultérieure du régime de responsabilité spécifiquement applicable en matière sportive : comme je l’ai indiqué, c’est une réflexion qui aura toute sa place dans le cadre de la réforme globale du droit de la responsabilité civile qui a été engagée par le Gouvernement.

Néanmoins, en l’état, il importe, tout en adaptant son champ d’application, de conserver l’économie générale d’un dispositif qui permet de concilier le droit commun de la responsabilité tant civile qu’administrative et la prise en compte des contraintes spécifiques des propriétaires et gestionnaires d’espaces naturels, tout en garantissant une protection satisfaisante du droit des victimes. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche.)