Mardi 3 mai 2016

- Présidence de M. Jacques Gautier, vice-président -

La réunion est ouverte à 18 h 09.

Préparation du sommet de Varsovie - Audition du Général Petr Pavel, président du comité militaire de l'OTAN

La commission auditionne le général Petr Pavel, président du comité militaire de l'OTAN, sur la préparation du sommet de Varsovie.

M. Jacques Gautier, président. - Mes chers collègues, je suis heureux d'accueillir le général Petr Pavel, qui préside le Comité militaire de l'OTAN. Il comprend très bien notre langue, chacun pourra donc s'exprimer en français. Il répondra cependant en anglais. Je voudrais rappeler ici que cette audition fait l'objet d'une retransmission en direct sur le site Internet du Sénat. L'enregistrement sera consultable en VOD à la demande.

Mon général, je vous souhaite la bienvenue dans notre commission qui, au Sénat, réunit la fois les affaires étrangères, la défense et les forces armées.

Notre réunion portera avant tout sur le prochain sommet de l'OTAN des 8 et 9 juillet, qui aura lieu à Varsovie. Notre commission recevra aussi sur ce thème le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, le 3 juin prochain, lors de sa visite à Paris. L'ambassadeur de France à l'OTAN, M. Jean-Baptiste Mattéi, sera auditionné par notre commission le 6 juillet.

Je vous présente les excuses du président Jean-Pierre Raffarin, retenu dans une réunion, et qui aurait aimé être à nos côtés ce soir.

Pour ouvrir notre rencontre, je voudrais évoquer trois ou quatre questions à propos desquelles nous aimerions connaître votre vision.

Lors du vingt-quatrième sommet de l'OTAN au pays de Galles, en septembre 2014, des décisions fortes ont été annoncées. Nous voudrions savoir si, dans votre esprit, elles ont été mises en oeuvre, et à quel niveau. La nouvelle force de l'OTAN - le « fer de lance » ainsi qu'on la nomme - et, plus globalement, le plan de réactivité de l'OTAN, ont-ils été appliqués ?

Vous dirigez, mon général, le Comité militaire, plus haute autorité militaire de l'OTAN, chargé de donner des avis sur les questions militaires aux organes décisionnels civils de l'Alliance que sont le Conseil de l'Atlantique Nord et le Groupe des plans nucléaires, dont la France ne fait pas partie, mais avec lequel nous travaillons.

Par ailleurs, il vous appartient de fournir les orientations stratégiques aux deux commandements de l'OTAN. Quelle est votre appréciation actuelle des menaces et du rôle de l'OTAN dans ce monde qui n'est plus celui pour lequel l'Alliance avait été conçue ?

Il est clair que l'OTAN doit se repenser en dehors de la guerre froide - et même de l'après-guerre froide, qu'il s'agisse de la situation sur le flanc oriental - l'Ukraine, mais pas seulement - ou sur le flanc sud. Je pense ici à des pays comme l'Afghanistan dans le passé, l'Irak, la Syrie, la Libye, ainsi qu'à toute la bande sahélo-saharienne, et au Mali, où la France intervient en première ligne. Ces zones sont touchées par des troubles importants, par des actes terroristes et par le défi que constituent les dizaines de milliers de migrants qui cherchent à rejoindre le territoire européen et impactent donc l'Europe elle-même. Envisagez-vous de prendre davantage ce flanc sud en compte ?

Je pense que vous nous parlerez également des nouvelles menaces que sont le terrorisme, la guerre hybride et la cyberdéfense. Comment faire cohabiter l'ensemble de ces menaces avec le nécessaire dialogue qui a repris entre l'OTAN et la Russie ? En effet, quelles que soient nos craintes à l'encontre de ce pays, il est clair qu'il doit rester un interlocuteur que ce soit en Syrie ou en Ukraine. Il en va de la stabilité du flanc oriental.

Enfin, quelles orientations se dessinent pour le vingt-cinquième sommet de Varsovie ? On va bien entendu parler de défense antimissile balistique, mais peut-on réellement espérer une progression du processus de contrôle du pilotage politique en ce domaine ? Quelle politique sera retenue pour l'élargissement de l'OTAN ? Nous avons, lors de nos réunions de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, évoqué l'adhésion du Monténégro, qui semble acquise, mais la France et d'autres pays sont plus réservés quant à toute autre adhésion. Dans quel sens le président du Comité militaire de l'OTAN conduit-il sa réflexion stratégique ?

Vous avez la parole, mon général.

Général Petr Pavel, président du Comité militaire de l'OTAN. - Mesdames et messieurs, je suis tout particulièrement honoré d'avoir la possibilité de m'adresser à vous ce soir. C'est pour moi un grand privilège dont je mesure la portée. Je suis par ailleurs impressionné de prendre la parole dans un lieu marqué par quatre cents ans d'histoire et de m'exprimer devant une audience aussi prestigieuse.

Je vais à présent m'exprimer en anglais. Je ferai en sorte d'être bref, afin de pouvoir répondre à vos questions.

Je commencerai par une présentation rapide de ma position et de celle de l'organisation que je sers. Je me concentrerai ensuite sur trois points principaux, le défi sécuritaire à l'est, le défi sécuritaire au sud, avant d'analyser la position que l'OTAN exprimera lors du sommet de Varsovie.

Je décrirai tout d'abord le rôle du président du Comité militaire de l'OTAN, le CMC ainsi que nous l'appelons.

Le CMC est la plus haute autorité militaire de l'OTAN qui sert de principal conseiller militaire auprès du secrétaire général de l'OTAN, de la même manière que le général Pierre de Villiers conseille le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian, et le président de la République François Hollande.

Le président du Comité militaire est élu par ses pairs. C'est toujours un ancien chef d'état-major de la défense d'un des vingt-huit membres de l'OTAN.

Mon rôle est de fournir un conseil militaire, basé sur le consensus des 28 chefs de défense de l'OTAN, aux organes de décision politiques de l'OTAN. Pour cela, je travaille avec vingt-huit représentants militaires, vingt-huit ambassadeurs et vingt-huit chefs de la défense afin de fournir une perspective militaire et des conseils à l'Alliance nécessaires à sa prise de décisions.

Je m'occupe également d'assurer la prise en compte et l'avancement des partenariats militaires avec les nations et les pays tels que la Finlande et la Suède qui ont avec l'OTAN un accord dit « de soutien fourni par le pays hôte ». On compte à l'heure actuelle quarante nations partenaires, mais ces partenaires ne sont pas uniquement européens. On trouve également des pays comme l'Australie, le Japon, la Corée, mais aussi l'Algérie ou la Tunisie.

En tant que président, je suis le porte-parole militaire le plus haut placé de l'Alliance. Le CMC est le représentant principal du Comité militaire, qui réunit, trois fois par an, les vingt-huit chefs de la défense. Il gère les sessions plénières du Comité qui ont pratiquement lieu tous les jours à Bruxelles. C'est un honneur pour moi de travailler avec les vingt-huit représentants militaires permanents qui s'y trouvent. Ces hommes et ces femmes conduisent les affaires et fournissent des consultations militaires au Conseil de l'Atlantique-Nord. Je vous invite à explorer les brochures que je vous ai apportées pour plus d'informations.

J'évoquerai à présent notre environnement sécuritaire commun. Un arc de crise ou d'instabilité entoure la majorité des pays d'Europe et affecte chaque pays de l'Alliance, du Grand Nord jusqu'aux côtes du Maghreb. Par ailleurs, l'Europe est voisine de pays comme la Russie, qui essaie de renforcer son influence, ou d'autres qui, à différents degrés, se battent contre des mouvements islamistes radicaux.

Pour la simplicité, nous décrirons ces situations comme deux défis distincts, dont je traiterai séparément.

À l'est, ce défi sécuritaire se concentre sur la Russie, et revêt la forme d'une compétition traditionnelle entre États. Pour être franc, cela rend la tâche des experts militaires et internationaux plus facile. C'est une relation que nombre d'entre nous ont vécu, et à laquelle beaucoup ont participé. L'Alliance de l'OTAN a d'ailleurs été créée pour répondre à ce type de scénario.

Dans les années passées, et récemment encore, il est devenu clair que la Russie ne vise pas uniquement une influence régionale, mais essaie de restaurer son statut de puissance mondiale.

Pour cela, le président Poutine doit réécrire les règles de l'ordre sécuritaire. La Russie a pour cela adopté une nouvelle stratégie recourant aux instruments militaires. On l'a vu en Transnistrie, en Géorgie, puis en Crimée et dans l'est de l'Ukraine. Les opérations récentes de Syrie ont démontré que la Russie vise des intérêts mondiaux et dispose de capacités armées pour défendre ses intérêts.

Aujourd'hui, la Russie, comme toutes les nations, utilise une gamme complète d'instruments destinés à promouvoir ses intérêts.

En Méditerranée, la Russie ne limite pas son action au soutien du régime de Bachar al-Assad. Ses objectifs sont complémentaires de ceux qu'elle a en Europe de l'Est. Les Russes exploitent le manque de coordination et d'actions de l'Ouest, ainsi que notre évaluation incomplète et incohérente de leurs objectifs stratégiques.

La Russie agit comme un acteur rationnel, qui a assimilé les idées clés de Clausewitz, selon lesquelles : la guerre est un acte violent qui force des opposants à satisfaire sa volonté et la guerre est également un moyen de remplir un objectif politique.

En Syrie, les Russes ont ainsi obtenu un effet politique par le biais de moyens militaires. Certaines évolutions relativement récentes ont aidé la Russie à s'imposer en Syrie : ainsi, les capacités des forces armées russes se sont très nettement améliorées, ce que très peu d'entre nous ont remarqué. La Russie a ainsi obtenu un effet politique par le biais de ses forces militaires.

Permettez-moi de partager maintenant avec vous quelques exemples récents illustrant mes propos.

Depuis cinq ans, le Kremlin a étendu le périmètre et la quantité de capacités clés : fréquence et taille des exercices militaires, augmentation des activités d'aviation de longue portée, avancées en matière de défense antimissile, capacités maritimes accrues - afin de répondre à ses besoins militaires. Les Russes ont étudié la structure militaire de l'OTAN et s'y sont adaptés. Si l'on relie ceci à la stratégie militaire que la Russie poursuit depuis 2010, on peut dire que le président Poutine a envoyé à l'Occident des messages très clairs pour expliquer ses intentions, mais nous n'avons pas voulu les entendre.

Les avantages de la Russie sont : décisions rapides, l'utilisation de méthodes hybrides incluant le recours à des récits ayant pour base des faits dénaturés, voire à des mensonges, capacité d'employer des moyens asymétriques avec des capacités de déni plausibles, absence d'opposition interne aux décisions, volonté publique d'accepter des opérations militaires pouvant entraîner des morts pour des actions perçues comme destinées à soutenir les intérêts nationaux, ce qui rend le Kremlin bien plus réactif au plan international.

Cependant, notre relation avec la Russie est complexe et offre de nombreuses facettes. Des intérêts communs existent entre l'Alliance, l'Union européenne, nos propres pays et la Russie. Nous devons accepter que la Russie puisse être un concurrent, un compétiteur, un adversaire, un pair ou un partenaire - voire tout cela en même temps.

Cette complexité est une réalité de notre environnement stratégique contemporain et demande une approche pratique et sophistiquée qui prend en compte le fait que la Russie veut devenir un partenaire mondial et acquérir un pouvoir mondial.

Après vous avoir décrit la situation face à la menace de l'est, je souhaite maintenant évoquer les défis du sud. L'analyse des menaces venant du sud a évolué il y a cinq mois, quand votre capitale, Paris, ville des droits de l'homme et de la liberté d'expression par excellence, fut attaquée par des terroristes extrémistes et barbares. Les attentats de Bruxelles et bien d'autres, perpétrés à travers le monde, n'ont fait que confirmer la tendance actuelle. Cette situation d'insécurité est par ailleurs encore accentuée alors que nous connaissons une grave crise migratoire où se mélangent plusieurs catégories de migrants.

Cependant, les attaques récentes ou la guerre en Syrie ne doivent pas cacher le fait que nous nous situons dans un engrenage de crises : confrontation entre les sunnites et les chiites, conflit en Palestine ou autres attaques exacerbées par toute sorte d'États faibles ou faillis, qui ne peuvent garantir la sécurité ni même fournir des services de base à leur population. Ceci entraîne souvent des problèmes de sécurité importants dans ces pays et dans les nôtres.

La Russie représente certes un enjeu à l'Est, mais ces Etats instables au Sud sont également un défi pour notre sécurité.

Nos pays mondialisés et modernes sont autant de lieux que ces personnes souhaitent rejoindre. La plupart viennent attirés par une existence meilleure. D'autres quittent leur terre parce qu'ils craignent pour leur vie. La déliquescence des Etats et le désespoir ont également créé dans ces États des conditions favorables à la radicalisation et au terrorisme et, par extension, dans nos propres pays.

Comment pouvons-nous nous adapter à ces nouvelles menaces ? Comment stopper ces tendances et aider les personnes qui en ont besoin, pendant que nous essayons de détruire ceux qui essayent de nous nuire ? Nous devons trouver des solutions. C'est le problème de l'Union européenne comme de l'OTAN ou des pays non-membres. À Varsovie - mais également après - nous allons nous concentrer sur ces défis sécuritaires de deux natures. A l'Est, nous devons dissuader la Russie de toute agression dans sa région. Et, au Sud, nous devons développer l'idée de « projeter la stabilité » pour contrecarrer les acteurs non-gouvernementaux qui tentent de nous atteindre, directement ou indirectement.

Ceci m'amène à mon point final : que fait l'OTAN en vue de Varsovie et de l'avenir ? De nombreux spécialistes insistent sur la capacité de l'Alliance à dissuader la Russie de continuer à mener les actions qu'elle a entreprises. Une étude récente a suggéré que nous aurions besoin de sept divisions dans les Etats baltes et en Pologne pour éviter une défaite dans la région. L'OTAN est une alliance défensive. Elle s'assurera qu'elle pourra battre la Russie sur notre territoire si elle décide d'intervenir.

Cependant, l'Alliance ne considère pas la Russie comme une menace imminente. Comme je l'ai dit, notre relation avec la Russie est très complexe. Et nous devons reconnaitre que nous pourrions gérer mieux un certain nombre de défis sécuritaires en partenariat avec la Russie, ou en tous cas sans opposition directe avec ce pays. La Syrie et le contre-terrorisme constituent des domaines où la Russie, bien qu'elle ne soit pas un « partenaire total », pourra voir son rôle et ses intérêts reconnus et compris. C'est pourquoi nous devons absolument, pour ce faire, dialoguer avec les Russes afin d'éviter les erreurs d'appréciation.

Toutefois, pour poursuivre ce dialogue, nous devons leur inspirer confiance, faire état de notre force et apparaître prévisibles. À partir de là, nous pourrons négocier efficacement et obtenir des résultats tangibles. La dissuasion est basée sur un mélange entre force militaire, réactivité et dialogue. À Varsovie, l'OTAN va donc se concentrer sur cet équilibre entre dissuasion, défense et dialogue.

Nous devons nous souvenir que nous sommes une Alliance à 360 degrés, prête à se battre à tout adversaire, à tout moment et à tout endroit. Notre dissuasion et notre défense comporteront également une présence avancée et des réponses adaptées.

C'est ce sur quoi nous nous concentrerons à Varsovie, en nous assurant que nous disposons du potentiel, des personnes et des processus afin de gérer n'importe quelle menace. Les alliés vont s'engager à l'adéquation de leur propre budget de défense à ces objectifs.

En ce qui concerne les personnes et les processus, l'Alliance va prendre en compte et évaluer l'état actuel de toutes nos opérations, dont celle menée en Afghanistan, et recommandera des modifications pour assurer des mises en oeuvre rapides sur terre, sur mer, dans les airs ou dans le cyberespace. Les alliés devront peut-être ajuster le processus de décisions pour s'assurer que nous ayons la capacité politique de placer les bonnes forces au bon endroit et au bon moment. Nous disposerons ainsi des capacités et des processus.

Ce soir, j'ai décrit ces deux défis sécuritaires communs comme des situations géographiques distinctes. Nous conservons cependant des capacités et des processus permettant une approche à 360 degrés, mise à jour de manière continue, afin d'avoir la capacité de gérer n'importe quelle menace, d'où qu'elle provienne.

Les alliés vont relever le défi que représente l'arc Sud et trouver des moyens pour restaurer la stabilité des pays concernés, en renforçant nos capacités de défense dans la zone. Toutefois, l'option militaire ne peut tout régler ni remédier aux causes qui sont à l'origine de la souffrance humaine. Nous devons arrêter la vague sans fin de migrants qui viennent chercher la prospérité sur nos côtes, et promouvoir la stabilité et la prospérité à l'étranger, mais en tant qu'alliance militaire, nous ne pouvons le faire seul.

