Actes du colloque : vers de nouvelles normes en droit de la responsabilité publique



Palais du Luxembourg, 11 et 12 mai 2001

Synthèse générale

Monsieur Jean-Claude HELIN * ( * )

Mesdames, Messieurs, il faut féliciter les courageux qui restent un samedi après-midi écouter un débat et dire que l'exercice - mais je crois que chacun d'entre nous en était convaincu - est particulièrement difficile. Et doublement, parce que l'on a l'impression que compte tenu de la richesse des débats, que tout a été dit déjà et qu'il est difficile de rajouter des choses originales, et puis il est également difficile parce que le temps qui nous est imparti doit respecter deux choses : à la fois l'intérêt soutenu que nous devons au public qui reste et dans le même temps la possibilité pour le rapporteur de synthèse de faire son rapport.

Je ne sais pas si je dois remercier - et je le ferai sous bénéfice d'inventaire -Gilles DARCY, sauf d'une chose, la qualité des personnalités dont il m'a entouré pour parler aujourd'hui de ce thème qui a été défini comme nouveaux champs, nouvelles interrogations sur le droit de la responsabilité, et de le faire en permettant d'avoir comme intervenants des personnalités issues des milieux juridictionnels, de l'université, mais avec des champs disciplinaires différents. Je serai gré à Madame LATOURNERIE d'avoir accepté, au nom du Conseil d'État, de dire au fond son expérience de magistrat sur ce point ; à Florence BELLIVIER d'exprimer un point de vue de juriste de droit privé sur ces questions, et de dire quelles sont les interrogations qu'en droit privé également on se pose sur l'évolution du droit de la responsabilité. Car ce qui me paraît caractériser aujourd'hui l'intérêt de nos réflexions c'est qu'un peu partout, et en tout cas en droit interne, aussi bien en droit public qu'en droit privé, il y a de multiples questions posées au droit de la responsabilité. Et puis d'avoir un point de vue de politiste, celui qu'exprimera Hélène THOMAS, et celui d'une de nos collègues de droit public que tout le monde connaît et dont on apprécie les travaux, c'est Danièle LOCHAK.

Madame Danièle LOCHAK

Responsabilité, assurance, solidarité : quelles articulations ?

Je voudrais tenter de montrer comment ces trois notions : "responsabilité", "assurance", "solidarité", s'articulent entre elles. Dans un premier temps, je rappellerai en quoi elles se distinguent les unes des autres et comment on peut caractériser, sur la base de ces trois notions, trois grands "paradigmes", trois modèles idéal-typiques de mise en jeu de la responsabilité (entendue ici au sens large 1 ( * ) ).

Dans un second temps, je m'attacherai à montrer qu'entre ces modèles les frontières ne sont pas étanches, que l'on passe imperceptiblement de l'un à l'autre, et qu'en pratique les systèmes d'indemnisation empruntent souvent à plusieurs modèles à la fois.

Le tableau reproduit ci-après s'efforce de rendre compte de ces distinctions, de ces oppositions, de ces passages.

RESPONSABILITÉ

ASSURANCE

SOLIDARITÉ

Niveau politique

Principe de régulation sociale

= Fonction

Punition

[des auteurs]

+ dissuader des causer des dommages

Indemnisation

[des victimes]

= garantir la sécurité

Redistribution

Niveau philosophique

Principe

D'imputabilité

= Fondement

Faute---->

S'assurer contre les fautes

=

Converties en risques

----> Risque

---->

Mutualisation des risques

--> Équité, égalité

Niveau technique

Procédures

Juridiques

= Mécanismes

auteur fautif _ victime

auteur _ assurer _ cotisation _ assureur _ victime

Obligation de s'assurer

Collectivité auteurs # victimes

1. Trois idéal-types

Le mot "responsabilité" désigne au moins "trois niveaux de réalité", note avec justesse François Ewald, qui rappelle que les mécanismes de mise en jeu de la responsabilité ne relèvent pas de la simple technique juridique, mais qu'ils reflètent aussi une certaine conception du lien social, une certaine façon de penser et d'organiser les rapports sociaux. Il distingue le niveau politique, où la responsabilité désigne un principe général de régulation sociale, un niveau juridique ou technique, où le mot désigne l'ensemble des procédures qui organisent les actions en dommages et intérêts, un niveau philosophique enfin, où l'objectif est d'expliquer pourquoi un acte, un événement ou un dommage est imputable à quelqu'un 1 ( * ) .

