Actes du colloque : vers de nouvelles normes en droit de la responsabilité publique



Palais du Luxembourg, 11 et 12 mai 2001

La pratique de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales

par Monsieur Jean Paul COSTA,

conseiller d'État

et juge à la Cour européenne des droits de l'homme

Merci beaucoup, Monsieur le président, Mesdames, Messieurs deux petites remarques pour commencer. D'abord, je me rappelle simplement que j'ai eu beaucoup de plaisir à siéger avec vous à la C.A.D.A. lorsque nous en faisions parti l'un et l'autre. Ma deuxième remarque, c'est que, lorsque j'ai accepté, évidemment avec plaisir, la proposition de mon ami le professeur Gilles DARCY, je n'avais pas réalisé qu'ensuite je serai soumis aux affres de l'angoisse, parce qu'en essayant de traiter le sujet, j'ai eu l'impression - comme je le disais tout à l'heure à mon concitoyen le professeur Vlad CONSTANTINESCO - que la Convention européenne des droits de l'homme et la responsabilité de la puissance publique étaient deux mondes étanches qui n'avaient guère de communications.

Et c'est tellement vrai que dans les manuels ou dans les recueils de jurisprudence consacrés à notre Cour, on ne trouve pas ou très rarement le mot responsabilité. Mais évidemment, après l'angoisse et le stress, il y a le souci de s'y rattacher et j'ai essayé quand même de trouver des communications entre ces deux mondes apparemment étanches.

Alors, la Convention européenne des droits de l'homme et ses protocoles, comme vous le savez, définissent des droits et libertés garantis, et ces droits et libertés garantis comprennent un mécanisme à la fois externe et interne de contrôle : externe, par les États eux-mêmes en vertus du principe de subsidiarité, le mécanisme interne de contrôle ne venant que comme ultime recours. Je vais donc me placer à deux niveaux différents et j'examinerai d'abord le niveau du droit interne et ensuite celui du droit européen des droits de l'homme.

I PREMIER NIVEAU, LE DROIT INTERNE

Il me semble qu'on peut tirer de la Convention et de sa pratique les trois constations suivantes.

A. Premièrement, il n'existe AUCUN RÉGIME GÉNÉRAL DE RESPONSABILITÉ PUBLIQUE. Deuxièmement en revanche, les États sont tenus d'organiser leur propre responsabilité lorsqu'ils sont accusés de porter atteinte aux droits de l'homme et ils doivent soumettre la mise en jeu de cette responsabilité aux règles procédurales fixées par la Convention. Enfin, ces mêmes règles s'appliquent à la mise en jeu de la responsabilité de la puissance publique même en dehors des cas de violation des droits substantiels garantis par la Convention.

Premier point donc, l'absence d'une obligation générale de la responsabilité publique. Aucune stipulation de la Convention n'impose un principe général suivant lequel la puissance publique doit être responsable de ses actes en général. Si on définit la responsabilité, comme l'a fait d'ailleurs le professeur Philippe MANIN, comme l'obligation de répondre des dommages que l'on peut causer et d'en assumer les conséquences, on ne trouve aucun principe de ce type dans la Convention.

On pourrait bien sur implicitement le tirer de celui de la prééminence du droit, qui figure dans le préambule de la Convention et qui a été affirmé avec éclats dés 1975 par le célèbre arrêt Golder. Mais, à ma connaissance, aucun arrêt n'a tiré cette conséquence sur un plan général autre que celui de la protection des droits garantis. À cet égard, la Convention dans sa pratique n'énonce pas un principe aussi général que ne le fait l'article 19 de la Loi fondamentale allemande au terme duquel, je le rappelle, quiconque est lésé dans ses droits par la puissance publique dispose d'un recours juridictionnel.

En outre, il est des cas dans lesquels une véritable irresponsabilité de la puissance publique est admise par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. C'est notamment le cas où la Cour estime qu'il n'y a pas de droit reconnu en droit interne, même de façon défendable. De nombreux arrêts vont en ce sens, je ne vais pas les citer tous : par exemple Benthem c/ Pays-Bas de 1985, Plattform "Ärtze für das leben" c/ Autriche de 1988 ou encore plus récemment Athanassoglou et autres c/ Suisse de l'an 2000, qui est un arrêt critiqué, et je le dis avec une certaine facilité, puisque j'étais dans la minorité et co-auteur d'une opinion dissidente.

