Mardi 4 décembre 2012

- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -

Audition de M. Jean-Marie Guéhenno, président de la Commission du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale

M. Jean-Louis Carrère, président. - Monsieur le Président, c'est avec un très grand plaisir que nous vous accueillons au Sénat, devant notre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

Vous avez été nommé président de la commission chargée de l'élaboration du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale au mois de juillet dernier. Votre expérience de diplomate, notamment dans le rôle particulièrement délicat de Secrétaire général adjoint chargé des opérations de maintien de la paix de l'ONU, vous avait préparé à ce travail capital qui va engager l'avenir de notre défense et la sécurité de notre pays et de nos concitoyens.

Au nom de tous mes collègues qui suivent les travaux de la commission, je puis témoigner, et me féliciter, de la très grande ouverture et de la transparence dont elle fait preuve sous votre direction.

L'une des différences fondamentales entre ce Livre blanc et celui de 2008 est, bien évidemment, cette « surprise stratégique » qu'a constitué la crise économique et financière depuis la faillite de Lheman Brothers le 15 septembre de cette année 2008. Dès lors, l'impact de cette crise sur les finances publiques, qui a fait dévier l'exécution de la LPM de sa trajectoire, rendait inéluctable, non pas une revue, mais la mise en chantier d'un nouveau Livre blanc.

Nous avons voulu souligner dès l'origine que, dans nos réflexions, nous ne devions pas partir d'un impératif financier : le redressement de nos finances, mais d'abord de la définition d'une ambition politique : celle de savoir quelle place nous voulons voir notre pays occuper dans le monde. De cette définition politique doit découler des moyens. Ce n'est qu'ensuite que nous pourrons nous poser la question de l'adéquation de l'une aux autres, même si elles s'interpénètrent mutuellement.

Notre commission adoptera une position que je crois responsable. Pour résumer notre analyse, à ce stade de nos réflexions, je dirais que bien évidemment le redressement des finances publiques est une question qui touche à l'indépendance nationale et que le secteur de la défense doit apporter sa part à cette entreprise, mais que cette part doit être strictement calibrée et déterminée en tenant compte de deux facteurs :

- le premier est que la défense a déjà fourni des efforts considérables, non seulement depuis 2008, mais depuis plus longtemps encore. Je ne rappellerai pas ici les réformes successives de ce secteur, qu'aucune administration civile n'aurait pu réaliser pour des raisons évidentes. Le socle à partir duquel quantifier l'effort doit tenir compte de ce passé, un socle qu'il faut finement mesurer ;

- le deuxième est qu'il existe un niveau d'effort, exprimé en pourcentage du PIB, en deçà duquel notre appareil de défense sera déclassé et qu'il le sera de manière quasi irréversible compte tenu du temps dans lequel s'inscrivent les programmes militaires et la formation des hommes. Nous y avons beaucoup travaillé, même si les rapports du Sénat ne sont pas comparables avec ceux de la commission que vous présidez. Ce niveau plancher, je le place à 1,5 % du PIB, étant entendu que nous devons nous engager à le faire progresser dès que la sortie de crise le permettra. Nous ne méconnaissons pas les difficultés que rencontre notre pays.

Notre réflexion doit être de nature politique et ce sera politiquement que le Président de la République rendra son arbitrage. Nous ne comptons pas prendre l'avis des uns et des autres, mais exprimer les convictions qui nous rassemblent, car nous ne voulons pas d'un déclassement de notre pays.

Pour en revenir à notre commission du Livre blanc, le rythme des travaux est soutenu, c'est un euphémisme de le dire, mais les délais impartis sont resserrés. A travers les différents groupes de travail, les séminaires, la participation de personnalités étrangères, les très nombreuses auditions, nous avons parcouru un chemin considérable et passionnant.

Le plus dur reste à faire, c'est-à-dire de mettre en forme et de présenter une synthèse de ces mois de travail qui soit cohérente et qui puisse faire l'objet d'un consensus. Une synthèse qui présente des choix clairs aux arbitrages du chef des armées.

Cette audition doit nous permettre de tracer les grandes lignes que vous voyez se dégager. Je vous laisse la parole.

M. Jean-Marie Guéhenno, président de la commission du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale - Merci de votre présentation généreuse à mon égard et à celle de la commission que je préside. Merci de me donner aujourd'hui l'occasion de m'exprimer devant vous. Quand le Président de la République m'a nommé cet été à la tête de la commission du Livre blanc, la lecture de la série de rapports du Sénat a fait partie de mes « devoirs de vacances », m'a été très utile et m'a permis de gagner beaucoup de temps.

Quelques mots d'abord sur la méthodologie de cette commission. La lettre de mission du Président de la République définit le cadre de nos travaux, avec des objectifs clairs et ambitieux : définir une stratégie de défense et de sécurité nationale, préciser les missions des forces armées et pour ces missions définir les capacités nécessaires, en tenant compte de trois impératifs : la dissuasion nucléaire dont les deux composantes seront maintenues, la relance de l'Europe de la défense et la prise en compte, comme le rappelait le président, du contexte budgétaire de notre pays, les budgets de sécurité ne devant être ni une variable d'ajustement, ni sanctuarisés car aujourd'hui le redressement des finances publiques est aussi une question de souveraineté nationale.

Le Président nous a invités à ne pas tout reprendre à zéro par rapport aux réflexions menées en 2008, mais à réfléchir plus particulièrement à trois évènements majeurs survenus depuis : les printemps arabes (qui tournent parfois à un dramatique hiver comme en Syrie), la crise financière et l'émergence, qui se confirme, de nouvelles puissances. Nous avons également la chance de pouvoir tirer aujourd'hui les leçons des engagements extérieurs conduits par la France en Afghanistan, en Côte d'Ivoire et en Libye, trois types d'opérations assez différents. Ce capital d'expérience très riche est une chance : il éclaire nos travaux. Voici pour le cadre général qui nous amène à regarder à l'horizon de 15 ou 20 ans pour définir les axes de notre défense et de sécurité nationale.

Il est important de trouver un équilibre entre des recommandations suffisamment concrètes, pour qu'il ne soit pas un exercice purement académique, sans se résumer à être une sorte de préambule de la loi de programmation militaire. Il faut donc trouver le maillage adéquat afin qu'il détermine un cadre politique clair mais ne verrouille pas « chaque bouton de guêtre », si j'ose dire, car les détails de sa mise en oeuvre devront être discutés entre le Parlement et le Gouvernement. Nous essaierons de trouver cet équilibre.

Je souhaite que le Livre blanc ne soit pas trop épais -le Président de la République m'a encouragé dans cette direction- et ce n'est pas une simple considération de présentation. La concision va d'ailleurs compliquer la tâche du rapporteur général -Pascal disait qu'il est difficile de faire court car il faut aller à l'essentiel-. La concision est indispensable pour faire du Livre blanc un document de référence vraiment accessible, non seulement aux acteurs de la défense, mais plus largement à tous nos concitoyens qui voudraient s'y intéresser, formant ainsi une base possible pour un consensus national.

Ce document sera lu au-delà de nos frontières et c'est une considération que nous avons prise en compte, tant dans la composition de la commission que pour la rédaction du Livre blanc. Pour la première fois, la commission du Livre blanc est ouverte à nos partenaires européens puisqu'y siègent un Allemand et un Britannique. Leur participation aurait pu poser des problèmes, mais ce n'est pas le cas ; pour certains sujets, des groupes de travail plus restreints permettent de resserrer le format de la discussion. La commission tire bénéfice de leur présence. Sir Peter Ricketts, ambassadeur du Royaume-Uni en France, a joué un rôle central dans l'élaboration du Livre blanc britannique et a fait part au groupe de travail sur le renseignement de son expérience sur le contrôle des services de renseignement par le Parlement britannique.

Cette ouverture dissipe aussi beaucoup de malentendus et prépare peut-être le terrain pour une coopération plus étroite vers l'Europe de la défense malgré l'étendue des différences entre nous sur ce sujet. Mettre sur la table de façon honnête et transparente les questions que nous nous posons est un préalable me semble-t-il indispensable pour arriver à des réponses concertées, sinon identiques. De ce point de vue, cet engagement avec nos partenaires européens est intéressant.

Nous avons également procédé à l'audition de hauts fonctionnaires engagés dans les institutions européennes, comme Pierre Vimont ; Claude-France Arnould, directrice exécutive de l'Agence européenne de défense, est membre de la commission. Dans le groupe « industries de défense », nous avons entendu des Européens, dont le président allemand d'EADS, Thomas Enders. Enfin, nous avons animé un colloque sur la défense européenne à Sciences Po autour du ministre des affaires étrangères suédois Carl Bildt. L'idée est de multiplier les formats, autour des formats de « Weimar » et de « Weimar Plus » auxquels la France est particulièrement attachée. Carl Bildt a lancé avec la Pologne, l'Italie et l'Espagne une réflexion sur la stratégie européenne. Cette initiative a pu générer des interrogations, mais en attirant à soi les discussions, on « fait son nid » et on désamorce les méfiances. Cela fait finalement pas mal de monde en Europe pour construire un « noyau » pour avancer.

Nous avons également entendu l'ambassadeur américain auprès de l'OTAN, qui est venu nous parler de son expérience de révision de la stratégie de sécurité américaine, ou encore des grands partenaires émergents comme la Chine, Singapour ou le Brésil, pour prendre trois horizons différents. Ces différentes perspectives nous donnent une distance qui aide à la réflexion sur soi même.

S'agissant du calendrier, nous souhaitons aller le plus vite possible sans toutefois bâcler l'exercice. Nous avançons en effet à marche forcée, avec un programme de travail très lourd et un calendrier de réunions particulièrement intensif. Nous visons un bouclage début 2013. Nous attendons encore des contributions de la part du ministère de la défense - qui fait un travail remarquable -. Nous demandons des chiffrages, des éléments précis et il nous faut pouvoir faire des allers-retours entre des hypothèses structurantes de conflits, les forces nécessaires pour les traiter et les coûts qui résultent de leur entretien et de leur maintien en condition opérationnelle. A ce stade de la réflexion, nous commençons à avoir une vision des types de conflits que notre pays aura à affronter, ainsi que des types de forces nécessaires pour y répondre, mais nous n'avons pas encore de chiffrages.