Cette grille d'analyse, que nous reprenons en l'adaptant un peu, nous paraît féconde en ce qu'elle permet de repérer un certain nombre d'oppositions pertinentes. Elle conduit non seulement à élargir la réflexion sur la responsabilité au-delà des questions de technique juridique, mais aussi à distinguer, comme l'avait suggéré l'un des premiers Charles Eisenmann 2 ( * ), la question des fonctions de la responsabilité de celle de ses fondements.


· Soit d'abord le niveau politique, où, nous dit Ewald, la responsabilité désigne un principe général de régulation sociale. La question qu'il faut se poser est ici celle des fins, des objectifs poursuivis par le législateur ou le juge lorsqu'il impose une obligation de réparer. Il s'agit, en d'autres termes, de saisir les fonctions de la responsabilité.

Ces fonctions ou ces fins sont de trois ordres : 1. punir les auteurs des dommages, et le cas échéant les dissuader d'en commettre d'autres ; soulager les victimes en les indemnisant et donner aux victimes potentielles de dommages l'assurance que ceux-ci, s'ils surviennent, seront réparés ; rétablir l'égalité au sein de la collectivité en instaurant une solidarité entre ceux qui ont été victimes d'un dommage et les autres.


· Soit, en second lieu, le niveau philosophique qui conduit à poser la question "au nom de quoi ?", ou encore : qu'est-ce qui justifie, qu'est-ce qui commande de réparer tel dommage ? C'est la question du fondement de la réparation.

Ce fondement peut être : 1. la faute commise ; 2. le risque (celui qu'on fait courir par son activité) ; 3. l'équité (ou encore le sentiment qu'il serait anormal de laisser la victime supporter seule un dommage).


· Soit enfin le niveau juridique ou technique : il s'agit ici des différents
mécanismes ou procédures par lesquels il est possible d'obtenir des dommages-
intérêts. Très concrètement, les questions seront du type : qui paie et à qui ?

Plusieurs scénarios sont possibles : 1. l'auteur du fait dommageable indemnise lui-même et directement la victime ; 2. l'assureur à qui l'auteur du dommage a versé des cotisations, paie des dommages et intérêts à la victime ; 3. la collectivité répare le dommage aux lieu et place de son auteur - si tant est que le dommage soit imputable à un auteur et que cet auteur soit individualisable.

On peut, sur la base de ces différents éléments, distinguer trois idéal-types ou encore trois "paradigmes" selon lesquels s'organise la mise en jeu de la responsabilité -- au sens large où on l'a défini plus haut (le mot "responsabilité" étant utilisé alternativement soit dans cette acception large, soit dans une acception plus étroite pour désigner l'un des modèles ou paradigmes par opposition aux deux autres). Ce terme de "paradigme" est emprunté lui aussi à François Ewald, qui l'utilise pour opposer trait pour trait le paradigme de la responsabilité classique, fondé sur la faute, au paradigme de la solidarité, caractéristique de la société "assurancielle" et de l'État providence, fondé sur le risque 1 ( * ) .

Tout les oppose, dit-il : -- la conception du dommage, rapporté à une donnée subjective, la faute, dans le premier cas, objectivé comme accident et appréhendé comme risque dans l'autre ; -- le but premier, qui est de punir le coupable dans un cas, d'indemniser la victime, dans l'autre ; -- la répartition de la charge pécuniaire, appréhendée en termes moraux d'un côté, en termes économiques de l'autre ; -- l'accent mis respectivement sur la cause ou sur les conséquences du dommage, enfin.

On peut reprendre et affiner ces oppositions en distinguant le paradigme de l'assurance du paradigme de la solidarité. On a ainsi d'abord le paradigme classique de la responsabilité, fondé sur la faute, dont la fonction principale est de punir et dissuader, et qui met face à face, dans le mécanisme de réparation, l'auteur du dommage et sa victime. Le paradigme assuranciel, lui, est fondé sur le risque, sa fonction première est d'indemniser les victimes, et dans le mécanisme de réparation l'assureur apparaît comme un intermédiaire entre l'auteur et la victime du dommage. Enfin, le paradigme de la solidarité, fondé sur l'équité, poursuit le rétablissement de l'égalité par un mécanisme de redistribution aménagé et géré par les représentants de la collectivité excluant toute interaction entre les auteurs du dommage - à supposer même qu'ils soient déterminables - et les victimes de ce dommage.

Mais ces trois idéal-types ne se retrouvent pas toujours de façon aussi pure et aussi tranchée dans la réalité : il y a des passerelles, des hybridations, les systèmes d'indemnisation empruntent parfois simultanément à l'un et à l'autre.

