4. La problématique des marges arrières

L'année 2002 a été dominée par la question des relations commerciales entre les grands distributeurs et leurs fournisseurs , qui ont été modifiées par la loi dite Galland du 1 er juillet 1996 et de nouveau précisées par la loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques.

La première loi a déterminé les règles de facturation et tenté de clarifier les modalités de fixation du seuil de revente à perte, celle-ci étant prohibée depuis 1963, afin d'améliorer la transparence et la loyauté des transactions commerciales et de rééquilibrer les rapports entre fournisseurs et distributeurs. Le second texte s'est efforcé de moraliser les pratiques commerciales en définissant les comportements abusifs et en renforçant les pouvoirs d'action à leur encontre. Ces lois étaient censées protéger les PME, notamment du secteur agro-alimentaire, qui représentent 95 % des fournisseurs de la grande distribution mais ne pèsent que pour 35 % dans son chiffre d'affaires, dont la moitié seulement sous leurs propres marques (l'autre moitié étant produite sous les marques distributeurs).

Cependant, l'interprétation de la législation par les acteurs économiques concernés a conduit les industriels à appliquer à tous les distributeurs les mêmes tarifs de vente figurant officiellement sur les factures, qui déterminent à la fois le seuil de la vente à perte et le niveau de la « marge avant » réalisée par les enseignes. Dans le même temps s'est développé un système de « coopération commerciale » destiné à favoriser la promotion des marques dans les magasins, qui prend de multiples formes (on recense jusqu'à 450 prestations de service différentes) : le référencement (c'est-à-dire le fait même d'être distribué par une grande surface), l'animation des rayons, les « avancées de rayon » et les « têtes de gondole », les événements et les opérations spéciales, les catalogues et les animations sonores, les conditionnements spéciaux, etc. Tous ces « services » sont naturellement onéreux pour les producteurs, et constituent l'essentiel de ce qu'on appelle les « marges arrière », dont on estime qu'elles peuvent aujourd'hui représenter en moyenne 30 % du prix d'un produit de marque vendu en grande surface (entre 20 % et près de 60 % du prix selon les produits). De plus, l'organisation même du système a conduit à facturer des services dont la réalité apparaît plus que douteuse (surréservation de têtes de gondoles, « participation » à certains frais d'aménagement des magasins, ...).

Même sans s'arrêter à de telles dérives, le système actuel est devenu totalement pernicieux à plusieurs titres :

- il pénalise le consommateur dans la mesure où les bénéfices obtenus par les distributeurs au titre des marges arrière ne peuvent être répercutés en partie sur les prix de vente des produits en raison de l'interdiction de vendre « à perte », c'est-à-dire au regard du prix de la facture fournisseur ; certaines enseignes ont bien tenté de trouver une parade en accordant des remises globales aux consommateurs à raison de leurs achats ( « tickets Leclerc » , notamment), mais les sommes en jeu d'un côté et de l'autre de la balance ne sont pas comparables pour que cela soit suffisant ;

- il contribue à accroître le niveau général des prix puisque les industriels intègrent naturellement dans leur prix de vente ce que leur coûte par ailleurs la promotion commerciale ; ainsi, les prix des produits de marque auraient augmenté en moyenne de 5 % de plus que l'inflation pour cette seule raison, et seraient en tout état de cause plus importants en France que chez nos voisins européens à produits strictement identiques ;

- il fausse les règles de la concurrence dès lors que tous les produits de marques sont vendus quasiment au même prix dans les grandes surfaces d'une même zone d'achat, comme l'a constaté une récente enquête de « 60 millions de consommateurs » , publiée en juin dernier ;

- enfin, il conduit à l'éviction des rayons des grandes surfaces des produits des PME/PMI qui, au contraire des grands industriels internationaux (Procter & Gamble, Unilever, Nestlé, Coca Cola, etc.) ou nationaux (Danone, Bongrain, Besnier, etc.), sont incapables de soutenir durablement cette politique, sauf à augmenter de manière excessive leurs tarifs de vente (ce qui induit au demeurant le même effet d'éviction puisque leurs produits ne sont dès lors plus du tout compétitifs) ; dans ces conditions, leur seule voie de survie est de produire sous marque distributeur, bien que cela aggrave leur dépendance.

La situation actuelle n'est donc plus tolérable et plusieurs initiatives ont été prises ces derniers mois pour tenter de retrouver un fonctionnement plus cohérent. Ainsi Auchan a-t-il signé en juin 2002 avec la Fédération des entreprises et des entrepreneurs de France (FEEF) un accord-cadre ayant pour double objectif d'améliorer les relations commerciales entre l'enseigne et les PME/PMI qui sont ses fournisseurs, et de réduire la pression émanant des multinationales. Celles-ci, en effet, par les conditions tarifaires de gammes qu'elles imposent dans leurs rapports avec la grande distribution, limitent voire interdisent l'accès des produits des PME aux linéaires des magasins. Près de 300 accords particuliers ont été contractualisés par Auchan avec des PME, par lesquels l'enseigne s'engage notamment à réduire progressivement les prix des services rendus lorsqu'ils représentent un investissement très élevé pour les industriels. La FEEF pourrait par ailleurs contractualiser le même type d'accord-cadre avec Carrefour et Leclerc.