À Varsovie nous allons nous adresser à nos partenaires et travailler ensemble, car nous partageons ces défis sécuritaires communs. Imaginez la puissance militaire de l'OTAN et les leviers judiciaire et économique de l'Union européenne au service d'une même cause. Si l'Alliance se concentre sur la stabilisation de l'environnement, pendant que d'autres organisations internationales se consacrent au développement des nations et aux réformes à mener dans le domaine de la sécurité, les effets seront démultipliés.

Ce dont nous avons besoin, c'est d'une approche générale et d'une coopération complète. Nous pouvons collectivement repousser n'importe quelle agression et nous pouvons contenir des acteurs non-étatiques tels que Daech, en les privant des ressources dont ils ont besoin pour se développer. Nous devons rester conscients que ces forces sont en constantes évolution. Elles peuvent toucher Paris, Londres, Bruxelles ou n'importe quelle autre grande ville européenne. C'est pourquoi nous allons insister, à Varsovie, sur la nécessité de maintenir la stabilité et anticiper les défis avant qu'ils ne se développent. L'OTAN ne peut bien entendu pas résoudre les causes profondes de l'instabilité si nos forces sont utilisées sans une coordination suffisante.

Au Pays de Galles, il y a deux ans, l'OTAN a lancé le plan de réactivité et la force d'intervention appelée « fer de lance ». Nous allons dresser le constat de leur mise en place effective lors du sommet de Varsovie. Nous irons plus loin. Nous nous devons de maintenir la paix et la stabilité dans la zone de l'Alliance.

Je crois que le monde attend l'OTAN à Varsovie, de la Russie à la Méditerranée, des camps de réfugiés jusqu'aux camps de rebelles libyens. Le monde a confiance, attend et espère beaucoup de l'OTAN. L'OTAN, à Varsovie, sera proactive dans l'environnement stratégique que nous connaissons aujourd'hui.

J'espère avoir démontré ce soir que le sommet de Varsovie va se concentrer sur la rechercher d'un équilibre dans cet environnement compliqué, entre les défis de l'est et ceux du sud, car nous devons gérer les deux. Nous trouverons un équilibre entre dissuasion et défense d'un côté et projection de la stabilité de l'autre. Nous équilibrerons nos forces grâce au partenariat et à la coopération.

Nous rechercherons une approche équilibrée avec la Russie. Nous définirons une ligne rouge et serons ouverts à un dialogue constructif. Nous trouverons un équilibre à travers nos choix militaires, et équilibrerons nos capacités de défense, non pas exclusivement grâce à notre présence, mais également en recourant à un suivi attentif des forces.

L'OTAN est sans doute l'Alliance militaire la plus forte et la plus viable qu'ait jamais connu le monde. Nous sommes forts tous ensemble, à vingt-huit, et nous le sommes encore plus avec nos partenaires, quels que soient les défis.

Nous allons poursuivre la dissuasion à l'égard des États en recourant à des forces adaptées et réactives, et nous développerons notre capacité de « projection de stabilité » vis-à-vis des acteurs non-étatiques.

Merci de votre attention. Je puis maintenant répondre à vos questions.

M. Jacques Gautier, président. - Merci pour cette présentation équilibrée. On aimerait que beaucoup de politiques aient la même analyse fine et comprennent que, sans développement, sans contact, sans échange, il ne peut y avoir de relation suivie, pas même avec des États qui semblent nous menacer. Nous sommes sensibles à votre démarche.

La parole est aux commissaires.

M. Gilbert Roger. - Mon général, la question qui me préoccupe c'est l'évolution de l'OTAN. Sa création était une réponse à la menace à l'Est, et répondait au souhait de se placer, pour la plupart des pays, sous protection américaine. Toutefois, les États-Unis regardent peut-être un peu moins vers l'Europe et un peu plus vers l'Asie. Pourtant, les pays européens semblent, pour certains, rester sur ce schéma d'une menace à l'Est, négligeant parfois le flanc Sud.

Vous avez dit que le djihadisme constitue une menace extérieure mais aussi intérieure. Comment envisagez-vous l'action de l'OTAN vis-à-vis des djihadistes que l'on appelle les « returns », qui sont allés combattre sur les théâtres extérieurs et qui reviennent un peu partout en Europe ? Peut-on arriver à les contenir et à les neutraliser, éventuellement avec l'appui de l'OTAN, et comment ?

M. Robert del Picchia. - Mon général, je voudrais poser une question qui n'est pas politique. L'OTAN doit disposer d'une estimation des forces en présence. Les forces russes actuelles se sont-elles modernisées autant que l'affirment certains journaux ?

Vous avez dit qu'il était important que les forces soient placées au bon endroit, au bon moment. Par le passé, de grandes discussions ont eu lieu à propos du fait que les Russes se trouvaient aux portes de l'Europe, alors que les forces de l'OTAN stationnaient pour la plupart à 5 000 kilomètres. Ce déséquilibre existe-t-il toujours ? Avez-vous trouvé une solution ?

Pour ma part, j'estime que le danger vient plus des développements qui ont lieu au sud que de Russie. Certes, il y a eu l'Ukraine et la Crimée, dont John Kerry et Sergueï Lavrov ne parlent guère lors de leurs rencontres. Pour eux, le problème semble être réglé - mal réglé, mais réglé. Je vois mal l'OTAN intervenir contre les Russes au profit de l'Ukraine, que ce soit aujourd'hui, demain ou plus tard.

Le Sud constitue-t-il un objectif pour l'OTAN ? Daech s'étend un peu partout. S'il atteint le Maghreb, c'est un sujet de préoccupation pour l'Europe, et pour la France en particulier, car de nombreux Français sont en effet d'origine marocaine ou algérienne. L'OTAN a-t-elle une idée de ce qui peut se passer, ou bien se limite-t-elle aux interventions maritimes en cours, qui nécessiteraient peut-être davantage d'actions ?

M. Daniel Reiner. - Mon général, on a, lors du sommet de Newport, décidé de consentir un effort collectif plus important en matière de défense. Or, depuis deux ans, on voit un certain nombre de budgets de défense nationaux remonter - sept ou huit en Europe déjà. Nous en sommes très satisfaits, et l'on voudrait que celui de la France augmente davantage.

De même, l'effort de 20 % sur les investissements en matière de capacités constitue également une bonne initiative. Le risque serait que l'on oublie les leçons que l'on a tirées de la baisse des budgets en matière de mutualisation, de coopération, de Smart Defence, et de concept destiné à rendre l'outil plus efficace et éventuellement plus économe.

Quel est le sentiment du Comité militaire à propos de l'application qui a été conduite en matière de Smart Defence et de pooling and sharing au sein de l'Union européenne, l'une et l'autre se recouvrant largement, alors qu'une nouvelle notion de nation-cadre - framework nations concept (FNC) - est apparue en 2013 ?

Trois pays sont déjà mobilisés autour de ce sujet, mais la France, pour l'instant, est dans l'attente. Nous serions curieux de connaître votre sentiment, en particulier sur le FNC le plus avancé, celui concernant l'Allemagne et les quinze nations qui se sont regroupées autour d'elle.

M. Michel Boutant. - Mon général, quel rôle les services de renseignement militaire des différents pays constituant l'Alliance jouent-ils ? Existe-t-il aujourd'hui une véritable coopération entre ces services de renseignement ?

Par ailleurs, comment les pays européens membres de l'Alliance peuvent-ils, demain, compenser le désengagement des États-Unis en Europe ?

M. André Trillard. - Mon général, comment la Russie peut-elle disposer de budgets militaires aussi gigantesques, alors qu'on prétend que son PIB est équivalent à celui de l'Italie ? Pour moi, cela relève du miracle. Cela pourrait devenir le miracle français. J'y réfléchis dans cet esprit.

En second lieu, en matière de politique européenne de sécurité et de défense commune (PSDC), il existe une coupure entre les réactions des pays baltes, de la Pologne et des autres pays européens. Pour eux, l'adversaire ne se situe pas au sud, mais à leurs frontières. Comment gérez-vous ces conflits ? Pensez-vous qu'ils puissent s'apaiser ? Ces pays peuvent-ils s'entendre avec la Russie ? J'ai constaté il y a un mois, à La Haye, certaines difficultés entre la Russie, les pays baltes et la Pologne.

M. Jean-Marie Bockel. - Nous rédigeons un rapport dans le cadre de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN à propos de la question de l'incidence budgétaire et des nouveaux défis que vous avez évoqués. Je pense au sommet du pays de Galles, au dogme des 2 %. Quid, derrière tout cela, du partage de la charge, et pour quelle défense ? Quelles sont les possibilités de mutualisation, que ce soit au niveau de l'OTAN ou au niveau d'une défense européenne qui, nécessité faisant loi, va s'imposer peu à peu ? Comment mettre de la cohérence dans tout cela, avec une perspective d'engagement américain sur d'autres fronts, d'une manière ou d'une autre, dans les prochaines années ?

M. Jacques Gautier, président. - Mon général, vous avez la parole.

Général Petr Pavel. - Tout d'abord, nous avons été longtemps habitués à côtoyer des dizaines de milliers de soldats, notamment américains, dans de nombreux pays d'Europe. Le besoin était réel à une certaine époque, mais les États-Unis ont réduit progressivement leur présence sur le vieux continent à partir de 1990.

Aujourd'hui, trois brigades y sont déployées. Cependant, les États-Unis ont la capacité d'envoyer très rapidement des forces supplémentaires, sûrement plus vite que nous ne pouvons le faire. Il n'y a donc pas d'inquiétudes à avoir à ce sujet.

En ce qui concerne les nouveaux membres, comme les pays baltes, les États-Unis ont été très clairs : ils ne les abandonneront pas s'ils se retrouvent dans une situation difficile.

Le président Obama, le vice-président et les responsables militaires américains assurent que les États-Unis répondront toujours aux engagements de l'article 5 du traité de l'OTAN, même si l'Alliance n'intervient pas dans les pays baltes. Cette déclaration constitue donc un message rassurant pour les alliés de ces pays.

Par ailleurs, il y a dix ans, la charge occasionnée par les dépenses de défense de l'OTAN était divisée pour moitié entre les États-Unis et les alliés européens. Aujourd'hui, 75 % de ces mêmes dépenses sont payés par les États-Unis et 25 % par les alliés européens.

Si l'on veut revenir à l'équilibre, les alliés devraient doubler le montant de leur participation. Les nations ont pris l'engagement, au Pays de Galles, de consacrer 20 % à des projets de modernisation. À ce stade, nous en sommes bien loin. Il reste donc beaucoup à faire. Nous avons trop compté sur les États-Unis en matière de défense.

Donald Trump a fait des déclarations assez fortes contre l'OTAN et les alliés européens, mais celles-ci ont été très utiles. C'est en effet la première fois que l'OTAN s'invite dans le débat des élections présidentielles américaines. Ceci a divisé la société américaine en deux camps, ceux qui soutiennent les arguments de Donald Trump, et ceux qui soutiennent l'OTAN, avec la condition importante de rééquilibrage du partage du fardeau. Je pense que c'est un sujet qui sera débattu à Varsovie. Cela fait l'objet d'un débat interne aux États-Unis. S'ils doivent soutenir l'OTAN, ils ont besoin d'un plus grand engagement de notre part pour partager le poids de la dépense.

Quant à la Russie, ce pays a depuis quelques années modernisé environ 70 % de ses équipements militaires, y compris dans le domaine de la cyberdéfense. Ils ont appris beaucoup de leurs engagements militaires précédents, mais aussi des nôtres. Ils ont critiqué nos approches, mais ont également tiré les leçons de ce que nous n'avions pas accompli correctement en Irak, en Afghanistan, en Libye et ailleurs. Ils ajustent également leur propre politique.

La situation des forces russes est compliquée par la façon dont la Russie appréhende son environnement sécuritaire. Dans l'esprit des Russes, il n'existe ni ami, ni partenaire. La Russie se sent toujours menacée par un voisin. L'OTAN, selon les Russes, constitue une menace car elle souhaite se développer, se montre, à leur sens, agressive dans les États baltes, et déploie des forces militaires aux frontières russes. La Russie se trouve donc dans une position défensive vis-à-vis de l'OTAN et a besoin de réagir contre ce qu'elle estime être une agression.

Le président Poutine a réussi à convaincre sa population qu'il existe un complot de l'Occident à son encontre et que quiconque s'opposerait au Gouvernement irait contre la mère Russie. C'est une question de patriotisme. Vladimir Poutine a l'opinion publique derrière lui, même si l'on peut questionner ces sondages, qui le soutiennent à environ 70 %. Il faudra beaucoup de temps avant de convaincre les Russes du contraire.

La menace russe est un mélange de capacités et d'intentions. Il n'y a aucun doute concernant les capacités. On est moins sûr des intentions. Je ne crois pas que ce serait dans l'intérêt stratégique de la Russie d'entrer dans une confrontation militaire avec l'OTAN. Le président russe est peut-être parfois imprévisible dans certaines situations, mais il n'est pas naïf. Il connaît la capacité de l'économie russe à soutenir des opérations à grande échelle. Il sait qu'il ne peut réussir contre l'Occident qu'en utilisant des techniques hybrides et en maintenant ses engagements bien en-dessous du seuil de l'article 5.

Dans quel domaine Vladimir Poutine pourrait-il défier l'OTAN ? Les États baltes présentent des similitudes avec l'Ukraine. Il existe une importante minorité dans ces trois pays, ainsi qu'une certaine proximité géographique. Ceci permettrait de placer l'OTAN dans l'embarras en l'obligeant à prendre des décisions très difficiles, en usant des tactiques hybrides. Il s'agirait d'une agression, mais non visible, qui ne déclenche pas automatiquement l'application de l'article 5 du traité. Je suis désolé d'être aussi direct, mais c'est un fait.

Nous devons donc fournir des éléments de dissuasion suffisamment forts pour éviter ce type de comportement de la part de la Russie, et je pense que ce n'est pas par le biais d'une présence militaire à leurs frontières que nous allons le faire. Ceci va pousser à la confrontation, et personne ne le souhaite. Nous devons donc étudier les choses globalement si nous voulons éviter d'avoir à nous défendre contre la Russie. Ce type de dissuasion doit être porté sur tous les fronts : militaire, politique, économique, et même stratégique. Nous devons utiliser tous les outils à notre disposition pour dissuader la Russie d'une agression potentielle.

Il est nécessaire que les nations les plus importantes de l'OTAN déclarent leur attachement à l'article 5 du traité, au besoin en recourant à des forces supplémentaires. On peut être sûr que le président Poutine entendra le message, car il y a été attentif lors des discussions que nous avons eues à ce sujet au Pays de Galles, et a été assez surpris de la réaction unanime des pays membres de l'OTAN face à l'annexion de la Crimée et à son soutien aux forces séparatistes dans l'est de l'Ukraine. C'est ce genre d'unité qui est nécessaire pour affirmer notre détermination vis-à-vis de la Russie.

Par ailleurs, nous savons que nous devons trouver un équilibre correct en matière de dissuasion face aux défis qui nous arrivent du sud. Nous devons utiliser des outils différents, et c'est pourquoi nous suggérons de recourir à des capacités dont nous disposions auparavant. Pour ce faire, on doit déployer des outils plus adaptés à ce type de crise, développer les capacités et les solutions locales.

Il ne s'agit pas de mettre en oeuvre une intervention militaire. Nous savons que les interventions militaires seules ne résolvent pas les problèmes. Il faut recourir à un spectre complet d'outils - actions militaires, développement de capacités de défense dans des environnements potentiels ou non, permis ou non -, utiliser les possibilités principalement concentrées dans l'Union européenne pour développer le secteur de la sécurité, faire en sorte de réformer la police aux frontières, etc., en appuyant ces outils par le biais de la Commission et se concentrer sur des programmes de développement économique afin de fournir une certaine stabilité à ces pays.

C'est ce package complet de mesures qui faisaient défaut en Irak et en Libye. Nous avons démontré que nous pouvons très rapidement gagner sur le plan militaire, mais nous ne sommes pas certains de gagner sur le plan de la paix. Il s'agit de faire plus que de gagner la guerre d'un point de vue militaire. Nos réponses aux défis du sud doivent être équilibrées, complètes, englober toute la Méditerranée et la région Est, et comprendre également une coopération forte avec l'Union européenne et d'autres acteurs de nations non-alignées ou volontaires. Ceci pourrait ajouter à l'effort global.

Jusqu'à présent, l'OTAN, en tant qu'institution, a été impliquée dans le développement de capacités de défense, surtout en matière d'entraînement, comme en Irak ou en Jordanie et, d'une certaine manière, en Tunisie. Nous devons toutefois impliquer tous les pays de la région pour que les choses soient véritablement efficaces.

Tous les alliés de l'OTAN font partie d'une coalition menée par les États-Unis contre Daech. Ce n'est pas quelque chose dans lequel l'OTAN veut être impliquée, mais si elle rejoint cette coalition, cela va tellement compliquer les relations que ceci risque de réduire l'efficacité de la prise de décisions de la coalition.

Nous avons jusqu'à présent pris des décisions qui fonctionnent pour combattre Daech en Syrie, mais nous devons utiliser les autres outils que j'ai décrits tout à l'heure pour parvenir à l'étape suivante, c'est-à-dire stabiliser et développer ces pays.