2. Passerelles et hybridations

La frontière qui reste à priori la plus étanche est celle qui sépare le modèle classique de la responsabilité des deux autres, entre lesquels la frontière est à l'inverse beaucoup plus floue. Ce qui les différencie foncièrement du premier, c'est la dissociation qu'ils instaurent entre responsabilité et culpabilité : pour reprendre une formule désormais célèbre, le passage du paradigme de la responsabilité au paradigme assuranciel implique qu'on peut désormais être responsable sans être coupable. Ce sont ces

a) Responsabilité et assurance : la faute convertie en risque

Pour autant, on ne saurait opposer sans nuance les deux modèles d'engagement de la responsabilité fondés l'un sur la faute, l'autre sur le risque, et cela pour deux raisons au moins.

La première raison, la plus évidente, est d'ordre pratique : car c'est bien le développement de l'assurance qui a rendu possible le développement spectaculaire de la responsabilité civile -- par le biais, surtout, de la responsabilité du fait des choses et de la responsabilité du fait d'autrui, certes, mais il s'agit bien encore de responsabilité pour faute ; et réciproquement le développement de la responsabilité civile a stimulé le développement de l'assurance. Le développement du mécanisme de l'assurance est donc la fois cause et effet du développement de la responsabilité civile ; l'une se nourrit de l'autre, comme le montre Yvonne Flour 1 ( * ) , puisque le besoin toujours croissant de réparation eût été d'un poids insupportable sans la soupape de l'assurance, tandis que celle-ci dénature la responsabilité civile et en favorise l'expansion puisque, quelle que soit la gravité de ses fautes, le responsable assuré ne supporte pas les conséquences pécuniaires du dommage.

Constater cela, c'est précisément énoncer la seconde raison qui interdit de tracer une frontière étanche entre les deux systèmes d'indemnisation : on passe en effet imperceptiblement de l'un à l'autre lorsque l'auteur potentiel de dommages s'assure contre ses propres fautes ou celles de ses préposés -- ce qui revient à convertir les fautes... en risques.

Et ceci contribue à inverser le processus classique de détermination de la responsabilité, la responsabilité devenant, selon la formule de François Ewald, "une fonction de l'indemnisation" : autrement dit, l'objectif étant d'indemniser la victime, on imagine à partir de cet objectif, par une démarche téléologique, des régimes d'imputation adéquats, sans quitter nécessairement le terrain de la responsabilité pour faute, mais en développant par exemple des systèmes de présomption de faute qui tiennent compte de l'existence des mécanismes d'assurance.

b) Assurance et solidarité : de la mutualisation à la socialisation de risques

L'opposition entre les mécanismes d'assurance et les mécanismes de solidarité est également des plus classiques : elle dépasse du reste le cadre de la réflexion sur la responsabilité. Ainsi, dans le domaine de la protection sociale, il est courant d'opposer la sécurité sociale, fondée sur l'assurance, à l'aide sociale, fondée sur la solidarité, ou encore les prestations contributives, qui, étant la contrepartie de cotisations, relèveraient donc de l'assurance, aux prestations non contributives, financées par l'impôt, qui relèveraient de la solidarité.

Cette opposition fondée sur la provenance des ressources est aujourd'hui remise en cause par le fait qu'une part croissante des prestations de sécurité sociale ne sont plus assises sur des cotisations mais financées par l'impôt (la CSG notamment), de sorte que la question du financement par l'impôt ou les cotisations sociales n'est plus un critère de distinction véritablement pertinent.

Plus généralement, tous ceux qui se sont intéressés à l'émergence de l'État providence et au traitement de la "question sociale" -- Jacques Donzelot 1 ( * ) , Pierre Rosanvallon 2 ( * ) , François Ewald 3 ( * ) ... -- ont bien montré qu'on ne pouvait pas opposer assurance et solidarité dès lors que l'assurance a été l'instrument de la solidarité : la technique assurancielle a servi à réaliser l'objectif de solidarité, elle a servi de "main invisible" de la solidarité, surtout à partir du moment où l'assurance est devenue obligatoire.

L'État providence, rappelle Rosanvallon, s'est historiquement développé sur la base d'un système assuranciel dans lequel les garanties sociales ont été liées à la mise en place d'assurances obligatoires couvrant les principaux "risques" de l'existence (la maladie, le chômage, la retraite, l'invalidité...). L'État providence peut ainsi être défini comme l'assureur universel, à travers lequel s'opère la mutualisation des risques ; et cette mutualisation des risques est porteuse de solidarité puisque, en déplaçant la charge des accidents sur la société, elle assure un nouvel équilibre entre riches et pauvres, producteurs et consommateurs, malades et bien portants...