Sur le contexte financier, la direction du budget nous a fait une présentation assez dure, lors d'un séminaire de la commission du Livre blanc, pour nous décrire les difficultés auxquelles elle était confrontée...

Il est donc essentiel de prendre le temps des allers-retours entre volume des forces et enveloppes financières, pour permettre de les ajuster au mieux. Nous n'allons pas dire : « voilà l'enveloppe financière, et maintenant on coupe ce qui dépasse ». Si des missions essentielles ne peuvent entrer dans le cadre de l'enveloppe financière qui nous serait fixée, il faudra des arbitrages politiques. Nous visons donc janvier, mais je veux réserver la possibilité de ces allers et retours indispensables : la phase finale ne doit pas être précipitée, ni se faire sur un coin de table, elle est cruciale et les choix seront extraordinairement difficiles.

L'objectif de la commission est de pouvoir livrer une première version en janvier, de présenter une version finalisée au Gouvernement courant février afin qu'elle soit communiquée au Parlement fin février.

Ou en sommes-nous ? La difficulté de l'exercice tient au caractère fluide du contexte. Il est plus facile de définir ce qui est improbable que ce qui est probable. Il est facile de dire que la menace d'une invasion du territoire national par des forces terrestres est aujourd'hui improbable. Il est plus difficile de définir la nature des menaces auxquelles nous devrons faire face dans les prochaines années. Il apparaît cependant que la faiblesse de certains États est aujourd'hui une source de préoccupation croissante. Longtemps, c'était la force de certains États qui pouvait constituer une menace. Aujourd'hui, c'est leur faiblesse, leur incapacité à assurer l'ordre public et la protection de leurs frontières qui semblent constituer un risque pour la stabilité de certaines régions. Je pense bien sûr au Sahel où la fragilité des États est une des causes de la crise actuelle. La fragilité des États et le développement de zones grises qui échappent à leur contrôle constituent de ce point de vue une question structurante pour la décennie. La délimitation des zones d'intervention de la France constitue également une question délicate. La France est à la fois une puissance globale et en même temps, sa géographie continue de peser sur sa volonté et sur sa capacité d'intervention. La défense de nos intérêts essentiels se situe désormais au-delà de nos frontières, mais ce qui se passe à 5 000 km de la France compte un peu moins que ce qui se situe dans un étranger proche. La difficulté est donc de savoir où placer le curseur.

Une autre question qui se pose avec acuité est celle de la nature des capacités d'intervention dont il faut disposer. L'expérience de l'Afghanistan illustre le fait que l'action militaire ne suffit pas à atteindre des objectifs stratégiques. Un des enseignements tirés de cette expérience est la nécessité d'investir dans le civilo-militaire. Il nous faut compléter l'action militaire par une action civile qui permette non seulement de gagner les coeurs mais de restaurer les fonctions essentielles de l'État. Sur ce terrain, ni l'OTAN, ni l'ONU, ni l'Europe, ni la France n'ont fait preuve d'efficacité dans l'orchestration des moyens nécessaires. Au niveau français, si les militaires peuvent être déployés dans des délais très brefs, notre capacité à mobiliser les civils est encore très limitée. La commission du Livre blanc se penche évidemment sur les nouvelles menaces et notamment sur la cyberdéfense. Nous poursuivons la réflexion ouverte par le Livre blanc de 2008 dans ce domaine. Les dernières années nous ont montré combien tous les grands systèmes qui produisent des services essentiels au fonctionnement normal de la nation, tels que l'eau, l'électricité ou les télécommunications, sont vulnérables à des attaques cybernétiques. Aujourd'hui, plus qu'hier, la sécurité, le bien-être de nos concitoyens dépendent de notre effort en faveur de la cyberdéfense. Cet effort dépend des pouvoirs publics, mais également de la mobilisation de tous les citoyens sous la forme d'une vigilance et d'une hygiène quotidienne dans l'usage des nouvelles technologies.

Nous entendons également reprendre le concept de sécurité nationale. Il faut sans doute trouver le juste milieu entre une conception très extensive de ce concept et une conception réduite à la défense nationale. Nous entendons nous concentrer sur ce qui constitue une réponse à des menaces de caractère systémique de nature à interrompre le fonctionnement normal du pays, qu'il s'agisse du terrorisme, de catastrophes industrielles ou naturelles. De ce point de vue, la notion de résilience qui implique une mobilisation de tous les concitoyens demeure tout à fait pertinente.

Je dirai un mot sur les implications de nos démarches sur les questions du format, de la capacité industrielle et de la dimension européenne.

Un débat est en train d'apparaître, sur le format, qui peut-être dangereux s'il est trop simplifié, entre le nombre et la qualité des équipements. Faut-il se concentrer sur des très petits nombres avec des équipements de la plus haute qualité, ou garder des équipements nombreux de moins haute qualité ? Je présente à dessein de façon un peu simpliste cette opposition. Je sens qu'à l'intérieur des armées, c'est une question qui préoccupe, car derrière cette polarisation excessive, il y a des implications pour le format de l'armée de terre et pour notre industrie de défense : quelles séries commanderons-nous dans les programmes en cours ? Quelle révision à la baisse, éventuelle, de ces programmes ? Qu'est-ce que cela veut dire pour les chaînes de fabrication et pour les bureaux d'études ? Il va falloir trouver les bons arbitrages et les bons équilibres. Et sur ce point, je m'exprime à titre personnel, car la commission n'a pas encore arrêté sa position sur ce sujet difficile. C'est une opposition qu'il ne faut pas pousser à l'excès, d'autant qu'elle ne correspond pas à la réalité des conflits actuels, qui sont hybrides, en ce sens qu'ils requièrent tout à la fois de disposer de la meilleure technologie et en même temps, quelquefois, d'être sur le terrain avec une présence qui ne soit pas homéopathique.

Ceci étant dit, entre le volume et les équipements, quelles sont les implications sur l'enveloppe financière ? Qu'est-ce qui est possible ? Là encore nous aurons besoin de nombreuses itérations pour affiner avec plus de précisions un certain nombre de curseurs qui font varier les coûts.

Je prends un exemple. Je sais que les militaires sont très attachés au maintien de la capacité d'entrer en premier, donc de forcer l'entrée sur un territoire, de faire la guerre. Ce concept n'a cependant pas le même sens selon le pays avec lequel nous serions en conflit, selon ses capacités militaires. Ce ne sont donc pas les mêmes schémas qui seraient à prendre en considération. Dès lors, la question est posée de la place du curseur et de la définition des exigences. Il faudra avoir ce débat et, naturellement, la dimension financière y aura sa place.

S'agissant de la défense européenne, nous bénéficions du rapport de M. Hubert Védrine, dont les conclusions sont claires. Il ne s'agit pas de revenir sur la décision de réintégrer la structure militaire de l'OTAN. Il ne s'agit pas d'avoir des illusions sur les progrès, très insuffisants, de l'Europe de la défense ces dernières années. Mais il s'agit de bâtir à partir du constat que nous avons intérêt à être présent sans complexe dans l'OTAN et qu'en Europe, nous n'avons pas fait les progrès que nous souhaitons. Sur ce point, nous aurons encore des discussions au sein de la commission. On voit bien que, par rapport à nos partenaires européens, il y a parfois beaucoup de méfiance et trop de non-dits. Quand, par exemple, la France affirme avec justesse que la question du Sahel est stratégique pour l'Europe et qu'on ne peut laisser s'établir, à proximité de nos frontières, une zone de non-droit susceptible de devenir un lieu d'asile pour la préparation d'actions terroristes, certains ne peuvent s'empêcher de la soupçonner, à cause de son histoire, parce qu'elle connaît mieux la région. La connaissance est, en la matière, un avantage et un inconvénient parce que certains se demandent : quel est le vrai agenda français ? Quelle idée ont-ils derrière la tête ? Très souvent nous n'en avons pas, nous sommes très honnêtement en train de présenter à nos partenaires européens une vraie question qu'il nous faut régler entre Européens parce que nous n'allons pas être les Américains de l'Europe réglant pour les autres toutes les questions. Nous avons donc un travail pédagogique patient à conduire pour, peu à peu, convaincre nos partenaires européens qu'il y a de vraies questions stratégiques européennes, et il nous faut commencer par un constat commun, car si on n'a pas la même idée des menaces on n'aura jamais la même idée des réponses. Sur les menaces, des différenciations géographiques existent. Quand on est en Pologne ou dans les pays Baltes, on est plus préoccupé par ce que se passe à l'Est que par ce qui se passe de l'autre côté de la Méditerranée. La France a la chance, par sa géographie, d'être à la fois un pays du nord et un pays du sud et donc de se trouver à l'articulation de ces deux Europe. Elle peut donc jouer un rôle de passerelle. C'est en ce sens que je suis un peu moins pessimiste qu'Hubert Védrine, c'est une question de temps. Par rapport aux vingt dernières années, il ya une différence, c'est l'évolution des États-Unis, sur lesquels les Européens se sont reposés pour assurer leur défense. Une prise de conscience s'amorce, mais elle reste partielle, que sur beaucoup de questions, les Américains n'ont plus toujours envie d'intervenir en première ligne. Les Européens sont parfois livrés à eux-mêmes. Une réponse coordonnée entre Européens n'est plus considérée comme un geste hostile aux États-Unis, mais comme la conclusion réaliste que si les Européens ne s'occupent pas de leurs affaires, personne ne s'en occupera pour eux. Il y a donc les prémices d'une évolution. Il va falloir trouver le ton juste, pour éviter d'écrire, sur les questions européennes, un livre blanc des incantations qui prétend que les choses sont ce qu'elles ne sont pas, mais en même temps être dans un réalisme ambitieux, c'est-à-dire reconnaître que les faits nous condamnent à continuer de faire des efforts pour travailler avec nos amis européens, que ce soit pour répondre à des conflits dans lesquels nous ne pouvons pas être les pompiers de l'Europe ou que ce soit dans le domaine de l'industrie de défense. Si les budgets se réduisent et que l'on veut garder des séries suffisamment nombreuses pour être viables, il n'y a pas d'autres choix que les exportations, d'une part, et le partage ou le développement de capacités communes européennes, d'autre part. L'exportation, d'ailleurs, sera de plus en plus difficile en raison d'une concurrence intensifiée, notamment par la baisse des budgets de défense aux États-Unis.