Enfin, se pose la question des régimes d'exonération de responsabilité fondée sur le droit interne : arrêt Osman de 1998, ou deux arrêts rendus hier et importants : Z autres c/ Royaume-Uni et T.P. & K c/ Royaume-Uni. Soit des régimes d'immunité des États ou des organisations internationales fondés sur les relations internationales, voir par exemple les arrêts Beer & Regan et Waite & Kennnedy et c/ Allemagne de 1999 à propos de l'immunité de juridiction de l'Agence spatiale européenne, et des affaires pendantes très importantes et bien connues des internationalistes : Al-Adsani c/ Royaume-Uni, Mc Elhinney c/ Irlande et Forgaty c/ Royaume-Un, où les arrêts devraient être rendus dans les semaines ou dans les mois qui viennent. Ces régimes d'exonération de responsabilité ou d'immunité sont évidemment difficilement conciliables avec un principe général de responsabilité, mais précisément, la Cour admet que le droit à un tribunal n'est pas un droit absolu, cela a été réaffirmé encore hier par l'arrêt T.P. & KM. c/ Royaume-Uni. Et vous le savez, la Cour exerce sur les limitations au droit d'accès à un tribunal un contrôle de proportionnalité.

Alors, si nous revenons de Strasbourg vers le reste de la France - si je puis dire - le problème des actes de Gouvernement en France se pose virtuellement. Est-ce que l'irresponsabilité de l'État pour les activités liées aux actes du Gouvernement est compatible avec le droit à un tribunal ou avec le droit à un recours effectif ? Je pose la question, mais il n'existe pas actuellement de réponses dans la jurisprudence de notre Cour.

B. Deuxième point, les États sont malgré tout obligés d'organiser UN RÉGIME INTERNE DE RESPONSABILITÉ à raison des dommages causés par une violation des droits et libertés conventionnels, et là encore c'est l'application du principe de subsidiarité. Cette obligation a été émise de façon solennelle par l'article 1 er de la Convention, elle est explicitée et renforcée à l'article 13, qui est un article parfois méconnu mais crucial et dont la jurisprudence a récemment élargi la portée, par exemple avec l'arrêt Kuala c/ Pologne de l'an 2000 et aussi avec les arrêts que je viens de citer notamment Z. et autres c/ Royaume-Uni, où la Cour a constaté une absence de violation de l'article 6 paragraphe 1, mais en revanche une violation de l'article 13.

Puis, bien sûr, il y a toutes sortes de règles corollaires qui vont dans le même sens. Par exemple la règle de l'épuisement des voies de recours internes, qui, bien connue en droit international public général, est une condition de recevabilité des requêtes. Elle est posée ou rappelée à l'article 35 de la Convention, mais elle est conditionnée selon la pratique de la Cour par l'effectivité et l'accessibilité de ces voies de recours. Dans de nombreux exemples, voir notamment : Akvavit et autres c/ Turquie, arrêt de 1996.

L'article 41 de la Convention sur la satisfaction équitable joue dés que, je cite le texte, "le droit interne ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences d'une violation de la convention". Les règles de la radiation et du règlement amiable qui sont contenues dans les articles 37 et 38 de la Convention impliquent que l'État doit s'efforcer de réparer les conséquences des violations des droits de l'homme qui lui sont imputables.

Enfin dans la pratique, la Convention est maintenant incorporée en droit interne dans la quasi-majorité des États partis et elle est généralement reconnue d'effets directs même si sa place dans la hiérarchie des normes - on retrouve les normes - est variable d'un pays à l'autre. Elle est donc invocable et très largement invoquée devant les juridictions nationales elles-mêmes.

Qui plus est la responsabilité des États pour la violation des droits et libertés garantis par la Convention est soumise aux règles procédurales de celle-ci. L'article 6 paragraphe 1 définit les règles du procès équitable qui s'imposent aux juges nationaux pour autant cependant que cet article soit applicable. Vous savez qu'au fil des années la jurisprudence de la Cour a beaucoup élargie cette applicabilité, mais il y a encore des exceptions assez nombreuses, par exemple certains litiges de fonctions publiques, l'arrêt Pellegrin c/ France de 1999, les litiges en matière de droit des étrangers, Maaouia c/ France, 2000. Enfin en matière fiscale non pénale, il y a actuellement une affaire pendante, Ferrazzini c/ Italie, qui pose la question de savoir s'il faut étendre le champ d'application de l'article 6 au fiscal précisément non pénal et non pas au fiscal à coloration pénale, au sens de l'arrêt Bendenoun c/ France. On peut ajouter, en dehors de ces garanties procédurales, qu'une indemnisation insuffisante ou dérisoire pourrait être considérée par la Cour comme violant l'article 1 er du protocole additionnel, c'est à dire le respect du bien.