Les prestations compensent la survenance des risques lorsque ceux-ci se concrétisent : elles garantissent la sécurité (fonction première du paradigme assuranciel) en même temps qu'elles remplissent une fonction de redistribution (fonction première du paradigme de la solidarité). L'obligation de s'assurer efface la frontière et opère le passage entre l'assurance, définie comme la mutualisation des risques, et la solidarité, qui implique et repose sur la "socialisation des risques".

***

De plus en plus nombreux sont aujourd'hui les dispositifs mis en place au nom de la solidarité nationale, reflétant une demande croissante de socialisation des risques. L'analyse de ces dispositifs législatifs existants fait apparaître la difficulté d'opter clairement, sur le plan technique, pour un système fondé soit sur la responsabilité, soit sur l'assurance, soit sur la solidarité, de sorte qu'ils constituent pour la plupart des systèmes hybrides.

Les raisons de ces hésitations ne sont pas seulement techniques. Le regard porté sur l'évolution de la responsabilité publique depuis un siècle pourrait faire pronostiquer une extension toujours croissante du dispositif de solidarité : le seuil d'acceptation du "mauvais sort", le seuil de tolérance aux inégalités devant la maladie, l'accident, la mort se sont abaissés au point qu'on conçoit de moins en moins qu'un dommage reste sans réparation, alors même que la "responsabilité" ne peut en être imputée à quiconque. Mais, en sens inverse, on constate le souci croissant de "responsabiliser" les acteurs sociaux, qui implique de les sanctionner le cas échéant. Ce souci rencontre le besoin des victimes, lorsque les dommages subis atteignent un certain seuil de gravité, d'obtenir la désignation et la punition des responsables sans se contenter d'une indemnisation : il est impossible de comprendre le déroulement de l'affaire du sang contaminé sans intégrer cette variable psychologique et passionnelle.

On touche ici du doigt toute l'ambivalence du droit de la responsabilité publique dont on veut faire l'instrument de deux principes de justice bien différents, sinon antinomiques : la justice commutative sur laquelle se règle le système de la réparation ; la justice distributive dont s'inspire l'idée de solidarité.

Monsieur Jean-Claude HELIN

Merci, chère collègue, pour toutes ces précisions. Nous avons promis au professeur MOREAU de lui laisser le temps nécessaire pour son rapport de synthèse. Je voudrais tout simplement profiter des deux ou trois minutes qui restent pour user et abuser d'un privilège qui est celui d'un animateur de table ronde. Il y a quelques questions qui ont été posées pour lesquelles je n'ai évidemment pas de réponses, mais on a abordé très souvent dans les débats depuis deux jours la question de l'équité. L'équité a toujours été envisagée du côté de la victime, mais est-ce que l'équité n'a qu'un sens ? Est-ce que c'est vraiment un progrès d'indemniser systématiquement les victimes ? Est-ce que l'équité, par exemple lorsqu'il s'agit de faire contribuer la collectivité, c'est à dire le contribuable, et notamment je pense au contribuable local, avec toute la jurisprudence sur la collaboration occasionnelle du service public, ne pose pas un certain nombre de questions et notamment, est-ce que nous n'avons pas une obligation, nous, de réfléchir à la question de l'équité ?