La dissuasion n'est pas au centre de notre réflexion, compte tenu des décisions arrêtées par le Président de la République. Nous allons simplement préciser l'articulation entre ce socle de la sécurité de la Nation et les autres moyens d'actions pour les crises intermédiaires qui ne menacent pas nos intérêts vitaux mais qui, si on les ignore, finiront par rendre le jardin européen invivable. Un jardin ne peut pas être entouré de forêts vierges sans en subir un jour les conséquences. Et donc, c'est sur ce message sans doute que le Livre blanc pourra s'organiser. La sécurité ne commence pas à ses frontières, elle suppose une capacité d'influence sur son environnement. Comment le définir ? C'est une question à préciser. Mais, clairement, l'environnement géographique de la France, immédiat ou plus large, est une base de sa sécurité. Pour influencer cet environnement, l'outil militaire est un outil essentiel. Ce n'est pas le seul, il faut l'orchestrer avec d'autres outils, mais ce serait irresponsable d'imaginer qu'on puisse se replier derrière nos frontières et se considérer en sécurité.

M. Xavier Pintat. - Monsieur le Président, notre pays a remis sur l'ouvrage le Livre blanc, qui occupe une place centrale dans notre analyse stratégique puisqu'il va conditionner pour les années à venir, le format de nos armées, notre stratégie d'alliances, notre stratégie d'acquisition - si nous décidons d'en publier une - et finalement orienter les études-amonts sous la houlette de la DGA. Or, les ruptures technologiques, les surprises historiques et les modifications dans l'art de conduire la guerre ne se produisent pas à échéances régulières, mais tous les jours. Ma question est donc simple : ne faudrait-il pas mettre en place une structure permanente, comme le font les Américains pour les technologies militaires critiques ? Ne faudrait-il pas, en d'autres termes, repenser la démarche stratégique française qui concentre peut-être un peu trop les efforts de réflexion sur un court moment, au lieu de les étaler dans la durée ?

C'est une mission impossible que d'en parler dans la période de crise que nous connaissons et je suis bien conscient de la difficulté. Cependant, nous manquerions à notre devoir si nous ne la mentionnons pas : la défense antimissile balistique. La récente crise de Gaza a montré qu'Israël avait développé une défense antimissile de théâtre d'une bonne efficacité. Pendant ce temps, les ventes de systèmes antimissiles THAAD continuent dans le Golfe : 3,5 milliards de dollars en 2011, puis 1,1 milliard en 2012 pour les Émirats arabes unis ; 6,5 milliards de dollars au Qatar ; 1,7 milliard de dollars pour l'Arabie Saoudite et autant pour le Koweït. Autant dire que la DAMB ne connaît pas la crise. Or si nous voulons être capables d'exporter demain au Moyen-Orient, nous ferions bien de ne pas rester en dehors de cette compétition. D'autant que notre pays est l'un des rares à maitriser technologiquement la totalité des maillons de la chaîne DAMB. Qu'en pensez-vous ?

Enfin, outre le retard pris dans l'annonce d'une décision en matière de drones MALE qui ne fait que s'ajouter aux indécisions et aux retards précédents, je voudrais mentionner un petit programme qui risque de nous coûter cher si on ne le fait : le missile antinavire léger. Il s'agit d'un programme mené en coopération franco-britannique, peu onéreux à court terme - une trentaine de millions d'euros par an sur six ans pour la France, auxquels nos alliés britanniques semblent très attachés. Cela risque de mettre en difficulté nos alliés et de porter atteinte à la crédibilité de la parole de la France. En outre, s'il devait au final s'avérer que la France renonce à ce programme, cela ferait peser une menace sur le projet « One MBDA », ce qui serait préjudiciable à nos intérêts nationaux. Qu'en pensez-vous ?

M. Jeanny Lorgeoux. - Merci pour la clarté et la qualité de votre exposé, mais je suis néanmoins plongé dans l'embarras. Vous affirmez que le Livre blanc ne doit pas être le préambule de la loi de programmation militaire, et qu'il nous faut définir les contours de notre défense nationale. Très bien. J'ai pourtant l'impression à vous écouter qu'on appliquerait en quelque sorte par anticipation la future loi de programmation, dans un contexte de réduction des crédits. Or, me semble-t-il, l'occasion nous est donnée avec ce Livre blanc de reformuler ce que d'aucuns appelaient « l'essentiel national » dont la défense nationale n'est que l'épée, et ce dans une vision de long terme. Il faut intégrer le temps long ! Sinon nous n'aurons qu'un texte semi conjoncturel, fort bien adapté à nos besoins actuels, mais ne portant pas la vision de ce que doit être demain notre défense nationale, couplée à une redéfinition de la souveraineté qu'on a quelque difficulté à définir. Je ressens donc une certaine gêne, car même si je ne doute pas de la qualité de vos travaux et de celle de vos futurs textes, je crains que l'exercice ne réponde pas au besoin fondamental de projection dans le long terme en intégrant une vraie visée stratégique.

M. Christian Cambon. - Je voudrais revenir sur la dimension européenne, que vous avez abordée. Tout le monde est bien conscient que le Livre blanc et la loi de programmation vont sans doute donner lieu à une contraction sans précédent des crédits de défense. L'Europe toute entière est confrontée à des choix essentiels. Vous avez parlé du partenariat avec l'Allemagne - la relation franco-allemande était jusqu'alors le fondement de la construction européenne - j'ai été marqué récemment par deux rencontres dont l'une au Bundestag avec des Parlementaires et des experts allemands, qui m'ont permis de toucher du doigt les différences fondamentales entre nos deux défenses, nos analyses respectives, concernant le rôle de la défense nationale, et singulièrement le rôle de l'OTAN, notre action au sein de l'ONU et la conception même de nos forces armées et du rôle de nos Parlements...

Par rapport à 2008, ne sommes nous pas en train de manquer une occasion de replacer la défense européenne, où des initiatives fortes doivent être prises, au coeur de notre réflexion ? La relation avec notre principal partenaire est quasiment au point mort. Certes nous avons fait ensemble l'A400M et le programme d'hélicoptères, certes nous continuons les contacts au plus haut niveau puisque nous tiendrons lundi 10 décembre prochain une réunion avec nos homologues du Bundestag, mais nous sommes en train de rater, plus fondamentalement, l'occasion de déplacer le centre de gravité du Livre blanc vers une dimension plus européenne.

M. Yves Pozzo di Borgo. - J'ai un mauvais souvenir du précédent Livre blanc, que nous n'avions pu consulter qu'en catimini, alors que toute la presse en parlait. Je considère cette situation comme anormale voire humiliante et je souhaite que les parlementaires puissent cette fois-ci être mis en capacité de pouvoir le regarder avant sa parution. Je suis préoccupé par la fragilité de nos satellites, qui sont vulnérables, car ils ne sont pas protégés. Quand on sait que le régime nord-coréen s'apprête à lancer un satellite, il suffirait qu'un régime de ce style décide de s'attaquer à nos satellites et le monde deviendrait alors « noir ». Je n'ai pas retrouvé cette réflexion dans le précédent Livre blanc. L'Union de l'Europe occidentale (UEO), désormais dissoute, nous donnait l'occasion de discuter à vingt pays, dont la Russie, de la défense européenne. Aujourd'hui les réflexions sur l'Europe de la défense n'intègrent pas la Russie et certains États membres arrivent pas à franchir le cap de ne plus la considérer comme un adversaire.

M. Jean-Marie Bockel. - Nous devons avoir une vision, c'est évident, mais je me félicite aussi que votre démarche soit empreinte de réalisme. Le précédent Livre blanc avait de grandes qualités mais il a débouché sur une loi de programmation qui a été constamment irréaliste. Les deux démarches sont différentes et se nourrissent mutuellement. Votre démarche doit être ambitieuse mais elle doit aussi restaurer la crédibilité de la programmation.

Je salue votre sensibilité, élevée, aux problématiques de cyberdéfense, je ne reviens pas sur les enjeux principaux. J'observe que sur les principaux enjeux, nos interlocuteurs, qu'il s'agisse du ministère de la défense, des forces armées, commencent à apporter des réponses à nos propositions concernant les moyens. Malgré le contexte budgétaire défavorable, nos principaux voisins -britanniques, allemands, sans parler des États-Unis, ont su fournir l'effort en matière de cyberdéfense que requerrait la défense de leurs intérêts vitaux y compris économiques. Il nous faut un encouragement à poursuivre cet effort qui est déjà bien engagé.

Vous avez parlé de gouvernance, d'organisation et cité des propos de Patrick Pailloux sur « l'hygiène de base », ce qui me semble très important. Il y a des messages forts à faire passer. Un paragraphe de la lettre de mission du Président de la République montre son intérêt pour ce sujet. Il peut être utile que ce discours soit porté au plus haut niveau de l'Etat. Dans la stratégie nationale britannique, par exemple, la cyber défense figure au deuxième rang des principales menaces, derrière le terrorisme. Sans tomber dans le fantasme ou l'exagération, le dernier James Bond est d'ailleurs particulièrement intéressant à cet égard....