C. Troisième point, à ce premier niveau, mais je passerai plus rapidement,

L'APPLICATION DES RÈGLES PROCÉDURALES DE LA CONVENTION AFFECTÉ AFFECTE LA RESPONSABILITÉ PUBLIQUE EN DROIT INTERNE , au-delà même des cas dans lesquels sont violés les droits garantis par la Convention et ses protocoles. Lorsqu'il est applicable, l'article 6 paragraphe 1 est de portée très générale et il touche le régime juridictionnel de la responsabilité au-delà de cette violation. Nombreux sont les exemples si l'on prend le cas de requêtes contre la France : H. c/ France de 1989, X. c/ France de 1992 ou encore Mantovanelli c/ France de 1997, à propos précisément d'une responsabilité hospitalière engagée devant les juridictions administratives. L'article 6 va d'ailleurs bien au-delà de la responsabilité en matière de droits garantis par la Convention, puisqu'il s'applique non seulement à la responsabilité publique mais à la responsabilité civile, pénale ou disciplinaire. Et l'exécution de décisions de justice elle-même fait partie des règles du procès, équitable comme l'a indiqué un arrêt relativement récent mais important : Hornsby c/ Grèce de 1997.

II. Je vais maintenant me placer au deuxième niveau, c'est à dire au niveau de la responsabilité de l'État devant le juge européen des droits de l'homme.

Cette responsabilité internationale de l'État est a fortiori limitée à la violation des droits et libertés conventionnels, la Convention fixe une compétence à la Cour qu'elle ne peut pas excéder. Trois problèmes principaux peuvent donc se poser : quelle est l'étendue de cette responsabilité internationale des États devant la Cour de Strasbourg ? Quelles sont les obligations qui pèsent sur l'État lors du procès devant la Cour européenne des droits de l'homme et à l'issue de celui-ci ? Enfin, quelles sont les limites à la responsabilité internationale de l'État.

A. Sur le premier point j'indiquerai que - à mon avis - L'ÉTENDUE DE CETTE RESPONSABILITÉ EST TRÈS LARGE. D'abord, le nombre de requérants éventuels est très large en dehors des requêtes inter-étatiques dont je ne parlerai pas ce matin. L'article 34 de la Convention donne une liste étendue des requérants potentiels : toutes personnes physiques, toute organisation non gouvernementale ou tout groupement de particuliers. Certes, il n'existe devant la Cour ni actio popularis ni auto-saisine mais le nombre virtuel, et hélas réel, des requérants est très élevé. La notion d'État responsable est, elle aussi, très large. N'importe quel organe de l'État peut engager sa responsabilité : exécutif, législateur, judiciaire, juge constitutionnel, collectivité décentralisée, et j'en passe. L'État peut même être responsable dans certains cas à raison d'agissements de particulier au non de principes comme celui des obligations positives de l'État, voir l'arrêt Artico c/ Italie de 1980, ou au nom de la théorie des effets vis à vis des tiers, ou Drittwirkung en allemand. Quant à la notion de juridiction de l'État dont relève les personnes au sens de l'article 1 er de la Convention, elle est aussi entendue largement. Cette juridiction couvre et englobe dans la responsabilité de l'État les agents diplomatiques ou les militaires stationnés à l'étranger. Depuis le célèbre arrêt Loizidou de 1995, on sait que si un État contrôle un autre territoire, il engage sa responsabilité dans ce territoire et je peux vous dire que, hier - là encore - le hasard fait bien les choses, nous avons rendu l'arrêt dans la célèbre et importante requête interétatique Chypre c/ Turquie qui réaffirme ce principe. Enfin, il y a l'effet de ricochet, bien connu depuis le célèbre arrêt Soering c/ Royaume-Uni de 1989 : la responsabilité du Royaume-Uni a été engagée en cas d'extradition vers un pays pourtant non parti à la Convention, les États-Unis, à cause des risques de violation de l'article 3 sur les traitements inhumains et dégradants.