Par ailleurs, je me dis que dans tous les systèmes, et on l'a entendu depuis deux jours, dés le XIX ème siècle, on a fait fonctionner le droit de la responsabilité sur trois piliers : la faute, le préjudice, le lien de causalité. Mais aujourd'hui on est en train de solliciter chacun de ces éléments de telle façon que finalement, la conception même du droit de la responsabilité viendrait à en être modifiée. Alors est-ce qu'on peut faire produire au mécanisme de la responsabilité plus qu'il ne doit produire et est-ce qu'il faut dire, là ça relève de la responsabilité, là d'autres mécanismes qui sont les mécanismes de solidarité sociale. Cependant, à ce moment là, il faut résonner différemment, probablement en tout cas il faut résonner différemment : qui doit décider ? Est-ce que c'est au juge, tout seul dans son coin en sollicitant chacun des éléments, de dire : il y a un impératif d'indemnisation à satisfaire ? Je suis enfin frappé par le fait que du côté des politiques, comme du côté des juges, il y a une question, apparemment, et je crois que c'est un fait : il y a une demande d'indemnisation, tout préjudice doit être indemnisé de façon très forte, le professeur DUBOUIS l'a rappelé tout à l'heure. Toutefois, faut-il y résister ? Nous avions une vielle tradition en droit administratif qui consistait à dire : après tout il y a des sujétions qui sont à poser au nom de la vie en collectivité et ces suggestions nous imposent un certain nombre de contraintes. Au-delà d'un certain seuil, il y aura indemnisation, au-dessous, il n'y aura pas indemnisation. Et je me dis, après tout, est-ce qu'il ne faut pas réfléchir à cette situation dans laquelle la sollicitation de droit de la responsabilité est telle que, finalement, on fait prévaloir une logique d'indemnisation en faisant perdre au fond toutes ces caractéristiques au droit de la responsabilité. Au point que, quand je dois enseigner le droit de la responsabilité même à des étudiants de deuxième année, je ressens aujourd'hui beaucoup de malaise sur ce point. Alors, sur des questions qui n'apportent sans doute pas de réponses immédiates ou qui mériterait sans doute des interrogations, ou un nouveau colloque, mais je suis très frappé de voir que, aussi bien en droit privé où la responsabilité est plus fondamentalement, on va dire, personnelle, qu'en droit public où elle est fondamentalement institutionnelle, où elle a basculé dans l'institutionnel, et bien, on a les mêmes interrogations. Mais en revanche, on parvient souvent au même résultat par des voies différentes. Alors pourquoi ? Et ça je n'ai pas de réponses. Permettez moi de m'excuser d'avoir finalement abusé du temps que je m'étais accordé mais surtout pour laisser maintenant la parole à celui que nous attendons tous, le professeur Jacques MOREAU pour son rapport de synthèse. Merci d'avoir écouté l'ensemble de cette table ronde.

Rapport de synthèse de Jacques MOREAU

Mes chers amis, je dois faire ce rapport de synthèse. Je le dois, je dois cette obligation, à l'amitié de Gilles DARCY qui, par une sorte de cadeau empoisonné comme il sait en faire, m'avait demandé de faire un rapport de synthèse. Mais je ne savais pas que, d'abord, la table ronde porterait sur des thèmes inconnus et je ne savais pas qu'un certain nombre de modifications serait opéré dans le déroulement des communications. Je ne savais surtout pas le contenu de chacune de ces communications, puisqu'il n'y a pas eu dépôt à l'organisateur du colloque même d'un plan, même d'un résumé. Autrement dit, j'ai à faire un rapport de synthèse de manière un petit peu délicate puisque je devais y penser avant de connaître véritablement son contenu. Et voilà pourquoi, plutôt que d'essayer de résumer une vingtaine de communications en à peu près une demi-heure, ce qui serait vraiment totalement impossible, je vais plutôt vous proposer de prendre le plan du déroulement du colloque et puis éventuellement le critiquer, comme je vais le faire en vous proposant une sorte de visite guidée - puisque nous sommes ici dans un monument historique, me semble-t-il.

Une visite guidée un petit peu spéciale, un petit peu particulière quand même puisque je ne citerai aucun nom propre, c'est à dire que nous allons passer d'un couloir à un autre, d'une salle à une autre, sans du tout préciser quelque détail concret que ce soit. C'est donc quelque chose qui ressemblerait peut être à un film de Godard auquel je vous demande de participer.

Alors l'apparence extérieure ultra classique, deux parties, deux autres parties, rien à redire semble t-il, ce sont les 4 demi-journées de notre colloque avec comme thème central - c'est évident - la responsabilité, mais avec tout de suite un obstacle sur lequel vous avez buté comme moi : le mot encadrement n'a aucun sens. Et il est tout à fait évident, qu'avant de rentrer ici, hier matin, vous ne saviez pas plus que moi quel allait être le contenu des cinq premiers exposés qui portaient sur ou qui avaient comme sous-titres l'encadrement de la responsabilité. Alors ici, heureusement, l'un des premiers orateurs nous a dits : encadrement c'est finalement un terme, non pas esthétique, mais artistique. On encadre une gravure, on encadre un tableau et il nous a proposés - j'accepte tout à fait cette proposition - d'estimer que l'encadrement du droit de la responsabilité pouvait être considérer comme étude des sources du droit de la responsabilité. Et en effet, vous verrez à nouveau le dépliant, matière par matière : droit international, droit européen, droit communautaire, droit administratif, droit constitutionnel. Tout n'y est pas passé, parce que les organisateurs du colloque ont complètement oublié le droit financier, mais enfin, je passe rapidement.