La France dispose de bonnes capacités offensives de cyberdéfense, mais la question est : doit-on avoir une vraie réflexion doctrinale, avec peut être à la clé une doctrine d'emploi ? Il me semble que nous ne sommes pas assez engagés dans la réflexion doctrinale sur ce sujet sensible, nouveau, émergent. C'est aussi un élément de la dissuasion.

Mme Michelle Demessine. - Vous avez évoqué la notion de sécurité nationale. C'est une notion dangereuse, source d'amalgames. Quel rôle doivent jouer dans ce domaine les réserves ?

Le civilo-militaire est également une source d'ambigüité, comme l'illustre l'expérience de la Côte d'Ivoire et de l'Afghanistan où l'action civile était complètement partie prenante d'une stratégie militaire qui visait à rentrer en contact avec les populations. En même temps, je comprends que cela correspond aux aspirations des jeunes soldats. Il y a tout de même, pour ces actions, des opérateurs civils expérimentés, dont c'est le métier et qui sont particulièrement vigilants sur la confusion des genres.

M. Robert del Picchia. - Vous dites que le nucléaire c'est l'assurance-vie de la nation, mais n'est-ce pas plutôt la réassurance car la défense c'est l'assurance du pays.

Il y a un domaine dans lequel nous n'avons pas bien anticipé en Europe, c'est les drones. Le premier vol du drone Neuron est une bonne nouvelle, mais ce type de matériel ne sera disponible qu'en 2028. Est-ce que le Livre blanc anticipe ce type d'échéance à quinze ans ?

M. Jean-Marie Guehenno - Vous avez raison de souligner que les ruptures technologiques sont souvent imprévues. Il nous faut, à bien des égards, apprendre à gérer l'imprévisible. La notion de prospective est sous-développée en France. Il nous faut sans doute renforcer nos capacités dans ce domaine pour mieux anticiper les tendances de long terme. S'agissant des évolutions technologiques, c'est la mission de la DGA. Un des aspects budgétaires de cette question concerne les études en amont et la nécessité de sanctuariser les crédits les concernant.

En ce qui concerne la DAMB, il y a souvent des confusions entre la défense de théâtre et la défense de territoire. Pour ce qui est de la défense de territoire, nous n'avons ni les technologies, ni les financements. Une défense de théâtre peut avoir un sens, comme viennent de l'illustrer les Israéliens à Gaza. D'un point de vue industriel, vous avez raison, MBDA est un vrai succès -Astrium l'est également- et il nous faut préserver nos capacités dans ce domaine ainsi que dans le domaine des missiles antinavire légers que vous avez cité fort à propos.

Le Livre blanc ne doit pas se limiter à être une anticipation de la future loi de programmation. La difficulté, en vérité, c'est d'avoir l'oeil fixé sur l'horizon sans négliger les contraintes du court terme. Le défi c'est bien d'avoir une vision à long terme, mais il faut que le point d'entrée soit connecté aux réalités. Les militaires préfèrent un langage de vérité à une vision angélique.

S'agissant du partenariat avec l'Allemagne, sachez que je me rendrai à Berlin dans quelques jours pour discuter de ces enjeux stratégiques avec nos partenaires d'outre-Rhin. Je suis convaincu qu'il faut approfondir le dialogue avec les Allemands car ce dialogue conduira inévitablement les deux parties à comprendre que leurs intérêts stratégiques sont convergents. Je vous accorde que le dialogue s'est étiolé ces dernières années.

Faut-il rendre publique une doctrine d'emploi en matière de cyberdéfense ? Il y a, de manière générale, un inconvénient à communiquer dans ce domaine, au risque de susciter des vocations. C'est pourquoi nous penchons pour une relative discrétion sur ce sujet central.

Vous avez raison, la question des réserves est centrale en matière de sécurité nationale. Le fonctionnement de ces réserves est plus ou moins satisfaisant selon les armées concernées.

S'agissant du civilo-militaire, l'action civile en faveur de la reconstruction des États ne constitue pas un appendice de l'action militaire mais bien un complément.

En ce qui concerne les drones, vous avez raison de souligner que c'est une étape que l'Europe a manquée. Nous devrons pouvoir disposer de capacités dans ce domaine essentiel à la défense de demain.

- Co-Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères et de la défense et de M. Simon Sutour, président de la commission des affaires européennes -

Elargissement de l'Union européenne - Audition de M. Stefan Füle, commissaire européen à l'élargissement et à la politique européenne de voisinage

M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - Monsieur le Commissaire, nous sommes très heureux de vous recevoir au Sénat. Diplomate chevronné, Européen engagé, vous étiez prédisposé, par vos fonctions antérieures de ministre chargé des affaires européennes sous présidence tchèque de l'Union, à exercer celles de Commissaire européen à l'élargissement et à la politique de voisinage.

Le parlement français va bientôt ratifier la prochaine adhésion de la Croatie. Ce sera la dernière fois que nous nous prononcerons à la majorité simple sur un élargissement de l'Union ; à l'avenir, il faudra un référendum ou un vote à la majorité des trois cinquièmes. L'adhésion de la Croatie au 1er juillet 2013 nous offre l'occasion de vous interroger, de manière plus générale, sur l'élargissement aux Balkans occidentaux. L'opinion publique, qui estime que le précédent élargissement a été trop précipité, en perçoit mal la nécessité. Comment mieux le lui expliquer ?

La perspective de l'adhésion de l'Islande ou de la Turquie pose la question des frontières de l'Union et de la force d'attraction du projet européen. À l'heure où le centre du monde se déplace vers l'Asie, c'est la consolidation de l'Europe et sa capacité à résoudre ses propres crises qui nous permettront d'échapper au déclin.

M. Simon Sutour, président de la commission des affaires européennes. - À mon tour de remercier M. Füle d'être venu exprès de Bruxelles pour cette réunion conjointe de nos deux commissions. L'élargissement, c'est l'adhésion de la Croatie, que nous nous apprêtons à ratifier, mais aussi de l'Islande, avec le problème de la pêche, du Monténégro, de la Macédoine - ou plutôt, du FYROM -, de la Turquie...

Vous êtes également en charge de la politique de voisinage. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur l'Ukraine, notamment sur le sort de Mme Timochenko ? Quid de la Géorgie, de la Moldavie, de la Biélorussie et du déplacement du centre de gravité vers l'Asie ? Enfin, nos collègues vous interrogeront sans doute sur l'Union pour la Méditerranée, désormais présidée par M. Martin Schulz.

M. Stefan Füle, commissaire européen à l'élargissement et à la politique européenne de voisinage sur l'élargissement de l'Union européenne. - Je suis honoré de votre invitation. Malgré les défis et les incertitudes mondiales auxquels doit faire face l'Union européenne, la politique d'élargissement contribue à la paix et à la prospérité. L'Union européenne réfléchit à son avenir et doit rester ouverte à ceux qui, sur notre continent, souhaitent adhérer à ce projet démocratique commun, autour de valeurs partagées. Confrontée à des défis majeurs, l'Union européenne a tout intérêt à la stabilité politique dans la région. Les élargissements en cours relèvent d'une approche prudente, reposant sur une stricte conditionnalité et visant à maintenir une dynamique de réformes.

Notre principal objectif est de mettre l'état de droit au coeur de notre politique d'élargissement : priorité à la bonne gouvernance, aux réformes judiciaires, à la lutte contre la corruption et la criminalité organisée, ainsi qu'aux réformes de l'administration publique. Les défis sont nombreux : renforcement de la liberté d'expression, consolidation de la stabilité économique et politique, soutien à une croissance durable, coopérations régionales et relations de bon voisinage. Les problèmes bilatéraux doivent être résolus dès qu'ils se posent, afin de ne pas ralentir ou bloquer le processus d'élargissement.

La Croatie démontre combien le processus d'adhésion est porteur de transformations. Grâce à l'application d'une stricte conditionnalité, elle est arrivée bien préparée au stade final. La France a été un soutien actif et a fourni beaucoup d'expertises techniques. Le rapport de suivi complet d'octobre 2012 estime que la Croatie a progressé dans tous les domaines, notamment dans les chapitres où le degré d'alignement sur les règles de l'Union était déjà élevé. Il juge que des efforts supplémentaires sont toutefois nécessaires sur certains points, notamment la concurrence (chapitre 8), les droits judiciaires et fondamentaux (chapitre 23) et les questions de justice, liberté et sécurité (chapitre 24).

Nous avons indiqué quelles étaient les actions prioritaires sur lesquelles la Croatie devait se concentrer. Je ne doute pas que le pays sera prêt à devenir membre de l'Union au 1er juillet 2013. Les gouvernants croates, que j'ai rencontrés récemment, travaillent activement pour répondre aux demandes de la Commission européenne. Cette dernière continue à suivre la préparation de l'adhésion en Croatie et publiera son dernier rapport de suivi au printemps 2013. Nous attendons avec impatience la ratification de la France.

En Serbie, le gouvernement tient son engagement de poursuivre la trajectoire européenne. Les bonnes intentions doivent désormais être traduites dans les faits. La dynamique des réformes a été revigorée, notamment en matière d'État de droit. En ce qui concerne le Kosovo, les récentes évolutions sont encourageantes. Les rencontres entre les premiers ministres serbe et kosovar le 19 octobre puis le 7 novembre ont préparé la mise en oeuvre de l'accord de gestion intégrée des frontières ou IBM. Une troisième réunion était prévue aujourd'hui même avec Catherine Ashton à Bruxelles. Nous espérons qu'elle débouchera sur des résultats concrets. La Serbie doit appliquer tous les accords qu'elle a signés et s'engager de manière constructive pour régler les divers problèmes. Je me suis moi-même rendu à Belgrade le 11 octobre dernier ; lors de leur déplacement du 31 octobre, Mmes Ashton et Clinton ont également encouragé le gouvernement serbe à prendre ses responsabilités. Nous sommes prêts à faire rapport aux États membres quand des progrès suffisants auront été réalisés et quand les relations avec le Kosovo se seront visiblement améliorées. Les critères pour ouvrir les discussions d'adhésion ont été définis par le Conseil en 2011. La normalisation complète des relations doit advenir, pas à pas, durant les négociations.