Je vais à présent très rapidement évoquer la coopération des services de renseignement. L'échange de renseignements et la coopération constituent l'une de priorités de l'OTAN depuis dix ou quinze ans. Dès les attaques terroristes de Paris et de Bruxelles, l'échange d'informations s'est démultiplié. Il ne s'agit pas de procédures, mais de volonté. D'un point de vue bilatéral, les échanges ont été très rapides. Ils ont fourni beaucoup d'informations qui ont été très utilisées pour résoudre et gérer ces problèmes.

Nous avons énormément insisté pour que l'OTAN bénéficie d'une politique de renseignement globale. Nous avons changé la structure, rassemblé des lignes de renseignement militaire et civil, et avons tout coordonné. D'après ce que je sais, les échanges avec les alliés se sont améliorés de manière significative depuis quelques mois. Nous prenons des mesures en ce sens pour l'avenir. Nous partageons plus en temps de paix que par le passé.

Qu'en est-il de la coopération, ou « Smart Defense-Défense intelligente » ? L'OTAN fonctionne de la même façon que toutes les institutions de l'Union européenne. Après chaque manque, nous avons développé un concept nouveau en laissant le passé derrière nous, croyant que cela allait résoudre les problèmes. Malheureusement, le concept de défense intelligente n'était pas aussi efficace que nous le pensions. Il y a plusieurs raisons à cela. L'une d'elles vient probablement du fait que le timing des achats d'équipement est différent d'un pays à l'autre.

Les avions militaires coûtent par exemple très cher. La plupart du temps, les pays partagent leurs ressources quand ils sont au même niveau dans le cycle des achats. Un des pays peut être au début du cycle et dépenser beaucoup d'argent. À ce moment, il n'est pas vraiment logique d'avoir un programme de partage. Il existe aussi des problèmes de souveraineté nationale. Tout commence et tout se termine en effet par la souveraineté.

Nous avons aussi intérêt à recourir à des producteurs nationaux concernant les achats de matériels de défense. Ne pas recourir à l'industrie nationale et payer des industriels d'autres pays constitue un problème : la population n'est pas contente, l'industrie ne soutient pas le Gouvernement, etc.

C'est pourquoi ces projets n'ont pas véritablement été des réussites. Nous avons cependant connu quelques bons résultats en termes d'achats de services ou de biens. Certains pays ont développé des plates-formes de partage qui fonctionnaient bien, comme les Pays-Bas, la Belgique, les pays de Viegrad, la France ou la Grande-Bretagne.

Ceci n'a cependant pas très bien fonctionné. L'idée de pays cadre offrait un très bon potentiel et n'était pas si mauvaise. Le projet ne consistait pas simplement à renforcer la coopération et la défense mais à soutenir de petits pays qui, du fait de leur taille, ne sont pas capables de répondre à leurs besoins. Ils ont donc travaillé avec les pays cadres et, ensemble, sont aujourd'hui capables de fournir des capacités bien plus robustes. Ce concept va être employé de plus en plus, et nous envisageons de l'utiliser pour résoudre des problèmes du sud, où les pays cadres pourraient être responsables des volontaires qui travaillent pour l'OTAN et l'Union européenne.

M. Jacques Gautier, président. - Qu'en est-il de l'élargissement ?

Général Petr Pavel. - On m'a posé la question depuis plusieurs jours à travers certains médias, surtout quand l'ambassadeur américain à l'OTAN a clairement dit que l'Alliance pourrait ralentir son programme d'élargissement.

Je pense que notre position officielle à Varsovie consistera à dire que l'élargissement a été un processus qui a amené plus de stabilité que d'instabilité. Pour l'OTAN, il existe un véritable intérêt à transformer ce processus en processus bilatéral. Il faut que cela intéresse le pays concerné et l'OTAN afin d'aider ledit pays à devenir membre.

Un pays doit remplir beaucoup de critères et mettre en oeuvre un certain nombre de réformes. Cela prend du temps. On a du mal à imaginer aujourd'hui que l'on va inviter l'Ukraine ou la Géorgie à adhérer à l'OTAN, et ces pays, quoi qu'ils disent, connaissent fort bien la réalité. Mais il serait inopportun d'affirmer que l'OTAN ferme totalement ses portes.

En principe, à Varsovie, nous allons déclarer que notre politique d'ouverture est toujours valable et que nous l'utiliserons quand il le faudra, sans plus de détails. La seule chose que l'on peut dire, c'est que le Monténégro fait maintenant partie du processus d'adhésion. Les documents seront signés fin mai, et le processus de ratification des vingt-huit parlements débutera alors. Une fois le processus achevé, le Monténégro sera membre de l'OTAN, mais il faudrait peut-être encore un an ou un an et demi pour achever le processus.

Aucun autre pays ne souhaite devenir membre de l'OTAN, mais personne n'utilisera des mots aussi directs. Je pense qu'à Varsovie, nous confirmerons notre politique d'ouverture.

M. Jacques Gautier, président. - Merci pour cette intervention. Nous avons apprécié votre présentation et plus encore vos réponses, complètes, claires, sans langue de bois, qui comportent une vision stratégique claire.

Aujourd'hui, les hauts responsables militaires avec lesquels nous travaillons ont une vraie vision, qui devrait être celle de beaucoup de politiques et qu'ils n'ont pas forcément.

Vous avez dit que la réponse militaire ne suffisait pas s'agissant des OPEX. Nous sommes plusieurs sénateurs à travailler pour une approche globale des opérations extérieures, et nous remettrons notre rapport début juillet. Il est évident que l'aide économique, l'aide au développement, la bonne gouvernance et la formation sont indispensables. Faute de cela, l'intervention militaire dans la durée est un échec. Merci à tous !

La réunion est levée à 19 heures 21.

Mercredi 4 mai 2016

- Présidence de M. Christian Cambon, vice-président -

La réunion est ouverte à 9 h 04.

Ratification de l'accord portant création de la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. Jean-Pierre Raffarin et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 483 (2015-2016) autorisant la ratification de l'accord portant création de la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures.

M. Jean-Pierre Raffarin, rapporteur. - Je rapporte ce matin devant vous la ratification de l'accord portant création de la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures ou « A I I B » selon son acronyme anglais.

Il s'agit pour une part d'une réponse à la décision des Etats-Unis de se tourner vers le Pacifique et l'Asie : la Chine réaffirme ainsi qu'elle souhaite consolider son influence sur cette zone.

La création de cette banque a été annoncée devant le parlement indonésien par le président chinois en octobre 2013. Celui-ci a déclaré que c'était « pour soutenir le processus d'interconnexion et d'intégration du développement économique de la région » que la Chine a proposé de construire la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures pour « fournir un soutien financier au développement d'infrastructures dans les pays en développement de la région ».

En octobre 2014, la Chine a signé avec les pays asiatiques intéressés un protocole d'entente. Parmi ces pays, on comptait, outre la Chine : l'Inde, le Kazakhstan, le Pakistan et des pays membres de l'Association des Nations d'Asie du Sud-Est (ASEAN) : Brunei, la Malaisie, les Philippines, la Thaïlande, Singapour et l'Indonésie.

La Chine a ensuite lancé un appel à candidatures pour rejoindre le groupe des « membres fondateurs potentiels », dont l'échéance était fixée au 31 mars 2015. Ce statut de « membre fondateur potentiel » donnait la possibilité d'avoir une place à la table des négociations pendant l'élaboration des statuts et des premières politiques de la Banque.

Comme Bruno Bézard, le directeur général du Trésor, nous l'a expliqué, les Etats-Unis, le Japon et le Canada n'ont pas souhaité devenir membres fondateurs.

En revanche, en mars 2015, le Royaume-Uni, le Luxembourg et la Suisse ont été les premiers pays dits « non-régionaux » à annoncer leur intention de devenir « membres fondateurs potentiels », bientôt suivis par la France, l'Allemagne et l'Italie. À leur suite, 17 pays européens se sont également déclarés, dont quatorze membres de l'Union européenne.

La Nouvelle-Zélande, l'Australie et la Corée du Sud ont également rejoint le groupe des pays régionaux. Enfin, trois BRICS qui n'avaient jusque-là pas souhaité s'associer à l'initiative - le Brésil, la Russie et l'Afrique du Sud - ont finalement déclaré leur intérêt quelques jours avant la date butoir et font également partie des membres fondateurs.

Par ailleurs, environ 35 pays auraient signalé leur intérêt pour l'AIIB et devraient rejoindre les membres fondateurs potentiels quand cela sera possible, peut-être au second semestre 2016. Parmi eux, le Canada envisage finalement de devenir membre de l'AIIB.

Ainsi, le 1er janvier 2016, 57 membres fondateurs potentiels de l'AIIB avaient signé l'accord portant création de la Banque. À la date du 17 mars 2016, 32 d'entre eux avaient déposé leurs instruments de ratification.

La création de l'AIIB est une importante étape dans la montée en puissance progressive de la Chine au sein des institutions multilatérales de développement.

Depuis plusieurs années, la Chine cherche en effet à renforcer son influence dans les institutions financières internationales, s'y estimant sous-représentée compte tenu de son poids actuel dans l'économie mondiale. La création de l'AIIB apparait ainsi comme le point culminant d'une série d'initiatives chinoises pour améliorer la place de ce pays dans les institutions multilatérales de développement :

- en 2013, la Chine, actionnaire de la Banque interaméricaine de développement (BID), a choisi d'y accroitre son influence par la mise en place d'un fonds fiduciaire, auquel elle a prévu d'affecter jusqu'à 2 milliards de dollars, afin de cofinancer des projets avec cette banque ;

- en 2014, elle a également établi un fonds fiduciaire à la Banque africaine de développement (BAD), doté de 2 milliards de dollars, pour réaliser des cofinancements dans le secteur des infrastructures ;

- en 2015, la Chine a adhéré au Centre de développement de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ;

- enfin, le 14 décembre 2015, ce pays a rejoint la dernière grande banque régionale de développement dont il n'était pas membre, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). Si la Chine ne détient qu'une part très faible du capital de la BERD (0,1 %), elle pourrait, comme avec les autres banques multilatérales, envisager de créer un fonds bilatéral de cofinancement.

La création de l'AIIB a été interprétée par certains pays occidentaux comme une réaction au conservatisme des institutions de Bretton Woods. Jusqu'en 2015, la Chine s'est en effet heurtée au blocage, par le Congrès américain, de la réforme du Fonds monétaire international (FMI), réforme portant sur les droits de vote et l'augmentation des contributions des Etats membres. La création de l'AIIB a ainsi pu être ressentie comme une manière de contourner ces organismes issus des accords de Bretton Woods. Toutefois, il faut noter qu'en 2015, les Etats-Unis ont fini par ratifier la réforme du FMI, ce qui a placé la Chine au troisième rang des investisseurs du fonds et permis l'entrée du renminbi (RMB) dans le panier des droits de tirage spéciaux (DTS).

Apparaissant ainsi comme la contribution spécifique de la Chine à l'architecture des institutions internationales financières et de développement, l'AIIB n'a pas nécessairement vocation à les concurrencer ou à s'y substituer. Compte tenu de l'étendue des besoins - j'y reviendrai - la nouvelle banque se positionne plutôt comme un organisme complémentaire de ces institutions.

D'ailleurs, des cofinancements avec les banques multilatérales existantes sont prévus parmi les toutes premières opérations de la Banque et le Président de l'AIIB récemment nommé, Jin Liqun, a déjà rencontré les Présidents de la Banque mondiale et de la Banque asiatique de développement pour identifier un certain nombre de projets qui pourront faire l'objet de cofinancements.

La création de l'AIIB est pleinement justifiée du point de vue des besoins immenses d'infrastructures de l'Asie.

En 2010, la Banque asiatique de développement estimait le besoin d'investissement à 8 000 milliards de dollars entre 2010 et 2020.

Il est évident que les financements des banques multilatérales existantes - 30 milliards de dollars de prêts par an pour la Banque mondiale et 12 milliards pour la Banque asiatique de développement - ne permettent pas de satisfaire les besoins. Les marchés financiers régionaux ne sont pas non plus suffisamment développés. L'AIIB devrait ainsi contribuer à orienter l'épargne dormante de pays développés ou à revenus intermédiaires vers les pays de la région qui en ont le plus besoin.

Première sous-région concernée, l'Asie du Sud-Est présente un retard important s'agissant de la quantité et de la qualité des infrastructures, si l'on excepte Singapour et la Malaisie. Le rapport d'information de Christian Cambon sur l'Asie du Sud-Est a montré l'étendue de ces besoins. La Thaïlande, l'Indonésie, le Vietnam et les Philippines ont des infrastructures globalement insuffisantes nécessitant d'importantes améliorations, tandis que les pays les moins avancés de la région, la Birmanie, le Cambodge et le Laos, ont besoin de développer leurs infrastructures de base.

Les pays d'Asie du Sud présentent quant à eux un retard significatif s'agissant de la quantité et de la qualité de leurs infrastructures de transport, ce qui constitue un frein majeur à leur croissance. Confrontés, à des degrés divers, à des contraintes de financement, ils ne reçoivent pas de financements multilatéraux à la hauteur de leurs besoins : c'est le cas du Bangladesh, de l'Inde et du Pakistan.

Enfin, les besoins en financement des pays de l'Asie centrale et du Caucase sont également très importants. Les infrastructures de ces pays sont sous-dimensionnées ou dans un état médiocre, résultat d'un sous-investissement depuis la fin de l'URSS. Même si les principales institutions financières internationales y sont déjà très actives, il existe des besoins supplémentaires de financements que l'AIIB pourrait satisfaire, d'autant que le contexte macroéconomique dégradé dans la région, lié principalement à la chute des revenus en hydrocarbures et à l'impact de la dévaluation du rouble sur les monnaies locales, accroît les besoins de financement extérieur.

La création de l'AIIB est pleinement en phase avec la nécessité ressentie par les pays asiatiques, et affichée comme premier objectif par l'ASEAN, d'une intégration croissante, au nom de la « connectivité » au sein du continent asiatique, mais également entre l'Asie, l'Europe et l'Afrique.

C'est aussi en septembre 2013, concomitamment au lancement du projet de l'AIIB, que le Président Xi Jinping a dévoilé la stratégie de la « nouvelle route de la soie » dite aussi « one belt, one road », qui comprend une route terrestre devant relier la Chine à l'Europe par l'intermédiaire de l'Asie centrale et occidentale et une route maritime venant renforcer les connections de la Chine avec les pays d'Asie du Sud, l'Afrique et l'Europe. Cette initiative a pour but de permettre à la Chine de conquérir de nouveaux marchés commerciaux en en facilitant l'accès par la construction d'infrastructures de transport, dans un contexte de ralentissement de la croissance de l'économie chinoise et de diminution de la demande externe.

Même s'il n'existe pas de lien formel entre l'AIIB et la « nouvelle route de la Soie », cette institution multilatérale de financement apparaît comme un outil d'appui à la politique étrangère de la Chine, portant sa vision économique et géopolitique, car leurs périmètres d'intervention se recouvrent largement, en termes géographiques mais aussi sectoriels, puisque la priorité est donnée dans les deux cas aux infrastructures de transport. Plusieurs projets pourraient ainsi vraisemblablement bénéficier du soutien des deux initiatives, les autorités chinoises ayant d'ores et déjà clairement indiqué qu'elles chercheraient à mobiliser l'AIIB comme instrument financier en faveur de la nouvelle route de la soie. Cette cohérence et cette constance dans les objectifs sont à souligner.

Comment se positionnent les pays de la zone euro, et en particulier la France, au sein du nouvel organisme, et ont-ils pu faire valoir leurs exigences propres ?

Le 17 mars 2015, la France, accompagnée de l'Allemagne et de l'Italie, s'est jointe au groupe des membres fondateurs potentiels, juste avant la date de clôture de l'appel à candidature. Cette démarche commune avait pour objet de manifester la forte cohésion de la zone euro. Ce faisant, la France a considéré que la Banque a un rôle à jouer pour répondre à l'important besoin de financement des infrastructures en Asie et qu'une participation dès sa création permettrait de s'assurer du respect des meilleurs pratiques en termes de gouvernance, de marchés publics ainsi que de la sauvegarde des normes environnementales et sociales.

La coordination entre pays de la zone euro s'est prolongée par la demande des pays de la zone euro de former une circonscription unique au sein du Conseil d'administration et l'obtention d'une chaise « Zone euro » occupée à tour de rôle, pour une durée calculée en fonction de leurs poids respectifs en termes de droits de vote au sein de la circonscription.

Il faut à cet égard rappeler que la Chine s'est toujours montrée très favorable à la zone euro, qu'elle a soutenue dans la crise de la dette européenne.

La France a ainsi pu participer au processus de négociation à partir de la quatrième réunion, les 27 et 28 avril 2015, à Pékin. Au cours de la réunion de finalisation des statuts qui s'est tenue en mai 2015 à Singapour, la France et ses partenaires européens ont abordé les politiques environnementales et sociales ainsi que celles de passation des marchés, obtenant satisfaction sur les points qu'ils jugeaient indispensables.

