Actes du colloque : vers de nouvelles normes en droit de la responsabilité publique



Palais du Luxembourg, 11 et 12 mai 2001

La norme en droit de la responsabilité

par Monsieur Philippe MANIN,

professeur à l'Université Paris 1

Merci, Monsieur le président. Mesdames, Messieurs, comme le titre du sujet que je dois traiter vous l'indique, je pense, suffisamment clairement, il s'agit d'un exposé de caractère très général : la norme en droit de la responsabilité. C'est d'ailleurs peut être pour cela que Gilles DARCY, concepteur et organisateur de ce colloque, s'est adressé à un non-spécialiste du droit de la responsabilité, pensant peut être qu'il valait mieux jeter un regard candide et peut être même naïf sur cette question. Et c'est ce non-spécialiste qui a eu l'audace et maintenant l'imprudence - il s'en rend compte - d'accepter cette demande.

Alors je me suis interrogé bien entendu, comme on doit le faire et comme on le conseille aux étudiants de le faire, sur le sens même du sujet qui m'était donné : la norme en droit de la responsabilité. J'ai d'abord fait une constatation sur le sens même du terme responsabilité telle qu'elle est vue dans ce colloque. J'ai constaté que le mot responsabilité était entendu ici dans un sens très large et qu'il ne s'agissait pas seulement de la responsabilité civile au sens où nous l'entendons traditionnellement - c'est à dire l'obligation de réparer un dommage que l'on a causé éventuellement par sa faute - mais que le colloque devait aussi porter sur la question de la responsabilité pénale, notamment de la responsabilité pénale des personnes physiques qui remplissent ou qui sont investis de certaines fonctions publiques, ce qui pose malgré tout des questions spécifiques, et aussi la question de la responsabilité pénale qui peut peser sur des personnes morales de droit public.

Évidemment, le caractère large du sens du terme responsabilité ne facilite pas la recherche de l'existence d'une norme, j'y reviendrais plus tard. Quant au mot "norme", et bien il est traditionnellement défini comme correspondant - et là je me réfère à des significations de la langue française courante et pas spécifiquement de la langue juridique - à un état habituel, ordinaire, régulier, conforme à la majorité des cas (c'est ce que dit le dictionnaire Robert ) , mais aussi ce qui doit être, lorsqu'il y a lieu d'apporter un jugement de valeur. Cependant pour les juristes, le mot norme renvoie aussi assez souvent à l'idée de source. Autrement dit, quand on se pose la question de savoir y'a t-il une norme, il me semble qu'est sous-entendue la question mais d'où vient la norme ? Et qui est habilité à poser la norme ?

Donc je voudrais commencer par quelques brefs propos sur cette idée que la norme provient de quelque chose et que nous devons essayer de savoir, en droit de la responsabilité, d'où elle provient, pour ensuite voir dans un deuxième temps, dans quelle mesure il existe une norme au sens où je l'ai rappelée, où je l'ai définie, en droit de la responsabilité.

I. Tout d'abord, d'où peut provenir la norme ? Qui est habilité ou qui, en fait, exprime ou pose les normes en droit de la responsabilité ? On peut dire beaucoup de monde, beaucoup de monde, mais respectons une hiérarchie.

Commençons par le plus haut, donc je dirais Dieu, ou les dieux, selon les conceptions que l'on peut avoir, qui modèle et qui imprime dans les esprits ce que peut-être, on pourrait appeler une sorte de droit naturel, de conception naturelle de la responsabilité. En dessous, se trouve peut-être le constituant. Le pouvoir constituant est certainement habilité à poser des normes en matière de responsabilité. Et je ferai allusion sur ce point, sans y insister car tout cela est évidemment très bien connu de vous, à la fameuse décision du Conseil constitutionnel du 9 novembre 1999 rendue à l'occasion du recours contre la loi relative au pacte civil de solidarité. Décision dans laquelle le Conseil, interprétant - et certains commentateurs ont dit de façon audacieuse - l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789, a considéré que l'affirmation de la faculté d'agir en responsabilité met en oeuvre l'exigence constitutionnelle posée par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme, dont il résulte que tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. Donc, l'origine de la norme en matière de responsabilité civile est donc là, constitutionnelle.