B. Deuxième point, L'ÉTAT DÉFENDEUR EST SOUMIS À DES OBLIGATIONS PROCÉDURALES OU PROCESSUELLES, à la fois dans le procès et à l'issue de celui-ci. Dans le procès devant la Cour, il y a obligation de coopération des États. Par exemple l'article 34 de la Convention impose aux États de ne pas mettre d'entrave à l'exercice du droit de recours par des requérants. En outre, l'État doit se soumettre à la direction du procès par la Cour : respecter les délais de procédure, le principe du contradictoire, accepter la police de l'audience et bien d'autres points encore. En outre, en matière de preuves et de présomptions, et l'on retrouve les problèmes que nous avons déjà évoqué ce matin, la jurisprudence de la Cour a dégagé au nom des droits de l'homme des exceptions au principe suivant lequel, normalement, la charge de la preuve incombe au demandeur. Et par exemple, depuis l'arrêt Tomasi c/ France de 1992, il est admis que si une personne rentre en bon état de santé dans un commissariat de police par exemple, et en sort en mauvais état, ce n'est pas à cette personne de prouver que les agents des forces publiques lui ont causé ces mauvais traitements, c'est à l'État d'essayer de fournir des explications, et s'il n'y arrive pas il y a, disons, une présomption quasi irréfragable de responsabilité. De même si une enquête est menée par la Cour dans un État pour essayer de découvrir les faits et obtenir la vérité, cet État en vertu de l'article 38 de la Convention doit lui fournir toutes facilités nécessaires au bon déroulement de cette enquête. Reste le problème des mesures provisoires qui comme vous le savez ne sont pas prévues par la Convention elle même, mais sont contenues actuellement dans l'article 39 du règlement de la Cour. Bien entendu dans l'arrêt bien connu Cruz Varas et autres c/ Suède de 1991, la Cour a admis que faute d'obligation conventionnelle, les États n'étaient pas auteur de violation de la Convention s'ils ne respectaient pas les injonctions prises dans ce cadre. Mais ce même arrêt, et on l'oublie parfois, a considéré que cela constituait une circonstance aggravante d'autres violations de la Convention. Et actuellement nous avons, vous le savez, l'affaire pendante Öcalan c/ Turquie. Dans le cadre de cette affaire la Cour a enjoint à l'État turc de ne pas exécuter OCALAN, au moins tant que sa requête n'aurait pas été jugée sur le fond par la Cour, et la Turquie a obéi à cette injonction.

Il y a aussi des obligations des États à l'issue du procès devant la Cour : ce sont les obligations d'exécution des arrêts et de réparation des dommages constatés. L'article 41 de la Convention sur la satisfaction équitable prévoit une restitutio in integrum et/ou des indemnités, les deux pouvant se combiner. L'article 46 de la Convention fixe l'obligation pour les États d'exécuter les arrêts de la Cour et vous savez que le comité des ministres du Conseil de l'Europe, même depuis l'entrée en vigueur du protocole numéro 11, conserve un rôle important qui est de veiller à l'exécution des arrêts de la Cour, au besoin par des pressions de caractère politique. On peut citer enfin quelques exemples de conséquences d'arrêts de la Cour : on cite souvent la loi du 10 juillet 1991 en France sur les écoutes téléphoniques à la suite de la condamnation de la France dans deux affaires. Plus récemment, on peut citer le changement de pratique et de texte en Grande-Bretagne à la suite des affaires. Smith & Grady et Lustig-Prean & Beckett c/ Royaume-Uni, affaires dans lesquelles la Cour avait condamné le Royaume-Uni pour avoir révoqué des homosexuels de l'armée. Il y a la célèbre affaire Hakkar qui est à l'origine d'une des dispositions de la loi du 15 juin 2000 qui permet la réouverture des procès criminels lorsque les instances de Strasbourg ont trouvé une violation de la Convention européenne des droits de l'homme. Tout récemment la loi PINTO en Italie, qui est entrée en vigueur le 18 avril 2001, s'efforce de mettre en place un mécanisme de satisfaction interne pour les victimes des innombrables dépassements du délai raisonnable en Italie. Et je remarque à cet égard qu'une récente jurisprudence de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, arrêt du 3 mars 2001, doit donner la possibilité d'interpréter l'article L. 781-1 1°) du Code de l'organisation judiciaire dans le sens que les personnes victimes de délai déraisonnable en France devraient pouvoir là aussi s'adresser d'abord à la justice nationale pour obtenir réparation.

Faut-il aller plus loin dans l'exécution des arrêts de la Cour ? Faut-il par exemple instituer un mécanisme d'astreinte ou d'injonction, cette fois conventionnel, par la voie d'un protocole à la Convention, je ne répondrai pas de façon catégorique mais la question est assez sérieusement envisagée.