Dans le cadre du paquet élargissement 2012, la Commission européenne a adopté une communication sur l'étude de faisabilité d'un accord de stabilisation et d'association avec le Kosovo. Le Kosovo est très désireux d'ouvrir les négociations. Cependant, nous avons posé la condition de progrès préalables dans un certain nombre de domaines clés.

La Bosnie-Herzégovine n'a que peu progressé vers les critères politiques que nous lui fixons et manque toujours de structures institutionnelles coordonnées et durables. J'ai apprécié que tous les leaders politiques se soient engagés sur la même feuille de route. Le soutien public à l'adhésion doit aller de pair avec une volonté politique forte. La coalition des six principaux partis récemment formée devrait rendre possible des progrès dans les mois à venir.

La Commission européenne a recommandé, pour la quatrième fois, l'ouverture de négociations d'adhésion avec la Macédoine qui a depuis sept ans déjà le statut de candidat. Il est temps désormais de passer au stade suivant, de consolider les réformes. Le pays s'est bien préparé et les négociations avec l'Union européenne doivent permettre de progresser sur l'état de droit, la lutte contre la criminalité organisée, les relations interethniques. Le statu quo est de moins en moins tenable, les relations de bon voisinage sont une nécessité. Les recommandations de la Commission européenne ont eu un effet catalysateur, le dialogue avec la Grèce s'est intensifié, notamment sur la question du nom. Les négociations des 19 et 20 novembre derniers, sous l'égide des Nations Unies, ont été constructives. S'agissant du problème bilatéral avec la Bulgarie, les ministères des affaires étrangères des deux pays mènent des discussions concrètes. Nous espérons des résultats positifs.

Le Monténégro a réalisé des progrès continus dans des domaines-clés. Les chapitres « droits judiciaires et fondamentaux » et « justice, liberté et sécurité » seront ouverts plus tôt que prévu. Cependant les efforts devront s'intensifier sur l'état de droit et la lutte contre la criminalité organisée et la corruption. Les examens en cours s'achèveront à l'été 2013.

En Albanie aussi les progrès ont été significatifs ces douze derniers mois, avec des accords entre les partis politiques sur le processus de réforme et des réformes substantielles dans plusieurs domaines. S'il est encore trop tôt pour proposer l'ouverture de négociations d'adhésion, nous souhaitons accorder à ce pays le statut de candidat. L'adhésion est conditionnée à des réformes parlementaire, électorale et administrative, ainsi qu'à des progrès en matière de droits fondamentaux. Il est important de maintenir l'Albanie ancrée dans une perspective européenne pour consolider sa stabilité politique.

La Turquie est un pays clé pour l'Union, de par son économie dynamique, sa situation stratégique et son rôle régional, particulièrement manifeste depuis le début de la crise syrienne. Pourtant le processus d'adhésion est aujourd'hui à l'arrêt. Nous avons mis en place un « agenda positif » pour aider la Turquie à revenir dans la course. Un premier résultat a été obtenu sur la question des visas pour les citoyens turcs, en attendant de les en dispenser complètement. Il est important de relancer les négociations, peu à peu abandonnées faute de consensus entre États membres. Une nouvelle impulsion dans les discussions aiderait la Turquie à avancer et combler ses lacunes persistantes en matière de droits fondamentaux, à commencer par la liberté d'expression. Enfin, il faudra que le pays applique pleinement le protocole additionnel à l'accord d'Ankara à tous les États membres, y compris Chypre. Sur ce dernier point, il est temps de reprendre les négociations, sous l'égide des Nations Unies. Nous sommes prêts à apporter soutien politique et conseils techniques en la matière.

L'Islande répond pleinement aux critères politiques et ses préparatifs d'adhésion sont fort avancés. Les négociations progressent dans un esprit constructif. La prochaine conférence intergouvernementale d'adhésion est prévue le 18 décembre. L'adhésion fait débat en Islande ; l'Union présentera un paquet qui permettra aux Islandais, le moment venu, de se prononcer en connaissance de cause. Nous comptons sur le soutien de la France.

Ma priorité, en prenant mes fonctions, était de tirer les leçons du passé pour que le processus d'élargissement retrouve sa crédibilité. La politique d'élargissement n'est pas crédible si les nouveaux membres doivent rester soumis à des vérifications après leur entrée dans l'Union. La Croatie est le premier pays à se voir imposer les nouvelles règles, sur la base de critères plus exigeants. Les États membres se sont vus octroyer un droit de contrôle accru, et les critères doivent désormais être adoptés à l'unanimité.

Désormais, les critères sont plus rigoureusement appliqués. Ces pays qui ont connu des régimes totalitaires pénibles ne doivent pas seulement adopter une nouvelle législation : ils doivent aussi la faire vivre et nous voulons voir des résultats concrets. La Croatie a tenu ses promesses dans la dernière étape du processus de négociation. Le rapport de suivi a créé un sursaut des autorités croates. Elles ont pris conscience qu'il restait encore des problèmes à régler. Je suis convaincu qu'elles ont la volonté et la capacité d'assumer leurs responsabilités. Le processus de suivi et de contrôle fonctionne. Il prendra fin avec l'adhésion. Je ne doute pas que la Croatie sera prête à assumer ses obligations ; j'espère pouvoir vous l'annoncer officiellement en mars prochain.

Les négociations d'adhésion pour le Monténégro ont été lancées en juin dernier. C'est le premier pays à emprunter le nouveau processus d'élargissement. Les chapitres 23 et 24 étant ceux qui traitent des valeurs et principes de l'Union, nous ne voulons pas attendre : ils seront ouverts dès l'entame du processus. Nous aurons toujours la possibilité, pendant les trois à quatre ans que dureront les négociations d'adhésion, d'introduire de nouveaux critères de référence au sein de ces deux chapitres. Les États membres auront la main : ils pourront accélérer, ralentir, voire stopper le processus si un pays candidat ne tient pas ses promesses en matière d'état de droit.

Nous voulons tirer les leçons du passé, présenter un élargissement crédible, des résultats crédibles, même s'il y a beaucoup à faire dans nos propres pays. Merci de m'avoir invité : il est précieux de pouvoir se parler directement.

M. Jacques Gautier. - Merci, monsieur le commissaire, pour cette présentation précise et complète. Vous avez évoqué le rapport de suivi sur la Croatie et confirmé la date du 1er juillet 2013. Quel bilan tirez-vous du processus de suivi et de contrôle ? En êtes-vous satisfait ? Quid du litige bancaire entre la Croatie et la Slovénie ? Enfin, au 1er juillet, la Croatie aura douze députés et un commissaire, mais aucun portefeuille ne se libère avant le 31 octobre 2014... Allez-vous couper un portefeuille en deux et, si oui, lequel ?

M. Stefan Füle. - Je suis très satisfait du rapport de suivi, qui est extrêmement complet. Après le rapport complet, le suivi est actualisé tous les six mois, en priorité sur les chapitres 8, 23 et 24, les plus importants. Les États membres participent en envoyant leurs experts sur place.

Les problèmes entre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine sont réels. La semaine dernière à Zagreb, j'ai rappelé au Premier ministre que nous attendions la ratification de l'accord frontalier entre les deux pays. Nous étions préoccupés par le retard pris par la Bosnie-Herzégovine pour préparer le déplacement de la frontière extérieure de l'Union - qui entraîne des problèmes difficiles et coûteux en matière de commerce, de sécurité ou de santé. Nous avons donc organisé en octobre dernier une réunion entre les cinq commissaires concernés, le Premier ministre et le ministre des affaires étrangères bosniaques pour traiter des problèmes liés à la gestion de la frontière. Au 1er juillet, la frontière ne sera plus considérée par la Bosnie-Herzégovine comme un défi, mais comme une opportunité. Les réunions trilatérales se poursuivent : le 19 décembre à Bruxelles, puis à nouveau en février.

La Croatie a aujourd'hui le statut d'observateur au Parlement européen et une délégation croate participe déjà aux délibérations du Conseil. Le traité prévoit que l'on augmente le nombre de commissaires pour tenir compte d'une nouvelle adhésion ; la Croatie aura donc son commissaire, à moins que les États membres n'en décident autrement.

M. Christian Poncelet. - Le traité énonce quatre critères pour l'adhésion à l'Union. Ainsi, le pays candidat doit être capable de faire face aux forces du marché et à la pression concurrentielle au sein de l'Union. Estimez-vous que tel est le cas de tous les pays membres, et des pays qui envisagent d'adhérer ? La situation actuelle est préoccupante sur le plan économique.

M. Stefan Füle. - La concurrence est en effet l'un des problèmes de l'Union européenne. Nous essayons de renforcer la gouvernance économique dans l'Union ; les politiques menées visent à soutenir la croissance et l'emploi. La question de la concurrence mérite d'être abordée de manière précise et chiffrée. Nous estimons que la Croatie est capable de répondre à cette concurrence dans le marché intérieur, malgré certaines lacunes structurelles, dont la faiblesse des investissements étrangers. Avec mon collègue Olli Rehn, nous avons adressé aux autorités croates une lettre les incitant à s'attaquer aux réformes structurelles.

M. Jean Arthuis. - Merci aux présidents Carrère et Sutour d'avoir élargi cette audition aux sénateurs qui n'ont pas la chance d'être membre de la commission des affaires étrangères ou de la commission des affaires européennes. Merci à M. le commissaire pour ses précieuses indications.

