Actes du colloque Vive la Loi


La loi retrouvée ou les réponses de la loi

La séance était présidée par Mme Dominique de la GARANDERIE, Bâtonnière de l'Ordre des avocats de Paris

Loi et débat public

M. Dominique WOLTON, Professeur de science politique, Directeur du laboratoire Information, Communication et Enjeux scientifiques, CNRS

Mme Dominique de la GARANDERIE

La loi est devenue un élément dans le débat public, les médias ayant de plus en plus tendance à intervenir dans ce domaine et à apporter aux citoyens pléthore d'informations juridiques.

M. Dominique WOLTON

Mon propos s'organisera autour de deux observations sur le débat public, relatives, d'une part, aux Etats nations, d'autre part, à la communauté internationale.

Globalement, la relation entre loi et débat public est d'autant plus complexe que la société se démocratise et que les sujets abordés sont d'ordre sociétal. Symétriquement, la position du législateur est facilitée lorsque les sujets sont techniques ou lorsqu'il légifère dans un cadre plus ou moins autoritaire. Dans nos sociétés, il est donc confronté le plus souvent à la difficile contrainte de la négociation.

I. Loi et débat public au sein des Etats nations
1. Démocratie et société : trois conditions de réalisation

Dans le cadre des Etats nations, trois changements majeurs sont intervenus ces dernières années.

Il s'agit tout d'abord de l'élargissement du champ de la loi, qui représente l'un des grands acquis des sociétés démocratiques. La loi intervient désormais dans les domaines du travail, de l'environnement ou de la bioéthique. En tant que membre du Comité national d'éthique, je peux témoigner de la complexité de ces sujets et de la difficulté à arrêter une doctrine sur des questions éminemment techniques. Ces débats montrent d'ailleurs que l'intelligence est souvent synonyme de modestie.

L'élargissement du champ de la loi s'accompagne toutefois d'un effet pervers, celui de la juridicisation de la société. S'il est positif que la loi puisse intervenir dans tous les domaines de la société, il est ennuyeux, en revanche, que tous les rapports sociaux se traduisent par des rapports juridiques. Il ne faudrait pas que la France reproduise jusqu'aux moindres détails le modèle américain dans lequel chaque citoyen est constamment accompagné, d'un côté, par son psychanalyste, de l'autre, par son avocat.

Le deuxième changement est celui de la démocratisation de la société, qui implique que les lois sont discutées selon des orientations politiques, non seulement dans l'enceinte du Parlement, mais dans la rue. Il est vrai que les relations entre le Parlement et la rue sont de plus en plus compliquées. L'un des enjeux de nos démocraties tient ainsi au fait que la légitimité de la loi, qui devrait reposer sur la légitimité du Parlement et de la politique, est en fait sapée par la remise en cause de la crédibilité dont font l'objet le législateur et les partis politiques. La démocratisation de la société n'étant pas renforcée par la vitalité des régimes parlementaires, le hiatus n'est pas sans poser problème.

Le troisième changement est celui de la médiatisation de la société, qui a tendance à accentuer la visibilité des enjeux. Certes, le choix des médias se fait, par définition, de manière arbitraire, mais il a malgré tout l'avantage de mettre en avant beaucoup plus rapidement les problèmes qui se posent à la société. Les dérapages de ce système résident dans le fait que les événements les plus médiatisés, les débats les plus violents ne correspondent pas forcément aux enjeux les plus importants. La tragédie des sociétés démocratiques tient précisément dans le fait de ne pouvoir se référer à une instance supérieure pour décider à sa place de la hiérarchie des enjeux. A l'inverse, leur force est de fonctionner par ajustement réciproque. Ceci explique d'ailleurs pourquoi la guerre est si perturbante pour les sociétés démocratiques qui sont confrontées alors à une suspension du temps. En temps normal, toutefois les débats s'amortissent progressivement et à moyen terme, ils parviennent à trouver leur juste mesure. Ainsi, la médiatisation qui provoque l'accélération des débats est nécessaire aux démocraties, mais elle se confronte au besoin du temps long et de l'expertise qu'exige également une société sans guide suprême.