Mais il faut aussi tenir compte des régimes spéciaux de responsabilité, et notamment de responsabilité concernant certaines personnes, ou des personnes investies de fonctions publiques, qui se trouvent définies dans la Constitution et qui donc émane aussi du pouvoir constituant. Et puis, sous le constituant se trouve évidemment le législateur et le rôle du législateur en matière de définition des normes de responsabilité est évidemment incontestable. Je ne développerai pas longuement ce point, car il en sera question tout au long de ce colloque, mais on a rappelé dans l'introduction du président PONCELET que des régimes spéciaux de responsabilité, que la création de fond d'indemnisation notamment, émanent de la loi. Le législateur a un rôle éminent pour poser les normes de la responsabilité, plus encore peut être dans la société contemporaine, car il doit me semble t-il répondre à une pression de l'opinion qui cherche à obtenir réparation de dommages qui sont considérés comme particulièrement choquants, et notamment des dommages qui frappent par leur ampleur ou par leur caractère sériel. Et dans cette situation le législateur reste malgré tout celui qui est le mieux placé pour poser les normes.

Et puis bien sur il y a le juge. Alors c'est un débat traditionnel, mais à mon avis complètement dépassé, que celui qui consiste à se demander si le juge, qui doit régler des cas d'espèces, est habilité à poser des normes. C'est un débat dépassé parce que pour moi il est évident que le juge en fait pose des normes en matière de responsabilité, et cela est tout particulièrement évident lorsqu'il s'agit de la responsabilité des personnes publiques, puisque, après tout, la jurisprudence administrative s'est développée sans avoir de bases législatives.

Mais à ces acteurs traditionnels s'ajoutent, et là aussi il y a été fait allusion dans l'introduction du président PONCELET, des acteurs extérieurs à l'État. Je comprends qu'il va s'agir ici principalement de traiter de droit de la responsabilité dans le cadre français et de l'évolution du droit français. Or il est bien évident que le droit français subit, a subi, et continue de subir des influences qui viennent de l'extérieur, qui sont de plus en plus évidentes et de plus en plus fortes. On a fait allusion déjà au rôle du droit international public, mais il en sera question plus tard dans la communication de Madame STERN, le rôle du droit international public reste malgré tout relativement lointain. Et son influence sur l'évolution d'un droit comme le droit français n'est quand même pas une influence directe.

Il n'en va pas de même pour des droits qui sont issus de systèmes dits d'intégration. Alors j'aurais évidemment quelque mal à grouper ces différents systèmes d'intégration, et bien entendu tout le monde sait que je fais allusion là au système issu de la Convention européenne de protection des droits de l'homme et au système issu des traités instituant les Communautés européennes. Mais il y a au moins un point qui est incontestablement commun à ses deux systèmes, c'est que ce sont des systèmes qui ont été créés par des traités internationaux, nul ne le conteste, et que ces traités avaient, sinon comme objet, ou en tout cas ont eu pour effet de créer des droits directs pour les personnes. Et ces droits directs les personnes s'en servent. Ils s'en servent en faisant des recours devant les juges, juges spécialisés ou juges de droit commun. Et ils s'en servent notamment dans des litiges qui portent sur des problèmes de responsabilité. Et par-là même, ces systèmes ont été à l'origine d'une influence considérable sur l'évolution du droit de la responsabilité, et bien entendu la communication du juge COSTA et de mon collège CONSTANTINESCO feront toute la lumière sur ces questions. Donc voilà pour la question de l'origine traitée d'une façon extrêmement brève, bien entendu.