Ainsi, l'article premier des statuts précise désormais que l'objet de la Banque est le développement économique durable. Le principe de transparence est également mentionné à plusieurs reprises. Concernant les règles de passation de marchés, les statuts prévoient enfin qu'il n'y aura aucune restriction à l'acquisition de biens et de services au regard de leur pays de provenance.

En outre, le rapport explicatif accompagnant les statuts prévoit que les politiques de la Banque se fonderont « sur les meilleures pratiques internationales ». Cette mention des « meilleures pratiques» vise à s'assurer que la banque s'inspirera, dans ses politiques, des autres banques multilatérales de développement.

Au-delà de ces grands principes fixés dans les statuts de l'AIIB, les membres européens ont obtenu l'élaboration d'un « cadre environnemental et social » et d'un « cadre en matière de passation de marchés » sur lesquels les discussions ont été engagées dès le mois de mai 2015, l'expertise de l'AFD ayant été sollicitée par le Trésor.

Si le cadre de passation de marchés a rapidement été considéré comme satisfaisant, le cadre social et environnemental, document particulièrement sensible, a requis une attention plus grande et la France a obtenu qu'il fasse l'objet d'une consultation publique au cours de l'été 2015. La Banque a ensuite présenté une version révisée du « cadre » et après quelques échanges supplémentaires, pendant lesquels la France a notamment demandé que soit bien pris en compte l'Accord de Paris sur le climat, le document a été considéré comme satisfaisant par l'ensemble des parties.

Ces deux documents-cadres ont été formellement adoptés par le conseil d'administration début 2016. Ils ont donc valeur de cadre d'action de la banque et seront tous deux complétés par des procédures de mise en oeuvre.

Ainsi, contrairement à ce que l'on aurait pu craindre, la Chine s'est montrée ouverte aux modifications proposées par les Européens. Elle est certes, et demeurera, le principal membre de l'AIIB, dont le siège se trouve à Pékin et dont le président est chinois, mais n'en sera pas le décideur unique. En contrepartie, l'AIIB devient une institution pleinement multilatérale, dont les standards et la méthodologie lui permettent d'agir de façon complémentaire et coordonnée avec les institutions existantes, ce qui est profitable à la fois à la Chine et aux principaux donateurs internationaux.

En ce qui concerne plus spécifiquement la place de la France au sein de la Banque, elle résulte de la part de capital qu'elle détient, elle-même proportionnelle à son produit intérieur brut. Cette part s'élève ainsi à 3,37 % du capital, soit 3 375 millions de dollars, dont 675,12 millions de parts appelées qui devront être versées sur cinq ans. L'accord étant entré en vigueur au deuxième semestre de 2015, avant la ratification de l'accord par la France, cette dernière devra verser en 2016 les deux premières tranches, soit 270 millions de dollars, puis une tranche de 135 millions de dollars par an pendant trois ans.

Compte tenu du mode de calcul des droits de vote au sein de l'institution, la France détiendra 3,19 % des droits de vote totaux des membres de la Banque et 11,9 % des droits de vote des membres non-régionaux.

Mais c'est par la coordination entre les membres européens de l'institution que l'influence de ces derniers se trouvera maximisée. Sur les douze membres que comptera le conseil d'administration de la banque, trois seront des membres non régionaux, dont deux seront européens. L'un de ces deux sièges sera occupé à tour de rôle par un État membre de la zone euro, l'autre par un État non membre de la zone euro, en vertu d'un accord de rotation agréé en décembre 2015. Cet accord a le mérite d'offrir un front uni, mais de fait nous fait aussi disparaitre, en tant que France, par intermittence : sa pertinence devra être évaluée dans la durée.

Il faut souligner que la Chine a de fait accepté de faire chuter sa part dans le capital de l'AIIB en décidant d'y inviter des membres non-régionaux. La Chine aura 30,34 % du capital de la Banque, ce qui représente 26,06 % des droits de vote.

En réalité, la Chine conserve ainsi, dans un premier temps, un droit de véto pour les décisions importantes requérant une majorité qualifiée, celle-ci s'établissant aux trois-quarts. Toutefois, dès que de nouveaux membres (autres que les 57 initiaux) auront adhéré, ce qui devrait arriver rapidement, ses droits de vote chuteront en-deçà de 25 % et elle perdra ce droit de veto.

Quant aux pays non-régionaux, ils détiendront 26,7 % des droits de vote et bénéficieront donc bien, de facto, d'un droit de veto pour les décisions les plus « importantes » que devra prendre le conseil d'administration.

Si, à travers la création de cette banque, la volonté de la Chine d'accroître son influence internationale et de donner un élan supplémentaire à son économie apparaît ainsi comme une évidence, il existe néanmoins un certain nombre de garde-fous qui garantissent la prise en compte des exigences, notamment sociales et environnementales, portées par les autres banques multilatérales, et qui fournissent un cadre de concurrence loyale entre les entreprises qui seront candidates pour mener à bien les projets de développement financés par l'AIIB.

Dès lors, les entreprises françaises doivent se mettre en ordre de bataille pour tirer leur épingle du jeu et ainsi participer au développement des pays de la région asiatique et à ses retombées positives pour l'ensemble de l'économie mondiale.

Mais le message principal que nous envoie la création de l'AIIB c'est celui de l'entrée de la Chine dans le multilatéral.

On le voit à l'ONU, on le voit à l'UNESCO, on le voit ici avec l'AIIB et je crois qu'il faut vraiment s'en féliciter : la Chine s'engage, elle joue le jeu, à nous de savoir accompagner le mouvement.

Mes chers collègues, je vous invite donc à adopter le projet de loi qui nous est soumis et je salue la décision du gouvernement (et de Laurent Fabius en particulier) d'avoir su saisir cette opportunité, à mon sens assez historique.

M. Christian Cambon, président. - On observe, dans cette partie du monde, une certaine prévention à l'encontre de la Chine. On a vu aussi la manière dont ce pays s'y est pris à Madagascar. La Chine a-t-elle réussi à modifier son image ?

M. Robert del Picchia. - Vos remarques sur le multilatéralisme de la Chine sont justes. On voit que la Chine est soucieuse de soigner son image en se montrant généreuse vis-à-vis de ses partenaires. En revanche, si cette initiative est complémentaire du système monétaire international actuel, ne risque-t-elle pas à terme d'entrer en concurrence avec lui ? Par ailleurs, en quelle monnaie les prêts pourront-ils être libellés ? On se souvient que l'initiative de l'OPEP pour remplacer le dollar par le DTS avait fait long feu. Enfin, où la Grande-Bretagne se situe-t-elle dans cette initiative ?

Mme Nathalie Goulet. - La France a intérêt à ratifier cet accord. Il est intéressant qu'on trouve comme signataires Israël, l'Arabie Saoudite mais aussi l'Iran. Que va-t-il se passer si les sanctions perdurent à l'encontre de ce dernier pays malgré l'accord récemment signé ? Si un des membres fondateur figure dans la liste des paradis fiscaux ? Enfin, de quelle manière cette nouvelle banque coordonnera-t-elle son action avec celle la Banque islamique de développement ou encore de l'Agence française de développement (AFD) ?

M. Joël Guerriau. - La route de la soie rappelle Marco Polo, sauf que dans le cas de l'espèce c'est la Chine qui s'ouvre le monde et non l'inverse ! Que pourra faire la France en pesant 3 % du capital ? Quel était le risque de ne pas adhérer ? Quelle est la position des banques françaises et de l'AFD ? La chaise unique de la zone euro sera une parmi combien de chaises ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - La création de cette banque est à l'évidence un succès diplomatique pour la Chine mais nous ne pouvions pas être absents de ce tour de table. Les votes seront proportionnels aux PIB des pays membres. Ceci n'est-il pas facteur d'instabilité si d'autres pays adhèrent ? Quelle sera alors notre place dans le dispositif ? La part de nos entreprises ne risque-t-elle pas d'être très fluctuante ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - On voit que la monnaie chinoise est de plus en plus utilisée en Afrique. Quelle est la position du Japon, des Etats-Unis et des autres pays sur cette évolution ? Comment l'activité de cette nouvelle banque va-t-elle s'articuler avec celle de la Banque asiatique de développement ?

M. Yves Pozzo di Borgo. - Ne s'agit-il pas d'une sorte d'application par les Chinois de la doctrine Monroe à l'Asie ? Je poserais également une question en tant que président du groupe d'amitié France-Asie centrale. Dans les pays de la route de la soie, nous sommes à présent dans un « deuxième cercle économique ». Ainsi, au Turkménistan et au Kazakhstan, les entreprises françaises étaient présentes, mais cette présence recule. Est-ce que nos entreprises pourront bénéficier de la pénétration de l'AIIB dans cette zone ?

M. André Trillard. - A côté de ce beau projet, il y a la banque des BRICS dont la gouvernance est également chinoise ! Par ailleurs, l'Afrique peut devenir la chasse gardée de la Chine ! Je pense notamment à la construction de ports dans plusieurs pays, et aux visées chinoises sur le port de Lomé, en particulier. Par ailleurs, n'oublions pas que certains produits restent interdits à l'importation en Chine, la pénétration de nos entreprises n'étant autorisée que dans les cas où la Chine le veut bien. Il faut certes adhérer à l'AIIB mais sur une base d'ouverture plus réciproque.

M. Claude Malhuret. - Le 18 décembre 2015, les occidentaux ont fait une concession importante à la Chine en permettant que le renminbi soit inclus dans le panier des cinq monnaies composant les DTS, alors même que la monnaie chinoise ne remplissait pas les critères nécessaires, étant étroitement contrôlé par le Gouvernement chinois. Il y a là une rupture d'égalité. Est-il dès lors prudent de s'engager dans ce nouveau projet sans exiger que la monnaie chinoise rejoigne le droit commun ?

M. Jean-Paul Emorine. - Un commentaire : lorsqu'on voit l'influence chinoise dans cette zone, en particulier à Singapour et en Malaisie, la démarche de la Chine apparaît naturelle. Il est préférable pour nous d'y participer. Par ailleurs, nous avons fait, Richard Yung et moi, un rapport sur l'union des marchés de capitaux. Aux Etats-Unis, 70 % des investissements sont financés par les marchés de capitaux. En Europe, le président Juncker aimerait que l'on passe de 30 à 50 %. Il faut donc relativiser ! Enfin, les Chinois recherchent assidûment des terres agricoles en raison de leurs énormes besoins dans ce domaine.

M. Jeanny Lorgeoux. - On ne pourra pas empêcher la montée de l'« Empire chinois ». Il vaut mieux accompagner le mouvement que s'y opposer. En ce qui concerne l'Afrique subsaharienne, l'AFD ne peut pas financer à elle seule toutes les infrastructures. Or les Africains ayant commencé à remettre en cause la qualité des infrastructures construites par les Chinois, la Chine aimerait une « triangulation » avec la France pour pénétrer plus durablement le marché africain en améliorant la qualité de ses investissements. Du point de vue des entreprises françaises, il s'agit d'utiliser au mieux ce nouveau levier !

Mme Hélène Conway-Mouret. - Quelle est la réaction de Moscou à la création de cette banque ?

M. Jean-Pierre Raffarin, rapporteur. - Finalement, la question de fond que vous posez revient à se demander s'il faut avoir peur de la Chine. En premier lieu, cela ne sert à rien d'avoir peur en politique étrangère et en second lieu, cela dépend de la vision que l'on a du monde. En France, la vision de la politique étrangère est celle d'un monde multipolaire. L'émergence de la Chine contribue à un nouvel équilibre du monde et c'est aussi le moyen de ne pas avoir pour seul interlocuteur les États-Unis. La paix, qui est notre objectif final, ne doit pas être imposée au reste du monde par une seule grande puissance, mais doit être le résultat d'un équilibre entre les pays. Le fond de l'affaire, c'est que la pensée chinoise n'est pas une pensée de l'affrontement. Songer qu'au XVe siècle l'amiral Zheng He arrive en Afrique avec une véritable armada mais qu'il ne lui vient pas à l'idée de coloniser les territoires qu'il visite. On n'a pas affaire à un peuple qui pratique l'affrontement, même si cela ne veut pas dire qu'il ne défend pas ses intérêts. L'élément important, c'est « le potentiel de situation », comme cela a très bien été montré par François Julien notamment, la création d'un rapport de forces tel que les adversaires n'ont pas intérêt à vous attaquer. Ainsi pour les Chinois, le général le plus brillant n'est pas celui qui gagne la guerre mais celui qui se met en situation de ne pas avoir à la livrer.

La Chine construit l'AIIB et obtient l'entrée du renminbi (RMB) dans le panier des droits de tirage spéciaux (DTS), c'est à dire qu'elle construit son « potentiel de situation », sans agressivité, en associant les autres pays. Naturellement, il y a derrière tout cela une volonté de puissance marquée par une ambition d'abord asiatique. La Chine veut être « le leader » de cette région en vue d'être une puissance mondiale majeure. La recherche de l'équilibre « à la française » ne peut s'exprimer que par la voie multilatérale. Que des outils multilatéraux se créent, c'est la moins mauvaise des solutions, car ils permettent d'associer le plus de partenaires possibles. Le fait que la Chine investisse dans l'ONU, comme le dit Robert del Picchia, me paraît positif car on reste dans un cadre multilatéral. Je serais davantage inquiet si elle s'investissait à l'extérieur de l'ONU ! Le Président Cambon parlait de l'expérience de Madagascar et cela rejoint ce que disait Jeanny Lorgeoux sur l'Afrique. Les Chinois veulent corriger les difficultés connues en Afrique et ils souhaitent travailler avec la France en Afrique pour y construire une stratégie de long terme. Les Chinois ont une volonté de long terme et la France leur semble être un bon allié pour cela.

Pour répondre à Robert del Picchia, il y a douze sièges au Conseil d'administration dont trois hors région Asie. Il y a ainsi une chaise « zone euro », une chaise « Europe élargie » avec notamment le Royaume-Uni et une chaise «  Emergents non asiatiques » avec le Brésil, l'Egypte et l'Afrique du Sud. C'est vrai qu'il y a des concurrences, comme le disait aussi Joëlle Garriaud-Maylam. Le Japon d'ailleurs a lancé son propre plan d'investissements de 110 milliards de dollars sur cinq ans et la Banque asiatique d'investissement a également fait son plan d'investissements en Asie. Cependant il y aura aussi des partenariats et des cofinancements comme l'accord le prévoit.

Pour répondre à Joël Guerriau, si nous sommes d'accord pour que la Chine soit un partenaire mondial dans un monde multipolaire, alors on n'a pas intérêt à dire « non » en permanence mais plutôt à aider la Chine à accéder à cette position. Le Royaume-Uni a été plus rapide que nous, mais je considère qu'il valait mieux répondre avec l'Allemagne et l'Italie que tout seul, même un peu plus tardivement. Le risque est d'apparaître comme velléitaire et comme manquant de confiance dans un monde multipolaire. Quand je vois que les Etats-Unis exigent des visas pour les Français qui ont fait un passage préalable en Iran alors qu'ils décident d'ouvrir l'Iran, je m'interroge sur l'intérêt qu'une seule grande puissance fixe des règles. S'agissant des droits de vote, il n'y a pas de risque de déséquilibre s'il y a de nouveaux entrants au capital. Il n'y a pas non plus de monnaies choisies mais on reste dans une logique d'internationalisation du RMB. Les propos des campagnes présidentielles américaines sont souvent en contradiction avec l'attitude des Etats-Unis par la suite. Ainsi, lors de son premier déplacement en Chine, en qualité de secrétaire d'Etat, Mme Clinton n'avait pas dit un mot de la question des droits de l'Homme. On voit bien qu'il y a une attitude destinée au public américain et une autre, celle de deux grandes puissances qui traitent entre elles.

Pour répondre à Yves Pozzo di Borgo, s'agissant des grandes entreprises françaises, elles travaillent assez bien en Chine et je ne suis pas très inquiet. Pour les PME, c'est différent, car il faut qu'elles y aient de bons partenaires. Les grands groupes trouveront des partenariats mais il faut construire des partenariats pour les PME car sinon, comment peuvent-elles profiter des opportunités ? Notre système d'export est fragilisé par le fait que les grands groupes ne portent pas les PME comme c'est le cas en Allemagne. Safran emmène des PME en Chine mais il y a assez peu de groupes français qui le font. Jean-Paul Emorine a tout à fait raison sur l'achat de terres par les Chinois. Vous avez été plusieurs à parler du triangle France-Chine-Afrique, je vous annonce qu'il y aura un grand forum sur ce sujet à Dakar fin 2016 en présence des premiers ministres français et chinois, des autorités sénégalaises et celles d'autres pays d'Afrique. S'agissant de la Russie, les relations entre la Chine et la Russie se sont améliorées. La Chine a toujours choisi la stabilité en matière de politique étrangère. Pour elle, un bon régime est un régime stable. Les Chinois ne se positionnent pas comme « les gendarmes du monde ». Ils considèrent que pour développer leur pays, ils ont besoin que le reste du monde soit stable.