C. Troisième point, LES LIMITES À LA RESPONSABILITÉ DES ÉTATS DEVANT LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME. Ces limites sont soit purement procédurales, soit plus substantielles. Limites purement procédurales, il faut bien sûr que le requérant justifie de la qualité de victime, sinon nous retomberions dans le problème de l' actio popularis. Il faut que les voies de recours internes aient été épuisées pour que la requête soit recevable, mais nous avons vu que la jurisprudence de la Cour est assez sévère sur l'effectivité et l'accessibilité de ces voies de recours. Enfin il faut respecter le délai de six mois au-delà duquel la requête est tardive.

Les limites plus substantielles touchent à la compatibilité de la requête avec la Convention, soit ratione loci, soit ratione temporis, soit ratione personae, soit ratione materiae. Et là on touche à des problèmes souvent extrêmement importants et difficiles, même politiquement. Compétence ratione loti, c'est le problème de l'application territoriale de la Convention ou de certain de ses protocoles, et de l'exclusion de certains territoires. Mais le célèbre arrêt Matthews c/ Royaume-Uni de 1999 a montré, à propos de Gibraltar, que la Cour fait des efforts pour étendre cette application territoriale. Ratione temporis, l'exemple de la Russie et des pays de l'Europe de l'Est montre que beaucoup de violations des droits de l'homme ont été commises avant la ratification de la Convention par ces États et que bien sûr, à ce moment là, la requête doit être rejetée si ces faits sont antérieurs à la ratification. Compatibilité ratione personae, il y a de gros problèmes pendants devant notre Cour, ce sont les affaires " Senator Lines " et Bankovik et autres , qui concernent respectivement la mise en jeu de la responsabilité des quinze États membres de l'Union européenne et celle des dix-sept États membres de l'O.T.A.N., et nous aurons à résoudre la question suivante : est-ce que des États parties peuvent être tenus pour responsable en tant que membre d'organisations intergouvernementales auxquelles des violations des droits de l'homme sont imputées ? Dans l'affaire Bankovik il s'agit des bombardements de Belgrade par l'O.T.A.N. La question est tout à fait ouverte, car contrairement à ce que pensent certains commentateurs, à mon avis, l'arrêt Matthews dont j'ai parlé ne fournit pas de réponse certaine. Enfin, compatibilité ratione materiae, la compétence de la Cour peut être étendue, elle l'est, elle l'a été par des protocoles, elle peut être étendue aussi par ce que l'on appelle parfois l'interprétation dynamique de la Convention. C'est l'exemple du droit à l'environnement qui n'était évidemment pas prévu par les auteurs de la Convention en 1950, mais qui a été rattaché à l'article 8 sur le droit au respect de la vie privée et familiale, voir par exemple l'arrêt Lopes Ostra c/ Espagne. En sens inverse cette compétence peut être limitée, c'est le problème des réserves qui sont prévues à l'article 57 de la Convention. Mais en vertu à la fois de cet article lui-même et de l'article 32, la Cour contrôle ses réserves et parfois n'hésite pas à les invalider. Ce sont les exemples connus de l'arrêt Belilos c/ Suisse, arrêt de 1988, ou Gradinger c/Autriche, arrêt de 1995.

Pour conclure, je rappellerai que la Convention européenne des droits de l'homme a un aspect double que la pratique n'a fait que renforcer. Au premier chef elle constitue, comme je le disais au début, un monde clos sur lui-même géographiquement et matériellement, elle définit des droits, elle oblige les États parties à les respecter tout d'abord dans leur ordre interne, subsidiairement par le biais du contrôle d'un mécanisme juridictionnel instauré en son sein. Mais en même temps, comme la Cour européenne l'a dit, par exemple dans l'un des arrêts Loizidou, la Convention est un instrument constitutionnel de l'ordre européen des droits de l'homme et elle est fondée sur la prééminence du droit. Par conséquent, elle ne peut que pousser les États à développer leur régime de responsabilité, au-delà de la protection des seuls droits et libertés proclamés et garantis par la Convention, en le soumettant, en outre, le plus souvent aux règles procédurales de la Convention. Autrement dit, celle-ci et sa pratique vont dans le sens d'un recul des zones d'irresponsabilité de la puissance publique. La logique des droits de l'homme et celle des immunités de l'État est difficilement conciliable. Il ne faudrait toutefois pas en déduire que la Convention européenne des droits de l'homme constitue un traité, aux deux sens du terme, sur la responsabilité publique. Ce n'est ni son objet ni son rôle, et par exemple le point de savoir si un État doit être responsable sur le terrain de la faute, ou sur celui du risque ou en vertu de la loi, ressortit éminemment à la marge d'appréciation des États. De même, et je fais écho à l'introduction du président PONCELET, il me semble que ressortit à cette marge d'appréciation le système juridictionnel, moniste comme en Grande-Bretagne, dualiste comme en France ou pluraliste comme en Allemagne. Il y a donc encore dans l'espace européen des droits de l'homme place pour une liberté des États. Ils ont le choix des moyens, pourvu qu'ils s'acquittent de leur obligation de résultat : protéger les droits et libertés qu'ils se sont solennellement engagés à reconnaître.