L'élargissement répond au souhait de voir nos valeurs partagées au sein d'une même entité économique, mais l'Union européenne est aujourd'hui le maillon faible de la croissance mondiale. La concurrence interne pose d'évidents problèmes. La Commission européenne a-t-elle les moyens d'exercer ses prérogatives de contrôle ? Chypre, qui est membre de l'Union depuis 2004 et de la zone euro depuis 2008, vient de solliciter l'assistance financière de l'Union. Les deux tiers de son produit intérieur brut sont constitués, comme au Luxembourg, de revenus financiers. Où en est le contrôle prudentiel des banques chypriotes ? Combien cela va-t-il coûter à la communauté ? En cas de sinistre, comme en Grèce, ce n'est pas l'Union européenne qui règle la note, mais les budgets nationaux, via des prêts bilatéraux ou l'abondement du mécanisme européen de stabilité...

Avant d'élargir l'Europe, soyons sûrs que la Commission européenne exerce effectivement ses prérogatives de surveillance et de contrôle prudentiel, sans lesquels on court le risque d'un chaos généralisé. J'ai le sentiment que l'on ne sait pas très bien ce qui se passe à Chypre, alors que les engagements des banques chypriotes représentent sept à huit fois le PIB national. Quelles seront les conséquences pour nos finances publiques ?

M. Stefan Füle. - Je comprends votre préoccupation, mais le sujet ne relève pas vraiment de la politique d'élargissement. Ce n'est pas moi qui vais trancher le débat sur la crédibilité de la zone euro. Les manquements de certains États membres qui ne peuvent plus répondre aux critères sont très fâcheux. Les échecs systémiques de la zone euro ont donné l'impression que chaque banque peut prêter de la même manière, sur la même base, quelle que soit sa nationalité. Or faute de mécanisme de coordination des politiques économiques et fiscales européennes, il n'y a pas de moyen pour protéger ces banques contre les effets ciblés du marché financier.

Lors de la présentation du rapport de suivi en octobre dernier, j'ai souligné que notre priorité était de nous attaquer de manière proactive aux problèmes monétaires, en particulier dans les Balkans, afin que ces problèmes ne soient pas importés dans le reste de l'Union.

Les pays candidats doivent, bien sûr, respecter l'acquis communautaire mais aussi se préparer d'emblée à remplir leurs futures obligations d'États membres de l'Union économique et monétaire. La semaine dernière, la Commission, lors de la présentation du projet de renforcement de l'UEM, a beaucoup insisté sur ce point.

M. Michel Billout. - Lors d'une mission, il y a deux mois, j'ai rencontré le représentant spécial de l'Union européenne en Bosnie-Herzégovine, M. Peter Sorensen. À l'entendre, les principaux responsables politiques du pays ne parviennent pas à s'accorder sur la réforme constitutionnelle prévue par les accords de Dayton et qui doit assurer le respect de la Convention européenne des droits de l'homme. Or l'Europe en a fait un préalable à l'ouverture des négociations d'adhésion. De quels moyens disposons-nous pour obtenir une avancée constitutionnelle, fût-ce a minima, en Bosnie-Herzégovine ? Compte tenu de la paralysie actuelle, ne faudrait-il pas imposer une date butoir au-delà de laquelle la perspective d'adhésion, indispensable de mon point de vue, serait déclarée remise en question ?

M. Stefan Füle. - Je comprends votre scepticisme : la plupart des élites politiques de ce pays vivent encore dans le passé. Cela dit, je ne vois qu'une solution pour sortir de cette impasse : travailler à rapprocher la Bosnie-Herzégovine de l'Europe, s'appuyer sur les changements qui interviennent çà et là en attendant la réforme constitutionnelle qui viendra un jour ou l'autre. Sur la question des droits de l'homme, j'en suis d'accord, il y a urgence.

Quels sont les outils à notre disposition ? Pour combattre la lassitude, nous devions faire oeuvre de créativité. D'où l'ouverture d'un dialogue à haut niveau avec les représentants des partis politiques et des autorités de Bosnie-Herzégovine. Lors de la première réunion en juin dernier à Bruxelles, nous avons expliqué en quoi consistait une demande d'adhésion crédible pour l'Union européenne. Les participants ont accepté une feuille de route détaillant des objectifs à atteindre avant la fin de l'année. Autrement dit, plus l'Europe implique un futur candidat, plus elle dispose d'outils pour influencer son développement et l'aider à avancer. Une deuxième réunion a eu lieu à Sarajevo la semaine dernière pour établir un bilan : le premier objectif fixé dans la feuille de route de juin est manqué.

Le secrétaire général du Conseil de l'Europe a suggéré la méthode suivante : lorsque la Bosnie-Herzégovine présentera un projet de révision constitutionnelle concret à son parlement, l'Union européenne prendra des dispositions pour l'entrée en vigueur de l'accord de stabilisation et d'association ; si ce dernier porte ses fruits, Sarajevo pourra alors présenter une demande d'adhésion crédible.

Entre-temps, nous avons travaillé à la mise en place d'un mécanisme de coordination entre les différents niveaux de pouvoir en Bosnie-Herzégovine. Ce mécanisme, je veux le souligner, ne retire pas une once de pouvoir à nos interlocuteurs. L'idée est qu'ils parlent d'une seule voix sur les questions européennes.

En tout cas, depuis la réorganisation de la coalition au pouvoir, on observe une nouvelle dynamique : nos interlocuteurs nous ont eux-mêmes demandé un nouveau délai, le mois de février ou de mars de l'année prochaine, pour commencer à appliquer la feuille de route. Ils en ont effectivement besoin. L'Europe, vous le voyez, progresse en Bosnie-Herzégovine.

M. Aymeri de Montesquiou. - Monsieur le commissaire, n'y voyez pas de la provocation mais ne pensez-vous pas, pour dire les choses avec un peu de rugosité, que mieux vous accomplirez votre travail, plus vous affaiblirez l'Europe ? Les négociations ressemblent à s'y méprendre à une campagne d'évangélisation aux droits de l'homme quand notre intérêt est d'intégrer des pays qui apportent à l'Europe un surcroît de puissance économique et diplomatique. Que peut bien signifier l'élargissement quand l'Union n'a pas de politique commune de défense, de l'énergie et de diplomatie européenne ? Comment peut-on évoquer l'adhésion de la Turquie quand ce pays occupe un État membre, fait reculer la laïcité et maltraite extraordinairement les Kurdes ? Au fond, quel est la finalité de l'élargissement : une Europe plus forte avec la Bosnie-Herzégovine ou une Bosnie-Herzégovine plus forte avec l'Europe ? N'inversons pas l'objectif !

M. Stefan Füle. - Le processus d'adhésion est très rigoureux : un pays qui respectera les chapitres 23 et 24 de l'acquis communautaire n'affaiblira pas l'Europe, je vous le garantis.

L'adhésion de la Turquie ? J'aurais presque pu signer votre déclaration à condition d'ajouter que l'Union doit être un modèle à suivre. Donnons à la Turquie la possibilité de remplir ses obligations. Quoi qu'il en soit, tous les États membres auront leur mot à dire. Quid de notre capacité d'absorption ? L'entrée de la Pologne a-t-elle diminué l'Europe ? Non ! Celle de la République tchèque ? Non plus. Certains membres n'auraient pas intérêt à l'élargissement ? Je ne le crois pas, l'Union y gagne dans sa globalité. D'après les projections démographiques, la population européenne passera de 500 millions aujourd'hui à 250 millions dans dix ans. Dans le même temps, un pays comme l'Égypte, qui compte déjà 80 millions d'habitants, va voir sa population fortement augmenter. Notre intérêt est de transformer notre voisinage par l'élargissement en lui faisant adopter nos principes et nos valeurs. Dans un monde de plus en plus globalisé, la taille restera un critère primordial, un facteur d'influence.

Suis-je trop ambitieux ? Voyez : la France et l'Allemagne se sentent dorénavant suffisamment en sécurité pour envisager l'élargissement que la Grande-Bretagne soutient. Dans l'histoire de la construction européenne, élargissement et intégration sont toujours allés de pair ; l'un n'est jamais allé sans l'autre.

Soyons prudents dans l'analyse de la crise : ses origines sont à chercher dans nos propres erreurs, et non dans l'élargissement. Au contraire, celui-ci entraîne toujours un approfondissement de l'intégration.

M. Marcel-Pierre Cléach. - Je comptais vous interroger sur la Bosnie-Herzégovine. Vous avez répondu avec détermination à M. Billout, je n'y reviens pas. En revanche, vous sembliez moins optimiste concernant la Macédoine. En effet, on y trouve de la corruption, des atteintes à la liberté de la presse et une forte criminalité. Peut-on espérer une évolution de ce pays à court terme ?

M. André Gattolin. - Autre pays des Balkans occidentaux : la Serbie, candidate depuis trois ans. En mai dernier, un président de la république d'inspiration très nationaliste y a été élu. Ce pays, et c'est son droit, n'est pas membre de l'Otan ; en revanche, il a signé un accord de partenariat stratégique avec la Russie, entre autres sur l'énergie. Le nouveau gouvernement serbe est également très entouré d'experts chinois. Qu'en est-il de son autonomie politique dans ces circonstances ? La Serbie ne doit pas servir de cheval de Troie à des grandes puissances étrangères qui veulent un accès plus facile au grand marché européen.

Mme Colette Mélot. - En 2010, la commission des affaires européennes m'avait chargée de suivre l'ouverture des négociations d'adhésion avec l'Islande. Je suis également membre du groupe parlementaire d'amitié France-Pays du Nord. Le négociateur en chef de l'Union européenne m'avait fait part de son optimisme. Quatre points restaient toutefois litigieux : la protection de l'environnement, en particulier la chasse à la baleine, l'agriculture, la pêche et l'entrée dans l'UEM. Pensez-vous pouvoir les dépasser ? Concernant la pêche, les eaux très poissonneuses de l'Islande représentent une formidable opportunité pour les pêcheurs européens et, en particulier, français. Une victoire des conservateurs aux élections législatives de 2013 modifiera-t-elle la perspective européenne de l'Islande ou existe-t-il un consensus national sur l'entrée dans l'Union ?