Pour conclure, il se passe quelque chose de très intéressant aujourd'hui. Un nouveau monde se dessine avec de nouvelles puissances. La Chine y sera un facteur d'équilibre avec les Etats-Unis. Tout notre intérêt est de construire du « multilatéral » pour éviter d'être exclu.

Mme Hélène Conway-Mouret. - En fait ma question portait sur l'attitude des pays qui sont dans la zone d'influence russe. N'auraient-ils pas intérêt à se tourner vers la Chine et quelle serait alors l'attitude de la Russie ?

M. Jean-Pierre Raffarin, rapporteur. - La Russie ne peut pas être contre les investissements chinois dans ces pays, compte tenu de sa situation économique. Il n'y aura donc pas d'hostilité. La Russie et la Chine ont fait beaucoup de progrès pour se comprendre. Nous travaillons beaucoup pour cela.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte le rapport ainsi que le projet de loi précité, à l'unanimité. Il sera examiné par le Sénat en séance publique le 12 mai 2016, selon la procédure normale.

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

Evénements du Nagorny Karabagh - Audition de M. Bernard Fassier, ancien ambassadeur, ancien co-président du groupe de Minsk

La commission auditionne M. Bernard Fassier, ancien ambassadeur, ancien co-président du groupe de Minsk, sur les événements du Nagorny Karabagh.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous sommes heureux d'accueillir M. Bernard Fassier, ancien ambassadeur de France en Géorgie, et qui a été pendant plusieurs années coprésident du Groupe de Minsk, instance de médiation dans le conflit du Haut-Karabagh, territoire montagneux situé en Azerbaïdjan et peuplé majoritairement d'Arméniens. C'est en tant que spécialiste de ce conflit, habituellement considéré comme « gelé » mais où se sont récemment déroulés des événements d'une extrême violence, que nous avons souhaité vous entendre.

Nous savons qu'un cessez-le feu a été instauré mais qu'il reste fragile. Quelle est votre analyse de la situation ? Quelles en sont les causes et les issues possibles ?

M. Bernard Fassier, ancien ambassadeur, ancien co-président du groupe de Minsk. - La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a souhaité m'auditionner sur le conflit au Haut-Karabagh, considéré bien à tort comme un conflit gelé. J'ai d'abord hésité à accepter votre invitation, tant ce conflit est complexe et difficile à expliquer ; en outre, les événements qui ont ensanglanté la région ont suscité des prises de position tranchées chez certains parlementaires, alors même que notre pays s'est vue confier par la communauté internationale la mission de mener une médiation équitable et impartiale entre les deux parties.

Mais comme j'ai passé vingt années à jouer les artisans de paix en Géorgie, en Biélorussie, en Bosnie-Herzégovine et pendant sept ans dans ce conflit qui a opposé l'Azerbaïdjan et l'Arménie, je me suis dit que mon expérience pourrait peut-être vous éclairer.

Je rappellerai d'abord quelques éléments fondamentaux de ce conflit et ses enjeux. Aux confins des empires perse, turc et russe, le Haut-Karabagh a toujours été disputé par ces trois puissances. En 1921, l'URSS attribue ce territoire à l'Azerbaïdjan. C'est l'époque où Staline, commissaire du peuple aux nationalités, crée dans le Caucase une série de bombes à retardement, en donnant en Géorgie un statut particulier à l'Abkhazie et à l'Ossétie du Sud et en séparant l'Azerbaïdjan par un couloir attribué à l'Arménie, sans que celui-ci rejoigne pour autant le Haut-Karabagh, territoire d'Azerbaïdjan majoritairement peuplé d'Arméniens. Tout était réuni pour que ces bombes explosent. C'est ce qui s'est passé en Géorgie en 2008 et en Azerbaïdjan avec le Haut-Karabagh à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Dans le contexte de l'effondrement de l'URSS, c'est une guerre très violente, occultée par les événements en ex-Yougoslavie, qui a opposé l'Arménie à l'Azerbaïdjan pour le contrôle du Haut-Karabagh, alors peuplée de 77 % d'Arméniens.

Dans cette guerre, largement attisée par les services secrets soviétiques de l'époque, Moscou a soutenu successivement l'une puis l'autre partie, avant d'imposer un cessez-le-feu en 1994. Celui-ci a été plus ou moins observé, malgré des tirs quotidiens et 5 à 6 morts par semaine, des flambées de violence se produisant parfois comme en 2008. Jamais il n'y avait eu cependant, comme en avril dernier, la mise en oeuvre de moyens militaires de grande ampleur et des pertes avoisinant sans doute plus d'une centaine de personnes de part et d'autre.

Aujourd'hui le statut du Haut-Karabagh demeure incertain et la situation est toujours gelée au profit des Arméniens qui en contrôlent la quasi-totalité du territoire, à l'exception d'une petite zone située au nord-est - où ont eu lieu l'essentiel des incidents d'avril - ainsi que sept districts azerbaïdjanais adjacents, qui constituent une zone de sécurité arménienne autour du Haut-Karabagh.

La prolongation de ce conflit depuis trente ans constitue un handicap majeur pour le développement de la région et des deux pays, particulièrement pour l'Arménie qui est très isolée et dont seule la frontière avec la Géorgie reste ouverte, la Turquie ayant fermé la sienne en soutien à Bakou.

Or cette région est d'un intérêt stratégique majeur sur le plan énergétique, puisqu'y transitent, en contournant l'Arménie, les infrastructures assurant le transport vers l'ouest des hydrocarbures de la mer Caspienne et d'Asie centrale. Il n'est donc pas étonnant que les stratégies d'influence de la Russie et des Etats-Unis, mais aussi des puissances régionales montantes que sont l'Iran et la Turquie, s'y confrontent âprement. Et nous devons aussi y défendre nos intérêts, qui sont importants en Arménie comme en Azerbaïdjan, qu'ils soient historiques, culturels, économiques ou énergétiques. C'est pourquoi la position de la France est claire : c'est d'être l'amie et le partenaire des deux pays.

J'aborde maintenant la médiation tripartite France-Etats-Unis-Russie pour vous faire comprendre les enjeux du règlement et pourquoi il ne peut y avoir de solution qui satisfasse 100 % des objectifs de l'une ou l'autre des deux parties. On distingue trois phases. Dans un premier temps, les médiateurs ont essayé de mettre en application uniquement le principe d'intégrité territoriale, proposant des solutions réintégrant le Haut-Karabagh au sein de la structure administrative de l'Etat azerbaidjanais. L'Arménie s'est vigoureusement opposée à ce retour au statu quo ex ante. Dans une deuxième phase, les médiateurs ont voulu mettre en application un seul autre principe, élaborant des solutions qui sortaient le Haut-Karabagh de la structure administrative et l'associaient à l'Arménie, auxquelles l'Azerbaïdjan s'est opposé dans la mesure où elles s'apparentaient pour lui à une annexion. A partir de 2005, les médiateurs ont innové en proposant un règlement basé sur la combinaison de trois principes du droit international :

- l'application du principe d'intégrité territoriale pour les territoires azerbaidjanais situés autour du Haut-Karabagh, à l'extérieur de celui-ci ;

- la reconnaissance du droit à l'autodétermination pour le Haut-Karabagh, à l'intérieur de celui-ci ;

- la mise en place d'un dispositif de sécurité internationale fondé sur le non-recours à la force par les deux parties, à l'intérieur comme à l'extérieur du Haut-Karabagh.

C'est sur cette base que de 2006 à 2010 les négociations ont connu une période faste pendant laquelle les trois médiateurs menaient le jeu, en prise directe avec les deux présidents, azerbaïdjanais et arménien. À cette époque-là, les présidents se rencontraient plus d'une dizaine de fois par an en tête à tête, six ou huit fois sous l'égide des trois négociateurs et trois à quatre fois sous l'égide du président Dmitri Medvedev qui s'était impliqué personnellement dans le processus. C'est ainsi qu'en 2007, les trois ministres, russe, américain et français ont pu présenter un document de quatre pages dit « Principes de Madrid », réunissant les éléments incontournables, selon les médiateurs, pour tout règlement équilibré de la situation du Haut-Karabagh.

Une version réduite en six points a été rendue publique conjointement par les présidents Sarkozy, Obama et Medvedev au G8 de l'Aquila en juillet 2009. Ces six points sont les suivants :


· retour sous contrôle azerbaïdjanais de tous les territoires autour du Haut-Karabagh ;


· création d'un statut intérimaire d'autonomie pour le Haut-Karabagh, assorti de garanties de sécurité ;


· instauration d'un corridor terrestre reliant directement l'Arménie et l'Azerbaïdjan ;


· définition à un stade ultérieur du statut juridique final du Haut-Karabagh, dans le cadre d'un processus d'expression, juridiquement contraignant, de la volonté de la population de ce territoire ;


· instauration d'un droit pour toutes les personnes déplacées ou réfugiées à retourner dans leur ancienne résidence ;


· et enfin mise en place de garanties internationales de sécurité incluant une opération de maintien de la paix.

Cette première version a été refusée par l'Azerbaïdjan, qui défendait ainsi sa volonté de revenir au principe unique de défense de l'intégrité territoriale. En ce sens, l'Azerbaïdjan a d'ailleurs tenté aux Nations unies une manoeuvre tendant à amener les médiateurs à renoncer aux deux autres principes énoncés ci-dessus. Celle-ci s'est soldée par un échec en 2008. Face à la fermeté des médiateurs, le président Aliev s'est montré ensuite plus coopératif, autorisant de réels progrès pendant les années 2009 et 2010. Ceci a abouti à la présentation, début 2010, d'une deuxième mouture des principes de Madrid, actualisée complétée, qui cette fois-ci a été refusée par l'Arménie.

Le refus par l'Azerbaïdjan de la première version des principes de Madrid avait permis à l'Arménie de dire qu'elle acceptait cette version. À l'inverse, le refus par l'Arménie de la seconde version a permis à l'Azerbaïdjan de donner son accord à cette mouture. Ainsi, la situation est restée bloquée malgré le soutien très marqué des présidents des trois pays médiateurs qui ont fait de nouvelles déclarations communes lors du G8 de 2010 à Muskoka, en appuyant l'adoption de la feuille de route en six points, malgré le refus arménien, puis lors du G8 de 2011 à Deauville en exhortant les protagonistes à adopter la feuille de route pour sortir d'un statu quo inacceptable à plus d'un titre. Les médiateurs considéraient ainsi que ce statu quo était inacceptable au regard du droit international :

- pour l'Azerbaïdjan, tant du point de vue de ses ressortissants réfugiés, qu'en raison de l'occupation d'une partie de ses territoires ;

- pour l'Arménie, puisque le statut du Haut-Karabagh n'est toujours pas fixé ;

- pour les habitants de ces territoires occupés, dont la situation humanitaire a été considérée très critique par le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies. Cette situation est mal connue dans la mesure où les territoires ne sont pas ouverts. J'ai eu l'occasion d'y organiser moi-même deux missions en 2005 et en 2010, et les médiateurs ont constaté que les personnes sur place vivent dans des conditions très précaires.

L'exhortation à entériner les principes de la feuille de route en six points est restée sans suite, notamment parce que depuis 2011, le ministre russe, Serge Lavrov, a pris la main, au détriment des médiateurs, pour négocier lui-même. Depuis lors, les négociations se déroulent entre les ministres plutôt qu'entre les présidents qui ne se voient plus aussi fréquemment en tête-à-tête, ce qui se traduit par le ralentissement inéluctable des progrès. Nous sommes de nouveau dans l'impasse, avec les résultats que vous connaissez : les incidents armés qui se sont produits en avril.

J'évoquerai maintenant, si vous le permettez, certaines des raisons qui peuvent expliquer ces échecs récurrents. Elles tiennent à la fois à l'Azerbaïdjan, à l'Arménie, au Haut-Karabakh, mais aussi aux pays médiateurs. Depuis trop longtemps, Azerbaïdjanais et Arméniens font une erreur majeure en estimant les uns et les autres que le facteur temps joue en leur faveur. Ainsi, en Arménie, où l'on a pu maintenir le statu quo depuis des années, on escompte que la communauté internationale, lassée, finira par reconnaître, en tout ou partie, l'indépendance du Haut-Karabagh, comme avait été reconnue en son temps l'indépendance du Kosovo. Comme l'indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud a été reconnue par la Russie. Ou encore comme l'indépendance du Sud Soudan a pu être reconnue. En Azerbaïdjan, certains pensent qu'il suffit d'attendre que les déséquilibres militaire, démographique et économique soient tels qu'ils décident de l'issue. À cet égard, j'attire votre attention sur le fait que depuis de nombreuses années, le seul budget militaire de l'Azerbaïdjan est supérieur à la totalité du budget général arménien. À mon sens, Bakou et Erevan ne sont pas vraiment prêts à négocier un compromis de bonne foi et n'ont pas renoncé à leurs objectifs maximalistes. Pour sa part, le Haut-Karabagh ne semble pas avoir compris l'avantage de la formule qui est proposée : certes, ce n'est pas l'indépendance de jure, mais cette solution aurait tous les attributs de l'indépendance et permettrait de stabiliser et légaliser le statu quo. Enfin, s'agissant des pays médiateurs, il me semble que la délégation américaine a un problème de légitimité en étant souvent jugée trop pro-azerbaïdjanaise. La médiation française pourrait être la plus crédible, car la France n'a pas de base militaire en Arménie et n'a pas les mêmes intérêts pétroliers et gaziers que les États-Unis. Malheureusement, cette médiation est trop souvent décrédibilisée par l'action individuelle d'élus locaux. Aujourd'hui, beaucoup de coopérations se développent entre des collectivités territoriales françaises et le Haut-Karabagh, qui sont tout à fait illégales. Une circulaire cosignée par les ministres Laurent Fabius et Bernard Cazeneuve vient de le rappeler. Et je ne parle pas des visites de parlementaires au Haut-Karabagh qui irritent passablement Bakou.

L'ambiguïté de la médiation russe est sans doute la cause majeure de la difficulté à trouver une solution au conflit : en effet, la Russie a contribué au déclenchement du conflit, a aidé l'une puis l'autre partie, a imposé le cessez le feu en 1994, puis à nouveau cette année, possède des bases militaires en Arménie, vend des armes aux deux parties.

A présent, je vous proposerai une analyse très rapide des derniers événements. Beaucoup d'explications sont possibles. On ne peut pas exclure un simple enchaînement échappant aux forces militaires sur place. Certains y voient une tentative délibérée de l'Arménie de provoquer un incident pour tester la réalité et les limites du soutien militaire russe. D'autres une tentative de l'Azerbaïdjan au moment où sa puissance militaire est à son apogée, où les revenus vont baisser et où le pouvoir est éclaboussé par des questions relatives aux droits de l'homme. Personnellement, je ne crois pas à cette hypothèse. En effet, après avoir pu conquérir trois collines stratégiques au début de cet affrontement, je ne vois pas pourquoi l'Azerbaïdjan se serait alors arrêté au bout de 24 heures en déclarant un cessez-le-feu unilatéral, sans pousser plus loin son avantage.

Pour comprendre ce conflit, il est enfin nécessaire d'avoir présent à l'esprit le contexte international, y compris le conflit syrien. Le président Erdogan voue une haine tenace à Vladimir Poutine, auquel il ne pardonne pas de soutenir les kurdes de Syrie. La Russie a renforcé dans ce contexte son dispositif militaire dans toute la zone, y compris en Arménie, et procède à des manoeuvres d'importance dans le Sud de la Russie. Les risques sont suffisamment sérieux pour que les puissances au sein du groupe de Minsk, notamment les Etats-Unis et la France, s'emparent du problème. Comment ? Il faut convaincre les parties qu'il n'y a pas de solution militaire envisageable. Il s'agit de convaincre le Haut-Karabagh de l'intérêt de la formule qui lui est proposée. Il faut reprendre la négociation sur la base des principes de Madrid définis initialement. Dans cet effort de longue haleine, il y a certainement une place pour la diplomatie parlementaire. J'en ai fait l'expérience du temps du président Monory : la diplomatie parlementaire peut être efficace, pourvu qu'elle ne soit pas en concurrence avec l'objectif d'équité de la médiation menée par l'exécutif.

Enfin, il faut répéter que la France ne peut être que l'amie et le partenaire des deux pays, et qu'elle peut aider à trouver un compromis - surtout quand ce compromis revient à réaliser 75 % des objectifs de chaque partie. Mais pour cela, il faut convaincre les parties que le compromis n'est pas une reddition en rase campagne. Mais, comme je le disais souvent à M. Lavrov, je ne suis pas sûr que le mot compromis existe dans les différentes langues caucasiennes.

Mme Nathalie Goulet. - Ce conflit s'insère dans le contexte général des conflits gelés à la périphérie de la Russie mais aussi de faits accomplis comme l'invasion de la Crimée.