Les scientifiques, au sens large (sociologues, juristes, chercheurs, etc.), se plaignent souvent du décalage entre la simplification d'un certain nombre de discussions dans les médias et la complexité inhérente aux problèmes soulevés. Il faut malgré tout admettre que l'un des prix à payer de la démocratisation est la médiatisation. Le fait qu'une grande partie des sujets de société soient aujourd'hui débattus dans l'opinion publique ne signifie pas pour autant que tous les débats doivent être menés de la même manière. Il est en effet important que les communautés partielles (scientifique, universitaire, médicale, religieuse, etc.) conservent un espace public à part, qui leur permette de débattre entre eux. Les médias ne sauraient constituer l'unique espace public d'une société démocratique.

Ces trois changements liés à la démocratie aboutissent globalement à la dépossession des juristes d'une partie de leurs compétences. En même temps, la société devenant de plus en plus technique et complexe d'un point de vue juridique, les juristes récupèrent une partie de l'autorité perdue par la socialisation et la médiatisation.

2. Démocratie et droit : trois logiques contradictoires

Face au droit, la société se trouve prise dans trois logiques contradictoires, qui sont celle de la technicisation du droit, celle de sa socialisation et celle de sa politisation. Il devient nécessaire de trouver un équilibre entre ces trois logiques. Or la généralisation de l'information et de la communication et l'ouverture des sociétés obligent non seulement à préciser ce qui relève de la logique juridique (ou scientifique, religieuse, etc.), mais impliquent le fait que tous les sujets doivent pouvoir être abordés. Dans les sociétés démocratiques, en effet, la logique de l'autorité ne suffit plus à asseoir la capacité technique du droit.

D'une manière générale, au sein des Etats nations, il apparaît que le droit a plutôt tendance à suivre l'évolution des sociétés. Aujourd'hui, la doctrine se révèle faible, tandis que la loi est omniprésente et que la jurisprudence joue un rôle important. La société prend cependant conscience du nombre trop important de lois et de la trop grande complexité de la législation. Or cette prise de conscience d'une excessive juridicisation des rapports sociaux, d'une pléthore de lois inapplicables et inappliquées et d'un arbitraire de la justice pourrait être un facteur de rébellion radicale contre la loi. De surcroît, le fait que le corps de la justice soit insuffisant par rapport au volume et à la diversité des problèmes juridiques à traiter a tendance à accroître le retard entre les questions de société et la législation. De ce point de vue, une grande réforme de la justice est probablement une condition sine qua non pour que les citoyens se reconnaissent dans leur démocratie. Si l'appareil judiciaire se révèle trop long, trop archaïque, trop brutal par ailleurs, il risque de remettre en cause la légitimité des décisions rendues au nom de la démocratie.

II. Loi et débat public au niveau international

Il n'existe pas de réel débat public international. En effet, la communauté internationale ne fait pas l'objet de débats publics, ne serait-ce qu'en l'absence d'une langue commune au niveau mondial. Il n'existe pour le moment que des espaces publics nationaux, voire régionaux. S'il est des débats au sein des instances publiques internationales, ceux-ci ne prennent pas la même forme que les phénomènes de politisation et de socialisation au sein des Etats nations.

En revanche, au niveau international, la loi, au sens fort, en tant que régulation - ou tentative de régulation - des relations internationales, possède un grand prestige. Ainsi, tous les efforts accomplis depuis trente ans pour développer le droit public international, jusqu'à la création récente des tribunaux internationaux, participent de la crédibilisation de la loi au sein des Etats nations.

A l'inverse de ces derniers, la loi, c'est-à-dire l'organisation des règles de vie au niveau international, est en avance sur l'évolution des communautés internationales. On retrouve d'ailleurs là l'un des modèles historiques qu'a été celui de l'Europe aux XVI e , XVII e et XIX e siècles, lorsque la loi avait tendance à précéder et non à suivre l'évolution des sociétés.

En revanche, au fur et à mesure que la mondialisation s'organise sous la forme d'une internationalisation des relations interétatiques, les dimensions sociales et culturelles sont amenées à jouer un rôle de plus en plus important. Ainsi, de même qu'au niveau national un rapport existe entre la légitimité de la vie publique et le statut de la loi, au niveau international, l'émergence des identités culturelles et la place croissance de l'information et de la communication, dans un contexte où les langues, les traditions et les conceptions philosophiques ou idéologiques ne sont pas les mêmes, rend plus difficile à gérer le progrès au sein de la communauté international. En effet, c'est la fin des distances physiques grâce au village global qui révèle l'étendue des distances culturelles. Si nous sommes en mesure d'envoyer par satellite ou par Internet n'importe quel message à l'autre extrémité de la planète, celui-ci n'est pas pour autant compris ou accepté par son destinataire. Les distances culturelles deviennent ainsi la révélation imprévue de la mondialisation de l'information et des systèmes interactifs.