De manière similaire, l'Association nationale des industries agroalimentaires (ANIA) et la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution (FCD) ont cosigné en juillet 2002 une recommandation visant à transformer progressivement une partie des « marges arrière » en « marges avant » dès la campagne de négociation des prix pour 2003. Toutefois, en l'absence d'une clarification de la doctrine de l'administration sur son interprétation de la loi Galland, les chances de voir prospérer et se généraliser un renouveau de la libre négociation des conditions générales de vente paraissaient limitées.

C'est dans ce contexte que le secrétaire d'Etat aux petites et moyennes entreprises, au commerce, à l'artisanat, aux professions libérales et à la consommation va, à la fin du mois de novembre 2002, soumettre à la concertation, dans le cadre de la Commission d'examen des pratiques commerciales (CEPC) - dont est membre votre rapporteur pour avis -, un projet de circulaire rappelant l'état du droit et de la jurisprudence en matière de différenciation tarifaire. Il considère en effet que, contrairement à ce que réclame par exemple M. Michel-Edouard Leclerc, il n'est pas utile de remettre en cause le cadre législatif actuel pour parvenir à favoriser un mouvement de requalification des avantages commerciaux et de bascule de la marge arrière vers les avantages sur facture .

LE PROJET DE CIRCULAIRE DU SECRÉTARIAT D'ÉTAT

Après avoir précisé la nature et le contenu des conditions générales de vente (barème de prix, conditions de règlement, rabais et ristournes, escompte sur facture), le projet de circulaire précise dans quelles limites la différenciation tarifaire est admise par l'administration et le juge sans tomber dans la discrimination abusive : le texte évoque ainsi les diverses façons dont peut s'exercer la négociation des conditions d'achat au-delà des conditions générales de vente, puis rappelle que le vendeur n'est pas tenu de satisfaire à des sollicitations de l'acheteur exorbitantes de ses conditions générales de vente, avant de souligner que le traitement différencié qui en résulte doit être justifié par une contrepartie réelle et proportionnée.

S'agissant par ailleurs de la coopération commerciale, le projet de circulaire en rappelle la définition pour en délimiter l'étendue au regard du champ des conditions de vente du fournisseur. Il détaille également les règles de forme, qui doivent notamment permettre d'identifier avec précision la nature exacte des services rendus et les dates de leur réalisation, ainsi que les types de pratiques susceptibles d'être qualifiées d'abusives ou discriminatoires. Il souligne ainsi que les services concernés ne sauraient faire l'objet d'un barème et doivent être contractualisés.

Enfin, s'agissant de la politique de contrôle, le texte indique qu'une attention particulière sera portée à ce que les services effectivement rendus par l'acheteur mais qui ne relèvent pas de la coopération commerciale soient rémunérés par des réductions de prix relevant des conditions de vente, que les services dépourvus de contreparties disparaissent et que les contrats prévoyant des services faisant l'objet d'avantages disproportionnés soient rééquilibrés.

Dans ce cadre, les services de contrôle apprécieront les différences de traitement des partenaires économiques qui pourraient résulter du transfert d'une partie de la marge arrière vers la marge avant au regard des efforts consentis pour réduire lesdites marges arrière : ils considéreront qu'il n'y a pas de discrimination abusive dès lors que la différenciation tarifaire sera l'exacte contrepartie de la réduction de la marge arrière.

Votre rapporteur pour avis se félicite de cette intervention des pouvoirs publics , qui devrait, en clarifiant les règles actuelles et leur interprétation, permettre aux industriels et aux enseignes de négocier dans de meilleures conditions de transparence et de concurrence. Certes, compte tenu de l'indispensable approfondissement de la concertation avec toutes les parties intéressées, comme des délais administratifs, cette circulaire ne sera formellement applicable qu'à compter de la campagne de prix de 2004. Sauf à ce que les négociateurs s'inspirent dès à présent de ses principes ...

En tout état de cause, l'objectif est bien, comme le rappelle au demeurant le texte dans sa conclusion, de diminuer in fine les prix des produits vendus aux consommateurs . On estime en effet qu'une « remontée vers l'avant » de seulement 10 % des marges arrières actuelles génèrerait un montant de quelque 3 milliards d'euros de réduction potentielle des tarifs. Nul doute qu'en cette période où la consommation des ménages se fait hésitante, une telle incitation serait de nature à l'encourager .

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