II. Venons-en au deuxième point qui est de savoir s'il existe une norme ou s'il doit exister une norme en matière de responsabilité. Je disais tout à l'heure que l'hétérogénéité, ou la largeur même du concept de responsabilité tel qu'il est entendu ici, ne favorise pas évidemment la recherche d'une norme. Peut-on parler d'une norme ou des normes ? Existe-t-il des points communs entre la responsabilité civile et la responsabilité pénale ? Et puis on doit aussi s'interroger sur les liens qu'il peut y avoir entre la notion de personne publique et de puissance publique ?

Je remarque que dans le titre général du colloque, il est question de personnes publiques alors que dans le titre de la première journée il est question de puissance publique. Et donc, on peut se demander, si là encore, on peut trouver une norme qui s'applique aussi bien aux personnes publiques en général qu'à l'exercice de prérogative de puissance publique. Donc, je serai extrêmement prudent, évidemment, dans ce domaine et je me bornerai, d'ailleurs c'est un peu le rôle d'un exposé qui a malgré tout un caractère introductif, à poser des questions. Je pense que ce sera le rôle du colloque, et puis des conclusions, de répondre à ces questions. Alors je me limiterai à deux questions.

A. Première question : la norme en droit de la responsabilité n'est-elle pas aujourd'hui, ou ne tend-elle pas à devenir, que tout dommage doit être réparé, ou tout au moins, que tout doit être mis en oeuvre pour faire en sorte d'atteindre ce résultat, c'est à dire la réparation du dommage ? Autrement dit, l'on passerait d'une idée de recherche de la faute, qui est implicitement fondée sur l'idée de sanction, à l'idée que ce qui compte avant tout c'est que des personnes ont subi un dommage, qu'il est injuste en quelque sorte que ce dommage ait été subi et que par conséquent le dommage doit être réparé. L'intervention du législateur dans la création de fonds d'indemnisation, dans la création de régimes spéciaux de responsabilité qui sont de toute évidence très favorables aux victimes, va bien entendu dans ce sens.

Mais la jurisprudence administrative démontre aussi à l'évidence, je crois, le sens d'une telle évolution. On a fait allusion tout à l'heure dans l'introduction, à ce domaine intéressant de la responsabilité des services publics hospitaliers, qui est effectivement un domaine qui montre à l'évidence que le Conseil d'État et les juridictions administratives sont de plus en plus préoccupés par l'idée qu'il faut de toute façon assurer, ou presque de toute façon, assurer une réparation. Je ferai allusion par exemple à un arrêt certainement bien connu de vous qui a été rendu maintenant il y a quelques années, en 1993, par le Conseil d'État, dans une affaire BIANCHI, concernant un dommage causé par un acte médical. Arrêt dans lequel le Conseil d'État a posé le principe, avec des conditions quand même assez stricts, que le simple lien de causalité entre le dommage et le fait imputable au service hospitalier doit entraîner une obligation de réparation. Cet arrêt est assez significatif d'une jurisprudence qui me semble-t-il prend de plus en plus en, considération ce que l'on peut appeler une certaine équité. Équité entendue au sens de prise en cause des revendications des victimes qui se trouvent dans une situation de toute évidence injuste, qui ont subi un dommage anormal, un dommage grave, et qui pour cette raison doit être réparé. Évidemment, dans l'arrêt BIANCHI reste l'exigence du lien de causalité. Mais avec d'autres arrêts dans d'autres domaines, tel celui des dommages causés par les transfusions, et notamment les transfusions qui sont à l'origine des hépatites, la jurisprudence du Conseil d'État montre que même ce lien de causalité est interprété d'une façon particulièrement souple et particulièrement favorable, et que bien qu'on continue de le contester, au moins en doctrine, il n'y a pas seulement dans ces cas-là présomption de faute, on peut aller souvent jusqu'à parler de présomption de causalité.