S'agissant de la diplomatie parlementaire, il faut également saluer l'initiative du Président Christian Poncelet qui avait réuni les deux présidents d'Arménie et d'Azerbaïdjan au Sénat. Les États-Unis, la France et la Russie, qui sont les trois pays concernés par la médiation, comptent des diasporas arméniennes nombreuses. Quelle est l'influence de ces diasporas dans l'appréciation que font leurs dirigeants de la situation ? Est-elle plus sensible dans les périodes électorales ?

M. Jean-Marie Bockel. - La durée de ce conflit et l'impossibilité de faire aboutir des solutions, malgré les efforts de la France qui a réuni plusieurs fois les chefs d'Etat des deux pays, est incompréhensible et décourageante. La diplomatie parlementaire française peut-elle contribuer à faire avancer des solutions ? Elle reste également conditionnée par le calendrier électoral.

M. Joël Guerriau. - La population du Haut-Karabagh est peu nombreuse, 148 000 habitants, et on annonce un nombre de réfugiés dépassant le million. N'y-a-t-il pas une incohérence ? Quelle est la position de l'Iran qui est un pays voisin des deux pays ?

M. Bernard Fassier.- Les échéances électorales ont un impact potentiel sur la gestion des crises aux Etats-Unis et en France. C'est beaucoup moins vrai pour la Russie. Même si la diaspora arménienne est nombreuse, la politique russe est tellement inscrite dans la continuité qu'elle a peu d'influence sur sa définition.

Le conflit s'inscrit désormais dans le contexte de la forte détérioration des relations entre la Russie et la Turquie, ce qui est un élément supplémentaire de complexité.

Les Européens et les Etats-Unis devraient s'efforcer de faire comprendre aux Russes l'intérêt d'une stabilité durable à long terme surtout dans une région du Caucase qui est par ailleurs, notamment dans le Nord-Caucase russe, fragile et instable en raison du développement du djihadisme et du nationalisme tchétchène.

L'importance du nombre des réfugiés s'explique par l'occupation par les forces armées arméniennes de sept districts de l'Azerbaïdjan, autour de la province du Haut-Karabagh. Ajouté à la population azérie du Haut-Karabagh, cela représente environ 800 000 personnes qui ont été ré-installées en Azerbaïdjan, ce qui est un problème majeur pour le président Aliev. Vingt ans après le début de cet exil, la question se pose de savoir s'ils ont encore quelque espoir de regagner leurs terres ou s'ils doivent refaire leur vie dans d'autres régions d'Azerbaïdjan. Le reste des réfugiés, environ 300 000, sont arméniens, dont beaucoup ont été réinstallés dans les territoires occupés.

S'agissant de l'Iran, il ne faut pas oublier qu'il y a environ trois fois plus d'Azéris dans ce pays qu'en Azerbaïdjan. Tout le nord de l'Iran est peuplé d'Azéris. Il y a environ 9 millions d'Azéris en Azerbaïdjan, et entre 25 et 27 millions en Iran. L'Iran est dans une situation particulière et souhaiterait interférer dans le règlement. Je prends comme un message russe très clair qu'en plus des différentes visites qui ont eu lieu dans les deux capitales, une réunion récente s'est tenue entre les ministres des Affaires étrangères de la Russie, de l'Iran et de l'Azerbaïdjan. Je crois que l'Iran peut jouer un rôle dans le règlement du conflit. Dans le cadre du retour de l'Iran sur la scène internationale, il n'est pas exclu que l'Azerbaïdjan trouve ici un partenaire supplémentaire, en plus de la Turquie et d'Israël - une partie de l'aide militaire et certains armements très sophistiqués étant fournis à l'Azerbaïdjan par Israël, en plus de la Turquie.

Préparation d'une conférence internationale sur le Processus de paix au Proche-Orient - Audition de M. Pierre Vimont, envoyé spécial du ministre des Affaires étrangères et du Développement international

La commission auditionne M. Pierre Vimont, envoyé spécial du ministre des Affaires étrangères et du Développement international pour la préparation d'une conférence internationale sur le Processus de paix au Proche-Orient.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je voudrais, au nom de l'ensemble de mes collègues, vous dire, monsieur l'ambassadeur, le bonheur que nous avons de vous recevoir. Nous avons pu apprécier votre service de la France en de multiples circonstances, au Quai d'Orsay ou dans les différentes instances où vous avez siégé, et récemment encore au coeur de la diplomatie européenne.

La mission vous a été confiée d'organiser une conférence sur le processus de paix au Proche-Orient le 30 mai. La France peut être fière de cette initiative, car si on ne relance pas les négociations en la matière, on risque des dérives. Les solutions peuvent se bloquer, la perspective de deux États - Israël et un Etat palestinien coexistant de manière pacifique - être fragilisée. Il est donc important de pouvoir reprendre l'initiative.

Vous allez nous parler de l'état d'avancement de cette démarche et de la façon dont vous appréciez aujourd'hui les choses. Il s'agit d'une démarche innovante visant à réunir les parties concernées de manière à dégager un consensus sur lequel s'appuyer.

Il y a là une volonté politique plutôt réjouissante, même si les calendriers sont courts et que la tenue des élections américaines, en particulier, ne facilite pas la tâche.

Nous voudrions connaître nos chances de succès et les risques encourus en cas d'échec. Comment voyez-vous les choses ? Il est toujours méritoire de s'engager là où personne ne réussit mais, si cela ne marche pas, beaucoup seront heureux de signifier que la tâche était trop grande pour notre pays !

Merci d'accorder du temps à la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat sur ce sujet, afin d'y voir plus clair et de tracer quelques lignes qui pourraient être à l'honneur de la France.

M. Pierre Vimont, envoyé spécial du ministre des affaires étrangères et du développement international pour la préparation d'une conférence internationale sur le processus de paix au Proche-Orient. - Merci, monsieur le président. C'est pour moi un grand honneur et un réel plaisir de venir devant votre commission, ainsi que j'ai déjà eu l'occasion de le faire à plusieurs reprises durant ma vie professionnelle.

Je partage tout à fait vos réflexions sur les difficultés de la tâche et sur la nécessité d'essayer de faire en même temps avancer cette initiative, la situation l'exigeant à certains égards.

Je dois dire que l'aspect le plus intéressant et le plus positif que nous avons rencontré en lançant notre initiative, à travers les contacts que nous avons pu avoir avec nos différents partenaires, réside dans le fait que chacun partage à peu près l'analyse que nous faisons de la situation, avec plus ou moins de bonne grâce et de sincérité peut-être : tout le monde reconnaît que la situation sur le terrain se détériore, que la violence grandit, et qu'il s'agit de surcroît d'une violence à caractère individuel de plus en plus difficile à maîtriser par rapport à ce que l'on a pu connaître dans le passé dans les Territoires palestiniens. Cette violence illustre le désespoir et la désespérance d'une partie croissante de la population palestinienne.

Le second constat, c'est que le processus de paix, et plus particulièrement l'idée d'une solution de paix à travers la coexistence de deux États qui vivent en paix l'un à côté de l'autre - ce que l'on appelle la solution des « deux États » - apparaît aujourd'hui de plus en plus difficile à mettre en oeuvre. Cette solution semble avoir plutôt reculé par rapport aux efforts qui ont pu être faits tout au long des dernières années. Je pense à la conférence de Madrid, aux accords d'Oslo et à la mise en place de l'Autorité palestinienne.

Le sentiment général est que cette solution est aujourd'hui affaiblie et qu'il faut lui redonner un nouvel élan, la relancer, lui trouver une nouvelle dynamique. C'est tout l'objectif de notre initiative. Celle-ci se veut réaliste. Beaucoup de choses ont été tentées. Jusqu'à maintenant, cela n'a pas réussi, qu'il s'agisse des efforts de médiation des États-Unis, des efforts au sein du Conseil de sécurité, à travers toute une série de résolutions, ou des efforts de tel ou tel partenaire qui a essayé chacun son tour de trouver une solution. C'est aujourd'hui la France qui tente quelque chose.

Nous sommes très réalistes : nous ne voulons pas réinventer la roue, mais tirer parti de tout ce qui a été fait. Il y a eu, depuis 1967, énormément de textes et d'accords. Beaucoup de progrès ont été réalisés, même si on n'est pas arrivé à un véritable accord de paix, et nous voulons bâtir sur cet acquis. C'est ce qui nous paraît important.

Nous sommes d'autre part pragmatiques. Nous voulons avancer pas à pas, de manière progressive. Il nous semble que la bonne démarche consiste à éviter de bloquer nos partenaires et de veiller à ne pas faire de faux pas qui réduirait les chances de cette initiative.

Nous voulons enfin être flexibles. Vous avez peut-être vu que nous avons déjà témoigné de ce souci puisque, dans la première proposition que nous avions mise sur la table, nous voulions aller vite, avoir une réunion ministérielle en avril et la conférence en juillet. Nous avons compris, à travers les premiers contacts que nous avons eus, que ce serait plus long et plus difficile que ce que nous avions pensé.

Nous prévoyons à présent cette première réunion ministérielle le 30 mai - les invitations viennent d'être lancées par le ministre - et la conférence finale d'ici la fin de l'année, sans doute à l'automne.

Nous avons voulu être plus flexibles sur le calendrier afin de tenir compte de certaines contraintes qui nous ont été présentées par nos partenaires, d'abord ceux du Quartet, c'est-à-dire les Américains, les Russes, l'Union européenne et les Nations unies, qui ont été chargés d'un rapport sur la situation sur le terrain, et qui pouvaient avoir en quelque sorte le sentiment qu'on essayait de les marginaliser et de prendre leur place. Nous leur avons expliqué que ce n'était pas du tout le cas et que nous voulions travailler en bonne intelligence avec eux.

Dès lors qu'ils nous ont affirmé qu'ils pourraient sortir leur rapport avant la fin de ce mois, nous avons décidé de tenir cette première réunion ministérielle fin mai afin d'envisager, de façon assez naturelle et réaliste, de tirer parti du rapport du Quartet et de voir comment, à travers notre propre initiative, nous pourrions donner un écho aussi large que possible aux recommandations que le quartette pourrait faire dans les prochains jours.

L'autre raison, c'est aussi l'élection présidentielle américaine : vous en avez dit un mot, Monsieur le président. Cette élection devant avoir lieu aux États-Unis début novembre, nos amis américains nous disent qu'ils peuvent travailler avec nous, mais qu'il leur sera difficile de prendre des initiatives publiques trop fortes.

En revanche, entre l'élection proprement dite et l'arrivée du nouveau président, l'investiture ayant lieu le 20 janvier, une fenêtre d'opportunité pourrait être éventuellement utilisée. Les Américains nous ont d'ailleurs rappelé à bon escient que, si l'on regarde avec un certain recul leur Histoire, c'est souvent une période où les présidents des Etats-Unis ont réalisé des choses importantes sur le dossier du Moyen-Orient. Ainsi, c'est pendant cette période que le président Clinton a rendu publiques ses propositions de paramètres pour un accord de paix, qui restent aujourd'hui un élément important dans les réflexions que nous menons sur ce sujet. Autre illustration, peut-être un peu oubliée : lorsque le président Reagan, en décembre 1988, a quitté le pouvoir en le transmettant à son vice-président, George Bush père, lui-même républicain - ce qui a peut-être aidé -, l'Amérique a reconnu l'OLP. Comme vous le savez, cela a coïncidé avec le début d'une séquence intéressante, où l'on a vu l'administration Bush, et notamment son secrétaire d'État, James Baker, jouer un rôle très dynamique dans le processus de paix, qui a d'ailleurs abouti à la conférence de Madrid en 1991, puis aux accords d'Oslo. Cette phase est loin d'être négligeable.

Nos amis américains nous ont donc suggéré de tenir compte de cette réalité de la politique intérieure. Nous allons voir comment procéder.

L'objectif est donc d'avoir une réunion ministérielle fin mai, une conférence finale d'ici la fin de l'année et, entre-temps, des groupes de travail et, si nécessaire, des réunions des hauts fonctionnaires et des ministres pour essayer de faire avancer du mieux possible ce processus. Il s'agit d'essayer de se mettre d'accord tous ensemble et d'avoir un consensus sur ce que pourrait être le rappel des termes de référence, c'est-à-dire le cadre politique d'un accord de paix. Ces termes de référence, que certains appellent paramètres, il faut les réaffirmer, et vérifier qu'on peut être tous d'accord à ce sujet - ce qui est loin d'être gagné.

Nous avons énormément de textes, comme les résolutions du Conseil de sécurité - 242, 338 -, les conclusions de la conférence de Madrid, les accords d'Oslo, la feuille de route du Quartette, les déclarations faites par les deux parties au fil des ans sur les principaux dossiers, comme la question des frontières, du droit au retour des réfugiés, du statut de Jérusalem, la sécurité. Le Premier ministre israélien pose également la question de la reconnaissance de l'État juif, qui est un sujet très controversé, mais qui figure maintenant sur la table.

Des progrès ont été réalisés sur tous ces sujets, des déclarations ont été faites, et la question est à présent de voir comment la communauté internationale et ceux qui la représenteront dans le cadre de la conférence finale pourront parvenir à un accord sur ces termes de référence, de façon à recréer un cadre propice à l'avancement des négociations entre les deux parties. Il faut en effet entrer dans les détails, et les deux parties sont soucieuses de pouvoir avoir ces contacts directs dans le cadre réactualisé des termes de référence.

Notre souci est aussi de voir comment redonner une dynamique au plan de paix de Beyrouth proposé par les pays arabes en 2002, proposé à l'époque par l'Arabie saoudite, qui visait à la reconnaissance d'Israël en échange du retrait d'Israël des territoires occupés, du règlement des droits des réfugiés et de la mise en place d'un état palestinien avec Jérusalem-Est comme capitale.

Ce plan de paix n'avait jamais donné lieu à une réaction des autorités israéliennes pas plus que des autorités américaines, à l'époque sous administration Bush fils. Les autorités de tous ces pays arabes nous rappellent volontiers qu'ils sont prêts à réaffirmer que ce plan est toujours sur la table. Notre idée est de voir comment lui donner un caractère plus opérationnel. Cela nous semble pouvoir entrer dans la réflexion sur le cadre politique d'un accord de paix.

Nous voulons cependant aller plus loin et essayer de réfléchir à des mesures de désescalade qui pourraient faire baisser la tension sur le terrain, à des aides économiques, le jour où l'État palestinien se mettra en place, afin de lui permettre d'être viable économiquement. Nous désirons aussi travailler avec le gouvernement israélien et développer avec lui un partenariat privilégié dans le cadre d'un accord de paix, à travers l'Union européenne et des relations bilatérales, et enfin réfléchir au type de garanties de sécurité que l'on pourrait offrir au processus de paix pour lui donner toute sa chance.

Quelles ont été les réactions ? Du côté palestinien, nous avons reçu un soutien très appuyé. Le fait que la communauté internationale investisse à nouveau dans le dossier du processus de paix à travers l'initiative française est pour eux une bonne chose. Ils nous ont appuyés sans hésiter, avec beaucoup de force.

Les Israéliens, de leur côté, conservent une position attentiste à l'heure actuelle. Pour ne rien vous cacher, ils nous avouent volontiers qu'ils ne sont pas totalement enthousiasmés par notre initiative. Pour eux, la solution logique repose sur des négociations directes, sans interférence de la communauté internationale. Ce qui les préoccupe dans notre initiative, c'est qu'elle a précisément une dimension multilatérale. Vous le savez, Israël n'a jamais apprécié les ingérences du Conseil de sécurité dans ce dossier.

Ils n'ont toutefois pas fermé leur porte. Ils nous ont dit qu'ils attendaient de voir comment cette initiative allait se développer, ce qui me paraît une attitude réaliste. Ce qu'ils regardent en particulier, c'est de voir comment notre partenaire américain va réagir.

Du côté européen, il existe un soutien. Le ministre en a parlé récemment au Conseil des affaires étrangères, et un accord est intervenu. Il est variable selon chacun des États membres. Certains sont plus enthousiastes que d'autres mais, de manière générale, nos partenaires de l'Union européenne sont prêts à nous soutenir et souhaitent prendre leur part dans les efforts qui seront menés.

Du côté des Nations unies, on nous soutient sans difficulté dès lors qu'on a rassuré sur le fait qu'on ne remettait pas en cause le rôle et la responsabilité du Quartette.

C'est la même chose du côté de notre partenaire russe, qui s'est montré inquiet, compte tenu de leur place et de leur statut au sein du Quartette, et des risques que notre initiative pourrait porter à celui-ci. Dès lors que nous avons dissipé les malentendus, ils sont rassurés, mais eux aussi sont dans une position attentiste et attendent de voir ce que les autres vont faire.

Pour ce qui est des pays arabes, nous en avons déjà rencontré un certain nombre. Nous sommes en contact étroit avec l'Égypte, la Jordanie, l'Arabie saoudite, le Maroc, l'Algérie, et d'autres pays vont suivre, comme le Qatar et le Liban. Ces pays ont à l'heure actuelle beaucoup d'autres priorités en tête - conflit syrien, Libye, Yémen, relations avec l'Iran, problèmes de sécurité intérieure face aux phénomènes de radicalisation de beaucoup... Tous nous ont dit cependant qu'ils ne voulaient pas abandonner le dossier palestinien, qui leur paraît essentiel.