M. Jean-Yves Leconte. - Ne pas travailler à l'élargissement serait une abnégation des valeurs européennes. Nous aurions connu les mêmes problèmes de gouvernance dans les frontières européennes de 1981, ceux-ci étaient en germe avant les élargissements. Malheureusement, quelle que soit la qualité technique de votre travail, ils engendrent beaucoup de scepticisme, et les menaces que les responsables de Hongrie et de Roumanie font peser sur la démocratie n'arrangent rien. L'élargissement, comme l'école, mérite une grande refondation.

M. Bernard Piras. - Un renforcement des critères d'adhésion, pourquoi pas ? Mais quand la Hongrie, membre de l'Union depuis des années, ne respecte pas la liberté de la presse et certaines libertés économiques, l'Europe se montre très frileuse...

M. Stefan Füle. - Souvenez-vous : il y a quelques années, on parlait, non pas de la Hongrie, mais de l'Autriche. Le résultat des élections représentait un cauchemar pour l'Europe qui y réagit par une décision que je qualifierai de nucléaire. Ce ne sont ni les Slovaques, ni les Tchèques, ni les Hongrois qui créent des difficultés au sein de l'Union ; disons-le clairement même si vous avez soulevé un point important. L'adhésion suppose de remplir des critères, un processus qui fait l'objet de contrôles. Une fois le pays devenu État membre, il existe encore des garanties : si la Hongrie ne respecte pas l'acquis communautaire, par exemple sur l'indépendance de la Banque centrale, l'Europe lancera une procédure contre elle et le pays comparaîtra devant les juges. Pour autant, nous avons tiré les leçons de ces dernières années : plus l'on est précis sur le respect des critères d'adhésion durant l'élargissement, plus l'on est efficace. Un acte de candidature ne représente-t-il pas le gage le plus sûr qu'un pays puisse donner ?

Ma priorité, lorsque je suis arrivé à la Commission européenne, était la crédibilité de la démarche. L'an dernier, j'ai mis l'accent sur le pouvoir transformateur de l'élargissement. Voyez la Croatie : depuis son acte de candidature en 2003, le pays a totalement changé ! Cette année, j'ai mis l'État de droit au centre de la démarche d'adhésion.

Du reste, le changement ne procède pas d'un coup de baguette magique, il se mesure à des effets concrets, à l'implication du pays. Prenons l'Islande : dix chapitres ont été clos plus rapidement que prévu. Ce pays est déjà membre de l'espace Schengen et de l'espace économique européen. Evidemment, cela ne signifie pas qu'il n'y ait plus de problème. La majorité des Islandais était pour continuer l'adhésion il y a six mois, ce n'est plus le cas aujourd'hui. Peut-être observera-t-on un changement d'attitude après les élections. Nous pouvons trouver un compromis ménageant les spécificités de l'Islande dans le respect de l'acquis communautaire, j'en suis persuadé. La pêche ? Il y a deux ou trois ans, des maquereaux sont apparus dans les eaux islandaises ; un jour, ils se déplaceront ailleurs. Les Islandais ont aussi intérêt à une pêche durable. Moi, je leur tiens toujours le même discours : donnez-vous la possibilité de négocier un « paquet » pour qu'on puisse avancer.

La Serbie ? Des relations diplomatiques avec des pays tiers comme la Russie ou la Chine ne sont en rien contradictoires avec l'entrée dans l'Union européenne. Nous formulerons des exigences concrètes, y compris en matière de politique de sécurité. Le pays devra donner des preuves tangibles de son engagement pour que la Commission recommande son adhésion aux États membres.

Sans ignorer les difficultés, veillons à ne pas envoyer un signal négatif à cette région où la réconciliation demeure fragile. Je n'apprécie guère les discours de l'actuel président serbe, surtout ceux du temps où il dirigeait son parti. Reste qu'il a, contrairement à son prédécesseur, remis sur les rails la coopération régionale. Ce qui aura des conséquences sur le Kosovo. Notre aide est nécessaire, mais cela n'exclut ni la franchise ni la fermeté.

La Macédoine ? Après des années de négociations, laisser ce pays multiethnique à la porte de l'Union européenne et de l'Otan serait prendre le risque de voir, tôt ou tard, les relations se tendre entre populations. Les trois réunions que nous avons tenues avec ce pays cette année ont été concluantes. L'agenda européen, et non plus le programme nationaliste, est au coeur du débat public. Une loi contre la diffamation et les discriminations a été adoptée. La dernière fois, le Premier ministre a reconnu l'importance d'entretenir de bonnes relations de voisinage et de mener une réforme politique. Mis bout à bout, ces avancées forment un climat favorable aux négociations. Les négociations progresseront si nous parvenons à trouver dès le début une solution aux principales difficultés. Dans le cas contraire, la discussion s'arrêtera. Je suis confiant : notre intérêt à tous est de progresser.

Je soulignerai, pour finir, notre volonté de respecter les intérêts propres de chaque État membre. Il n'est pas question, pour la Commission, de prendre une décision qui irait à leur encontre. Nous le dirons clairement au Conseil européen.

M. Simon Sutour, président. - Merci. J'avais parlé au début de l'audition de « notre commissaire » ; le possessif était amplement justifié. Nous avons peu parlé de la politique de voisinage avec les pays de l'Est et de la Méditerranée, ce sera peut-être l'occasion d'une nouvelle rencontre.

M. Jean-Louis Carrère. - Merci pour votre disponibilité.

- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -

Audition de M. Salahuddin Rabbani, président afghan du Haut Conseil pour la Paix (HCP) (sera publiée ultérieurement)

Le compte rendu sera publié ultérieurement.

Mercredi 5 décembre 2012

- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -

Audition de Mme Claude-France Arnould, directrice exécutive de l'Agence européenne de défense (AED)

M. Jean-Louis Carrère, président. - Soyez la bienvenue parmi nous, devant cette commission que vous connaissez désormais parfaitement bien.

Nous suivons de près vos travaux et en particulier l'adoption d'un code de conduite sur le « partage et la mutualisation » (pooling and sharing) qui vient d'être adopté, à votre initiative, par le conseil des ministres de la défense des pays membres de l'Agence. Pays membres qui vous ont refusé toute augmentation des crédits pour 2013, ne fût-ce que tenir compte de l'inflation, puisque nos alliés britanniques y ont mis un veto. Le budget de l'AED pour 2013 connaît donc un sort identique à celui du budget de la défense français, ni plus, ni moins, c'est-à-dire qu'en fait il diminue à hauteur de l'inflation.

Si l'Agence a peu de moyens, les objectifs qui lui sont assignés sont toujours aussi ambitieux, puisque elle est chargée, notamment, de consolider la demande d'armements à l'échelle européenne c'est-à-dire d'harmoniser les besoins opérationnels et d'harmoniser les calendriers, sur une base volontaire des Etats. Pour cette raison, vous avez un poste d'observation privilégié : vous voyez, vous écoutez et vous parlez à tous les Européens. C'est pourquoi, les questions auxquelles je vous demanderai de répondre, à l'issue de votre présentation, sont très politiques et concernent moins les textes et les normes, que « l'air du temps » qu'il fait en Europe en ce moment.

Or cet air du temps ne nous semble guère propice à des avancées en faveur d'une défense européenne. La crise aurait dû pousser les pays européens à unir les efforts. Il semble qu'elle n'ait fait qu'exacerber leurs égoïsmes et exalter les régionalismes en Flandres, en Ecosse, en Catalogne. Même les Anglais songent à quitter l'Union. A quand une sécession des Bavarois ou des Bretons ?

Première question : Hubert Védrine vient de rendre son rapport et l'a présenté à notre Commission la semaine dernière. Comme vous le savez, il n'est guère optimiste sur ce sujet et nous invite tous à cesser d'agiter ce qu'il appelle le « moulin à prière » de l'Europe de la défense. Faut-il faire, comme il semble le suggérer, le deuil d'une certaine « Europe de la défense » et repartir sur des bases plus saines parce que plus réalistes ? Qu'en pensez-vous ?

Deuxième question, directement en résonnance avec la précédente : l'échec de la fusion EADS-BAE. Cet échec - côté offre industrielle - semble montrer l'incapacité des Européens à s'unir. Que faire ?

Mme Claude-France Arnould, directrice exécutive de l'Agence européenne de défense (AED) - Je suis effectivement souvent en relation avec le Parlement allemand. J'ai été reçue récemment par Mme Susanne Kastner, présidente de la commission de la défense, de façon très chaleureuse. Je suis convaincue que l'Europe de la défense nécessite une impulsion politique, et que cette impulsion politique passe également par les Parlements nationaux. C'est une clef essentielle du succès. Hubert Védrine dit qu'il faut en finir avec ce qu'il appelle le « moulin à prière », je suis d'accord avec lui si cela veut dire qu'il ne faut pas s'accrocher à des mots. En revanche, je pense que le pessimisme sur l'Europe de la défense (ou, plus précisément, de la Politique de sécurité et de défense commune, seul vocable qu'utilisent les partenaires européens), de ses succès et de ses atouts doit être éclairé par une appréciation pragmatique pour soutenir tout ce qui va dans le sens du partage des capacités militaires et la recherche de résultats concrets.

Pour ce qui est de l'air du temps, vu de Bruxelles, l'atmosphère est effectivement à l'euroscepticisme. Il y a à la fois un euroscepticisme militant, du type britannique et puis l'euroscepticisme plus subtil qui consiste à dire : « on aimerait bien - mais ça ne marche pas - et donc ce n'est pas la peine d'essayer ».

Or, il n'est pas d'opération militaire menée sous le leadership de l'Union qui n'ait atteint ses objectifs. Par deux fois au Congo, l'intervention de l'Union a permis d'éviter un bain de sang. Au Tchad, elle a permis d'éviter la déstabilisation du régime du fait des évènements au Darfour. En matière de piraterie, l'intervention de l'Union est un succès.