En Europe, en revanche, la loi a été d'une inventivité extraordinaire du point de vue de la construction politique de l'Union européenne. De ce point de vue, les Européens ne sont pas suffisamment fiers de ce qu'ils ont été capables d'accomplir en seulement cinquante ans. Quelles qu'aient été les conceptions et les convictions politiques qui ont guidé l'Europe, l'oeuvre réalisée est immense. Les directives et les règlements ont façonné la construction politique de l'Europe, qui a eu l'intelligence de commencer par l'économique, mais qui a toujours conservé sa finalité politique, comme le démontre l'élargissement récent aux dix nouveaux Etats membres. La tentative de faire cohabiter vingt-cinq Etats nations parlant vingt langues différentes constitue un pari démocratique qui n'a jamais été tenté dans toute l'histoire de l'humanité. Même s'il est évident que ces Etats se connaissent peu, se distinguent par de fortes divergences de vues, n'ont que peu de souvenirs communs, voire se détestent, ils avancent malgré tout selon une ligne commune, vers un même but politique.

Les « eurocrates » n'en doivent pas moins se montrer prudents. En effet, tant que l'Europe se faisait de manière technocratique, ils pouvaient élaborer des lois, celles-ci s'imposaient et les Gouvernements pouvaient faire croire à leur population que la responsabilité des décisions incombait seulement à Bruxelles. Dès lors que le nombre de membres s'élève à vingt-cinq et qu'une plus grande dose de suffrage universel est introduite, dans un contexte où la conscience politique des citoyens s'éveille sur l'avenir de l'Europe, le règne de la loi devient plus difficile à imposer. Dans la mesure où les instances communautaires prennent de plus de plus de place au détriment des parlements nationaux, il n'est pas impossible que se développe pour la première fois un violent mouvement anti-européen, alors que depuis la fin de la guerre, la chance de l'Europe avait été de ne jamais rencontrer aucun mouvement d'opposition sérieux. La construction politique devenant plus complexe, face à la nécessité de créer des institutions plus démocratiques et, partant, d'élaborer des lois qui vont s'imposer dans le jeu politique des Etats membres, l'extraordinaire diversité culturelle, linguistique, religieuse et sociale va être placée au coeur des enjeux et la loi rencontrera nécessairement plus de difficulté à s'imposer.

Si les eurocrates ne parviennent pas à prendre la mesure de ces évolutions, les mouvements sociaux viendront leur rappeler que l'histoire ne se fait pas sans les peuples. Si les Européens sont sages, il n'y aura pas de conflit ; en cas contraire, des révoltes violentes contre les élites sont inévitables. Or celles-ci seront légitimes et ne pourront pas être taxées de populistes.

En définitive, la véritable difficulté de la démocratie est la nécessité de négocier, car il n'y a pas d'autorité en soi, la loi étant par définition contestée. Or, dans les sociétés laïques, il n'existe pas d'autre autorité que la loi, qui résulte de la volonté générale. Un équilibre doit donc être trouvé entre débat public, autorité de la loi et préservation de l'intérêt général. Ces enjeux sont tout à fait nouveaux dans l'histoire de l'humanité, car jamais la démocratie n'a été partagée à une telle échelle. Ceci fait de l'Europe un terrain d'aventure extraordinaire, puisqu'elle allie cohabitation culturelle, indifférence, haine, contentieux, visions du monde hétérogènes, volonté politique, difficultés économiques, etc. En bref, la loi aidera probablement, mais en tenant compte davantage que jusqu'à présent des deux autres dimensions que sont la communication et la culture. Or la culture est difficile à gérer car elle implique des visions du monde différentes au nom desquelles les hommes se battent ; de même, la communication implique non seulement un message, mais aussi un destinataire qui doit comprendre le message et l'accepter. Avec la culture et la communication, nous entrons ainsi dans une zone de turbulences difficile à négocier pour les rapports entre la société et le droit.

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