Les Algériens par exemple m'ont rappelé que leur population reste très mobilisée pour soutenir le peuple palestinien, et que notre initiative, de ce point de vue, est la bienvenue, car elle leur permet de réaffirmer le consensus autour du problème palestinien et de son cadre politique, en vue d'une solution de paix. Ils sont à nos côtés, et nous allons voir comment travailler utilement ensemble.

Restent les États-Unis. Le problème américain est double : il tient d'abord au contexte électoral, ainsi que vous l'avez souligné, Monsieur le président. L'administration Obama ne veut en aucune manière donner le sentiment de bouleverser les débats en cours et, par une éventuelle initiative, créer des réactions et des débats controversés pendant la campagne électorale.

Par ailleurs, notre initiative intervient à un moment où nos partenaires américains sont en train de réfléchir à ce qu'ils pourraient faire autour du dossier de processus de paix d'ici à la fin de l'administration Obama. Or, sur ce point, ils n'ont pas encore définitivement fixé leur position. De ce point de vue, avant de réfléchir à la question de savoir comment l'initiative française pourrait leur être utile dans leur réflexion sur le processus de paix, ils ont besoin de réfléchir entre eux sur ce qu'ils veulent faire. Veulent-ils prendre une nouvelle initiative ? Ce n'est pas certain, car il ne reste pas beaucoup de temps et qu'il existe bien d'autres sujets à traiter, comme la crise syrienne et les autres crises de la région.

D'autre part, s'ils devaient décider de prendre une initiative, quelle forme celle-ci pourrait-elle prendre ? Vous avez peut-être vu dans la presse américaine qu'on parle soit d'un grand discours de Barack Obama, soit d'une déclaration plus solennelle soit, s'ils avaient la possibilité d'aller plus loin, de réfléchir à une résolution au Conseil de sécurité. Rien de tout ceci n'est décidé. Peut-être ne feront-ils rien mais, visiblement, la réflexion est en cours. Le secrétaire d'État John Kerry sera à Paris lundi prochain. Il rencontrera le ministre à ce sujet, comme sur d'autres. Je pense que nous en apprendrons davantage à cette occasion.

M. Christian Cambon - Monsieur l'ambassadeur, on ne peut que saluer votre courage, après la brillante carrière qui fut la vôtre, de vous être chargé d'une telle mission. On a pourtant l'impression que le contexte n'a jamais été aussi défavorable, comme les commentaires en avaient fait état lorsque Laurent Fabius avait évoqué cette initiative.

L'actualité internationale se polarise en effet sur la Syrie, Daech, le terrorisme et le djihadisme. On entre par ailleurs dans une séquence d'élections très sensibles - élection présidentielle américaine, élection du secrétaire général des Nations unies dans quelques mois, élection présidentielle française pour le moins incertaine dans moins d'un an. Cela ne renforce pas la position des acteurs dans ce dispositif !

En outre, on ressent une certaine lassitude des Européens, qui ont l'impression d'être toujours convoqués dans des conventions internationales pour financer la reconstruction de Gaza, à chaque fois que des révoltes interviennent. On sait que, depuis des années, pour ne pas dire des dizaines d'années, les Européens ont joué un rôle de façade et que seuls les Américains - et sûrement les Russes - ont la main, dans la mesure où ils sont les seuls à pouvoir peser efficacement sur une partie ou une autre. Le fait qu'Israël occupe de nouveaux territoires ne fait même plus l'objet d'un communiqué ou de protestations... On a l'impression que cela fait partie du quotidien.

Il faut ajouter à ce contexte, outre la situation des Palestiniens eux-mêmes, que le Fatah et le Hamas n'ont jamais été aussi hostiles l'un à l'autre. Les autorités de Ramallah, pourtant élues depuis longtemps, n'ont quasiment plus d'autorité sur la bande de Gaza.

En somme, on se demande sincèrement comment la France va pouvoir agir positivement ! Le respect que nous avons pour Laurent Fabius ne peut laisser croire qu'il s'agissait d'une opération de communication... Je pense donc qu'il existe une bonne volonté de la part de la France. Tous nos espoirs vous accompagnent, mais croyez-vous réellement que des avancées puissent être réalisées grâce à cette initiative ?

M. Gilbert Roger - Avant de devenir un groupe d'amitié à part entière, le groupe d'amitié que je préside n'était qu'un simple groupe d'études sur les questions palestiniennes. J'en profite pour excuser ici Philippe Dallier, président du groupe d'amitié France-Israël, qui ne pouvait pas être présent ce matin. Nous ferons tous deux partie du voyage du Premier ministre en Israël et en Palestine entre le 21 et le 24 mai, six jours avant la conférence internationale.

J'ai lu dans la presse une déclaration du Premier ministre israélien indiquant que la conférence de Paris n'avait aucun intérêt. Il s'agit d'une prise de position publique.

Aucun d'entre nous ne souhaite que cette conférence échoue, et nous ferons tout pour vous aider, mais le Gouvernement a indiqué que rien ne le pousserait à reconnaître l'État de Palestine. Je rappelle que le Sénat est à l'initiative d'une résolution invitant le Gouvernement à reconnaître l'État de Palestine ; l'Assemblée nationale l'a adoptée dans les mêmes termes. La position de la France n'apparaîtra-t-elle pas comme un point de faiblesse ?

Il faut faire en sorte que l'État de Palestine et l'État d'Israël se reconnaissent mutuellement et vivent en paix et en sécurité. Il ne peut être question qu'Israël soit menacé dès lors que l'État de Palestine serait reconnu. Nous sommes bien entendu à votre disposition pour vous aider.

Enfin, il est vivement inquiétant de constater que Daech s'implante à Gaza au fur et à mesure que la situation se complexifie. N'est-ce pas là un danger bien plus grand que tout le reste ?

Mme Bariza Khiari. - Mes questions rejoindront celles de Christian Cambon et de Gilbert Roger, mais je veux tout d'abord saluer le fait que Jean-Marc Ayrault ait repris l'initiative de Laurent Fabius. C'est une bonne chose, car cela signifie qu'il existe une continuité de la République.

Je ne remonterai pas à la nuit des temps sur cette question - il y aurait trop à dire - mais je rappelle qu'un avant-projet de résolution française aux Nations unies donnant dix-huit mois aux deux parties pour régler le conflit a récemment circulé. Échec ! Après les violences sur l'esplanade des mosquées, l'idée d'observateurs internationaux a été émise. Échec ! On a assisté à une multitude d'échecs dans ce dossier !

Israël s'oppose à la conférence de Paris, mais vous ne nous l'avez pas dit dans des termes qui démontrent une opposition nette et franche. Finalement, on se demande si Benyamin Netanyahou ne joue pas éternellement la montre, alors qu'on assiste à l'affaiblissement de la seule personne encore capable de négocier, Mahmoud Abbas. Pendant ce temps, la colonisation continue - et vous avez évoqué des violences individuelles destinées à humilier les Palestiniens, qui dont difficilement maîtrisables, même par l'Autorité palestinienne.

On ne veut pas vous décourager, mais quelles sont les chances pour que cette initiative avance, quand on sait que les résolutions des Nations unies ne sont pas respectées ?

Par ailleurs, Laurent Fabius avait affirmé qu'au terme de ces dix-huit mois, la France reconnaîtrait l'État de Palestine. Jean-Marc Ayrault est-il dans le même état d'esprit ?

M. Yves Pozzo di Borgo. - Il y a quelques années, Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, avait expliqué qu'il avait un grand plan pour régler le problème israélo-palestinien. Je me demandais déjà à l'époque si la France avait les moyens de prendre cette initiative. Quand vous avez été nommé, je me suis posé la même question.

Je préside un institut qui avait organisé durant les révolutions arabes un colloque sur le monde arabe et la mondialisation. Bariza Khiari était intervenue, ainsi que toute une série de personnalités du Proche-Orient - membres de la finance islamique, nouveaux dirigeants, etc. À aucun moment de la journée on n'a parlé du problème israélo-palestinien. J'avais demandé à Lakhdar Brahimi de clôturer ce colloque. Il m'avait beaucoup surpris en disant qu'on ne pourrait rien faire tant qu'on n'aurait pas réglé le problème israélo-palestinien. Cela m'avait paru complètement décalé.

Israël et les Palestiniens ont-ils vraiment envie que ce problème soit réglé ? Une telle situation n'arrange-t-elle finalement pas les deux parties ?

Mme Josette Durrieu. - J'ai envie de répondre à mon collègue Pozzo di Borgo qu'Israël préfère bien entendu que le statu quo dure...

Monsieur l'ambassadeur, je souhaite croire en votre aptitude à mener à son terme cette mission difficile. C'est un affront à la morale politique que de laisser perdurer cette situation, et je salue la mission de la France, même si elle paraît impossible. Rien n'est jamais impossible !

Vous avez évoqué les paramètres : il faut les réaffirmer. Certains changent : la colonisation fait qu'il ne reste rien du deuxième État voulu - ou presque.

La question de l'État juif constitue un élément nouveau, qui est assez dérangeant. Il y a trois ou quatre ans, on n'en parlait pas.

Quant à la désespérance des Palestiniens, je rencontre souvent ce qui reste des élus du Conseil législatif palestinien, dont leur président. Non seulement ils ne croient pas à la mission de la France, mais ils n'en parlent pas, et cela me dérange beaucoup. Nous sommes obligés de les corriger en soulignant qu'un effort est fait : s'ils n'y croient pas, qui va y croire ?

Cependant, vous avez eu raison de rappeler l'accord de Beyrouth de 2002 et l'initiative de l'Arabie saoudite. Vous avez également eu raison de rappeler le fait que les présidents Reagan et Bush ont reconnu l'OLP, qui a elle-même reconnu l'État d'Israël. Aujourd'hui, Mahmoud Abbas tire sa seule légitimité du fait d'être président de l'OLP.

Je crois réellement à votre mission. Si elle devait échouer, même si je n'ai pas envie de m'inscrire dans cette perspective, il faut que la France mène à son terme la reconnaissance de l'État palestinien à côté de l'État d'Israël, et ce pour un seul principe : celui du droit.

Il y a par ailleurs le problème de Daech, que mon collègue a évoqué. Je ne sais si votre mission prévoit de faire des observations à l'État français, notamment de reconnaître l'État de Palestine...

Enfin, si c'est un succès, il y aura des élections en Palestine. En l'état actuel des choses, la victoire du Hamas est possible. Je voudrais rappeler la responsabilité de la communauté internationale dans les élections de 2006. Il faut savoir que nous sommes responsables de Gaza !

J'étais observateur lors des élections de 2006. Trois jours avant, personne ne pensait que le Hamas allait gagner. Nous avons accepté qu'il y ait des candidats représentants le Hamas. Tout s'est déroulé absolument régulièrement. À Jéricho, j'ai participé au dépouillement avec Jimmy Carter. La victoire du Hamas a frappé tous les esprits, mais la communauté internationale n'a pas reconnu le résultat des élections, et nous avons immédiatement provoqué la division des Palestiniens, ainsi que la scission du Fatah du Hamas. Nous sommes responsables de Gaza !

En conclusion, j'insiste sur la responsabilité de la communauté internationale dans la situation actuelle. On parle d'élections en Palestine : le Hamas ne va-t-il pas gagner à nouveau ? Va-t-on recommencer ? Ce sont là mes interrogations.

M. Claude Malhuret. - Je sais que vous êtes un homme qui ne se décourage pas, Monsieur l'ambassadeur, mais toutes les interventions que vous avez entendues ici reflètent un immense scepticisme. Encore sommes-nous diplomates, mais les qualificatifs qu'emploient un certain nombre de politiques à l'étranger sont bien plus ennuyeux.

Je voudrais malheureusement ajouter à ce scepticisme en reprenant tout d'abord l'histoire de cette négociation.

Bariza Khiari a tout à l'heure rappelé que c'est Laurent Fabius qui a lancé celle-ci, avec une maladresse qui, si elle n'était pas voulue, apparaît cependant incommensurable : initier une négociation en disant qu'au cas où elle n'aboutirait pas, notre pays reconnaîtrait l'État palestinien signifiait encourager les Palestiniens à faire échouer cette négociation, puisqu'ils seraient alors automatiquement reconnus par la France, et d'autre part encourager les Israéliens à refuser immédiatement cette négociation.

De la part d'un ministre des affaires étrangères françaises, c'est inconcevable ! Bien entendu, Jean-Marc Ayrault a fait savoir qu'il n'était pas sur la même position et qu'il avait compris que c'était impossible - mais c'est trop tard ! La France est désormais soupçonnée quoi qu'il arrive, même si Jean-Marc Ayrault n'a pas les mêmes positions. C'est la première raison de mon scepticisme et de celui de beaucoup de gens.

Deuxièmement, cela n'a été pas préparé en liaison avec nos habituels partenaires, et notamment le Quartette, censé organiser les premières conférences, où figure l'Europe. Cela n'a pas été préparé avec la chancelière allemande, qui a déclaré que ce n'était peut-être pas le bon moment pour prendre de grandes mesures. La réaction de l'Allemagne à cette initiative française prise sans lui en référer est évidemment plus que réservée. Raison de plus pour être sceptique : les Européens, une fois de plus, vont arriver en ordre dispersé.

Enfin, personne ici n'y peut rien, mais je voudrais insister sur un dernier point, qui me paraît le plus préoccupant pour la France. Notre pays a perdu l'essentiel de son influence dans la région. Certains de nos dirigeants tentent de se persuader que notre pays est encore une grande voix au Proche-Orient, mais la réalité, depuis longtemps, n'est plus celle-là - et vous la connaissez bien, Monsieur l'ambassadeur.

La France a été exclue de la résolution du conflit libanais lors du désaccord de Taëf, en 1989, alors que notre pays était le symbole de l'influence française au Proche-Orient. Elle était absente lors des négociations sur le processus de paix israélo-arabe, début 1990 et, dans l'affaire syrienne, la diplomatie française, comme ses armées, est plus que jamais hors-jeu. Tout se passe aujourd'hui entre les Russes et les Américains. La dernière visite du Président de la République française au Liban n'a fait la une d'aucun journal libanais. C'est dire ce qu'est aujourd'hui l'influence de la France au Proche-Orient !

Je ne comprends pas cette initiative. On a l'impression que cette conférence n'a pas pour but principal de parvenir à une solution au Proche-Orient, mais qu'il s'agit d'une tentative désespérée d'exister diplomatiquement, et peut-être, comme le disait un Palestinien, le docteur Mahdi Abdul Hadi, de transmettre un message aux électeurs français et de leur indiquer que le Gouvernement français suit ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient avec attention...

M. Michel Billout. - Monsieur l'ambassadeur, le groupe communiste républicain et citoyen du Sénat se range dans le camp de ceux qui saluent cette initiative, aussi difficile puisse-t-elle apparaître, et même si nous ne pouvons que regretter qu'elle arrive fort tardivement mais, dans ce dossier, on peut considérer qu'au fil des ans, le moment n'a jamais été le bon.

Il existe un immobilisme terrible sur ce sujet, notamment de la part du Quartet et, alors que la colonisation ne cesse de se développer, du côté du peuple palestinien, la désespérance se creuse de jour en jour. Il faut bien mesurer les dangers qui existent aujourd'hui à ne plus accorder le moindre espoir aux Palestiniens. On peut constater que la politique israélienne, aujourd'hui, n'a jamais mis autant en danger la sécurité d'Israël. Le fait que l'Autorité palestinienne soit discréditée, que même le Hamas n'apparaisse plus tout à fait comme une solution laisse beaucoup de place à d'autres mouvements de ce secteur, dont j'ose espérer que l'influence ne se développera pas.

Je pense donc que des initiatives sont nécessaires, et qu'elles doivent être bien positionnées. Je trouve que c'est le cas de celle-ci, sur la base du plan de paix de 2002. Même si celui-ci n'a jamais connu beaucoup de développements, c'est la position du multilatéralisme.

Notre groupe ne cesse de réclamer depuis des années pour que la communauté internationale s'empare du sujet, et que l'on cesse de renvoyer dos à dos Palestiniens et Israéliens, qui font preuve d'une incapacité évidente à régler seuls ce problème, avec au mieux les États-Unis comme seul arbitre. On ne va donc pas faire la fine bouche par rapport à cette initiative, même si on peut en effet penser qu'elle est extrêmement difficile, voire qu'il est impossible qu'elle aboutisse. L'avenir nous le dira. Je ne pense pas qu'elle puisse en tout cas contribuer à aggraver la situation. Ceci peut donc, au mieux, contribuer à ouvrir de nouveaux espaces.

On en est arrivé à un stade où, si la colonisation se poursuit à ce rythme, la solution à deux États n'existera plus. Ce n'est pas une affaire de décennies, mais de mois. Il est donc urgent de saisir de ce problème.