B. La deuxième question que je poserai, et qui dans le fond est très liée à celle que je viens d'indiquer, est la suivante : la norme en droit de la responsabilité aujourd'hui n'est-elle pas précisément que doit disparaître tout régime protecteur de la responsabilité de la puissance publique ? Cette question a aussi été évoquée dans l'introduction de Monsieur le président PONCELET, et il est bien certain que quand on lit les commentaires sur l'évolution du droit de la responsabilité que font aujourd'hui les privatistes, et il faut toujours se reporter me semble-t-il en ce domaine aux études des privatistes, on constate que les tendances dominantes dégagées en matière d'évolution de la responsabilité civile des personnes privées sont tout à fait transposables à l'évolution de la responsabilité administrative.

Il reste, bien sûr, quelques différences, c'est évident. Le Conseil d'État a maintenu quelques écarts avec la jurisprudence de la Cour de cassation, mais dans l'ensemble - et le domaine de la responsabilité médicale fournirait là encore d'utiles exemples - on peut constater que le Conseil d'État a tendance à appliquer à des services publics hospitaliers les règles que la Cour de cassation applique aux actes médicaux privés. Donc, il y aurait une disparition de la spécificité de la responsabilité de la personne publique. Après tout, cette disparition, ou atténuation, de l'autonomie de la responsabilité de la personne publique a été admise au moins implicitement par le Conseil constitutionnel.

Rapprochons simplement les considérants de l'arrêt BLANCO de 1873, rappelant que la responsabilité qui peut incomber à l'État par le fait des personnes qu'il emploie dans les services publics ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil pour les rapports de particuliers à particuliers, cette prise de position vigoureuse, de ce qu'a dit le Conseil constitutionnel dans sa décision de 1987 - Conseil de la concurrence - de laquelle il résulte que finalement le noyau dur de la compétence administrative et d'un régime particulier applicable aux personnes publiques, c'est ce qui concerne l'annulation et la réformation des décisions prises dans l'exercice des prérogatives de puissances publiques. Les régimes de responsabilité ne font pas partie de ce noyau dur. Ils sont donc ouverts à l'influence du droit privé voire à une banalisation, une uniformisation et peut-être, comme cela a déjà été dit, ils sont peut-être voués à échapper à la compétence d'une juridiction spécifique. Peut être sont-ce là des propos, et en fait ce sont là des propos d'amateur, car j'ai indiqué que j'étais un amateur en droit de la responsabilité, d'amateur irresponsable et c'est pourquoi peut être il vaut mieux que j'arrête là mon propos. Merci monsieur le président.

Monsieur Pierre FAUCHON

Merci professeur d'avoir montré qu'il n'y a rien de tel que les amateurs pour poser les vrais problèmes et en termes qui nous interrogent beaucoup. Parmi les questions que vous avez posées, je relèverai particulièrement celle où vous vous êtes interrogé sur un certain effacement, non seulement de la notion de faute - ça c'est pratiquement acquis - mais même de l'exigence du lien de causalité, qui semble dilué dans une sorte de présomption de causalité.

Je formulerai la simple réflexion à titre personnel, et sans faire usage d'une autorité quelconque de présidence momentanée : il me semble que si on doit renoncer à la notion de causalité, alors on est plus du tout dans la responsabilité, on est dans des mécanismes de solidarité sociale qui peuvent être parfaitement légitime politiquement. Mais la notion de responsabilité, telle que nous la gérons, avec l'évolution que nous connaissons, comporte quand même des éléments qui me paraissent essentiels, et la notion de causalité entre sinon une faute sinon même un fait précis, mais tout de même un élément qui est à la source, me paraît-elle quand même la limite qui me semble difficile de franchir, si l'on veut rester dans une certaine clarté des notions juridiques.

Nous sommes là pour ça, en tout cas, n'est-ce pas ? Donc nous allons poursuivre, en entendant Monsieur le juge Jean-Paul COSTA. Sur l'une des pistes qui d'ailleurs vient d'être ouverte, puisqu'il va nous parler, en sa qualité déjuge à la Cour européenne des Droits de l'Homme et de Conseiller d'État, de la pratique de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Question dont vous n'ignorez pas qu'elle revêt une importance croissante, je dirais, non seulement de semaine en semaine, mais presque de jour en jour. Vous avez la parole Monsieur le juge.

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