On s'est demandé quelles étaient les sources de chacun des chapitres du droit public de la responsabilité. Très vite ce beau projet a été abandonné et on en est passé - on n'est pas resté à l'examen des sources - à l'étude du régime de la responsabilité, quelques fois sous des angles relativement précis. Rappelez-vous des discussions sur droit commun-subsidiarité, ça j'arrive à le prononcer -subsidiarisation c'est beaucoup plus difficile - ou bien le débat classique sur dommage et préjudice. Ici, il ne s'agit plus du tout d'encadrement, il ne s'agit plus du tout de source du droit de la responsabilité. Et on nous a fait porter le chapeau en disant que c'était la diversité des sources de la responsabilité qui expliquait que l'on glisse finalement des sources à l'étude du régime.

Jusqu'alors, on marche sur un sol à peu près solide, mais nous sommes arrivés ce matin devant un certain nombre sinon d'impasses du moins de questions sans réponses, qui étaient les fameux dilemmes traduits comme alternatives du droit de la responsabilité.

Alors, je ne reprendrai pas le contenu de chacun de ces éléments, mais vous voyez que dans ce massif - je n'allais pas dire désordonné, mais luxuriant - qui a été celui des communications depuis deux jours, une première grande allée ; je la traduirai sous la forme d'un axe vertical, descendant : on va des sources au régime et au dilemme, c'est dire peut être aux apories du droit de la responsabilité.

C'est là je crois un premier chemin, c'est là une première avenue. Mais aujourd'hui et cet après-midi avait été prévu par les organisateurs du colloque ce que l'on pourrait appeler un dégagement, disons un axe - que j'appellerai cette fois oblique, un axe ascendant, un axe oblique et ascendant, c'est possible - qui consiste à partir des règles, que nous avions étudiées et qui nous avaient été présentées dans les différentes communications, pour parvenir à une interrogation qu'on pourrait appeler axiologique, une interrogation sur les valeurs.

Ici, une fois encore, les organisateurs du colloque ont un peu réduit l'intérêt des thèmes qu'il suggérait puisqu'il n'y avait comme valeur que l'éthique et en fait, une démonstration nous en a été faite brillamment tout à l'heure, il n'y a pas que l'éthique. Il y a l'éthique et certainement l'esthétique et peut être encore d'autres valeurs, l'évocation du terme solidarité est apparue à la fin de la table ronde heureusement.

Donc, vous le voyez, après avoir examiné les problèmes de droit positif, les organisateurs du colloque, sans inviter de sociologues, sans inviter de véritables philosophes - sauf s'il en existe dans les facultés de droit, ce dont je doute - ce sont quand même interrogés sur une dimension quasi philosophique du droit de la responsabilité. C'est bien ainsi, ils ne pouvaient pas échapper à cette obligation parce que s'il existe un chapitre du droit où les rapports entre le droit et la morale sont particulièrement forts, particulièrement intenses, c'est évidement la responsabilité. Rappelez-vous l'étymologie du terme, cela pose nécessairement un problème de valeur : est-ce que c'est l'individu ? Est-ce que c'est la collectivité ? Est-ce que c'est le groupe qui va répondre ? Et répondre de quoi ? Et répondre en face des conditions de la responsabilité qui avait été évoqué précédemment... ? L'examen de ce genre de problème - la responsabilité et les valeurs, la responsabilité et l'éthique - d'une importance si considérable qu'il n'est pas besoin de les souligner, a, vous en avez été frappé comme moi, été en quelque sorte centré de manière quasi naturelle sur les problèmes de santé, sur les problèmes hospitaliers, sur le problème du corps humain. Comme si ce chapitre particulier du droit de la responsabilité, ce chapitre, on l'appellera responsabilité hospitalière ou responsabilité médicale, peu importe (que l'on pourra étendre d'ailleurs à la responsabilité face au corps humain dans son ensemble), est en quelque sorte aujourd'hui même, car mon propos n'aurait pas pu être tenu il y a dix ans, encore moins il y a vingt ans, le révélateur des dilemmes que nous avions vu auparavant. Et aussi de cette interrogation morale, de cette interrogation axiologique, dont je suis en train de vous parler.

Ainsi, nécessairement, comme complément de cette première revue (source, diversification des sources, complexification des régimes, dilemmes), nous aboutissons à une ouverture vers les valeurs et ceci à travers un exemple -j'ai du mal à utiliser le terme que les politistes affectionnent tant, mais lâchons le -le paradigme de la responsabilité médicale ou de la responsabilité hospitalière.

Si je m'arrêtais là, d'abord j'aurais beaucoup appauvri le colloque en lui-même, et puis j'aurais dessiné une figure singulière avec un axe vertical descendant et un axe oblique ascendant ; vous voyez bien qu'il manque un troisième morceau, c'est tout à fait évident. Et ce troisième morceau, c'est tout naturellement un axe horizontal qui va me semble t-il nous permettre, non pas de découvrir de véritables nouveautés, mais de dépasser un certain nombre de particularités qui avaient été mises en évidence hier comme aujourd'hui.