Il est d'ailleurs assez étonnant que la condamnation de la colonisation en Cisjordanie par l'Autorité palestinienne, puisse être considérée comme une initiative malheureuse, et apparaisse comme un obstacle aux négociations... Le respect du droit international et des résolutions onusiennes serait considéré comme une maladresse de l'Autorité palestinienne ! On ne cite même plus, parmi les obstacles, l'attitude du Gouvernement israélien, qui est pourtant, selon moi, un des handicaps les plus importants à surmonter.

Vous avez relevé, monsieur l'ambassadeur, que l'on essayait d'utiliser les accords entre le Gouvernement israélien et l'Union européenne comme une carotte. Ils sont déjà à un tel point de développement que je ne vois pas ce que l'on peut y ajouter. S'il n'existe même plus la menace d'une reconnaissance par la France de l'État palestinien, que nous reste-t-il pour convaincre les Israéliens qu'il faut qu'ils bougent ?

M. Robert del Picchia. - Monsieur l'ambassadeur, que pensent les Russes et les Chinois de cette initiative ?

N'abandonnez pas ! Tout le monde sait que vous n'abandonnez jamais. On va peut-être y arriver cette fois-ci. Rappelez-vous la conférence d'Oslo réunie à Charm-el-Cheik :Yasser Arafat est prêt à signer. Il s'en va. On lui demande pourquoi. Il affirme qu'il reviendra le lendemain, et qu'il signera. Il est parti et n'a jamais signé ! Peut-être y arrivera-t-on, malgré tout !

Par ailleurs, l'Union interparlementaire (UIP) a inventé un État en devenir pour accepter les Palestiniens en son sein, à l'initiative de la délégation française. Une telle initiative aura peut-être lieu.

J'étais allé vous voir avec un collègue député pour faire venir les pandas de Chine au zoo de Beauval. Vous y êtes arrivé : tous les espoirs sont donc permis, car ce n'était pas facile !

Mme Catherine Tasca. - Monsieur l'ambassadeur, je voudrais saluer cette initiative de la France, et former des voeux de pleine réussite pour votre mission, quelles qu'en soient les difficultés et, sans doute, la longueur. Nous sommes très doués, en France, pour formuler une critique radicale, lucide certes, mais très démobilisatrice. Je ne voudrais pas que vous ayez le sentiment que nous vous suggérons de vous démobiliser sur ce dossier.

Sans cette initiative, dans le maelström des conflits internationaux multiples qui ravagent aujourd'hui la planète, et en particulier cette région, le dossier israélo-palestinien risque d'être enterré, abandonné, oublié. Je pense que votre mission est extrêmement précieuse, ne serait-ce que pour maintenir l'attention et l'engagement qui sont d'ores et déjà les nôtres sur ce dossier. Ses chances d'aboutir dépendront de la volonté de beaucoup d'acteurs. On ne peut donc en préjuger.

Il a été dit que l'on parle fort peu de cette initiative en Palestine. Quels sont les moyens qui peuvent être déployés pour mieux informer les Palestiniens et les associer au bien-fondé de cette démarche ?

Convaincre Israël me paraît pour le moment une tâche inatteignable. Comme l'a dit Michel Billout, il faut donc compter sur le multilatéral et la communauté internationale pour agir, mais je pense que vous devez partir d'ici avec la conviction qu'aucun de ceux qui souhaitent la coexistence pacifique de ces deux États ne vous suggère de baisser les bras, au contraire ! La tâche est rude, mais si elle n'est pas entreprise, c'est un oubli mortel que connaîtra ce dossier.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Ne vous inquiétez pas, il n'y a pas de risques de démobilisation sur ce sujet, ne serait-ce que parce qu'il est également présent dans tous les autres conflits. Nous sentons donc bien la nécessité de prendre des initiatives. Il était important d'affirmer notre détermination à ce qu'il y ait des avancées, et aussi de mesurer les risques que cette négociation engage, puisqu'on n'est pas attendu que par des amis sur un sujet de cette nature - mais gardons confiance.

M. Pierre Vimont. - Merci pour tous ces commentaires, où j'ai en effet senti un peu de scepticisme, mais sachez que je ne suis pas découragé parce que, à maints égards, vos constats, vos analyses, sont tout à fait réalistes et judicieux. Au quai d'Orsay, mes collègues et moi-même les partageons. Nous connaissons la difficulté de la tâche. Nous ne nous faisons pas d'illusions exagérées sur la manière d'avancer et sur les percées que nous allons pouvoir effectuer, en tout cas rapidement, mais nous partons d'un constat pessimiste sur la situation telle qu'elle se développe sur le terrain et les menaces qui apparaissent.

Encore une fois, aucun de nous ne veut se faire d'illusions exagérées mais le problème est simple : si la France a pris cette initiative, c'est parce que personne d'autre ne s'est présenté. Le dernier effort de John Kerry était tout à fait méritoire. Le secrétaire d'État américain s'était beaucoup investi, au point qu'aujourd'hui, il ne cache pas ses frustrations devant cet échec. Depuis cet effort, qui s'est achevé dans le courant de l'année 2014, il n'y a plus rien. Il existe un vide dans ce dossier. Doit-on laisser la situation ainsi, ou essayer patiemment, avec le soutien de tous nos partenaires de la communauté internationale qui le souhaiteront, de relancer à nouveau la dynamique et de redonner un horizon politique à ce processus de paix ? Il nous semble que c'est indispensable.

L'a-t-on bien fait ? L'a-t-on préparé de la bonne manière ? On peut toujours poser la question. Le premier mois a consisté pour nous à dissiper les malentendus, à rassurer ceux qui pouvaient être inquiets, et je crois pouvoir dire que tous, y compris nos partenaires allemands, sont prêts à nous suivre. Nous rencontrons tout à l'heure, à Paris, nos collègues du ministère allemand des affaires étrangères. Ils viennent avec des suggestions et ont envie de participer. Beaucoup de nos partenaires européens, qui ont des idées et nous ont passé des « non-papiers », comme on dit en langue diplomatique - Espagne, Italie, Irlande, etc. - veulent avancer.

Nous ne sommes pas seuls, et notre volonté n'était pas de l'être. Ce n'est pas une initiative de la diplomatie française qui veut cheminer seule et ignorer des soutiens qu'elle pourrait avoir : c'est l'inverse. Il s'agit de bâtir une mobilisation de la communauté internationale. Il se trouve que c'est nous qui avons pris cette initiative, personne d'autre ne voulant le faire. C'est peut-être aussi parce qu'on estimait avoir les moyens de le faire, et qu'on avait encore suffisamment d'influence au sein du monde arabe pour cela. En tout cas, l'accueil du monde arabe est très positif. Ils sont assez heureux que la France se soit « jetée à l'eau ».

Il n'y a jamais de bon moment, c'est vrai. Faut-il pour autant ne rien faire ? Je ne le pense pas. Je crois que si l'on oublie ce dossier, il se rappellera à notre bon souvenir. Dans toute la région - et pas simplement dans les territoires occupés, où des formes de radicalisation commencent à apparaître - se pose un problème de sécurité collective à cause de la Syrie, du Yémen, et du Sinaï. Il faudra bien l'aborder un jour.

Le processus de paix en est un élément non négligeable, peut-être même essentiel. Quelqu'un a cité Lakhdar Brahimi. L'Algérie a toujours affirmé qu'au coeur de tous les problèmes de la région figurait le processus de paix. On l'oublie un peu, mais il est là en effet, et nous devons être conscients que ce qui se passe sur le terrain est dangereux. Plusieurs de nos partenaires arabes m'ont dit qu'il y aurait un regain de violence cet été. S'ils ont raison - et ce serait bien entendu dramatique - peut-on se permettre d'attendre simplement que de nouveaux incidents se produisent à Gaza, en Cisjordanie, à la frontière avec le Liban ou ailleurs ? Je ne le pense pas, et je crois que c'est tout simplement le constat qu'a fait la France.

Plusieurs d'entre vous sont intervenus à propos de la reconnaissance de l'État palestinien. Pourquoi Jean-Marc Ayrault a-t-il pris soin de préciser les choses ? Les propos de son prédécesseur, Laurent Fabius, ont été interprétés par beaucoup de nos partenaires comme la volonté de lancer un processus qui aboutirait, en cas d'échec, à la reconnaissance de l'État palestinien.

Un certain nombre nous ont dit qu'ils n'étaient prêts à nous suivre dans la logique de notre action, faisant valoir qu'ils ne pouvaient « monter à bord » d'une telle initiative si tel est notre objectif final. Nous avons donc pris soin de leur expliquer que la question ne se présentait pas ainsi.

Tout d'abord, la reconnaissance de l'État de Palestine est, pour chaque État souverain, de sa seule responsabilité. C'est à chacun de décider ce qu'il veut faire. On peut le faire de manière collective, au niveau européen mais, à la fin, c'est une décision du seul Gouvernement français ou, comme c'était le cas il y a quelques mois, du gouvernement suédois. Chaque gouvernement doit se décider en son âme et conscience. Il s'agit d'une question de droit international : une telle reconnaissance se fait par les États à titre individuel.

En deuxième lieu, ainsi que M. Ayrault l'a expliqué à son homologue palestinien, qui l'a bien compris, l'objectif de tous est la reconnaissance de l'État palestinien. C'est même au coeur de l'initiative de paix des pays arabes, avec la reconnaissance d'Israël si Israël reconnaît l'État palestinien. Tout l'objectif d'un accord de paix, c'est d'aboutir à la reconnaissance d'un État palestinien, mais nous voulons que ce soit fait de manière positive, dans l'autre sens. S'il doit y avoir un lien, réalisons enfin l'accord de paix - nous verrons si nous pouvons avancer dans cette voie - et c'est de cela que découlera tout à fait naturellement la reconnaissance de l'État palestinien par tous ceux qui auront concouru et accepté cet accord de paix.

C'est notre analyse. Nos interlocuteurs palestiniens nous ont certes dit que nous perdions là un levier que nous aurions pu exercer sur les Israéliens. Mais de fait la partie israélienne s'en tient pour sa part à l'idée que la seule voie possible repose sur des interlocuteurs palestiniens prêts à entrer dans une négociation directe, bilatérale et sans précondition.

Plusieurs ont posé la question de savoir s'il existait un rejet par Israël de notre initiative. Il faut bien lire ce que dit le communiqué du Premier ministre israélien. Je peux d'autant plus le dire que nous avons encore aujourd'hui des contacts avec nos partenaires israéliens, qui continuent à vouloir travailler avec nous, pour essayer de comprendre ce que nous voulons faire et ce qu'est notre initiative. Ce que dit le Premier ministre israélien, c'est que, pour eux, la seule solution possible doit passer par une négociation directe avec les Palestiniens. Nous ne disons pas l'inverse. Les Palestiniens non plus. Les Palestiniens disent que lorsqu'on va entrer dans le détail d'un possible accord de paix, ils doivent discuter en tête-à-tête avec les Israéliens. C'est ainsi qu'ils pourront définir précisément ensemble tous les paramètres, déterminer notamment quels échanges de terre auront éventuellement lieu autour des frontières de 1967, quels devront être les détails d'un accord sur le droit du retour des réfugiés, etc.

Ce que nous disons - et c'est tout le sens de notre initiative - c'est qu'il faut donner un cadre de référence à ces négociations. Il sera d'autant plus fort et solide qu'il aura fait l'objet d'un consensus de la communauté internationale.

Notre apport n'est pas vraiment une innovation : c'est ce qui s'est déjà fait lors de la conférence de Madrid, qui avait fixé un cadre pour que les deux parties négocient ensuite entre elles. Cet accord de paix sera d'autant plus fort s'il est soutenu par les pays arabes, par les grands partenaires de la communauté internationale, et par toute une série d'acteurs prêts à s'engager et à aider à la recherche de ce processus de paix.

Dire pour autant que les Israéliens sont favorables à notre initiative et nous soutiennent, non. Ils nous ont dit très clairement qu'ils n'appréciaient pas notre initiative, mais ils ne ferment pas la porte. Ils veulent voir comment nous allons développer nos idées, et si nos partenaires vont nous rejoindre, en particulier les Américains. C'est à ce moment qu'ils se détermineront.

Plusieurs d'entre vous ont posé la question - certains de manière très nette : y a-t-il une chance que cette initiative française débouche, ou s'agit-il simplement de faire parler de soi ? Oui, il y a une chance. Reste à mieux cerner la portée de ce que constituera ce progrès mais l'objectif reste bien de faire prendre conscience à nos partenaires qui jouent un rôle dans cette affaire - les pays arabes, l'Amérique, la Russie, la Chine, certains autres partenaires en Asie ou en Amérique latine - que la communauté internationale ne peut laisser ce dossier à l'abandon, sauf à risquer que tous en payent les conséquences à un moment ou un autre.

La situation dans les Territoires palestiniens, qui se situe au coeur de toute cette région, est extrêmement fragile et délicate. Elle peut à tout moment commencer à évoluer dans un sens très dangereux pour tout le monde, à la fois pour la sécurité des pays de la région et, au-delà - on le voit avec tout ce qui se passe dans nos propres pays - dans les pays occidentaux. Il ne s'agit donc pas de mesurer si cette initiative a une chance de réussir ou non, mais d'avancer et de convaincre peu à peu nos partenaires, leur faire prendre conscience qu'il faut tous aller dans ce sens.

Certains posent la question de savoir quel est l'intérêt d'Israël pour un partenariat économique. Il est réel. L'idée de l'aide économique et d'un partenariat avec eux, par exemple, un accord de libre-échange commercial avec l'Union européenne est quelque chose qui intéresse les Israéliens. Renforcer encore nos liens en matière de recherche et d'innovation les intéresse aussi énormément. Ils sont partants pour développer la coopération avec les PME. Leur reproche est qu'à l'heure actuelle, l'Europe a gelé tous ses projets précisément parce qu'il n'y a pas de progrès en matière de processus de paix. Ils sont les premiers demandeurs à vouloir reprendre cette marche en avant.

Un autre élément d'intérêt pourrait être l'initiative de paix arabe et comment la relancer. Les Israéliens en 2002 n'ont ni appuyé ni rejeté. Les pays arabes, bien évidemment, ont pu légitimement s'irriter de cette absence de réponse et aujourd'hui, rappellent que cette initiative est toujours sur la table. Il appartient donc à Israël de dire si cela l'intéresse.

Notre idée est de voir avec nos partenaires arabes comment redonner une dynamique à cette initiative de paix, et éventuellement même une certaine dimension opérationnelle.

Quant à la Chine, elle fait partie des pays qui nous ont dit qu'ils approuvaient notre initiative. Lors du dernier débat au Conseil de sécurité sur le Proche-Orient, ils ont clairement indiqué qu'ils soutenaient la position française. Quelle pourra être une contribution concrète de la Chine ? Il faudra voir à mesure que nous avançons.

Les Russes, étant membres du Quartette, sont dans une position différente. Comme je vous l'ai indiqué, ils ont eu le sentiment que notre initiative pouvait déstabiliser le quartette. Nous les avons rassurés. Pour le moment, ils observent. Ils nous soutiennent mais attendent de voir ce que les Américains vont faire avant de prendre une part plus active dans cet effort.

Enfin, vous avez été nombreux à demander s'il ne fallait pas communiquer davantage sur notre initiative, et comment le faire afin d'être mieux compris de la population palestinienne. Il y a deux réponses à cela. La première, c'est que nous avons fait le choix, pour le moment, jusqu'à la tenue de la réunion ministérielle prévue le 30 mai, de privilégier une approche consistant à parler à tous nos partenaires directement, bilatéralement, pour essayer de les convaincre de travailler avec nous et de prendre en quelque sorte place à bord de notre initiative. Nous verrons, à la lumière de la réunion du 30 mai, où nous sommes. Si nous avons l'impression que cela fonctionne, que la « mayonnaise a pris » et que nos partenaires sont intéressés, nous pourrons alors communiquer davantage et nous efforcer de donner à cette initiative toute la place qu'elle doit avoir.

Je note déjà que nous avons des soutiens dans un certain nombre de milieux, y compris dans certains milieux israéliens, où des déclarations sont faites, des interviews sont publiées dans la presse, qui apportent leur soutien à cette initiative.

Au-delà, -c'est la deuxième réponse-, il faut travailler avec la société civile, côté palestinien comme côté israélien. Nous avons l'ambition, dans le cadre de notre initiative, de voir comment à travers des formules spécifiques, nous pourrions mobiliser la société civile de ces deux pays pour recueillir leurs idées car il y en a beaucoup d'intéressantes.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Vous avez noté, Monsieur l'Ambassadeur, que toutes les questions, même si elles étaient parfois marquées par le scepticisme, étaient marquées par la profondeur.

La première échéance de l'initiative française est toute proche. Le 30 mai, c'est demain. On va donc voir assez vite s'il existe une perspective.

En tout cas, la gravité du conflit israélo-palestinien pour les équilibres du monde actuel fait qu'il est important que la France soit, dans ce dossier, en situation d'initiative, et non spectatrice d'une histoire qui se révèle chaque jour plus douloureuse.

Merci beaucoup pour votre intervention devant notre commission, à la hauteur de votre image, Monsieur l'ambassadeur.

La réunion est levée à 12 h 10.