3. Quelles perspectives d'avenir ?

Entre le 1er février 1993, date d'entrée en vigueur de la loi du 31 décembre 1992, et le 30 juin 1996, l'État a délivré 8.465 certificats de libre circulation à des biens culturels, soit en moyenne 230 certificats par mois. Il en a refusé 35 au total (11 en 1993, 10 en 1994 et en 1995, 4 au cours des six premiers mois de 1996).

La comparaison des demandes de certificats introduites (8.500) au cours de cette période avec le nombre d'objets d'art effectivement contrôlés sous l'empire de la précédente législation -110.000 pour la seule direction des musées de France en 1989- fait d'emblée ressortir le caractère libéral du nouveau dispositif de protection. Seule est en effet subordonnée à l'octroi d'un certificat la sortie hors de France des biens qui répondent à des critères d'ancienneté et de valeur déterminés par décret. Tous les autres biens circulent librement.

De même, l'État paraît avoir usé avec parcimonie de son droit de refuser l'octroi d'un certificat de libre circulation, si l'on compare la dizaine de refus annuels prononcés sous l'empire de la nouvelle législation à la quarantaine d'acquisitions d'oeuvres d'art en douane -à la valeur déclarée par l'exportateur- et aux deux interdictions de sortie décrétées en moyenne chaque année en application de la loi de 1941.

Quoi qu'en pensent parfois les professionnels, la nouvelle législation se révèle donc incontestablement plus favorable à la fluidité du marché de l'art qu'à la protection du patrimoine national. De plus, et lorsque les règles du jeu sont respectées, le nouveau dispositif permet de connaître à l'avance le sort qui sera réservé à un bien dispersé en vente publique aux enchères, remédiant à l'incertitude qui régnait antérieurement jusqu'au passage des frontières sur la capacité de ce bien à quitter librement la France.

Au cours de l'année 1996, 10 refus de certificat sont parvenus à expiration. Parmi les oeuvres d'art ou les ensembles mobiliers concernés, quatre ont été acquis par l'État ou par un musée de province. Le mobilier de Mme Récamier a été acquis par un mécène qui en a fait don au musée du Louvre ; un autoportrait de Greuze est allé enrichir les collections du musée de Tournus ; un clavecin du XVIIe siècle, de Louis Denis, sera présenté au public par le musée de la musique de la Villette ; enfin, le « portrait de M. Levett et de Mlle Glavani assis sur un divan » de Jean-Etienne Liotard, a été acquis après quelques péripéties par les musées de France.

En revanche, faute de pouvoir les acquérir, l'État a dû accorder un certificat en juillet dernier à deux oeuvres majeures , la « Décollation de Saint Jean-Baptiste » par Rubens et un Poussin « L'agonie au jardin des oliviers » , qui ont actuellement quitté la France, sans que l'on sache encore s'ils trouveront ou non acquéreur à l'étranger.

Parmi les « trésors nationaux » dont le refus de certificat parviendra à échéance, au cours des trois prochaines années, on dénombre trois Bonnard (janvier et février 1997), un Vlaminck (avril 1997), un Monet (juin 1998), un papier collé de Picasso (août 1998), deux Manet et un Renoir (février 1999).

Pour certaines de ces oeuvres, notamment impressionnistes, les estimations fondées sur le marché international de l'art 18 ( * ) conduiront inéluctablement à écarter l'État si, dans l'intervalle et à législation inchangée, les crédits d'acquisition dont il dispose ne sont pas très sensiblement revalorisés.

A défaut, le seul effet du dispositif de protection du patrimoine national institué en 1992 serait de retarder de trois ans la sortie des trésors nationaux hors de France.