Premier constat, il existe des chapitres juxtaposés du droit de la responsabilité, du droit de la responsabilité en droit public. On en a examiné quatre ou cinq, il y en a peut être six ou sept, mais de toute manière la collection est incomplète puisqu'on ne peut pas faire l'économie du droit privé notamment. Et ce qui me frappe, c'est que ces compartiments du droit de la responsabilité, que l'on présente du fait des coupures de nos disciplines universitaires comme séparées par des cloisons étanches, ces différents compartiments sont en fait étroitement interdépendants les uns des autres. Je dirais si vous voulez qu'il y a une sorte de logique des vases communicants qui fait que lorsque dans un certain système de droit à une époque déterminée, on a vidé un compartiment - songez à la responsabilité personnelle des fonctionnaires et des élus locaux (la responsabilité civile) - il est tout à fait évident que par un phénomène qui doit s'appeler homéostatique, cette responsabilité va devoir remplir au même moment et pour répondre à la demande sociale, pour répondre aux besoins de la société, un autre compartiment, qui est à l'évidence le droit pénal.

Alors, ce que je retiens de ce colloque et de la richesse incroyable des idées qui ont été développées dans les différentes communications, c'est probablement cela : d'abord l'interdépendance des différents aspects de la responsabilité en droit, en droit français ou en droit public français si l'on veut un petit peu réduire le champ de nos réflexions.

Au-delà de cette première banalité qui était l'interdépendance des différentes branches du droit, il y a quand même un phénomène que révèle notre colloque et nos études du jour, c'est la part de plus en plus lourde du droit pénal dans notre système juridique. Ce n'est - là encore - pas une découverte, mais je crois que nous ne nous sommes peut être pas suffisamment interrogés sur la signification de cette pénalisation contemporaine du droit, et il m'est difficile de vous livrer ma réponse personnelle, mais je me demande sérieusement si ce n'est pas une régression et si ce n'est pas un retour à la société primitive. D'autres que moi peuvent parfaitement ne pas partager mon point de vue, mais je crois si vous voulez que c'est une des interrogations que - en droit public - la responsabilité pose aujourd'hui : quelle signification donner - étant entendu que les règles techniques se comprennent d'elles-mêmes - quelle signification donner à cette sur-pénalisation que l'on voit apparaître sous des formes d'ailleurs tout à fait différentes. On aurait vu des illustrations, j'allais dire amusantes, disons intéressantes, en droit financier, mais qui apparaissent aussi bien en droit international avec cette responsabilité du gouvernant plutôt que de l'État. On en voit des exemples par les interrogations que posent le droit constitutionnel aujourd'hui et bien entendu ce que peut nous enseigner par exemple le droit des collectivités locales.

C'était dans cet axe horizontal, si vous voulez, le deuxième élément qui constituait cet axe, disons une deuxième tige que je voudrais tresser avec vous. Rassurez-vous, il n'y en a plus qu'une qui manque ; cela serait peut être - et là encore c'est une banalité - l'extraordinaire généralisation, l'extraordinaire élargissement de la responsabilité. Alors, ce phénomène a été étudié admirablement sous différentes facettes depuis hier matin. On nous a dit par exemple qu'il y avait des catégories et qu'on jouait des catégories. On a dit et on a répété sous des angles tout à fait divers que tout système de responsabilité se composait au moins de trois éléments : le fait dommageable, le lien de causalité et le dommage. Et puis on a montré des responsabilités sans dommage, des responsabilités sans causalité, j'allais dire des responsabilités sans fait dommageable. Ce qui veut dire que, en effet, et le président de la table ronde en parlait tout à l'heure, les éléments auxquels nous sommes habitués sont des éléments qui se distendent et sur lesquels une réflexion critique à la fois sur chaque élément et sur l'ensemble des trois éléments me paraît devoir être approfondie si l'on ne veut pas perdre le sens du mot responsabilité, si on ne veut pas confondre les mécanismes de responsabilité avec toute indemnisation, avec toute assurance, avec toute application de l'idée solidarité. Voilà tout simplement les choses très simples que je voulais vous rappeler.