En matière de capacités, c'est la même chose. On peut toujours penser que c'est en deçà de ce que les Français attendent. Mais il y a eu de vrais succès. Je pense en particulier aux normes d'aéronavigabilité pour les aéronefs militaires et leur insertion dans l'espace aérien; mais aussi à l'entraînement des pilotes d'hélicoptères. Le ravitaillement en vol est un projet phare de l'AED, à partir d'une lacune sérieuse, illustrée en Libye et de vrais atouts industriels avec l'Airbus A330 MRTT qui représente une solution européenne, tout à fait à la pointe de la technologie, ou l'A400M pour le ravitaillement tactique. Ne soyons pas naïfs. Pour allouer des crédits à la défense, il faut aussi des résultats en termes d'emplois. C'est vrai pour les Américains mais c'est vrai également pour les Européens. Par ailleurs, on me demande de faire connaître l'Agence Européenne de défense, j'ai déjà beaucoup fait pour accroître la visibilité de l'Agence européenne de défense. Il faut aussi que les pays européens s'approprient la communication sur l'AED, qui est leur instrument. C'est leur instrument. Et, pour aller de l'avant, à l'AED ou plus largement dans la PSDC, il faut que la France joue un rôle moteur pour entraîner les autres partenaires. On a parfois pu reprocher à la France d'être trop présente, on lui reproche tout autant quand elle ne joue plus son rôle d'initiative.

S'agissant du projet de fusion EADS-BAE, je dirai simplement que nous avons, au sein de l'AED, toujours plaidé en faveur de la consolidation de la base industrielle et technologique de défense : le projet de fusion allait dans ce sens, naturellement.

M. Daniel Reiner. - Je ne suis pas certain que l'histoire repassera les plats - malheureusement. Nous avons commis, tous, une faute politique. Les politiques ont laissé les industriels prendre les coups et ne se sont pas battus pour que la fusion se fasse.

M. Jean-Louis Carrère. - Effectivement nous sommes les seuls ici au Sénat - de façon transpartisane - à avoir pris position publiquement en faveur de ce projet.

M. Daniel Reiner. - Un groupe de travail de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat va se mettre en place sur l'Europe de la défense, ses aspects institutionnels et au-delà sur les différentes perspectives possibles. Vous dites que si la France ne s'occupe pas de cela, personne ne s'en occupe. Or, j'ai le sentiment que quand elle s'en occupe, elle agace et irrite. On la soupçonne de vouloir imposer son propre point de vue. Alors comment faire ? Comment s'y prendre pour être efficace ?

M. André Trillard- J'ai entendu dire que l'AED aurait mis en place une plate-forme informatique pour le matériel militaire d'occasion. Pouvez-vous confirmer cette information ? Par ailleurs, il n'y a plus aujourd'hui en Europe que deux marines authentiquement océaniques - la marine britannique et la marine française. Qu'arriverait-il si ces deux marines devaient affronter seules un conflit dans le Golfe persique par exemple ? Seraient-elles en mesure de faire face ?

M. Jeanny Lorgeoux. - En ma qualité de co-rapporteur du programme 144 qui comprend les études amont, je m'interroge sur ce que pourrait être la contribution de l'Europe à cet effort de recherche.

M. André Vallini. - Quels sont les pays les plus allants et ceux qui sont les moins allants en matière d'Europe de la défense ?

Mme Claude-France Arnould. - Je dirai à M. Daniel Reiner que ce qu'il dit est tout à fait juste, mais que nous devons faire avec. On reproche aussi beaucoup aux Français de ne pas pousser. Les Polonais, qui jouent un rôle de plus en plus important, ont par exemple pris des risques pendant leur présidence de l'Union. Mais ils ne s'attendaient pas à un veto britannique et ils auraient souhaité que les Français les soutiennent davantage. La réintégration de la France dans le commandement militaire intégré a levé les soupçons sur le fait que notre pays instrumentalisait l'Europe de la défense pour poursuivre une politique propre.

Sur la méthode, on peut toujours faire des efforts pour essayer d'être moins irritant, mais il faut, je crois, assumer les critiques vis-à-vis de qui agit plutôt que de renoncer à avancer et faire avancer.

En effet, la bonne surprise vient des petits et moyens pays européens et en particulier des pays nordiques. Ceux-ci ont mis en place un battle group d'une grande qualité, parfaitement entraîné, et sont très frustrés qu'on ne l'utilise pas. Les Autrichiens ont été présents au Tchad. Ils sont les principaux contributeurs en Bosnie. Par ailleurs, il faut aussi beaucoup travailler avec les Italiens et les Espagnols qui sont des partenaires très importants. Finmeccanica compte en Europe.

A M. André Trillard, je répondrai qu'effectivement nous avons mis en place une plate-forme pour vendre les surplus de gouvernement à gouvernement, « e-Quip » nous proposons uniquement un portail aux Etats membres permettant de publier les excédents en matière d'équipements, selon des modalités évidemment sécurisées

Se pose, en parallèle, la question d'un mécanisme européen équivalent aux Foreign Military Sales américain ou à l'initiativeC17 » pour les avions de transport, c'est-à-dire un service clef en main qui fournisse non seulement l'équipement, mais aussi la formation des pilotes et le maintien en conditions opérationnelles. C'est bien évidemment compliqué, mais il faut y réfléchir.

A M. André Vallini, je dirai que ce sont les petits pays qui sont les plus allants dont certains pays neutres comme l'Autriche ou l'Irlande, à condition toutefois de ne pas les mettre en difficulté sur leur neutralité vis-à-vis de leur opinion publique. Ces pays-là n'ont du reste pas le choix car leur participation à l'Agence européenne de défense ou d'une façon plus large aux initiatives de l'Europe de la défense leur permet de justifier le maintien d'une politique de défense nationale. Je répète également que la Pologne est une bonne surprise, que l'Italie a une industrie importante et qui compte et que l'Espagne est très européenne et a de grandes ambitions politiques pour l'Europe, même si elle traverse des difficultés financières en ce moment.

Pour les Pays Baltes, la Géorgie a été un choc important quant à la mesure de ce que l'OTAN peut faire ou non. Ils se sont aperçus que les Européens sont les seuls à avoir agi concrètement en faveur de la Géorgie. Ce sont eux qui ont négocié avec la Russie, qui ont obtenu un cessez-le-feu et ont déployé une mission d'observation. Ils se sont plus engagés dans la PSDC et sont potentiellement intéressés à accroître leur participation, par exemple sur des sujets comme la cyberdéfense.

M. Jean-Louis Carrère, président. - Quels sont les projets qu'il faudrait pousser le plus ? Par ailleurs, le code de conduite sur le partage et la mutualisation ne représente-t-il pas un tournant ?

Mme Claude-France Arnould. - Le projet le plus important est celui des avions ravitailleurs, car sans capacité en ce domaine, vous mettez en péril la capacité d'agir des Européens. Les drones représentent également une capacité clef. Le spatial militaire n'a pas très bien marché, alors que c'est très important aussi : il nous faut par exemple préparer la prochaine génération de moyens de communication satellitaire. Nous avons évalué que si nous nous mettions ensemble au niveau européen, nous pourrions faire 1,8 milliard d'euros d'économies dans le spatial, 5,5 milliards dans les programmes de véhicules blindés, et 2,3 milliards sur dix ans pour les frégates.

Le code de conduite peut être un vrai tournant. Nous avons du reste été d'une grande réactivité, puisque nous avons fait la proposition à la réunion informelle de Chypre en septembre et le code a été adopté par les Ministres de la défense le 19 novembre. Une des idées intéressante qui peut déclencher un véritable engagement est de dire que l'on accorde un plus haut degré de protection contre les coupes budgétaires aux programmes menés en coopération européenne. En d'autres termes, si tel pays doit pour des raisons économiques faire des coupes dans son budget de la défense, il ne met pas en difficulté les autres pays. Une autre idée intéressante, me semble-t-il, est que l'on réinvestisse les économies réalisées à travers la coopération, notamment dans la recherche et technologie de défense européenne.

M. Jean-Louis Carrère, président. - J'aurais encore deux questions à vous poser. La première concerne la Méditerranée. Il me semble que le présent Livre blanc s'oriente davantage vers la prise en compte de nos intérêts dans cette partie du monde que ne le faisait le précédent, d'où l'importance de notre relation avec l'Espagne et l'Italie. Qu'en pensez-vous ? Par ailleurs quelle est l'articulation entre la « smart defense » de l'OTAN et le « sharing and pooling » de l'AED ?

Mme Claude-France Arnould. - L'Espagne est un pays important, mais leurs difficultés de court terme sont grandes. C'est du reste pour cela qu'il faut intensifier les relations avec l'Espagne. L'Italie est également un grand partenaire avec une industrie importante et un Ministre de la défense très partisan de l'Europe de la défense..

La « smart defense » et le « sharing and pooling » sont complémentaires, cette dernière est une initiative européenne issue du sommet de Gand en 2010, la première a été poussée par le Secrétaire général de l'Otan, M. Rasmussen, quatre mois plus tard. Dans certains cas, on souhaite coopérer sur une base transatlantique, dans d'autres cas pour faire jouer les synergies européennes, y compris avec les politiques de l'Union et en tenant compte de nos intérêts industriels. Ensuite, il faut travailler dans un esprit de coopération, comme on le fait avec ACT. Le fait que le budget de l'AED n'ait pas été augmenté depuis trois ans, représente une perte par rapport à l'inflation de huit millions d'euros. Cette cure d'amaigrissement est d'autant plus difficile à digérer qu'on nous demande de faire maigrir l'Agence, avant qu'elle n'ait grandi. Le 19 novembre, tous les ministres européens se sont exprimés en faveur d'une augmentation, à une exception près. Comme ils l'ont conclu, nous allons essayer de susciter des contributions additionnelles sur des activités spécifiques. Par ailleurs, nous essayons également de faire jouer au maximum les synergies avec les financements de l'Union européenne, par exemple les fonds structurels européens et les crédits recherche.