Si tel devait être le cas, outre l'appauvrissement du patrimoine national qui en résulterait, la légitimité du nouveau dispositif serait rapidement remise en cause par les professionnels du marché de l'art. Il suffit pour s'en convaincre de se reporter aux réactions suscitées, en novembre 1995, à l'occasion de la mise en vente par les offices de Me Briest, du collage de Picasso « Verre, bouteille de vin, paquet de tabac, journal » , ravalé faute d'avoir atteint son prix de réserve en raison de l'absence d'enchérisseurs étrangers et de la suspicion de préemption que faisait peser sur les enchères son statut de « trésor national ». Certains observateurs n'ont pas hésité à dénoncer l'attitude du ministère de la culture qui, tout en qualifiant l'oeuvre de « jalon essentiel de l'histoire de l'art français » dont la sortie du territoire constituerait « une perte incontestable », n'était pas allé jusqu'au bout de sa « politique protectionniste » en se portant acquéreur de l'oeuvre.

Les pouvoirs publics semblent aujourd'hui conscients des insuffisances du dispositif actuel de protection du patrimoine national.

Une mission de réflexion avait été confiée par M. Édouard Balladur, alors Premier ministre, à M. Maurice Aicardi sur la défense et l'enrichissement du patrimoine national d'une part et les conditions d'un fonctionnement optimal du marché de l'art en France, dont les conclusions ont été remises au ministre de la culture en juillet 1995.

Parmi les nombreuses propositions formulées, deux tendaient plus particulièrement à remédier à l'insuffisance des crédits publics d'acquisition : la création d'un fonds de concours réservé à l'acquisition de trésors nationaux et alimenté par une dotation de la Française des Jeux ; l'institution d'un crédit d'impôt destiné à encourager les particuliers ou les entreprises à acquérir des trésors nationaux en vue de leur donation à l'État ou à une collectivité publique.

Comme le rappelait déjà l'an dernier votre rapporteur, l'on pourrait aussi songer à réactiver la procédure de classement d'office des biens mobiliers en substituant à l'indemnité représentative du préjudice subi du fait du classement d'office, l'octroi d'avantages fiscaux aux propriétaires d'objets mobiliers classés, comme le proposait d'ailleurs une version de l'avant-projet de loi sur les musées enterré en 1994.

La première proposition formulée par M. Aicardi nous incite une nouvelle fois à tourner nos regards outre-manche. Créée en juin 1995, la loterie britannique affecte 28 % de ses enjeux à différentes « causes nationales » parmi lesquelles la sauvegarde du patrimoine et l'enrichissement des collections des musées. En un an, l'Héritage Lotery Fund a pu ainsi distribuer 273 millions de livres (soit 2,1 milliards de francs), dont 7,25 %, soit l'équivalent de 156 millions de francs, ont été affectés à l'acquisition d'oeuvres et d'objets d'art. L'institution de la loterie a ainsi permis d'accroître de 50 % environ les crédits d'acquisition des musées britanniques.

En Italie, les ministres de la culture et des finances, MM. Walter Veltroni et Vicenzo Visco, viennent à leur tour d'annoncer la décision du Gouvernement d'affecter une partie de gains du loto au ministère des biens culturels. Cette mesure devrait permettre de consacrer 200 milliards de lires (soit 680 millions de francs) supplémentaires à la conservation et à la promotion du patrimoine artistique et culturel.

Au cours d'un entretien accordé récemment au quotidien Les Échos 19 ( * ) , M. Philippe Douste-Blazy a reconnu que le ministère ne disposait plus, depuis l'arrêt rendu par la Cour de cassation dans l'affaire Walter, des « moyens juridiques, ni surtout financiers » d'arrêter la sortie « des derniers chefs d'oeuvre qui sont encore en France ». Il annonçait par conséquent la présentation prochaine au Parlement d'un projet de loi « qui redonnera à la France les moyens de conserver son patrimoine ».

* 18 En France, les estimations sont fournies par référence au marché international de l'art. Sur ce point, le dispositif anglais écarte toute marge d'appréciation : la question de l'exportation des oeuvres d'art hors du Royaume-Unis n'étant posée que lorsqu'une personne étrangère s'est réellement portée acquéreur d'un bien, le bien dispose d'un prix réel et objectif.

* 19 édition du 25 octobre 1996

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