Avant de quitter cette tribune, je voudrais d'abord remercier l'institution sénatoriale, son président, les sénateurs qui nous ont livré leur témoignage et une liste de personnes que Gilles DARCY m'a donnée et que je vais lire : Madame LEPOULTIER, Madame HAMOT, Madame PATRIGEON, Madame BOURDEROTTE, Madame DIALLO, Monsieur MULARD, Monsieur ROUILLER, Monsieur ZARCA, Monsieur THOMAS, Monsieur SCHALLER, Monsieur BOUTEILLER, qui sont invités au cocktail, comme vous tous. Voyez, c'est la récompense de m'avoir écouté. Donc un remerciement pour le président du Sénat, pour l'institution sénatoriale et pour tous les membres du sénat qui nous ont offert et permis d'occuper ce cadre incomparable pendant deux jours.

Je voudrais y associer l'université de Paris 13 et les nombreux enseignants de Paris 13 qui de manière discrète - je ne dis pas invisible mais discrète - nous ont facilité la tâche, notamment la tâche d'arriver ici sans se perdre grâce à une signalisation tout à fait efficace - même moi je ne me suis pas perdu - et d'autre part qui nous ont facilité, je crois, des contacts extérieurs si nous devions en avoir pendant ces deux jours.

Et puis, mon dernier mot, et je demanderai à l'assemblée de se lever pour lui faire une ovation, c'est de remercier l'organisateur infatigable de ce colloque qu'a été Gilles DARCY. Sans lui, ce colloque comme la guerre de Troie, n'aurait pas eu lieu.

Imprimé, pour le Sénat, par Reprotechnique - Paris

Colloque organisé par l'université Paris 13 avec le soutien du Sénat et du ministère de l'Éducation nationale, sous le haut patronage de M. Christian Poncelet, président du Sénat.

La réelle interrogation sur l'avenir du droit de la responsabilité publique domine tous les débats présents dans la théorie du droit, du droit international ou européen, et du droit interne qui demeure fort subtil. Est-il possible de dépasser ces probables hésitations pour accéder aux normes nouvelles applicables à l'ensemble des hypothèses soulevées ?

C'est la question à laquelle tentent de répondre Mmes et MM. Olivier Beaud, Denys de Béchillon, Vlad Constantinesco, Jean-Paul Costa, Maryse Deguergue, Pierre Delvolvé, Louis Dubouis, Jean-Pierre Duprat, Robert Etien, Pierre Fauchon, Laurence Folliot-Lalliot, Yves Gaudemet, Christophe Guettier, Jean-Claude Hélin, Danièle Lochak, Philippe Manin, Jean-Arnaud Mazères, Jacques Moreau, Jacqueline Morand-Deviler, Michel Paillet, Christian Poncelet, Jean-Marie Pontier, Michel Pouchain, Aude Rouyère. René-Pierre Signe, Brigitte Stern et Georges Vedel (†).

Avec la participation de Gilles Darcy, Alain Delcamp, Francine Demichel, Cécile Bourderotte, Julien Bouteiller, Marie-Laure Diallo, Sylvain Mulard François Rouille, Sébastien Schaller, Christophe Thomas et Alexis Zarca.

Ce volume s'inscrit dans la série de publications destinées à rendre compte des manifestations et colloques institutionnels organisés par le Sénat ainsi que, le cas échéant, par ses commissions ou délégations.

Cette collection est l'expression de la volonté d'ouverture du Sénat. Elle a pour vocation de mieux faire connaître son activité de réflexion et sa force de proposition.

* * Seuls Madame et Monsieur les professeurs Danièle LOCHAK et Jean-Claude HELIN nous ayant remis leur rapport, il ne nous a pas été possible de fournir la totalité de la table ronde. Nous vous prions de bien vouloir nous en excuser

* 1 Au sens large, la responsabilité désigne tout mécanisme qui aboutit à désigner la personne à qui il revient d'indemniser le dommage provoqué par son activité ou celle d'un tiers, sans préjuger des raisons pour lesquelles il en va ainsi. La responsabilité ainsi entendue peut à son tour recouvrir un mécanisme de responsabilité au sens strict, un mécanisme d'assurance, ou encore un mécanisme de solidarité.

* 1 Voir par exemple sa présentation du numéro de la revue Risques sur "Assurance, droit, responsabilité", n°°10/1992, p. 12.

* 2 "Le degré d'originalité du régime de la responsabilité extra-contractuelle des personnes morales de droit public", JCP 1949, I. 742 et 751.

* 1 "Responsabilité - solidarité - sécurité. La crise de la responsabilité en France à la fin du XX e siècle", Risques n°° 10/1992.

* 1 Yvonne Flour, "Faute et responsabilité civile : déclin ou renaissance ?", Droits n°° 5/1987, "Fin de la faute ?".

* 1 Jacques Donzelot, L'invention du social, Fayard, 1984.

* 2 Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale, Seuil, 1995.

* 3 François Ewald, L'État providence, Grasset, 1986.

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