Monsieur Pierre FAUCHON

Merci Monsieur le Juge pour cette communication tout à fait passionnante, structurée, étayée, très informée et très documentée. Tout à fait passionnante, puisqu'elle nous aide à prendre conscience d'une chose, que vous tous vous savez peut être mais que nous autres, responsables politiques, nous découvrons au fond progressivement, c'est l'importance grandissante et doublement novatrice de cette juridiction de la Cour européenne des droits de l'homme.

Je retiens deux caractéristiques. La première, qui est tout à fait nouvelle par rapport à nos habitudes juridiques, c'est l'importance des notions qui relèvent au fond de l'équité. Nous sommes habitués au droit positif - un peu comme les romains qui connaissaient des procédures, et puis quand on n'était pas dans une bonne procédure, on n'avait pas beaucoup d'action. Maintenant - et on est habitué à cela - il y a les codes, il y a la jurisprudence et puis sorti de là, même s'il y a des situations choquantes, on ne sait pas quoi faire. Et là, tout soudain, un air nouveau souffle à partir des principes de la Convention de sauvegarde qui est un principe n'énumérant pas de normes précises, mais qui énumère des principes et des exigences de résultats qui relèvent au fond globalement de la notion d'équité. J'ai noté au passage le principe de proportionnalité, l'idée de traitement inhumain et dégradant, l'idée de procès équitable, l'idée de satisfaction équitable, l'idée de délai raisonnable, l'idée de droit à un environnement ; tout cela ce ne sont plus des normes juridiques précises avec des frontières nettes comme ce à quoi nous étions habitués mais ce sont des exigences, comme vous l'avez dit d'ailleurs, de résultats. Et donc des réintroductions d'exigence d'équité qui rajeunissent en quelque sorte toute notre réflexion juridique et la ramènent peut-être au fond aux sources du droit et de ce point de vue là, c'est tout à fait vivifiant et tout à fait saint me semble t-il.

Et puis alors, l'autre réflexion que je me fais c'est l'importance grandissante de l'autorité de cette juridiction. Dont on ne se rend pas bien compte dans le public : alors on est là encore en train de discuter si on fait telle ou telle avancée dans les institutions européennes, si on donne de l'efficacité à ceci ou cela ; personne ne songe que par la voie de la Cour de Luxembourg déjà, d'ailleurs, et par l'autorité de la Cour de Strasbourg, s'exerce un pouvoir judiciaire qui est un véritable pouvoir qui lui est efficace, qui lui porte ses fruits et je vous proposerai presque de répéter votre conclusion qui ferait sursauter ici ou là bien des politiques. Je l'ai noté hâtivement, il me semble que vous avez dit, il y a encore une place pour la liberté des États. Merci pour eux, dans le contexte des discussions actuelles sur la Constitution de l'Europe, on est heureux de savoir, et d'aucun seront heureux de savoir, qu'il y a encore une place pour la liberté des États. Mais vous avez ajouté à condition qu'ils obtiennent les résultats qu'on attend d'eux - ou quelque chose comme ça, je résume votre pensée. Voilà qui nous ouvre un panorama totalement nouveau et qui vient nous confirmer une vérité qui est ancienne parce que nous avions appris que c'était les légistes qui avaient fait la France depuis Philippe Le Bel, et bien je crois que les légistes sont en train de faire l'Europe, eux prudemment, discrètement mais sûrement et très efficacement. Là aussi c'est un fait auquel il convient de prendre conscience, et qui est beaucoup plus facile de comprendre à partir de votre intervention. Ce dont je vous remercie.

Nous allons avoir le plaisir d'entendre maintenant le professeur Vlad CONSTANTINESCO, professeur à l'Université Strasbourg 3 Robert Schuman, qui va nous parler de l'encadrement de la responsabilité en droit communautaire et nous allons revenir là au droit positif le plus tangible pour nous.

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